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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS    COLLEGE    LIBRARY. 

QIKT     OK 
JAMES  D.   PERKINS, 

OCT.    1901. 


M^s^^St^::. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


kXXIIP  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  XLVIII.   —   l*'  NOVEMBRE  1863. 


PARIS.  —  IMPRIMERIE  DE  J.  CLAYE 

RUE    SAINT-UEXOIT,    7 


REVUE 


XUFTS  OOLIrFGB 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXIIP    ANNÉE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME   QUARANTE-HUITIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOIT,    20 

1863 


TUFTS  OOLLEGB^ 
LÎBRABT. 


MUNICH 


L'ART    PAR    LA    CRITIQUE 


L'histoire  a  tout  envahi,  et  peut-être ,  s'il  fallait  définir  le  plus 
grand  changement  qui  se  soit  opéré  dans  notre  manière  de  considé- 
rer les  choses,  depuis  la  législation  jusqu'à  la  philosophie,  depuis 
les  mœurs  jusqu'aux  arts,  devrait-on  dire  qu'il  consiste  dans  notre 
disposition  à  rechercher  moins  ce  que  les  choses  sont  ou  doivent 
être  par  elles-mêmes  que  ce  qu'elles  ont  été  et  ce  qu'elles  sont  de- 
venues. On  s'attache  aux  effets  du  temps  plus  qu'à  ce  qui  est  de 
tous  les  teifîps.  Malebranche  disait  qu'il  n'enviait  que  la  science  du 
premier  homme.  On  la  dédaignerait  aujourd'hui  :  elle  n'avait  point 
de  passé. 

Ce  qu'on  appelait  autrefois  l'esprit  classique  était  précisément 
l'inverse  de  l'esprit  historique.  Quoiqu'il  remontât  les  siècles  pour 
retrouver  en  tout  les  modèles  et  les  règles,  il  ne  tenait  nul  compte 
de  l'influence  des  siècles,  et  méprisait  les  révolutions  des  idées  et 
du  goût.  11  n'estimait,  il  n'admettait  que  ce  qui  avait  été  pensé, 
fait,  produit  à  un  certain  moment.  Peu  importait  que  la  succession 
des  âges  eût  amené,  puis  emporté,  par  une  action  presque  égale- 
ment nécessaire,  ce  qu'on  proposait  à  notre  exclusive  admiration  : 
il  fallait  toujours  rester  au  même  point;  on  avait  eu  tort  tant  qu'on 
n'y  était  pas  arrivé,  tort  dès  qu'on  s'en  était  écarté.  Dans  l'ensei- 
gnement universitaire,  on  nous  fixait  jadis  un  degré  précis  en-deçà 
ou  au-delà  duquel  il  ne  se  rencontrait  plus  qu'erreur  et  péril;  c'é- 
tait comme  une  orthodoxie,  on  y  devait  toujours  revenir  ou  ne  s'en 
départir  jamais;  en  d'autres  termes,  il  fallait  se  soustraire  à  fin- 


b  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fluence  du  temps,  et  tenir  pour  non  avenu  ce  que  le  cours  irrésis- 
tible des  événemens  opère  dans  l'état  intellectuel  et  moral  des  so- 
ciétés. L'esprit  historique  au  contraire,  en  recueillant  les  faits,  a 
constaté  les  rapports  qui  les  unissent;  il  a  vu  qu'il  n'en  était  aucun 
de  quelque  importance  qui  ne  devînt  cause  après  avoir  été  résultat, 
et  il  a  montré  comment  se  modifiaient  sous  le  poids  des  âges,  et 
comme  par  une  élaboration  sans  terme ,  toutes  les  œuvres ,  toutes 
les  formes  de  l'activité  humaine.  Il  a  même  poussé  trop  loin  cette 
déférence  raisonnée  pour  la  force  des  choses,  au  point  de  prendre 
quelquefois  pour  des  lois  des  accidens  et  de  se  faire  accuser  de  ten- 
dance au  fatalisme.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'aujourd'hui  en  tout, 
même  dans  les  lettres  et  les  arts,  nous  nous  efforçons  de  trouver 
pourquoi  la  pensée,  le  goût  et  le  talent  ont  revêtu  telle  forme  ou 
suivi  telle  direction,  et  dès  que  nous  en  avons  aperçu  la  raison,  prêts 
à  excuser  tout  ce  que  nous  expliquons,  nous  transportons  dans  les 
choses  de  goût  la  maxime  qu'il  faut  souffrir  ce  qu'on  ne  peut  em- 
pêcher et  se  résigner  à  l'inévitable. 

Aussi  le  mot  de  critique,  dont  on  fait  tant  de  bruit,  a-t-il  changé 
de  sens.  Ce  n'est  plus  le  nom  de  l'art  de  rapporter  à  certaines  lois 
abstraites  que  l'on  croyait  celles  du  vrai,  du  juste  ou  du  beau,  les 
œuvres  de  l'esprit  humain;  c'est  plutôt  l'investigation  des  causes 
qui  en  ont  amené  la  production  et  déterminé  la  nature,  c'est  l'étude 
expérimentale  des  lois  que,  dans  l'ordre  de  son  développement  suc- 
cessif, suit  le  génie  de  l'homme,  qui  n'est  plus  celui  de  quelques 
individus  d'élite,  mais  l'ensemble  des  conceptions  qui  ont  régné 
tour  à  tour  dans  ce  monde.  La  critique,  c'est  l'histoire  de  l'huma- 
nité pensante. 

On  peut  en  dire  beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal,  disserter 
complaisamment  sur  les  inconvéniens  et  les  avantages  respectifs  du 
classique  et  de  l'historique;  toujours  est-il  que  nous  en  sommes 
tous  venus  à  mêler  en  tout  le  fait  et  le  droit,  à  prendre  même  sou- 
vent l'un  pour  l'autre,  à  contrôler,  selon  notre  petit  ou  grand  sa- 
voir, ce  que  nous  avons  de  goût  par  ce  que  nous  avons  d'érudition, 
à  interroger  le  temps  pour  connaître  ce  que  doit  penser  la  raison, 
et  à  transformer  la  dialectique  de  Platon  en  archéologie.  Étonnez- 
vous  après  cela  que  l'inspiration  soit  rare  et  l'originalité  difficile. 
C'est  la  même  cause  qui  fait  que  dans  la  pratique  sociale  les  vo- 
lontés sont  sans  énergie  et  les  caractères  sans  indépendance. 

Mais  ne  faisons  pas  le  procès  à  l'esprit  du  temps;  cela  porte  mal- 
heur, et  nous  avons  d'ailleurs  trop  souvent  montré  dans  la  Bévue 
comment  il  nous  semblait  qu'il  pouvait,  s' amendant  lui-même, 
dominer  ses  faiblesses  et  porter  légèrement  ce  poids  du  savoir  et 
de  l'expérience  sous  lequel  on  voudrait  l'accabler.  Les  réflexions 


MUNICH,    LART    TAR    LA    CRITIQUE.  7 

qu'on  vient  de  lire  n'ont  pour  but  aujourd'hui  que  d'expliquer  le 
genre  d'intérêt  que  prennent  spécialement  les  voyages  au  temps 
où  nous  sommes.  Malgré  la  puissance  d'assimilation  qui  pèse  sur 
le  monde,  tout  n'est  pas  encore  tellement  uniforme  qu'en  chan- 
geant de  lieu,  on  ne  croie  à  un  certain  point  changer  de  temps;  tous 
les  objets  n'ont  pas  perdu  l'empreinte  de  leur  date,  et,  à  côté  de 
cette  ferveur  industrielle  qui  à  coups  de  marteau  détruit  tout  dans 
l'intérêt  de  l'alignement  et  de  la  symétrie,  il  s'est  développé  un 
certain  respect  de  la  vétusté,  une  commune  intelligence  du  passé 
qui  veille  sur  les  ruines,  les  conserve,  les  répare  même,  et  va  jus- 
qu'à renouveler  par  une  imitation  studieuse  ce  que  le  temps  a  dé- 
truit. La  curiosité  historique  ne  se  contente  pas  de  garder  les  mo- 
numens,  elle  en  refait;  l'archéologie  enfante  l'archaïsme.  C'est  dans 
les  arts  surtout  que  ces  fantaisies  de  l'esprit  du  temps  se  déploient 
avec  le  plus  de  liberté  et  de  succès.  Dans  les  lettres,  dans  la  poli- 
tique, le  jeu  serait  moins  sûr,  et  l'esprit  historique  n'a  point  là  ses 
coudées  franches  :  la  conservation  n'est  pas  chose  aisée,  et  la  res- 
tauration tourne  à  l'impossible;  mais  dans  les  arts  la  critique  a  pu, 
en  certaines  circonstances  favorables,  se  donner  pleine  carrière.  Je 
ne  sais  point  d'occasion  meilleure  pour  juger  de  ce  qu'elle  sait  faire 
que  d'aller  à  Munich ,  et  l'on  rendra  même  l'exploration  plus  in- 
structive et  plus  piquante  en  s'y  rendant  par  Nuremberg. 

I. 

Malgré  l'ancienneté  de  la  maison  de  Wittelsbach,  et  quoiqu'elle 
ait  donné  un  empereur  à  l'Allemagne,  l'électeur  de  Bavière,  du 
temps  qu'il  y  avait  des  électeurs,  était  un  des  derniers  en  date.  On 
l'appelait  monsieur,  comme  les  autres,  au  congrès  de  Westphalie, 
et  celui  qui  le  troisième  porta  ce  titre,  Maximilien-Marie,  crut  ga- 
gner beaucoup  lorsque  son  envoyé,  qu'on  ne  traitait  pas  d'excel- 
lence, s'ingéra  de  dire  à  Versailles,  en  1709,  Vcdectcur  tout  court, 
comme  on  dit  le  roi.  «  Cette  gangrène  ^d^^^dt,  aisément  aux  Français... 
—  Tout  passe,  s'écrie  Saint-Simon,  tout  s'élève,  tout  s'avilit,  tout 
se  détruit,  tout  devient  chaos.  »  Mais  cet  électeur,  quoiqu'il  dût  son 
rang  à  l'Autriche,  était  tellement  serré  de  près  par  elle  et  par  elle' 
spolié  au  besoin,  qu'il  devint  le  favori  de  la  France ,  joua  pour  elle 
ses  états  dans  la  guerre  de  la  succession  et  sa  vie  à  la  bataille  de 
Ramillies.  L'alliance  était  si  naturelle,  si  politique,  que,  pour  faire 
son  fils  empereur,  Louis  XV  courut  tous  les  risques  d'une  guerre 
générale,  et  Napoléon  regarda  comme  un  des  fruits  de  la  victoire 
d'Austerlitz  de  faire  un  roi  de  son  successeur.  Maximilien  P""  était 
un  prince  sage  qui  fut  reconnaissant  tant  que  sa  reconnaissance  ca- 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cira  avec  son  intérêt;  mais  quand  il  vit  qu'elle  le  mettait  au  ban  de 
l'Allemagne,  il  tourna  bride,  ce  qui  ne  nuisit  pas  à  la  bataille  de 
Leipzig.  Son  fils,  monté  sur  le  trône  en  1825,  est  ce  roi  Louis  qui  a 
fait  de  la  ville  de  Munich  ce  qu'elle  est.  A  peine  sur  le  trône,  il  té- 
moigna de  ses  goûts  classiques  en  montrant  pour  les  Grecs  insur- 
gés, appelés  pacifiquement  les  chrétiens  d'Orient,  un  intérêt  assez 
hardi  parmi  ceux  de  sa  condition.  L'année  suivante,  il  fit  le  voyage 
d'Italie,  qu'il  répéta  presque  tous  les  ans.  En  18*29,  il  publia  son 
recueil  de  poésies.  Trois  ans  après,  il  donna  son  fils  pour  roi  à  la 
Grèce,  qu'il  visita  en  curieux  dès  qu'il  en  fut  le  maître,  prétendant 
politique  un  voyage  tout  littéraire.  Dans  un  autre  temps,  un  tel 
monarque  eût  été  l'idole  des  universités  et  des  étudians.  Malheu- 
reusement il  ne  lui  manquait  aucun  des  goûts  universitaires.  Ses 
vers  avaient  laissé  entrevoir  quelque  disposition  germanique  à  poé- 
tiser le  genre  de  distraction  que  Goethe  fait  chercher  au  comte 
d'Egmont  dans  la  chambrette  de  Claire,  et  juste  en  1847,  année  mal 
choisie  pour  un  coup  de  tête,  Claire  devint  comtesse  de  Landsfeld.  On 
ne  sait  pas  communément  que  l'administration  de  cette  dame  était 
libérale:  elle  faisait  la  guerre  aux  jésuites,  qui,  suivant  leur  usage, 
avaient  en  Bavière  fait  grand  tort  au  gouvernement;  mais  elle  re- 
présentait le  bon  plaisir  sous  toutes  ses  formes.  Elle  n'échappa  point 
aux  barricades,  si  bien  qu'à  la  seconde  épreuve  le  roi  abdiqua.  C'é- 
tait en  18Zi8;  il  avait  donc  régné  vingt-trois  ans.  Ce  règne,  que  la 
politique  ne  recommandera  pas  beaucoup  à  l'histoire,  avait  été  re- 
marquable et  fécond  à  d'autres  égards.  L'histoire  de  l'art  du  moins 
en  tiendra  compte. 

Ce  prince  était,  comme  on  l'a  vu,  grand  ami  de  ce  que  les  Alle- 
mands nomment  la  culture.  11  était  un  scholar  et  un  poète  ;  il  était 
antiquaire,  helléniste,  esthétiste,  et  en  même  temps  fidèle  catho- 
lique, amateur,  je  le  crois  bien,  en  toutes  choses.  Ses  sentimens 
étaient  surtout  des  goûts,  et,  facihtés  par  l'autorité  royale,  ces 
goûts  pouvaient  devenir  à  l'aise  des  manies  ou  des  passions.  N'im- 
porte, il  y  a  noblesse  d'esprit  dans  tout  cela;  la  science  et  l'art  ne 
rencontrent  pas  souvent  de  tels  amis  sur  le  trône. 

Malgré  ses  poésies,  il  était,  bien  entendu,  de  l'école  critique.  Il  ad- 
mirait l'art  en  archéologue,  et,  ayant  conçu  l'idée  singulière  d'éri- 
ger sa  capitale  en  école  et  en  musée,  il  fit  appel  à  l'érudition  et 
protégea  ou  exploita  ce  mouvement  de  recherche  et  d'étude  qui  de- 
puis Lessing  avait  porté  les  écrivains  à  penser  pour  les  artistes. 
Ceux-ci  à  leur  tour,  séduits  par  l'exemple,  tendaient  à  devenir 
sa  vans.  Un  prince  qui  goûtait  leurs  études  et  leurs  travaux  leur 
donna  Munich  à  embellir  ou  plutôt  à  transformer.  Il  voulut  que  la 
Grèce,  Rome,  le  moyen  âge.  la  renaissance,  y  fussent  représentés 


MUNICH,    LART   PAR    LA    CRITIQUE.  9 

non-seulement  par  des  collections  de  toutes  les  sortes  de  monumens 
du  passé,  mais  par  l'imitation  studieuse  et  la  reproduction  systéma- 
tique de  toutes  les  œuvres  de  l'art  de  ces  quatre  grandes  époques. 
L'architecture  athénienne,  impériale,  byzantine,  romane,  gothique, 
florentine,  pontificale,  s'efforça  de  renaître  et  demanda  à  la  pein- 
ture et  à  la  sculpture  de  lui  prêter  toutes  les  décorations  appro- 
priées au  temps  et  au  style  qu'elle  affecta  de  reproduire. 

Munich,  ville  d'une  importance  assez  nouvelle,  tient  si  peu  de 
place  dans  l'histoire,  qui  n'a  pas  même  mentionné  son  origine, 
qu'on  aurait  tort  d'y  chercher  un  spécimen  complet  des  cités  du  moyen 
âge.  Ce  n'est  que  dans  les  vieux  quartiers  qu'il  en  reste  des  traces; 
mais  dans  la  partie  est  et  nord-est,  où  le  voyageur  arrive  et  réside, 
il  ne  voit  que  nouveautés  et  constructions  d'hier.  Le  contraste  est 
donc  très  frappant,  si  l'on  vient  par  exemple  d'Augsbourg,  d'Inns- 
bruck  et  plus  encore  de  Nuremberg.  Cette  ancienne  ville  impériale, 
nom  qui  désigne  toujours  une  ville  créée  par  la  bourgeoisie,  et  libre 
en  ce  sens  qu'elle  n'était  pas  gouvernée  féodalement,  avait  été  de 
bonne  heure  portée  par  le  trafic  et  l'industrie  à  un  haut  degré  de 
prospérité.  Le  cours  des  affaires  commerciales  changea  par  la  dé- 
couverte du  passage  du  Cap,  et  Nurembei'g  s'arrêta  dans 'sa  marche 
progressive;  elle  resta  assez  riche  pour  se  conserver,  et  ne  changea 
plus.  C'est  donc  une  grande  cité  du  moyen  âge  arrêtée  et  comme 
immobilisée  à  la  fin  du  xy"  siècle. 

On  sait  que  c'est  de  Nuremberg  que  viennent  ces  villes  de  bois, 
joujoux  dont  jadis  les  enfans  s'amusaient  fort.  Ce  sont  les  paysans 
des  forêts  de  la  Thuringe  qui  les  découpent  avec  leurs  couteaux.  Eh 
bien!  ces  villes  de  bois  sont  copiées  sur  Nuremberg.  Les  pignons  poin- 
tus de  ses  maisons  bizarres,  leurs  nombreux  étages,  leurs  ouvertures 
multipliées,  qui  les  font  souvent  ressembler  à  une  claire-voie  vitrée, 
leurs  toits,  dont  la  hauteur  démesurée  est  percée  d'une  multitude 
de  lucarnes,  leurs  murailles  diversement  coloriées,  ornées  parfois 
d'arabesques  et  même  de  sujets  historiques  ou  sacrés,  parfois  d'en- 
cadremens  sculptés,  de  portails,  de  balcons  ou  de  lanternes  tra- 
vaillés avec  un  art  capricieux,  donnent  à  des  rues  tortueuses,  à  des 
places  irrégulières  un  caractère  original  que  ne  supporteraient  pas 
longtemps  nos  édilités  modernes.  Joignez-y  des  remparts  crénelés 
flanqués  de  tours  à  mâchicoulis,  un  château  construit  sur  un  rocher, 
le  burg,  qui  faisait  un  burgrave  de  l'officier  préposé  par  l'empereur 
jusqu'en  1417  à  la  garde  de  la  ville,  et  des  églises  du  xiii^  ou  du 
xiv  siècle,  Saint-Sebald,  Saint- Laurent,  Fraucnkirche  (Notre- 
Dame),  que  les  siècles  suivans  n'ont  pas,  grâce  à  Dieu,  corrigées, 
et  que  reconnaîtraient  les  contemporains  de  Luther!  Saint-Laurent 
est  un  magnifique  édifice  gothique  où  Adam  Krafft  a  élevé  ce  cibo- 


10  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rîum  unique  ou  cette  réserve  du  saint- sacrement  qui  ressemble, 
avec  ses  18  mètres  de  haut,  à  une  aiguille  de  pierre  sculptée  à  jour 
dans  le  style  le  plus  flamboyant,  et  qui  porte  à  ses  divers  étages 
des  sujets  évangéliques  traités  dans  la  manière  d'Albert  Durer.  Près 
de  Notre-Dame,  dont  le  porche,  découpé  et  fouillé  par  le  ciseau,  est 
pour  ainsi  dire  criblé  de  niches  et  hérissé  de  statues,  se  dresse  une 
riche  fontaine  encore  sous  forme  de  clocheton  gothique,  où  vingt- 
quatre  figures,  ouvrage  de  Schonhofer,  attestent  une  fois  de  plus  la 
tendance  singulièrement  libre  et  élevée  de  la  sculpture  allemande 
à  cette  époque.  La  même  observation  se  renouvelle  d'une  manière 
encore  plus  frappante  dans  Saint-Sebald,  remarquable  par  un  beau 
chœur,  de  beaux  vitraux,  d'excellens  bas-reliefs  d'Adam  Krafft, 
mais  surtout  par  cette  châsse  en  écrin  gothique  dont  les  figurines 
font  de  Pierre  Vischer  un  statuaire  qui  peut  le  disputer  aux  grands 
maîtres.  Dans  la  chapelle  voisine  dite  de  Saint -Maurice,  dans  le 
Burg,  dans  un  cloître  près  de  l'église  de  Saint -Gilles  et  dans  les 
salles  qui  en  dépendent ,  des  collections  curieuses  offrent  de  nom- 
breux monumens  de  l'art  des  écoles  germaniques,  et  l'on  peut  y 
apprendre  à  connaître,  en  les  comparant,  les  devanciers  et  les 
émules  d'Albert  Durer,  dont  la  maison  et  la  statue  se  voient  en  mon- 
tant au  vieux  château.  C'est  en  dire  assez  pour  caractériser  la  ville 
incomparable  où  il  est  né ,  et  où  sa  mémoire  et  son  influence  sem- 
blent régner  encore. 

Rien  n'est  piquant  comme  de  monter  de  bonne  heure  en  wagon 
à  Nuremberg  et  d'en  descendre  à  Munich  dans  l'après-dîner.  On 
quitte  les  contemporains  d'Albert  Durer  pour  se  trouver  au  milieu 
des  pastiches  de  l'antiquité  et  de  la  renaissance,  entremêlés  des 
œuvres  du  xix^  siècle.  Du  pied  d'une  gare  de  chemin  de  fer  conçue 
dans  la  dernière  mode,  excellent  échantillon  de  l'architecture  in- 
dustrielle, on  peut  apercevoir  des  péristyles  doriques,  des  loggie 
d'Italie,  les  fac-similé  des  temples  de  l'Attique  et  des  palais  de  la 
renaissance.  Le  même  prince  qui,  lorsqu'il  séjourne  à  Nuremberg, 
habite  ce  Burg  escarpé,  où  l'on  ne  serait  pas  surpris  de  rencontrer 
l'ombre  de  Barberousse,  a  voulu,  quand  il  est  à  Munich,  s'entourer 
des  souvenirs  visibles  d'Athènes,  de  Rome,  de  Florence,  et  remettre 
en  présence  les  œuvres  de  tous  les  âges  et  de  tous  les  styles  sous 
la  protection  d'une  impartiale  érudition  qui  comprend  tout,  admire 
tout,  essaie  de  tout.  D'abord  l'aspect  général  ne  paraît  pas  sérieux. 
Le  mot  de  pastiches  est  venu  sous  ma  plume;  il  est  trop  sévère, 
mais  n'est  pas  tout  à  fait  injuste.  On  se  voit  entouré  d'édifices  qui 
ressemblent  à  des  reliefs  rangés  dans  un  atelier  pour  servir  à  l'en- 
seignement :  on  dirait  les  fabriques  d'un  parc  monumental.  Elles 
rappellent  et  quelquefois  répètent  des  monumens  connus,  dont  on  a 


MUNICH,    l'art   par    LA    CRITIQUE.  11 

VU  l'original  ou  la  gravure.  C'est  quelque  chose  comme  Syclenham- 
Palace,  où  l'on  peut  voir  en  carton-pierre  des  maisons  de  Ponipôi, 
des  chœurs  de  cathédrales  et  la  cour  de  l'Alhambra. 

Cette  impression  cependant  se  modifie  à  mesure  que  l'observation 
se  prolonge  et  devient  plus  attentive;  le  jugement  s'adoucit.  On  re- 
connaît des  beautés  réelles,  des  tentatives  ingénieuses,  d'instruc- 
tives imitations,  l'effort  rélléchi  de  renouveler  l'art  par  le  savoir, 
d'éclairer  le  goût  par  la  mémoire  et  de  suppléer  à  l'imagination  par 
la  critique.  Ce  que  c'est  que  les  vicissitudes  des  idées,  des  préten- 
tions et  des  modes!  Au  dernier  siècle,  un  électeur  de  Saxe  fort  riche 
et  qui  aimait  les  belles  choses  sans,  je  le  crains,  beaucoup  s'y  con- 
naître, imagina  de  réunir  à  Dresde  ces  magnifiques  collections  qui 
fatiguent  la  curiosité  la  plus  fervente.  Qu'a-t-il  fait  pour  bien  loger 
un  si  noble  luxe,  une  si  précieuse  richesse?  Il  a  donné  autant  qu'il 
a  pu  à  sa  ville  un  air  de  Versailles.  Le  Zivinger  ne  s'en  distingue 
que  par  un  excès  de  goût  rococo  dont  "Versailles  est  exempt.  A  cent 
ans  de  là,  le  descendant  de  la  maison  de  Wittelsbach  distribue  ses 
trésors  d'art  et  de  science  dans  une  suite  de  palais  divers  comme  en 
auraient  fait  Périclès,  Hadrien,  saint  Louis  ou  Léon  X.  Au  fond  ce- 
pendant on  sent  que  l'hellénisme  domine,  et,  dût-on  nous  accuser 
de  pédanterie,  nous  ne  nous  en  plaignons  pas. 

Le  premier  essai,  je  crois,  que  le  roi  ordonna  de  l'application  de 
l'art  proprement  dit  à  la  décoration  de  sa  capitale  eut  lieu  dans  le 
Hofgarten  (jardin  de  la  cour).  C'est  un  grand  carré  en  quinconce, 
assez  négligé,  à  peu  près  comme  nos  anciens  Champs-Elysées,  et 
bordé  sur  deux  de  ses  côtés  de  galeries  analogues  à  celles  du  Palais- 
Royal.  Concevez  tout  cela  moins  brillant,  moins  gai,  moins  fré- 
quenté; c'est  là  qu'on  a  tenté  pour  la  première  fois  la  fresque  en 
plein  air.  Les  parois  du  fond  de  la  galerie  ont  été  recouvertes  de 
tons  mats  et  foncés,  comme  les  intérieurs  d'Herculanum;  on  les  a 
encadrées  de  quelques  festons,  et  au  milieu  des  panneaux,  dans  les 
lunettes,  sur  les  pendentifs,  on  a  peint  des  sujets  historiques,  des 
scènes  prises  dans  les  anciennes  chroniques  de  la  Bavière,  les  prin- 
cipaux exploits  des  libérateurs  de  la  Grèce  moderne,  enfin  les  vues 
des  plus  beaux  lieux  de  l'antiquité,  en  Grèce,  en  Sicile,  en  Italie, 
désignés  ou  célébrés  par  des  distiques  allemands  de  la  composition 
du  roi.  Ces  paysages,  bien  composés,  dans  un  goût  sévère,  sont  as- 
sez intéressans;  mais,  presque  autant  que  les  peintures  historiques 
qui  les  avoisinent,  ils  ont  souffert  par  l'action  du  temps  qui  s'est 
écoulé  et  du  temps  qu'il  a  fait,  et  cette  tentative,  fort  sérieuse  dans 
son  principe,  dirigée  en  partie  par  Cornélius  lui-même,  n'a  rien 
laissé  qui  vaille  beaucoup  mieux  que  la  décoration  de  nos  cafés  du 
boulevard,  quand  elle  est  passée  et  ternie.  C'est  une  grande  ques- 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  de  savoir  s'il  est  sage  d'exposer  les  fresques  à  l'intempérie  de 
nos  climats.  En  Italie  même,  elles  ont  souvent  péri,  et  les  plus  belles, 
celles  des  loges  du  Vatican,  ont  été  un  peu  tardivement  protégées 
par  un  vitrage,  grâce  à  la  sollicitude  du  pape  régnant.  A  Munich, 
on  n'en  a  pas  moins  persisté.  Une  assez  belle  salle  de  spectacle  a 
sa  façade  en  péristyle  sur  la  grande  place ,  et  le  fronton  est  orné 
d'un  Apollon  et  du  chœur  des  muses  qui  donnent  un  avant-goût 
d'un  rideau  de  théâtre.  A  droite,  sur  la  même  place,  une  galerie  à 
colonnes  légères  attire  les  yeux  par  des  fonds  de  couleur  rouge  en- 
cadrés de  bordures  légères.  Au  centre  de  chaque  panneau,  des  che- 
vaux domptés  par  des  hommes  nus  rappellent  le  goût  de  l'antiquité. 
On  est  assez  étonné  d'apprendre  que  le  local  orné  avec  cette  élé- 
gance est  tout  simplement  la  poste.  En  face  est  le  palais  du  roi. 
C'est  une  masse  assez  imposante,  composée  de  deux  parties  :  l'une, 
ancienne,  le  Konigshau,  dont  la  façade  est  au  nord  et  ne  se  fait  re- 
marquer que  par  des  ornemens  incrustés  en  bronze  d'un  assez  bel 
effet;  l'autre,  nouvelle,  ou  le  palais  neuf,  qui  donne  sur  la  place  et 
passe  pour  une  imitation  du  palais  Pitti.  Il  lui  ressemble,  comme 
notre  Luxembourg,  par  ses  pierres  taillées  en  caissons  saillans;  mais 
au  Luxembourg  cette  disposition,  purement  décorative,  ne  sert  qu'à 
parer  la  construction,  tandis  qu'au  Pitti  ce  n'est  qu'une  continua- 
tion de  l'architecture  rustique  de  la  base  du  palais.  Le  bâtiment  s'é- 
lève en  effet  sur  un  large  massif  revêtu  de  murs  en  pierres  énormes, 
polies  à  peu  près  dans  les  joints,  mais  dont  la  surface  rugueuse  est 
en  saillie  à  peine  dégrossie.  On  a  dû.  continuer  quelque  chose  de 
cela  dans  les  murs  d'élévation,  et  cet  arrangement  est  bien  en  rap- 
port avec  le  caractère  de  l'édifice,  dont  le  principal  mérite  est  dans 
sa  masse.  Le  genre  massif  est  le  genre  des  palais  florentins.  Les 
premiers  ont  été  des  forteresses,  et  le  palais  Pitti  a  été  construit 
pour  en  être  une  en  même  temps  qu'un  lieu  de  plaisance.  Il  n'en 
paraît  que  plus  lourd,  et  ce  n'est  pas  un  chef-d'œuvre.  On  ne  voit 
guère  que  rien  pressât  de  l'imiter,  et  d'emprunter  une  disposition 
qui  à  Munich  n'a  point,  comme  on  dit,  de  raison  d'être.  Dénué  de 
l'énorme  soubassement  du  palais  de  Florence,  on  ne  sait  pas  pour- 
quoi le  Kônigsbau  neuf  est  si  fort,  et  je  lui  préfère  notre  Luxem- 
bourg, dont  la  réputation  me  paraît  cependant  exagérée. 

L'intérieur  mérite  d'être  visité,  quoique  malheureusement  on  n'en 
laisse  plus  voir  qu'une  partie.  Cet  ancien  palais,  qui  n'est  pas  ha- 
bité, conserve  d'assez  beaux  restes  de  ce  luxe  d'ameublement  plus 
que  séculaire  qui  a  repris  faveur  aujourd'hui.  Dans  le  nouveau  pa- 
lais, on  ne  montre  plus  les  appartemens  d'habitation  dont  Kaulbach 
et  Schvvanthaler  ont  à  l'envi  dirigé  la  décoration.  Chaque  pièce  est 
ornée  d'une  suite  de  peintures  et  de  moulures  dont  les  sujets  sont 


MUNICH,    l'art    par   LA    CRITIQUE.  13 

empruntés  aux  hymnes  d'Homère,  à  Eschyle,  à  Anacréon,  aux  Nie- 
belungen,  aux  minnesîngcrSy  ou  à  l'œuvre  des  poètes  modernes, 
comme  Schiller  ou  Klopstock.  Si  l'on  en  juge  par  de  très  belles  pho- 
tographies, les  dessins  que  Kaulbach  a  consacrés  à  des  scènes 
prises  dans  les  ouvrages  de  Goethe  sont  remarquables  d'esprit  et  de 
grâce;  mais  ces  trésors  sont  maintenant  tenus  secrets  :  on  n'ouvre  au 
public  que  le  F  est  Saalbau  ou  les  salles  de  réception.  L'art  moderne 
ne  les  a  pas  négligées,  toujours  en  y  faisant  preuve  de  cet  éclec- 
tisme un  peu  pédantesque  qui  se  montre  ici  partout.  Ainsi  tout  le 
monde  sait  qu'il  y  a  à  Hampton- Court  une  salle  des  beautés  de  la 
cour  de  Charles  II,  dont  les  portraits  pourraient  servir  de  planches 
aux  Mémoires  du  Chevalier  de  Gramont.  Donc  il  y  a  au  palais  de 
Munich  deux  salles  des  beautés  :  ce  sont  deux  collections  de  portraits 
dans  le  genre  de  M.  Winterhalter  ou  de  M.  Dubufe,  représentant  les 
plus  belles  contemporaines  du  dernier  roi,  presque  toutes  alle- 
mandes et  surtout  bavaroises.  J'ignore  par  quel  mode  de  concours 
et  d'examen  les  admissions  dans  ce  déduisant  état-major  ont  été 
prononcées.  C'est  certainement  le  plus  redoutable  emploi  de  sa  pré- 
rogative que  le  roi  ait  pu  faire,  si,  comme  on  le  dit,  il  s'est  réservé  la 
souveraineté  du  choix.  Du  reste  il  a  agi  en  prince  ami  de  l'égalité,  et 
qui  prend  le  mérite  partout  où  il  le  trouve  :  ce  nouveau  Panthéon 
rapproche  des  plus  grandes  dames  une  grisette  de  Munich  et  une 
paysanne  des  environs  clans  le  costume  national,  et  ni  l'une  ni 
l'autre  n'est  déplacée  à  la  cour.  On  assure  que  la  comtesse  de  Lands- 
feld  a  figuré  dans  ce  cercle,  du  moins  est-elle  comprise  dans  la 
collection  photographique  qui  répond  à  celle  des  peintures  ;  mais 
il  n'y  règne  désormais  que  la  reine  de  Bavière,  qui  là  aussi  est  une 
vraie  reine. 

Plus  loin  s'ouvrent  trois  salles  toutes  couvertes  de  grandes  fres- 
ques historiques,  l'une  consacrée  à  l'histoire  de  Charlemagne,  l'autre 
à  celle  de  Frédéric  Barberousse,  la  troisième  à  celle  de  Rodolphe  de 
Habsbourg.  Ce  sont  de  vastes  machines  qui  font  honneur  à  l'ima- 
gination de  Schnorr.  La  composition,  la  pensée ,  le  dessin,  ne  sont 
pas  sans  mérite.  C'est  toujours  la  couleur  qui  laisse  des  regrets.  La 
peinture  à  fresque  rend  plus  difficile  ce  qu'on  appelle  le  modelé. 
Faute  de  pouvoir  user  largement  du  contraste  des  ombres,  on  s'ef- 
force de  rendre  lumineuses  les  parties  claires  en  blanchissant  la 
teinte,  si  bien  qu'elle  n'est  plus  d'aucune  couleur  déterminée,  et 
qu'une  lueur  jaunâtre  se  répand  sur  toutes  les  parties.  Ce  ton  gé- 
néral n'est  pas  agréable,  et  avec  beaucoup  de  talent  le  peintre  du 
Fest  Saalbau  n'a  pu  rencontrer  l'effet.  L'effet,  au  reste,  n'est  point 
par  excellence  la  qualité  des  Allemands.  Dans  l'art  comme  dans  les 
lettres,  comme  en  tout,  la  vigueur  de  ton  et  le  relief  manquent  sou- 


14  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vent  à  leurs  ouvrages;  ils  savent  rarement  mettre  en  valeur  tous 
les  dons  qu'ils  possèdent,  et  Goethe  avait  bien  raison  d'admirer  au- 
tant Byron,  si  richement  pourvu  précisément  de  cette  intensité  sai- 
sissante qui  lui  manquait. 

Enfin  on  arrive  à  la  salle  du  trône,  décorée  avec  une  magnificence 
assez  froide,  mais  d'une  certaine  nouveauté;  tout  est  marbre  blanc 
et  or.  Deux  files  de  colonnes  de  droite  et  de  gauche  ont  leur  base 
et  leur  chapiteau  en  bronze  doré.  Dans  chacun  des  douze  entre- 
colonnemens,  une  statue  colossale  de  la  même  matière  représente 
un  des  princes  de  la  maison  de  Bavière  rangés  comme  les  gardes 
de  cette  avenue  du  trône.  Ces  statues  sont  toutes  dues  à  Schwan- 
thaler.  Il  ne  semble  pas  que  ceci  soit  une  imitation.  L'effet  unit  la 
splendeur  à  la  nudité. 

II. 

Mais  c'est  trop  s'oublier  dans  les  pompes  royales,  il  faut  re"\4enir 
aux  vrais  monumens  des  arts  ;  ils  sont  les  plus  intéressans  et  les 
mieux  conçus.  En  général  les  architectes  de  Munich,  et  à  leur  tête 
M.  de  Klenze,  ont  habilement  approprié  les  édifices  à  leur  destina- 
tion. On  trouverait  là  des  modèles  à  étudier  pour  tous  les  emplois 
modernes  qui  peuvent  être  donnés  à  fart  de  bâtir.  On  se  plaint 
quelquefois  de  l'architecture  du  siècle.  Si  elle  mérite  les  critiques 
qu'on  lui  adresse,  ce  n'est  pas  faute  d'un  temps  favorable  aux  re- 
cherches et  aux  tentatives  de  l'invention.  Une  foule  d'établissemens 
nouveaux,  très  nécessaires  et  très  chers  à  notre  époque,  musées, 
bibliothèques,  collèges,  hôpitaux,  prisons,  occupent  encore  des  lo- 
caux qui  ne  leur  ont  pas  été  originairement  destinés,  qui  leur  ont 
été  péniblement  adaptés,  et  dans  un  temps  ou  les  besoins  qu'ils  de- 
vraient satisfaire  n'avaient  pas  la  même  importance.  Ce  serait  donc 
le  moment  d'inventer  heureusement  et  d'étendre  les  ressources  de 
l'art  en  lui  ouvrant  un  champ  nouveau.  La  construction  des  gares 
de  chemins  de  fer  a  été  l'occasion  de  créations  véritables,  et  si  ces 
édifices  semblent  encore  plus  du  ressort  de  l'ingénieur  que  de  l'ar- 
chitecte, ils  n'en  ont  pas  moins  parfois  dénoté  un  talent  réel  et  même 
une  certaine  imagination.  Munich,  autant  que  j'en  puis  juger,  of- 
frirait dans  ses  établissemens,  neufs  pour  la  plupart,  plus  d'un  type 
à  étudier,  plus  d'un  exemple  à  suivre.  Nous  oserons  recommander 
entre  autres  ses  musées,  qui  nous  semblent  supérieurement  en- 
tendus. 

En  nous  y  rendant,  nous  rencontrerons  plus  d'un  vestige  notable 
du  savoir  esthétique  qui  a  depuis  un  quart  de  siècle  rebâti  la  ville. 
Par  exemple,  on  arrive  sur  une  grande  place  qui  commence  la  large 


MUNICH,    l'art    par    LA    CRITIQUE.  15 

rue  Louis  [Ludwîgs-Strasse).  A  chacune  de  "ïes  extrémités  et  dans 
le  même  axe  correspondent  deux  édifices  :  l'un  est  une  imitation 
de  la  Loggia  dé  Lanzi,  dont  se  souviennent  tous  ceux  qui  ont  vu 
Florence;  l'autre  est  un  arc  de  triomphe  modelé  sur  celui  que  Con- 
stantin a  dérobé  à  Trajan. 

Est-ce  une  heureuse  idée  que  d'avoir  importé  là  cette  loggia  flo- 
rentine? Malgré  l'origine  militaire  qu'on  lui  attribue,  puisqu'on 
veut  qu'elle  ait  servi  de  corps  de  garde  aux  lansquenets  de  Come  P'", 
la  galerie  d'Orcagna  doit  beaucoup  à  sa  position.  C'est  un  édifice 
élégant  au  pied  du  Palais-Vieux;  il  fait  contraste  avec  cette  noire 
et  massive  citadelle,  qui  semble  le  menacer.  Il  est  garni  de  statues 
qui  seraient  l'honneur  d'un  musée,  et  cette  galerie  d'objets  d'art 
ouverte  en  plein  air  au  public  de  la  place  du  Marché  aux  Herbes, 
réveille  à  Florence  un  souvenir  d'Athènes.  Le  fac-simile  de  Munich, 
sous  le  nom  de  Halle  des  7narérhaux^  est  redevenu  bon  pour  des 
lansquenets,  et  deux  raides  statues  du  comte  de  Tilly  et  du  prince 
de  Wrede  ressemblent  à  des  factionnaires.  L'arc  de  triomphe  pro- 
duit plus  d'effet;  mais  j'ai  peine  à  croire  qu'on  lui  ait  donné  les 
proportions  de  celui  de  Constantin.  Les  colonnes  en  contre-forts  ne 
semblent  pas  avoir  la  même  importance.  Le  char  de  bronze  qui  le 
surmonte,  attelé  de  quatre  lions  que  conduit  la  Bavière  vêtue  en 
Pallas  teutonique,  a  l'air  un  peu  écrasé;  mais  l'ensemble  n'est  pas 
sans  majesté,  et  peut  rivaliser  avec  l'arc  de  la  paix  à  la  porte  orien- 
tale de  Milan. 

Chemin  faisant,  outre  plus  d'un  palais  que  nous  ne  pouvons  men- 
tionner, on  trouve  plusieurs  statues  dont  la  plus  intéressante  est 
celle  de  Schiller.  Elle  est  en  cuivre  avec  la  couleur  luisante  d'un 
jaune  rosacé,  que  ce  métal  affecte  quand  il  est  neuf  et  poli.  L'effet 
en  est  singulier,  mais  peu  agréable,  et  la  statue  semble  inférieure  à 
celle  de  bronze  qu'on  voit  à  Stuttgart,  ouvrage  expressif  de  Thor- 
waldsen,  moins  toutefois  que  le  buste  dé  marbre  du  musée  de  la 
même  ville,  sculpté  du  vivant  du  modèle  par  Dannecker  (i79/i).  Un 
peu  plus  loin ,  on  trouve  encore  une  pseudo-antiquité  qui  satisfait 
peu  :  c'est  un  obélisque  en  bronze.  Le  mérite  d'un  obélisque  consiste 
dans  son  origine,  les  hiéroglyphes  dont  il  est  couvert,  la  matière 
dont  il  est  formé  :  surtout  ce  doit  être  un  monolithe  qu'on  s'étonne 
de  voir  debout;  mais  que  signifie  une  pile  tout  unie  de  tambours 
quadrangulaires  entassés  et  ajustés  ensemble?  La  colonne  de  la 
grande  armée,  qui  porte  un  bas-relief  enroulé,  celle  de  juillet,  qui 
contient  une  longue  série  d'inscriptions,  toutes  deux  avec  un  cha- 
piteau orné  et  une  statue  au  faîte,  sont  des  œuvres  de  sculpture 
autant  que  d'architecture;  l'olîélisque  de  Munich  est  une  pièce 
d'ajustage  qui  n'appartient  à  aucun  art. 


16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais  enfin  l'on  arrive  à  l'extrémité  de  la  ru'fe  Briener,  au  pied  d'une 
des  portes  de  la  ville.  Ce  n'est  plus  un  arc  romain,  cette  fois  on  est 
en  Grèce.  Ce  sont  les  Propylées,  la  porte  principale  de  l'Acropole, 
l'ouvrage  le  plus  admirable  qu'on  ait  fait  jusqu'à  présent,  dit  Pau- 
sanias,  tant  pour  le  volume  des  pierres  que  pour  la  beauté  de  l'exé- 
cution. De  chaque  côté,  un  monument  parallèle  à  la  voie;  les  deux 
façades  se  correspondent.  Les  deux  frontons  triangulaires  portent 
sur  des  colonnes  d'ordre  ionique.  Des  tympans  sculptés,  des  statues 
décorent  ces  trois  édifices  isolés,  qui  décrivent  les  trois  côtés  d'une 
place  et  se  détachent  sur  un  fond  de  verdure.  On  pourra  trouver 
que  l'invention  fait  défaut,  on  pourra  dire  qu'on  aimerait  autant  des 
réductions  en  plâtre  :  il  n'importe,  le  style  est  correct  et  élevé,  les 
proportions  heureuses,  l'exécution  soignée;  c'est  très  beau. 

Les  Propylées  sont  une  sorte  de  portique  élevé  sur  un  soubasse- 
ment à  trois  baies  et  surmonté  de  chaque  côté  par  une  tour  carrée. 
J'ignore  si  M.  Beulé  et  M.  Emile  Burnouf  trouveraient  la  restitution 
irréprochable.  Cet  édifice  tout  grec  est  à  la  gloire  de  l'Hellénie.  Les 
murs  intérieurs  portent  les  noms  des  héros  de  la  guerre  de  l'indé- 
pendance mêlés  à  ceux  des  amis  de  cette  juste  cause,  et  l'on  ne 
reconnaît  pas  tout  de  suite  ce  que  veut  dire  :  0o[7.aç  Kuy  pav,  reopyioç 
Euvap^oç,  reopyto;  'Noizk  Bupov  et  Kapoloç  <ï>aêi£poç.  Un  vif  et  constant 
intérêt  pour  la  régénération  de  la  Grèce  était  un  des  plus  nobles 
sentimens  du  roi  Louis.  Il  avait  à  cœur  la  liberté  et  la  gloire  de  cette 
terre  classique,  et  croyait,  lui  ayant  donné  un  roi  de  son  sang,  en 
avoir  fait  un  royaume  de  famille.  Aussi  trouve-t-on  partout  des 
marques  de  ses  sentimens  philhellènes.  11  est  fâcheux  qu'on  ne 
puisse  guère  les  regarder  aujourd'hui  sans  avoir  un  sourire  à  ré- 
primer. De  royales  espérances  n'ont  été  couronnées  que  par  la  dé- 
ception. Ces  mécomptes  sont  fréquens  par  le  siècle  qui  court.  On 
fera  bien  d'attendre  en  Danemark  pour  élever  des  Propylées. 

Des  deux  édifices  latéraux,  l'un  est  un  musée  d'exposition  pour 
la  peinture  nationale  et  étrangère;  on  n'y  voit  guère  que  de  la  pein- 
ture de  chevalet,  et  le  contenant  pourrait  bien  valoir  plus  que  le 
contenu;  l'autre  est  la  Glyptothèque  ou  le  musée  des  sculptures.  De 
tout  point  cet  édifice  est  satisfaisant,  et  sa  destination  est  bien  d'ac- 
cord avec  son  ordonnance.  La  collection  d'antiques,  sans  être  consi- 
dérable, est  digne  d'attention.  Un  catalogue  bien  fait  vous  guide  à 
travers  des  salles  en  assez  grand  nombre  dont  quelques-unes  offrent 
à  la  voûte  et  aux  lunettes  des  fresques  de  Cornélius,  bien  conçues 
et  plus  heureusement  exécutées  qu'aucune  de  celles  que  j'ai  vues  à 
Munich.  Quant  aux  marbres,  il  vaut  mieux  n'en  point  parler  en  dé- 
tail. Trop  de  morceaux  exigeraient  un  examen  approfondi.  Rappe- 
lons seulement  que  c'est  là  qu'on  peut  voir  les  marbres  d'Égine, 


MUNICH,    l'art    par    LA    CRITIQUE.  17 

débris  d'un  temple  important  et  qui  éclairent  tout  un  âge  de  l'art 
grec.  Quelques-uns  de  ces  Niobides  si  souvent  répétés,  une  tète  de 
Méduse  morne  et  belle,  le  Faune  endormi ,  qui  va  de  pair  avec  les 
chefs-d'œuvre  les  plus  renommés,  n'ont  besoin  que  d'être  cités 
pour  indiquer  le  prix  du  contenu  de  la  Glyptothèqae.  On  peut  y 
passer  de  longues  heures  qui  ne  laisseront  que  de  précieux  souve- 
nirs. Il  ne  manque  à  Munich  qu'une  glyptothèque  du  moyen  âge  et 
de  la  renaissance.  Dans  un  lieu  où  l'histoire  de  l'art  est  partout  pré- 
sente, cette  lacune  est  fâcheuse,  mais  peut  difficilement  être  rem- 
plie. Les  sculptures  de  l'art  gothique  ne  peuvent  pas  toujours  être 
déplacées;  celles  qui  datent  de  moins  loin  sont  souvent  aussi  des 
immeubles  par  destination,  et  d'ailleurs  elles  se  trouvent  pour  la 
plupart  en  Italie. 

Revenons  sur  nos  pas  et  gagnons  les  pinacothèques,  car  il  y  en 
a  deux  qui  se  font  face..  Ce  sont  de  grands  édifices  plus  longs  que 
larges  qui  ont  à  peu  près  toute  la  beauté  extérieure  compatible  avec 
les  nécessités  de  leur  destination.  Pour  la  distribution,  la  commo- 
dité, l'éclairage,  tout  paraît  admirablement  conçu.  D'abord  il  n'y  a 
pas  de  galerie,  ce  qui  est  le  grand  point.  Les  salles  sont  aussi  mul- 
tipliées que  possible,  et  quoique  les  tableaux  soient  encore  trop 
pressés  et  trop  nombreux,  on  leur  a  ménagé  autant  d'espace  et  de 
jour  que  le  permettaient  les  conditions  imposées  à  l'architecte. 
Ici  M.  de  Klenze  a  réussi  aussi  bien  qu'à  la  Glyptothèque. 

La  vraie  Pinacothèque,  c'est-à-dire  le  musée  des  tableaux  anté- 
rieurs à  l'art  contemporain  est  un  bâtiment  long  et  uniforme  égayé 
au  premier  étage,  du  côté  du  midi,  par  une  loggia  ou  galerie  à  co- 
lonnes. Cette  galerie  est  peinte  dans  toute  sa  longueur  à  l'imitation 
de  celle  de  Raphaël  au  Vatican.  Chaque  entre-colonnement  com- 
prend des  panneaux,  des  pilastres,  une  coupole,  des  voussures,  des 
lunettes,  qui  offrent  place  dans  leurs  cadres  d'arabesques  à  des  su- 
jets consacrés  à  célébrer  la  peinture.  Toutes  les  écoles  sont  illus- 
trées par  des  portraits,  des  scènes,  des  épisodes,  des  emblèmes,  qui 
rappellent  leur  histoire  et  leur  gloire.  On  trouve  assurément  dans 
ces  pages  des  idées  et  du  talent  :  l'ensemble  fait  honneur  à  Corné- 
lius et  à  ses  élèves  qui  ont  tenu  le  pinceau;  mais  le  mérite  de  la 
composition  et  du  dessin  n'est  pas  relevé  par  un  coloris  assez  vif, 
un  faire  assez  large.  Les  fonds  et  les  tons  clairs  surabondent  à  la 
différence  des  loges  du  Vatican,  où  sont  multipliées  les  teintes  fon- 
cées. Le  blanc  domine,  et  toute  l'œuvre  y  perd  en  solidité,  en  sé- 
rieux; tout  a  l'air  d'une  jolie  décoration  improvisée,  et  qui  rappelle 
le  genre  café,  écueil  de  cette  sorte  de  peinture. 

La  fresque  joue  un  plus  grand  rôle  encore  dans  le  bâtiment  en 
face  de  la  nouvelle  Pinacothèque.  Comme  ce  musée,  consacré  à  la 

TOME  XLYIII.  2 


18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

collection  des  œuvres  contemporaines,  est  éclairé  en  dedans  ou  par 
en  haut,  les  murs  n'en  ont  presque  pas  d'ouverture,  et  l'étage  su- 
périeur est  fermé  par  une  muraille  sans  fenêtre.  On  a  divisé  cette 
longue  bande  en  nombreux  compartimens,  devenus  chacun  un  ta- 
bleau à  fresque.  D'après  les  dessins  de  Kaulbach,  Nilson  a  repré- 
senté sous  une  forme  tantôt  directe,  tantôt  allégorique,  tout  ce  que 
le  roi  Louis  a  fait  ou  fait  faire  pour  l'honneur  des  arts  en  Bavière. 
Les  travaux  accomplis  par  ses  ordres  y  sont  retracés.  Ceux  des  arts 
secondaires  comme  la  céramique  ou  la  peinture  sur  verre  n'y  sont 
pas  oubliés.  Les  cérémonies  où  les  artistes  ont  été  récompensés,  en- 
fin les  portraits  des  plus  célèbres,  rien  ne  manque.  Si  l'on  compa- 
rait à  cette  suite  de  compositions  celle  des  plafonds  de  l'ancien  mu- 
sée Charles  X,  la  France  n'aurait  certainement  pas  le  mauvais  lot. 
Ajoutez  qu'en  traitant  des  sujets  contemporains,  on  n'a  pu  éviter  les 
uniformes,  les  habits  noirs,  les  chapeaux  ronds,  enfin  toutes  les  dis- 
grâces de  nos  accessoires  modernes.  Des  colosses  en  frac  font  une 
étrange  figure,  exposés  à  la  lumière  du  soleil  à  cinquante  pieds  au- 
dessus  du  sol.  Il  faut  joindre  à  ces  laideurs  inévitables  les  fantai- 
sies du  goût  allemand.  Ainsi  le  premier  cadre  à  droite  représente 
les  génies  ou  les  muses  des  trois  grands  arts  enfermés  dans  un  tom- 
beau que  viennent  à  l'envi  briser  des  artistes  mieux  inspirés.  Or  ce 
tombeau  est  gardé  par  un  cerbère,  et  quelles  sont  ses  trois  têtes? 
Trois  têtes  à  perruques,  trois  faces  grotesques  grotesquernent  atti- 
fées et  poudrées.  Cette  .caricature  en  pleine  peinture  d'histoire 
étonne  au  point  qu'on  doute  de  ce  qu'on  voit.  La  ressemblance  avec 
les  toiles  de  théâtre,  brossées  à  grands  traits  pour  quelques  années, 
parfois  même  pour  quelques  soirées,  poursuit  ces  peintures  décora- 
tives où  des  artistes  de  mérite  ont  gaspillé  une  certaine  fécondité 
d'imagination.  Franchement  on  ne  peut  applaudir  ici  qu'au  senti- 
ment généreux  qui  a  voulu  associer  dans  un  monument  public  à  la 
gloire  du  prince  protecteur  des  beaux-arts  la  gloire  plus  grande  de 
ceux  qui  les  ont  ranimés  et  illustrés  sous  son  règne. 

Cet  amour  de  la  gloire  nationale,  qui  n'a  jamais  cessé  d'inspirer 
le  roi,  l'a  déterminé  à  construire  sur  une  colline,  en  vue  de  Munich, 
ce  portique  simple  qu'il  a  appelé  la  salle  de  la  Renommée.  Une  sta- 
tue colossale  en  bronze  de  la  Bavière  s'élève  au  milieu  et  domine 
les  toits  de  toute  la  tête,  comme  la  Minerve  de  l'Acropole,  et  sous 
la  colonnade  sont  rangés  les  bustes  en  marbre  de  tous  les  hommes 
qui  ont  honoré  le  pays.  On  aime  à  remarquer  que  les  hommes  dis- 
tingués par  l'intelligence,  le  talent,  le  savoir,  y  tiennent  plus  de 
place  que  les  fonctionnaires  de  l'état,  et  sont  seuls  en  possession 
d'un  renom  véritable.  A.  Durer,  Holbein,  Hans  Sachs,  Gluck,  Rich- 
ter  et  Schelling  illustrent  cette  pléiade,  dont  plus  d'un  astre  est 


MUNICH,    l'art   par    la    CJIITIQUE.  19 

obscur.  Ce  Valhalla  bavarois  a  été  l'acheminement  vers  le  Valhalla 
teutonique  que  le  roi  de  Bavière  a  élevé  sur  une  éminence  près  de 
Ratisbonne.  C'est  ce  qu'on  a  pendant  un  temps  nommé  en  France 
un  panthéon.  Il  serait  curieux  de  savoir  si  ces  monumens  et  les  pen- 
sées qu'ils  consacrent  ont  produit  l'effet  qu'on  devait  attendre.  Le 
patriotisme,  l'émulation,  l'orgueil  national,  la  passion  de  la  gloire, 
toutes  ces  affections  auxquelles  étaient  faits  tant  d'éclatans  appels 
ont-elles  répondu  par  un  noble  réveil?  Ce  germanisme  qui  fait  tant 
de  bruit,  et  qui  doit  certainement  beaucoup  à  l'esprit  et  à  la  science, 
doit-il  quelque  chose  à  cette  renaissance  un  peu  forcée  de  l'art  en 
Bavière,  et  la  révolution  est-elle  ingrate  quand  elle  la  traite  avec 
un  oublieux  dédain  ? 

On  n'aurait  qu'une  incomplète  idée  de  ce  qu'a  produit  tout  le 
mouvement  d'intelligence  et  d'étude  dont  nous  avons  signalé  les 
œuvres  principales,  si  l'on  ne  connaissait  que  les  imitations  de  l'an- 
tique et  les  musées.  Des  édifices  utiles  et  qui  ne  sont  pas  seule- 
ment des  modèles  d'école  ont  été  conçus  et  construits  sous  l'in- 
fluence de  l'esprit  qui  règne  chez  les  artistes  de  Munich;  il  s'en  bâtit 
encore  tous  les  jours;  il  serait  bon  d'entendre  les  gens  du  métier 
qui  auraient  examiné  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis  vingt  ans,  tout  ce 
qui  se  fait  encore  dans  le  prolongement  et  à  l'extrémité  de  la  rue 
Maximilien.  11  me  semble  que  la  vogue  passe  à  l'architecture  byzan- 
tino-vénitienne  ou  à  une  sorte  de  gothique  composite  assez  peu 
correct;  mais  je  me  bornerai  à  dire  deux  mots  des  nouvelles  églises. 
On  sait  que  la  Bavière  est  catholique,  du  moins  en  majorité.  On  ne 
dit  pas  qu'elle  soit  fort  religieuse  :  elle  est  romaine,  et  la  patrie 
du  chanoine  Doellinger  n'a  point  abandonné  le  saint-siége.  La  mai- 
son régnante  s'est  toujours  souvenue  d'avoir  résisté  à  la  réforme 
quand  la  réforme  envahissait  l'Allemagne.  Le  roi,  qui  tenait  à  l'or- 
thodoxie, ne  fût-ce  que  par  archaïsme,  a  voulu  que  dans  certaines 
peintures  symboliques  la  religion  figurât  avec  les  muses  comme 
guide  et  inspiratrice  des  arts  du  dessin.  Au  fond,  ceux-ci  ne  doivent 
guère  au  christianisme  que  des  sujets,  et  pour  la  plupart  excellens, 
malgré  l'aversion  qu'ils  inspiraient  à  Goethe.  Un  accord  parfait 
n'existe  pas  entre  la  spiritualité  plus  ou  moins  ascétique  qui  est 
l'âme  de  la  foi  et  un  art  épris  de  la  nature,  amoureux  de  la  beauté 
visible,  et  toujours  prêt  à  diviniser  la  forme.  Heureusement  l'Italie, 
grâce  à  ses  pontifes  et  à  ses  artistes,  a  su  allier  tout  cela,  et  le  gé- 
nie de  l'antiquité,  ranimé  par  la  renaissance,  s'est  chargé,  sans  le 
moindre  embarras,  de  traduire  l'austère  christianisme  dans  une 
langue  qui  parle  aux  sens  et  qui  n'a  rien  du  détachement  des 
choses  terrestres.  Un  art  tout  à  fait  de  ce  monde  est  devenu  l'art 
romain  par  excellence.  On  a  donc  pu  également  en  Bavière  allier 
avec  de  pieuses  intentions  le  goût  de  ce  qui  charme  les  yeux  et  se- 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duit  l'âme  par  le  dehors.  La  réaction  religieuse  elle-même  a  débuté 
par  l'amour  des  cathédrales,  et  le  roi  Louis  ne  fut  que  conséquent 
lorsqu'il  signala  la  réaction  esthétique,  objet  de  son  ambition,  par 
la  construction  de  quatre  églises  qu'il  pouvait  appeler  normales, 
une  basilique,  une  église  byzantine,  une  gothique  et  une  lombarde 
ou  romanesque. 

Ce  n'est  pas  que  Munich  ne  contînt  déjà  des  temples  d'une  épo- 
que plus  naïve  qui  pouvaient  prendre  place  dans  l'histoire  de  l'art  : 
sa  métropole ,  avec  ses  deux  tours  terminées  par  un  toit  en  forme 
de  cloche  écrasée,  est  un  beau  vaisseau  très  imposant.  Elle  a  ce 
trait  particulier  à  quelques-unes  de  nos  églises  du  midi,  à  la  cathé- 
drale d'Alby  notamment,  que  tous  ses  contre-forts,  élémens  obligés 
d'une  construction  gothique,  sont  en  dedans  au  lieu  d'être  en  de- 
hors, et  forment  les  enfoncemens  naturels  de  ses  chapelles  latérales, 
tandis  que  ses  murs  extérieurs  ne  présentent  que  d'immenses  et 
plates  surfaces  de  brique  qui  m'ont  rappelé  Saint-Étienne  de  Tou- 
louse. Saint-Michel,  ancienne  église  des  jésuites,  est  dans  le  style 
italien.  Sa  nef  simple,  sans  bas  côtés  ni  chapelle,  est  remarquable 
par  sa  largeur  et  par  celle  de  sa  voûte.  C'est  une  salle  immense.  La 
façade  est  un  écran  surmonté  d'un  pignon  très  élevé.  La  décoration 
de  l'intérieur,  presque  tout  blanc,  est  en  stuc  italien,  c'est-à-dire 
en  moulures  de  plâtre,  dont  la  riche  complication  n'est  surpassée 
que  par  l'intempérance  du  même  genre  d'ornementation  fleuri, 
feuillu,  touffu  dans  la  singulière  église  des  théatins. 

Les  églises  nouvelles  ont  chacune  la  prétention  d'être  des  types 
beaucoup  plus  purs  du  genre  auquel  elles  appartiennent.  Celle  de 
Saint-Boniface  est  la  plus  belle,  certainement  la  plus  curieuse  pour 
un  voyageur  français,  ordinairement  peu  familiarisé  avec  les  basili- 
ques. Celle-ci  a  été  exécutée  sur  le  patron  de  Saint-Paul-Hors-des- 
Murs  ou  de  Saint-Apollinaire  de  Ravenne  (1).  Au  total,  on  a  réussi. 
Cinq  nefs,  quatre  rangées  de  colonnes  très  rapprochées,  au-dessus 
des  arceaux  une  suite  de  médaillons  des  derniers  papes ,  au-dessus 
des  médaillons  une  frise  couverte  de  grandes  fresques,  au-dessus 
des  fresques  les  fenêtres,  au-dessus  des  fenêtres  un  toit  en  char- 
pente; point  de  chapelles  latérales,  point  de  transsept;  au  fond, 
trois  autels  à  peu  près  sur  la  même  ligne,  dont  le  principal,  sans 
baldaquin,  dans  une  abside  peu  profonde,  laisse  voir  un  hémicycle 
à  fond  d'or  sur  lequel  un  pinceau  volontairement  byzantin  a  retracé 
dans  une  auréole  ovoïde  un  Christ  en  robe  blanche  entouré  du 
chœur  des  anges.  Au-dessous,  les  saints  les  plus  populaires  de  la 
Bavière  sont  rangés  en  demi -cercle,  chacun  séparé  de  ses  deux 
voisins  par  un  palmier.  Cette  disposition  est  connue,  quoique  rare 

(Ij  Voyez  dans  la  Revue  du  15  septembre  1861  l'article  sur  Bologne  et  Ravenne. 


MUNICH,    LART    PAR    LA    CRITIQUE.  21 

en  France,  et,  soutenu  par  une  ornementation  suffisante,  l'effet  en 
est  certain.  On  retrouve  ici  les  caractères  de  la  vraie  basilique, 
même  celui-ci  qui  ne  manque  guère  :  une  colonnade  déprimée  par 
la  hauteur  de  la  nef. 

La  chapelle  de  Tous-les-Saints,  dépendance  du  palais  du  roi,  est 
donnée  pour  un  diminutif  de  Saint- Marc  de  Venise.  Elle  en  a  le 
style,  la  richesse,  l'obscurité.  C'est  encore  une  tentative  intéres- 
sante pour  dispenser  la  curiosité  d'être  voyageuse,  en  mettant  à  sa 
portée  des  imitations  vraiment  intelligentes  de  ce  qu'elle  pourrait 
aller  chercher  au  loin.  Sainte-Marie-de-Bon-Secours  est  une  église 
gothique  à  murs  de  brique  avec  encadremens  de  pierre.  La  façade 
est  jolie,  et  le  toit,  en  tuiles  vernissées  de  diverses  couleurs,  est 
d'un  effet  piquant.  L'intérieur  est  petit,  et  le  chœur  est  raccourci 
par  la  sacristie,  qui  passe  derrière  l'autel.  Tout  est  sacrifié  à  l'éclat 
des  vitraux  modernes,  aussi  riches  de  couleur  que  de  composition. 

Mais  nulle  église  n'égale  en  importance  celle  de  Saint- Louis. 
Celle-ci  a  été  faite  pour  être  italienne,  ou  ornée  à  la  romaine  dans 
la  forme  lombarde.  11  a  été  savamment  établi  qu'une  architecture 
lombarde  n'existait  pas.  Qu'on  nous  permette  cependant  d'appeler 
ainsi  un  genre  de  façade  dont  on  trouvera  maint  exemple  cà  Como, 
à  Brescia,  à  Vérone.  Seulement  ici,  par  une  disposition  qui  n'est 
pas  très  commune,  au  parvis  sont  annexés  deux  clochers  qui,  trop 
écartés,  abaissent  un  peu  l'édifice.  Malgré  sa  grandeur  réelle,  l'in- 
térieur manque  de  grandeur  apparente.  De  la  nef,  on  n'aj)erçoit 
pas  le  transsept,  et  l'église  paraît  courte  et  comme  murée,  parce 
que  le  maître-autel  est  appliqué  sur  un  fond  plat.  Pourquoi?  C'est 
qu'au  lieu  d'abside  on  a  voulu  ménager  à  Cornélius  une  surface 
unie  dans  les  proportions  ou  à  peu  près  de  celle  qu'au  fond  de  la 
Sixtine  Jules  lî  abandonna  à  Michel-Ange.  Il  fallait  bien  que  Cor- 
nélius fît  son  Jugement  dernier.  Il  l'a  fait,  et  il  s'est  attaché  à  le 
concevoir  dans  un  sentiment  plus  archaïque  et  plus  religieux.  Une 
première  différence  frappe  d'abord.  Ici  tout  le  monde  est  habillé. 
Christ,  anges,  élus,  damnés.  C'est  plus  convenable,  et  cependant 
singulier.  Tout  d'ailleurs  est  sagement  conçu;  il  y  a  de  l'ordre,  de 
la  dignité,  de  la  froideur.  On  loue  à  juste  titre  au  centre  du  tableau 
le  saint  Michel,  qui  est  admirable;  mais  l'effet  général  ne  répond 
pas  à  l'effort.  Là  d'ailleurs,  comme  dans  les  vastes  fresques  de  la 
voûte  et  du  transsept,  la  couleur  est  ingrate,  et  une  teinte  jaunâtre 
et  pâle  a  tout  envahi,  les  chairs  comme  les  draperies. 

Ces  quatre  édifices  complets,  soignés,  achevés  avec  unité,  soht 
cependant  d'intéressans  objets  d'étude,  et  les  artistes  qui  les  ont 
élevés  et  décorés  sont  certainement  des  gens  d'esprit.  De  l'esprit,  il 
y  en  a  beaucoup  dans  tout  ce  qu'on  fait  à  Munich ,  avec  accompa- 
gnement d' une  certaine  puérilité  que  la  moquerie  française  ne  mé- 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nagerait  pas.  On  peut  en  effet  trouver  quelque  enfantillage  à  ce 
parti-pris,  à  cette  affectation  laborieuse  de  relever  en  plein  xix*  siè- 
cle des  monumens  d'un  autre  âge.  Quoi  de  plus  artificiel  que  ce  soin 
de  reproduire  avec  une  gaucherie  volontaire  les  symboles  hiératiques 
que  préférait,  qu'exigeait  même  le  culte  grec  de  Constantinople  ou 
l'art  réglementaire  des  temps  gothiques?  Cependant  ne  peut-on 
répondre  que  la  religion  tient  à  réunir  la  croyance  aux  vérités  éter- 
nelles avec  la  fidélité  aux  souvenirs  et  aux  traditions?  Il  est  donc 
dangereux  ou  même  impossible  d'innover  pour  ainsi  dire  de  toutes 
pièces  dans  la  représentation  de  ses  mystères  et  de  ses  dogmes.  11 
faut  accorder  beaucoup  à  l'usage.  Après  tout,  les  formes  sous  les- 
quelles depuis  le  xvi^  siècle  on  a  figuré  les  choses  de  l'Évangile  ne 
sont  guère  moins  conventionnelles,  plutôt,  il  est  vrai,  par  l'autorité 
des  grands  artistes  que  par  celle  de  l'église.  Un  Couronnement  de  la 
Vierge  du  Gorrége,  une  Sainte  Famille  de  Raphaël,  Y  Assomption 
de  Titien,  la  Descente  de  croix  de  Rubens,  n'ont  certainement  rien 
de  sacré  ni  d'historique.  L'admiration  et  l'habitude  en  ont  fait  seules 
des  types  dont  il  est  sage  de  se  rapprocher;  mais  ce  ne  sera  toujours 
qu'une  imitation,  une  répétition  sans  originalité,  une  concession  aux 
idées  actuelles  du  clergé  et  du  public,  qui  se  sont  accoutumés  à 
voir  le  christianisme  ainsi  figuré.  Il  n'y  a  plus  d'invention  dans  tout 
cela,  et  si,  mettant  de  côté  les  intérêts  de  l'art,  qui  voudrait  de 
continuelles  créations,  on  s'occupait  exclusivement  des  sentimens 
que  doit  nourrir  et  provoquer  l'aspect  de  nos  sanctuaires,  les  idées 
et  les  émotions  chrétiennes  ne  seraient-elles  pas  pour  le  moins  aussi 
vivement  excitées  et  entretenues  par  la  vue  des  premiers  et  naïfs 
symboles  qui  ont  édifié  la  jeunesse  de  l'église  que  par  le  spectacle 
de  l'Evangile  transporté  par  Paul  Véronèse  dans  un  palais  vénitien 
ou  par  Rembrandt  dans  une  cave  éclairée  des  reflets  d'une  flamme 
invraisemblable  ?  Admettons  donc  ces  restitutions  un  peu  arbitraires 
d'un  passé  maintenant  mieux  connu,  et,  sans  les  admirer  avec  excès, 
rendons  justice  au  talent  et  surtout  à  l'industrieuse  adresse  qui  fa- 
çonne ces  trompe-l'œil  d'un  nouveau  genre.  C'est  tout  au  moins  une 
curiosité  distinguée,  un  goût  intelligent  qu'il  faut  tolérer,  encoura- 
ger même,  pourvu  qu'on  n'en  tire  pas  de  conséquences  trop  favo- 
rables aux  préraphaélites,  car  l'âge  triomphal  de  l'art  moderne  doit 
toujours  rester  compris  entre  la  jeunesse  de  Léonard  de  Vinci  et  la 
mort  de  Michel-Ange  (1480-1 56/i). 

Au  fond,  sans  peut-être  le  prévoir,  les  artistes  allemands  ont  été 
ramenés  à  cette  dernière  idée  par  les  travaux  mêmes  que  le  roi  de 
Ravière  leur  a  fait  entreprendre.  L'engouement  mystique  qui  avait 
fait  un  principe  d'esthétique  de  la  proscription  de  l'art  de  Phidias 
comme  de  l'art  de  Raphaël  est  antérieur  à  ce  qu'on  peut  appeler  la 


MUNICH,    l'art    par    LA    CRITIQUE.  23 

renaissance  de  Munich.  Quand  celle-ci  a  commencé,  on  en  était  à 
regarder  comme  le  type  de  l'art  la  peinture  byzantine,  c'est-à-dire 
la  décadence  de  l'art  grec  transporté  dans  le  christianisme.  Peut- 
être  est-ce  encore  pour  satisfaire  à  ces  fantaisies  systématiques  que 
le  calque  architectural  des  églises  du  moyen  âge  a  été  commandé  et 
qu'on  a  fait  construire  Saint-Boniface  et  la  chapelle  de  Tous-les- 
Saints.  Nous  avons  vu  par  quel  ordre  d'idées  ces  essais  peuvent  en- 
core être  raisonnablement  justifiés;  mais  par  l'universalité  de  son 
goût  archéologique,  par  ses  relations  fréquentes  avec  la  Grèce  et 
l'Italie,  le  roi  Louis  ne  pouvait  exclusivement  encourager  une  école 
"exclusive,  et,  en  appelant  tout  l'art  contemporain  à  suivre  dans  ses 
imitations  le  cours  entier  de  l'histoire,  il  a  tout  au  moins  rendu  la 
liberté  et  rouvert  la  carrière  à  l'admiration  comme  au  talent.  Par  la 
simple  comparaison  des  écoles  et  des  modèles,  la  nature,  la  vie,  la 
beauté  ont  repris  leur  empire,  et  la  discipline  monastique  d'une 
réaction  puérile  a  cessé  d'opprimer  et  d'appauvrir  l'esprit  humain. 

III. 

C'est  avec  ces  sentimens  que  je  suis  entré  à  la  Pinacothèque, 
dont  il  me  reste  à  parler,  et  je  les  y  ai  conservés.  J'essaierai  d'épar- 
gner au  lecteur  ces  énumérations  de  tableaux  qui  ressemblent  aux 
pages  d'un  catalogue,  et  de  ne  lui  soumettre  que  des  réflexions 
qu'il  contrôlera  par  les  siennes. 

Le  premier  tableau  que  l'on  voit  en  entrant  dans  la  Pinacothè- 
que est  un  tableau  d'Albert  Durer.  De  ce  tableau  et  de  son  pendant, 
deux  portraits  des  chevaliers  Lucas  et  Etienne  Baumgartner  de  Nu- 
remberg, portraits  où  la  vérité,  le  naturel,  la  netteté,  la  vigueur  et 
le  coloris  rachètent  bien  la  sécheresse  et  la  laideur,*  on  pourrait 
partir  pour  suivre  toute  l'œuvre  du  peintre  et  étudier  dans  un  de 
ses  plus  grands  maîtres  le  développement  de  l'école  allemande;  mais 
Albert  n'en  est  pas  le  créateur.  Il  est  l'élève  de  Wohlgemuth,  qui 
n'est  pas  lui-même  un  artiste  ordinaire,  et  qui  ne  fut  pas  sans  pré- 
décesseurs. Cependant  nous  ne  remonterons  pas  plus  loin  que  l'é- 
cole de  Cologne,  qui  peut  même  se  réduire  à  un  seul  nom,  maître 
Wilhelm,  le  meilleur  f»eintre  de  toute  l'Allemagne,  dit  une  chroni- 
que (1380).  Trois  ou  quatre  cadres  lui  sont  attribués  à  Munich,  mais 
sans  authenticité.  L'usage  est  de  lui  donner  les  meilleurs  des  ta- 
bleaux allemands  qui  paraissent  appartenir  à  son  époque;  on  les  re- 
connaît à  divers  caractères.  Le  dessin  est  gauche  comme  la  compo- 
sition; la  couleur  a  plus  de  vivacité  que  de  relief;  l'expression  souvent 
touchante  est  obtenue  sans  une  étude  approfondie  de  la  nature;  on 
remarque  même  une  tendance  à  l'élévation  qui  fut  arrêtée  par  l'in- 
fluence des  Van  Eyck.  Jean  Van  Eyck,  à  qui  reste  toute  la  renom- 


24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mée  qu'il  devrait,  dit-on,  partager  avec  son  frère,  fit  connaître, 
comme  on  sait,  la  peinture  à  l'huile  au  nord  de  l'Europe.  C'est  lui 
qui  apprit  à  peindre  aux  Allemands;  mais  il  leur  apprit  la  pein- 
ture llamande.   L'école  de  Bruges,    éminente  pour   la  précision, 
l'exactitude,  la  finesse,  la  couleur,  ne  vise  pas  à  l'élévation,  et  de- 
puis que  le  mot  fort  commode  de  réalisme  a  été  inventé,  on  le  lui 
applique.   C'est  donc  le  réalisme  que  Martin  Schoen  rapporta  de 
Bruxelles  à  ses  compatriotes,  et  l'école  des  bords  du  Rhin,  puis  celle 
de  la  Souabe  se  modifièrent  en  se  rapprochant  de  plus  en  plus  dé 
l'exacte  nature.  Ce  qu'on  appelle  le  rendu  fut  pour  elle  le  comble 
de  l'art.  On  suivit  les  maîtres  flamands  sans  les  égaler  en  délica- 
tesse. Le  premier  Holbein  que  dix-huit  tableaux  nous  font  connaî- 
tre à  Munich  montre,  avec  la  sécheresse  inévitable,  un  savant  tra- 
vail, un  talent  d'exécution  qui  serra  de  près  la  réalité  en  s'efforçant 
de  ne  pas  l'enlaidir.  Barthélémy  Zeitblora  a  des  qualités  analogues, 
mais  il  est  moins  coloriste.  Wohlgemuth  les  suit  de  près,  et  selon 
moi  les  dépasse.  A  Saint-Maurice  de  Nuremberg  son  saint  George 
et  son  saint  Sebald,  à  Munich  sa  sainte  Catherine  et  sa  sainte  Barbe, 
ses  scènes  de  la  passion,  du  jardin  des  Oliviers  à  la  résurrection, 
offrent  cette  singularité  naïve  qui  fait  sourire,  cette  sécheresse  tran- 
chante qui  exclut  le  charme  et  la  grâce;  mais  partout  son  pinceau 
habile  et  ferme  atteint  une  vérité  de  ton  et  d'exécution  qui  élève 
parfois  le  naturel  jusqu'au  pathétique.  J'admire  son  Crucifiement  et 
sa  Résurrection.  Il  annonce  déjà  son  grand  élève,  Albert  Durer.  Or- 
fèvre, sculpteur,  graveur,  celui-ci  avait  acquis  cette  sûreté  de  main 
et  cette  franchise  de  contours  qui  ne  produisent  pas  toujours  des 
effets  agréables,  mais  qui  font  partager  au  spectateur  la  confiance 
du  peintre.  On  serait  tenté  de  le  prendre,  sur  la  foi  de  ses  gravures, 
pour  un  homme  d'une  imagination  féconde  et  singulière,  pour  un 
dessinateur  habile  qui  transporte  dans  la  peinture  l'âpreté  du  des- 
sin linéaire,  et  qui  rappelle  sans  les  égaler  le  fini  et  l'éclat  du  coloris 
flamand;  mais  la  comparaison  de  ses  œuvres  à  diverses  époques  ré- 
vèle bientôt  un  talent  large  et  flexible  qui  s'assouplit  et  s'élève  avec 
le  temps  et  sort  à  volonté  du  cadre  où  il  s'est  formé.  On  reconnaît 
non  pas  seulement  un  artiste  capable,  mais  un  grand  peintre.  Sans 
doute  si  l'on  débute  par  ses  deux  Baumgartner,  on  voit  deux  figures 
maigres,  laides,  étrangement  accoutrées,   qui,  malgré  leurs  cos- 
tumes et  leurs  armures,  conservent  un  air  bourgeois  sous  un  titre 
et  un  ajustement  chevaleresques.  Elles  grimacent  un  peu  et  n'en 
sont  pas  moins  naturelles.  Quant  à  la  noblesse,  à  la  grandeur,  et 
surtout,  chose  plus  précieuse,  à  la  beauté,  ne  la  cherchez  pas  là. 
De  même  à  Nuremberg  la  Descente  de  croix,  YEcce  Homo,  plus 
encore  le  Portement  de  croix  à  Munich  et  la  Naissance  de  Jésus 
sont  d'une  main  qui  sait  peindre,  mais  d'un  esprit  qui  n'a  rien  vu. 


MUNICH,    l'art    par    LA    CRITIQUE.  25 

Il  faut  pour  admirer  beaucoup  de  tolérance;  il  faut  faire  bon  mar- 
ché de  la  vérité  historique,  de  la  vraisemblance  morale,  de  la  di- 
gnité du  style. 

Mais  si  vos  regards  se  portent  sur  une  Vierge  moui'ante  entourée 
des  apôtres,  puis  sur  ces  quatre  apôtres  partagés  en  deux  cadres, 
enfin  sur  le  portrait  qu'il  a  fait  de  lui-même,  ce  n'est  pas  seulement 
un  progrès,  c'est  un  changement.  On  dirait  qu'il  a  découvert  le 
beau.  Qu'est-il  donc  arrivé?  Errant  et  curieux,  l'esprit  et  les  yeux 
ouverts,  le  Teuton  Albrecht  est  allé  en  Italie.  Sa  manière  aussitôt, 
surtout  son  sentiment  de  l'art,  ont  grandi.  Son  portrait,  du  genre  le 
plus  sérieux  et  le  plus  noble,  semble  travaillé  dans  le  goût  de  Léo- 
nard de  Vinci;  ses  apôtres  pourraient  avoir  été  peints  à  Bologne  ou 
même  à  Rome.  Le  caractère  des  têtes,  la  largeur  des  draperies,  le 
procédé  général,  qui  n'a  plus  rien  de  local  et  de  minutieux,  tout  in- 
dique que  le  peintre  a  reçu  comme  une  révélation  nouvelle.  Il  est 
au-dessus  de  son  pays,  il  est  au-dessus  de  lui-même.  Peut-être 
aussi  est-il  moins  lui-même,  car,  en  s' approchant  du  grand  beau, 
l'originalité  s'efface.  Ce  n'est  plus  l'Albert  Diirer  auquel  nous  nous 
étions  attendu.  Ailleurs  qu'en  Italie,  l'art  n'était  guère  que  l'expres- 
sion visible  de  l'esprit  du  moyen  âge.  Or  l'esprit  du  moyen  âge  est 
étroit  et  timide  :  ni  la  pénétration,  ni  l'activité,  ni  l'énergie,  ne  lui 
ont  été  refusées  ;  mais  la  hardiesse  lui  manque,  la  hardiesse  et  la 
confiance  en  lui-même,  tout  ce  qui  cherche,  tout  ce  qui  conquiert, 
tout  ce  qui  assure  la  liberté.  Seule,  la  renaissance,  qui  est  née  en 
Italie,  a  émancipé  l'art  comme  tout  le  reste.  Dans  les  communes  de 
Flandre,  dans  ces  cités  allemandes,  surtout  dans  ces  villes  impé- 
riales, qui  leur  ressemblaient  pour  le  mouvement,  la  richesse  et 
une  indépendance  relative,  l'esprit  du  moyen  âge  acquérait,  dé- 
ployait ce  besoin,  cet  instinct  de  franchise  locale  et  limitée  qui  a  si 
longtemps  paru  à  nos  pères  le  maximum  de  la  li])erté  permise  à 
notre  race.  Dans  l'ordre  intellectuel  se  développait  une  disposition 
analogue  ;  une  inspiration  contrainte  y  devait  créer  un  art  attentif, 
soigneux,  laborieux,  ingénieux  même,  qui  reproduisit  avec  exacti- 
tude la  réalité,  qui  en  conserva  l'expression,  qui  lui  prêta  même 
tous  les  ornemens  qui  dépendent  du  travail  et  de  la  richesse.  C'était 
un  art  bourgeois  comme  le  milieu  où  il  a  pris  naissance.  Ce  style, 
cette  manière  de  concevoir  la  représentation  des  choses,  se  seraient 
maintenus  sans  altération,  si  les  écoles  restaient  absolument  étran- 
gères les  unes  aux  autres.  L'imitation,  dont  on  se  plaint  comme 
d'un  fléau  pour  le  talent,  est  un  moyen  de  perfectionnement;  elle 
recueille  les  fruits  du  travail  des  générations  et  des  nations  diverses; 
elle  fait  que  le  génie  d'un  lieu  ou  d'une  époque  profite  à  tous  les 
temps  et  à  l'univers.  Albert  Diirer  en  est  un  grand  exemple;  mais 


26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'imitation  ne  tourne  aussi  bien  qu'à  ceux  qui  sont  de  force  à  être 
originaux. 

Aussi  se  peut-il  que  ceux  des  Allemands  qui  sont  restés  plus  étroi- 
tement fidèles  à  l'art  national,  que  ScliafTner,  Feselen,  Behm,  Lu- 
cas Kranagh,  Burgkmayr,  se  fassent  regarder  avec  plus  d'intérêt 
dans  les  galeries  de  Munich  que  Pencz,  Dauffet,  Loth,  qui  nous  con- 
duisent insensiblement  à  la  peinture  agréable  et  banale  de  Raphaël 
Mengs  et  d'Angelica  Kauflmann.  On  préférera  à  cet  art  raisonnable, 
qui  suppose  du  goût,  des  connaissances  et  un  certain  acquis,  l'é- 
trangeté  naïve  de  ces  peintres  qui  semblaient  n'avoir  que  des  yeux 
et  des  mains,  et  qui,  copiant  exclusivement  leur  temps  et  leur  pays, 
traitaient  l'histoire  à  la  manière  du  genre,  et  dénaturaient  leurs  su- 
jets par  des  anachronismes  et  même  des  contre-sens,  mais  ne  ces- 
saient pas  un  moment  de  répandre  dans  leurs  compositions  le  mou- 
vement et  la  vie.  Aujourd'hui  surtout,  on  aime  à  noter  les  traits  de 
mœurs,  les  variations  du  goût,  les  signes  des  temps.  On  n'exigera 
point  avec  pédanterie  l'exactitude  du  costume,  pas  même  la  fidélité 
à  la  vraisemblance ,  à  la  vérité  morale  ;  on  ne  cherchera  dans  tous 
les  systèmes  que  le  talent  de  peindre ,  et  on  l'admirera  toutes  les 
fois  qu'il  aura  rendu  ce  qu'il  voulait  rendre;  mais  en  s' arrêtant  avec 
complaisance  devant  les  œuvres,  bien  que  bizarres,  de  l'école  stric- 
tement germanique,  qu'on  m'accorde  que  ces  très  habiles  gens  ne 
se  formaient  pas  une  idée  fort  élevée  de  la  beauté  ni  de  la  vérité; 
leur  idéal  était  prosaïque.  La  Vénus  de  Lucas  Kranagh  à  Nurem- 
berg, môme  la  Baigneuse  de  Zeitblom  à  Stuttgart,  sont  modelées 
dans  le  clair  avec  une  adresse  infinie.  Ces  figures  grêles  et  pincées 
étonnent  lorsqu'on  songe  que  le  peintre  s'est  interdit  toutes  les 
ressources  du  clair-obscur;  mais  le  souvenir  de  1^  moindre  statue 
antique  remet  ces  jolies  bourgeoises  à  leur  place.  La- fraîche  et  pi- 
quante grisette  que  ce  même  Lucas  Kranagh  nous  donne  pour  la 
femme  adultère  suffit  pour  le  convaincre  de  n'avoir  pas  senti  en  ar- 
tiste la  gravité,  la  majesté  des  scènes  de  l'Évangile,  et  lorsque 
Michel  Gocxie  revêt  saint  Jean-Baptiste  d'un  riche  et  fastueux  habit, 
comment  pourrait-il  avoir  compris  l'individualité  et  la  grandeur  de 
l'inculte  précurseur  du  sauveur  des  hommes?  Qu'on  est  loin  de  ce- 
lui qui  a  posé  sur  un  rocher  ce  jeune  homme  nu,  la  main  levée,  la 
bouche  ouverte,  seul,  crianl  dans  le  désert! 

Ce  que  j'admire  dans  Albert  Durer,  c'est  d'avoir  ennobli  son  style 
sans  en  effacer  le  caractère.  Le  même  mérite  me  frappe  dans  un 
autre  artiste  moins  célèbre  et  aussi  Allemand  que  lui  :  c'est  son 
compatriote  Pierre  Yischer.  Dans  l'église  de  Saint-Sebald,  on  vous 
fait  remarquer  avant  toutes  choses  la  châsse  du  saint  qui  lui  donne 
son  nom.  C'est  un  petit  monument  en  bronze,  ayant  la  forme  d'une 


MUNICH,    l'art   par    LA    CRITIQUE.  27 

chapelle  gothique  dont  les  parties  pleines  auraient  disparu,  et  dont 
il  ne  resterait  que  les  fuseaux,  les  nervures  et  les  ornemens.  C'est 
une  cage  à  jour  délicatement  ciselée,  richement  décorée.  Jusque-là 
tout  est  moyen  âge,  et  même  un  bon  nombre  de  bizarreries  attestent 
le  goût  hasardé,  bigarré,  qui  présidait  alors  à  la  conception  et  au 
choix  des  détails.  Par  exemple,  tout  l'édifice  est  supporté  par  des 
colimaçons;  mais  à  tous  ses  étages  il  est  flanqué  de  statuettes,  et 
celles-ci  appartiennent  à  l'art  le  plus  pur  et  le  plus  élevé.  Les  pe- 
tits anges  ou  plutôt  les  petits  génies  qui  rampent  sur  les  rebords 
des  corniches  n'ont  rien  de  cette  maigreur  raide  et  pauvre  que  les 
artistes  du  Nord  infligent  même  à  l'enfant  Jésus.  Ce  sont  de  gros 
et  joyeux  enfans  qui  se  jouent  avec  beaucoup  de  vie  et  de  grâce, 
et  quant  aux  figures  allégoriques,  surtout  aux  figures  des  apôtres, 
elles  sont  conçues  et  exécutées  comme  devraient  l'être  les  statues 
de  Saint-Pierre  de  Rome.  Elles  ont  la  dignité,  le  sérieux,  la  no- 
blesse, le  calme  et  l'aisance  des  attitudes,  cette  ampleur,  cette  lar- 
geur qui  se  montrent  jusque  dans  les  plis  des  draperies,  et  que  l'art 
gothique  n'a  guère  connues.  JÎvidemment  Pierre  Yischer  est  de  la 
famille  des  artistes  de  premier  ordre.  Au  nombre  de  toutes  ces  figu- 
rines, il  a  mis  la  sienne  et  celle  de  ses  deux  fils.  Parmi  les  petits 
génies  nus,  on  en  voit  un  aussi  dont  la  tête  doit  être  un  portrait  et 
que  distingue  entre  tant  d'autres  une  chevelure  coupée ,  comme  on 
disait  il  y  a  quelque  temps^  à  la  Perrinet  Leclerc;  mais  l'image  la 
plus  curieuse  est  celle  de  l'auteur  lui-même.  Elle  est  très  populaire 
en  Allemagne,  partout  modelée  en  terre  cuite,  en  biscuit,  dessinée 
ou  photographiée.  C'est  un  bon  gros  ouvrier  en  tablier,  le  bonnet 
enfoncé  jusque  sur  les  oreilles.  Il  a  plus  l'air  d'un  forgeron  que 
d'un  successeur  de  Phidias  ou  de  Polyclète.  Et  cependant  cet  arti- 
san buveur  de  bière  a  vu  de  ses  deux  yeux  dans  son  atelier  enfumé 
se  dessiner  les  formes  sévères  du  genre  de  beauté  que  revêt  l'idéal 
dans  l'imagination  des  artistes  de  l'école  de  Platon. 

Voilà  donc  deux  artistes,  Albert  Diirer  et  Pierre  Yischer,  qui  nous 
apprennent  comment,  en  conservant  le  caractère  national,  l'art  ger- 
manique pouvait  se  hausser  au  pur  et  vrai  beau.  Je  les  cite,  parce 
qu'ils  ont  eu  peu  d'imitateurs,  ou  parce  que  ceux  qui  ont  fait  effort 
pour  marier  l'Italie  à  l'Allemagne  sont  en  général  devenus  des  clas- 
siques plus  ou  moins  corrects,  plus  ou  moins  élégans,  mais  effacés, 
indécis,  faisant  peu  d'impression  et  laissant  peu  de  souvenirs.  Après 
Albert  Diirer,  le  premier  peintre  de  la  Souabe  est  Hans  Holbein. 
L'auteur  exact  de  ces  portraits  secs  et  vrais,  qui  portent  les  signes 
d'une  ressemblance  incontestable,  était  plus  en  droit  de  s'en  tenir  à 
la  manière  allemande;  mais,  quoiqu'à  Munich  il  n'ait  que  des  por- 
traits, c'est  un  peintre  d'histoire,  et  comme  il  en  est  peu  dont  la  main 


28  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

fût  plus  savante,  nous  nous  arrêterions  longtemps  avec  lui,  si  nous 
étions  à  Dresde,  où  la  bonne  foi  germanique  a  fait  d'une  de  ses  ma- 
dones le  pendant  de  la  Vierge  de  San  Sisto.  Rien  n'est  plus  propre 
que  ce  rapprochement  à  faire  juger  les  deux  écoles,  les  deux  arts, 
l'Allemagne  et  l'Italie,  je  veux  ^lire  l'excellent  et  le  sublime;  mais 
nous  sommes  à  Munich,  où  d'cxcellens  portraits  de  Holbein  n'ajou- 
tent rien  à  ce  que  nous  savons  de  lui.  Ne  sortons  pas  encore  du 
cercle  de  la  peinture  du  Nord. 

On  sait  qu'elle  se  divise  en  trois  écoles  principales  :  celle  de  l'Al- 
lemagne, l'école  flamande  et  l'école  hollandaise.  Quoique  celle-ci 
soit  à  Munich  largement  représentée,  on  ne  peut  parler  de  ces  petits 
tableaux  vSans  devenir  aussi  minutieux  que  la  peinture  qui  les  a  pro- 
duits; passons  vite,  et  négligeons  tout  ce  qui  n'offre  guère  que  des 
beautés  familières.  Au  milieu  de  tous  ces  humbles  copistes  de  la 
réalité  domestique,  de  tous  ces  micrographes  du  crayon  et  du  pin- 
ceau, qui  se  passionnent  pour  le  fait  et  pour  le  rendu,  un  seul 
homme  a  tiré  du  fond  même  de  cet  art,  qui  travaille  à  la  lampe  et  à 
la  loupe,  un  idéal  de  son  invention,  car  l'idéal  de  Rembrandt  est 
plutôt  r Imaginative.  C'est  moins  la  réalité  que  l'effet  de  la  réalité 
éclairée  d'une  lumière  dont  il  a  le  secret.  Son  art  est  un  flambeau 
dont  seul  il  dispose;  par  ses  rayons,  ses  reflets  et  ses  ombres,  il 
transforme  jusqu'aux  scènes  vulgaires  qu'il  retrace;  il  prête  un  éclat 
fantastique  même  à  de  simples  vues  d'intérieur,  qui  deviennent 
presque  des  tableaux  d'histoire.  A  Munich,  le  prestige  de  Rembrandt 
se  manifeste  non-seulement  dans  les  portraits ,  mais  dans  une  Des- 
cente de  croix  et  dans  une  Ascension  qui  semblent  illuminées  d'une 
splendeur  surnaturelle. 

Mais  la  branche  flamande  de  la  peinture  des  Pays-Bas  appelle 
tout  autrement  nos  regards.  Après  Van  Eyck  vient  Hemling.  Un 
coup  d'œil  superficiel  les  confond  tous  deux.  Le  second  n'est  pas 
même  l'élève  du  premier,  et  pour  le  sentiment  comme  pour  la  ré- 
flexion il  le  dépasse.  Il  a  moins  de  sécheresse,  moins  de  dureté,  et 
l'expression  morale ,  qu'il  cherche  davantage  et  rencontre  mieux, 
le  place  au-dessus  des  créateurs  de  l'école;  mais  les  Hemling  sont 
rares,  et  ceux  de  Munich  sont  contestés.  Bientôt  Metzys  nous  ra- 
mène aux  sujets  de  genre  traités  dans  les  proportions  de  l'histoire, 
et  ses  éternels  usuriers,  changeurs  ou  poseurs  d'or  ne  sont  pas  pour 
rehausser  le  but  où  doit  viser  un  talent  sérieux.  Après  lui  Van  Or- 
ley,  Hemskerke,  Sustermann,  Mabuse,  Schoorel,  Cocxie,  vont  tous 
en  Italie  et  semblent  briguer  ce  titre  de  Raphaël  flamand  qui  fut 
donné  à  deux  ou  trois  d'entre  eux,  et  que  la  postérité  n'a  conservé 
a  aucun.  Cependant  ils  y  ont  gagné  d'adoucir  les  duretés  de  l'école, 
d'assouplir  leur  manière  et  d'épurer  leur  composition;  mais  aucun 


MUNICH,    l'art   par   LA   CRITIQUE.  '29 

d'eux  n'a  renoncé  à  ses  qualités  originelles,  et  je  ne  vois  guère 
dans  toute  la  Pinacothèque  qu'une  pieta  de  Susterniann  qui  pro- 
duise l'eflet  d'un  tableau  italien.  Cependant  cette  imitation  répétée 
des  modèles  ultramontains  énervait  peu  à  peu  l'école  sans  la  régé- 
nérer. Il  lui  fallait  un  de  ces  hommes  qui  réforment  en  créant,  un 
de  ces  hommes  qui  manquaient  alors  partout.  Il  lui  fut  donné.  Ru- 
bens  est  le  seul  peintre  créateur  qui  ait  paru  au  xyii*"  siècle.  A  Mu- 
nich, Rubens  se  montre  avec  toute  l'importance,  et  je  dirai  tout  le 
fracas  d'un  faiseur  de  révolutions.  Il  remplit  une  grande  salle  et  un 
grand  cabinet  de  quatre-vingt-huit  tableaux.  C'est  une  si  grande 
quantité  de  peinture,  une  telle  profusion  de  figures,  il  y  a  tant  de 
choses  jetées,  lâchées,  risquées,  outrées,  que  plus  que  jamais  il  faut 
y  regarder  longtemps  pour  s'y  faire.  Rubens,  du  moins  c'est  ce  que 
j'éprouve,  ne  plaît  pas  à  la  première  vue.  Ce  n'est  qu'après  avoir 
vécu  pour  ainsi  dire  avec  lui,  après  s'être  entouré  de  ces  êtres  si  vi- 
vans,  si  animés,  si  passionnés,  qu'il  appelle  en  foule  à  l'existence 
simulée  par  la  couleur,  qu'on  finit  par  se  reconnaître  dans  cette 
cohue  de  formes  humaines,  et  distinguer  entre  tant  de  sensations 
confuses  ce  qui  les  dépasse  pour  pénétrer  jusqu'à  l'intelligence  et 
jusqu'au  sentiment.  Rubens  est,  on  peut  le  dire,  le  peintre  de  la 
chair.  C'est  celui-là  qui,  comparé  soit  aux  fra  Angelico,  soit  aux 
Zurbaran,  l'a  réhabilitée,  pour  employer  une  expresion  fameuse.  Le 
mal  n'est  pas  grand  lorsqu'il  s'agit  d'un  art  de  la  forme,  car  ceux-là 
prennent  la  peinture  pour  une  branche  de  la  littérature  qui  ne  lui 
demandent  que  d'exprimer  des  idées. 

Poussin  lui-même,  qui  a  quelque  peu  donné  dans  ce  travers,  l'ou- 
blie quand  il  retrace  ses  satyres  et  ses  nymphes;  mais  on  doit  avouer 
que  Rubens  abuse  un  peu  de  la  permission.  Un  certain  sensualisme 
ne  peut  être  proscrit  que  par  une  pruderie  étroite  et  maladive 
d'un  art  qui  parle  aux  yeux  et  qui  doit  être  large  comme  le  monde; 
mais  il  faut  que  le  goût  le  contienne  et  l'épure,  que  le  sentiment 
esthétique  l'élève  et  l'ennoblisse.  C'est  à  Titien  qu'on  doit  ici  de- 
mander exemple.  Titien  est  le  modèle  de  l'alliance  de  la  beauté  et 
de  la  vie,  de  la  forme  et  de  la  couleur.  La  chair  et  le  sang  échauf- 
fent et  remplissent  les  cadres  de  Rubens  jusqu'à  déborder  pour 
ainsi  dire,  et  devant  ces  monceaux  de  formes  pantelantes  on  est 
prêt  d'abord  à  détourner  les  yeux;  mais,  dès  que  l'observation  at- 
tentive a  débrouillé  l'écheveau,  que  l'expression,  toujours  si  vive- 
ment accusée,  s'est  fait  reconnaître  et  sentir,  quels  tons  chauds  et 
brillans  !  comme  partout  le  relief  jaillit  dans  la  lumière!  Le  mouve- 
ment qui  anime  toute  la  scène  vous  emporte  avec  lui ,  et  vous  vous 
sentez  jeté  dans  un  monde  extraordinaire,  où  la  nature  amplifiée, 
où  la  vie  surabondante  parle  à  la  sensibilité  surexcitée  comme  le 
spectacle  des  transports  de  la  bacchanale  antique. 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Dans  un  des  cadres  de  la  collection  du  Louvre  à  la  gloire  de  Marie 
de  Médicis,  Riibens,  ayant  besoin  pour  représenter  les  maux  et  les 
fléaux  détruits  d'un  Apollon  vainqueur  du  serpent  Python ,  a  ima- 
giné de  copier  l'Apollon  du  Belvédère.  Rien  ne  fait  mieux  voir  dans 
une  même  figure  le  contraste  des  deux  genres,  des  deux  génies.  Un 
tableau  de  la  galerie  de  Munich  prête  à  la  même  comparaison  :  c'est 
celui  que  le  catalogue  appelle  la  Réconciliation  des  Romains  et  des 
Sabins.  C'est  absolument  le  sujet  et  la  disposition  des  Sabines  de 
David.  Romulus  et  Tatius  sont  placés  de  même  :  tous  deux  s'arrê- 
tent dans  l'action.  Entre  eux,  des  groupes  de  femmes  ont  la  même 
place  et  le  même  rôle.  Telle  est  l'analogie  de  la  composition  qu'on 
a  peine  à  croire  que  David  ne  la  connût  pas  et  n'ait  pas  obéi  à  quel- 
que réminiscence.  Et  cependant  rien  n'est  plus  différent  :  ce  sont 
comme  les  deux  extrémités  de  l'art  du  peintre,  et  l'on  admire  quel 
vaste  champ  s'ouvre  au  talent  dans  un  art  où  le  même  sujet  peut 
se  recommencer  à  l'infmi.  Que  ne  pourrait-on  pas  dire  si  l'on  en- 
treprenait l'étude  comparative  des  Jiigemens  derniers  de  Rubens! 
La  Pinacothèque  n'en  contient  pas  moins  de  cinq,  en  y  comprenant 
une  scène  de  l'Apocalypse,  l'archange  Michel  précipitant  les  mau- 
vais esprits  dans  l'abîme.  On  peut  ne  pas  aimer  ces  grappes  de 
figures  raccrochées  l'une  à  l'autre  par  des  tours  de  force,  et  malgré 
l'autorité  de  sir  Josuah  Reynolds  il  est  difficile  de  regarder  la  Chute 
des  damnés  (250)  «  comme  un  des  plus  grands  efforts  de  génie  que 
l'art  ait  produits.  »  Le  groupe  de  la  Vierge  dans  le  Jugement  der- 
nier (258)  et  quelques  figures  nues,  malgré  des  entrelacemens 
amoncelés  avec  peu  de  goût,  le  rendraient  préférable  à  mes  yeux. 
Des  cinq  compositions,  la  meilleure  pourrait  être  la  résurrection 
des  bienheureux  (325)  ou  plutôt  des  bienheureuses,  car  Rubens 
n'admet  guère  que  des  femmes  parmi  les  élus.  Mais  réservons  toute 
notre  attention  pour  des  œuvres  moins  risquées,  par  exemple  pour 
ces  sept  enfans  portant  une  guirlande  de  fruits.  C'est  quelque  chose 
comme  un  dessus  de  porte;  mais  c'est  un  chef-d'œuvre  pour  le  co- 
loris, l'éclat,  la  richesse,  la  naïveté  et  la  grâce.  C'est  la  perle  de 
l'écrin  de  Rubens. 

Lorsque  l'on  compare  Rubens  aux  peintres  espagnols,  on  croit 
comprendre  pourquoi  l'Espagne  ne  devait  pas  éternellement  possé- 
der les  Pays-Bas.  L'incompatibilité  d'humeur  saute  aux  yeux.  11 
semble  que  le  génie  de  Philippe  II  ait  dans  ses  états  imprimé  à  l'art 
comme  à  la  foi  le  sceau  de  la  terreur.  La  peinture  espagnole  n'est 
guère  qu'un  épisode  curieux  et  intéressant  dans  l'histoire  de  l'art: 
mais  cet  épisode  n'a  eu  et  n'aura  aucune  suite,  et,  qut)ique  assez 
considérable,  le  contingent  de  l'Espagne  dans  la  Pinacothèque  n'a 
pas  une  valeur  éminente.  Je  ne  saurais  négliger  également  les  trois 
salles  et  les  six  cabinets  réservés  à  la  peinture  italienne.  Les  chefs- 


MUNICH,    l'art    par    LA    CRITIQUE.  31 

d' œuvre  n'y  abondent  pas,  je  ne  sais  même  si  le  mot  de  chef- 
d'œuvre  y  peut  être  prononcé;  cependant  Francia,  le  Pérugin, 
Luini,  fra  Bartolomeo,  Andréa  del  Sarto,  Titien,  y  font  leurs  preu- 
ves, et  l'on  pourrait  s'y  former  une  suffisante  idée  du  caractère  de 
leur  talent.  Il  n'est  pas  jusqu'au  Baroccio  qui  n'ait  là  deux  toiles 
fort  séduisantes  où  l'on  voit  quelle  coquetterie  il  portait  dans  les 
grands  sujets.  Enfin  le  catalogue  attribue  dix  ouvrages  à  Raphaël. 
C'est  beaucoup;  mais  sur  ce  point,  comme  sur  l'appréciation  parti- 
culière des  tableaux  italiens,  j'aime  à  renvoyer  à  M.  Viardot,  qui, 
précisément  parce  qu'il  s'y  connaît  mieux  que  moi,  admire  davan- 
tage (1).  Une  étude  de  la  figure  entière  de  la  sainte  Cécile  du  tableau 
de  Bologne,  une  étude  de  la  tête  du  saint  Michel  du  tableau  du  Lou- 
vre, deux  portraits  de  Raphaël  donnés  comme  de  lui,  quoiqu'un 
seul  paraisse  son  ouvrage  et  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  soit  de  lui 
peut-être  (2),  enfin  trois  vierges  authentiques  ou  tenues  pour  telles, 
voilà  ce  qui  prêterait  à  bien  des  réflexions,  car  Raphaël  est  inépui- 
sable ;  c'est  l'infini  que  la  perfection.  La  Madone  dite  de  la  casa 
Tempi  est  conçue,  ce  me  semble,  dans  le  même  esprit  que  la  Belle 
Jardiniêi^e.  La  Vierge  au  Rideau  ressemble  à  la  Vierge  à  la  Chaise 
mise  de  profil,  et  ce  changement  d'attitude  lui  fait  perdre  beaucoup 
pour  la  grâce  et  le  sentiment.  La  Sainte  Famille  dite  de  Cani- 
giani  est  une  composition  dont  l'ordonnance  est  nouvelle,  un  peu 
symétrique,  et  dont  les  beautés  n'arrivent  pas  à  la  perfection;  mais 
c'est  toujours  Raphaël,  et  qui  saurait  parler  aurait  beaucoup  à  dire. 
Une  seule  réflexion  nous  frappe  :  c'est  que  la  peinture  italienne,  et 
celle  de  Raphaël  avant  toute  autre,  si  libre  dans  ses  conceptions, 
si  parfaitement  affranchie  du  double  joug  des  formes  hiératiques 
et  d'une  imitation  servile  et  minutieuse  de  la  réalité,  n'a  usé  de 
sa  lilDerté  que  pour  ajouter  au  fond  des  sujets  qu'elle  traite  des 
accessoires  ou  des  conventions  d'un  genre  sérieux  et  digne  qui  en 
augmentent  l'impression  ou  pour  l'esprit  ou  pour  les  sens.  De  ces 
additions  à  l'idée  pure ,  la  plus  hasardée  est  la  magnificence  des 
Vénitiens,  et  l'invraisemblance  en  est  bien  compensée  par  l'effet 
pittoresque.  Dans  les  sujets  bibliques ,  où  elle  est  le  plus  dépla- 
cée ,  rien  ne  cesse  d'appartenir  à  la  grande  peinture,  et  c'est  là 
la  convenance  suprême.  Sur  le  reste,  une  grande  tolérance  doit 
être  accordée.  Toujours,  du  moins  par  le  caractère  de  noblesse  que 
la  peinture  italienne  a  conservé  même  aux  parties  de  l'art  qui  peu- 
vent dépendre  de  la  fantaisie,  elle  a  fait  régner  dans  toute  son  œu- 

(1)  Les  Musées  (V Allemagne,  1860. 

(2)  L'un  serait  tout  au  plus  une  caricature  du  portrait  de  Floi'ence.  L'autre  est  un 
bel  ouvrage  représentant  un  jouvenceau  frais  et  blond.  Une  phrase  équivoque  de  Vasari 
en  fait  l'image  de  Sanzio  suivant  Rumolir,  et  de  Bindo  Altoviti  selon  Passavant. 


W:  .v^tî^^^lJjE    DES    DEUX   MONDES.;,,^; 

vr^iïin#,hartnoaie  'moi^e^;q,ig^ï^a,,,Çrèçe  sQule  .pepMti;^  ,^yait  con- 
nue, et  à  ce  titre  elle  demeure  au-dessus  de  toutes  les  autres  écoles. 
Une  large  unité  daus  laquelle  domine  constamment  le  sentiment  de 
la.boauté,  voiià  l'exceUçjiiçg.  distinctive  de  cette  glorieuse  manifes- 
tation du  génie -de  l'art,  et, chez  aucun  peintre  cette,  excellence  ne^ 
s'est  montrée  avec, au^art^;de  pureté  que  chez  Raphaël.  C'est  par  là 
que,  sans  préjudice  de  la  variété  et  de  la  supériorité  dans  toutes  les" 
autres  parties  de  l'art,  iVltalie  doit  servir  à  tout  jamais  de  modèle, 
et  que  tout  ce  q\u,tQiiçhetui  pinceau  doit  tenir  Raphaël  pour  son 
maître.:  ,  .  Mipnjsfn  sk  aiBësb  el  jioiîigoqrri 
ii'-^  •'«'1  je  rioj8df0EX4n9rn9l.sgènJ  jf! 

-ot-Vi  ;ii-i9d  ■aiBirmb  gaoïsf/b  egnjs'i^ 

"Malgré  fes^'fiffoi^ts^'soun'eïit  heureux 'quVftt  faits  les  artistes  -de 
Munich,  peintres,  architectes,  sculpteurs,  pour  mettre  dans  ces  in- 
nombrables monumens  leur  part  individuelle  de  création,  on  est 
forcé  de  convenir  que  tout  porte  ici  plutôt  l'empreinte  de  l'intelli- 
gence qui  imite  que  du  génie  qui  invente.  C'est  la  critique,  c'est 
l'esprit  critique  du  moins  qui  partout  a  dominé.  C'est  pour  avoir 
étudié,  comparé,  jugé,  qu'on  a  pu  concevoir  l'idée  et  former  l'en- 
treprise de  simuler  sUr'  une 'grande  échelle  et  dans  la  même  en- 
ceinte l'œuvre  des  siècles  et  des  peuples  divers,  de  ressusciter  à  la 
fois  l'art  grec  et  l'art  gothique,  et  d'évoquer  le  génie  de  l'Orient  en 
même  temps  que  celui  de  la  renaissance.  Un  éclectisme  plus  ou 
moins  éclairé,  plus  ou  moins  hardi,  était  la  seule  liberté  permise  à 
ces  artistes  obligés  de  consulter  à  chaque  instant  leurs  souvenirs  et 
les  règles  constatées  par  leurs  études  pour  ne  rien  faire  en  compo- 
sant qui  ne  fût  strictement  conforme  au  type  historique  qu'ils  de- 
vaient reproduire  presque  avec  les  défauts  qui  le  caractérisaient. 
Rien  lïe  s'est  donc  fait  de  nos  jours  qui,  autant  que  le  réveil  de 
l'art  en  Bavière,  portât  le  cachet  du  temps,  de  ce  temps  où,  dit-on, 
le  jugement  a  remplacé  l'imagination,  et  je  ne  puis  m'empêcher 
d'ajouter  que  si  l'on  considère  en  lui-même  et  dans  ses  œuvres  pro- 
pres l'art  qui  a  suivi  ce  réved,  il  attestera  en  effet  plus  de  science 
que  de  génie,  plus  d'intention  que  d'exécution.  ù;ff    noitirinj?» 

La  peinture  peut  être  prise  pour  base  d'appréciation.  Si  l'on  étu- 
die les  ouvrages  qu'elle  étale,  soit  dans  la  salle  d'exposition  perma- 
nente, soit  même  dans  fe  nouvelle  Pinacothèque,  on  trouve  un  assez 
bon  nombre  de  tableaux  de  genre  d'un  mérite  égal  à  celui  dont  les 
Allemands  ont  fait  preuve  dans  nos  expositions  parisiennes.  Encore 
les  Belges  obtiennent^ils  parfois  le  premier  rang,  et  cette  imitation 
libre  de  l'école  (lamande  qu'ils  nous  ont  fait  connaître  laisse  peu  de 
place  à  la  grande  et  sérieuse  peinture,  à  la  peinture  d'histoirél. 


MUNICH,    L*ART    PAR    LA    CRITIQUE.  33 

Comme  parmi  nous  le  goût  en  paraît  décliner,  il  est  juste  de  citer 
les  exceptions.  Parmi  les  ouvrages  contemporains  définitivement 
admis  à  la  nouvelle  Pinacothèque,  on  ne  peut  passer  sous  silence 
l'Ascension  et  le  Christ  guérissant  les  malades  de  Schraudolpb,  la 
Cène  et  la  Vierge  sur  un  trône  de  Henri  Hess,  la  Mort  de  Wallcn- 
stein  de  Piloty,  le  Bêluge  de  Schorn,  à  qui  la  mort  n'a  pas  permis 
de  l'achever,  la  Destruction  de  Jérusalem  par  Kaulbach,  qui  est  fort 
admirée  à  Munich.  Ces  tableaux  ont  beaucoup  de  valeur,  et  les  deux 
derniers  sont  de  grandes  machines  qui  offraient  toutes  les  difficultés 
de  l'art.  La  pensée,  la  composition,  le  dessin  ne  manquent  dans  au- 
cune, eties  recommandent  inégalement.  Kaulbach  a  fait  acte  d'ima- 
gination ;  mais,  chose  étrange  chez  ces  derniers  héritiers  des  créa- 
teurs de  la  peinture  allemande,  la  mollesse  et  quelquefois  la  pâleur 
sont  un  défaut  assez  général.  C'est  la  force  et  l'originalité  qu'on 
cherche  en  vain,  et  les  Allemands  d'aujourd'hui,  encore  suffisam- 
ment coloristes  quand  ils  suivent  les  Flamands,  cessent  de  l'être 
quand  ils  abordent  la  peinture  d'histoire.  Cependant  je  trouve  une 
exécution  plus  ferme  et  plus  assurée  dans  une  Sainte  Famille 
d'Overbeck,  habile  imitation  de  Raphaël  encore  élève  du  Pérugin. 
Dans  un  style  moins  sévère  et  sorties  des  mêmes  mains,  V Italie  et 
l'Allemagne^  sous  l'image  de  deux  jeunes  filles,  brune  et  blonde, 
qui  se  tiennent  embrassées,  forment  un  groupe  charmant  dont  le 
seul  tort  est  d'exprimer  une  pensée  mensongère.  Au  reste,  Over- 
beck  a  peut-être  bien  fait  cette  fois  de  descendre  des  hauteurs 
arides  de  sa  manière.  Il  a  fait  embrasser  une  paysanne  allemande 
et  une  paysanne  italienne,  non  l'Allemagne  et  l'Italie,  en  cela  il  a 
eu  raison. 

Mais  enfin  avec  tout  leur  mérite,  et  quoiqu'ils  se  soient  préser- 
vés de  toute  espèce  de  perruques  en  les  laissant  à  Cerbère,  ces  doctes 
artistes  n'ont  fait,  dans  les  sujets  sérieux,  qu'inaugurer  une  renais- 
sance classique,  et  peut-être  leur  œuvre  a-t-elle  plus  de  ressem- 
blance qu'ils  ne  pensent  avec  celle  de  Louis  David,  quoiqu'ils  aient 
plus  de  savoir  et  d'esprit.  Peut-être  tel  est-il  l'inévitable  résultat  de 
tout  mouvement  d'école  qui  procédera  de  la  critique  et  non  de  l'in^- 
spiration.  Maintenant  faut-il  dire  autant  de  mal  qu'il  est  d'usage 
d'en  dire  des  temps  où  la  critique  domine,  et  notre  siècle  est-il  par 
là  condamné  à  la  médiocrité  dans  les  arts  comme  dans  tout  ce  qui 
est  du  ressort  de  l'imagination?  C'est  une  autre  question ,  et  j'avoue 
que  l'arrêt  ainsi  motivé  m'a  toujours  paru  trop  rigoureux.  On  au- 
rait de  la  peine  à  prouver  que  les  belles  époques  du  génie,  même 
du  génie  poétique,  aient  été  exemptes  ou  dépourvues  de  ce  travail 
de  réflexion  sur  le  beau,  sur  le  vrai,  sur  les  moyens  de  réaliser 
l'un  et  d'atteindre  à  l'autre,  c'est-à-dire  de  toute  analyse  de  l'art  et 

TOME   XLVIU.  3 


3A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  ses  procédés,  et  si  ce  genre  de  recherches  suffisait  pour  éteindre 
l'esprit  créateur,  il  faudrait  immédiatement  rayer  de  la  liste  des 
beaux  temps  littéraires  non-seulement  notre  xvii^  siècle,  sacrifice 
que  certaines  gens  n'auraient  peut-être  pas  de  peine  à  faire ,  mais 
aussi  Tâge  d'Auguste,  c'est-à-dire  de  Virgile  et  d'Horace.  Nous  ne 
voyons  pas  qu'au  temps  auquel  Léon  X  a  usurpé  l'honneur  de  don- 
ner son  nom,  les  grands  artistes  aient  inventé  à  l'aventure  et  se 
soient  abstenus  de  méditer  sur  les  généralités  de  leur  art.  Les  au- 
teurs qui  ont  écrit  leur  vie  abondent  en  réflexions  critiques.  Léo- 
nard de  Vinci  avait  composé  un  traité  de  la  peinture.  Nous  avons 
de  Michel-Ange  lui-même  le  témoignage  que  tout  était  calculé  dans 
ses  compositions  si  fort  marquées  au  coin  d'un  génie  libre,  et  la 
correspondance  de  Raphaël  avec  Balthazar  Gastiglione  donne  |a 
preuve  qu'il  cherchait  métaphysiquement  les  sources  du  beau ,  et 
que  des  idées  dignes  de  Platon  guidaient  celui  qui  traçait  l'esquisse 
de  la  Vierge  à  la  Chaise  sur  le  disque  d'un  tonneau  à  la  porte  d'un 
cabaret  de  village.  On  ne  voit  guère  que  la  Bible  dans  ses  parties 
poétiques  et  peut-être  Homère  qui  justifieraient  pleinement  la 
théorie  qui  frappe  d'impuissance  l'artiste  initié  par  la  réflexion  aux 
secrets  des  arts.  Je  n'oserais  y  ajouter  même  les  poèmes  de  l'Inde 
que  nous  savons  contemporains  de  recherches  philosophiques  d'une 
subtilité  si  raffinée.  Malgré  les  côtés  incultes  de  son  génie  et  un  dé- 
font de  proportion  qui  ne  suppose  guère  un  goût  exercé ,  Dante  ne 
peut  être  considéré  comme  un  improvisateur  naïf  qui  compose  sans 
méditation,  car  le  défaut  de  proportion  et  de  mesure  est  aussi  le 
défaut  de  Michel-Ange,  le  moins  irréfléchi  des  artistes.  Shakspeare 
seul  a  peut-être  donné  la  vie  dramatique  aux  personnages  de  sa 
création  par  une  puissance  directe  et  spontanée ,  sans  avoir  philo- 
sophé sur  le  théâtre  ni  sur  le  cœur  humain;  car  on  ne  pourrait 
comprendre  dans  la  même  hypothèse  ce  Molière  qui,  de  son  aveu, 
étudiait  Plante  et  Térence  et  même  épluchait  les  fragmem  de  Mé- 
nandre  avant  d'oser  dire  :  «  Je  n'ai  qu'à  étudier  le  monde.  »  Enfin 
(il  faut  me  pardonner  de  brouiller  les  dates,  qui  n'ont  rien  à  faire 
ici),  le  temps  de  Périclès  est  celui  d'un  développement  incompa- 
rable de  l'esprit  humain  dans  le  champ  de  la  spéculation.  Il  est  im- 
possible d'attribuer  à  l'art  du  Parthénon  l'innocente  inexpérience 
du  sculpteur  des  marbres  d'Égine,  et  l'on  sait  que  Sophocle  lui- 
même  reprochait  à  Eschyle  comme  une  infériorité  de  bien  faire 
sans  savoir  ce  que  c'est  que  bien  faire.  Jamais  on  ne  me  persuadera 
que,  pour  avoir  analysé  la  beauté,  Platon  en  ait  fait  perdre  le  sen- 
timent à  ses  disciples,  et  que  pour  avoir  entendu  Diotime  au  ban- 
quet de  Socrate  on  fût  moins  apte  à  réaliser  sous  ses  plus  nobles 
formes  l'idéal  qu'il  a  défini,  Platon  lui-même  est  là  pour  démentir 


la  supposition.  Quel  pltis  grand  critique  et  quel  plus  grand  artistÇj? 
'  C'est  donc  à  d'autres  causes  qu'il  faut  à  certaines  époques  impu- 
ter la  décadence  de  l'art^  et  celle  de  notre  époque,  si  tant  est  qu'élire 
soit  réelle.  11  me  semblerait  plutôt  que  le  reproche  devrait  s'adres- 
ser à  un  certain  abus,  à  une  certaine  tendance  de  la  critique,  et  je 
n'ai  pas  caché  qu'en  aucXme  matièrp  iln'est.bon  d'étouffer  la  philo- 
sophie par  l'histoire.  L'écueil  de  l'impartialité,  c'est  l' indifférence  » 
et  une  certaine  passion  est  nécessaire  à  toute  fécondité.  L'amour  ^^t 
le  principe  dç  la  création,  et  toute  théorie  de  l'art  qui  ,réduirait^l|i 
beauté  à  une  pure  idée  serait  insùfTisante  et  stérile.  H  y  a,  j'en  d^e^- 
mande  pardon  à  nos  chers  philosophes,  iin  élément  sensible  insé- 
parable de  l'effet  et  de  la  nature  du  beau  :  il  faut  le  sentiment  pour 
l'admirer  comme  la  passion  pour  le  produire.  Ce  n'est  point  par 
une  erreur  fortuite  que  l'on  a  donné  à  la  science  du  beau  et  de  l'art 
ïe.nom  d'esthétique,  ce  qui  était  la  ramener  hyperboliquement  à  la 
sensation.  Il  n'y  a  dans  ce  mot  que  l'exagération  d'une  vérité. 

Il  se  peut  bien  que  le  monde,  en  vieillissant,  multiplie  tellement 
en  toutes  choses  les  exemples  et  les  points  de  vue,  qu'il  devienne 
très  difficile  de  faire  un  choix,  et  que  l'esprit,  surchargé  en  quelque 
sorte  d'observations,  de  souvenirs  et  de  jugemens,  ait  peine  àe.i) 
soulever  le  poids  et  à  trouver  assez  de  ressort  pour  s'attache^'  ay.QQ 
une  ardeur  féconde  à  telle  vérité,  à  telle  cause,  à  telle  forme,  à  tel 
emploi  de  la  pensée  et  des  moyens  d'expression  dont  elle  dispose. 
Un  scepticisme  souple  et  flottant  peut  résulter  dans  l'ordre  intellec- 
tuel comme  dans  l'ordre  moral  d'une  expérience  trop  diverse  ,eJL 
trop  étendue.  Ce  serait  un  faible  préservatif  contre  cette  dispositipii 
débilitante  qu'un  recours  de  parti-pris  à  quelque  préjugé  du  passé, 
et  r effort  de  combler  le  vide  que  le  temps  a  fait  dans  notre  esprit 
avec  ce  qu'il  a  détruit  dans  les  faits  ne  peut  produire  qu'un  rafïern\ 
missement  apparent  et  provisoire,  une  réaction  sans  solidité  et  sans 
durée.  Repêcher  quelques-uns  des  débris  du  naufrage,  ce  n'est  pas  ^e. 
moyen  de  reconstruire  le  navire  et  de  reprendre  la  mer.  Rude  et  s^^ 
vère  est  donc  la  condition  de  ceux  qui  ont  à  ranimer  en  eux-mêmes, 
dans  un  temps  d'analyse  universelîç,  la  foi,4aîis,ç,ag,u'iJ  faut  jcro^r.ft 
et  l'amour  de  ce  qu'il  faut  aimer.  V^^J^  "J^.,^r.^,;^"g^^  .^f,ai<,ij,'>'^  m?> 

Mais  la  difficulté  n'est  pas  insurmontable,  et,  sans  sortir  du  cercle 
des  arts,  on  trouverait,  sans  trop  chercher,  d'évidentes  preuves 
de  la  persistance  de  l'esprit  poétique  ou  créateur  à  travers  tous  ces 
voyages  d'exploration  universelle  auxquels  est  aujourd'hui  con- 
damné l'esprit  humain.  11  est  un  exemple  que  j'ai  déjà  cité  à  un 
autre  point  de  vue,  c'est  celui  de  la  musique.  Nos  pères  ont  été  les 
contemporains  de  Gluck,  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Cimarosa;  nous 
le  sommes  de  Reethoven,  de  Weber  et  de  Rossini  (j'en  pourrais 


3.6 RKVTTF.  JiES, ...DEIIX , MONDES. ..  .._.-._.__-. -__-^.,.-,—-. 

nommer  encore)  :  est-ce  hasarder  beaucoup  que  de  dire  que  la  mu- 
sique n'a  point  eu  de  plus  beaux  jours  que  les  nôtres?  Est-elle  aussi 
un  de  ces  arts  équivoques,  inférieurs,  qui,  sans  racines  dans  l'âme  et 
dans  la  nature,  puissent,  à  l'aide  du  calcul  et  de  l'adresse,  obtenir 
des  succès  de  circonstance  et  un  éclat  passager?  Elle  serait  seule, 
que  le  temps  qui  l'a  vue  produire  les  chefs-d'œuvre  consacrés  dans 
le  souvenir  de  tous  ne  pourrait  être  tenu  pour  déshérité  par  le  génie 
de  l'art?  Non,  toutes  les  muses  ne  nous  ont  pas  abandonnés. 

Si  j'osais,  si  je  ne  redoutais  certains  anathèmes,  j'ajouterais  que 
que  le  xix''  siècle  a  été  pour  la  France  le  réveil  de  la  poésie.  Elle  n'a 
pas  eu  de  plus  grands  poètes  que  de  nos  jours  :  ceux  qu'elle  appelle 
ainsi  dans  le  passé  sont  surtout  de  grands  écrivains;  à  l'exception 
de  quelques  morceaux  dont  le  dénombrement  serait  assez  court,  la 
poésie  dramatique  peut  réclamer  presque  seule  tout  ce  qu'ils  ont 
légué  à  notre  admiration.  Or  la  poésie  dramatique  n'est  qu'acciden- 
tellement la  poésie.  Celle-ci  a  pour  champ  l'épique  et  le  lyrique. 
Je  ne  sais  même  si  elle  ne  retrouve  pas  plus  aisément  sa  place  dans 
le  genre  descriptif  que  dans  le  dialogue  le  plus  émouvant.  L'effet 
dramatique  couvre  l'effet  poétique.  N'insistons  pas,  et  laissons  au 
lecteur  qui  a  de  la  mémoire  le  soin  de  décider  si  nos  oreilles  n'ont 
pas  entendu  des  chants  qui  n'ont  été,  pour  l'harmonie,  la  verve,  l'é- 
motion, surpassés  dans  aucune  langue.  Et  puis  (ce  nom  peut  être 
cité)  André  Chénier,  dans  ses  essais  si  divers,  est-il  donc,  pour  qui 
lit  sans  préjugé,  moins  voisin  de  l'antiquité  que  ceux  de  nos  classi- 
ques qui  passent  pour  s'être  le  plus  approchés  d'elle?  Je  m'attache 
à  ce  nom,  parce  que  c'est  celui  d'un  poète  qui  a  pris  l'étude  et  l'ef- 
fort pour  les  procédés  indispensables  du  talent.  11  offi'e  plus  d'une 
analogie  avec  ces  artistes  critiques  qui  m'ont  occupé  dans  cette 
étude.  Lui  aussi,  il  a  imité  le  Parthénon  et  rebâti  des  propylées,  et 
il  a  réussi,  et  l'imitation  ne  l'a  pas  empêché  d'êtie  original.  En  son- 
geant à  Théocrite,  à  Properce,  à  Simonide,  à  Alcée,  il  a  été  lui- 
même.  Que  son  exemple  guide  le  génie  critique  et  ne  décourage  pas 
le  génie  créateur. 

Charles  de  RÉMUSA-f.^^^"^* 


(ibid  yl  etiJib  âupeu  {t 

pspf^bj.e  89b  èrioisrioino  Iwp  Bsîeioil''  labnaqsD 

r:.  ^-^nriT  rJ  uU  j^-^ffyiwlj.n  \iScij:  'noiJ£ji89iI  83il 

-dldBJuobai 


ksuB  6ll3-iaa  ^86'iiôn  89l  9Jjp  aijcjof,  xu£9d  euiq  9b  u9  Jrio  pie 

19  onijâ'f  gnfib  zsabm  eriBg  Jup  .g'iugi-îèlni  ,89upoviijpô  atw  l^') :>  -.«n  nu 

■linejcfo  .Oc-c^o'îh.G'J  nb  Id  ftr^fco  uh  -ihir/î  g  Jrieeéiuq  tb'mlBn  si  anub 

,9{u  -TBlgnooiip  9b  eéoojja  eob 

;j  iiyib  cii ^v(ijjni) uj  9UY  b'I  iup  eqmoJ  bI  gjjp 

ijjoq  uaai  sm  ïiB'iwoq  sa  euol  9b  'ling/uoa  9l 

ifi  8i5q  iao  euon  9a  egeum  89l  89lnoJ  ,ao"/[  Î;r7£'f  ab 

TRADITION  CONSTITUTIONNELLE 

9ii9qqj6  9U0  xjp  iL\oo  :  8iuo[gori  eb  y«p89î9oq  diMMiT^  «iii'4  ■»].  ir»  ;^j.(| 
noiJq90x9'I  i  janijsvnDà  abnB'ig  ab  luojl'iua  laoe  àaacq  si  ynr.b  ien-'..; 
si  A'w.o'y  •s'=*?.?.n  t?fii9»  tfî^me'fffmofTèb  of  :tnob  .xufi9a'iom  aaupleup  ■•: 

'""■.  EN   FRANCE  DE  1789^''!^  MS""'"  ^""'^l 

=90pi'iYi  9l  ^^  9Hp!qè'[  qrnGflo  -îijoq  £  b-sIteD  ,9i8àoq  £l  insmyJ!'  ■ 
riHfib  90j:'  !f  3J;q  9VIJ0-119-Î  9n  6ll9  la  emâm  ai; 

j,o7]'r  I    ■  ,  .-.  âugokib  ol  aasb  9Lip  '>''.ri?-.Y';.^.h 

.:;,!;-  oJ8Îani'/[  .9upi39oq  J9fi9'^ 

iriû'n  a9i'  >bioàb  9b  nioa  9l  g-ilomècti  jsi  ab  £  iup  lijL.i,»  ji 

La  révolution  française  a  peut-être  moins  à  se  plaindre  des  hommes 
qui  l'ont  compromise  par  leurs  fautes  que  des  historiens  qui  ont  pré- 
tendu transformer  ces  fautes  en  services.  De  dangereux  apologistes 
se  sont  efforcés  d'établir  une  étroite  solidarité  entre  les  idées  procla- 
mées à  cette  époque  et  les  violences  qui  en  déterminèrent  le  triom- 
phe. De  là  l'alternative  imposée  aux  générations  futures  de  tout 
accepter  dans  ce  terrible  drame  comme  légitime,  ou  de  tout  y  ré- 
pudier comme  odieux.  L'école  monarchique  dont  M.  de  Bonald  fut 
le  chef,  considérant  l'œuvre  de  89  comme  incompatible  avec  les  lois 
naturelles  des  sociétés  humaines,  n'admet,  pas  que  des  doctrines  ra- 
dicalement fausses  puissent  profiter  même  indirectement  aux  na- 
tions. L'école  démagogique  maintient  d'un  autre  côté  que,  dans  la 
lutte  à  mort  engagée  pour  la  conquête  du  droit  nouveau,  les  moyens, 
ne  pouvant  être  séparés  du  but,  restaient  couverts  par  l'inviolabilité 
départie  à  toutes  les  œuvres  nécessaires.  Aux  yeux  des  uns,  la  ré- 
volution fut  donc  maudite  jusque  dans  le  bien;  aux  yeux  des  autres, 
elle  demeura  consacrée  jusque  dans  le  mal. 

Cependant  les  publicistes  qui  ont  cherché  des  excuses  pour  tous 
ses  grands  attentats  n'en  ont  pas  su  trouver  pour  ses  petites  fautes. 
Les  hésitations  assez  naturelles  de  la  France  au  milieu  d'épreuves 
redoutables,  ses  temps  d'arrêt  sur  une  route  semée  d'écueils,  n'ont 
obtenu  de  leur  part  ni  indulgence  ni  merci.  II3  n'ont  pas  compris 


<^S  .j.iviY'MOjruTnp.Yiort  v-joitto/st  /..i 

38  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

que  la  nation  avait  pu,  sans  abjurer  ses  espérances,  se  dérober  par 
certaines  inconséquences  dans  la  conduite  aux  périls  que  semblait 
lui  pri^parer  ynç  logique,  inflexible.  Chaque  fois  qu'il  est  arrivé  au 
pays  de  démander  à  un  pouvoir  énergique  un  abri  momentané  contre 
l'anarchie,  soit  qu'il  en  eût  subi  ou  qu'il  en  redoutât  l'étreinte, 
on  ai- transformjé  ces  concessions;  passagères,  inspirées  par  le  soin 
de  ses  intérêts  ou  par  le  souci  de  son  repos,  en  désaveu  sblenriel 
de  ses  principes.  En  signalant  ces  défaillances,  les  dévots  de  la  dé- 
mocratie ont  pris  d'ailleurs  grand  soin  de  les  imputer  toujours  à 
l'égoïsme  des  classes  élevées.  Ces  fiers  prophètes  écrivaient  encore 
en  J851  que,  si  la  bourgeoisie  corrompue  par  l'éducation,  la  fortune 
et  le  monopole  électoral,  était  en  France  capable  de  tout,  on  n'y 
verrait  jamais  les  masses,  inspirées  par  une  sorte  d'instinct  divin, 
s'incliner  sous  le  despotisme  pour  voiler,  ne  fût-ce  qu'un  jour,  la 
statue  de  la  liberté!   /  '  .''''^y%""  ""  V^'   ;^j'  -  .Jij 

J'ignore  si  l'on  persiste  dans  ses  admirations  et  dans  ses  haïne's. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ;  il  appartient  aux  hommes  demeurés  étrangers 
aux  unes  comme  aux  autres  de  rétablir  sur  l'esprit  de  la  révolution 
française  et  sur  la  permanence  de  ses  aspirations  politiques  la  vé- 
rité, défigurée  par  l'esprit  de  secte.  Si  l'on  porte  quelque  liberté  d'es- 
prit dans  l'appréciation  des  faits  innombrables  écoulés  depuis  les 
élections  pour  les  états-généraux  en  1789  jusqu'aux  récentes  élec- 
tions de  1863,  ^oii  ses  f  convaincra  que  nos  pères  n'avaient  pas,  sur 
les  questions  constitutionnelles  aujourd'hui  controversées,  un  avis 
fort  différent  du  nôtre,,  et  que  les  vœux  sont  restés  les  mêmes  dans 
des  conditions  et  spus  des  formules  très  différentes.  La  France  a 
manqué  de  courage  plutôt  que  de  persévérance  dans  ses  opinions; 
elle  a  moins  changé  d'avis  que  d'attitude,  et  lorsqu'on  néglige  les 
apparences  pour  aborder  le  fond  des  choses,  on  arrive  bien  vite  à 
se  convaincre  que  ce  pays  s'est  donné  plus  de  mouvement  qu'il  n'a 
parcouru  de  chemin.  Rechercher  ce  qu'il  a  toujours  souhaité  est 
peut-être  la  voie  la  plus  sûre  pour  pénétrer  ce  qu'il  souhaite  en- 
core. 11  y  a  sur  ce  point-là,  dans  l'histoire  de  nos  soixante-dix  der- 
nières années,  une  tradition  dont  la  puissance  serait  irrésistible,  si 
elle  était  mieux  connue.  Ne  permettons  pas  qu'on  la  méconnaisse , 
ne  souffrons  pas  surtout  qu'on  la  divise.  Quod  semper,  quod  iibique, 
quod  ab  omnibus  :  il  faudrait  appliquer  cette  règle-là  en  matière  de 
liberté  comme  en  matière  de  témoignage.  Rappelons  donc  ce  que 
voulaient  et  ce  que  demandaient  nos  pères,  afin  de  nous  confirmer 
nous-mêmes  dans  la  conscience  de  notre  droit,  et  voyons  si  les  faits 
aujourd'hui  accomplis  sont  incompatibles  avec  les  vœux  consacrés 
par  l'autorité  de  trois  générations. 


LA    TRADITION    CONSTITUTIONNELLE.  3î> 

Complément  du  travail  accompli  par  les  siecIêS  au  sein  dé  l'Eu- 
rope chrétienne,  la  révolution  française  fut  une  œuvre  purement 
politique,  malgré  les  efforts  puérils  tentés  afin  de  transformer  le 
Jeu  de  Paume  en  Sinaï  et  de  déguiser  Mirabeau  en  Moïse.  Les  pre- 
miers instigateurs  du  mouvement  de  89,  professant  les  opinions  re- 
ligieuses les  plus  opposées,  n'eurent  jamais  la  prétention  d'apporter 
au  monde  une  solution  nouvelle  des  grands  problèmes  élucidés  par 
le  christianisme.  Si  d'implacables  passions  firent  pénétrer  la  révo- 
lution dans  la  sphère  des  consciences,  qu'elle  avait  déclarée  invio- 
lable, cette  ingérence  vint  signaler  la  première  et  la  plus  périlleuse 
violation  de  ses  principes.  Les  deux  cents  curés  qui  décidèrent  la 
victoire  de  l'assemblée  nationale  par  leur  réunion  aux  députés  du 
tiers-état  après  la  déclaration  royale  du  23  juin  ne  soupçonnaient 
pas  qu'en  prêtant  le  serment  de  donner  une  constitution  à  la  mo- 
narchie, ils  protestaient  contre  la  chute  d'Adam,  et  qu'ils  prépa- 
raient, comme  cela  a  été  doctement  démontré,  la  réhabilitation  de 
la  chair,  depuis  dix-huit  siècles  opprimée  par  l'esprit! 

Mais  si  l'œuvre  de  89  ne  revêtit  aucun  caractère  dogmatique,  elle 
eut  certainement  une  portée  morale  qui  ne  s'était  révélée  dans  au- 
cun autre  événement.  Ni  les  luttes  de  la  suzeraineté  royale  contre 
la  féodalité,  ni  celles  des  grands  municipes  de  l'Italie  n'avaient  sou- 
levé durant  le  moyen  âge  de  questions  où  le  sort  du  monde  se 
trouvât  aussi  profondément  engagé.  Dans  les  temps  modernes,  les 
conflits  de  la  couronne  et  de  l'aristocratie  britanniques  n'avaient  en 
dehors  de  l'Angleterre  remué  aucune  passion  ni  suscité  aucune  es- 
pérance; enfin,  quoique  la  récente  insurrection  de  l'Amérique  eût 
éveillé  de  généreuses  ardeurs  dans  la  jeune  noblesse  française, 
l'humanité  tout  entière  ne  pouvait  associer  son  avenir  à  la  cause  de 
ces  planteurs,  aussi  résolus  à  maintenir  l'esclavage  dans  leurs  do- 
maines qu'à  se  séparer  de  la  mère-patrie. 

Il  appartenait  à  la  race  la  plus  logique  dans  ses  idées,  la  plus 
capable  de  se  dévouer  pour  leur  triomphe,  de  préparer  l'avènement 
d'une  pensée  assez  sympathique  pour  être  comprise  de  tous  les 
peuples,  assez  puissante  pour  renouveler  la  face  du  monde.  Consti- 
tuées par  la  conquête,  composées  de  races  juxtaposées  sans  être 
encore  confondues,  les  vieilles  sociétés  européennes  étaient  appelées 
à  suivre  de  loin  la  France  dans  les  applications  de  cette  rigoureuse 
géométrie  sociale  qu'une  génération  pleine  de  confiance  faisait  suc- 
céder tout  à  coup  au  régime  fondé  sur  les  accidens  de  l'histoire. 
Instituer  par  l'élection  une  vaste  hiérarchie  mobile,  donner  au  pou- 
voir la  volonté  nationale  pour  titre ,  la  publicité  pour  moyen ,  les 


h*0 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


citoyens  les  plus  éclairés  pour  agens  et  pour  contrôleurs,  —  sur  ces 
deux  bases  s'éleva  l'œuNTe  fondée  par  nos  devanciers  et  continuée 
par  nous-mêmes.  S'ils  rencontrèrent  devant  eux  beaucoup  de  diffi- 
cultés qui  nous  sont  épargnées,  ils  n'eurent  jamais  à  défendre  l'in- 
tégrité de  leur  pensée  contre  ceux  qui  semblent  aujourd'hui  vouloir 
l'embrasser  pour  l' étouffer.  On  n'estimait  pas  possible,  aux  premiers 
temps  de  la  révolution ,  de  diviser  les  termes  moralement  insépa- 
ï'àbles  du  même  problème  en  appliquant  l'égalité  dans  l'ordre  civil 
sans  la  liberté  dans  l'ordre  politique.  Nul  ne  songeait  à  constituer 
une  grande  démocratie  sur  une  sorte  de  dictature  populaire  en  re- 
fusant à  la  société  ainsi  façonnée  tout  moyen  pour  se  hiérarchiser 
elle-même  par  l'autorité  des  lumières,  le  prestige  naturel  des  grands 
services  et  des  grandes  renommées.  Ce  n'était  pas  afin  de  substituer 
au  régime  de  Versailles  celui  de  Constantinople  que  la  France  pr^ 
diguait  alors  son  âme  et  son  sang.  "' 

On  calomnie  dans  sa  tombe  cette  noble  génération,  lorsqu'on  laisse 
entendre  qu'elle  aurait  fait  bon  marché  de  l'intervention  du  pays  dans 
ses  propres  affaires ,  si  l'on  avait  concédé  tout  d'abord  à  sa  vanité 
l'abolition  des  privilèges  qui  séparaient  les  diverses  classes  de  ci- 
toyens. La  nuit  du  fi  août  ne  termina  point  la  révolution,  quoi- 
qu'une heure  d'entraînement,  digne  de  tous  les  respects  de  l'his- 
toire, eût  renversé  du  même  coup,  avec  les  anciennes  barrières 
entre  les  trois  ordres,  les  distinctions  les  plus  naturelles  entre  les 
familles  et  les  particuliers.  Parce  que  MM.  de  Montmorency  avaient 
consenti  à  s'appeler  MM.  Bouchard,  et  que  Louis  XVI  avait  rendu 
hommage  à  la  souveraineté  nationale,  personne  dans  l'assemblée 
constituante  n'imagina  possible  de  remettre  sans  contrôle  le  gouver- 
nement de  la  France  au  royal  représentant  qui  reconnaissait  tenir 
de  la  nation  son  titre  et  sa  puissance.  Avec  quelle  indignation  le 
pays  n'aurait-il  pas  accueilli  l'idée  de  faire  suivre  la  proclamation 
de  sa  propre  souveraineté  de  celle  de  son  abdication!  Ces  temps 
orageux  furent  féconds  en  grands  crimes;  mais  la  honte  de  ressus- 
citer les  maximes  qui  rencontraient  faveur  sous  Tibère  leur  a  été 
épargnée.  Il  me  semble  entendre  Mirabeau  et  Barnave  faisant  ren'j 
trer  sous  terre  les  théories  d'un  certain  césarisme.  Je  crois  voJr 
ces  illustres  morts,  sans  en  séparer  ni  les  Mounier,  ni  les  Lally,  ni 
les  Gazalès,  se  soulevant  à  la  seule  pensée  d'assigner  la  date  la  plus 
honteuse  de  l'histoire  pour  le  terme  définitif  du  grand  mouvement 
dont  ils  furent  les  victimes,  sans  en  avoir  jamais  été  les  calomnia- 
teurs. Aux  assertions  émises  de  notre  temps  par  quelques  publi- 
cistes  de  la  démocratie  autoritaire  (c'est  ainsi,  je  crois,  qu'ils  se 
qualifient),  ils  auraient  tous  répondu  qu'en  affrontant  la  tempête  où 
la  plupart  d'entre  eux  laissèrent  leur  vie,  ils  aspiraient  surtout  à 


LA   TRADITION   CONSTITUTIONNELLE.  41 

créer  pour  leur  pays  des  mœurs  publiques  en  le  provoquant  k}.^^ 
tervenir  dans  ses  propres  affaires  par  l'action. permanente  de  sa 
pensée;  Une  telle  intervention  peut  seule  en  effet  élever  les  esprits 
et  les  cœurs,  car  elle  associe  au  respect  du  droit  d' autrui  l'instinct 
salutaire  de  la  responsabilité.  Le  plantureux  régime  de  la  stabula- 
tion,  lors  même  que  le  troupeau  aurait  acquis  le  droit  de  choisir 
son  berger,  ne  saurait  valoir  pour  une  nation,  à  quelque  prospérité 
qu'il  la  conduise,  l'usage  quelquefois  hasardeux,  mais  toujours  mo- 
ralisateur,, de  sa  propre  liberté.  Assignez  telle  origine  qu'il  vous 
plaira  au  pouvoir  absolu,  substituez  le  texte  d'un  plébiscite  au 
dogme  de  la  légitimité  ;  si  le  pouvoir  demeure  sans  frein  contre 
ses  propres  entraînemens,  ces  formules  ne  changeront  rien  au  fond 
des  choses,  et  la  nature  humaine  persistera  en  dépit  des  théories. 
Louis  XIV  et  Napoléon  P"",  encore  que  leur  puissance  émanât  d'un 
principe  contraire,  ont  rencontré  les  rnênies  tentations  et  fait  échouer 
leur  pavs  sur  les  mêmes  écueils.  j    •  ^  >•  sr 

Les  cahiers  des  bailliages  attestent  avec  quellfir^mpatience  la 
France,  qui  avait  peut-être  plus  souffert  du  gouvernement  de& 
grands  princes  que  de  celui  des  princes  médiocres ,  attendait  l'or- 
ganisation définitive  d'un  pouvoir  inspiré  par  la  pensée  du  pays  Qt 
contrôlé  par  ses  légitimes  représentans.  La  lecture  de  ces  impof- 
tans  témoignages  démontre  que  les  désaccords  naturels  entre  trois 
ordres  sauvegardant  des  intérêts  différons  n'affectaient  pas  runani;r 
mité  des  vœux  touchant  les  principes  généraux  de  la  future  consti- 
tution politique.  C'est  ainsi  par  exemple  que  la  doctrine  de  l'inviola^ 
bilité  royale  et  de  la  responsabilité  ministérielle  est  exposée  dans  les 
cahiers  des  trois  ordres,  et  plus  spécialement  dans  ceux  de  la  no- 
blesse, avec  une  insistance  et  une  précision  qui  donnent  aux  rédac- 
teurs de  ces  docuinens  une  avance  singulière  sur  certains  publicistés 
de  la  démocratie  contemporaine.  Enfin  la  liberté  de  la  presse  est  en- 
visagée par  la  plupart  des  bailliages  comme  l'instrument  nécessaire 
de  tout  gouvernement  représentatif,  à  ce  point  que  le  clergé  liii- 
même,  en  réclamant  une  protection  spéciale  pour  les  dogmes  cathoy 
liques,  ne  fait  pas  difficulté  de  reconnaître  qu'en  matière  admini^^ 
trative  et  politique  ceifte  liberté  devient  la  sanction  et  la  garantie 
de  toutes  les  autres  (1).         ■  :     . 

Malheureusement,  au  sein!  dé  1  assemblée  nationale,  le  souvenir 

des  mandats  et  la  rectitude  des  instincts  ne  tardèrent  pas  à  s'obsr 

curcir  dans  l'entraînement  de  la  lutte,  et  bientôt  les  principes  né 

^    .;;•,,.,    .:,,.    .,.    ':,,:.    ,..,./  .-,■,..■...,.,-.     ■.,.„  -,„.•.    .-  ,,i,  ^^,,^^ 

(1)  Voyez  le  rapport  du  comte  de  Clermont-Tonnerre  sur  les  vœux  énoncée  àtyçeip 
hiers,  27  juillet  1789,  et  l'analyse  de  ces  cahiers  dans  V Histoire  parlemsnlaire  de  la 
Hcvolution,  par  MM.  Roux  et  Bûchez;  tome  I*',  pages  222-253. 


A2  ",,.•    REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

persistèrent  que  pour  demeurer  dans  l'histoire  l'éclatante  condam- 
nation de  la  conduite.  Les  fautes  de  la  constituante  n'enlèvent  rien 
cependant  à  l'autorité  de  ses  maximes,  et  pour  peu  qu'on  sache  sé- 
parer celles-ci  des  formes  dont  les  revêtit  une  inexpérience  alors 
générale,  on  arrive  à  reconnaître  qu'il  n'est  aucune  idée  féconde 
admise  depuis  par  le  sentiment  public  dont  cette  grande  assemblée 
n'ait  eu  l'intuition  prématurée. 

En  droit  politique,  elle  a  défini  la  loi  l'expression  de  la  volonté 
générale,  et  proclamé  le  droit  pour  tous  les  citoyens  de  concourir  à 
la  formation  de  cette  volonté  par  le  vote  de  leurs  représentans.  On 
sait  que  la  législation  qui  présida  successivement  à  l'élection  de  la 
constituante,  de  l'assemblée  législative  et  de  la  convention  s'inspira 
de  ce  principe,  qui  prévalut,  avec  des  modifications  secondaires, 
jusqu'à  l'octroi  de  la  charte  de  1814.  Cette  législation  attribuait  le 
droit  de  suffrage  à  tous  les  citoyens  actifs,  c'est-à-dire  à  tous  ceux 
qui  n'étaient  ni  serviteurs  à  gages  ni  mendians,  et  remettait  l'élec- 
tion politique  à  des  électeurs  d'un  degré  supérieur  choisis  par  ceux 
du  premier  dans  la  proportion  d'un  pour  cent  parmi  les  proprié- 
taires d'un  bien  de  la  valeur  de  deux  cents  journées  de  travail  (1). 
En  droit  administratif,  la  constituante  ne  sépara  jamais  la  liberté 
municipale  de  la  liberté  politique,  ni  la  gestion  des  affaires  locales 
de  la  conduite  des  grands  intérêts  nationaux.  Si  elle  découpa  la 
France  en  cases  d'échiquier  pour  constituer  les  départemens  et  les 
districts,  c'est  qu'il  fallait  faire  table  rase,  afin  d'amener  les  pays 
d'états  et  les  généralités  à  vivre  sous  une  législation  commune.  Gom- 
ment méconnaître  les  incompatibilités  profondes  entretenues  entre 
toutes  les  provinces  par  l'esprit  inquiet  des  parlemens,  non  moins 
hostiles  à  la  liberté  qu'au  pouvoir,  et  qui,  vers  la  fin  du  xvm"  siècle, 
avaient  éteint  presque  partout  jusqu'au  dernier  souffle  de  la  vie  mu- 
nicipale? Ajoutons,  pour  expliquer  sans  l'excuser  le  caractère  beau- 
coup trop  radical  de  cette  transformation,  que  ces  grands  corps, 
qui  venaient,  sous  le  récent  ministère  de  Turgot,  de  se  montrer 
les  ennemis  implacables  des  réformes  même  les  plus  nécessaires, 
auraient  opposé  à  l'action  de  l'assemblée  des  résistances  peut-être 
invincibles,  si  leur  puissance  mal  définie  n'avait  disparu  dans  le 
morcellement  général  du  territoire. 

En  droit  constitutionnel,  les  dix-sept  articles  inscrits  en  tête  de 
l'acte  fondamental  sous  le  titre  fameux  de  déclaration  des  droits 
constataient  l'esprit  sincèrement  libéral  <|ui  animait  alors  la  nation, 
et  ne  laissaient  aucun  doute  sur  sa  volonté  formelle  de  restreindre 
la  sphère  des  droits  de  l'état  en  élargissant  successivement  celle  des 

(1)  Ck>nstitution  du  3  septembre  l'9i,  tilre  III,  sect.  ii. 


LA    TRADITION    CONSTITUTIONNELLE.  AS 

droits  individuels.  «  La  liberté  cohsisie,  disait  l'article  /i,  à  pouvoir 
faire  tout  ce  qui  ne  nuit  pas  à  autruiv  «t  l'exereice  des  droits  natu- 
rels de  chaque  homme  n'a  de  bornes  que  celles  qui  assurent  aux 
autres  membres  de  la  société  la  jouissance  de  ces  mêmes  droits,  » 
La  déclaration  établissait  comme  un  axiome. que  «  la  libre  commur 
nication  des  pensées  et  des  opinions  est  un  des  droits  les  plus  pré- 
cieux de  l'homme.  »  Dans  l'ordre  moral,  elle  proclamait  l'incompé- 
tence absolue  de  l'état  en  matière  religieuse,  incompétence  qui 
demeure  en  effet  la  seule  garantie  possible  de  la  liberté  d6;Ghftçun 
au  sein  des  sociétés  où  l'unité  de  croyances  a  péri.  ,  ''jnj-^ 

*  Enfin,  en  droit  international,  la  révolution  française  professait  à 
son  origine  le  respect  le  plus  profond  pour  les  traités  et  pour  la  si- 
tuation territoriale  réglée  par  eux.  Sans  soupçonner  la  lutte  à  mort 
qu'elle  allait  engager  bientôt  contre  tous  les  gouvernemens  régu- 
liers, elle  formait  alors,  malgré  des  excitations  déjà  très  vives,  les 
vœux  les  plus  sincères  pour  le  maintien  de  la  paix  extérieure.  Ap- 
puyée sur  la  toute-puissance  du  droit,  dont  elle  se  considérait 
comme  l'expression  la  plus  élevée,  la  constituante  ne  se  préoccupait 
que  de  l'influence  de  ses  idées,  et  tenait  cette  influence  pour  irré- 
sistible en  Europe  aussi  bien  qu'en  France.  Peut-être  n'y  a-t-il  ja- 
mais eu  d'époque  où  le  pays,  possédé  tout  entier  d'une  ambition  plus 
généreuse,  ait  moins  souhaité  l'extension  de  ses  frontières.  Si  l'abbé 
de  Saint-Pierre  avait  assez  vécu  pour  devenir  membre  de  l'assenir 
blée,  il  en  aurait  assurément  présidé  le  comité  diplomatique. 

Tel  était  le  corps  de  droit  public  émané  de  la  révolution  française 
à  son  aurore.  Qu'on  le  repousse  comme  erroné,  cela  peut  se  com- 
prendre :  j'ajoute  que,  lorsqu'on  croit  avoir  raison  contre  son  pays 
et  contre  son  temps,  on  a  du  moins,  en  le  déclarant,  le  mérite  du 
courage;  mais  ce  qui  serait  plus  étrange,  ce  gérait  la  prétention  de 
se  couvrir  du  drapeau  de  89  pour  tronquer  des  idées  logiquement  in- 
divisibles, ce  serait  surtout  l'espérance  de  pouvoir, appliquer  à  la 
familie  les  doctrines  qu'on  hésiterait  à  consacrer  pour  l'état.  Il  n'a 
pas  été  difticile  d'établir  la  connexité  des  idées  qui  se  rattachent  à 
la  grande  date  de  89  dans  l'ordre  politique  et  civil;  il  ne  le  serait 
pas  davantage  de  prouver  que  depuis  près  d'un  demi-siècle  ces  idées 
ont  persisté  dans  la  conscience  publique  à  travers  des  transforma- 
tions nombreuses  et  d'apparentes  contradictions,     'j^  JnsmoliaoTonr 

Durant  la  crise  où  fut  engagé  le  sort  de  la  France  depuis  les  pre- 
miers jours  de  la  révolution,  les  châtimens  suivirent  les  fautes  aussi 
promptement  que  les  fautes  elles-mêmes  sortirent  de  la  violation  des 
principes.  11  n'a  jamais  été  plus  facile  à  l'historien  de  remonter  des 
effets  aux  causes  et  des  actes  aux  personnes ,  en  marquant  au  front 
les  coupables.  Bien  loin  que  les  attentats  de  ces  déplorables  temps 


h'h  '  <  "KETUTÈ   DÈS  Ï5EUX  MÔwSÉ^?    ^^ 

soient  lili'étégééV'é'ôItTime  on  s'est  complu  à  le''(Tîfé/']^ai'  UVjë'§'èrte'"i^e 
fatalité,  il  n'est  pas  un  des  grands  périls  publics  qui  ne  trouve  sa 
cause  dans  tlfië  ïhachinatioh  antérieure,  et  pas  tin  crime  politique 
qui  lie  soit  sol'ti' d'un  odietix  calcul.  Qii'On  suppose  la  révolution 
française  assez  modérée  et  assez  honnête  pour  faire  toujours  profiter 
ses  adversaires  du  bénéfice  de  ses  propres  doctrines,  et  l'on  sera 
conduit  à  reconnaître  qu'elle  aurait  triomphé  cà  peu  près  sans  luttes 
malgré  la  perturbation  profonde  apportée  par  la  législation  nouvelle 
dans  les  existences  et  les  intérêts.  La  constituante  n'avait-elle  pas 
en  trois  mois  passé  le  rouleau  Sur  une  société  vieille  de  dix  siècles? 
iN' avait-elle  pas  effacé  d'un  trait  de  plume  toutes  les  distinctions  qui, 
la  veille  encore,  séparaient  les  terres  comme  les  personnes,  réuni 
les  biens  du  clergé  et  des  ordres  religieux  au  domaine  de  l'état,  dé- 
pouillé la  noblesse,  par  l'abolition  de  toutes  les  redevancés  d'origine 
féodale,  d'une  part  notable  de  sa  fortune?  N'avait-elle  pas  trans- 
formé le  successeur  de  Louis  XIV  en  fonctionnaire  public  en  récla- 
ma;nt  pour  elle-même  tous  les  droits  avec  tOus  les  honneurs  de  là, 
souveraineté  ?  Ce  boiileversement,  le  plus  prodigieux  qu'ait  vu  le 
monde,  ne  s'était-il  pas  accompli  en  moins  d'une  année  en  présence 
de  quelques  protestations  impuissantes  et  à  peine  remarquées?  L'é- 
tude des  événemens  démontre  que,  malgré  des  irritations  fort  na- 
turelles au  sein  des  deux  premiers  ordres  dépouillés,  cette  transfor- 
mation générale  n'aurait  déterminé  aucune  résistance  armée;'  M 
rencontré  jusque  dans  ses  applications  extrêmes  aucun  obstacle  aiVéC 
lequel  il  y  eût  à  compter,  si,  par  une  éclatante  et  à  jamais  funeste 
dérogation  à  ses  propres  doctrines,  l'assemblée  nationale  n'était  ve- 
nue en  1790  se  heurter  gratuitement  et  à  plaisir  contre  la  barrière 
des  consciences.  La  constitution  civile  du  clergé,  émanée  des  vieilles 
haines  du  jansénisme,  accueillie  par  les  philosophes  avec  une  indif- 
férence dédaigneuse,  remua  jusqu'aux  abîmes  un  sol  qu'avait  à  peine 
ébranlé  la  chute  de  l'ancienne  monarchie.  La  présence  de  deux  Cler- 
gés, l'un  dépouillé,  l'autre  spoliateur,  provoqua  la  guerre  civile, 
et  de  la  guerre  civile  sortit,  avec  la  permanence  des  fureurs  popu- 
laipéîs,  un  appel  également  permanent  à  la  force.  Atteinte  la  pre- 
mière ,  la  liberté  religieuse  se  redressa  dans  son  indomptable  éner- 
gie, et  la  révolution,  qui  n'avait  fait  jusque-là  que  des  mécontens 
sans  puissance,'  se  Vit  enfin  eriprésehce  d'ennemis  eh  ài'ûfïês:,  à'ia 
grande  joie  des  hommes  qui  lui  souhaitaient  de  gt'a'àds' péMls' 'àfillf 
de  la  provoquer  à  de  grands  crimes.  '    '      ■      '  '  '   ''■  i     "  •■" 

'"■  La  constituante  dut  consacrer  dès  lors  la  dernière  partie  de^' sa 
carrière  à  lutter  sur  presque  toute  l'étendue  du  territoire  et  jusque 
dans  son  propre  sein  contre  les  insolubles  difficultés  évoquées  par 
elle-f-mêmie;  "L%ssemblée  législative  lui  était  trop  inférieure  en  ta- 


LA    TRADITION   CONSTITUTIONNELLE.  ^ 

lens  pour  ne  pas  vouloir  la  dôpasserpar  ses  témérités,  Jille,  entra 
résolument  dans  la  détestable  politique  qni  consiste, à  élever  deyant 
soi  des  obstacles,  afin  de  justifier  la  violei^ce  paj-  le  danger.  La  con^^ 
stituante  avait  prépai'é  la  guerre  civile  :^ns  la  vouloir;  la  législative 
suscita  sciemment  la  guerre  étrangère  pa^  dps,  provocations  IVoide- 
ment  calculées  qui  rendaient  la  lutte  inévitable,  et  la  paix  fut  rayée, 
ayec  la  liberté  religieuse,  du  programme  sprti  nag,^ère  du  cçeur  (le 
l^jdoatipiijl^,  j^r  pu  il  s'était  ouyert  à,t,Qiu>tes  les  nobles  ,espérauîîes. 
Les  artistes  ambitieux  qu'une  loquacité  brillante  mit  à  la  tête  d'une 
assemblée  dont  les  constituans^  ayaient  commis  l'irréparable  l'ayte 
4e  s'interdire,  l'accès  ypulur^rit, systématiquement  la  guerre;  ils  ta 
préparèrent  de  sang-froid,  parce  qu'elle  leur  présentait  la  double 
chance  de  faire  autrement  que  leurs  prédécesseurs,  ce  qui  les  tou-- 
çhait  beaucoup,  et  de  s'imposer  |à  Louis  XVI,  ce  qui  les  préoccupait 
encore  davantage.  Cet  honnête  calcul  ne  leur  réussit  qu'à  moitié  : 
aussi  la  Gironde  prit-elle  le  parti  de  se  faire  républicaine  sitôt  que  le 
malheureux  roi  eut  refusé  de  se  faire  girondin.  Ne  pouvant  servir 
le  trône,  il  lui  parut  naturel  de  le  renverser.  Les  girondins  se  cru- 
rent des  Machiavels  lorsqu'au  lendemain  du  10  août  M""'  Roland  se 
trouva  reportée  dans  son  boudoir  si  regretté  du  ministère  de  l'inté- 
rieur par  le  même  coup  de  théâtre  qui  avait  porté  Danton  au  minis- 
tère de  la  justice;  mais  cordeliers  et  jacobins  entretenaient  pour  leurs 
alliés  beaux  esprits  le  dédain  ordinaire  des  hommes  d'action  pour  les 
hommes  de  parole,  dédain  qui  fut  bientôt  justifié  par  la  facilité  que 
rencontrèrent  les  chefs  de  la  multitude  à  triompher  des  chefs  de  la 
convention.  A  la  guerre  restreinte  provoquée  par  les  girondins  contre 
les  deux  cabinets  allemands  profondément  divisés,  les  jacobins  tra^ 
vaillèrent  à  substituer  la  guerre  générale,  dans  la  pensée  très  aiv 
rêtée  de  placer  la  France  entre  sa  perte  inévitable  et  les  fureurs  de 
son  désespoir.  Le  procès  fait  à  Louis  XVIleur  parut  un  moyen  sûr 
pour  contraindre  les  cabinets  demeurés  spectateurs  de  la  lutte,  à 
quitter  la  neutralité;  ils  le  considérèrent  surtout  comme  devant 
rendre  impossible  une  paix  secrètement  souhaitée  par  la  Prusse 
comme  par  l'Autriche*  Ils  entanjièren t, donc  cette, obuvvg  d'iniquité 
non  pas  pour  défendre  la  révolution  contre  l'Europe,  mais  pour  ar- 
mer l'Europe  contre  la  révolution;  ils  la  conduisirent  jusqu'à  son 
issue  sanglante,  afin  de  placer  les  girondins  entre  un  grand  crime 
et  un  grand  péril,  et  de  demeurer  les  seuls  chefs  possibles '  d^ua 
pouvoir  dont  l'horreur  du  monde  leur  assurait  la  possession,.,  ;  ,1  ^b 
i.:Ainsi  s'enchaînent  les  événemens  qui  conduisirent  la  nation?  à 
perdre  sous  la  pression  de  la  terreur  toute  volonté  propre,  pour  ne 
pas  dire  toute  conscience  d'elle-même.  Ces  événemens  sout-ils  la 
conséqueiice  d'iij^e  dioctyiije^oui  d'un  intérêt?  ûnt-rilséité  inspirés  par 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  idées  libérales  bti  par  d'ègôïstés  calculs?  Est-te^afin  de  demeurer 
fidèles  à  la  liberté  religieuse  que  les  Camus  et  les  Grégoire  rédi-i. 
gèrent  leur  plan  minutieux  de  réglementation  ecclésiastique  et  proT--? 
voquèrent  la  guerre  civile?  Brissot  respectait-il  les  pacifiques  doe-r,!? 
trines  de  la  constituante  lorsque,  pour  conquérir  une  importance  que 
ne  comportait  pas  sa  médiocrité,  il  poussait  la  législative  à  la  guerre 
contre  l'empire  germanique,  en  attendant  que  Robespierre  et  Marat,? 
qui  employèrent  à  leur  tour  la  même  tactique,  prêchassent  la  guerre 
CQntre  l'univers  civilisé?  Est-ce  aux  principes  d'inviolabilité  royale 
et  de  responsabilité  ministérielle  consignés  dans  la  constitution  de 
1791  qu'il  faut  imputer  le  meurtre  juridique  de  Louis  XVI  et  lei 
régime  sanglant  inauguré  par  ce  crime?  Les  idées  qui  présidèrentii 
à  la  rédaction  de  la  loi  municipale  de  1790  ont-elles  quelque  chose».» 
à  démêler  avec  l'atroce  dictature  que  s'arrogea  la  commune  insur->r 
rectionnelle  du  10  août  pour  préparer  les  attentats  de  septembre?)^ 
Parce  que  la  France  avait  voulu  la  liberté  et  que  d'abominables  cal- 
culs lui  préparèrent  la  tyrannie,  faudrait-il  reporter  sur  les  vic- 
times la  condamnation  réservée  aux  tyrans?  Bien  loin  que  les  doc- 
trines de  89  aient  jamais  été  funestes  à  la  révolution  française,  c'est 
de  la  dérogation  à  ces  principes  tutélaires  que  sont  issus,  comme 
par  une  loi  fatale,  tous  ses  périls  et  tous  ses  malheurs,  et  l'on  va 
voir  que  le  soin  constant  de  tous  les  pouvoirs  réparateurs  a  été  de 
se  prévaloir  de  ces  idées  puissantes,  lors  même  qu'ils  n'ont  pas 
tardé  à  les  enfreindre,  tant  ils  leur  ont  reconnu  de  force  et  d'autorité. 

IL 

Du  "2  septembre  au  9  thermidor,  la  nation  n'eut,  comme  Sieyès,  ! 
qu'un  seul  souci,  celui  de  vivre.  Arrêtée  dans  la  boue  comme  elle '-' 
l'avait  été  dans  le  sang,  ou  la  vit,  sous  le  directoire,  résignée  à  tout, 
excepté  toutefois  à  prendre  au  sérieux  les  parades  gouvernemen-  , 
taies  que  son  inertie  laissait  jouer.  Un  homme  la  rendit  à  elle-  ' 
même  en  triomphant  de  la  corruption  par  la  gloire,  et  le  merveil- 
leux spectacle  d'une  restauration  soudaine  vint  réveiller  tous  ses 
nobles  instincts;  mais,  loin  de  la  provoquer  au  désaveu  des  idées 
politiques  auxquelles  la  France  avait  engagé  sa  foi  à  l'ouverture  de  <] 
la  révolution,  tous  les  auteurs  de  la  journée  du  18  brumaire,  tous  >; 
ceux  qui  reçurent  mission  de  l'expliquer  à  la  nation  et  à  l'Europe,  *! 
présentèrent  ce  coup  d'état  comme  la  sanction  irrévocable  des  idées 
libérales  au  dedans,  des  espérances  pacifiques  au  dehors.  Si  cette 
interprétation  ne  demeura  pas  jusqu'au  bout  en  accord  avec  les 
faits,  elle  assura  dans  l'opinion  le  succès  moral  de  l'événement  dont 
les  instigateurs  principaux  appartenaient  tous  au  grand  parti  consti- 


LA  TRADITION   CONSTITUTIONNELLE.  1x7 

tutionnel,  décimé  par  les  échafauds  de  la  terreur  et  les  proscriptioDS 
de  fructidor.  Aucun  de  ces  personnages,  et  Sieyès  moins  qu'aucun 
autre,  n'entrevoyait  un  sceptre  dans  l'épée  dont  ils  se  servirent 
pour  conquérir  l'ordre  et  la  paix,  en  renversant  un  gouvernement 
de  vieux  jacobins  corrompus  sans  être  corrigés.  Ce  qu'ils  voulaient, 
ce  qu'ils  attendaient,  ce  qu'ils  croyaient  fermement  avoir  assuré  au 
pays  au  prix  d'une  suspension  momentanée  de  la  légalité,  ce  n'était 
ni  l'omnipotence  administrative  ni  la  dictature  militaire,  mais  un 
véritable  gouvernement  représentatif  où  les  principes  de  la  consti- 
tution de  91  viendraient  s'encadrer  dans  un  mécanisme  combiné 
avec  plus  d'art  et  de  prévoyance.  Cette  pensée-là  est  exprimée  dans 
tous  les  discours  prononcés  par  les  membres  des  deux  conseils  au 
sein  de  la  commission  législative.  Ce  fut  donc  sans  étonnement  que 
le  pays  entendit  l'organe  du  nouveau  gouvernement  consulaire  dire 
en  présentant  à  la  sanction  nationale  la  constitution  de  l'an  viii  : 
«  La  constitution  est  fondée  sur  les  vrais  principes  du  gouvernement 
représentatif.  La  révolution  française  est  fixée  aux  principes  qui 
l'ont  commencée;  elle  est  finie.  » 

Ces  illusions  étaient  générales,  et  s'expliquaient  d'elles-mêmes. 
La  machine  inventée  par  Sieyès  avait  l'avantage  de  différer  des 
constitutions  précédentes,  et  ce  fut  là  son  premier  mérite  aux  yeux  ^ 
d'un  peuple  lassé  de  tout,  même  de  l'espérance.  Cette  œuvre,  éma- 
née d'un  homme  qui  avait  une  foi  profonde  dans  son  idée,  et  qui 
passait  pour  le  plus  grand  penseur  du  temps,  laissait  attendre  des 
résultats  entièrement  nouveaux  du  jeu  profondément  calculé  de  tous 
les  pouvoirs  publics.  Quoi  d'étonnant  que  la  France  s'inquiétât  peu 
des  formes  assignées  à  l'édifice  élevé  dans  des  conjonctures  si  fa- 
vorables sur  un  sol  jonché  de  tant  de  débris?  Il  aurait  été  difficile 
qu'elle  comprît  alors,  comme  nous  pouvons  le  faire  aujourd'hui, 
que  la  constitution  de  l'an  viii  ne  pouvait  manquer  de  substituer  la 
paralysie  à  la  fièvre  par  la  multiplicité  de  ses  ressorts.  Il  ne  fallait 
demander  au  pays  ni  de  prévoir  le  prochain  avenir  d'une  chambre 
de  muets  accolée  à  une  chambre  de  bavards ,  ni  de  deviner  la  triste 
destinée  de  ce  sénat  auquel  l'acte  fondamental,  en  l'armant  de  droits 
politiques  redoutables ,  en  le  dotant  d'avantages  matériels  exorbi- 
tans,  ménageait  l'alternative  de  devenir  une  assemblée  de  conspira- 
teurs ou  une  assemblée  de  valets. 

Sieyès,  Daunou,  Rœderer,  d'autres  encore,  purent  s'y  tromper. 
Un  seul  homme  pénétra  probablement  dès  l'origine  le  sort  réservé 
à  cette  machine  forcément  condamnée  à  l'inertie.  Etranger  à  la  bi- 
zarre conception  émanée  d'un  esprit  chimérique,  il  entrevit  du  pre- 
mier coup  d'œil  quelle  facilité  rencontrerait  son  épée  pour  percer  la 
trame  dans  laquelle  un  vieux  rêveur  se  proposait  d'enlacer  sa  nais- 


A»  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

santé  fortune.  Il  laissa  s'élever,  avec  une  impassibilité  où  perçait 
quelque  dédain,  la  fameuse  pyramide  au  sommet  de  laquelle  il  prit 
sa  place,  sans  que  personne  songeât  même  à  la  lui  disputer.  Aussi- 
tôt que  Napoléon  paraît  sur  la  scène  du  monde,  il  la  remplit  tout 
,, entière.  Sa  supériorité  sur  ses  contemporains  ne  tarde  pas  à  devenir 

it4'écueil,de  son, génie,  car', il  se  trouve  conduit  par  le  prestige  qui 
l'entoure  à  substituer  presque  naturellement  sa  volonté  personnelle 
à  celle  d'un  pays  qui  ne  parle  que  par  sa  parole  et  n'agit  plus  que 

ofpar  son  bras.  ■  ;  ^l^t^""^  ^^i^:^i^^i^^^i^j  .A;m  jnu  uo  ùiam 

y!   Deux  pensées  se  partagent  cette  merveilleuse  cai^rièfè  :  rurie  do- 

r,c^ine  la  période  consulaire  jusqu'au  traité  de  Lunéville;  l'autre,  de 

;3nplus  en  plus  accentuée,  devient  le  programme  de  l'empire.  La  pre- 
mière, c'est  l'aspiration  constante  de  la  France  vers  cette  tradition 
constitutionnelle  dont  nous  interrogeons  l'histoire,  vers  un  gouver- 
nement assez  fort  pour  faire  à  l'intelligence  sa  large  part,  assez  mo- 
déré pour  ne  jamais  séparer  la  gloire  de  la  justice.  La  seconde,  c'est 
le  rêve  colossal  d'un  esprit  chimérique  arrivé,  par  l'habitude  de 
tout  absorber  en  lui-même ,  à  se  croii*e  le  centre  de  tous  les  droits 
parce  qu'il  l'est  de  toutes  les  forces,  sorte  de  vision  dantesque  où 
miroitent  de  vagues  réminiscences  romaines  et  féodales  associées  à 
la  perspective  d'une  unité  lointaine  promise  à  l'Europe  pour  prix  de 
ses  longues  humiliations  sous  une  autre  suzeraineté  impériale,  sys- 
tème plus  éblouissant  que  sérieux,  qui,  procédant  à  la  régénération 
des  peuples  par  l'immolation  des  nationalités ,  faisait  de  l'état  de 
guerre  la  base  même  de  nos  institutions,  et  tournait  le  dos  à  l'ave- 
nir en  affectant  de  le  saluer  ! 

D'où  vient  que  la  nation  dont  les  vœux  ne  dépassèrent  jamais  les 
glorieuses  stipulations  de  Lunéville  et  d'Amiens,  qui  avait  acclamé 
la  paix,  se  soit  laissé  rejeter  sans  aucun  motif  et  sans  aucun  intérêt 
dans  une  lutte  interminable?  Gomment  se  mit -elle  sans  résistance 
au  service  de  l'idée  fatale  dont  elle  aurait  respectueusement  dé- 
tourné l'empereur  même  au  lendemain  d'Austerlitz  et  de  Wagram, 
si  la  France  avait  trouvé  pour  parler  une  fieure  de  ce  courage  qu'elle 
eut  durant  dix  ans  pour  mourir?  Ceci  est  un  problème  de  physiolo- 
gie autant  que  de  politique.  On  peut  remarquer  dans  le  cours  de 
notre  histoire  un  désaccord  sensible  entre  les  passions  et  les  idées 
nationales,  et  ce  manque  d'harmonie  explique  peut-être  mieux  que 
toute  autre  cause  les  caprices  et  les  mobilités  de  l'opinion.  A  l'es- 
prit inflexible  d'un  logicien  la  France  unit  le  tempérament  d'un  sol- 
dat. Lorsque  le  tempérament  domine,  elle  prodigue  son  sang  à  qui 
l'enivre  de  poudre  et  de  gloire;  lorsque  la  tête  l'emporte  sur  le  cœur, 
elle  revient  à  ses  idées  pour  les  poursuivre  avec  une  obstination  in- 
domptable. Peut-être  tout  l'art  de  la  gouverner  consiste-t-il  dans 


LA   TRAjÇlTIOlX   CONSTITUTIONNELLE.  49 

la  mesure  avec  lacjye^le  il  convient  de  pondérer  ces  deux  éléniens 
l'un  par  Ijautrçi.  ,3i;i,es,diverS;  pouvoirs  qui  succédèrent  au  premier 
empire  ne  se  sont  pas  assez  inquiétés  du  tempérament  national, 
l'empereur  de  son  côté  abusa  de  ce  ressort  au  point  d'en  arriver  à 
prendre  la  génération  de  89  pour  l'instrument  passif  d'une  politique 
néo-carloviiigienne.  JNe  communiquant  plus  avec  la  nation  que  par 
l'armée,  placé  par  sa  toute-puissance  dans  un  isolement  qui  ne  lui 
fut  pas  moins  funeste  au  dedans  qu'au  dehors,  il  apprit,  à  l'heure 
fatale  où  une  telle  expérience  ne  pouvait  plus  lui  profiter,  que  les 
idées  ne  reculent  jamais  en  France,  lors  même  qu'on  en  perd  la 
.trace,  et  qu'elles  y  reprennent  toujours  avec  usure  le  terrain  perdu. 
En  1815,  le  chef  de  la  nation  militaii'e  se  retrouva  tout  à  coup  en 
face  de  la  nation  politique  qu'il  croyait  avoir  anéantie,  et  ce  règne 
héroïque  finit  par  l'amère  déception  des  cent  jours,  qui  signala  la 
réaction  triomphante  de  l'esprit  sur  le  tempérament  national. 

Quelle  avait  été  cependant  la  véritable  pensée  de  la  France,  lors- 
qu'elle plaça  la  couronne  sur  le  front  du  jeune  pacificateur  de  l'Eu- 
rope? Que  lui  avait-elle  demandé,  en  consentant  à  confondre  son 
avenir  avec  celui  de  sa  race?  Cette  pensée  fut  si  vite  méconnue,  elle 
a  laissé  si  peu  de  trace  dans  les  événemens,  qu'on  éprouve  une  sorte 
de  surprise  en  en  retrouvant  l'expression  précise  et  concordante 
dans  tous  les  documens  législatifs  comme  dans  tous  les  écrits  du 
,  temps.  La  France  attendait  en  ISOli  ce  qu'elle  avait  voulu  en  1789 
et  en  1791,  ce  qu'elle  souhaita  plus  résolument  encore  à  la  chute 
du  premier  empire,  et  ce  qu'elle  attend  aujourd'hui  de  la  stabihté 
du  second.  Conséquente  avec  elle-même  à  la  veille  du  jour  où  ses 
vœux  allaient  recevoir  un  éclatant  démenti,  elle  souhaitait  une  mo- 
narchie héréditah-e  et  constitutionnelle  avec  des  élections,  une 
presse  et  une  tribune  sérieusement  libres,  des  finances  fortement 
contrôlées,  et  surtout  un  pouvoir  exercé  par  des  ministres  respon- 
sables. Je  me  hâte,  en  énonçant  ces  énormités,  de  m'abriter  derrière 
des  textes  dont  l'abondance  ne  laisse  d'ailleurs  que  l'embarras  du 
choix,  «  La  France,  disait  le  tribunat,  du  sein  duquel  était  partie 
la  proposition  d'élever  le  premier  consul  au  trône,  la  France  doit  at- 
tendre de  la  famille  de  Bonaparte  plus  que  d'aucune  autre  le  main- 
tien des  droits  et  de  la  liberté  du  peuple  qui  la  choisit  et  toutes  les 
institutions  propres  à  les  garantir  (1).  »  —  «  Les  Français  ont  con- 
quis la  liberté,  disait  le  sénat  en  adoptant  cette  proposition;  ils 
veulent  conserver  leur  conquête,  ils  veulent  le  repos  après  la  vic- 
toire. Ce  repos  glorieux,  ils  le  devront  au  gouvernement  héréditaire 
d'un  seul,  qui,  élevé  au-dessus  de  tous,  défende  la  liberté  publique, 


(1)  3  mai  1804. 

TOME  XLVIII. 


50  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

maintienne  l'égalité,  et  baisse  ses  faisceaux  devant  la  volonté  sou- 
veraine du  peuple  qui  l'aura  proclamé.  C'est  ce  gouvernement  que 
voulait  se  donner  la  nation  française  dans  les  beaux  jours  de  89, 
dont  le  souvenir  sera  cher  à  jamais  aux  enfans  de  la  patrie,  et  où 
l'expérience  des  siècles  et  l'expérience  des  hommes  d'état  inspi- 
raient les  représentans  que  la  nation  avait  choisis.  Il  faut  que  la  li- 
berté et  l'égalité  soient  sacrées,  que  le  pacte  social  ne  puisse  pas 
être  violé,  que  la  souveraineté  du  peuple  ne  soit  jamais  méconnue, 
et  que  la  nation  ne  soit  jamais  forcée  de  ressaisir  sa  puissance  et  de 
venger  sa  majesté  outragée.  Le  sénat  développe  dans  un  mémoire 
qu'il  joint  à  ce  message  les  dispositions  qui  lui  paraissent  les  plus 
propres  à  donner  à  nos  institutions  la  force  nécessaire  pour  garantir 
à  la  nation  ses  droits  les  plus  chers,  en  assurant  l'indépendance 
des  grandes  autorités,  le  vote  libre  et  éclairé  de  l'impôt,  la  sûreté 
des  propriétés,  la  liberté  individuelle,  celle  de  la  presse ,  celle  des 
élections,  la  responsabilité  des  ministres  et  l'inviolabilité  des  lois 
constitutionnelles  (1).  » 

«  La  liberté  devant  laquelle  sont  tombés  les  remparts  de  la  Bastille, 
s'écriait  dans  cette  discussion  un  sénateur  illustre  (2),  va  déposer  ses, 
craintes.  Le  vœu  du  peuple  ne  sera  jamais  méconnu.  Les  listes  des 
candidats  choisis  par  les  collèges  électoraux  étant  souvent  renouve- 
lées, l'une  des  plus  belles  portions  de  la  souveraineté  du  peuple 
sera  fréquemment  exercée.  Les  membres  du  corps  législatif  seront, 
s'il  est  possible,  des  organes  plus  fidèles  de  la  volonté  nationale;  les 
discussions  auxquelles  ils  se  livreront  et  leurs  communications  plus 
grandes  avec  le  tribunat  éclaireront  de  plus  en  plus  les  objets  sou-" 
mis  à  leurs  délibérations.  Une  haute  cour,  garante  des  prérogatives 
nationales  confiées  aux  grandes  autorités,  de  la  sûreté  de  l'état  et 
de  celle  des  citoyens,  formera  un  tribunal  véritablement  indépen- 
dant et  auguste  consacré  à  la  justice  et  à  la  patrie.  Elle  assurera  la 
responsabilité  des  fonctionnaires,  de  ceux  particulièrement  qu'un 
grand  éloignement  de  la  métropole  pourrait  soustraire  à  la  ven- 
geance des  lois.  Elle  assurera  surtout  la  responsabilité  des  tninis- 
tres,  cette  responsabilité  sans  laquelle  la  liberté  n'est  qu'un  fan- 
tôme. Le  sénatus- consulte  rend  l'hommage  le  plus  éclatant  à  la 
souveraineté  nationale;  il  détermine  que  le  peuple  prononcera  lui- 
même  sur  l'hérédité;  il  fait  plus,  il  consacre  et  fortifie  par  de  sages 
institutions  le  gouvernement  que  la  nation  française  a  voulu  dans 
les  plus  beaux  jours  de  la  révolution,  lorsqu'elle  a  manifesté  sa  vo- 
lonté avec  le  plus  d'éclat,  de  force  et  de  grandeur.  )> 

(1)  Message  du  4  mai  1804. 

(2)  Lacépède. 


LA    TRADITION    CONSTITUTIONNELLE.  51 

Tels  étaient  les  vœux  de  la  France  à  l'heure  où  déjà  l'empereur 
aspirait  à  découper  l'Italie  en  fiefs  de  son  empire,  et  allait  à  Aus- 
terlitz  forger  le  premier  anneau  de  sa  fatale  destinée.   Peut-être 
cette  politique  sensée  lui  revint-elle  tardivement  en  mémoire  lorS'^v 
qu'il  campait  sur  les  sierras  de  l'Espagne,  ou  qu'il  traversait  en  fu-' 
gitif  les  eaux  glacées  de  la  Bérésina.  Il  dut  en  effet  mettre  plus  d'une 
fois  en  regard  des  agitations  d'un  gouvernement  libre  le  déchaîne-^ i 
ment  de  l'Europe  et  le  désespoir  de  la  France,  et  se  dire  dans  l'a-' 
mertume  de  son  cœur  qu'il  ne -succombait  pas  tant  sous  le  poids  de 
l'univers  conjuré  que  sous  celui  d'une  responsabilité  trop  lourde  « 
pour  un  mortel.  ^  '" 

Lorsque  Napoléon  eut  perdu  la  couronne  de  Louis  XIY  en  couJ-r? 
rant  après  celle  de  Gharlemagne,  la  France,  demeurée  étrangère  à 
ces  rêves  si  ce  n'est  par  le  sang  dont  elle  les  avait  payés,  reprit  le 
cours  naturel  de  ses  pensées,  comme  une  terre  qui  refleurit  après 
la  chute  d'une  avalanche.  Elle  se  remit  à  la  poursuite  des  espé- 
rances libérales  que  le  géant  avait  fait  ployer  dans  sa  course  sans 
parvenir  à  les  déraciner.  Le  programme  oublié  de  I8OZ1  servit,  après 
dix  ans,  de  texte  à  l'arrêt  de  déchéance  rédigé  par  des  hommes 
qui  signaient  en  l'écrivant  leur  propre  condamnation.  Cependant 
la  restauration  s'élevait  acclamée  par  la  France  malgré  la  pré- 
sence d'un  million  d'étrangers,  parce  que  son  gouvernement  re- 
présentait avec  la  paix,  ce  premier  besoin  du  pays  si  obstinément 
méconnu,  un  retour  certain  vers  la  liberté,  sans  laquelle  l'antique 
dynastie  ne  pouvait  paraître  au  sein  de  la  France  nouvelle.  La  dé- 
claration de  Saint-Ouen  et  la  charte  de  I8I/1  donnèrent  satisfaction 
aux  principes  généraux  proclamés  en  89  en  les  encadrant  dans  uing 
mécanisme  plus  heureux  qu'aucun  de  ceux  qui  avaient  été  si  triste- 
ment pratiqués.  Aujourd'hui  que  l'Europe  entière  s'est  assimilé  ces 
institutions  et  que  celles-ci  fonctionnent  à  Madrid  comme  à  Vienne, 
il  est  superflu  de  les  défendre  à  l'occasion  d'une  prétendue  origine 
britannique,  car  les  œuvres  de  l'expérience  et  du  bon  sens  ne  sont 
le  patrimoine  d'aucun  peuple.  Elles  allaient  d'ailleurs  mieux  que 
toutes  les  constitutions  précédentes  au  génie  français  par  le  champ 
qu'elles  ouvraient  à  toutes  les  grandes  ambitions  de  la  pensée  et  du 
talent,  et  jamais  la  révolution  ne  reçut  une  sanction  plus  éclatante 
pour  ses  conquêtes  et  ses  aspirations  politiques.  Toutefois  aux 
sources  mêmes  du  pouvoir  une  difficulté  considérable  se  laissait  déjà 
pressentir.  La  charte  royale  avait  été  octroyée  par  une  puissance 
qui  se  prétendait  constituante,  et  qui  n'admettait  pas  que  la  nation 
pût  intervenir  entre  elle  et  son  œuvre.  Cette  prétention  impliquait 
le  droit  de  modifier  le  pacte  fondamental,  droit  périlleux  qu'on  avait 
eu  soin  de  dissimuler  sous  une  rédaction  ambiguë,  tant  on  le  savait 


^^  ,,, BEVUE    DES  PEUX   MONDjES. 

capa^^çdeihlesSjer  p^ofondémenl,  lî^  conscience  publique,  y  article  lA 
était, l^.sieul  débris  de  la  société  historique  qui  survécût  au  cata- 
clysme; de  89.  La  lutte  toujours  sourdement  ouverte  entre  les  liber- 
tés constitutionnelles  et  une  doctrine  incompatible  avec  elles  fut 
pp-u,]? 43-  restauration,  malgré  le  talent  et  la  droiture  de  ses  liommes 
d'état,  une  cause  permanente  de  faiblesse,  car  d'un  côté  cette  lutte 
semblait  donner  à  la  conscience  royale  le  droit  de  tout  entrepren- 
ne ,fr7-  de  l'autre  elle  présentait  aux  passions  ennemies  le  moyen 
de  to^t  oser.  La  théorie  du  pouvoir  constituant  aveugla  donc  les 
amis  de  la  royauté  légitime  en  même  temps  qu'elle  apportait  à  ses 
adversaires  une  force  immense,  de  telle  sorte  que,  si  la  maison  de 
Bourbon  avait  eu  la  prescience  de  ses  véritables  périls,  elle  aurait 
travaillé  à  les  détourner  en  transformant  son  propre  principe  a^ 
lieu  de  le  proclamer  avec  éclat.      ,    i    ,  ;.  ,,  :  ,  ;     ;,,  ,^  .  ; 

C'est  ainsi  qu'on  arrive  à  travers  des  péripéties'- sans  nombre,' qui 
HeifUiodirient  pas,  sensiblement  la  pensée  publique  toujours  persis- 
tante, jusqu'à  cette  révolution  de  juillet,  terme  fatal  du'long  conflit 
des  intérêts  et  des  idées.  La  charte  de  1830  vint  donner  aux  théo- 
ries politiques  consignées  dans  la  déclaration  des  droits  une  satis- 
faction complète  en  ajoutant,  il  est  vrai,  cà  cette  victoire  les  diffi- 
cultés de  toute  grande  crise.  Sous  le  gouvernement  de  la  branche 
cadette,  la  lutte  ne  fut  guère  moins  vive  que  sous  le  précédent  règne», 
et  nous  voyons  après  dix-huit  années  de  débats,  dont  la  véhémence 
contrastait  singulièrement  avec  le  calme  de  la  raison  publique ,  la 
royauté  consentie  disparaître  dans  une  catastrophe  semblable  à  celle 
qui  avait  emporté  la  royauté  héréditaire.  Cependant  l'analogie  entre 
les  deux  situations  n'est  qu'apparente.  Contrairement  à  ce  qui  s'é* 
tait  vu  depuis  1815  jusqu'à  1830,  époque  de  grandes  luttes  entre 
des  passions  et  des  idées  inconciliables,  les  partis  parlementaires 
différèrent  bien  plus  de  1830  à  18liS  sur  la  conduite  que  sur  les 
doctrines,  et  sur  les  personnes  que  sur  les  choses,  quelque  accen- 
tuation que  chacun  d'entre  eux  estimât  convenable  de  donner  à  ses 
parples.  Pans  ces  querelles  où  rësprit  restait  assez  libre  pour  que 
l'art  s'y  déployât  dans  son  éclat  le  plus  étudié,  les  intérêts  durent 
prendre  la  place  des  passions  amorties,  et  l'on  s'irrita  d'autant  plus, 
qu'on  se  comprenait  davantage.  Aucun  parti  légalement  constitiié, 
n'aspirant  alors  à  renverser  le  pouvoir,  et  celui-ci  n'étant  guère^ 
menacé  que  par  l'impatience  qu'on  éprouvait  à  le  servir,  la  monar- 
chie de  1830,  qui  aurait  pu  soutenir  une  longue  lutte  contre  des  4n^^ 
nemis  déclarés,  périt  en  quelques  heures  par  la  confiance  même 
qu'inspirait  sa  force  :  confiance  étrange,  qui  n'aveuglait  pas  moins 
les  agens  du  pouvoir  sur  la  portée  de  leurs  actes  que  l'opposition 
sur  celle  de  ses  coups !,-ij^n^|  uiijjjjy  .amj^muïniJà  3JiiiD£>  snir  d37>£ 


LA    TRADITION    CONSTITUTIONNELLE.  53 

i^  ^t^  24  février  fiit'îpoùV' là  Fi'anfcé-'ùhëfe^^^  ètirpHse 'àVâl^t'làô 
lui  apparaître 'cttmiWè'  Uh'éi*àTia'  m'àlîiè^r', ' cali*  cëtlë'rdM-iitlbrl'Jïié 
s'accomplit'  (Jùe  parce  qùè  '  përsôi'i'i'i'e  lie  l'àivàit  ^éëtirhèe  possible'.  Tië 
la  syncope  où  s'affaissèrent  soudainement  toutes  les  forces  sociales 
sortit  un  expédient  qui  s'appela  la  république.  Atteint  d'une  stérW 
lité  organique  mal  dissimulée  sous  de  pompeuses  formules,  ce  gou- 
vernement républicain,  qui  contrariait  par  son  essence  tous  lés  in- 
stincts du  pays  et  par  son  nom  seul  alarmait  tous  les  intérêts,  n'eut 
jamais  aux  yeut  des  Français  que  le  caractère  d'un  pouvoir  de 
transition.  Aussi  n'était-il  pas  fort  difficile  de  pressentir  la  série  de 
réactions  dont  le  terme  ramènerait  enfin  l'opinion  vers  le  but  doni 
elle  avait  été  détournée,  non  par  le  cours  de  ses  idées,  mais  par  celiiî 
desévénemensjfo'iq  no8  jnsrrnoians'jJ  as  ismijoiàb  gsl  *?  àlIijsyB'ij 

Le  seul  grief  sérieux  de  la  France 'contre  le  pouvoir  tom'lîé  sans 
se  défendre  au  24  février  18/i8,  ce  fut  d'avoir  rendu  une  pareille 
catastrophe  possible,  ou  par  Te  vice  dès  institutions,  ou  par  lès  torts 
des  hommes  qui  les  avaient  maniées  avec  peu  de  mesure  et  de  pré- 
voyance. De  là,  après  Ja  chute  de  la  république  en  1852,  une  dis^' 
position  générale  à  croire  q;ù'Uil'  rernaUiement  Judicieux  opéi'é'  dâtt^ 
les  institutions  pourrait  abriter  le  pays  Contre  la  chance  de  révo-^ 
lutions  nouvelles,  encore  que  ces  institutions,  déjà  vieilles  de  pïuS 
dé  tféhte  ans,  èùsseilt  contracté  pour  lui  l'autorité  dei'habîtuGlêi- 
Relever  le  drapeau  de  la  liberté  constitutionnelle  en  le  protégeant 
par  un  ensemble  de  nouvelles  mesures  contre  le  péril  des  surprises 
èl!  contre  celui  des  rivalités  personnelles,  telle  a  donc  été  la  peusée^ 
de  la  France,  non  pas  précisément  au  lendemain  du  coup  d'état 
du  2  décembre,  mais  sitôt  qu'elle  a  commencé  à  sortir  de  sa  longue 
prostration  sous  l'abri  d'un  ipouvoii*  désormais  incontesté»  ^t>  uv  ii&î 
ijiL;...i':i^i':ih£.q  aiJ'ia.i[  cOi  ,;;ykLiiiJi.j..ii,  ,:;j;:;ij.  .,,.^,,  jî,  rAiohaBq  89b 
891  -ma  9up'  sjiubfioo  bI  lua  8MJL  é  0881  sb  enlq  neid  ins'iôiàTlib 
-n^ooR  siipbijp  e89goria  esl  lua  snp  esanoeisq  soi  'lua  ie.  .a^nhioob 

"^'Tëîlèi'gst  ■  ^t-à?^ëtléfe  à'i^^ 'Pul  %înî^lë  ^ë^[pè§^ 
ses  rapports  avec  l'établissement  d'un  régime  de  vraie  liberté,  l'hîs^ 
toire  de  la  pensée  politique  en  France  depuis  que  la  nation  a  été^ 
appelée  à  exercer  quelque  influence  sur  ses  destinées  par  l'ex-^' 
pression  de  sa  volonté.  L'idée  qui  se  fit  jour  aux  grands  comices  dé 
89,  et  que  nous  avons  entendu  invoquer  par  la  dictature  elle-même^' 
imprime  à  ce  tableau  le  sceau  d'une  magnifique  unité,  car  jamaîà' 
peuple  n'a  été  plus  obstiné  dans  la  poursuite  de  ses  espérances;  ldf*k'' 
même  que  celles-ci  ont  paru  le  tromper.  Tant  que  l'idée  de  89  ré^ 
siste  à  l'assaut  des  factions,  et  qu'elle  domine  dans  les  assemblées 
représentatives,  des  transformations  réputées  impossibles  s'ôpèrerït' 
avec  une  facilité  surhumaine.  Quand  l'anarchie  ou  le  despotisme 


54  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'emporte,  cette  idée  se  réfugie  au  fond  des  cœurs,  lors  même  que 
les  esprits  semblent  n'en  avoir  plus  conscience,  et  sitôt  que  l'hori- 
zon se  rassérène,  elle  reparaît  comme  l'arc-en-ciel  après  l'orage. 
Lorsqu'un  grand  gouvernement  militaire,  déchirant  les  stipulations 
de  ISOh,  imagina  de  recommencer  en  pleine  civilisation  moderne 
les  expéditions  d'Alexandre,  cette  pensée  vint  tout  à  coup  combler 
le  vide  laissé  par  sa  chute,  et  releva  la  France  d'une  défaite  qui  avait 
rouvert  devant  elle  lé  cours  de  ses  destinées  véritables.  On  voit  se 
reproduire  le  même  phénomène  dans  des  circonstances  plus  heu- 
fétisés.  En  1863,  la  nation  retrouve,  comme  par  l'effet  d'une  loi 
natiirelle,  les  préoccupations  élevées  qui  s'étaient  voilées  pour  elle 
en  présence  des  périls  publics.  Dégagée  aujourd'hui,  à  un  degré 
qui  ne  s'est  jamais  rencontré  aux  époques  antérieures,  de  toutes  les 
illusions  des  partis,  elle  portera  dans  la  revendication  de  ses  droits 
une  volonté  de  plus  en  plus  décidée,  parce  qu'elle  discerne  nette- 
ment ce  qu'elle  demande.  Partout  se  révèle  cette  disposition  géné- 
rale de  l'esprit  public;  c'est  elle  qui  donne  à  des  événemens  d'une 
importance  secondaire  une  portée  immense;  elle  seule  fait  des 
tristes  hasards  de  la  mort  une  éclatante  révélation  pour  le  pays  et 
un  solennel  enseignement  pour  le  pouvoir. 

Le  gouvernement  impérial  a  sans  doute  l'instinct  trop  sûr  pour  ne 
pas  comprendre  que  l'état  de  l'esprit  public  le  convie  en  ce  moment 
à  une  mission  non  pas  contraire  à  celle  qu'il  dut  remplir  dans  la  pre- 
mière partie  de  sa  carrière,  mais  d'une  portée  plus  élevée  et  plus 
durable.  Au  10  décembre  18/18,  la  France  avait  évoqué  le  nom  de 
l'empereur  Napoléon  comme  un  talisman  contre  l'anarchie.  Moins 
ferme  par  l'esprit  que  par  le  cœur,  elle  érigea  un  autel  à  la  peur  sous 
le  trouble  profond  d'une  échéance  où  l'on  semblait  avoir  accumulé 
comme  à  plaisir  tous  les  problèmes  et  tous  les  périls.  De  l'effroi  gé- 
néral sortit  la  dictature  de  1851,  et  son  ombre  se  projeta  plusieurs 
années  sur  le  second  empire,  dont  cette  dictature  avait  été  le  si- 
lencieux berceau.  Parfaitement  indifférent  durant  cette  période  à  la 
valeur  théorique  des  institutions  pour  lesquelles  on  réclamait  la 
sanction  de  ses  suffrages ,  se  considérant  encore  comme  placé  sous 
l'imminence  d'un  grand  péril,  le  pays  n'aspirait  qu'à  écarter  du 
foyer  domestique  les  dangers  dont  l'obscure  perspective  lui  avait 
rendu  quelque  chose  des  épouvantes  et  des  défaillances  de  la  ter- 
reur. Bientôt  le  tempérament  national,  habilement  surexcité,  trouva 
dans  les  entreprises  accomplies  au  dehors  des  satisfactions  assez 
vives  pour  que  le  mouvement  de  la  pensée  publique  s'arrêtât  du- 
rant près  de  dix  années  en  présence  d' œuvres  qui  n'étaient  pas 
sans  éclat. 

On  ne  manque  pas  de  respect  pour  le  pouvoir  en  signalant  comme 

uvijiijiJjiii  s^wJijy  yijpâiijq  f'idU] 


LA   TRADITION   CONSTITUTIONNELLE.  55 

l'une  de  ses  préoccupations  les  plus  constantes  le  soin  de  maintenir 
l'équilibre  entre  les  deux  élémens  constitutifs  du  génie  national.  Si 
dans  l'un  des  plateaux  de  la  balance  il  a  fait  passer  tour  à  tour  la 
Crimée,  l'Italie,  la  Chine,  la  Cochinchine  et  le  Mexique,  dans  l'autre 
il  a  jeté*  le  décret  du  2Zi  novembre  1860,  la  mémorable  lettre  à 
M.  Fould,  et  certaines  manifestations  qui  ne  laissent  pas  douter 
qu'une  part  notable  sera  faite  à  l'intelligence  politique  avant  que  le 
pays  le  réclame  assez  impérieusement  pour  enlever  au  pouvoir  le 
profit  légitime  d'une  initiative  opportune.  A  partir  du  décret  du 
24  novembre,  la  constitution  du  i!i  janvier  1852,  qui  jusqu'alors 
avait  été,  comme  celle  de  l'an  viii,  une  sorte  de  lettre  morte,  de- 
vint une  vérité  à  laquelle  se  rattachèrent  les  intérêts,  une  espérance 
qu'acceptèrent  les  ambitions  honorables,  une  égide  derrière  laquelle 
n'hésitent  plus  à  s'abriter  les  renommées  les  plus  éclatantes.  Je  ne 
sais  pas  pour  une  législation  fondamentale  de  fortune  dont  un  véri- 
table esprit  politique  dût  être  plus  jaloux,  et  lorsque  je  considère 
l'état  intérieur  des  partis,  je  ne  vois  pas  pour  le  pouvoir  d'épreuve 
qui  soit  au  fond  moins  périlleuse;  cette  épreuve  en  effet  ne  saurait 
réussir,  même  aux  plus  illustres,  que  si  elle  est  accomplie  sans  au- 
cune arrière-pensée  et  dans  l'intérêt  exclusif  du  pays.  Pour  la  pre- 
mière fois  peut-être,  on  va  livrer,  en  dehors  de  toute  préoccupation 
personnelle,  le  grand  combat  de  la  liberté;  c'est  aussi  pour  la  pre- 
mière fois  que  la  France  de  89,  de  ISlZi  et  de  1830  va  s'efforcer  de 
reprendre,  dans  des  conditions  un  peu  différentes  de  celles  qu'elle 
avait  admises  jusqu'à  présent,  l'œuvre  qui  touche  de  si  près  à  notre  " 
honneur  national ,  puisque  cette  œuvre  continuerait  à  porter  notre 
nom  dans  toute  l'Europe,  lors  même  que  nous  aurions  l'insigne  fai-r 
blesse  de  la  répudier.  r....^,^ 

Le  problème  soumis  depuis  les  élections  générales  à  la  sagacité  du 
pouvoir  se  trouve  posé  en  des  termes  fort  simples.  Rassurée  désor- 
mais sur  la  force  du  gouvernement  qui  la  régit  et  revenue  à  ses 
nobles  curiosités  d'esprit,  la  France  aspire  à  retrouver  l'usage  des 
principales  garanties  dont  elle  jouissait  sous  la  monarchie  parlemen- 
taire, toute  prête  d'ailleurs  à  répudier  les  dispositions  contre  les-? 
quelles  le  régime  représentatif  lui  semble  s'être  deux  fois  brisé. 
Heureuse  de  faire  preuve  de  persévérance  après  avoir  fait  acte  de 
sagesse  et  de  consolider  l'ordre  public  parla  conquête  de  la  liberté, 
elle  attend  l'accomplissement  de  ses  vœux,  soit  de  l'initiative  impé- 
riale, soit  d'un  sénatus-consulte  organique,  soit  enfin  d'un  plébis-, 
cite,  si  ce  recours  suprême  à  sa  propre  souveraineté  est  jamais  ré- 
puté nécessaire.  Les  préoccupations  du  monde  politique  portent  sur 
divers  points,  et  le  caractère  essentiellement  perfectible  de  l'acte 
constitutionnel  nous  autorise  à  les  indiquer,  puisque  cette  indication 


^•^  .aXmVIWOITUTIT^yîrO    VTOTTW/ffT   Al 

56       .  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

est  un  recours  régulier  aux  voies  ouvertes  par  la  loi  fondamentcfle. 
Lorsqu'aux  élections  du  mois  de  juin  1863  les  idées  libérales  eurent 
remporté  une  victoire  que  ne  contestent  pas  leurs  adversaires  les 
plus  décidés,  la  confiance  publique  resta  frappée  d'une  étrange  dis- 
proportion entre  la  grandeur  du  succès  moral  et  les  résultat^  expri- 
més par  le  scrutin.  La  logique  naturelle  de  l'esprit  français  dut  lé 
conduire  à  souhaiter  une  modification  profonde,  non  dans  le  prin- 
cipe de  notre  législation  électorale,  sur  lequel  la  constitution  a  sta- 
tué, mais  dans  la  manière  dont  cette  législation  est  appliquée  par 
une  administration  à  peu  près  omnipotente  dans  la  plupart  des  coni- 
munes  rurale^.  Pour  constater  le  désaccord  qui  sépare  le  réginîe 
administratif  de  ce  temps-ci  des  idées  de  89,  il  suffirait  de  mettre 
les  anciens  directoires  départementaux,  où  l'autorité  centrale  était 
à,  peine  représentée  par.un  copimissaire,  eu  regard  de  la  formidable 
machine  préfectorale  du  premier  empire,  renforcée  par  les  actes  que 
l'appréhension  du  socialisme  a  suggérés  au  second  après  le  2  dé- 
ceift^ibrp.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  efforts  tentés  pour  restreindre  l'un 
des  abus  de  la  centralisation  par  une  expédition  plus  prompte  des 
affaires  qui  n'aient  concouru,  par  une  conséquence  probablement 
imprévue,  à  mettre  le  comble  à  la  puissance  dans  laquelle  sont  ve^ 
nues  s'absorber  toutes  les  autres.  Le  décret  du  25  mars  1852  a  mis 
la  clé  de  toutes  les  carrières  et  le  règlement  de  la  plupart  des  inté- 
rêts privés  entre  les  mains  des  préfets,  déjà  dictateurs  de  la  presse 
départementale,  et  qui  ne  rencontrent  en  face  d'eux,  —  la  circulaire 
ministérielle  du  12  août  18(53  suffit  pour  l'attester,  —  que  des  con- 
seils-généraux déshérités  de  leur  principale  prérogative  par  une  si- 
tuation financière  anormale. 

En  désignant  à  la  population  des  candidatures  auxquelles  il  arrive 
quelquefois  de  n'exister  que  par  le  fait  de  cette  désignation  même, 
on  s'assure,  je  le  reconnais,  des  dévouemens  faciles,  mais  on  y  perd 
l'immense  profit  moral  qu'apporte  au  pouvoir  le  concours  spontané 
des  existences  indépendantes  et  des  caractères  respectés.  Transfor- 
mer en  ennemis  du  gouvernement  les  hommes  les  plus  considérables 
du  pays  s'ils  se  présentent  aux  suffrages  de;  leurs  concitoyens  san^^ 
l'autorisation  préalable  de  l'administration,  c'est  satisfaire  ses  ran- 
cunes aux  dépens  de  ses  intérêts  :  politique  habituelle  aux  émigrés, 
fléaux  de  toutes  les  restaurations,  sous  quelque  drapeau  qu'elles 
s'opèrent.  Si  l'effet  de  ces  exclusions  est  fâcheux  pour  les  localités 
où  elles  laissent  l'élu  sans  concurrent,  mais  aussi  sans  influence,  cet 
effet  est  plus  grand  encore  sur  l'opinion  publique,  qui  demeure  !£ 
reine  du  monde  même  en  pleine  démocratie.  Il  serait  fort  périlleux, 
en  effet  d'accoutumer  la  nation  à  distinguer  dans  la  législature  les^ 
députés  des  arrondissemens  ruraux  des  députés  des  grandes  villes,' 


LA    TRADITION    CONSTITUTIONNELLE.  57 

à  peu  près  comijie  on  distinguait  en  Angleterre,  avant  le  bill  de 
réforme,  ïek  représentant  des  bourgs  pourris  des  représen tans  dés 
comtés.  On  ne  créera  pas  gratuitement  de  telles  catégories,  et  Ton 
île., voudra  pas  sàiis  doute  faire  soi-même  la  partie  si  belle  à  l'oppo-- 
sition  en  lui  attribuant  le  monopole  dèsûdêes  qui  constituent  au^ 
jourd'hui  sa  seule  puissance.  '"!'()(,!■.  '  !<ioq<.iG 

'"'  Eh  succédant  à  la  monarchie  constitutionnelle,  à  laquelle  la  France 
reproche  moins  ses  actes  que  sa  chute,  le  second  empire  ne  saurait 
accepter  le  programme  qui  tendrait  à  transformer  son  gouverne- 
ment en  un  théâtre  à  grand  spectacle  ou  en  une  boîte  à  surprise  ma- 
niée devant  un  public  ébahi.  11  n'ignore  pas  qu'au  temps  où  nous 
sommes  le  gouvernement  d'une  nation  intelligente  ne  saurait  être 
que  la  conscience  même  du  pays  appliquée  à  la  conduite  de  ses 
propres  affaires.  Sans  cesser  de  s'appuyer  sur  les  masses  qui  ont 
fait  sa  force ,  l'empire  doit  avoir  l'ambition  de  se  rattacher  plus 
étroitement  cette  partie  active  de  la  nation  qui  est  aux  masses  ce 
que  le  levain  est  à  la  pâte,  pour  employer  une  image  vulgaire,  mài^ 
saisissante.  Cette  portion  du  peuple  français,  préparée  aux  affaires 
publiques  par  la  culture  de  l'esprit,  a  la  volonté  assurément  fort  lé- 
gitime d'y  intervenir  activement  désormais,  encore  qu'elle  ne  soit 
pas  aristocratiquement  constituée  comme  en  Angletei^i^e.  M.  le  duc 
de  Persigny,  qui  semblait  en  prendre  assez  bien  son  parti  en  1860, 
doit  connaître  mieux  que  personne  cette  disposition-là  depuis  qu'il 
a  tâté  le  pouls  de  si  près  à  la  France  électorale.  L'opinion  publique, 
dont  il  a  si  heureusement  provoqué  le  réveil,  et  dont  personne,  sous 
le  principe  qui  nous  régit,  n'est  admis  à  méconnaître  l'autorité, 
saura  lui  rendre,  s'il  revient  jamais  au  pouvoir,  le  souvenir  oublié 
de  ses  premières  circulaires;  elle  saura. reprendre,  avec  le  droit  de 
déposer  un  vote  indépendant  dans  l'urne  sans  passer  pour  factieuse, 
celui  de  consigner  ses  pensées  dans  certaines  feuilles  sans  exposer 
ces  organes  à  d'autres  sévérités  qu'à  celles  de  la  loi.  En  matière  de 
presse,  la  France  demande  peu,  car  la  presse  porte  encore  et  la 
peine  de  ses  torts  et  celle  des  nôtres;  mais  les  concessions  que  l'o- 
pinion réclame  sont  tellement  conformes  aux  principes  élémentaires 
du  droit  et  à  ceux  de  l'équité,  qu'elles  s'imposeront  par  la  force 

même  des  choses  à  l'intérêt  bien  compris  du  pouvoir.  - --'^^  ' 

Cet  intérêt  judicieusement  apprécié  a  déjà  provoqué  les' cbft'è^^'^ 
sions  décisives  du  '24  novembre  1860.  Placé  à  cette  époque  en  pré- 
sence des  complications  inattendues  sorties  des  affaires  d'Italie,  le 
gouvernement  impérial,  afin  de  se  fortifier  devant  l'Europe  par  la 
manifestation  du  sentiment  public,  appela  tout  à  coup  les  chambres 
à  partager  la  responsabilité  de  résolutions  qui  pouvaient  toucher  aux 

proMème^  les  plus  périlleux  de  l'ordre  moral  et, politique.  L'année 
-Oiiiy  cijùiii>ï^  syij  i^iinpD  «yb  AXiJtiijji  «iiuiny*i«iijnuriJB  ayb  fei9JJjq^)i 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

■  ''■'■- 

suivante,  pour  se  défendre  contre  les  entraînemens  financiers,  il  dut 
renoncer  à  la  faculté,  maintenue  à  la  couronne  dans  tous  les  pays 
constitutionnels,  de  pourvoir  sous  la  responsabilité  de  ses  ministres 
aux  nécessités  imprévues,  abdiquant  l'usage  afin  de  se  préserver  de 
l'abus,  et  s'imposant  des  règles  sur  lesquelles  il  y  aurait  eu  plus  à 
compter,  si  elles  avaient  été  moins  rigoureuses.  Après  la  transforma- 
tion destinée  à  faire  sortir  la  parole  du  sépulcre  dont  la  pierre  sem- 
blait si  solidement  rivée,  il  ne  reste  plus  beaucoup  à  faire  pour  rendre 
à  la  France  la  parité  avec  l'Europe  constitutionnelle,  initiée  par  elle 
à  la  liberté,  dont  nous  avions  depuis  si  longtemps  perdu  l'usage. 
Sitôt  qu'il  a  été  reconnu  que  le  programme  de  la  politique  géné- 
rale doit  être  consacré  chaque  année  par  le  vote  solennel  des  cham- 
bres après  une  discussion  contradictoire  sur  tous  les  grands  intérêts 
du  pays,  la  représentation  nationale  a  retrouvé  le  droit  d'en  sur- 
veiller l'accomplissement,  droit  de  contrôle  qui  conduit  forcément  à 
refuser  sa  confiance  aux  agens  qui  pourraient  être  préposés  pour  en 
exécuter  un  autre.  Décliner  cette  conséquence,  vers  laquelle  est 
entraînée  la  conscience  publique  par  l'irrésistible  courant  de  la  lo- 
gique et  de  l'habitude,  ne  serait-ce  pas  substituer  aux  passagères 
difficultés  des  crises  ministérielles  l'éventualité  d'une  crise  orga- 
nique plus  redoutable?  La  responsabilité  exclut  en  effet  l'inviolabi- 
lité, et  celle-ci  est  de  l'essence  de  toute  monarchie  héréditaire,  sous 
le  droit  populaire  aussi  bien  que  sous  le  droit  historique.  On  pou- 
vait comprendre  le  système  consacré  par  le  plébiscite  du  22  dé- 
cembre 1851  lorsqu'il  plaçait  la  responsabilité  tout  entière  sur  la 
tête  du  président  de  la  république,  car  ce  magistrat,  si  vastes  que 
fussent  les  attributions  que  lui  avait  alors  déléguées  la  confiance 
du  pays,  était  appelé  au  même  titre  que  le  président  des  États-Unis 
à  se  présenter  périodiquement  devant  le  peuple,  qui  portait  sur  son 
administration  un  verdict  définitif.  En  est-il  ainsi  après  le  sénatus- 
consulte  du  7  novembre  1852  et  le  plébiscite  qui  a  rétabli  l'empire 
en  investissant  le  chef  de  l'état  de  l'hérédité?  Une  modification  si 
profonde  au  système  antérieur  ne  rend-elle  pas  force  et  vigueur  aux 
maximes  constitutionnelles  universellement  admises  en  matière  de 
responsabilité  ministérielle,  même  à  la  fondation  du  premier  em- 
pire? Quel  si  grand  avantage  présenterait  d'ailleurs  pour  l'avenir  la 
consécration  d'une  théorie  dont  le  double  effet  serait  de  paraître  dé- 
nier aux  premiers  agens  de  l'autorité  souveraine  toute  volonté  propre 
et  d'exposer  sans  intermédiaire  le  chef  de  l'état  aux  courans  impé- 
tueux de  l'opinion?  Si  une  destinée  exceptionnellement  heureuse  a 
pu  conduire  à  ne  pas  s'inquiéter  pour  soi  d'une  pareille  perspective, 
en  serait-il  de  même  pour  une  dynastie  soumise  à  toutes  les  chances 
de  l'âge  et  du  sort  comme  à  toutes  les  faiblesses  de  l'humanité? 


LA    TRADITION   CONSTITUTIONNELLE.  59 

Les  r^vol,if|iioîiSi  ,qui  ,]::|QmJev^fsent  les  Ipig,  ne  çl^anigeJQt  ppbit,  les 
mœurs;  ,auss)  en  matière,  de  responsabilité  celles rr ci, sp,,s.o|i|;- elles 
trouvées  assez  fortes  pour  modifier  déjà  singulièrement,  sur  ce 
point-là,  le  texte  de  nos  institutions.  Quoique  les  ministres  de  l'em- 
pereur, aux  termes  du  plébiçiste.deJtS^^.jiie' dépendent  pli;i,s,  en 
droit  que  du  pouvoir  exécutif  seul,  on  les  a  vus  parfois ^  à  leur 
grand  honneur  personnel,  compter  avec  les  chambres  aussi  bien 
qu'avec  l'opinion  publique.  Ni  M.  Fould,;arrivé  aux  affaires  par  suite 
d'une  sorte  d'engagement  bilatéral  devenu  le  programme  de  son 
avènement,  ni  M.  Drouyn  de  Lhuys,  rentré  au  pouvoir  afin  d'y  re- 
présenter dans  la  question  italienne  une  politique  différente  de  celle 
de  son  honorable  prédécesseur,  n'ont  accepté  l'attitude  d'acteui's 
engagés  pour  jouer  tous  les  rôles;  leur  intervention  a  une  significa- 
tion nette  et  précise,  et  s'ils  quittaient  le  cabinet,  le  monde  financier 
comme  le  monde  diplomatique  se  rendraient  parfaitement  compte 
de  la  portée  d'une  telle  retraite.  Enfin,  lorsqu'au  lendemain  des 
élections  on  a  vu  tomber  le  ministre  qui  les  avait  faites  avec  une 
ardeur  mal  servie  par  la  fortune,  il  faut  trouver  naturel  que  la 
France  entière  cherche  à  cette  retraite  une  signification  politique.! 
On  notifierait  vingt  fois  au  pays  qu'il  a  tort;  celui-ci  est  assez  obs-^. 
tiné  pour  persister  à  croire  qu'd  a  raison.  La  convenance  d'organi- 
ser la  responsabilité  personnelle  des  agens  du  pouvoir  est  peut-être 
l'idée  sur  laquelle  l'opinion  publique  a  le  moins  vayiét^jO)! France 
depuis  le  commencement  de  la  révolution.     ,  ■  5  -  -  ;       i   < 

En  remettant  la  France  sous  ce  rapport  en  communion  avec  tous 
les  peuples  libres,  rien  n'interdirait  d'ailleurs  de  renforcer  encore 
les  précautions  prises  par  la  législation  aujourd'hui  en  vigueur  pour 
protéger  les  chambres  contre  les  intrigues  dont  le  pays  a  gardé  un 
souvenir  si  fatal  à  la  liberté.  On  peut  fort  bien  retrouver  le  bénéfice 
des  véritables  principes  sans  être  contraint  de  les  encadrer  dans 
certaines  formes  sacramentelles  dont  la  destinée  a  certainement  été 
malheureuse.  La  constitution  du  lli  janvier  1852  a  introduit  dans  le 
mécanisme  politique  quelques  modifications  dont  aucun  esprit  sensé 
ne  saurait  méconnaître  la  convenance  et  l'utilité.  L'intervention 
préalable  du  conseil  d'état  dans  la  confection  des  lois,  l'obligation 
imposée  à  la  chambre  de  débattre  avec  ce  grand  corps  administratif 
des  amen  démens  qu'on  a  pu  croire  quelquefois  improvisés  par  la 
légèreté  ou  par  le  calcul,  le  droit  attribué  à  la  législature  de  ré- 
diger elle-même  le  compte-rendu  de  ses  débats,  ce  sont  là  des 
améliorations  que  personne  ne  songe  assurément  à  répudier.  On 
peut  attribuer  le  même  caractère  aux  dispositions  constitutionnelles 
qui  ont  interdit  l'accès  du  corps  législatif  à  tous  les  fonctionnaires 
salariés,  et  bien  loin  de  revenir  sur  une  mesure  aussi  salutaire, 


G^(h  ijilEVUE   DES   DEUX   MONDES.  ;    ,\ï 

il  ne,  T^ste  plus  qu'à  lui  appliquer  ses  conséquences  naturelles.  La 
France  serait  replacée  demain  sous  le  régime  parlementaire,  qu'avec 
une  chambre  élective  dont  aucun  membre  ne  saurait  être  admis 
désormais  à  profiter  de  la  fortune  politique  des  chefs  d'opinion,  on 
n'aurait  rien  à  redouter  des  manœuvres  clandestines  dont  ce  régime 
porte  encore  la  peine.  Il  n'est  pas  indispensable,  malgré  un  usage 
à  peu  près  général,  que  les  ministres  admis  à  défendre  eux-mêmes 
leur  administration  devant  les  chambres  soient  membres  de  ces  as- 
seniblées;  il  est  moins  nécessaire  encore  qu'ils  y  exercent  une  action 
çlir(^te_et  personnelle.  On  comprend  un  système  qui,  pour  rendre 
au  corps  législatif  le  caractère  d'un  grand  jury  national  qu'avait 
entendu  lui  attribuer  la  constitution  de  l'an  viii,  ne  laisse  arriver 
devant  lui  que,de3;;ministres  étrangers  à  cette  assemblée,  car  les 
débats  peuvent  en  effet  gagner  ainsi  en  solidité  ce  qu'ils  perdent 
en  dramatique  intérêt;  mais  ce  système-là  n'interdit  point  de  ré- 
clamer pour  les  dépositaires  du  pouvoir  le  respect  toujours  assuré  à 
qui  s'inspire  de  sa  propre  pensée  et  ne  défend  que  ses  propres  actes. 
!,  .Les  principes  consignés  dans  la  constitution  de  1852  faciliteraient 
d'ailleurs  des  combinaisons  qui,  si  l'on  ne  reculait  pas  devant  ce 
qu'elles  ont  de  nouveau,  ne  profiteraient  probablement  pas  moins  au 
pouvoir  qu'à  la  liberté.  A  quelle  autorité  morale,  par  exemple,  n'at- 
teindrait point  le  sénat,  ressort  principal  des  institutions  actuelles, 
si  au  droit  souverain  d'interpréter  et  de  modifier  celles-ci  venaient 
s§! joindre  un  jour  des  prérogatives  nouvelles;  si,  sans  retrouver  le 
trop  fameux  droit  d' absorption,  il  obtenait  celui  d'agir,  dans  une 
certaine  mesure,  sur  son  organisation  au  même  titre  que  l'Institut 
et  toutes  les  grandes  corporations  indépendantes!  On  se  plaint  amè- 
rement des  vains  efforts  tentés  par  la  démocratie,  à  l'origine  de  la 
révolution  française,  pour  se  donner  une  organisation  quelque  peu 
durable,  et  cependant,  chaque  fois  qu'il  se  produit  une  idée  dont 
1  infaillible  effet  serait  d'imprimer  au  mécanisme  constitutionnel 
une  énergie  incontestable,  on  la  repousse  sans  discussion,  dans  l'in-r 
térêt  du  pouvoir,  en  se  préoccupant  bien  moins  des  services  qu'elle 
aurait  à  lui  rendre  que  des  obstacles  qu'elle  pourrait  parfois  lui 
susciter.  Il  ne  serait  peut-être  pas  plus  impossible  d'organiser  de 
notre  temps  la  démocratie  par  l'élection  graduée  qu'il  ne  l'a  été^^ 
voici  dix  siècles,  de  discipliner  la  force  territoriale  et  militaire  par  la 
vassalité  féodale.  C'est  le  problème  qu'il  faut  bien  accepter,  puis- 
qu'il est  aujourd'hui  posé  pour  toute  l'Europe.  Il  s'agit  moins  de 
proclamer  des  institutions  libérales  que  d'appuyer  celles-ci  sur  une 
nouvelle  organisation  administrative  et  politique  conforme  à  l'es- 
sence de  la  démocratie  moderne.  Cette  œuvre  n'a  guère  rencontré 
jusqu'à  présent  que  des  ouvriers  timides  ou  malheureux.  Ce  n'est 


LA   TRADITION   CONSTITUTIONNELLE.  61 

pas  en  rentrant  dans  l'ornière  d'une  imitation  sei*vile  qu'on  pourra 
la  conduire  à  bonne  fin;  l'œuvre  attend  qu'on  l'aborde  avec  la 
foi  qui  renverse  les  obstacles.  Il  y  a  près  de  vingt-cinq  ans  que 
j'osai  signaler  au  sein  d'une  confiance  à  peu  près  générale  les  pé- 
rils qui  menaçaient  dès  lors  le  gouvernement  représentatif  malgré 
l'attachement  incontestable  que  lui  portait  la  nation,  et  qu'en  indi~: 
quant  quelques  moyens  qui  me  paraissaient  propres  à  fortifier  nos» 
institutions  politiques,  je  terminais  ces  études  par  des  paroles  que' 
je  demande  la  permission  de  répéter.  «  On  se  plaint  que  le  pays  ré-^' 
siste  au  pouvoir,  et  que  notre  sol  soit  mortel  pour  tous  les  germes 
de  durée;  mais  a-t-on  bien  compris  la  manière  de  les  implanter? 
A-t-on  pris  son  génie  intime  pour  point  d'appui  de  tant  de  combi- 
naisons avortées?  Pour  dompter  une  société  qui  n'a  pas  encore 
trouvé  ses  lois  définitives,  il  faut  deux  choses  :  comprendre  et  oser.' 
Bucéphale  avait  renversé  tous  les  écuyers  de  Philippe  lorsque 
Alexandre  osa  braver  sa  fougue.  Gelui-ci  avait  remarqué  que  l'im-' 
mortel  coursier  avait  peur  de  son  ombre  en  la  voyant  s'allonger  de- 
vant lui  :  il  lui  mit  la  tête  au  soleil  et  s'élança  d'un  bond  sur  sa 
croupe  redoutable;  puis,  se  précipitant  dans  le  stade,  son  bras  sut 
si  bien  régler  les  mouvemens  de  l'animal  sans  les  contraindre,  en 
employant  tour  à  tour  le  mors  et  l'aiguillon,  que  le  cheval  s'in- 
clina bientôt  sous  cette  main  héroïque.  Grâce  au  ciel,  ce  n'est  pas 
d'un  demi-dieu  que  la  France  aura  désormais  besoin  :  ce  qu'elle  de- 
mande à  son  gouvernement,  c'est  quelque  prévoyance  et  quelque 
initiative  combinées  avec  du  patriotisme  et  de  la  probité.  A  ce  prix, 
elle  pourra  suffire  à  toutes  ses  destinées  (1).  » 

Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  Bucéphale  a  désarçonné 
plus  d'un  cavalier  :  il  n'est  pas  pour  cela  devenu  indomptable.  On 
a  pu  voir  que  ce  fougueux  coursier  avait  ses  heures  d'obéissance 
facile;  mais  malheur  à  qui  prendrait  sa  lassitude  momentanée  pouf 
une  transformation  de  tempérament,  et  alYronterait  des  ardeurs 
qu'il  n'est  interdit  ni  de  régler  ni.de  prévenir!  '■     '-:  •■']'       ^ 

9ll9'j[j:  gaiora  nsid  Jn^quojoèiq  aa  ns  /li'  ;>  ^^'^^^ 

iui'aîoriii.i  'u.nu-q  oîb'jup  c^gbfiJado  ësh  9Dp  ferî^  WP^i^iiu^ 

■^b  •f^?jrrf'!"r''!>   oivIfuîOTrf^f  PV.[rr  pca  '-'"!«- irfj^ri   ^ifî'IHr-.  pn    IJ  .'l9Ji^<ï*-'- 
(1)  Lettre f  a  un  membre  dû  parlement  d'Angleterre  sur  les  condtttpns  duf^çuvejrMr. 

ment  représentatif  en  France,  —  Revue  du  1""  novembre  1839.  ^  '    "   '    ".    . 

■aioq  f-isJfqsoofî  n'>id  t«rfi>  H'rip  qm^fdoiq  ^\  jgo'D  .sliiboôt  ètilsee^"^ 
Mb  «niora  ligi.  j  iufl'biuoi.ufi  Jet?  li'up 

6ajj  1U8  b-aalis>  v^l^.^^Y>  -'  ^  '  i'  '--'^^'"^  r.,iuiJjjJiJ<ini  aab  -i  .n:  I  ^  'o 
-i^,s'^  é  ^>ffno1fîon  supitiloq  -Je»  oviJfi'iJKinimbfi  noIi£8iai;§'! 

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BRUTUS 


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LES  LETTRES  DE   CICERON 


.■sci'rtirji 


Sans  les  lettres  de  Cicéron,  nous  ne  connaîtrions  pas  Brutus. 
Gomme  on  n'a  jamais  parlé  de  lui  de  sang-froid,  et  que  les  partis 
politiques  se  sont  habitués  à  placer  sous  son  nom  leurs  haines  ou 
leurs  espérances,  les  traits  véritables  de  sa  physionomie  se  sont  ef- 
facés de  bonne  heure.  Au  milieu  des  débats  passionnés  que  son  nom 
seul  soulève,  tandis  que  les  uns,  comme  Lucain,  le  mettent  presque 
dans  le  ciel,  et  que  les  autres,  comme  Dante,  le  placent  résolument 
dans  l'enfer,  il  n'a  pas  tardé  à  devenir  une  sorte  de  personnage  lé- 
gendaire. La  lecture  de  Cicéron.  nous  ramène  à  la  réalité.  Grâce  à 
lui,  cette  figure  saisissante,  mais  confuse,  que  l'admiration  ou  la 
terreur  avait  grandie  outre  mesure,  se  précise  et  prend  des  propor- 
tions humaines.  Si  elle  perd  de  sa  grandeur  à  être  vue  de  si  près, 
au  moins  y  gagne-t-elle  de  devenir  vraie  et  vivante. 

La  liaison  de  Cicéron  et  de  Brutus  dura  dix  ans.  Le  recueil  des 
lettres  qu'ils  s'écrivirent  dans  cet  intervalle  devait  être  volumineux, 
puisqu'un  grammairien  en  cite  le  neuvième  livre.  Elles  sont  toutes 
perdues,  à  l'exception  de  vingt-cinq,  qui  ont  été  écrites  après  la 
mort  de  César  (1).  Malgré  la  perte  des  autres,  Brutus  tient  encore 

(1"!  L'authenticité  de  ces  lettres  a  été  souvent  contestée  depuis  le  siècle  dernier.  Tout 
récemment  encore  la  question  a  été  débattue  en  Allemagne  avec  beaucoup  de  vivacité, 
et  un  illustre  critique,  F.  Hermann  de  Gœttingue,  a  publié  des  mémoires  très  remar- 
quables, et  auxquels  il  me  semble  difficile  de  répondre,  pour  établir  qu'elles  sont  bien 
de  Brutus  et  de  Cicéron.  Je  les  tiens  donc  pour  authentiques,  et  je  me  servirai  d'elles 
sans  scrupule. 


BRUTUS    d'après    CtCERON.  63 

une  sTgrâricIê  place  dans  les  ouvrages  qui  nous  rèsîenT'de  Cicéron, 
surtout  dans  sa  correspondance,  qu'on  y  trouve  tous  les  élémens 
nécessaires  pour  le  bien  connaître.  Je  vais  les  réunir,  et  refaire  non 
pas  le  récit  de  la  vie  entière  de  Brutus,  ce  qui  m'obligerait  à  insis- 
ter sur  des  événemens  trop  connus,  mais  seulement  l'histoire  de  ses 
relations  avec  Cicéron. 


I 


I. 


Atticus,  l'ami  de  tout  le  monde,  les  rapprocha.  C'était  vers  l'an 
700,  peu  de  temps  après  que  Cicéron  fut  revenu  de  l'exil,  et  au  mi- 
lieu des  troubles  que  suscitait  Clodius,  un  de  ces  agitateurs  vul- 
gaires comme  Catilina,  par  lesquels  César  épuisait  les  forces  de  l'a- 
ristocratie romaine,  pour  en  avoir  un  jour  plus  facilement  raison. 
La  situation  que  Cicéron  et  Brutus  occupaient  alors  dans  la  répu- 
blique était  fort  différente.  Cicéron  avait  rempli  les  fonctions  les 
plus  élevées,  et  y  avait  rendu  d'illustres  services.  Son  talent  et  sa 
probité  en  faisaient  un  auxiliaire  précieux  pour  le  parti  aristocra- 
tique, auquel  il  s'était  attaché;  il  n'était  pas  sans  influence  auprès 
du  peuple,  que  charmait  sa  parole;  les  provinces  l'aimaient,  pour 
l'avoir  vu  défendre  plus  d'une  fois  leurs  intérêts  contre  d'avides 
gouverneurs,  et  tout  récemment  encore  l'Italie  lui  avait  prouvé  son 
affection  en  le  portant  en  triomphe  de  Brindes  à  Rome.  —  Brutus 
n'avait  que  trente  et  un  ans;  une  grande  partie  de  sa  vie  s'était 
passée  loin  de  Rome,  à  Athènes,  où  l'on  savait  qu'il  s'était  livré  avec 
ardeur  à  l'étude  de  la  philosophie  grecque,  à  Chypre  et  en  Orient,-, 
où  il  avait  suivi  Gaton.  Il  n'avait  encore  rempli  aucune  de  ces  fonc- 
tions qui  donnaient  une  importance  politique,  et  il  lui  fallait  attendre 
dix  ans  avant  de  songer  au  consulat.  Pourtant  Brutus  était  déjà  un 
personnage.  Dans  ses  premières  relations  avec  Cicéron,  malgré  la 
distance  que  mettaient  entre  eux  l'âge  et  les  dignités,  c'est  Cicéron 
qui  fait  les  avances,  qui  ménage  Brutus,  et  qui  le  prévient.  On  di- 
rait que  ce  jeune  homme  eût  fait  naître  de  lui  une  singulière  at- 
tente, et  qu'on  pressentît  confusément  qu'il  était  destiné  à  de 
grandes  choses.  Pendant  que  Cicéron  était  en  Cilicie,  Atticus,  le 
pressant  de  faire  droit  à  quelques  demandes  de  Brutus,  lui  disait  : 
«  Quand  vous  ne  rapporteriez  de  cette  province  que  son  amitié,  ce 
serait  beaucoup.  »  Et  Cicéron  écrivait  de  lui  à  la  même  époque  : 
(t  II  est  déjà  le  premier  de  la  jeunesse,  il  sera  bientôt,  je  l'espère,  le 
premier  de  la  cité.  » 

Tout  en  effet  semblait  promettre  à  Brutus  un  grand  avenir.  Des- 
cendant d'une  des  plus  illustres  maisons  de  Rome,  neveu  de  Caton, 
beau-frère  de  Gassius  et  de  Lépide,  il  venait  d'épouser  une  des  filles 


64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'Appius  Claudius;  une  autre  était  déjà  mariée  au  fils  aîné  de  Pom- 
pée. Par  ces  alliances,  il  tenait  de  tous  côtés  aux  familles  les  plus 
influentes;  mais  son  caractère  et  ses  mœurs  le  distinguaient  plus  en- 
core que  sa  naissance.  Sa  jeunesse  avait  été  austère  :  il  avait  étudié 
la  philosophie,  non  pas  en  curieux,  comme  un  des  exercices  les  plus 
utiles  de  l'esprit,  mais  en  sage  qui  veut  s'appliquer  les  leçons  qu'elle 
donne.  Il  était  revenu  d'Athènes  avec  un  grand  renom  de  sagesse, 
que  confirma  sa  vie  honnête  et  réglée.  L'admiration  qu'excitait  sa 
vertu  redoublait  quand  on  venait  à  songer  dans  quel  milieu  elle 
avait  pris  naissance,  et  à  quels  détestables  exemples  elle  avait  ré- 
sisté. Sa  mère  Servilie  avait  été  une  des  plus  violentes  passions  de 
César,  peut-être  son  premier  amour.  Elle  eut  toujours  sur  lui  un 
grand  empire,  et  en  profita  pour  s'enrichir  après  Pharsale,  en  se  fai- 
sant adjuger  les  biens  des  vaincus.  Quand  elle  eut  vieilli,  et  qu'elle 
sentit  le  puissant  dictateur  lui  échapper,  pour  continuer  à  le  domi- 
ner encore,  elle  favorisa,  dit-on,  ses  amours  avec  une  de  ses  filles, 
la  femme  de  Gassius.  Celle  qui  avait  épousé  Lépide  n'avait  pas  un 
meilleur  renom,  et  Cicéron  raconte  à  propos  d'elle  une  plaisante 
histoire.  Un  jeune  fat  romain,  C.  Vedius,  traversant  la  Cilicie  en 
grand  équipage,  avait  jugé  commode  de  laisser  une  partie  de  ses 
effets  chez  un  de  ses  hôtes.  Malheureusement  cet  hôte  mourut;  les 
scellés  furent  mis  sur  les  bagages  du  voyageur  comme  sur  le  reste, 
et  on  y  trouva  tout  d'abord  les  portraits  de  cinq  grandes  clames, 
parmi  lesquels  celui  de  la  sœur  de  Brutus.  «  Il  faut  avouer,  dit 
Cicéron,  qui  ne  perdait  pas  l'occasion  d'un  bon  mot,  que  le  frère 
et  le  mari  méritent  bien  leur  nom.  Le  frère  est  bien  sot  {briitus), 
qui  ne  s'aperçoit  de  rien,  et  le  mari  bien  complaisant  [lepiclm], 
qui  supporte  tout  sans  se  plaindre.  »  Voilà  ce  qu'était  la  famille  de 
Brutus.  Quant  à  ses  amis,  il  n'est  pas  besoin  d'en  parler.  On  sait 
comment  vivait  alors  la  jeunesse  riche  de  Bome,  et  ce  qu'étaient 
les  Cœlius,  les  Curion  et  les  Dolabella.  Parmi  tous  ces  excès,  l'hon- 
nêteté rigide  de  Brutus,  son  application  aux  affaires,  ce  dédain  des 
plaisirs,  ce  goût  de  l'étude,  qu'attestait  sa  physionomie  pâle  et  sé- 
rieuse, ressortaient  davantage  par  le  contraste.  Aussi  tous  les  yeux 
étaient-ils  fixés  sur  ce  grave  jeune  homme,  qui  ressemblait  si  peu 
aux  autres.  En  l'abordant,  on  ne  pouvait  se  défendre  d'un  sentiment 
qui  semblait  mal  convenir  à  son  âge  :  il  inspirait  le  respect.  Ceux 
même  qui  étaient  ses  aînés  et  ses  supérieurs,  Cicéron  et  César  mal- 
gré leur  gloire,  Antoine,  qui  lui  ressemblait  si  peu,  ses  adversaires, 
ses  ennemis,  ne  pouvaient  en  sa  présence  échapper  à  cette  impres- 
sion. Ce  qui  est  plus  surprenant,  c'est  qu'elle  lui  a  survécu.  On  l'a 
éprouvée  devant  sa  mémoire  comme  devant  sa  personne  ;  vivant  et 
mort,  il  a  commandé  le  respect.  Les  historiens  officiels  de  l'empire, 


BRUTUS  d'après    GIGÉRON.  ?ï  65«i 

Dion,  qui  a  tant  maltraité  Cicéron,  Yelleius,  le  flatteur  de  Tibère, 
ont  tous  respecté  Brutus.  11  semble  que  les  rancunes  politiques,  le 
désir  de  flatter,  les  violences  des  partis,  se  soient  sentis  désarmés 
devant  cette  austère  figure,    '.i^vu  égeenuai  i58  .s^nr^aaifin  £«  snp  9100 
En  le  respectant,  on  l'aimait.  Ce  sont  des  sentimens  îfrii'înetoàr-f 
client  pas  toujours  ensemble.  Aristote  défend  qu'on  emploie  dans  le  > 
drame  des  héros  parfaits  de  tout  point,  de  peur  qu'ils  n'intéressent'' 
pas  le  public.  Il  en  est  un  peu  dans  la  vie  comme  au  théâtre  :  une  '■ 
sorte  d'effroi  instinctif  nous  éloigne  des  personnages  irréprochables,  ' 
et,  comme  c'est  d'ordinaire  par  nos  faiblesses  communes  que  nous  > 
nous  rapprochons,  on  ne  se  sent  guère  attiré  vers  ce  qui  n'a  pas  de  - 
faiblesses,  et  l'on  se  contente  de  respecter  la  perfection  à  distance. 
Cependant  il  n'en  était  pas  ainsi  pour  Brutus,  et  Cicéron  a  pu  dire.; 
de  lui  avec  vérité  dans  un  des  ouvrages  qu'il  lui  adresse  :  a  Qui  fut 
jamais  plus  respecté  que  vous  et  plus  chéri?»  C'est  qu'en  effet  cet 
homme  sans  faiblesses  était  faible  pour  ceux  qu'il  aimait.  Sa  mère 
et  ses  sœurs  avaient  sur  lui  beaucoup  d'influence  et  lui  ont  fait 
commettre  plus  d'une  faute.  Il  avait  beaucoup  d'amis,  dont  Cicéron 
lui  reprochait  de  trop  écouter  les  conseils  :  c'étaient  d'honnêtes  gens 
qui  n'entendaient  rien  aux  affaires;  mais  Brutus  leur  était  si  tendre- 
ment attaché  qu'il  ne  savait  pas  se  défendre  d'eux.  Sa  dernière  dou- 
leur à  Philippes  fut  d'apprendre  la  mort  de  Flavius,  son  préfet  des 
ouvriers,  et  celle  de  Labéon,  son  lieutenant;  il  s'oublia  lui-même 
pour  pleurer  sur  eux.  Sa  dernière  parole  avant  de  mourir  fut  de  se 
féliciter  de  ce  qu'aucun  de  ses  amis  ne  l'avait  trahi  :  cette  fidélité, 
qui  était  si  rare  alors ,  a  consolé  ses  derniers  momens.  Ses  légions  " 
aussi,  quoiqu'elles  fussent  composées  en  partie  d'anciens  soldats  dêp 
César,  et  qu'il  les  tînt  sévèrement,  punissant  les  pillards  et  les  ma- 
raudeurs, ses  légions  l'aimaient,  et  lui  restèrent  fidèles.  Enfin  le^ 
peuple  de  Rome  lui-même,  qui  en  général  était  ennemi  de  la  cause 
qu'il  défendait,  lui  a  témoigné  plus  d'une  fois  sa  sympathie.  Quand 
Octave  fit  proclamer  ennemis  publics  les  assassins  de  César,  en  en- 
tendant prononcer  le  nom  dé  Bi'Utus  a  la  tribune,  tout  le  monde 
baissa  tristement  la  tête,  et  du  milieu  de  ce  sénat  épouvanté ,  qui 
pressentait  les  proscriptions,  une  voix  libre  osa  déclarer  que  jamais 
elle  ne  condamnerait  Brutus.' ■'■^'''J'-^^  '->^>-  "^'  .jni.ijitta.t.  !  iil  .>yijui>  Xij* 

Cicéron  subit  le  charme  corttrheles  auti'e'S',''iïlalé'(^ 
sans  résister.  Son  amitié  avec  Brutus  a  été  pleine  de  troubles  et' 
d'orages,  et,  malgré  la  communauté  de  leurs  opinions,  il  s'est  élevé- 
plus  d'une  fois  entre  eux  des  discussions  violentes.  Leurs  dissenti- 
mens  s'expliquent  par  la  diversité  de  leurs  caractères.  Jamais  deux 
amis  ne  se  ressemblèrent  moins.  Il  n'y  avait  pas  d'homme  qui  sem- 
blât plus  fait  pour  la  société  que  Cicéron  ;  il  y  apportait  toutes  les 

TOME   XLVIII.  5 


GÔ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qualités  qui  sont  nécessaires  pour  y  réussir,  une  grande  flexibilité 
d'opinion,  beaucoup  de  tolérance  pour  les  autres,  assez  de  facilité 
pour  lui-même ,  le  talent  de  manœuvrer  avec  aisance  entre  tous  les 
partis,  et  une  certaine  indulgence  naturelle  qui  lui  faisait  tout  com- 
prendre et  presque  tout  accepter.  Quoiqu'il  ait  fait  de  bien  mauvais 
vers,  il  avait  un  tempérament  de  poète,  une  étrange  mobilité  d'im- 
pressions, une  sensibilité  irritable,  un  esprit  souple,  étendu,  ra- 
pide, qui  concevait  promptement,  mais  abandonnait  vite  ses  idées, 
et  d'un  bond  passait  d'un  extrême  à  l'autre.  Il  n'a  pas  pris  une 
seule  résolution  grave  dont  il  ne  se  soit  repenti  le  lendemain.  Toutes 
les  fois  qu'il  embrassait  un  parti,  il  n'était  vif  et  décidé  qu'au  dé- 
but, et  allait  toujours  en  s'attiédissant.  Brutus  au  contraire  n'avait 
pas  un  esprit  rapide;  d'ordinaire  il  hésitait  au  début  d'une  entre- 
prise et  ne  se  décidait  pas  du  premier  coup.  Sérieux  et  lent,  il  s'a- 
vançait en  toutes  choses  par  degrés;  mais  une  fois  qu'il  était  résolu, 
il  s'enfermait  dans  son  idée  sans  que  rien  pût  l'en  distraire  :  il  s'iso- 
lait et  se  concentrait  en  elle,  il  s'animait,  il  s'enflammait  pour  elle 
par  la  réflexion,  et  finissait  par  n'écouter  plus  que  cette  logique 
inflexible  qui  le  poussait  à  la  réaliser.  Il  était  de  ces  esprits  dont 
Saint-Simon  dit  qu'ils  ont  une  suite  enragée.  Son  obstination  faisait 
sa  force,  et  César  l'avait  bien  compris  quand  il  disait  de  lui  :  «  Tout 
ce  qu'il  veut,  il  le  veut  bien  (1).  » 

Deux  amis  qui  se  ressemblaient  si  peu  devaient  naturellement  se 
heurter  dans  toutes  les  occasions.  Leurs  premiers  différends  furent 
littéraires.  C'était  l'habitude  alors  au  barreau  de  partager  une  cause 
importante  entre  plusieurs  orateurs;  chacun  prenait  la  partie  qui 
convenait  le  mieux  à  son  talent.  Cicéron,  contraint  de  paraître  sou- 
vent devant  les  juges,  y  venait  avec  ses  amis  et  ses  disciples,  et  leur 
distribuait  une  part  de  sa  tâche,  afin  de  pouvoir  y  suffire.  Souvent 
il  se  contentait  de  garder  pour  lui  la  péroraison ,  où  son  éloquence 

(1)  On  peut  voir  au  musée  Campana  une  statue  très  curieuse  de  Brutus.  L'artiste  qui 
Ta  faite  n'a  point  cherché  à  idéaliser  son  modèle,  et  il  semble  n'avoir  aspiré  qu'à  une 
réalité  vulgaire  ;  mais  on  y  reconnaît  bien  Brutus.  A  ce  front  bas,  à  ces  os  de  la  face 
accusés  avec  tant  de  lourdeur,  on  devine  un  esprit  étroit  et  une  âme  entêtée.  La  figure 
a  un  air  fiévreux  et  malade;  elle  est  à  la  fois  jeune  et  vieille,  comme  il  arrive  à  ceux 
qui  n'ont  pas  eu  de  jeunesse.  On  y  sent  surtout  une  tristesse  étrange,  celle  d'un  homme 
accablé  sous  le  poids  d'une  destinée  grande  et  fatale.  Dans  le  beau  buste  de  Brutus 
conservé  au  musée  du  Capitole,  et  dont  a  parlé  M.  Ampère  {Revue  du  15  juillet  1855), 
la  figure  est  plus  pleine  et  plus  belle.  La  douceur  et  la  tristesse  sont  restées  ;  l'air  ma- 
ladif a  disparu.  Les  traits  y  ressemblent  tout  à  fait  à  ceux  qu'on  trouve  sur  la  fameuse 
médaille  qui  fut  frappée  pendant  les  dernières  années  de  Brutus  et  qui  porte  à  son  re- 
vers un  bonnet  phrygien  entre  deux  poignards,  avec  cette  légende  menaçante  :  Mus 
martiœ.  Michel-Ange  avait  commencé  un  buste  de  Brutus  dont  on  peut  voir  l'admirable 
ébauche  aux  Offices  de  Florence.  Ce  n'était  pas  une  étude  de  fantaisie,  et  l'on  voit  qu'il 
s'était  servi  des  portraits  antiques  en  les  idéalisant. 


BRUTUS  d'après  cicéron.  67 

abondante  et  passionnée  se  mettait  à  Taise,  et  leur  abandonnait  le 
reste.  C'est  ainsi  qu'au  début  de  leur  amitié  Brutus  plaida  à  ses  côtés 
et  sous  sa  direction.  Cependant  Brutus  n'était  pas  de  son  école  :  ad- 
mirateur fanatique  de  Démosthène,  dont  il  avait  fait  placer  la  statue 
parmi  celles  de  ses  aïeux,  nourri  de  l'étude  des  Attiques,  il  cherchait 
à  reprodidre  leur  sobriété  élégante  et  leur  fermeté  nerveuse.  Tacite 
dit  que  ses  efforts  H' étaient j)as  toujours  heureux  :  à  force  de  fuir 
les  ornemens  et  le  pathétique,  il  était  terne  et  froid;  en  recherchant 
trop  la  précision  et  la  force,  il  devenait  sec  et  tendu.  C'étaient  des 
défauts  antipathiques  à  Cicéron,  qui,  voyant  d'ailleurs  dans  cette 
éloquence ,  qui  fit  école ,  une  critique  de  la  sienne ,  essaya  par  tous 
les  moyens  de  convertir  Brutus;  mais  il  n'y  réussit  pas,  et  sur  ce 
point  ils  ne  parvinrent  jamais  à  s'entendre.  Après  la  mort  de  César, 
et  quand  il  s'agissait  de  bien  autre  chose  que  de  débats  littéraires, 
Brutus  envoya  à  son  ami  le  discours  qu'il  venait  de  prononcer  au 
Capitole,  et  le  pria  de  le  corriger.  Cicéron  se  garda  bien  d'en  rien 
faire  :  il  connaissait  trop  par  expérience  l'amour-propre  des  écri- 
vains pour  courir  le  risque  de  blesser  Brutus  en  essayant  de  mieux 
faire  que  lui.  Le  discours  du  reste  lui  semblait  fort  beau,  et  il  écri- 
vait à  Atticus  qu'on  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  élégant  ni  de  mieux 
écrit.  «  Pourtant,  ajoutait-il,  si  j'avais  eu  à  le  faire,  j'y  aurais  mis 
plus  de  passion.  »  Assurément  Brutus  ne  manquait  pas  de  passion, 
mais  c'était  comme  un  feu  secret  et  contenu  qui  ne  se  communi- 
quait qu'aux  plus  proches,  et  il  répugnait  à  employer  ces  grands 
mouvemens  et  ce  pathétique  enflammé  sans  lesquels  on  n'entriiîne 
pas  la  foule. 

Il  n'était  donc  pas  pour  Cicéron  un  disciple  fidèle,  on  peut  ajouter 
qu'il  n'était  pas  non  plus  un  ami  commode.  Il  manquait  de  sou- 
plesse dans  ses  rapports,  et  son  ton  était  toujours  rude  et  brusque. 
Au  commencement  de  leurs  relations,  Cicéron,  accoutumé  à  être 
ménagé  des  plus  grands  personnages,  trouvait  les  lettres  de  ce  jeune 
homme  aigres  et  hautaines,  et  il  en  était  blessé.  Ce  n'était  pas  le 
seul  reproche  qu'il  eût  à  lui  faire.  On  connaît  la  vanité  irritable, 
soupçonneuse,  exigeante  du  grand  consulaire;  on  sait  à  quel  point  il 
aimait  la  louange  :  il  se  l'accordait  libéralement  à  lui-même,  il  l'at- 
tendait des  autres,  et,  s'ils  tardaient  à  la  lui  donner,  il  n'avait  pas 
honte  de  la  réclamer.  Ses  amis  étaient  généralement  complaisans 
pour  cette  naïve  faiblesse,  et  n'attendaient  pas  pour  le  louer  d'y 
être  invités  par  lui.  Brutus  seul  résistait;  il  se  piquait  de  franchise 
et  disait  sans  ménagement  ce  qu'il  avait  sur  le  cœur.  Aussi  Cicéron 
s'est-il  plaint  souvent  qu'il  lui  marchandât  les  éloges;  un  jour  même 
il  se  fâcha  sérieusement  contre  lui.  Il  s'agissait  du  grand  consulat 
et  de  la  délibération  à  la  suite  de  laquelle  Lentulus  et  les  complices 


68 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  Catilina  furent  exécutés.  C'était  l'action  la  plus  ferme  de  la  vie 
de  Cicéron,  et  il  avait  le  droit  d'en  être  fier,  puisqu'il  l'avait  payée 
de  l'exil.  Brutus,  dans  le  récit  qu'il  faisait  de  cette  journée,  dimi- 
nuait au  profit  de  Gaton,  son  oncle,  la  part  que  Cicéron  y  avait 
prise.  11  le  louait  seulement  d'avoir  puni  la  conjuration  sans  dire 
qu'il  l'avait  découverte,  et  se  contentait  de  l'appeler  un  excellent 
consul.  <(  Le' maigre  éloge!  disait  Cicéron  en  colère;  on  le  croirait 
d'un  ennemi.  »  Mais  ce  n'étaient  là  que  de  petits  différends  d'a- 
mour-propre qui  pouvaient  facilement  se  guérir;  voici  un  dissenti- 
ment plus  grave  et  qui  mérite  qu'on  s'y  arrête,  car  il  donne  fort  à 
penser  sur  la  société  romaine  de  cette  époque. 

Eli '702,  c'est-à-dire  peu  de  temps  après  qu'eut  commencé  sa 
liaison  avec  Brutus,  Cicéron  partit  comme  proconsul  pour  la  Cilicie. 
Il  n'avait  pas  recherché  cette  charge,  car  il  savait  quelles  difficultés 
il  allaity  trouver.  Il  ;partait  décidé  à  accomplir  son  devoir,  et  il  ne 
pouvait  l'accomplir  sans  se  mettre  à  la  fois  sur  les  bras  les  patri- 
ciens, ses  protecteurs,  et  les  chevaliers,  ses  protégés  et  ses  cliens. 
En  effet,  patriciens  et  chevaliers,  d'ordinaire  ennemis,  s'entendaient 
avec  une  rare  concorde  pour  piller  les  provinces.  Les  chevaliers, 
fermiers  de  l'impôt  public,  n'avaient  qu'une  pensée  :  ils  voulaient 
faire  fortune  en  cinq  ans,  durée  ordinaire  de  leur  bail.  Aussi  récla- 
maient-ils sans  pitié  l'impôt  du  dixièriie  sur  les  productions  du  sol, 
l'impôt  du  vingtième  sur  les  marchandises,  dans  les  ports  le  droit 
d'entrée,  le  droit  de  pâturage  dans  l'intérieur  des  terres,  enfin  tous 
les  tributs  que  Rome  avait  imposés  aux  peuples  soumis.  Leur  avidité 
ne  respectait  rien  ;  Tite-Live  a  dit  sur  eux  ce  mot  terrible  :  «  Par- 
tout où  pénètre  un  publicain,  il  n'y  a  plus  de  justice  ni  de  liberté 
pour  personne.  »  11  était  bien  difficile  aux  malheureuses  villes  d'as- 
souvir ces  financiers  intraitables  ;  presque  partout  les  caisses  muni- 
cipales, mal  administrées  par  des  magistrats  inhabiles  ou  pillées  par 
des  magistrats  malhonnêtes,  étaient  vides.  Cependant  il  fallait  trou- 
ver de  l'argent  à  tout  prix.  Or  à  qui  pouvait-on  en  demander,  sinon 
aux  banquiers  de  Rome,  devenus,  depuis  un  siècle,  les  banquiers 
du  monde  entier?  C'est  donc  à  eux  qu'on  s'adressait.  Quelques-uns 
étaient  assez  riches  pour  tirer  de  leur  fortune  particulière  de  quoi 
prêter  aux  villes  ou  aux  souverains  étrangers,  comme  ce  Rabirius  Pos- 
thumus, pour  lequel  Cicéron  a  plaidé,  et  qui  fournit  au  roi  d'Egypte 
l'argent  nécessaire  pour  reconquérir  son  royaume.  D'autres,  pour 
moins  s'exposer,  formaient  des  associations  financières  dans  les- 
quelles les  plus  illustres  Romains  apportaient  leurs  fonds.  C'est  ainsi 
que  Pompée  était  intéressé  pour  une  somme  importante  dans  une  de 
ces  sociétés  en  commandite  qu'avait  fondée  Cluvius  de  Pouzzoles. 
Tous  ces  prêteurs,  que  ce  fussent  des  particuliers  ou  des  compagnies, 


BRUTUS  d'après  cicéron.  69 

des  chevaliers  ou  des  patriciens,  étaient  très  peu  scrupuleux  et  n'a- 
vançaient leur  argent  qu'à  des  taux  énormes,  généralement  à  h  ou 
5  pour  100  par  mois.  La  difficulté  pour  eux  consistait  à  se  faire 
payer.  Comme  il  n'y  a  que  les  gens  tout  à  fait  ruinés  qui  acceptent 
ces  dures  conditions,  l'argent  qu'on  prête  à  de  si  gros  intérêts  est 
toujours  compromis.  Quand  l'échéance  arrivait,  la  pauvre  ville  était 
moins  en  état  de  payer  que  jamais  :  elle  faisait  mille  chicanes,  par- 
lait de  se  plaindre  au  sénat  et  commençait  par  invoquer  le  procon- 
sul. Malheureusement  pour  elle ,  le  proconsul  était  le  plus  souvent 
un  complice  de  ses  ennemis  qui  prenait  sa  part  dans  leurs  bénéfices. 
Les  créanciers,  qui  s'étaient  assuré  son  concours  en  le  payant  bien, 
n'avaient  alors  qu'à  envoyer  dans  la  province  quelque  aifranchi  ou 
quelque  homme  d'affaires  qui  les  représentait;  le  proconsul,  met- 
tant la  puissance  publique  au  service  des  intérêts  particuliers,  don- 
nait à  ce  mandataire  un  titre  de  lieutenant,  quelques  soldats,  des 
pleins  pouvoirs,  et  si  l'on  n'arrivait  pas  vite  à  quelque  arrangement 
satisfaisant,  la  ville  insolvable  subissait  les  horreurs  d'un  siège  en 
pleine  paix  et  d'un  pillage  officiel.  Le  proconsul  qui  refusait  de  se 
prêter  à  ces  abus  et  qui  prétendait,  suivant  l'expression  de  Cicéron, 
empêcher  les  provinces  de  mourir,  soulevait  naturellement  les  co- 
lères de  tous  ceux  qui  vivaient  de  la  mort  des  provinces.  Les  cheva- 
liers, les  grands  seigneurs,  qui  n'étaient  plus  remboursés,  devenaient 
ses  ennemis  mortels.  11  lui  restait,  à  la  vérité,  la  reconnaissance  des 
provinces,  mais  c'était  bien  peu  de  chose.  On  avait  remarqué  que 
dans  ces  pays  de  l'Orient,  «  façonnés  par  une  longue  servitude  à  une 
dégoûtante  flatterie,  »  les  gouverneurs  qui  recevaient  le  plus  d'hom- 
mages et  auxquels  on  élevait  le  plus  de  statues  étaient  précisément 
ceux  qui  avaient  le  plus  volé,  parce  qu'on  les  redoutait  davantage. 
Le  prédécesseur  de  Cicéron  avait  tout  à  fait  ruiné  la  Cilicie  :  aussi 
songeait-on  à  lui  bâtir  un  temple.  Voilà  quelques-unes  des  diffi- 
cultés auxquelles  s'exposait  un  gouverneur  honnête,  quand  il  s'en 
rencontrait.  Cicéron  s'en  tira  avec  honneur:  il  y  a  eu  rarement  dans 
la  république  romaine  de  province  aussi  bien  administrée  que  la 
sienne;  mais  il  n'en  rapporta  que  quelque  reconnaissance,  peu  d'ar- 
gent, beaucoup  d'ennemis,  et  il  faillit  s'y  brouiller  avec  Brutus. 

Brutus,  qui  le  croirait  ?  avait  la  main  dans  ces  trafics.  Il  avait 
prêté  de  l'argent  à  Ariobarzane,  roi  d'Arménie,  un  de  ces  petits 
princes  que  Rome  laissait  vivre  par  charité,  et  à  la  ville  de  Sala- 
mine  dans  l'île  de  Chypre.  Au  moment  du  départ  de  Cicéron,  Atti- 
cus,  qui  lui-même,  comme  on  sait,  ne  dédaignait  pas  ces  sortes  de 
profits,  lui  recommanda  très  vivement  ces  deux  affaires;  mais  Brutus 
avait  mal  placé  ses  fonds,  et  il  ne  fut  pas  possible  à  Cicéron  de  le 
faire  rembourser.  Ariobarzane  avait  beaucoup  de  créanciers  et  n'en 


70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

payait  aucun.  «  Je  nGnConpaisrieça,  disait  Cicéroiij'îde  plus  pauvre 
que  ce  voi,  de  plus  misérable  que  ce  royaume.  »  On  n'en  put  rien 
tirer.  Quant  à  l'affaire  de  Salamine,  elle  fut  tout  d'abord  plus  grave. 
Brutus  n'avait  pas  osé  avouer  dap,s  le  principe  qu'il  y  fût  directe- 
ment intéressé,  tant  l'usure  était  énorme  et  les  précédons  scanda- 
leux. Un  certfiin .  Scaptius,  lami  de  Brutus,  avait  prêté  aux  habitans 
de  Salamine  une  fort©; somme  à  A  pour  100  par  mois.  Comme  ils  ne 
pouvaient  pas  la  rendre,  il  avait,  selon  l'usage,  obtenu  d'Appius,  le 
prédécesseur  de  Gicéron,  une  compagnie  de  cavalerie,  avec  laquelle 
il  avait  tenu  le  sénat  de  Salamine  si  étroitement  assiégé  que  cinq 
sénateurs  étaient  morts  de  faim.  En  apprenant  cette  conduite,  Gicé- 
ron fut  révolté  et  se  hâta  de  rappeler  ces  soldats  dont  on  avait  fait 
un  si  mauvais  usage.  Il  ne  croyait  encore  nuire  qu'à  un  protégé  de 
Brutus;  mais  à  mesure  que  l'affaire  prenait  une  plus  mauvaise  tour-n 
nure,  Brutus  se  découvrait  davantage,  afin  que  Gicéron  mît  plus  de 
complaisance  à  l'arranger.  Quand  il  vit  qu'il  n'y  avait  plus  d'espoir 
d'être  payé  qu'avec  de  grandes  réductions,  il  se  fâcha  tout  à  fait  et 
se  décida  à  faire  connaître  que  Scaptius  n'était  qu'un  prête-nom  et 
qu'il  était  lui-même  le  véritable  créancier  des  Salaminiens.  v^ 

L'étonnement  qu'éprouva  Gicéron,  quand  il  l'apprit,  sera  partagé 
par  tout  le  monde,  tant  l'action  de  Brutus  semble  en  désaccord  avec 
toute  sa  conduite.  Certes  son  désintéressement  et  sa  probité  ne  peu- 
vent pas  être  mis  en  doute.  Quelques  années  auparavant,  Gaton  ve- 
nait de  leur  rendre  un  éclatant  hommage,  lorsque,  ne.  sachant  à  qui 
se  fier,  car  les  hommes  d'honneur  étaient  rares,  même  autour  de 
lui,  il  l'avait  chargé  de  recueillir  et  de  porter  à  Bome  le  trésor  du 
roi  de  Chypre.  Soyons  donc  assurés  que,  si  Brutus  s'est  conduit 
comme  il  l'a  fait  avec  les  Salaminiens,  c'est  qu'il  a  cru  pouvoir  le 
faire.  11  a  suivi  l'exemple  des  autres,  il  a  cédé  à  un  préjugé  qui  était 
général  autour  de  lui.  Pour  les  Romains  de  cette  époque,  les  pro- 
vinces étaient  encore  des  pays  conquis.  Il  y  avait  trop  peu  de  temps 
qu'on  les  avait  soumises  pour  que  le  souvenir  de  leur  défaite  se  fût 
effacé.  On  supposait  qu'elles  ne  l'avaient  pas  oublié,  ce  qui  entraî- 
nait à  se  méfier  d'elles;  en  tout  cas,  on  s'en  souvenait,  et  l'on  se 
croyait  toujours  armé  contre  elles  de  ce  terrible  droit  de  la  guerre 
contre  lequel  personne  n'a  réclamé  dans  l'antiquité.  Les  biens  du 
vaincu  appartenant  tous  au  vainqueur,  loin  de  s'accuser  de  leur 
prendre  ce  qu'on  leur  enlevait,  on  croyait  leur  donner  ce  qu'on  ne 
prenait  pas,  et  peut-être  au  fond  du  cœur  s'estimait-on  généreux  de 
leur  laisser  quelque  chose.  Les  provinces  étaient  donc  regardées 
comme  les  domaines  et  les  propriétés  du  peuple  romain  [prœdia, 
agri  fructuarii  populi  Roïnani),  et  on  les  traitait  en  conséquence. 
Quand  on  consentait  à  les  ménager,  ce  n'était  pas  par  pitié  ou  par 


•bIrutus  d'après  cicéron.  7i 

affection  pour  elles,  mais  par  prudence,  et  pour  imiter  les  bons  pro- 
priétaires qui  se  gardent  bien  d'épuiser  leur  champ  en  lui  deman- 
dant trop  à  la  fois.  C'est  là  le  sens  des  lois  qui  furent  ûiites  sous  la 
république  pour  protéger  les  provinces;  l'humanité  y  avait  moins 
de  part  que  l'intérêt  bien  entendu,  qui,  en  s'imposant  quelque  rete- 
nue dans  le  présent,  ménage  l'avenir.  Evidemment  Brutus  accep- 
tait pleinement  cette  façon  d'envisager  les  droits  du  vainqueur  et  la 
condition  des  vaincus.  Nous  touchons  là  à  une  des  plus  grandes  fai- 
blesses de  cette  âme  honnête,  mais  étroite.  Nourrie  dans  les  opinions 
égoïstes  de  l'aristocratie  romaine,  elle  n'avait  pas  assez  d'étendue  ni 
d'élévation  pour  en  découvrir  l'iniquité,  elle  y  cédait  sans  résistance 
jusqu'au  jour  où  sa  douceur  et  son  humanité  naturelles  reprenaient 
le  dessus  sur  les  souvenirs  de  son  éducation  et  les  traditions  de  son 
parti.  La  façon  dont  il  s'est  conduit  dans  les  provinces  qu'il  a  gou- 
vernées montre  que  sa  vie  ne  fut  qu'un  combat  entre  l'honnêteté  de 
sa  nature  et  ces  préjugés  impérieux.  Après  avoir  ruiné  les  Salami- 
niens  par  ses  usures,  il  gouverna  la  Gaule  cisalpine  avec  un  désinté- 
ressement qui  lui  fit  honneur,  et  tandis  qu'il  s'était  fait  détester 
dans  l'île  de  Chypre,  on  conserva  à  Milan,  jusque  sous  Auguste,  le 
souvenir  de  son  administration  bienfaisante.  Le  même  contraste  se 
retrouve  dans  sa  dernière  campagne;  il  pleura  de  douleur  en  voyant 
les  habitans  de  Xante  s'obstiner  à  détruire  leur  ville,  et  la  veille  de 
Philippes  il  promit  à  ses  soldats  le  pillage  de  Thessalonique  et  de 
Lacédémone.  C'est  la  seule  faute  grave  que  Plutarque  trouve  à  re- 
prendre dans  toute  sa  vie;  elle  était  le  réveil  d'un  préjugé  obstiné 
auquel  il  ne  put  jamais  se  soustraire  malgré  la  droiture  de  son 
âme,  et  qui  prouve  l'empire  qu'exerça  sur  lui  jusqu'à  la  fin  cette 
société  dans  laquelle  la  naissance  l'avait  placé. 

Cependant  ce  préjugé  n'était  pas  alors  subi  par  tout  le  monde.  Ci- 
céron, qui,  étant  un  homme  nouveau,  pouvait  plus  facilement  se  dé- 
fendre de  la  tyrannie  des  traditions,  avait  toujours  témoigné  plus 
d'humanité  pour  les  provinces  et  blâmé  les  profits  scandaleux  qu'on 
en  tirait.  Dans  sa  lettre  à  son  frère,  il  proclamait  hautement  ce  prin- 
cipe, tout  à  fait  nouveau,  qu'il  ne  faut  pas  les  gouverner  dans  l'in- 
térêt exclusif  du  peuple  romain,  mais  aussi  dans  leur  intérêt  à  elles, 
et  de  façon  à  leur  donner  le  plus  de  bonheur  et  de  bien-être  qu'on 
pouvait.  C'est  ce  qu'il  essayait  de  faire  en  Cilicie  :  aussi  fut-il  très 
blessé  de  la  conduite  de  Brutus.  11  refusa  nettement  de  s'y  associer, 
quoique  Atticus,  dont  la  conscience  était  plus  commode,  l'en  priât 
avec  chaleur.  «  Je  suis  fâché,  lui  répondit-il,  de  ne  pouvoir  plaire 
à  Brutus,  et  plus  encore  de  le  trouver  si  différent  de  fidée  que  je 
me  faisais  de  lui.  S'il  me  condamne,  je  ne  veux  pas  avoir  de  pareils 
amis.  Au  moins  suis-je  assuré  que  son  oncle  Caton  ne  me  condam- 
nera pas.  » 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

'   ;;'■!  /   (!    -il   i;i,i 

Ces  paroles  étaient  amères,  et  leur  amitié  aurait  sans  doute  beau- 
coup souffert  de" ces  dis'cùssioris,  si  les  graves  événemens  qui  sui*- 
vinrént  alors  ne  les  avaient  de  nouveau  rapprochés.  Cicéron  était  à 
peine  de  retour  en  Italie  que  la  guerre  civile,  prévue  depuis  long- 
temps, éclata.  Lés  disseritirnéris'  particuliers  devaient  s'effacer  de- 
vant ce  grand  conflit.  D'ailleurs  Cicéron  et  Brutus  se  trouvaient  réunis 
alors  par  une  communauté  de  sentimens  singulière.  Tous  deux  s'é- 
taient rendus  au  cânip  de  Pompééi'  riiàiè  tous  deux  ravalent  fait  satià 
entraînement  ni  passion,  comme  un  sacrifice  qu'exigeait  le  devoir. 
Brutus  aimait  César,  qui  lui  témoignait  dans  toutes  les  occasions  une 
affection  paternelle,  et  de  plus  il  détestait  Pompée.  Outre  que  cette 
vanité  solennelle  n'était  pas  faite  pour  lui  plaire,  il  ne  lui  pardonnait 
pas  la  mort  de  son  père,  tué  pendant  les  guerres  civiles  de  Sylla.  Dans 
ce  danger  public  cependant,  il  oublia  ses  préférences  et  ses  haines;' 
et  se  rendit  en  Thessalie,  où  se  trouvaient  déjà  les  consuls  et  le  sé- 
nat. Dans  le  camp  de  Pompée,  nous  savons  qu'il  se  fit  remarquer 
par  son  zèle;  pourtant  il  s'y  passait  bien  des  choses  qui  devaient  le 
blesser,  et  sans  doute  il  trouvait  que  trop  de  rancunes,  trop  d'ambi- 
tions personnelles  s'y  mêlaient  à  la  cause  de  la  liberté,  qu'il  voulait 
seule  défendre.  C'est  ce  qui  déplaisait  aussi  à  son  ami  Cicéron  et 
à  Cassius  son  beau-frère,  et  tous  deux,  indignés  du  langage  de  tous 
ces  furieux  qui  entouraient  Pompée,  résolurent  de  ne  pas  poursuivre 
la  guerre  à  outrance,  ainsi  que  les  autres  le  voulaient.  «  Je  me  sou- 
viens encore,  écrivait  plus  tard  Cicéron  à  Cassius,  de  ces  entretiens 
familiers  dans  lesquels,  après  de  longues  délibérations,  nous  prîmes! 
le  parti  d'attacher  au  succès  d'une  seule  bataille,  sinon  la  justice  de 
la  cause,  au  moins  notre  décision.  »  On  ne  sait  si  Brutus  assistait  à 
ces  entre.tiens  de  ses  deux  amis;  è'é'(j[ui' est  certain,  c'est  qu'ils  se 
conduisirent  tous  les  trois  de  la  même  façon.  Cicéron,  le  lendemain 
de  Pharsale,  refusa  le  commandement  des  restes  de  l'armée  répu- 
blicaine; Cassius  s'empressa  de  livrer  à  César  la  flotte  qu'il  comman-'- 
dait;  quant  à  Brutus,  il  fit  son  devoir  en  homme  de  cœur  pendant 
le  combat,  mais,  la  bataille  finie,  il  jugea  qu'il  avait  assez  fait  et 
vint  s'offrir  au  vainqueur,  qui  l'accueillit  avec  joie,  le  prit  à  part, 
le  fit  parler,  et  parvint  à  en  tirer  quelques  lumières  sur  la  retraite 
de  Pompée.  Après  cet  entretien,  Brutus  était  tout  gagné;  non-seulë-P 
ment  il  n'alla  pas  rejoindre  les  républicains  qui  combattaient  en 

Afrique,  mais  il  suivit  César  dans  la  conquête  de  l'Egypte  et  de 
l'Asie,    ■s^'^^tnse  lut  li  3-inei  8JJ9o  JiiBen  ne  i.rp  nb  iuns-ôLo  «  ^aupmiQq 


llî 


liiy  r 


Brutus  avait  trente-sept  ans  à  la  bataille  de  Pharsale.  C'était, 
pour  les  Romains,  l'âge  de  l'activité  politique.  D'ordinaire  on  ve- 


.r;a(i.:  -,.     ,.  ;-...,      .  .    .,  .     . 

BRUTUS    D  APRES    CICERON.  73 

nait  alors  d'être  questeur  ou  édile;  on  entrevoyait  devant  soi  la  pré- 
ture  et  le  consulat,  et  l'on  se  faisait,  en  ^luttant  vaillamment  sur  le 
Forum  pu  dans  la  curie,  des  titres  pour  y  afriyer.  Ce,  qu'imaginait 
de  plus  beau  tout  jeune  homme  à  son  entrée  dans  les  alTaires,  c'é- 
tait d'obtenir  ces  grands  honneurs  à  l'âgç,  où  le  permettaient  les 
lois,  la  préture  à  quarante  ans ,,  le  .consulat  à  quarante-trois,  et  il 
n'y  avait  rien  de  plus  honorable  que  de  pouvoir  dire  :  J'ai  été  pré- 
teur ou  consul  dès  que  j'ai  eu  le  droit  de  l'être.  Si  par  bonheur, 
pendant  qu'on  l'était,  le  sqrt  ,fayoris,9'it  de  quelque  guerre  impor- 
tante qui  donnât  l'occasion  de  tuer  cinq  mille  ennemis,  on  obtenait 
le  triomphe,  et  il  ne  restait  plus  rien  à  souhaiter. 
,,,Il,p'est  pas  douteux  que  Brutus  n'eût  conçti  cette  espérance  comme 
les  autres,  et  il  est  certain  que  sa  naissance  et  ses  talens  lui  auraient 
permis  de  la  réaliser;  mais  Pharsale  renversa  tous  ces  projets.  Les 
honneurs  ne  lui  étaient  pas  interdits,  car  il  était  l'ami  de  celui  qui 
les  distribuait;  mais  ces  honneurs  n'étaient  plus  que  de  vains  titres 
depuis  qu'un  homme  avait  pris  pour  lui  tout  le  réel  du  pouvoir.  Cet 
homme  prétendait  bien  être  seul  le  maître  et  n'admettre  personne 
à  partager  avec  lui  l'autorité.  «  Il  n'écoute  pas  même  les  siens,  di- 
sait Cicéron,  et  ne  prend  conseil  que  de  lui.  »  Pour  les  autres,  la  vie 
politique  n'existait  plus;  il  arriva  donc  même  à  ceux  qu'occupait  le 
gouvernement  nouveau  de  se  sentir  désœuvrés,  surtout  après  les 
violentes  agitations  des  années  précédentes.  Le  dieu,  suivant  l'ex-, 
pression  de  Virgile,  faisait  des  loisirs  à  tout  le  monde.  Brutus  em- 
ploya ces  loisirs  à  revenir  aux  études  de  sa  jeunesse  qu'il  avait  plu- 
tôt interrompues  que  délaissées.  Y  revenir,  c'était  se  rapprocher 
plus  étroitement  encore  de  Cicéron. 

Ce  n'est  pas  qu'il  l'eût  oublié;  pendant  qu'il  suivait  César  en  Asie, 
il  avait  appris  que  son  ami,  retiré  à  Brindes,  y  souffrait  à  la  fois  des 
menaces  des  césariens,  qui  ne  lui  pardonnaient  pas  d'être  parti  pour 
Pharsale,  et  des  rancune^  des  pompéiens,  qui  lui  reprochaient  d'en 
être  trop  vite  reyp.nu.  cintre,  tç^utçsç^s, colères,  Çicéro  qui,  comme 
on  sait,  n'avait  pas  beaucoup  d'énergie,  était  fort  abattu.  Brutus  lui 
écrivit  pour  le  raffermir.  «  Vous  avez  fait  des  actions,  lui  disait-il, 
qui  parleront  de  vous  malgré  vQt^e.  silence,,  jqui  y^yçwt  /après ,  votre 
mort,  et  qui,  par  le  salut  de  l'état,  si  l'état  est  sauvé,  par  sa  perte, 
s'il  ne  l'est  pas,  déposeront  à  jamais  en  faveur  de  votre  conduite 
politique.  »  Cicéron  dit  qu'en  lisant  cette  lettre  il  lui  sembla  sortir 
d'une  longue  maladie  et  rouvrir  les  yeux  à  la  lumière.  Quand  Brutus 
fut  de  retour  à  Rome,  leurs  relations  se  multiplièrent.  En  se  con- 
naissant mieux,  ils  s'apprécièrent  davantage.  Cicéron,  dont  l'imagi- 
nation était  si  vive,  le  cœur  si  jeune  malgré  ses  soixante  ans,  s'é- 
prit tout  à  fait  de  Brutus.  Ce  commerce  assidu  avec  un  esprit  si 
curieux,  une  âme  si  droite,  ranima  et  rajeunit  son  talent.  Dans  les 


74  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

beaux  ouvrages  qu'il  publie  alors  et  qui  se  succèdent  coup  sur  coup, 
son  ami  tient  toujours  une  grande  place.  On  voit  que  son  cœur  est 
plein  de  lui,  il  en  parle  le  plus  qu'il  peut,  il  ne  se  lasse  pas  de  le 
louer,  il  veut  avant  tout  lui  plaire;  on  dirait  qu'il  ne  se  soucie  plus 
que  des  éloges  et  de  l'amitié  de  Brutus. 

C'est  surtout  l'étude  de  la  philosophie  qui  les  réunit.  Tous  deux 
l'aimaient  et  la  cultivaient  depuis  leur  jeunesse,  tous  deux  sem- 
blèrent l'aimer  davantage  et  la  cultiver  avec  plus  d'ardeur  quand  le 
gouvernement  d'un  seul  les  eut  éloignés  des  affaires  publiques.  Ci- 
céron,  qui  ne  pouvait  se  faire  au  repos,  tourna  toute  son  activité 
vers  elle.  «  La  Grèce  vieillit,  disait-il  à  ses  amis  et  à  ses  élèves,  al- 
lons lui  arracher  sa  gloire  philosophique,  »  et  il  se  mit  le  premier  à 
l'œuvre.  Il  tâtonna  d'abord  quelque  temps  et  ne  trouva  pas  du  pre- 
mier coup  la  philosophie  qui  convenait  à  ses  compatriotes.  Un  mo- 
ment il  fut  tenté  de  les  diriger  vers  ces  questions  de  métaphysique 
subtile  qui  répugnaient  au  bon  sens  pratique  des  Romains.  Il  traduisit 
le  Tbnée,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  obscur  dans  la  philoso- 
phie de  Platon;  mais  il  s'aperçut  vite  qu'il  se  trompait,  et  il  s'em- 
pressa de  quitter  cette  route  où  il  aurait  marché  tout  seul.  Dans  les 
Tiisridancs,  il  revint  aux  questions  de  morale  appliquée  et  n'en 
sortit  plus.  Les  caractères  divers  des  passions,  la  nature  propre  de 
la  vertu,  la  hiérarchie  des  devoirs,  tous  les  problèmes  qu'un  honnête 
homme  se  pose  pendant  sa  vie,  surtout  celui  devant  lequel  il  recule 
souvent,  mais  qui  revient  toujours  avec  une  obstination  terrible,  et 
trouble  à  certains  momens  les  âmes  même  les  plus  matérielles  et 
les  plus  terrestres,  l'avenir  après  la  mort,  voilà  ce  qu'il  étudie  sans 
tour  de  force  de  dialectique,  sans  préjugé  d'école,  sans  parti-pris 
de  système,  et  avec  moins  de  souci  d'inventer  des  idées  nouvelles 
que  de  prendre  un  peu  partout  des  principes  pratiques  et  sensés. 
Tel  est  le  caractère  de  la  philosophie  romaine,  dont  il  faut  bien  se 
garder  de  médire,  car  son  rôle  a  été  grand  dans  le  monde,  et  c'est 
par  elle  que  la  sagesse  des  Grecs,  rendue  plus  solide  à  la  fois  et 
plus  transparente,  est  arrivée  jusqu'aux  peuples  de  l'Occident.  Cette 
philosophie  date  de  Pharsale,  comme  l'empire,  et  elle  doit  beau- 
coup à  la  victoire  de  César,  qui,  en  supprimant  la  vie  politique,  força 
les  esprits  curieux  à  chercher  d'autres  alimens  à  leur  activité.  Ac- 
cueillie d'abord  avec  enthousiasme  par  toutes  les  âmes  souffrantes 
et  désœuvrées,  elle  devint  de  plus  en  plus  populaire  à  mesure  que 
l'autorité  des  empereurs  se  faisait  plus  lourde.  A  cette  domination 
absolue  que  le  pouvoir  exerçait  sur  les  actions  extérieures ,  on  était 
heureux  d'opposer  la  pleine  possession  de  soi  que  donne  la  philoso- 
phie; s'étudier,  s'enfermer  en  soi-même,  c'était  échapper  par  un 
côté  à  la  tyrannie  du  maîti^e,  et,  en  cherchant  à  se  bien  connaître, 
on  semblait  agrandir  le  terrain  où  sa  puissance  n'avait  pas  d'accès. 


BRUTUS  d'ai!Iiè^.j.,çic;ér<X!h.  75 

Les  empereurs  le  comprirent  bien,:  il^,  furent  les  mortels  ennemis 
d'une  science  qui  se  permettait  de  limiter  leur  autorité.  Avec  l'his- 
toire, qvi  rappelait  des  souvenirs  fâcheux,  elle  leur  fut  bientôt  sus- 
pecte; c'étaient,  dit  Tacite,  deux  noms  déplaisans  aux  princes,  in- 
grala  prinripibus  nomina.  ,  i      i 

Je  n'ai  pas  à  faire  vou-  pourquoi  tous  les  ouvrages  de  philosophie 
composés  à  la  fin  de  la  répujjlique  ou  sous  l'empire  ont  une  impor- 
tance beaucoup  plus  grande  que  les  livres  que  nous  écrivons  au- 
jourd'hui sur  les  mêmes  sujets  :  on  l'a  trop  bien  dit  ici  même  (1) 
pour  que  j'aie  à  y  revenir.  Il  est  certain  qu'en  ce  temps  où  la  reli- 
gion se  bornait  au  culte,  où  ses  livres  ne  contenaient  que  des  re- 
cueils de  formules  et  le  détail  minutieux  des  pratiques,  et  où  elle  ne 
se  piquait  d'apprendre  à  ses  adeptes  que  la  science  de  sacrifier  se- 
lon les  rites,  la  philosophie  seule  pouvait  donner  à  toutes  les  âmes 
honnêtes  et  troublées,  flottant  sans  direction  et  avides  d'en  trouver 
une,  l'enseignement  dont  elles  avaient  besoin.  Il  faut  donc  ne  pas 
oublier,  quand  on  lit  un  livre  de  morale  de  cette  époque,  qu'il  n'é- 
tait pas  seulement  écrit  pour  les  lettrés  oisifs  que  charment  les 
beaux  discours,  mais  pour  ceux  que  Lucrèce  représente  cherchant 
au  hasard  le  chemin  de  la  vie;  il  faut  ss  dire  qu'on  a  pratiqué  ces 
préceptes,  que  ces  théories  sont  devenues  des  règles  de  conduite, 
et  que,  pour  ainsi  parler,  toute  cette  morale  a  vécu.  Qu'on  prenne 
par  exemple  la  première  Tusculane  :  Cicéron  veut  y  prouver  que  la 
mort  n'est  pas  un  mal.  Quel  lieu-commun  en  apparence,  et  qu'il 
nous  est  difficile  de  ne  pas  regarder  tous  ces  beaux  développemens 
comme  un  exercice  oratoire  et  une  amplification  d'école!  Il  n'en  est 
rien  cependant,  et  la  génération  pour  laquelle  ils  étaient  écrits  y 
trouvait  autre  chose.  Elle  les  lisait  à  la  veille  des  proscriptions  pour 
retremper  ses  forces,  et  sortait  de  cette  lecture  plus  ferme,  plus  ré- 
solue, mieux  préparée  à  soutenir  les  grands  malheurs  qu'on  pré- 
voyait. Atticus  lui-même,  l'égoïste  Atticus,  si  éloigné  de  risquer  sa 
vie  pour  personne,  y  prenait  une  énergie  inconnue,  u  Vous  me  dites, 
lui  écrit  Cicéron,  que  mes  Tusculanes  vous  donnent  du  cœur  :  tant 
mieux.  Il  n'y  a  pas  de  ressource  plus  prompte  et  plus  sûre  contre 
les  événemens  que  celle  que  j'indique.  »  Cette  ressource,  c'était  la 
mort.  Aussi  que  de  gens  en  ont  profité  !  Jamais  on  n'a  vu  un  plus 
incroyable  mépris  de  la  vie,  jamais  la  mort  n'a  moins  fait  de  peur. 
Depuis  Caton,  le  suicide  devient  une  contagion,  une  frénésie.  Les 
vaincus,  Juba,  Pétréius,  Scipion,  ne  connaissent  pas  d'autre  ma- 
nière de  se  sauver  du  vainqueur.  Latérensis  se  tue  de  regret,  quand 
il  voit  son  ami  Lépide  trahir  la  république;  Scapula,  qui  ne  peut 
plus'résister  dans  Gordoue,  fait  construire  un  bûcher  et  se  brûle  vi- 

(1)  Voyez  Pétude  de  M.  C.  Martlia  sur  les  Satires  de  Perse,  Revue  des  Deux  Mondes 
•15  septembre  1803. 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vant;  lorsque  Décimuà  Brutus ,  fugitif,  hésite  à  choisir  ce  remède 
héroïque,  Blasius,  son  ami,  se  tue  devant  lui,  pour  lui  donner 
l'exemple.  A  Philippes,  c'est  un  véritable  délire.  Ceux  même  qui 
pouvaient  se  sauver  ne  cherchent  pas  a  survivre  a 'leur  défaite. 
Quintilius  Varus  se  revêt  des  ornemens  de  sa  dignité  et  se  fait  tuer 
par  un  esclave  ;  Labéon  creuse  lui-même  sa  fosse  et  se  tue  sur  le 
bord;  le  jeune  Caton,  de', peur' d'être 'épài-grie,  jette  son  casque  et 
crie  son  nom  ;  Cassius  est  impatient  et  se  tue  trop  tôt  ;  Brutus  clôt 
la  liste  par  un  suicide  étonnant  de  calme  et  de  dignité.  Quel  étrange 
et  effrayant  commentaire  des  Tusculànes,  et  comme  cette  vérité  gé- 
nérale, ainsi  pratiquée  par  tant  de  gens  de  coeur,  cesse  d'être  tïn 
lieu-commun! 

V'Cest  avec  le  même  esprit  qu'il  faut  étudier  les  trop  courfe  frag- 
lïiens  qui  restent  des  ouvrages  philosophiques  de  Brutus.  Toutes  les 
pensées  générales  qu'on  y  trouve  ne  paraîtront  plus  insignifiantes 
et  vagues  quand  on  songera  que  celui  qui  les  a  formulées  a  pré- 
tendu aussi  les  mettre  en  pratique  dans  sa  vie.  Le  plus  célèbre  de 
tous,  ces  écrits  de  Brutus,  le  traité  de  ta  Verlu,  était  adressé  à  Cicé- 
i^on  et  digne  de  tous  les  deux.  «  G* est  un  bel  ouvrage,  dit  Quinti- 
lien,  011  l'écrivain  se  montre  à  la  hauteur  du  sujet  qu'il  traite.  On 
sent  qu'il  est  bien  convaincu  de  tout  ce  qu'il  dit.  »  Il  nous  en  reste 
un  passage  important  conservé  par  Sénèque.  Dans  ce  passage,  Bru- 
tus raconte  qu'il  vient  de  voir  à  Mitylène  M.  Marcellus,  celui  auquel 
César  pardonna  plus  tard  à  la  prière  de  Cicéron.  Il  l'a  trouvé  tout 
occupé  d'études  sérieuses,  oubliant  sans  peine  Borne  et  ses  plaisirs, 
et  goûtant  dans  ce  silence  et  ce  repos  un  bonheur  qu'il  n'avait  ja- 
mais connu.  «  Quand  il  fallut  le  quitter,  dit-il,  et  que  je  vis  que  je 
m'en  allais  sans  lui,  il  me  sembla  que  c'était  moi  qui  partais  pour 
l'exil,  et  non  pas  Marcellus  qui  y  restait.  »  De  cet  exemple  il  con- 
clut qu'ilne  faut  pas  se  plaindre  d'être  exilé,  puisqu'on  peut' étti- 
porter  avec  soi  toute  sa  vertu.  La  morale  du  livre  était  que  pour 
vivre  heureux  on  n'a  besoin  que  de  soi.  C'est  encore  un  lieu-com- 
mun, si  l'on  veut;  mais,  en  essayant  de  conformer  sa  Vie  éhtiëre  à 
cette  maxime,  Brutus  en  avait  fait  une  vérité  vivante.  Ce  n'était  pas 
une  thèse  de  philosophie  qu'il  développait,  mais  une  règle  de  con- 
duite qu'il  proposait  aux  autres  et  qu'il  avait  prise  pour  lui.  Il  s'é- 
tait accoutumé  de  bonne  heure  à  se  renfermer  en  lui-même  et  a'  y 
placer  ses  plaisirs  et  ses  peines.  De  là  vint  cette  liberté  d'esprit 
qu'il  gardait  dans  les  affaires  les  plus  graves,  ce  dédain  des  choses 
extérieures  que  tous  les  contemporains  ont  remarqué,  et  la  facilité 
qu'il  avait  à  s'en  détacher.  La  veille  de  Pharsale,  tandis  que  tout  le 
monde  était  inquiet  et  soucieux,  il  lisait  tranquillement  Polybe  et 
prenait  des  notes  en  attendant  le  moment  du  combat.  Après  les  ides 
de  mars,  au  milieu  des  émotions  et  des  frayeurs  de  ses  amis,  lui 


BRUTUS    D  APRES    CICERON.  77 

seul  conservait  une  sérénité  éternelle  qui  ipfipatientait  un  peu  Cicé- 
yôn.  Chassé  de  Rome,  niienacé  par  les  vétérans  de  César,  il  se  con- 
solait de  tout  eii  disant  :  «  Il  n'y  arîeh  (ie  mieux , que  de  s'enfermer 
dans  le  souvenir  de  ses  bonnes  a,ctions, et  de  ne  pas  s'occuper  des 
"Ivénemens  ni  {|é^,  l^onimes.  »  Cette  fecilité  à  s'abstraire  des  choses 
extérieures  et,  q,  vivre  en  soi-même  est  certaineniënt  uné"^(|ualité 
précieuse  pour  un  homme  de  réflexion  et  d'étude'  :  c'est  î' idéal  que 
jSe  propose  un  philosophe;  mais  n'est-elle  pas  un  danger,  une  faute 
chez  un  homme  d'action  et  un  politique?  Convient-il  de  se  détcàcher 
de  l'opinion  des  autres,  quand  le  succès  des  choses  qu'on  entre- 
prend dépend  de  l'opinion?  Sous  prétexte  d'écouter  sa  conscience 
et  de  la  suivre  résolument,  doit-on  né  tenir  aiièun  çloinp té  des  cir- 
constances et  s'engager  au  hasard  dans  des  aventures'saris  résultat? 
Enfin,  en  voulant  se  tenir  en  dehors  de  la  foule  et  se  préserver  ab- 

QÇjilt^^e  ses  passions,  ne  nsque-t-on  pas  de  perdre  le  lien  qui 

lieà  elle  et 'de  devenir  incapable  de  la  co 


incapable  de  la  conduire?  Appien,  dans 
le  récit  qu'il  fait  de  la  dernière  campagne  de  l'armée  républicaine, 
r^ppnte,  que  Brutus  était, toujours  maître  de  lui,  et  qu'il  se  tenait 
presque  en  dehors  des  graves  affaires  qui  se  débatiaieiit.  Il  aimait  à 
causer  et  à  lire;  il  visitait  en  curieux  les  lieux  qu'on  traversait  et 
faisait  parler  les  gens  du  pays  :  c'était  un  philosophe  au  milieu  des 
^  camps.  Cassius  au  contraire,  uniquement  occupé  de  la  guerre,  ne 
se  laissant  jamais  détourner  ailleurs,  et  pour  ainsi  dire  tendu  tout 
entier  vers  ce  but,  ressemblait  à  un  gladiateur  qui  combat.  Je  soup- 
çonne que  Brutus  devait  un  peu  dédaigner  cette  fiévreuse  activité 
toute  renfermée  dans  des  soins  vulgaires,  et  que  ce  rôle  de  gladia- 
teur le  faisait  sourire.  Il  avait  tort  :  c'est  aux  gladiateurs  qu'appar- 
tient le  succès  dans  les  choses  humaines,  et  l'on  n'y  réussit  qu'en  y 
niéttant  son  âme  tout  entière.  Quant  à  ces  spéculatifs  renferriiés  en 
eux-mêmes,  qui  veulent  se  tenir  en  dehors  et  au-dessus  des  passions 
du  jour,  ils  étonnent  la  foule  et  ne  l'entraînent. pas;  ils  peuvent  être 
^es  sages,  ils  font  de  mauvais  chefs  de  parti.  ,  ^^i^^ 

Du  reste  il  est  bien  possible  que  Brutus,  livre  à  ïui-rnemé,  n'aurait 
.pas  eu  la  pensée  de  devenir  un  chef  de  parti.  11  n'était  pas  hostile  au 
ipouvoir  nouveau,  et  César  n'avait  négligé  aucune  occasion  de  se  l'at- 
tacher en  lui  accordant  la  grâce  des  pompéiens  les  plus  compromis. 
/De, retour  à  Rome,  il  lui  confia  le  gouvernement  d'une  des  plus  belles 
jjpmviince^.  (Je  T empire»  la  Gaule  cisalpine.  Vçrs  le  même  temps,  on 
^^9,pprit  la  ruine  de  l'armée  républicaine  à  Thàpsus  et  la  mort  de  Ca- 
ton.  Brutus  en  fut  sans  doute  fort  attristé.  Il  écrivit  lui-même  et  fit 
,jjCjpjïri|)qS|Ç;:  par  Cicéron  l'éloge  d,e  son, oncle;  mais  on  sait  par  Plu- 
,,tarque  qu'il  le  blâmait  de  s'être  soustrait  à  la  clémence  de  César. 
.,. Quand  Marcellus,  qui  venait  d'obtenir  son  pardon,  fut  assassiné  près 
■, d'Athènes,  quelques  personnes  affectèrent  d'p  croire  et  de  dire  que 


78  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

César  pouvait  bien  être  complice  de  ce  crime.  Brutus  s'empressa 
d'écrire,  avec  une  chaleur  qui  surprit  Gicéron,  pour  le  disculper.  Il 
était  donc  alors  tout  à  fait  sous  le  charme  de  César.  Ajoutons  qu'il 
avait  pris  dans  le  camp  de  Pompée  l'horreur  des  guerres  civiles. 
Elles  lui  avaient  enlevé  quelques-uns  de  ses  amis  les  plus  chers, 
par  exemple  Torquatus  et  Triarius,  deux  jeunes  gens  de  grand  ave- 
nir dont  il  regretta  amèrement  la  perte.  En  songeant  aux  désordres 
qu'elles  avaient  causés,  aux  victimes  qu'elles  avaient  faites,  il  disait 
sans -doute  avec  le  philosophe  Favonius,  son  ami  :  «  Il  vaut  encore'^ 
mieux  souffrir  un  pouvoir  arbitraire  que  de  ranimer  des  guerres 
impies.  »  Comment  donc  s'est-il  laissé  entraîner  à  les  recommen- 
cer? Par  quelle  conspiration  savante  ses  amis  sont-ils  parvenus  à 
vaincre  ses  répugnances,  à  l'armer  contre  un  homme  qu'il  aimait, 
à  l'engager  dans  une  entreprise  qui  devait  bouleverser  le  monde? 
C'est  ce  qui  vaut  la  peine  d'être  raconté,  et  les  lettres  de  Gicéron 
permettent  de  l'entrevoir. 

T  T  T  ■-    v^flj.^^tj'.iij  xj  • 

Depuis  Pharsale,  les  méconténs  ne  manquaient  pas.  Cette  grande 
aristocratie,  qui  avait  si  longtemps  gouverné  le  monde,  ne  pouvait 
pas  se  tenir  pour  battue  après  une  seule  défaite.  Il  était  d'autant 
plus  naturel  qu'elle  voulût  tenter  un  dernier  effort  qu'elle  sentait 
loien  que  la  première  fois  elle  n'avait  pas  combattu  dans  de  bonnes 
conditions,  et  qu'en  liant  sa  cause  à  celle  de  Pompée,  elle  s'était 
placée  sur  un  mauvais  terrain.  Pompée  n'inspirait  guère  plus  de 
confiance  à  la  liberté  que  César.  On  savait  qu'il  avait  du  goût  pour 
les  pouvoirs  extraordinaires,  et  qu'il  aimait  à  concentrer  dans  ses 
mains  toute  l'autorité  publique.  Au  commencement  de  la  guerre  ci- 
vile, il  avait  repoussé  avec  tant  de  hauteur  les  propositions  les  plus 
justes  et  mis  tant  d'ardeur  à  précipiter  la  crise,  qu'il  semblait  plu- 
tôt vouloir  se  débarrasser  d' un  rival  qui  le  gênait  que  venir  au  se- 
cours de  la  république  menacée.  Gicéron,  son  ami,  nous  dit  que 
lorsqu'on  voyait  dans  son  camp  l'insolence  de  son  entourage  et  son 
obstination  à  ne  vouloir  prendre  l'avis  de  personne,  on  soupçonnait 
que  celui  qui  avant  la  bataille  accueillait  si  mal  les  conseils  serait 
un  maître  après  la  victoire.  Voilà  pourquoi  tant  d'honnêtes  gens,  et 
Gicéron  le  premier,  avaient  hésité  si  longtemps  à  se  déclarer  pour 
lui;  voilà  surtout  pourquoi  des  hommes  intrépides,  comme  Brutus, 
s'étaient  tant  pressés  de  poser  les  armes  après  la  première  défaite. 
Il  faut  ajouter  que,  si  l'on  n'était  pas  parfaitement  rassuré  sur  les 
intentions  de  Pompée,  il  était  possible  aussi  de  se  méprendre  sur 
les  projets  de  César.  Il  voulait  le  pouvoir,  personne  ne  l'ignorait, 
mais  quelle  sorte  de  pouvoir?  Était-ce  seulement  une  de  ces  dicta- 


BRUTUS   D  APRES    CICERON.  79 

tures  temporaires,  nécessaires  dans  les  états  libres  après  une  époque 
d'anarchie,  qui  suspendent  la  liberté,  mais  ne  l'anéantissent  pas? 
S'agissait-il  de  recommencer  Marius  et  Sylla,  auxquels  la  répu- 
blique avait  survécu?  A  la  rigueur,  on  pouvait  le  croire,  et  rien 
n'empêche  de  supposer  que  plusieurs  des  officiers  de  César,  ceux 
surtout  qui,  détrompés  plus  tard,  conspirèrent  contre  Mi,  ne  l'aient 
alors  pensé. 

Mais  après  Pharsale  il  n'y  avait  plus  moyen  de  conserver  cette 
illusion.  Ce  n'était  pas  un  pouvoir  d'exception  que  César  demandait, 
c'était  un  gouvernement  nouveau  qu'il  prétendait  fonder.  Ne  lui 
avait-on  pas  entendu  dire  que  la  république  était  un  mot  vide  de 
sens,  et  que  Sylla  n'était  qu'un  sot  d'avoir  abdiqué  la  dictature? 
Loin  de  prendre  aucun  de  ces  ménagemens  qu'employa  plus  tard 
Auguste  pour  dissimuler  l'étendue  de  son  autorité,  il  semblait  l'éta- 
ler avec  complaisance,  et  sans  se  soucier  des  ennemis  que  sa  fran- 
chise pouvait  lui  faire.  Au  contraire,  par  une  sorte  de  scepticisme 
ironique  et  d'impertinence  hardie  qui  sentait  son  grand  seigneur,  il 
aimait  à  choquer  les  partisans  fanatiques  des  anciens  usages.  Il  sou- 
riait de  voir  pontifes  et  augures  eiïarés  quand  il  osait  nier  les  dieux 
en  plein  sénat,  et  c'était  son  amusement  de  déconcerter  ces  vieil- 
lards formalistes,  gardiens  superstitieux  des  anciennes  pratiques. 
De  plus,  comme  il  était  homme  de  plaisir  avant  tout,  il  n'aimait 
pas  seulement  le  pouvoir  pour  l'exercer,  mais  pour  eh  jouir;  il  ne 
se  contentait  pas  du  solide  de  l'autorité  souveraine,  il  en  voulait 
aussi  les  dehors,  l'éclat  qui  l'entoure,  les  hommages  qu'elle  exige, 
la  pompe  qui  la  relève,  et  même  le  nom  qui  la  désigne.  Ce  titre  de 
roi  qu'il  souhaitait  avec  ardeur,  il  n'ignorait  pas  à  quel  point  il  était 
odieux  aux  Romains  ;  mais  sa  hardiesse  se  faisait  un  plaisir  de  bra- 
ver de  vieux  préjugés,  en  même  temps  que  sa  franchise  trouvait 
sans  doute  plus  loyal  de  donner  au  pouvoir  qu'il  exerçait  son  nom 
véritable.  Cette  conduite  de  César  eut  pour  résultat  de  dissiper 
toutes  les  obscurités.  Grâce  à  elle,  il  n'y  avait  plus  d'illusion  ni  de 
malentendu  possibles.  La  question  se  trouvait  posée,  non  pas  entre 
deux  ambitions  rivales,  comme  au  temps  de  Pharsale,  mais  entre 
deux  gouvernemens  contraires.  Les  opinions,  comme  il  arrive,  se 
précisèrent  l'une  par  l'autre,  et  la  prétention,  qu'avouait  hautement 
César,  de  fonder  une  monarchie  amena  la  création  d'un  grand  parti 
républicain. 

Gomment,  dans  ce  parti,  les  plus  hardis,  les  plus  violens  eurent- 
ils  l'idée  de  s'unir  et  de  s'organiser?  De  quelle  manière  arriva-t-on, 
de  confidence  en  confidence,  à  former  un  complot  contre  la  vie  du 
dictateur?  C'est  ce  qu'il  est  impossible  de  bien  savoir.  11  semble 
seulement  que  la  première  idée  du  complot  ait  été  conçue  à  la  fois 
dans  deux  camps  tout  à  fait  opposés,  parmi  les  vaincus  de  Phar- 


80.  l(Et'tiÉ   DES   DEUX    MONDES. 

sai'èi''èt', 'cê'qtti  est  plus  surprenant,  parmi  les  généraux  mêmes  de 
César.  Ces  deux  conspirations  étaient  probablement  distinctes  à 
■  *bWgihe,  et  chacune  agissait  pour  son  compte  :  tandis  que  Cassius 
àVait  songé  k  tuer  César  sur  les  bords  du  Cydnus,  Trébonius  avait 
été  sur  le  point  de  l'assassiner  à  Narbonne.  Les  conspirations  fini- 
rent plus  tard,  on  ne  sait  comment,  par  se  rejoindre.  '■  -t.  .;.,j.^ .  , 
Tout  parti  commence  par  se  chercher  un  chef.  Si  l'oniavait  \6M\n 
continuer  les  traditions  de  la  guerre  précédente,  ce  chef  était  tout 
trouvé  :  il  restait  un  fils  de  Pompée,  Sextus,  échappé  par  miracle  de 
Pharsale  et  de  Munda,  et  qui  avait  survécu  à  tous  les  siens.  Vaincu, 
mais  non  découragé,  il  errait  dans  les  montagnes  ou  le  long  des  ri- 
vages, tour  à  tour  partisan  habile,  pirate  audacieux,  et  les  pompéiens 
obstinés  se  réunissaient  autour  de  lui;  mais  on  ne  voulait  plus  être 
pompéien'.! 'Oii  -souhaitait  avoir  pour  chef  quelqii'un  qui  ne  fût  pas 
seulement  un  nom,  mais  un  principe,  qui  représentât  la  république 
et  la  liberté  sans  arrière-pensée  personnelle.  Il  fallait  que,  par  sa 
H^iei'ëes  mœurs,  son  caractère,  il  fût  en  opposition  complète  avec 
îë' gouvernement  qu'on  allait  attaquer.  On  le  voulait  honnête  parce 
que  le  pouvoir  était  corrompu,  désintéressé  pour  protester  contre 
tfès' convoitises  insatiables  qui  entouraient  César,  déjà  illustre,  afin 
qûë  les  élémens  divers  dont  se  composait  le  parti  fléchissent  sous 
lui,  jeune  pourtant,  car  on  avait  besoin  d'un  coup  de  main.  Or  il 
lï'y  avait  qu'un  seul  homme  qui  réunît  toutes  ces  qualités  :  c'é- 
tait Brutus.  Aussi  tout  le  monde  avait-il  les  yeux  sur  lui.  La  voix 
publique  le  désignait  comme  le  chef  du  parti  républicain  alors 
même  qu'il  était  encore  l'ami  de  César.  Quand  les  premiers  conju- 
rés allaient  de  tous  côtés  cherchant  des  complices,  on  leur  faisait 
toujours  la  même  réponse  :  «  Nous  en  serons,  si  Brutus  nous  con- 
duit. »  César  lui-même,  malgré  sa  confiance  et  son  amitié,  semblait 
quelquefois  pressentir  d'où  lui  viendrait  le  danger.  Un  jour  qu'on 
lui  farsait  peur  du  mécontentement  et  des  menaces  d'Antoine  et  de 
Dolabella  :  «  Non,  répondit-il,  ce  ne  sont  pas  ces  débauchés  qui 
sont  à  craindre;  ce  sont  les  maigres  et  les  pâles.  »  11  voulait  surtout 
désigner  Brutus:  '-^"P^^*-'^' 

'  A  cette  pression  de  l'opinion  publique,  qui  disposait  de  Brutus  et 
l'engageait  sans  son  aveu,  il  fallait  bien  ajouter  des  excitations  plus 
fir'écises  pour  le  décider;  elles  lui  vinrent  de  tous  les  côtés.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  rappeler  ces  billets  qu'il  trouvait  sur  son  tribunal,  ces 
inscriptions  qu'on  plaçait  au  bas  de  la  statue  de  son  aïeul  (1),  et 

'\iflCt\iTi.  qM  employaient  ces  manœuvres  savaient  bien  qu'ils  prenaient  Brutus^)aï^ 
son  endroit  le  plus  sensible.  Sa  descendance  de  celui  qui  chassa  les  rois  était  très  con- 
testée. Plus  on  la  regardait  comme  douteuse,  plus  il  tenait  à  l'établir.  Lui  dire  :  «  Non, 
tu  n'es  pas  Brutus,  »  c'était  le  mettre  en  demeure  ou  en  tentation  de  prouver  son  ori- 
gine par  ses  actions. 


BRUTUS    d'après    CICÉRON.  81 

toutes  ces  manoçuvres  habiles  que  Plutarque  a  si  bien  racontées; 
mais  personne  n'a  mieux  servi  les  desseins  de  ceux  qui  voulaient 
faire  de  Brutus  un  conspirateur  que  Gicéron,  qui  pourtant  ne  les  con- 
naissait pas.  Ses  lettres  nous  montrent  dans  quelle  disposition  d'es- 
prit il  était  alors.  Le; dépit,  la  colère,  le  regret  d^  la  liberté  perdue 
y  éclatent  avec  une  singulière  vivacité.  «  J'ai  honte  d'être  esclave,  » 
écrit-il  un  jour  à  Gassius  sans  se  douter  qu'à  ce  moment  même  Gas- 
sius  cherchait  dans  l'ombre  les  moyens  da  ne  plus  l'être.  Il  était 
impossible  que  ces  sentimens  ne  se  fissent  pas  jour  dans  les  livres 
qu'il  publiait  alors.  Nous  les  y  retrouvons  aujourd'hui  que  nous  les 
lisons  de  sang-froid;  à  plus  forte  raison  les  devait-on  voir  quand 
ces  livres  étaient  commentés  par  la  haine  et  lus  avec  des  yeux  que 
la  passion  rendait  pénétrans.  Que  d'épigrammes  y  étaient  saisies 
qui  nous  échappent  !  Que  de  mots  piquans  et  amers,  inaperçus  au- 
jourd'hui, étaient  alors  applaudis  au  passage  et  répétés  malignement 
dans  ces  entretiens  où  l'on  déchirait  le  maître  et  ses  amis!  G'était 
là  ce  que  Gicéron  appelle  spirituellement  «  les  morsures  de  la 
liberté,  qui  ne  déchire  jamais  mieux  que  lorsqu'on  l'a  quelque 
temps  muselée.  »  Avec  un  peu  de  complaisance,  on  trouvait  partout 
des  allusions.  Si  l'auteur  parlait  avec  tant  d'admiration  de  l'antique 
éloquence,  c'est  qu'il  voulait  fah'e  honte  de  ce  forum  désert  et  de 
ce  sénat  muet;  les  souvenirs  du  régime  ancien  n'étaient  rappelés 
que  pour  attaquer  le  nouveau,  et  l'éloge  des  morts  devenait  la  sa- 
tire des  vivans.  Gicéron  comprenait  bien  toute  la  portée  de  ses  livres 
quand  il  en  disait  plus  tard  :  «  Ils  furent  pour  moi  comme  un 
sénat,  comme  une  tribune  d'où  je  pouvais  parler.  »  Rien  n'a  plus 
servi  à  irriter  l'opinion  publique,  à  jeter  dans  les  âmes  le  regret  du 
passé  et  le  dégoût  du  présent,  à  préparer  enfin  les,  événemens  qui 
allaient  suivre. 

Brutus,  en  lisant  les  écrits  de  Gicéron,  devait  être  plus  ému  qu'au- 
cun autre;  c'est  à  lui  qu'ils  étaient  dédiés,  c'est  pour  lui  qu'ils  étaient 
faits.  Quoique  destinés  à  agir  sur  le  public  entier,  ils  contenaient  des 
parties  qui  s'adressaient  plus  directement  à  lui.  Gicéron  ne  cherchait 
pas  seulement  à  réveiller  ses  sentimens  patriotiques,  il  lui  rappelait 
les  souvenirs  et  les  espérances  de  sa  jeunesse.  Avec  une  habileté  per- 
fide, il  intéressait  même  sa  vanité  à  la  restauration  de  l'ancien  gou- 
vernement en  montrant  quelle  place  il  aurait  pu  s'y  faire.  «  Brutus, 
lui  disait-il,  je  sens  ma  douleur  se  ranimer  en  jetant  les  yeux  sur  vous 
et  en  pensant  que,  lorsque  votre  jeunesse  s'élançait  avec  impétuosité 
vers  la  gloire,  vous  avez  été  arrêté  tout  à  coup  par  la  malheureuse 
destinée  de  la  république.  Voilà  le  sujet  de  ma  douleur,  voilà  la 
cause  de  mes  soucis  et  de  ceux  d'Atticus,  qui  partage  mon  estime  et 
mon  affection  pour  vous.  Vous  êtes  l'objet  de  tout  notre  intérêt,  nous 

TOME   XLVllI.  6 


82  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

désirons  que  vous  recueilliez  les  fruits  de  votre  vertu  ;  nous  faisons 
des  vœux  pour  que  l'état  de  la  république  vous  permette  un  jour 
de  faire  revivre  et  d'augmenter  encore  la  gloire  des  deux  illustres 
maisons  que  vous  représentez.  Vous  deviez  être  le  maître  au  Forum, 
y  régner  sans  rival  ;  aussi  sommes-nous  doublement  affligés  que  la 
république  soit  perdue  pour  vous,  et  vous  pour  la  république.  »  De 
semblables  regrets  exprimés  de  cette  façon,  et  dans  lesquels  l'inté- 
rêt privé  se  mêlait  à  l'intérêt  public,  étaient  bien  faits  pour  troubler 
Brutus.  Antoine  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  quand  il  accusait  Cicéron 
d'avoir  été  complice  de  la  mort  de  César.  S'il  n'a  pas  frappé  lui- 
même,  il  a  armé  les  bras  qui  frappèrent,  et  les  conjurés  n'étaient 
que  justes  lorsqu'au  sortir  du  sénat,  après  les  ides  de  mars,  ils  ap- 
pelaient Cicéron  en  agitant  leurs  épées  sanglantes. 

,i,oes  .excitations  qui  venaient  du  dehors  s'en  joignirent  d'autres, 
plus  puissantes  encore,  que  Brutus  trouvait  dans  sa  maison.  Sa  mère 
s'était  toujours  servi  de  l'empire  qu'elle  avait  sur  lui  pour  le  rap- 
procher de  César;  mais  justement  à  cette  heure  critique  l'empire 
de  Servilie  fut  amoindri  par  le  mariage  de  Brutus  avec  sa  cousine 
Porcia.  Fille  de  Caton,  veuve  de  Bibulus,  Porcia  apportait  dans  sa 
nouvelle  maison  toutes  les  passions  de  son  père  et  de  son  premier 
mari,  et  surtout  la  haine  de  César,  qui  avait  causé  tous  ses  mal- 
heurs. A  peine  y  était-elle  entrée  que  des  dissentimens  éclatèrent 
entre  elle  et  sa  belle-mère.  Cicéron,  qui  nous  les  apprend,  n'en  dit 
pas  le  motif;  mais  il  n'est  pas  téméraire  de  supposer  que  ces  deux 
femmes  se  disputaient  l'afifection  de  Brutus,  et  qu'elles  voulaient  le 
dominer  pour  l'entraîner  dans  des  directions  différentes.  L'influence 
de  Servilie  perdit  sans  doute  quelque  chose  dans  ces  discussions 
domestiques,  et  sa  voix,  combattue  par  les  conseils  d'une  épouse 
nouvelle  et  chérie,  n'eut  plus  la  même  autorité  quand  elle  parlait 
pour  César. 

Ainsi  tout  se  réunissait  pour  entraîner  Brutus.  Qu'on  se  figure 
cet  homme  faible  et  timoré  attaqué  de  tant  de  côtés  à  la  fois,  par 
les  excitations  de  l'opinion  publique,  par  les  souvenirs  du  passé,  par 
les  traditions  de  sa  famille  et  le  nom  même  qu'il  portait,  par  ces  re- 
proches secrets  placés  sous  sa  main,  semés  sous  ses  pas,  qui  ve- 
naient à  chaque  moment  frapper  ses  yeux  inattentifs,  murmurera 
son  oreille  distraite^ retrouvant  ensuite  chez  lui  les  mêmes  souve-' 
nirs  et  les  mêmes  reproches  sous  la  forme  de  douleurs  légitimes  et 
de  regrets  touchans.  Ne  devait-il  pas  finir  par  céder  à  cet  assaut  de 
tous  les  jours?  Cependant  il  est  probable  qu'il  a  résisté  avant  de  se 
rendre,  il  a  livré  de  violons  combats  pendant  ces  nuits  sans  sommeil 
dont  parle  Plutarque  ;  mais  comme  ces  luttes  intérieures  ne  pou- 
vaient pas  avoir  de  confîdens,  elles  n'ont  pas  laissé  de  trace  chez  les 


BRUTus  d'après  cicéron.  83 

historiens.  Tout  ce  qu'on  peut  faire,  si  l'on  tient  à  les  connaître, 
c'est  d'essayer  d'en  retrouver  comme  un  souvenir  lointain  dans  les 
lettres  que  Brutus  écrivit  plus  tàM, 'èt^<jiïé- nous  avons  cohserVéeslP 
On  y  voit  par  exemple  qu'il  revient  à  deux  reprises  sur  la  même' 
pensée  :  «  Nos  ancêtres  croyaient  que  nous  ne  devons  pas  souffrir 
uii  tyran,  fût-il  notre  père...  Avoir  plus  d'autorité  que  les  lois  et  Jè^ 
sénat,  c'est  un  droit  que  je  n'accorderais  pas  à  mon  père  lui-même.  » 
N'est-ce  pas  la  réponse  qu'il  se  faisait  toutes  les  fois  qu'il  se  sen- 
tait troublé  par  le  souvenir  de  l'affection  paternelle  de  César,  lors-' 
qu'il  songeait  que  cet  homme  contre  lequel  il  allait  s'armer  l'appe- 
lait son  enfant?  Quant  aux  faveurs  qu'il  en  avait  reçues  ou  qu'il 
pouvait  en  attendre,  elles  auraient  pu  en  désarmer  un  autre,  mais 
lui  s'affermissait  et  se  raidissait  contre  elles.  «  Il  n'y  a  pas,  disait-il, 
d'esclavage  assez  avantageux  pour  me  faire  quitter  le  dessein  d'être 
libre.  »  C'est  par  là  qu'il  se  défendait  contre  les  amis  du  dictateur,j 
peut-être  contre  sa  mère,  quand  elle  lui  montrait,  pour  l'éblouir, 
que,  s'il  voulait  souffrir  la  royauté  de  César,  il  pouvait  espérer  de  la 
partager.  Ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  jamais  consenti  à  payer  de  sa 
liberté  le  droit  de  dominer  sur  les  autres;  le  marché  lui  aurait  paru 
désavantageux.  «  Il  vaut  mieux,  a-t-il  écrit  quelque  part,  ne  com- 
mander à  personne  que  d'être  l'esclave  de  quelqu'un.  On  peut  vivre 
sans  commander,  et  il  n'y  a  pas  de  raison  de  vivre  quand  on  est 
esclave.  » 

Au  milieu  de  toutes  ces  anxiétés  qu'on  ne  pouvait  pas  connaître, 
il  se  passa  un  fait  qui  surprit  beaucoup  le  public,  etijue  les  lettres 
de  Cicéron  racontent  sans  l'expliquer.  Quand  on  apprit  que  César, 
vainqueur  des  fils  de  Pompée,  revenait  à  Rome,  Brutus  mit  à  se 
porter  à  sa  rencontre  un  empressement  que  tout  le  monde  remar- 
qua et  que  beaucoup  de  gens  blâmèrent.  Quel  était  donc  son  des- 
sein? Quelques  mots  de  Cicéron,  auxquels  on  n'a  pas  fait  assez 
d'attention,  permettent  de  le  deviner.  Au  moment  de  prendre  une 
résolution  suprême ,  Brutus  voulait  tenter  sur  l'esprit  de  César  un 
dernier  effort  et  essayer  une  dernière  fois  de  le  rapprocher  de  la 
république.  Il  affecta  de  louer  devant  lui  les  gens  du  parti  vaincu, 
surtout  Cicéron,  dans  l'espérance  qu'ils  pourraient  être  rappelés  aux 
affaires.  César  écouta  ces  éloges  avec  bienveillance,  accueillit  bien 
Brutus,  et  ne  le  découragea  pas  trop.  Celui-ci,  trop  facilement  con- 
fiant, s'empressa  de  retourner  à  Rome  et  d'annoncer  à  tout  le  monde 
que  César  revenait  aux  honnêtes  gens.  11  alla  jusqu'à  conseiller  à 
Cicéron  d'adresser  au  dictateur  une  lettre  politique  qui  contînt  de 
bons  conseils  et  quelques  avances;  mais  Cicéron  ne  partageait  pas 
les  espérances  de  son  ami,  et  après  quelques  hésitations  il  refusa 
d'écrire.  Du  reste,  les  illusions  de  Brutus  ne  furent  pas  longues.  An- 
toine l'avait  devancé  auprès  de  César.  Antoine,  qui  par  ses  folies 


8à  REVUBmPES  iDEUXi  MONDES. 

venait  de  troubler  la  tranquillité  de  Uonie,  avait  beaucoup  à  se  faire 
pardonner;  seulement  il  savait  bien  le  moyen  d'y  parvenir.  Pendant 
que  Brutus  essayait  de  rapprocher  César  des  républicains  et  croyait 
y.avoirréussi,  Antoine,  pour  lléchir  son  maître,  flattait  ses  désirs  les 
plus  chers,  et  sans  doute  faisait  luire  à  ses  yeux  cette  couronne  tant 
convoitée.  La  scène  dea  lupercales  fit  voir  clairement  qu'Antoine 
l'avait  emporté,  et  il  ne  fut  plus  possible  à  Brutus  de  douter  des  in- 
tentions de  César.  A  la  vérité,  le  plan  d'Antoine  ne  réussit  pas  cette 
foisj  :.' les  cris  de  la  foule,  l'opposition  de  deux  tribuns,  forcèrent 
César  à  refuser  le  diadème  qu'on  lui  offrait;  mais  on  savait  bien  que 
cetéchec  ne  l'avait  pas  découragé.  L'occasion  n'était  que  remise  et 
allaât  se:  représenter.  A  propos  de  <  la  guerre  .contre  les  Parthes,!  on 
devait  apporter  au  sénat  un  vieil  oracle  sibyllin  qui  disait  que  les 
Parthes  ne  seraient  vaincus  que  par  un  roi,  et  demander  cC;  titre 
p0(i|biriGés3.ri.  (Or,  jljiyi-ayaiit  dans  le; isénat  ti"Op id!é,trangeri^^ e| itr'^tj^-*^ 
lâches  pour  que  la  réponse  fût  douteuse.  C'est  le  moment  que  choi- 
sit Cassius  pour  révéler  à  Brutus  la, conjuration  qui  se  tramait  et 

l'en  faire  le  chef).  jno8  ao  9up  iiJ"898n9*ï^8fli9389b  oilqmoo 

uir-Cassius,  dont  le  nom  'devient,  à  partir  de  ce  moment,  inséparable 
-de  celui  de  Brutus,  formait  avec  lui  un  contraste  complet.  Il  avait 
gagné  une  grande  réputation  militaire  en  sauvant  les  débris  de  l'ar- 
mée de  Crassus  et  en  chassant  les  Parthes  de  la  Syrie;  mais  en 
même  temps  on  l'accusait  d'être  ami  du  plaisir,  épicurien  de  doc- 
trine et  de  conduite,  avide  de  pouvoir,  et  peu  scrupuleux  sur  les 
moyens  de  l'acquérir.  Comme  presque  tous  les  proconsuls,  il  avait 
pillé  la  province  qu'il  gouvernait;  on  disait  que  la  Syrie  ne  s'était 
guère  bien  trouvée  d'avoir  été  sauvée  par  lui,  et  qu'elle  aurait  pres- 
que autant  aimé  passer  par  les  mains  des  Parthes.  Cassius  était  amer 
dans  ses  railleries,  inégal,  emporté,  quelquefois  cruel,  et  l'on  com- 
prend qu'un  assassinat  ne  lui  ait  pas  répugné;  mais  d'où  lui  vint  la 
pensée  de  tuer  César?  Plutarque  dit  que  c'est  du  dépit  de  n'avoir 
pas  obtenu  la  préture  urbaine  que  la  faveur  du  dictateur  avait  ac- 
cordée à  Brutus,  et  rien  n'empêche  en  effet  de  croire  que  des  res- 
sentimens  personnels  aient  aigri  cette  âme  violente.  Pourtant,  si 
Cassius  n'avait  eu  que  cet  outrage  à  venger,  il  n'est  pas  probable 
qu'il  se  fût  entendu  avec  celui  qui  en  avait  été  le  complice  et  qui 
en  avait  profité  :  il  avait  bien  d'autres  motifs  de  haïr  César.  Aristo- 
crate i  de  naissance  efc]d^, passion,  il  portait  dans  son  cœur  toutes  les 
haines  de  l'aristocratie  vaincue;  il  lui  fallait  une  sanglante  revanche 
de  la  défaite  des  siens,  et  le  pardon  de  César  n'avait  pas  éteint  cette 
colère  que  soulevait  en  lui  le  spectacle  de  sa  caste  opprimée.  Ainsi, 
tandis  que  Brutus  cherchait  à  être  l'homme  d'un  principe,  Cassius 
était  ouvertement  l'homme  d'un  parti.  Il  paraît  qu'il  eut  de  bonne 
heure  la  pensée  de  venger  Pharsale  par  un  assassinat.  Du  moins  Ci- 


'BRUTUS  d'après  gigéron.  85 

céron  dit  que,  quelques  mois  à  peine  après  qu'il  eut  obtenu  son  par- 
don, il  attendait  César  sur  une  des  rives  du  Gydnuspour  le  tner«:  et 
que  César  ne  fut  sauvé  que  par  le  hasard  qui  le  fit  aborder  sur 
l'autre  rive.  A  Rome,  malgré'  les  faveurs  dont  il  était  l' objets  il  re- 
prit son  dessein.  C'est  lui  qui  noua  la  conjuration,  alla  trouver  les 
mécontens,  les  réunit  dans  des  conférences  secrètes,  et  comme  il  vit 
que  tous  demandaient  d'avdii-  Brutuâ 'pOili-  chef,'  c'^t  lui > aussi ^qui 
-se  chargea  de  lui  parler.^'/  ■'  ■•'''  i  ■'  '^'n"/  ni  /^  ((,.-■).!  ■:>  :-i,()\\i[->i 
30  Ils  étaient  encore  brouillés* à, 'la"Siiitè  deifeuir  ïivalitépour  la  prét- 
ture  urbaine.  Cassius  mit  de  côté  tous  ses  ressert tinîens  et  alla  trou^ 
ver  son  beau-frère.  «  Il  le  prit  par  la  main,  raconte  Appien,  et  lui 
dit  :  «  Que  ferons-nous  si  les  flatteurs  de  César  proposent  de  le  faire 
roi?  »  Brutus  répondit  qu'il  comptait  ne  pas  aller  au  sénat.  «  Mais 
quoi?  reprit  Cassius.  Si  nous  y  sommes  appelés  en  notre  qualité  de 
préteurs,  que  faudra^-il  donc  faire?  -^  Je  défendi'âi  là  république, 
dit  l'autre,  jusqu'à  la  mort.  —  Ne  veux-tu  donc  pas,  répondit  Cas- 
sius en  l'embrassant,  prendre  quelques-uns  des  sénateui'S  pour 
complices  de  tes  desseins?  Penses-tu  que  ce  sont  deS  miséraMes'ët 
des  mercenaires  ou  les  premiers  citoyens  de  Rome  qui  placent  sur 
ton  tribunal  les  inscriptions  que  tu  y  trouves?  On  attend  des  autres 
préteurs  des  jeux,  des  courses  Oui  des  chasses  ;  ce' qu'on  réclame^de 
toi,  c'est  que  tu  rendes  à  Rome  sa  liberté,  comme  l'Ont  fait  tes  an- 
cêtres. »  Ces  paroles  achevèrent  d'entraîner  une  âme  que  tant  de 
sollicitations  secrètes  ou  publiques  avaient  depuis  longtemps  ébran- 
lée. Hésitante  encore,  mais  déjà  presque  gagnée,  elle  n'attendait 
plus  pour  se  rendre  que  de  se  trouver  en  présence  d'une  résolution 
bien  arrêtée,  ^p  J^  ?  J^Ji  'i>fjq  yyyujia  èJà  iio^/f;  b  asvjjo'ij  (l'^id  yiyîjT^ 
La  conjuration  aYâif^êbffii  sow  Chef!  Tl'n''y  avait  pltiS  de  raison 
d'hésiter  ni  d'attendre.  Pour  éviter  les  indiscrétions  ou  les  fai- 
blesses, il  fallait  se  hâter  d'agir.  C'est  peu  de  temps  après  la  fête 
des  lupercales,  célébrée  le  15  de  février,  que  Cassius  avait  tout 
révélé  à  Brutus,  et  moins  d'un  mois  après,  le  15  de  mars,  César 
était  ftappédatis^  la' Curie  !  de* 'Pompéey'i'^ii  iiâi'i  33  ^feijJuja  £,  dëb-ico, 
_-  ,ji  jjiijui  .m;  I  i  1  ;     ■   ;  ;  i!;:2i£  jrtoijî  8l9nno8i9q  Bnemindu 

eldrAoïq  8Bq  i^  yj^/ijuc  isa  9iip  us  ïi&Yu'a  emea^l) 

^np  jo  SOilnsilO''  LU    -.:  j  .iij.:vi;  Jî-t   nip  hAo'J   ')97i>   Jjbnola'i   \VA  0^  n"t';) 

' ' Bi»étu&'  f ùl  bîëh  '^ééîlëttîenflêi'éîièf'aié'  M'  éOnjiirâ»lï6iï^  quoiqu'il 
n'en  ait  pas  eu  la  première  pensée.  Cassius,  qiii  l'avait  formée^  au- 
rait pu  seul  lui  disputer  le  droit  de  la  diriger.  Peut-être  en  eut-il 
un  moment  l'intention.  Nous  voyons  qu'il  proposa  d'abord  un  plan 
de  conduite  oii  se  retrouve  toute  lia  violence  de  son'  caractère.  11 
voulait  qu'on  tuât  avec  César  ses  principaux  amis,  et  surtout  An- 
toine. Brutus  s'y  refusa,  et  les  autres  conjurés  furent  de  son  opinion. 


86  REVUE   DES'DEUK   MONDES. 

Gassius  lui-même  finit  par  se  rendre,  oar  il  faut  remarquer  que, 
quoique  impérieux  et  hautain,  il  subissait,  lui  aussi,  l'ascendant  de 
Brutus.  Il  essaya  plusieurs  fois  de  s'y  soustraire;  mais,  après  beau- 
coup d'emportemens  et  de  menaces,  il  se  sentait  vaincu  par  la 
froide  raison  de  son  ajiiûu.Ç'est. dx5»c<JBrutus,qu^. a  vraiment |Conduit 
toute  rentrepriseur/,j  snijoiiE  ^(!,g&  aitun  ..-wsloo  ni»  noit  ><\f/r.  M^i-irr 
On  le  voit  bien,  et  dans  la  manière  dont  elle  fut  conçue  et  exécu- 
tée on  retrouve  tout  à  fait  son  caractère  et  son  tour  d'esprit.  Nous 
ne  sommes  pas  ici  devant  une  conjuration  ordinaire;  nous  n'avons 
pas  affaire  à  des  conspirateurs  de  métier,  à  des  gens  de  violence  et 
de  coups  de  main.  Ce  ne  sont  pas  non  plus  des  ambitieux  vulgaires 
cpii  convoitent  la  fortune. ou  les  honneurs  d'un  autre,  ni  même  des 
furieux  que  les  haines  politiques  égarent  jusqu'à  la  frénésie.  Ces 
sentimens  sans  doute  se  trouvaient  dans  le  cœur  de  beaucoup  de 
conjurés,  les  historiens  le  disent;  mais  Brutus  les  a  forcés  à  se  ca- 
cher. Il  a  tenu  à  accomplir  son  action  avec  une  sorte  de  dignité 
tranquille.  C'est  au  système  seul  qu'il  en  veut;  quant  à  l'homme,  il 
semble  qu'aucune  haine  ne  l'anime  contre  lui.  Après  l'avoir  frappé, 
il  ne  l'outrage  pas;  il  permet,  malgré  beaucoup  de  réclamations, 
qu'on  lui  fasse  des  funérailles  et  qu'on  lise  son  testament  au  peu- 
ple. Ce  qui  le  préoccupe  avant  tout,  c'est  de  ne  point  paraître  tra- 
vailler pour  lui  ni  pour  les  siens,  et  d'éviter  tout  soupçon  d'ambi- 
tion personnelle  ou  d'intérêt  de  parti.  Telle  fut  cette  conspiration,  à 
laquelle  prirent  part  des  gens  de  caractères  très  divers,  mais  qui 
est  tout  empreinte  de  l'esprit  même  de  Brutus.  Son  influence  n'est 
pas  moins  sensible  sur  les  événemens  qui  la  suivirent.  Il  n'agissait 
pas  au  hasard,  quoique  Cicéron  l'en  ait  accusé  et  que  tout  le  monde 
le  répète;  il  s'était  fait  d'avance  une  règle  de  conduite  pour  l'ave- 
nir, il  avait  un  plan  bien  arrêté.  Malheureusement  il  se  trouva  que 
ce  plan ,  conçu  dans  des  réflexions  solitaires ,  loin  du  commerce  et 
de  la  connaissance  des  hommes,  ne  pouvait  pas  être  appliqué.  C'é- 
tait l'œuvre  d'un  logicien  qui  raisonne,  qui  prétend  se  conduire  au 
milieu  d'une  révolution  comme  en  des  temps  réguliers,  et  veut 
introduire  le  respect  étroit  de  la  légalité  jusque  dans  une  œuvre  de 
violence.  Il  reconnut  qu'il  s'était  trompé,  et  il  lui  fallut  renoncer 
successivement  à  tous  ses  scrupules;  mais,  comme  il  n'avait  pas  la 
souplesse  du  politique  qui  sait  se  plier  aux  nécessités,  il  céda  trop 
tard,  de  mauvaise  grâce,  et  en  se  retournant  toujours  avec  regret 
vers  ces  beaux  projets  qu'il  était  forcé  d'abandonner.  C'est  de  là 
que  vinrent  ses  hésitations  et  ses  incohérences.  On  a  dit  qu'il  avait 
échoué  pour  n'avoir  pas  eu  d'avance  un  plan  précis;  je  crois  au  con- 
traire qu'il  n'a  pas  réussi  pour  avoir  voulu  être  trop  fidèle ,  malgré 
les  leçons  que  lui  donnaient  les  événemens,  au  plan  chimérique 


BRUTUS  d'après  cicéron.  87 

qu'il  avait  conçu.  11  suffira  d'un  récit  rapide  des  faits  pour  montrer 
que  ce  fut  là  ce  qui  causa  sa  perte  avec,  celle  de  aca  pajcti,  et.  rendit 
inutile  le  sang  versé.  ihSi  'ê-iimsula  jsyr.aes  II  .eiiirt  i-f 

..  Après  la  mort  de  César,  les  conjurés  sortirent  du  sénat  en  agitant 
leurs  épées  et  en  appelant  le  peuple.  Le  peuple  les  écouta  avec  sur- 
prise, sans  trop  de  colère,  mais  sans  aucune  sympathie.  Se  voyant 
seuls,  ils  montèrent  au  Capitole,  où  l'on  pouvait  se  défendre,  et  s'y 
enfermèrent  sous  la  garde  de  quelques  gladiateurs.  Ils  n'y  furent 
rejoints  que  par  ces  amis  douteux  que  trouvent  toujours  les  partis, 
quand  ils  paraissent  réussir.  Si  l'on  avait  eu  peu  d'empressement  à 
les  suivre,  on  avait  encore  moins  d'envie  de  les  attaquer.  Les  parti- 
sans de  César  étaient  épouvantés.  Antoine  avait  jeté  ses  vêtemens 
de  consul  et  s'était  caché.  Dolabella  affectait  de  sembler  joyeux  et 
laissait  entendre  qu'il  était  aussi  des  conjurés.  Beaucoup  quittaient 
Rome  à  la  hâte  et  fuyaient  dans  les  campagnes.  Pourtant,  lorsqu'on 
vit  que  tout  restait  dans  l'ordre  et  que  les  conjurés  se  contentaient 
de  faire  des  harangues  au  Capitole,  le  cœur  revint  aux  plus  effrayés. 
L'épouvante  qu'avait  causée  cette  action  hardie  fît  place  à  la  sur- 
prise d'une  si  étrange  inaction.  Le  lendemain,  Antoine  avait  repris 
ses  vêtemens  consulaires,  rassemblé  ses  amis,  retrouvé  son  audace, 
et  il  fallait  compter  avec  lui. 

((  Ils  ont  agi,  disait  Cicéron,  avec  un  courage  d'hommes  et  une 
prudence  d'enfans;  animo  virili,  consilio  puerili.  »  Il  est  certain 
qu'ils  semblaient  n'avoir  rien  préparé,  rien  prévu.  Le  soir  des  ides 
de  mars,  ils  attendaient  les  événemens  sans  avoir  rien  fait  pour  les 
diriger.  Était-ce,  comme  on  l'a  dit,  imprévoyance  et  légèreté?  Non, 
c'était  système  et  parti-pris.  Brutus  ne  s'était  associé  avec  les  au- 
tres que  pour  délivrer  la  république  de  l'homme  qui  entravait  le 
jeu  réguher  des  institutions.  Lui  mort,  le  peuple  reprenait  ses  droits 
et  redevenait  libre  d'en  user.  On  aurait  paru  travailler  pour  soi  en 
gardant,  même  un  jour,  cette  autorité  qu'on  arrachait  à  César.  Or 
préparer  d'avance  des  décrets  ou  des  lois,  s'entendre  pour  régler 
l'avenir,  aviser  aux  moyens  de  donner  aux  affaires  la  direction  qu'on 
voulait,  n'était-ce  pas  en  quelque  sorte  prendre  pour  soi  le  rùle  de 
la^ république  entière?  Et  qu'avait  fait  de  plus  César?  Ainsi,  sous 
peine  de  paraître  l'imiter  et  n'avoir  agi  que  par  une  rivalité  d'am- 
bition, les  conjurés  devaient  abdiquer  une  fois  le  grand  coup  frappé. 
Voilà  comment  je  pense  qu'il  faut  s'expliquer  leur  conduite.  C'est 
par  une  étrange  préoccupation  de  désintéressement  et  de  légalité 
qu'ils  restèrent  volontairement  désarmés.  Ils  mirent  une  sorte  de 
gloire  à  ne  s'entendre  que  pour  tuer  César.  Cet  acte  accompli,  ils 
devaient  rendre  au  peuple  la  direction  de  ses  affaires  et  le  choix  de 
son  gouvernement,  le  laissant  libre  de  témoigner  sa  reconnaissance 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  ceux  qui  l'ataient  délivré,  ou,  s'il  le  voulait,  de  les  payer  par 
l'oubl'î.'  "1^  9ii«^uqoq  ^innmy  sjjso  à  'laaoqqo'fa  .mijqmacnq  fiUn£v 

C'est  là  que  cdmmëriçâît  t*îlïusîdn ':  ns'cru^èntqu'eritrë'lé  peuple 
et  la  liberté  il  n'y  avait  que  César,  et  qu'une  fois  que  César  n'exis- 
terait plus,  la  liberté  all'ait'ifo'iiïhktuféllenhièrit  renaître; 'mais  le  jour 
où  ils  appelèrent  les  citoyens  à  repi'endre  leurs  droits,  personne  ne 
répondit,  et  personne  ne  pouvait  répondre,  car  il  n'y  avait  plus  de 
citOyensl  «  Depuis  bien  longtemps,  dit  Appien  à  cette  occasion,  le 
peuple  romain  n'était  plus  qu'un  mélange  de  toutes  les  nations.  Les 
affranchis  étaient  confondus  avec  les  citoyens,  l'esclave  n'avait  plus 
rien  qui  le  distinguât  de  son  maître.  Enfin  les  distributions  de  blé 
qu'on  faisait  à  Rome  y  attiraient  les  mendians,  les  paresseux,  les 
scélérats  de  toute  l'Italie.  »  Cette  population  cosmopolite  sans  passé, 
sans  tradition,  n'était  plus  le  peuple  romain.  Le  mal  était  ancien, 
et  les  esprits  clairvoyans  auraient  dû  depuis  longtemps  le  décou- 
vrir. Cicéron  semble  s'en  douter  quelquefois,  surtout  quand  il  vOit 
avec  quelle  facilité  on  trafique  des  votes  dans  les  élections.  Néan- 
moins tout  marchait  encore  avec  une  apparente  régularité,  et  les 
choses  allaient  du  branle  qu'elles  avaient  reçu.  Dans  une  situation 
pareille,  et  quand  un  état  ne  va  pkis  que  par  l'habitude  d'aller, 
tout  est  perdu,  si  ce  mouvement  s'arrête  un  seul  jour.  Or  avec  Cé- 
sar les  vieux  rouages  cessèrent  déjouer.  L'interruption  ne  fut  pas 
longue,  mais  la  machine  était  si  délabrée  qu'en  s' arrêtant  elle 
croula  de  toutes  parts.  Ainsi  les  conjurés  ne  pouvaient  pas  même  re- 
faire ce  qui  existait  avant  Isi,  guerre  civile,  et  cette  dernière  ombre 
de  république,  si  imparfaite  qu'elle  fût,  était  perdue  pour  tou- 
jours. 

Voilà  pourquoi  ils  ne  furent  entendus  ni  suivis  par  personne.  A  la 
vue  de  cette  populace  indifférente,  dans  ce  Capitole  où  on  les  laissait 
seuls,  le  cœur  dut  manquer  à  plus  d'un.  Cicéron  surtout  était  désolé 
de  voir  qu'on  ne  faisait  rien  que  de  beaux  discours.  Il  voulait  qu'on 
agît,  qu'on  profitât  du  moment,  qu'on  mourût  s'il  le  fallait  :  «  la 
mort  rie  serait-elle  pas  belle  dans  un  si  grand  jour?  »  Ce  vieillard, 
ordinairement  indécis,  avait  alors  plus  de  résolution  que  tous  ces 
jeunes  gens  qui  venaient  de  faire  un  coup  si  hardi.  Et  pourtant  que 
proposait-il  après  tout?  «  Il  fallait,  disait-il,  exciter  encore  le  peu- 
ple. ))  On  vient  de  voir  si  le  peuple  pouvait  répondre.  «  On  devait 
convoquer  le  sénat,  profiter  de  ses  frayeurs  pour  lui^  arracher  des 
décrets  favorables!  »  Assurément  le  sénat  aurait  voté  ce  qu'on  aurait 
voulu;  mais  les  décrets  rendus,  comment  les  faire  exécuter?  Tous  ces 
projets  étaient  insuffisans,  et  il  n'était  guère  possible  d'en  proposer 
d'utiles  à  des  gens  décidés  à  ne  pas  sortir  de  la  loi.  La  seule  chance 
qui  pouvait  rester,  c'était  de  s'emparer  hardiment  du  pouvoir,  de  le 


BRCÎTf'S    d'après    CICÉRON.  89 

garder  par  la  violençç^pt  l'illégalité,  en  ne  reculant  pas  même  de- 
vant la  proscription,  d'opposer  à  cette  tyrannie  populaire  qu'on  ve- 
nait de  détruire  une  dictature  aristocratique,  en  un  mpt  de  recom- 
mencer Sylla.  C'est  peut-être  ce  qu'aurait  fait  Cassius;  mais  Brutus 
avait  horreur  de  la  violence.  La  tyrannie,  de  quelque  côté  qu'elle 
vînt,  lui  semblait  un  crime;  \\  eût  mie!4X,9.iii|é  p^rjr^,a,y,Çiçla^.r^i£-, 
blique  que  de  la  sauver  par  ces  moyens,,,.,  o^  .-.f,^ .),■?.., ),,^  +.-,    tjf  Toas^ 

Les  quelques  jours  qui  suivirent  se  passèrent  dans  d*étranges  al- 
ternatives. 11  y  eut  comme  une,  sw'te  d'interrègne  où  les  partis  sç 
mesurèrent  avec  des  chances  divfr^es,  Le  peuple,  qui  Q'ay^^it/p.^^. 
suivi  les  conjurés,  ne  soutenait  guère  plus  leurs  ennemis.  Gomme  on 
ne  savait  sur  quoi  s'appuyer,  des  deux  côtés  on  escarmouchait  au 
hasard.  De  là.  des  contradictions,  ^jt  des  surprises*  ï^n  jpi^  jPiU,,pjrj(^,-jv, 
clamait  l'amnistie,  et  Brutus  allait  dîner  chez  Lépide;  le  lendemain 
on  mettait  le  feu  aux  maisons  des  conjurés.  Après  avoir  aboli  la  dic- 
tature, on  ratifiait  les  actes  du  dictateur;  les  amis  de  César  lui  élçi-^ 
valent  une  colonne  et  un  autel  sur  le  Forum;  un  ami  de  César  les 
faisait  abattre.  C'est  au  milieu  de  cette  situation  embarrassée,  quand 
les  deux  partis  flottaient  indécis  et  ;  tâtonnans ,  sans  rien  oser  de 
hardi,  quand  chacun  cherchait  autour  de  soi  où  était  la  force,. ;g.i^ 
parurent  ceux  qui  désormais  allaient  être  les  maîtres.  , ,  i;,^' 

Depuis  longtemps,  il  s'opérait  à  Rome  une  révolution  secrète 
qu'on  n'apercevait  guère  parce  que  les  progrès  en  étaient  lents  et, 
continus,  mais  qui,  lorsqu'elle  fut  complète,  changea  la  forme  de- 
l'état.  Tant  qu'on  n'avait  combattu  qu'aux  portes  de  la  ville  et  en 
Italie,  les  campagnes  étaient  courtes.  Les  citoyens  n'avaient  pas  le 
temps  de  perdre  dans  les  camps  les  traditions  de  la  vie  civile;  il  n'y 
avait  encore  ni  soldats  de  métier,  ni  généraux  de  profession.  A  mesure 
cependant  que  les  guerres  étaient  plus  lointaines  et  plus  longues,  ceux 
qui  les  faisaient  s'accoutumaient  à  vivre  loin  de  Rome.  Ils  perdaient 
si  longtemps  de  vue  le  Forum  qu'ils  en  oubliaient  les  passions  et  les 
habitudes.  En  même  temps,  comme  le  droit  de  cité  s'était  étendu, 
la  légion  s'ouvrait  à  des  gens  de  tous  les  pays.  Ce  mélange  acheva 
d'affaiblir  les  liens  qui  rattachaient  le  soldat  à  la  cité;  il  prit  l'habi- 
tude de  s'isoler  d'elle,  d'avoir  ses  intérêts  séparés,  de  regarder  le 
camp  comme  sa  patrie.  Après  la  grande  guerre  des  Gaules,  qui.avaijt, 
duré  di\  ans,  les  vétérans  de  César  ne  se  rappelaient  plus  qu'ils 
étaient  citoyens,  et  dans  leurs  souvenirs  ils  ne  remontaient  pas  au- 
delà  d'Arioviste  et, de  Vercing^torix.  Quand  il  avait  fallu  les  réconî-j, 
penser,  César,  qui  n'était  pas  ingrat,  leur  avait  distribué  les  plus 
belles  terres  de  l'Italie,  et  cette  distribution  s'était  faite  dans  des 
conditions  nQuvelle3.  Jusqu'à  cette  époque,  les  soldats,  après  la 
guerre,  rentraient  dans  la  masse  du  peuple  :  quand  on  les  envoyait 


90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  quelque  colonie,  il  y  allaient  perdus  et  comme  absorbés  parmi 
les  autres  citoyens;  mais  alors  ils  passèrent  sans  transition  de  leur 
camp  dans  les  domaines  qu'on  leur  avait  donnés,  et  par  là  l'esprit 
militaire  se  conserva  chez  eux.  Comme  ils  n'étaient  pas  très  éloignés 
les  uns  des  autres  et  pouvaient  se  voir,  ils  ne  perdirent  pas  tout  à 
fait  le  goût  de  la  vie  d'aventure.  «  Ils  comparaient,  dit  Appien,  les 
travaux  pénibles  de  l'agriculture  avec  les  hasards  brillans  et  fruc- 
tueux des  combats.  »  Ils  formaient  donc  au  sein  de  l'Italie  toute 
une  population  de  soldats  prêtant  l'oreille  aux  bruits  de  guerre  et 
prêts  à  accourir  au  premier  appel. 

Précisément  il  y  en  avait  alors  beaucoup  à  Rome  que  César  y  avait 
appelés  en  attendant  qu'il  leur  désigUcât  des  terres.  D'autres  étaient 
tout  près,  dans  la  Campanie,  occupés  à  s'établir,  et  dégoûtés  peut- 
être  de  ces  premières  fatigues  de  leur  installation.  Plusieurs  d'entre 
eux  revinrent  à  Rome  au  bruit  des  événemens  ;  le  reste  attendait 
pour  se  décider  qu'on  les  payât  cher  et  se  mettait  aux  enchères.  Or 
les  acheteurs  ne  manquaient  pas.  L'héritage  du  grand  dictateur  ten- 
tait toutes  les  convoitises.  Grâce  à  ces  soldats  prêts  à  vendre  leurs 
services,  chacun  des  compétiteurs  avait  ses  partisans  et  ses  chances. 
Antoine  les  dominait  tous  de  l'éclat  de  son  autorité  consulaire  et 
des  souvenirs  de  l'amitié  de  César;  mais  auprès  de  lui  se  soute- 
naient le  débauché  Dolabella,  qui  avait  donné  des  espérances  à  tous 
les  partis,  et  le  jeune  Octave,  qui  arrivait  d'Épire  pour  recueillir  la 
succession  de  son  oncle.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  cet  incapable  Lé- 
pide  qui  n'eût  mis  plusieurs  légions  dans  ses  intérêts  et  ne  fît  quel- 
que figure  parmi  ces  ambitieux.  Et  tous,  entourés  de  soldats  qu'ils 
avaient  achetés,  maîtres  de  provinces  importantes,  s'observaient 
avec  méfiance  en  attendant  de  se  combattre. 

Que  faisait  cependant  Rrutus?  L'occasion  des  ides  de  mars  une 
fois  manquée,  il  pouvait  encore  profiter  de  ces  querelles  des  césa- 
riens  pour  se  jeter  sur  eux  et  les  écraser.  Les  gens  résolus  de  son 
parti  lui  conseillaient  de  l'essayer  et  d'appeler  aux  armes  toute  cette 
jeunesse  qui,  en  Italie  et  dans  les  provinces,  avait  applaudi  à  la 
mort  de  César;  mais  Rrutus  détestait  la  guerre  civile  et  ne  pouvait 
se  décider  à  en  donner  de  nouveau  le  signal.  Comme  il  s'était  ima- 
giné que  le  peuple  s'empresserait  d'accepter  la  liberté  qu'on  lui 
rendait,  il  avait  cru  que  la  restauration  de  la  république  se  ferait 
sans  violence.  Une  illusion  le  menait  à  l'autre,  et  ce  coup  de  poi- 
gnard qui  commença  une  guerre  effroyable  de  douze  années  lui 
semblait  devoir  assurer  pour  jamais  la  tranquillité  publique.  C'est 
dans  cette  persuasion  qu'au  sortir  de  la  curie  de  Pompée,  où  il  ve- 
nait de  tuer  César,  il  parcourut  les  rues  de  Rome  en  criant  :  La  paix  ! 
la  paix!  Et  ce  mot  fut  désormais  sa  devise.  Quand  ses  amis,  appre- 


MUTOS  d'^après  gicéron.  91 

liant  les  dangers  qu'il  courait,  étaient  venus  des  municipes  voisins 
pour  le  défendre,  il  les  avait  renvoyés.  Il  aimait  mieux  se  tenir  ren- 
fermé dans  sa  maison  que  de  donner  aucun  prétexte  de  commencer 
les  violences.  Forcé  de  quitter  Rome,  il  resta  caché  quelque  temps 
encore  dans  les  jardins  du  voisinage,  inquiété  par  les  soldats,  ne 
sortant  que  de  nuit,  mais ,  attendant  toujoufô  ce  grand  mouvement 
populaire  qu'il  s'obstinait  à  espérer.  Personne  ne  remua.  Il  s'éloi- 
gna encore  davantage  et  alla  se  réfugier  dans  ses  villas  de  Lanu- 
vium  et  d'Antium.  De  là  il  entendait  les  bruits  de  guerre  dont  re- 
tentissait l'Italie,  et  il  voyait  tous  les  partis  se  préparer  à  combattre. 
Seul  il  résistait  toujours.  Il  a  passé  six  mois  entiers  à  reculer  devant 
cette 'nécessité  teiTible  qui  devenait  tous  les  jours  plus  inévitable. 
II  ne  pouvait  se  résoudre  à  l'accepter  et  prenait  l'avis  de  tout  le 
monde.  Cicéron  raconte  même,  dans  ses  lettres,  une  sorte  de  con- 
seil qui  se  tint  à  Antium  pour  savoir  ce  qu'il  convenait  de  faire.  Serr 
ville  y  assistait  avec  Porcia,  Brutus  avec  Cassius,  et  on  y  avatit  appelé 
quelques-uns  des  amis  les  plus  fidèles,  parmi  lesquels  Favonius  et 
Cicéron.  Servilie,  plus  soucieuse  de  la- sûreté  que  de  l'honneur  de 
son  fils,  voulait  qu'il  s'éloignât.  Elle  avait  obtenu  d'Antoine,  qui 
était  resté  son  ami,  pour  son  fils  et  son  gendre  une  légation,  c'est- 
à-dire  une  commission  pour  aller  chercher  du  blé  en  Sicile.  C'était 
un  prétexte  spécieux  et  sûr  pour  quitter  l'Italie;  mais  partir  avec 
une  permission  signée  d'Antoine,  accepter  un  exil  comme  un  bien- 
fait, quelle  honte!  Cassius  ne  voulait  pas  y  consentir,  il  parlait  avec 
emportement,  il  s'indignait,  il  menaçait,  ((  on  aurait  dit  qu'il  ne 
respirait  que  la  guerre.  »  Brutus  au  contraire,  calme,  résigné,  in- 
terrogeait ses  amis,  décidé  à  les  satisfaire,  même  en  risquant  sa  vie. 
Souhaitait-on  qu'il  retournât  à  Rome?  Il  était  prêt  à  s'y  rendre.  A 
cette  proposition,  tout  le  monde  se  récriait.  Rome  était  pleine  de 
périls  pour  les  conjurés,  et  l'on  ne  voulait  pas  exposer  sans  profit 
les  dernières  espérances  de  la  liberté.  Alors  que  faire?  On  ne  s'en- 
tendait guère  que  pour  regretter  amèrement  la  conduite  qu'on  avait 
tenue.  Cassius  déplorait  qu'on  n'eût  pas  tué  Antoine,  comme  il  l'a- 
vait demandé,  et  Cicéron  n'avait  garde  de  le  contredire.  Malheu- 
reusement ces  récriminations  ne  servaient  de  rien  ;  il  ne  s'agissait 
pas  de  se  plaindre  du  passé,  le  moment  était  venu  de  régler  l'ave- 
nir, et  l'on  ne  savait  à  quoi  se  résoudre. 

Après  cette  conférence,  Brutus  ne  se  décida  pas  encore  tout  de 
suite.  11  persista  à  rester  tant  qu'il  le  put  dans  sa  villa  de  Lanuvium, 
lisant  et  discutant,  sous  ses  beaux  portiques,  avec  les  philosophes 
grecs,  sa  société  ordinaire.  Cependant  il  fallut  partir.  L'Italie  deve- 
nait de  moins  en  moins  sûre,  les  vétérans  infestaient  les  routes  et 
pillaient  les  maisons  de  campagne.  Brutus  alla  rejoindre  à  Vélie 
quelques  vaisseaux  qui  l'attendaient  pour  le  conduire  en  Grèce.  Il 


92  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

appelait  son  départ  un  exil,  et,  par  une  dernière  illusion,  il  espérait 
que  ce  ne  serait  pas  le  signal  de  la  guerre.  Gomme  Antoine  l'accu- 
sait de  la  préparer,  il  lui  répondit,  au  nom  de  Cassius  et  au  sien, 
par  une  lettre  admirable  dont  voici  la  fin  :  «  Ne  vous  flattez  pas 
de  nous  effrayer,  la  crainte  est  au-dessous  de  notre  caractère.  Si 
d'dutres  motifs  étaient  capables  de  nous  donner  quelque  penchant 
pour  la  guerre  civile,  votre  lettre  n'est  pas  faite  pour  nous  l'ôter, 
car  les  menaces  ne  peuvent  rien  sur  des  cœurs  libres;  mais  vous  sa- 
vez bien  que  nous  détestons  la  guerre,  que  rien  ne  pourra  nous  y 
entraîner,  et  vous  prenez  sans  doute  un  air  menaçant  pour  faire 
croire  que  nos  résolutions  sont  l'effet  de  nos  craintes.  Voici  nos  sen- 
timens  :  nous  souhaitons  de  vous  voir  vivre  avec  distinction  dans 
un  état  libre;  nous  ne  voulons  pas  être  vos  ennemis,  mais  nous  fai- 
sons plus  de  cas  de  la  liberté  que  de  votre  amitié.  Nous  prions  donc 
les  dieux  de  vous  inspirer  des  conseils  salutaires  à  la  république  ef 
à  vous-même.  Sinon,  nous  désirons  que  les  vôtres  vous  nuisent  le 
moins  possible,  et  que  Rome  soit  libre  et  glorieuse!  » 

A  Vélie,  Brutus  fut  rejoint  par  Gicéronv  qiti,  lui  ailssi,  songeait  à 
partir.  Découragé  par  l'inaction  de  ses  amis,  effrayé  par  les  me- 
naces de  ses  ennemis,  il  avait  déjà  essayé  de  fuir  en  Grèce;  mais  le 
vent  l'avait  rejeté  sur  les  côtes  de  l'Italie.  Quand  il  apprit  que  Brutus 
allait  s'éloigner,  il  voulut  le  voir  encore,  et,  s'il  était  possible,  par- 
tir avec  lui.  Gicéron  a  souvent  parlé  avec  un  accent  déchirant  des 
émotions  de  cette  dernière, entrevue,  u  Je  l'ai  vu,  racontait-il  plus 
tard  au  peuple,  je  l'ai  vu  s'éloigner  de  l'Italie  pour  n'y  point  causer 
une  guerre  civile.  0  spectacle  de  douleur,  je  ne  dis  pas  seulement 
pour  les  hommes,  mais  pour  les  flots  et  les  rivages  !  Le  sauveur  de  la 
patrie  était  forcé  de  la  fuir,  ses  destructeurs  y  restaient  tout-puis- 
sans!  »  La  dernière  pensée  de  Brutus  en  ce  triste  moment  fut  en- 
core pour  la  paix  publique.  Malgré  tant  de  mécomptes,  il  comptait 
toujours  sur  le  peuple  de  Rome;  il  pensait  qu'on  n'avait  pas  assez 
fait  pour  réveiller  son  ardeur;  il  ne  pouvait  se  résigner  à  croire  qu'il 
n'y  eût  plus  de  citoyens.  Il  partait  avec  le  regret  de  n'avoir  pas 
essayé  une  dernière  lutte  sur  le  terrain  de  la  loi.  Sans  doute  il  ne  lui 
était  pas  possible  à  lui  de  retourner  à  Rome,  de  reparaître  au  sénat; 
mais  Gicéron  était  moins  compromis,  sa  gloire  forçait  le  respect  ;  on 
aimait  à  écouter  sa  parole.  Ne  pouvait-il  pas  tenter  ce  dernier  com- 
bat? Brutus  l'avait  toujours  pensé;  en  ce  moment,  il  osa  le  dire.  Il 
montra  à  Gicéron  un  grand  devoir  à  accomplir,  un  grand  rôle  à 
jouer;  ses  conseils,  ses  reproches,  ses  prières,  le  déterminèrent  à 
renoncer  à  son  voyage  et  à  revenir  à  Rome.  «  Il  me  sembla  enten- 
dre, disait-il  plus  tard,  la  voix  de  la  patrie  qui  me  rappelait  !  »  Et 
ils  se  séparèrent  pour  ne  plus  se  retrouver. 

Cependant  Brutus  avait  beau  résister,  la  pente  inévitable  des  évé- 


BRUTUS    d'AiPjRÈS   CICÉRON.  93 

iiemens,  contre  laquelle  il  luttait  depuis  six  mois,  l'entraînait  à  la 
guerre  civile.  En  quittant  l'Italie,  il  était  venu  à  Athènes,  où  il  passait 
son  temps  à  écouter  l'académicien  Théomneste  et  le  péripatéticien 
Gratippe.  Plutarque  voit  dans  cette  conduite  une  habile  dissimula- 
tion. «  En  secret,  dit-il,  il  préparait  la  guerre.  »  Les  lettres  de  Cicé- 
ron  prouvent  au  contraire  que  c'est  la  guei:re  quil' alla  chercher.  La 
Thessalie  et  la  Macédoine  étaient  pleines  d'anciens  soldats  de  Pom- 
pée qui  y  étaient  restés  depuis  Pharsale;  les  îles  de  la  mer  Egée,  les 
villes  de  la  Grèce,  qui  étaient  regardées.comme  des  sortes  de  lieux 
d'asile  pour  les  exilés,  contenaient  beaucoup  de  mécontens  qui  n'a- 
vaient pas  voulu  plier  sous  César,  et  depuis  les  ides  de  mars  elles 
étaient  le  refuge  de  tous  ceux  qui  fuyaient  la  domination  d'Antoine. 
Enfin  Athènes  était  peuplée  de  jeunes  gens  des  plus  grandes  mai- 
sons de  Rome,  républicains  par  leur  naissance  et  par  leur  âge,  qui 
venaient  y  achever  leur  éducation.  Tous  n'attendaient  que  Brutus 
pour  prendre  les  armes.  A  son  arrivée,  il  se  fit  de  tous  les  côtés  un 
grand  et  irrésistible  mouvement  auquel  il  fut  contraint  de  céder 
lui-même.  Apuleius  et  Yatinius  lui  amenèrent  les  troupes  qu'ils  com- 
mandaient. Les  anciens  soldats  de  la  Macédoine  se  réunirent  sous 
les  ordres  de  Q.  Ilortensius;  il  en  vint  tant  d'Italie  que  le  consul 
Pansa  finit  par  se  plaindre  et  menaça  d'arrêter  au  passage  les  re- 
crues de  Brutus.  Les  étudians  d'Athènes,  et  parmi  eux  le  fils  de 
Gicéron  et  le  jeune  Horace,  quittèrent  leurs  études  et  s'enrôlèrent 
sous  lui.  En  quelques  mois,  Brutus  était  maître  de  toute  la  Grèce, 
et  il  avait  huit  légions. 

En  ce  moment,  le  parti  républicain  semblait  se  réveiller  partout  à 
la  fois.  Gicéron  avait  réussi  à  Rome  plus  qu'il  ne  l'espérait,  et  trouvé 
à  Antoine  des  ennemis  qui  l'avaient  battu  devant  Modène.  Brutus 
venait,  on  l'a  vu,  de  former  une  armée  importante  en  Grèce.  Gassius 
parcourait  l'Asie,  recrutant  des  légions  sur  son  passage,  et  tout 
l'Orient  se  déclarait  pour  lui.  L'espérance  revenait  aux  plus  timides, 
et  il  semblait  qu'on  pouvait  tout  attendre  pour  la  république  du  con- 
cours de  tant  de  généreux  défenseurs.  G'est  pourtant  à  ce  moment 
même,  où  il  importait  tant  d'être  uni,  qu'éclata  entre  Gicéron  et 
Brutus  le  dissentiment  le  plus  grave  qui  les  ait  jamais  divisés.  Quel- 
que déplaisir  qu'il  nous  cause,  il  faut  le  raconter,  car  il  achève  de 
les  faire  bien  connaître  tous  les  deux. 

Gicéron  se  plaignit  le  premier.  Get  homme  d'ordinaire  si  faible, 
si  hésitant,  était  devenu  singulièrement  énergique  depuis  la  mort 
de  Gésar.  La  sagesse,  la  clémence,  la  modération,  belles  qualités 
qu'il  aimait  beaucoup  et  pratiquait  volontiers,  ne  lui  semblaient 
plus  convenir  aux  circonstances  où  l'on  se  trouvait.  Ge  grand  pre- 
neur des  victoires  pacifiques  prêchait  la  guerre  à  tout  le  monde; 
cet  ami  rigoureux  de  la  légalité  demandait  à  tout  le  monde  d'en 


94  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sortir.  «  N'attendez  pas  les  décrets  du  sénat,  »  disait-il  à  l'un.  — 
«  Soyez  votre  sénat  à  vous-même,  »  écrivait-il  à  l'autre.  Pour  arriver 
à  ses  fms,  tous  les  moyens  lui  semblaient  bous,  même  les  plus  vio- 
lens;  toutes  les  alliances  lui  plaisaient,  môme  celle  des  gens  qu'il 
n'estimait  pas.  Brutus  au  contraire,  tout  en  se  décidant  à  prendre 
les  armes,  était  resté  scrupuleux  et  timoré,  et  il  continuait  à  ne  pas 
aimer  la  violence.  Quoique  son  nom  soit  surtout  resté  célèbre  par  un 
assassinat,  le  sang  lui  répugnait.  Contrairement  à  ces  lois  inhu- 
maines, acceptées  de  tout  le  monde,  et  qui  livraient  sans  réserve  le 
vaincu  à  la  discrétion  du  vainqueur,  il  épargnait  ses  ennemis  quand 
ils  étaient  en  son  pouvoir.  11  venait  d'en  donner  un  exemple  en  lais- 
sant la  vie  au  frère  d'Antoine  après  l'avoir  vaincu.  Bien  que  ce  fût  un 
méchant  homme,  et  que  pour  toute  reconnaissance  il  eût  tenté  de 
corrompre  les  soldats  qui  le  gardaient,  il  avait  persisté  à  le  traiter 
avec  douceur.  Il  semble  que  ce  ne  soit  pas  un  grand  crime;  cepen- 
dant on  en  fut  très  irrité  à  Rome.  Les  menaces  furieuses  d'Antoine 
auxquelles  on  venait  d'échapper  avec  tant  de  peine,  le  souvenir  des 
frayeurs  qu'on  avait  eues  et  des  alternatives  terribles  qu'on  traver- 
sait depuis  six  mois  avaient  exaspéré  les  plus  calmes.  Il  n'y  a  rien 
de  violent  comme  les  colères  des  gens  modérés  quand  on  les  pousse 
à  bout.  A  tout  prix,  ils  voulaient  en  finir,  et  le  plus  vite  possible.  Ils 
se  rappelaient  avec  quelle  répugnance  et  quelle  lenteur  Brutus  avait 
commencé  la  guerre.  Eu  le  voyant  si  facile,  si  clément,  ils  crai- 
gnaient de  le  voir  retomber  dans  ses  hésitations  et  différer  encore 
le  moment  de  la  vengeance  et  de  la  sécurité.  Cicéron  se  chargea  de 
faire  connaître  à  Brutus  leur  mécontentement.  Dans  sa  lettre,  que 
nous  avons  encore,  il  énumérait  avec  beaucoup  de  vivacité  les  fautes 
qu'on  avait  commises  depuis  la  mort  de  César;  il  rappelait  toutes 
ces  faiblesses,  toutes  ces  hésitations  qui  avaient  découragé  les  gens 
résolus,  et,  ce  qui  devait  surtout  blesser  Brutus,  le  ridicule  qu'on 
avait  eu  de  vouloir  établir  la  paix  publique  par  des  harangues. 
«  Ignorez-vous  donc,  lui  disait-il,  de  quoi  il  s'agit  en  ce  moment? 
Une  troupe  de  scélérats  et  de  misérables  menace  jusqu'aux  temples 
des  dieux,  et  ce  qui  est  en  question  dans  cette  guerre,  c'est  notre 
vie  ou  notre  mort.  Qui  épargnons-nous?  que  faisons-nous?  Est-il 
sage  de  ménager  des  hommes  qui ,  s'ils  sont  vainqueurs,  effaceront 
jusqu'à  la  trace  de  notre  existence?  » 

Ces  reproches  émurent  Brutus,  et  c'est  en  récriminant  qu'il  y 
répondit.  Lui  aussi  était  mécontent  du  sénat  et  de  Cicéron.  Quelque 
admiration  qu'il  éprouvât  pour  l'éloquence  des  Phillppiques,  bien 
des  choses  devaient  le  blesser  en  les  lisant.  Le  ton  général  de  ces 
discours,  ces  amères  personnalités,  ces  invectives  ardentes  ne  pou- 
vaient pas  plaire  à  celui  qui,  en  frappant  César,  avait  voulu  pa- 
raître  sans  passion,   et  plutôt  l'ennemi  d'un  principe  que  d'un 


BRUTUS  d'après  cicéron.  95-' 

homme.  Or,  s'il  y  a  dans  les  Philippiques  un  grand  amour  de  la  li- 
berté, il  y  a  aussi  une  haine  violente  contre  un  homme.  On  sent 
bien  que  cet  ennemi  de  la  patrie  est  en  même  temps  un  adversaire 
intime  et  personnel.  Il  a  tenté  d'asservir  Rome,  mais  il  s'est  aussi 
permis  de  railler  dans  un  discours  fort  plaisant  tous  les  ridicules  du 
vieux  consulaire.  Le  jour  où  Cicéron  a  lu  cette  invective,  son  irrita- 
ble vanité  s'est  émue;  «  il  a  pris  le  mors  aux  dents,  »  selon  l'expres- 
sion d'un  contemporain.  La  haine  généreuse  qu'il  ressent  contre  un 
ennemi  public  s'est  enflammée  de  rancunes  particulières;  une  lutte 
à  outrance  a  commencé,  poursuivie  avec  une  ardeur  toujours  nou- 
velle à  travers  quatorze  harangues.  «  Je  veux,  avait-il  dit,  l'acca- 
bler de  mes  invectives  et  le  livrer  flétri  aux  outrages  éternels  de  la 
postérité,  »  et  il  a  tenu  parole.  Cette  persistance  passionnée,  ce  ton 
d'emportement  et  de  violence  devaient  blesser  Brutus.  Ce  qui  ne 
lui  déplaisait  pas  moins  que  les  colères  de  Cicéron ,  c'étaient  ses 
complaisances.  Il  lui  en  voulait  des  éloges  hyperboliques  qu'il  ac- 
cordait à  des  gens  qui  ne  les  méritaient  guère ,  à  ces  généraux  qui 
avaient  servi  toutes  les  causes,  à  ces  hommes  d'état  compromis  sous 
tous  les  régimes,  à  ces  ambitieux,  à  ces  intrigans  de  toute  sorte  que 
Cicéron  avait  réunis  avec  tant  de  peine  pour  en  former  ce  qu'il  ap- 
pelait le  parti  des  honnêtes  gens  ;  il  souffrait  surtout  de  le  voir  pro- 
diguer les  honneurs  au  jeune  Octave,  et  mettre  à  ses  pieds  la  ré- 
publique, et  quand  il  l'entendait  l'appeler  un  «  divin  jeune  homme 
envoyé  par  les  dieux  pour  la  défense  de  la  patrie ,  »  il  avait  peine 
à  se  contenir.  » 

Lequel  des  deux  avait  raison?  Brutus  assurément,  si  l'on  songe 
au  dénoûment.  Il  est  certain  qu'Octave  ne  pouvait  être  qu'un  am- 
bitieux et  qu'un  traître.  Le  nom  qu'il  portait  était  pour  lui  une 
inévitable  tentation;  lui  livrer  la  république,  c'était  la  perdre. 
Brutus  avait  raison  de  croire  qu'Octave  était  plus  à  redouter  qu'An- 
toine, et  sa  haine  ne  le  trompait  pas  quand  il  prévoyait  dans  ce 
divin  jeune  homme  tant  vanté  par  Cicéron  le  maître  futur  de  l'em- 
pire, l'héritier  et  le  successeur  de  celui  qu'il  avait  tué.  Etait-ce 
bien  pourtant  Cicéron  qu'il  fallait  accuser,  ou  seulement  les  circon- 
stances? Lorsqu'il  accepta  les  secours  d'Octave,  était-il  libre  de 
les  refuser?  La  république  alors  n'avait  pas  un  seul  soldat  à  opposer 
à  ceux  d'Antoine;  il  fallait  prendre  ceux  d'Octave  ou  périr.  Après 
qu'il  eut  sauvé  la  république,  on  aurait  eu  mauvaise  grâce  à  lui 
marchander  les  remercîmens  et  les  honneurs.  D'ailleurs  ses  vété- 
rans les  demandaient  pour  lui  d'une  façon  qui  ne  souffrait  pas  de 
refus,  et  souvent  même  les  lui  accordaient  par  avance.  Le  sénat 
sanctionnait  tout  au  plus  vite,  de  peur  qu'on  ne  se  passât  de  son 
aveu.  «  Les  soldats,  dit  quelque  part  Cicéron,  lui  ont  donné  le  com- 


96  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mandement;  nous  n'avons  ajouté  que  les  faisceaux.  »  Ainsi,  avant 
de  blâmer  les  complaisances  de  Gicéron  ou  d'accuser  sa  faiblesse, 
il  fallait  songer  aux  difficultés  de  sa  position.  Il  essayait  de  rétablir 
la  république  avec  le  secours  de  gens  qui  l'avaient  combattue  et 
qui  ne  l'aimaient  pas.  Quel  fonds  pouvait-il  faire  sur  un  Hirtius, 
auteur  d'une  loi  sévère  contre  les  pompéiens,  sur  un  Plancus  et  un 
Pollion ,  anciens  lieutenans  de  César,  sur  un  Lépide  et  un  Octave , 
qui  voulaient  le  remplacer?  Et  pourtant  il  n'avait  pas  d'autre  appui 
qu'eux.  A  ce  grand  ambitieux  qui,  le  lendemain  même  des  ides  de 
mars,  s'était  voulu  faire  le  maître,  il  ne  pouvait  opposer  qu'une 
coalition  d'ambitieux  secondaires  ou  plus  dissimulés.  Au  milieu  de 
toutes  ces  convoitises  ouvertes  ou  cachées,  rien  n'était  plus  difficile 
que  de  se  diriger.  Il  fallait  les  brider  les  unes  par  les  autres,  les 
flatter  pour  les  conduire,  et  les  contenter  à  demi  pour  les  contenir. 
De  là  ces  honneurs  prodigués  ou  promis,  ce  luxe  d'éloges  et  de 
titres  décernés,  ces  exagérations  de  reconnaissance  officielle.  C'était 
une  nécessité  imposée  par  les  circonstances;  au  lieu  de  faire  un 
crime  à  Cicéron  de  l'avoir  subie,  il  fallait  en  conclure  qu'essayer 
une  dernière  lutte  légale,  revenir  à  Rome  pour  y  réveiller  l'ardeur 
populaire,  se  fier  encore  sur  la  force  des  souvenirs  et  la  puissance 
souveraine  de  la  parole,  c'était  s'exposer  à  des  dangers  inutiles  et 
à  des  mécomptes  certains.  Cicéron  le  savait  bien.  Il  a  pu  quelque- 
fois sans  doute,  au  milieu  de  l'ardeur  du  combat,  se  laisser  enivrer 
par  les  triomphes  de  son  éloquence,  comme  ce  jour  où  il  écrivait 
naïvement  à  Cassius  :  <(  Si  l'on  pouvait  parler  plus  souvent,  il  ne 
serait  pas  trop  difficile  de  rétablir  la  république  et  la  liberté.  »  Tou- 
tefois cette  illusion  ne  durait  guère.  L'ivresse  dissipée,  il  ne  tardait 
pas  à  reconnaître  l'impuissance  de  la  parole,  et  disait  le  premier  qu'il 
ne  fallait  mettre  son  espérance  que  dans  l'armée  républicaine.  Il  n'a 
jamais  varié  dans  cette  opinion.  uYous  me  dites,  écrivait-il  à  Atticus, 
que  j'ai  tort  de  croire  que  la  république  dépende  entièrement  de 
Brutus;  il  n'est  rien  de  plus  vrai.  Si  elle  peut  être  sauvée,  elle  ne  le 
sera  que  par  lui  et  les  siens.  »  C'est  sans  illusion,  sans  espérance  que 
Cicéron  avait  tenté  cette  dernière  entreprise,  et  uniquement  pour 
obéir  aux  désirs  de  Brutus,  toujours  obstiné  dans  son  amour  des 
résistances  légales  et  des  luttes  pacifiques.  Il  appartenait  donc  à 
Brutus  moins  qu'à  personne  de  lui  reprocher  d'y  avoir  succombé. 
Cicéron  avait  raison  de  rappeler  souvent  cette  entrevue  de  Vélie  où 
son  ami  le  décida  malgré  ses  répugnances  à  retourner  à  Rome.  Ce 
souvenir  était  sa  défense;  il  devait  interdire  à  Brutus  toute  parole 
amère  contre  celui  qu'il  avait  lui-même  jeté  dans  une  aventure 
sans  issue. 
Cicéron  dut  ressentir  profondément  ces  reproches.  Pourtant  son 


BRUTus  d'après  cicéron.  97 

amitié  pour  Brutus  n'en  fut  pas  altérée.  C'est  encore  sur  lui  qu'il  a 
les  yeux,  c'est  lui  qu'il  appelle,  quand  tout  lui  semble  perdu  en 
Italie.  Rien  n'est  plus  touchant  que  ce  dernier  cri  d'alarme.  «  Nous 
sommes  les  jouets,  mon  cher  Brutus,  de  la  licence  des  soldats  et  de 
l'insolence  du  chef.  Chacun  veut  avoir  dans  la  république  autant  de 
pouvoir  qu'il  a  de  forces.  On  ne  connaît  plus  ni  raison,  ni  mesure, 
ni  loi,  ni  devoir;  on  n'a  plus  souci  de  l'opinion  publique  ni  du  ju- 
gement de  la  postérité.  Accourez  donc  et  donnez  enfin  à  la  répu- 
blique cette  hberté  que  vous  lui  ayez  conquise  par  votre  courage, 
mais  dont  nous  ne  pouvons  pas  encore  jouir.  Tout  le  monde  va  se 
presser  autour  de  vous;  la  liberté  n'a  plus  d'asile  que  sous  vos 
tentes.  Voilà  notre  situation  en  ce  moment;  puisse-t-elle  devenir 
meilleure!  S'il  en  arrive  autrement,  je  ne  pleurerai  que  la  répu- 
blique; elle  devait  être  immortelle.  Pour  moi,  il  me  reste  si  peu  de 
temps  à  vivre!  »  ,„  un-  > 

Peu  de  mois  après,  Lépide,  Antoine  et  Octave,  triumvirs  pour  re- 
constituer la  république,  comme  ils  s'appelaient,  se  réunirent  près 
de  Bologne  pour  s'entendre.  Ils  se  connaissaient  trop  pour  ne  pas  se 
savoir  capables  de  tout  :  aussi  avaient-ils  pris  les  uns  contre  les  au- 
tres de  minutieuses  précautions.  L'entrevue  eut  lieu  dans  une  île, 
et  ils  y  arrivèrent  avec  un  nombre  égal  de  troupes  qui  ne  devaient 
pas  les  perdre  de  vue.  Pour  plus  de  sûreté  encore,  et  de  peur  qu'il 
n  y  eût  quelque  poignard  caché,  ils  en  vinrent  à  se  fouiller  l'un 
l'autre.  Après  s'être  ainsi  rassurés,  ils  discutèrent  longtemps.  Il  ne 
fut  guère  question  des  moyens  de  reconstituer  la  république  :  ce  qui 
les  occupa  le  plus  avec  le  partage  du  pouvoir,  ce  fut  la  vengeance, 
et  l'on  dressa  avec  soin  la  liste  de  ceux  qu'on  allait  tuer.  Dion  Cas- 
sius  fait  remarquer  que ,  comme  ils  se  détestaient  profondément, 
l'on  était  sûr,  si  l'on  était  très  lié  avec  l'un  d'entre  eux,  d'être  le 
mortel  ennemi  des  deux  autres ,  en  sorte  que  chacun  demandait 
précisément  la  tète  des  meilleurs  amis  de  ses  nouveaux  alliés;  mais 
cette  difficulté  ne  les  arrêta  pas  :  ils  avaient  la  reconnaissance  bien 
moins  exigeante  que  la  haine,  et  en  payant  de  quelques  amis,  même 
de  quelques  parens,  la  mort  d'un  ennemi,  ils  trouvaient  encore  le 
marché  bon.  Grâce  à  ces  complaisances  mutuelles,  on  s'accorda  vite, 
et  la  liste  fut  dressée.  Cicéron  n'y  était  pas  oublié,  comme  on  pense 
bien  :  Antoine  l'avait  réclamé  avec  passion,  et  il  n'est  pas  probable, 
quoi  que  disent  les  écrivains  de  l'empire,  qu'Octave  l'ait  beaucoup 
défendu;  il  lui  aurait  rappelé  une  reconnaissance  pénible  et  le  sou- 
venir d'un  parjure  trop  éclatant. 

l^û-  mort  de  Cicéron  explique  la  mort  de  Brutus.  La  correspon- 
dance et  le»  Qcrits  où  nous  avons  trouvé  une  source  si  précieuse 
d'informations  pour  ims Loire  de  ce  temps  permettent  de  pressentir 

TOME  XLVIII.  7 


98  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

les  événemens  qu'a  racontés  Plutarque,  et  dont  nous  ne  dirons  rien 
après  lui,  —  la  journée  de  Philippes  et  la  mort  volontaire  de  Brutus. 
On  peut  d'ailleurs  sur  le  seul  point  que  nous  voulions  mettre  en 
lumière,  —  la  signification  morale  de  cette  mort,  —  s'en  rapporter 
au  témoignage  même  de  Plutarque.  C'était  plus  qu'un  ami  que  Bru- 
tus regrettait  dans  Cicéron  :  il  avait  perdu  avec  lui  une  espérance 
qui  lui  était  chère  et  à  laquelle  il  n'avait  pas  voulu  renoncer.  Cette 
fois  pourtant  il  lui  fallait  bien  reconnaître  qu'il  n'y  avait  plus  de 
citoyens  à  Rome  et  désespérer  tout  à  fait  de  ce  lâche  peuple  qui 
laissait  ainsi  périr  ses  défenseurs,  a  S'ils  sont  esclaves,  dit-il  tris- 
tement, c'est  leur  faute,  plus  que  celle  de  leurs  tyrans.  »  Aucun 
aveu  n'a  dû  lui  coûter  davantage.  Depuis  qu'il  avait  tué  César,  sa 
vie  n'était  plus  qu'une  série  de  mécomptes,  et  les  événemens  sem- 
blaient se  jouer  de  tous  les  plans  qu'il  avait  formés.  Ses  scrupules 
de  légalité  lui  avaient  fait  perdre  l'occasion  de  sauver  la  répu- 
blique ;  son  horreur  pour  la  guerre  civile  n'avait  servi  qu'à  la  lui 
faire  commencer  trop  tard.  Ce  n'était  pas  assez  qu'il  se  fût  trouvé 
forcé  malgré  lui  de  violer  la  loi  et  de  combattre  ses  concitoyens,  il 
se  voyait  encore  contraint  d'avouer,  à  son  grand  regret,  qu'en  es- 
pérant trop  des  hommes  il  s'était  trompé.  Il  avait  bonne  opinion 
d'eux  quand  il  les  étudiait  de  loin,  avec  ses  chers  philosophes.  Com- 
bien ses  opinions  changèrent  quand  il  en  vint  à  les  manier  et  à  s'en 
servir,  quand  il  lui  fallut  être  témoin  de  l'affaiblissement  des  carac- 
tères, surprendre  les  convoitises  secrètes,  les  haines  insensées,  les 
lâches  frayeurs  de  ceux  qu'il  regardait  comme  les  plus  honnêtes  et 
les  plus  braves!  Sa  blessure  fut  si  profonde,  qu'en  apprenant  les 
dernières  faiblesses  de  Cicéron,  il  en  vint  à  douter  même  de  la  phi- 
losophie, sa  science  préférée,  qui  avait  fait  le  charme  de  sa  vie. 
«  Que  lui  sert,  disait-il,  d'avoir  écrit  avec  tant  d'éloquence  pour  la 
liberté  de  sa  patrie,  sur  l'honneur,  sur  la  mort,  sur  l'exil,  sur  la 
pauvreté?  En  vérité,  je  commence  à  n'avoir  plus  de  confiance  dans 
ces  études  dont  Cicéron  s'est  tant  occupé.  »  En  lisant  cette  amère 
parole,  on  songe  à  celle  qu'il  prononça  avant  de  mourir;  l'une  fait 
comprendre  l'autre,  et  elles  sont  toutes  les  deux  le  symptôme  du 
même  mal  intérieur  qui  s'étend  à  mesure  que  la  pratique  des  af- 
faires le  désenchante  de  plus  en  plus  des  hommes  et  de  la  vie.  Il 
doutait  de  la  philosophie  en  voyant  la  faiblesse  de  ceux  qui  l'avaient 
le  plus  étudiée  ;  quand  il  vit  que  le  parti  des  prescripteurs  triom- 
phait, il  douta  de  la  vertu.  C'est  bien  ainsi  que  devait  finir  cet 
homme  d'étude  devenu,  malgré  ses  répugnances,  un  homme  d'ac- 
tion, et  jeté  par  les  événemens  hors  de  sa  nature. 

QAeT<Ji\    BÔISSIER. 


L'ÉCONOMIE  RURALE 


EN  NEKRLANDE 


SCÈNES  ET   SOUVENIRS  D'DN  VOYAGE  AGRICOLE. 


IL 

LA  ZÉLANDE 

LA  VALLÉE  DU  RHIN  ET  LA  GRONINGUE. 


I. 

Le  territoire  de  la  Néerlande  est  formé,  on  l'a  vu,  d'un  grand 
banc  de  sable  recouvert  tout  le  long  de  la  côte  d'une  couche  de 
terre  limoneuse  ou  tourbeuse  que  la  mer  et  les  rivières  ont  succes- 
sivement déposée  et  fait  surgir  des  eaux.  Cette  zone  argileuse  est 
divisée  en  deux  moitiés  à  peu  près  égales.  La  première,  couverte 
d'herbages  et  mise  en  valeur  par  le  système  pastoral,  est  celle  que 
nous  avons  visitée  (1).  La  seconde,  qui,  remuée  par  la  charrue, 
donne  les  plus  riches  produits,  est  celle  qu'il  nous  reste  à  par- 
courir; elle  comprend  les  grandes  îles  de  la  Zélande  et  de  la  Hol- 
lande méridionale,  l'ancien  lac  de  Harlem,  tout  le  nord  de  la  Frise 
et  de  la  Groningue,  enfin  les  grasses  terres  qui  bordent  les  eaux  du 
Rhin  et  de  la  Meuse.  ''1  ^^ 

La  province  de  Zélande  est  formée  par  les  îles  de  Walcheren,  dé 
Noord-en-Zuyd-Beveland,  de  Tholen,  de  Schouvsen,  et  par  une 
pariic  fie  terre  ferme  qui  s'étend  au  sud  de  l'Escaut  et  qu'on  ap- 
pelle Staats-Flcutnderen  (Flandre  des  États),  parce  qu'elle  a  pen- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre. 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dant  longtemps  appartenu  aux  états  néerlandais.  On  s'étonne  tou- 
jours que,  contrairement  au  partage  naturel  que  la  géographie 
semble  indiquer,  ce  lambeau  détaché  de  la  Flandre  n'appartienne 
pas  à  la  Belgique;  mais  l'histoire  nous  apprend  que  ce  sont  les  flots 
de  la  mer  qui  ont  conservé  ce  pays,  essentiellement  protestant,  à 
la  république  protestante  du  xvi"  siècle.  Les  cartes  de  la  contrée 
faites  à  différentes  époques  nous  racontent  en  traits  saisissans  les 
étranges  vicissitudes  de  ce  petit  coin  de  terre,  conquis  d'abord  sur 
la  mer  par  six  cents  ans  de  travaux,  tout  à  coup  noyé  en  un  jour 
d'exaltation  patriotique,  puis  de  nouveau  reconquis  par  trois  siècles 
d'efforts  persévérans.  Au  moyen  âge,  la  Flandre  zélandaise  n'exis- 
tait pas  encore;  c'était  un  vaste  golfe  parsemé  de  quelques  îlots, 
Cadsand,  Biervliet,  Axel  et  Hulst.  Au  commencement  du  xvi"  siècle, 
ce  golfe  a  disparu;  il  est  comblé,  semble-t-il,  et  de  riches  pol- 
ders,  entourés  de  digues,  réunissent  tous  ces  îlots  entre  eux.  Les 
guerres  de  religion  éclatent,  la  Hollande  est  acquise  à  la  réforme; 
la  Zélande,  où  le  nouvel  état  est  né  dès  que  fut  pris  le  fort  de 
Brielle,  devient  un  centre  ardent  de  patriotisme  et  de  foi.  Persécutés 
dans  les  provinces  du  midi,  les  protestans  fuient  vers  l'Escaut. 
Alors,  pour  arrêter  les  soldats  de  l'Espagne,  on  perce  les  digues, 
et  on  livre  ces  riches  campagnes  aux  flots  de  l'Océan  plutôt  qu'aux 
bandes  de  Philippe  II.  Le  grand  poète  national  Cats,  qui  possédait 
de  vastes  propriétés  dans  cette  partie  du  pays,  a  célébré  en  vers 
triomphans  l'acte  héroïque  qui  le  ruinait,  mais  qui  arrêta  l'ennemi. 
Depuis  le  xvii*"  siècle ,  on  a  repris  sur  la  mer,  pas  à  pas ,  polder 
après  polder,  tout  l'ancien  territoire  ;  mais  il  est  demeuré  acquis  à 
la  Hollande  et  au  protestantisme.  Tout  ce  pays  porte  encore  la  vive 
empreinte  du  xvi''  siècle  :  les  costumes,  les  mœurs,  les  croyances, 
les  idées,  rien  n'a  changé.  Les  habitans  de  la  campagne  racontent 
les  récits  de  la  grande  lutte  contre  l'Espagne  comme  si  c'étaient  des 
événemens  d'hier;  ils  en  relisent  sans  cesse  les  traditions  dans  des 
livres  du  temps.  La  physionomie  des  maisons,  les  trophées  de  leurs 
victoires  sur  les  Espagnols,  reliques  du  patriotisme  soigneusement 
conservées  dans  leurs  temples  austères,  dont  elles  forment  l'unique 
ornement,  les  bornes  même  qui  s'élèvent  le  long  des  routes,  et  qui 
portent  encore  les  armes  et  le  nom  de  leurs  hautes  puissances  les 
états,  tout  nous  transporte  ici  à  deux  siècles  en  arrière.  Le  fds  d'un 
fermier  que  je  visitai  dans  un  endroit  reculé  du  pays  m'avoua  que 
la  première  fois  qu'il  rencontra  un  prêtre  catholique,  son  imagina- 
tion, toute  remplie  de  l'image  des  effroyables  tortures  subies  par  ses 
coreligionnaires  et  racontées  dans  les  livres  des  martyrs,  lu»  ^t  voir 
dans  cet  homme  à  la  soutane  noire  un  message»"  «î"  tïuc  d'Albe  et 
de  l'inquisition  qui  venait  le  saisir  pour  le  brûler  vif.  Les  popula- 


l'économie  rurale  en  néerlande.  101 

tiens  rurales  présentent  ici  un  caractère  qu'on  ne  trouvera  guère 
ailleurs.  Complètement  isolées  de  la  Flandre  par  leur  religion  et 
par  la  frontière,  et  de  la'  Hollande  par  un  bras  de  mer,  elles  ont  de 
l'aisance,  des  mœurs  sévères,  beaucoup  d'instruction  :  chacun  sait 
lire  et  lit  beaucoup.  Les  petites  villes  et  môme  les  gros  villages  ont 
des  imprimeries  qui  ne  restent  pas  oisives.  Les  fermiers  exercent  la 
bienfaisance  d'une  manière  intelligente  :  ils  se  réunissent  et  déter- 
minent ce  que  chacun  d'eux  cultivera  de  plantes  industrielles  pour 
donner  du  travail  aux  indigens.  On  rencontre  donc  dans  les  campa- 
gnes de  la  Zélande  une  civilisation  qu'on  ne  trouve  point  dans  celles 
de  la  Belgique  ou  de  la  France;  mais  c'est  exactement  la  culture 
intellectuelle  et  morale  du  temps  de  la  fondation  de  la  république 
néerlandaise. 

La  Flandre  zélandaise  est  un  pays  de  grande  culture.  Les  fermes 
ont  en  général  de  40  à  50  hectares  d'étendue,  et  l'on  ne  voit  point 
de  petites  exploitations.  Les  ouvriers  agricoles  demeurent  avec  le 
fermier,  sauf  quelques  journaliers,  qui  sont  parvenus,  profitant  de 
la  tolérance  des  administrations  des  polders,  à  se  creuser  une  hutte 
dans  les  digues  ou  à  s'y  élever  peu  à  peu  une  chaumière.  La  terre, 
partout  composée  d'une  riche  argile,  ne  demande  de  fumier  que  tous 
les  sept  ans  ;  mais  on  lui  accorde  aussi  tous  les  neuf  ans  une  année 
de  repos,  qu'on  prétend  nécessaire  pour  extirper  les  mauvaises 
herbes.  Toutefois  la  culture  de  la  betterave,  qui  se  répand  de  plus 
en  plus,  modifie  déjà  l'assolement,  et  amènera  probablement  la 
suppression  complète  de  la  jachère.  Les  principaux  produits  sont  la 
garance,  le  lin,  le  colza  surtout,  puis  le  froment  et  les  féveroles.  11 
y  a  peu  de  pâturages,  et  les  vaches  sont  relativement  en  petit  nom- 
bre; mais  on  tient  beaucoup  de  chevaux,  parce  qu'il  en  faut  trois 
et  quatre  pour  traîner  la  gigantesque  charrue  généralement  en 
usage.  La  terre  se  vend  de  3,500  à  4,000  francs  l'hectare,  et  se  loue 
environ  100  francs.  Dans  les  îles,  le  fermage  s'élève  jusqu'à  120  et 
140  fr.  Vers  1800,  les  prix  de  vente  n'étaient  encore  que  de  1,000 
à  1,200  francs,  et  les  prix  de  location  de  40  à  50  francs.  Comme  le 
sol,  naturellement  fertile,  réclame  peu  de  travail  et  qu'il  n'y  a  dans 
le  pays  nulle  industrie,  on  ne  remarque  guère  d'activité  dans  les 
campagnes.  Les  fermes  se  dérobent  sous  de  grands  bouquets  d'or- 
mes. La  fièvre  paludéenne  règne  pendant  l'été  et  écarte  les  étran- 
gers. Sur  tout  le  paysage  pèse  une  teinte  mélancolique  que  ne  par- 
vient pas  à  dissiper  la  vue  de  cette  grasse  terre  d'alluvion,  toute 
chargée  des  plus  riches  produits;  mais  bien  plus  triste  encore  est 
l'aspect  dce  petites  villes,  jadis  ports  de  mer  florissans,  aujourd'hui 
reléguées  au  milieu  des  terres  par  l'envasement  graduel  des  baies, 
des  passes  et  des  cours  d'eau.  Quand  au  printemps  de  1863  je  vi- 


1^-  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

...,.' al  iù^i, 

sitai  Biervliet,  la  patrie  de  Beukels,  l'inventeur  de  la  méthode  hol- 
landaise d'encaquer  le  hareng,  la  marée  était  basse;  devant  le  port 
s'étendait  à  perte  de  vue  un  immense  schôrre  non  encore  endigué, 
c'est-à-dire  un  relais  limoneux  complètement  couvert  de  plantes 
salines,  qu'un  grand  troupeau  de  moutons  broutait  avec  avidité. 
Un  étroit  canal  ou  plutôt  une  rigole  presque  à  sec  ouvrait  encore 
une  dernière  communication  avec  la  mer.  Deux  navires  y  gisaient 
couchés  sur  la  vase  ;  quelques  ouvriers  étaient  occupés  à  enlever 
du  chenal  le  limon  déposé  par  la  dernière  marée,  afin  que  les  bâ- 
tiniens  pussent  repartir  avec  le  reflux.  L'inanité  de  ce  labeur  ser- 
rait le  cœur.  Dans  quelques  années,  tout  sera  fini,  car  l'homme 
est  impuissant  contre  le  lent  et  irrésistible  travail  de  la  nature,  qui 
poursuit  silencieusement  le  cours  de  ses  éternelles  transformations. 
Ainsi  meurent  les  ports  que  la  mer  abandonne,  et  le  même  phéno- 
mène se  reproduit  partout  en  Zélande.  Une  tradition  locale  rapporte 
que,  des  pêcheurs  ayant  pris  une  sirène  dans  leurs  filets,  son  époux 
désolé  les  suivit,  demandant  avec  larmes  qu'on  lui  rendît  sa  com- 
pagne. Les  marins  ne  l'écoutèrent  pas.  Alors  le  glauque  enfant  de 
l'Océan  plongea,  reparut,  et  lança  dans  le  port  une  poignée  de  sable 
et  d'herbes  marines  :  «  Malheur  à  vous,  s'écria-t-il,  car  cette  boue 
que  je  viens  de  jeter  dans  les  flots  comblera  vos  havres  et  vos  bas- 
sins, et  dans  vos  villes  il  ne  restera  debout  que  les  tours  des  églises.  » 
La  prédiction  menaçante  se  réalise  en  effet,  et  Middelbourg  elle- 
même,  cette  capitale  si  fière  jadis  de  ses  grands  navires  des  Indes  et 
de  ses  vaisseaux  de  guerre,  n'est  pas  épargnée.  Heureusement  l'agri- 
culture gagne  ce  que  perd  le  commerce,  et  bientôt  le  chemin  de  fer 
qui  reliera  la  Zélande  au  continent  par  une  ligne  non  interrompue 
ouvrira  à  l'activité  de  tous  des  voies  de  communication  perfection- 
nées. Nous  pouvons  dire  avec  le  poète  Ewoud,  l'auteur  de  la  Wal~ 
chersche  Arcndia  :  «  Terre  merveilleuse,  où  l'Océan  se  solidifie,  et 
où  fleurs,  arbres  et  moissons  couvrent  ce  qui  était  naguère  un  golfe 
profond,  toi  que  les  flots  et  les  vents  menacent  en  vain,  tu  ne  pé- 
riras point,  car  l'Océan,  ton  éternel  ennemi,  étend  tes  limites,  et 
sans  cesse  tu  grandis  dans  la  lutte  !  » 

Mais  il  est  temps  de  quitter  la  Flandre  des  États.  Un  bateau  à  va- 
peur ou  une  barque  nous  transportera  bien  vite,  au-delà  du  grand 
bras  de  l'Escaut,  qu'on  appelle  de  Hond  (le  chien),  dans  la  Zélande 
proprement  dite.  Quand  on  passe  dans  ces  bras  de  mer  qui  séparent 
les  différentes  îles,  le  rivage  prend  un  aspect  d'une  uniformité  fa- 
tigante. Il  est  partout  défendu  par  de  hautes  digues  gazonnées  qui 
arrêtent  la  vue,  et  que  dominent  seulement  à  de  rar^^^  in cervalles 
la  flèche  aiguë  d'une  église,  le  grand  toit  rouge  d'une  grange  ou  la 
tour  des  grands  fours  où  l'on  fait  sécher  la  garance.  On  dirait  qu'on 


l'économie  rurale  en  néerlande.     '  103 

navigue  sur  les  immenses  fossés  et  entre  l'escarpe  et  la  contrescarpe 
d'une  gigantesque  citadelle.  Yoici  d'abord  l'île  de  Walcheren.  En 
venant  du  midi,  on  y  aborde  par  Flessingue,  port  militaire  qui,  situé 
sur  la  Mer  du  Nord,  bonVérvéëidbore  sa  profondeur;  mais  on  re- 
grette en  arrivant  de  ne  plus  passer  sous  cette  ancienne  porte  où  on 
lisait  cette  belle  inscription  latine  du  xvi"  siècle  :  Hœc  porta,  quœ 
prima  porlarum  omnium  belgicarum  servituti  aditum  clausit,  li- 
hertati  aperuit.  L'île  de  Walcheren,  si  uniforme  vue  du  dehors, 
présente  à  l'intérieur  un  aspect  enchanteur.  Les  fermes  de  moyenne 
grandeur,  —  de  20  à  *25  hectares, — ■  sont  admirablement  tenues.  Les 
bâtimens  soigneusement  blanchis  au  lait  de  chaux,  et  les  portes, 
les  fenêtres,  les  barrières,  les  granges  peintes  à  l'huile,  les  haies 
exactement  tondues,  les  fossés  partout  creusés  pour  faciliter  l'écou- 
lement des  eaux,  les  champs  sarclés  et  nettoyés  à  la  main  de  façon 
à  ne  pas  y  laisser  la  moindre  mauvaise  herbe,  les  routes  dans  le 
meilleur  état,  et  les  chemins  de  terre  même  maintenus  sans  ornières, 
tout  révèle  le  travail  bien  entendu  d'une  population  active  et  in- 
telligente. C'est  le  soin  minutieux  de  la  culture  flamande  appliqué 
à  un  sol  d'excellente  qualité.  Plus  de  cinquante  maisons  de  cam- 
pagne, avec  leurs  beaux  et  antiques  ombrages,  leurs  pelouses  sem- 
blables à  des  tapis  de  velours  vert,  leurs  massifs  de  fleurs  aux  mille 
nuances,  donnent  à  la  contrée  un  air  d'aisance  et  de  prospérité.  Le 
costume  pittoresque  des  paysans,  si  souvent  reproduit' par  les  ar- 
tistes, complète  le  caractère  original  du  paysage.  Les  hommes  por- 
tent un  chapeau  à  petits  bords,  presque  toujours  orné  d'une  fleur, 
une  veste  courte  et  de  larges  hauts-de-chausses  en  velours  noir,  re- 
levés de  boutons  d'or  ou  d'argent;  les  femmes,  un  chapeau  de  paille 
garni  de  rubans  bleus,  des  jupons  courts  rayés  bleu  et  blanc,  un 
corsage  noir  et  les  bras  toujours  nus,  suivant  cette  coutume  de  leurs 
aïeules  les  Germaines,  dont  Tacite  n'a  pas  dédaigné  de  nous  conser- 
ver le  souvenir  :  partemque  vestitits  siiperioris  in  manicas  non  ex- 
tendunt,  niidœ  hrachia  ac  lacertos. 

Ici  la  terre  ne  se  repose  jamais  :  elle  porte  alternativement  des 
céréales,  froment,  seigle  et  avoine  ;  des  plantes  industrielles,  colza, 
lin,  garance;  des  légumineuses,  féveroles,  pois  et  trèfles,  et  des 
plantes  sarclées,  pommes  de  terre,  betteraves,  etc.  On  obtient  aussi, 
comme  en  Flandre,  des  navets  en  seconde  récolte,  ce  qui  permet  de 
donner  au  bétail  une  nourriture  verte  pendant  l'hiver.  La  variété 
de  pois  récoltés  dans  les  îles,  et  connue  ailleurs  en  Hollande  sous 
le  nom  de  pois  zélandais,  zeeuivsche  envten,  occupe  une  place  im- 
pori&nte  dans  la  rotation.  C'est  un  excellent  produit,  qui  donne  au- 
tant que  le  froment,  —  par  hectare  21  hectolitres,  au  prix  moyen 
de  22  francs  l'hectolitre,  —  et  qui  a  l'avantage  de  moins  épuiser  la 


lO/l  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

terre  et  de  lui  accorder  un  demi-repos.  Les  étables  sont  générale- 
ment bien  tenues  et  les  fumiers  mieux  conservés  que  dans  la  plu- 
part des  régions  de  bonne  terre.  Cependant  on  ne  rencontre  pas 
encore  partout  des  fosses  à  purin,, et  trop  souvent  on  constate 
qu'il  se  perd  des  matières  fertilisantes  dont  on  pourrait  faire  un  bon 
usage.  Les  vaches  sont  de  race  hollandaise,  améliorée  déjà  par  l'in- 
troduction du  sang  durham.  ,0n  se  loue  ici  des  résultats  du  croise- 
ment, parce  que  les  pâturages  des  îles  sont  d'assez  bonne  qualité 
pour  engraisser  des  bêtes  de  boucherie  et  pour  permettre  de  profi- 
ter ainsi  de  l'aptitude  à  l'engraissement  que  présentent  les  bœufs 
de  sang  anglais.  Les  chevaux  zélandais  sont  très  diiïérens  de  ceux 
des  autres  parties  de  la  Néerlande.  Ce  sont  des  animaux  d'un  poids 
énorme,  plus  gros  encore  que  les  chevaux  flamands.  C'est  cepen- 
dant montés  sur  le  dos  de  ces  coursiers  géans,  lancés  au  galop,  que 
les  fermiers  essaient  d* enfiler  la  bague  dans  les  courses  de  ce  genre, 
rîng-steking,  qui  forment  le  principal  divertissement  des  campa- 
gnes. Cette  race  gigantesque  remonte  haut,  et  déjà  au  moyen  âge 
sa  réputation  s'étendait  au  loin,  car  en  1058  l'évêque  de  Thérouanne, 
Drogo,  parle  avec  éloge  des  chevaux  puissans  de  l'île  de  Walche- 
ren  :  eqid  rohore  prœstantes. 

Les  belles  cultures  et  jnênie  les  grands  arbres,  chose  rare  sur 
toute  cette  côte,  s'avancent  à  l'ouest  sous  la  protection  des  dunes 
jusque  près  de  la  mer,  et  sous  les  magnifiques  ombrages  du  parc  de 
Westhoven  on  entend  le  bruit  des  vagues  qui  viennent  se  briser  sur 
la  plage  voisine.  C'est  non  loin  de  là,  à  Domburg,  lieu  de  bains  as- 
sez fréquenté,  qu'on  a  trouvé  en  16A9  les  restes  d'un  temple  antique 
et  la  statue  d'une  divinité  mystérieuse ,  orientale  probablement , 
dont  le  nom  harmonieux,  Nehalennia,  exerce  encore  la  science  divi- 
natrice des  étymologistes,  mais  dont  les  attributs,  la  corne  d'abon- 
dance, une  corbeille  pleine  de  pommes  et  le  chien  gardien  des  trou- 
peaux, révélaient  assez  une  déesse  de  l'agriculture.  C'est  ici  encore 
que,  d'après  la  légende  rapportée  par  l'historien  Procope,  les  âmes 
des  morts  venaient  réveiller  les  pêcheurs  pour  qu'ils  les  transpor- 
tassent dans  leurs  barques  de  l'autre  côté  de  la  mer,  en  Bretagne. 
Près  de  Domburg  commence  la  grande  digue  de  Westkappel,  l'un 
des  travaux  hydrauliques  les  plus  importans  des  Pays-Bas,  et  qui  a 
déjà  tant  coûté,  affîrme-t-on,  qu'avec  les  sommes  dépensées  pour 
l'entretien  de  cette  digue  on  pourrait  la  revêtir  complètement  d'une 
couche  d'argent  massif.  Toutes  les  côtes  des  îles  zélandaises,  comme 
celles  de  la  Hollande,  de  la  Belgique  et  de  la  Gascogne,  sont  défen- 
dues contre  les  assauts  de  l'Océan  par  une  ligne  de  dunes  gue  le 
vent  d'ouest  élève  naturellement;  mais  à  Westkappel,  précisément 
à  la  pointe  extrême  de  l'île,  une  interruption  s'étant  produite  dans 


l'r  l'Économie  rurale  en  néerlande.  105 

la  chaîne  protectrice,  il  a  fallu  la  remplacer  par  une  digue  en  gros 
blocs  de  pierre  de  taille,  assez  forte  et  assez  bien  reliée  pour  résis- 
ter aux  vagues  formidables  que  les  hautes  marées  et  les  tempêtes 
accumulent  et  soulèvent  sur  cette  plage,  exposée  aux  lourdes  lames 
qui  accourent  du  large. 

Quand  on  visite  les  îles  de  la  Zélande,  on  iiè  peut  s'empêcher  de 
frémir  en  songeant  que  tant  de  richesses  agricoles  sont  réunies  sur 
quelques  bancs  de  boue  figée,  de  toutes  parts  dominés  par  les 
eaux  à  marée  haute.  On  conçoit  que  l'entretien  et  la  conservation 
des  digues  sont  ici  plus  que  partout  ailleurs  une  question  de  vie 
ou  de  mort.  La  moindi'e  négligence  peut  entraîner  de  terribles  dé- 
sastres. Aussi  les  administrations  des  différens  polders  lèvent-elles 
une  contribution  spéciale  pour  l'entretien  des  digues.  Cet  impôt  est 
extrêmement  variable:  il  monte  de  10  francs  à  20  ou  30  francs  et 
même  plus  haut  encore'." ïl'àî' visité*  dans  l'île  d'Overflakkee  des 
terres  qui  payaient  23  florins,  soit  environ  50  francs  de  dyk  histeri 
ou  frais  de  digues  sur  un  revenu  de  120  fr.  Quand  la  charge  devient 
par  trop  lourde  et  qu'on  peut  craindre  que  le  propriétaire  ne  recule 
devant  les  dépenses  d'un  bon  entretien,  le  polder  est  déclaré  cala- 
miteiix,  et  alors  la  pi'ovince  et  l'état  interviennent  dans  les  travaux, 
qui  s'exécutent  sous  la  direction  des  ingénieurs  publics.  Le  princi- 
pal danger  qui  menace  les  digues,  ce  n'est  pas  le  choc  direct  des 
vagues  :  on  parvient  à  en  rompre  les  coups  au  moyen  de  pilotis,  de 
fascines  ou  de  revêtemens  en  pierre;  mais  le  mal  est  à  peu  près  sans 
remède  quand,  par  suite  des  variations  incessantes  que  subit  le 
cours  des  eaux  de  la  mer  et  des  fleuves  toujours  en  lutte,  il  s'éta- 
blit un  fort  courant  parallèlement  au  rivage,  car  ce  courant  creuse 
le  fond  et  mine  la  base  même  de  la  digue,  qui  tout  à  coup  s'ef- 
fondre et  disparaît,  livrant  passage  à  l'inondation,  qui  envahit  les 
campagnes.  Des  polders,  des  villages  florissans,  comme  Borren- 
damme,  Rengeskerk,  et  tous  ceux  qui  couvraient  jadis  la  grande  île 
remplacée  aujourd'hui  par  le  Biesbosch,  des  communes,  des  can- 
tons entiers,  ont  disparu  ainsi  sous  les  flots.  Rien  cependant  n'ef- 
fraie le  Zélandais,  habitué  à  lutter  contre  la  mer;  rien  ne  lasse  son 
indomptable  persévérance.  Quand  il  voit  qu'une  digue  est  minée 
et  que  rien  ne  peut  la  sauver,  il  se  résigne,  il  fait  la  part  de  l'eau, 
et  reconstruit  une  nouvelle  digue  quelques  centaines  de  mètres  en 
arrière.  Dé  cette  manière  il  gagne  du  temps,  et  il  peut  attendre  que 
le  courant  change  de  direction.  Il  ne  faut  pas  qu'on  croie  au  reste 
que,  par  la  rupture  d'une  digue,  toute  une  île  soit  perdue.  Les  eaux 
débordées  n'envaliisseht  que  le  premier  polder,  le  plus  récemment 
conquis;  elles  sont  arrêtées  par  la  digue  du  polder  plus  ancien,  car 
les  îles  zélandaises  sont  formées,  comme  on  peut  s'en  assurer  en 


10(3  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

consultant  une  carte  un  peu  détaillée,  d'une  série  de  polders  por- 
tant chacun  la  date  de  son  endiguement,  et  qui  sont  venus  se  grou- 
per autour  d'un  noyau  primitif,  à  la  façon  des  élémens  qui  s'agglo- 
mèrent en  cristaux.  Malgré  les  pertes  faites  de  temps  à  autre,  les 
conquêtes  l'emportent  de  beaucoup ,  et  comme  les  tipis  fleuves,  le 
Rhin,  la  Meuse  et  l'Escaut,  continuent  à  apporter  leur  limon,  qui 
se  dépose  au  fond  des  bras  de  mer,  il  est  certain  qu'un  jour  viendra 
où  toutes  les  eaux  intérieures  de  la  Zélande  seront  comblées,  et  où 
les  îles  devenues  terre  ferme  ne  laisseront  plus  ouvertes  entre  elles 
que  les  bouches  mêmes  des  rivières. 

L'île  de  Walcheren  nous  a  montré  la  culture  zélandaise  modifiée 
par  l'influence  d'une  population  très  dense  et  enrichie  par  le  com- 
merce; pour  en  connaître  les  caractères  propres,  il  faut  visiter 
d'autres  îles,  celles  de  Zuid-Beveland  ou  de  Tholen  par  exemple. 
Là,  comme  dans  la  Flandre  des  États,  on  ne  rencontre  que  de  grandes 
fermes  et  des  champs  à  perte  de  vue  dégarnis  d'arbres.  La  rotation 
en  usage  et  qui  caractérise  réellement  l'agriculture  de  cette  région 
est  celle-ci  :  première  année,  jachère  fumée;  deuxième,  colza  ou 
orge;  troisième,  froment;  quatrième,  féveroles;  cinquième,  froment 
ou  seigle;  sixième,  pois,  lin,  avoine;  septième,  pommes  de  terre  et 
trèfles  venus  dans  l'avoine.  A  la  huitième  année,  la  rotation  recom- 
mence par  la  fumure  et  la  jachère.  Cependant  on  intercale  souvent 
dans  cet  assolement  une  culture  industrielle  qui  donne  de  grands 
profits  et  qui  est  aussi  particulière  à  la  zone  des  îles,  celle  de  la  ga- 
rance. Ce  n'est  pas  sans  surprise  qu'on  rencontre  dans  ce  climat  hu- 
mide et  sous  le  souffle  froid  des  vents  de  l'Océan  cette  plante  délicate 
et  fine  qui  se  plaît  dans  les  chaudes  campagnes  d'Avignon,  et  cepen- 
dant elle  réussit  parfaitement  ici.  Voici  comment  on  la  cultive  :  on 
donne  à  la  terre  un  labour  profond,  puis  on  la  dispose  en  lits  de 
70  centimètres  de  large  sur  14  de  haut  qu'on  roule  avec  soin.  On  y 
plante  ensuite  de  jeunes  drageons  qu'on  recouvre  l'hiver,  à  la  char^- 
rue,  de  10  centimètres  de  terre.  La  seconde  année,  on  sarcle  la 
terre,  on  la  bine  et  on  la  tient  meuble  et  propre.  Parfois  on  conserve 
la  plante  trois  ans,  et  alors  le  produit  augmente  de  plus  d'un  tiers; 
mais  d'ordinaire  on  la  récolte  au  mois  de  septembre  de  la  deuxième 
année.  Déterrer,  au  moyen  de  grandes  bêches,  les  longues  racines 
minces  et  fragiles  qui  contiennent  la  matière  colorante  est  une  opé- 
ration importante,  qui  demande  des  soins  et  qui  coûte  de  70  à 
90  florins  par  hectare.  Séchées  d'abord  au  soleil,  puis  débarrassées 
de  la  terre  qui  les  entoure  encore,  les  racines  sont  portées  au  sé- 
choir {mee-sloof),  où  elles  sont  séchées  au  four  froid,  puis  au  four 
chaud,  concassées  et  réduites  en  poudre.  Les  experts  répartissent 
ensuite  le  produit  en  différentes  catégories,  d'après  la  quahté.  Huit 


l'économie  rurale  en  neerlande.  107 

ou  neuf  personnes  sont  employées  dans  ces  séchoirs,  d'ordinaire 
établis  à  compte  commun  par  quinze  ou  vingt  cultivateurs  qui  y  en- 
voient leurs  récoltes.  Aujourd'hui  les  fours  à  vapeur  commencent  à 
s'introduire  et  donnent  d'excellens  résultats.  Les  relevés  officiels  por- 
tent le  produit  moyen  d'un  hectare  planté  en  garance  à  1,500  kilos, 
ce  qui  ferait  une  valeur  de  1,500  francs  au  prix  ordinaire  de  1  franc 
le  kilo.  Le  plant  de  trois  ans  livrerait  environ  1,000  kilos  de  plus. 
Cependant  je  dois  ajouter  qu'on  m'avouait  en  général  un  produit 
supérieur,  et  dans  l'île  de  Schouwen  notamment  on  portait  le  pro- 
duit de  1,000  à  1,500  kilos  par  gemet  de  hk  ares  pour  la  garance 
de  deux  ans.  Cette  culture  industrielle  paraît  avoir  existé  déjà  au 
VI''  siècle.  La  valeur  de  la  garance  produite  dans  les  îles  de  la  Zé- 
lande  et  de  la  Hollande  méridionale  s'élève  annuellement  à  11  ou 
12  millions  de  francs.  Une  autre  culture  que  je  citerai  plutôt  comme 
curiosité  agronomique  que  pour  son  importance,  c'est  celle  d'une 
légumineuse  à  bulbe  comestible  qu'on  trouve  en  grande  abondance 
dans  les  moissons  des  argiles  d'alluvion,  en  Zélande  et  en  Gueldre, 
mais  point  du  tout  en  Frise  et  en  Groningue,  le  lalhyrus  bulboms, 
en  hollandais  aardakkcr.  Ce  petit  tubercule,  de  couleur  noirâtre,  a 
un  goût  très  fin,  et  les  indigens  de  la  campagne  vont  déterrer  cette 
truffe  végétale  qui  est  très  recherchée  pour  la  table  des  personnes 
aisées.  Dans  l'île  d'Overflakkee,  on  la  cultive  régulièrement.  On  la 
plante  à  10  centimètres  de  profondeur  sur  bonne  fumure.  Au  prin- 
temps ,  elle  se  développe  avec  vigueur  et  orne  la  campagne  de  ses 
charmantes  grappes  de  fleurs  papillonacées.  Le  produit  est  d'en- 
viron 1,500  kilos  à  l'hectare  qui  représentent  une  valeur  brute  de 
1,200  à  1,300  francs  et  un  bénéfice  net  de  700  à  800  francs. 

La  Zélande  est  certainement,  sous  le  rapport  agricole,  la  plus 
riche  province  des  Pays-Bas.  Sur  les  174,000  hectares  qu'elle  com- 
prend, si  l'on  déduit  10,000  hectares  pour  les  chemins,  les  dunes, 
les  bâtimens,  les  eaux,  tout  le  reste  est  productif,  et  tout  de  pre- 
mière qualité.  80,000  hectares  sont  en  terre  à  labour  et  66,000 
en  prairie.  Ses  principaux  produits  sont  le  froment,  qui  occupe 
20,000  hectares  et  donne  21  hectolitres  par  hectare,  les  féveroles, 
qui  prennent  10,000  hectares  et  donnent  22  hectolitres,  le  colza 
(5,000  hectares  à  17  hectolitres),  le  lin  (2,800  hectares  à  500  kilos 
par  hectare).  La  valeur  totale  des  récoltes  est  estimée  17  millions 
de  florins  ou  36  millions  de  francs,  d'où  l'on  peut  conclure  que 
chaque  hectare  de  terre  labourée  donne  en  moyenne  un  produit  brut 
de  /i50  francs.  C'est  là  sans  doute  un  résultat  magnifique,  excep- 
tionnel et  rarement  atteint  ailleurs,  même  dans  les  régions  les  plus 
favorisées  et  les  "mieux  cultivées;  mais  si  l'on  songe  à  la  fertilité 
prodigieuse  de  la  riche  terre  d'alluvion  qu'on  trouve  ici,  on  doit 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avouer  que,  l'île  de  Walcheren  mise  à  part,  l'agriculture  zélandaise 
a  encore  beaucoup  de  progrès  à  faire.  Confiant  dans  la  fécondité  en 
apparence  inépuisable  du  sol,  le  cultivateur  néglige  l'étable.  On  ne 
compte  dans  la  province  que  47,000  bêtes  à  cornes,  soit  moins  de 
30  par  100  hectares  de  superficie  productive,  tandis  que  le  chiffre 
moyen  pour  le  royaume  est  67.  Les  animaux  sont  en  général  mal 
nourris  l'hiver  et  ne  reçoivent  pas  de  nourriture  verte.  Quoiqu'on 
signale  une  amélioration  sous  ce  rapport,  l'engrais  est  encore  très 
mal  recueilli  et  peu  soigné.  Les  machines  perfectionnées,  qui  nulle 
part  ne  seraient  plus  utiles  que  dans  ce  pays  fertile  et  faiblement 
peuplé,  ne  sont  guère  encore  en  usage.  Ces  défauts  frappent  d'au- 
tant plus  qu'on  peut  voir  dans  les  îles  mêmes  un  magnifique  exemple 
des  résultats  qu'obtient  l'art  agricole  moderne  appliqué  à  cette  terre 
féconde.  On  voudra  bien  me  permettre  d'invoquer  à  ce  sujet  les 
souvenirs  de  l'une  de  mes  excursions  agronomiques  en  Hollande. 

En  1862,  au  mois  de  juin,  je  m'étais  rendu  à  Middelbourg  pour 
assister  au  dix-septième  congrès  d'économie  rurale  de  la  Néerlande. 
Ces  congrès,  qui  réunissent  pendant  quatre  ou  cinq  jours  les  agri- 
culteurs des  différentes  provinces,  fermiers  et  propriétaires,  au 
nombre  de  quinze  cents  à  deux  mille,  sont  une  institution  excellente 
qu'on  ne  saurait  trop  recommander  à  l'étude  et  à  l'imitation  des 
autres  nations.  Chaque  année,  l'une  des  provinces  reçoit  tour  à  tour 
le  concile  général  des  agronomes  théoriques  et  pratiques  du  pays. 
De  cette  façon  toute  jalousie  locale  est  évitée,  et  les  membres  du 
congrès  ont  l'occasion  de  visiter  successivement,  dans  les  meilleures 
conditions  d'hospitalité  et  d'information,  les  diverses  régions  agri- 
coles du  royaume.  Un  programme  est  distribué  quelque  temps  à 
l'avance;  les  questions  posées  sont  nombreuses,  mais  simples,  et  si 
bien  à  la  portée  de  tous  que  les  cultivateurs  peuvent  venir  exposer 
les  résultats  de  leur  expérience  journalière.  Il  en  résulte  une  de  ces 
enquêtes  modestes,  sans  éclat,  mais  nourries  de  faits,  comme  en  ouvre 
parfois  le  parlement  anglais  quand  il  désire  approfondir  une  ques-^ 
tion.  Les  sa  vans  mis  en  relations  personnelles  avec  les  travailleurs 
voués  à  un  labeur  quotidien,  la  diffusion  de  nouvelles  méthodes,  les 
résultats  d'une  machine  ou  d'une  culture  nouvelle  contrôlés,  discu- 
tés dans  un  débat  public  et  contradictoire,  des  rapports  suivis  et 
une  sorte  de  fédération  établis  entre  les  agriculteurs  des  districts  les 
plus  éloignés,  les  bons  livres,  les  journaux  utiles  cités,  prônés, 
portés  à  la  connaissance  de  ceux  à  qui  ils  sont  nécessaires,  les  divers 
systèmes  de  culture  étudiés  sur  place  l'un  après  l'autre,  enfin  un 
foyer  de  lumière  promené  successivement  dans  toutes  les  parties  du 
pays,  tels  sont  quelques-uns  des  avantages  qu'offrent  ces  assem- 
blées périodiques,  dont  les  excellens  effets  sont  reconnus  et  appré- 


l'économie  rurale  en  néerlande.  109 

ciés  par  tout  le  moAde.  Le  premier  congrès  agricole  s'est  réuni,  il  y 
a  dix-huit  ans,  sous  l'inspiration  de  M.  le  baron  Sloet  tôt  Oldhuis, 
économiste  éminent,  membre  distingué  des  assemblées  législatives, 
homme  de  science  et  d'initiative,  qui  présidait  encore  en  1862  à 
Middelbourg  les  grandes  assises  de  l'agriculture  néerlandaise.  La 
session  close,  nous  fûmes  tous  invités  à  visiter  le  Wilhclmina-Pol- 
der,  et  un  bateau  à  vapeur  fut  mis  à  notre  disposition  pour  nous  y 
conduire.  Or  voici  ce  que  c'est  que  le  Wilhelmina-Polder.  En  1809, 
vingt-trois  négocians  de  Rotterdam  achetèrent  à  l'état,  en  vente 
publique,  pour  la  somme  de  six  tonnes  et  demie  ou  1,400,000  fr. 
environ  les  schorren,  c'est-à-dire  les  relais  limoneux  qui  s'étaient 
formés  entre  les  deux  îles  de  Oost  et  Zuid-Beveland;  1,100,000  fr. 
furent  consacrés  à  endiguer  les  schorren  et  à  réunir  les  deux  îles. 
Un  bras  de  mer  fut  supprimé  ainsi,  et  l,Zi3A  hectares  conquis  à  la 
culture  moyennant  une  avance  de  2  millions  1/2.  Ces  l,Â3/j  hec- 
tares de  terre,  toute  de  première  qualité,  d'un  seul  tenant,  et  mis 
en  valeur  sous  la  direction  unique  d'un  agronome  du  plus  grand 
mérite,  M.  J.-G.-J.  Van  den  Bossche,  forment  aujourd'hui,  sans  con- 
tredit, l'une  des  plus  belles  exploitations  agricoles  qui  existent  dans 
le  monde.  La  superficie  du  domaine  est  divisée  en  champs  réguliers 
de  10  hectares  par  des  avenues  qui  se  coupent  en  ligne  droite. 
Les  digues  et  une  centaine  d'hectares  de  terrains  bas  et  peu  nivelés 
restent  en  prairie  permanente.  Tous  les  champs  sont  entourés  de 
haies  vives,  afin  qu'on  puisse  y  lâcher  les  animaux  pendant  les 
deux  années  de  la  rotation  qui  y  ramènent  les  prairies  artificielles. 
Six  grandes  agglomérations  de  bâtimens,  placés  à  peu  près  à  dis- 
tance égale,  abritent  le  bétail,  les  instrumens  aratoires  et  les  ré- 
coltes. On  peut  y  admirer  des  étables  modèles,  des  granges  d'une 
dimension  inouie,  de  grands  yai^ds  pour  le  fumier,  et  tous  les  en- 
gins perfectionnas  en  usage  en  Amérique  et  en  Angleterre,  une  bat- 
teuse locomobile  de  Hornsby,  une  batteuse  fixe  de  Ransome  et  Sims, 
les  brise-mottes  de  Groskill,  un  excellent  coupe-racines  de  Bentall, 
une  faucheuse  de  Mac-Gormik,  la  charrue  américaine,  etc.  Pour 
préparer  la  garance  récoltée  Sur  la  propriété,  un  séchoir,  avec  mou- 
lin à  vapeur,  a  également  été  érigé.  Au  centre  du  domaine  s'élève  le 
village,  Wilhelmina-Dorp,  situé  le  long  du  canal,  qui  va  de  la  ville 
de  Goes  à  la  mer.  Son  église,  son  école,  ses  demeures  d'ouvriers  et 
ses  petites  boutiques,  tout  est  également  Correct  et  bien  entretenu. 
Le  bétail  mérite  aussi  de  fixer  l'attention.  Par  le  croisement  de  la 
vache  zélandaise  avec  le  taureau  durham,  M.  Van  den  Bossche  a  ob- 
tenu une  race  intermédiaire  dont  les  qualités  sont  si  précieuses  que 
toutes  les  jeunes  bêtes  dont  il  consent  à  se  défaire  sont  enlevées  à 
de  très  hauts  prix  par  les  propriétaires  allemands.  Les  moutons  ne 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sont  pas  moins  remarquables  :  ils  appartiennent  ^  une  race  fixe  dé- 
signée par  le  nom  d'mîan,  et  obtenue  par  le  croisement  des  béliers 
dishley  avec  les  brebis  zélandaises.  J'ai  vu  tous  ces  magnifiques  ani- 
maux dans  de  gras  pâturages  ou  dans  les  champs  de  trèfle  avec  du 
fourrage  jusqu'au  ventre,  et  l'hiver  ils  sont  nourris  de  paille  hachée 
mêlée  avec  des  racines  râpées  et  un  peu  de  tourteau.  Les  bêtes 
grasses  sont  envoyées  au  marché  de  Londres  à  mesure  qu'elles  at- 
teignent le  poids  voulu.  Nous  fûmes  très  étonnés,  pendant  notre 
visite,  de  voir  qu'on  drainait  à  l'"50  une  terre  que  les  hautes  ma- 
rées inonderaient  ;  mais  on  profite  de  la  marée  basse  pour  évacuer 
les  eaux,  et  le  drainage  donne  les  meilleurs  résultats.  Tout  le  polder 
serait  déjà  drainé,  si  une  partie  n'en  était  pas  soumise  à  la  dîme,  car 
la  dîme,  qui  le  croirait?  existe  encore  dans  certains  districts  des 
Pays-Bas,  non  plus  en  faveur  du  clergé,  mais  au  profit  de  l'état  ou 
des  particuliers.  Le  contraste  entre  les  champs  asséchés  et  ceux  qui 
ne  l'étaient  pas  sautait  aux  yeux,  et  montrait  ainsi  par  une  preuve 
irrécusable  les  funestes  effets  d'un  droit  suranné,  qui  met  obstacle 
aux  améliorations  coûteuses,  parce  que  l'on  sait  qu'on  devrait  en 
partager  les  bénéfices  avec  le  titulaire  de  la  dîme.  Depuis  long- 
temps déjà  les  chambres  se  sont  occupées  de  l'abolition  et  du  rachat 
des  dîmes;  mais  aucun  projet  n'a  pu  encore  aboutir  malgré  les  in- 
cessantes réclamations  des  agriculteurs. 

Dans  le  Wilhelmina-Polder,  la  rotation  complète  est  de  vingt  et 
un  ans,  qui  comprennent  trois  années  pour  la  garance  et  une  an- 
née de  jachère,  jugée  nécessaire  afin  de  nettoyer  parfaitement  le 
sous-sol  des  longues  racines  du  chiendent.  Les  produits  qu'on  ré- 
colte sont  du  froment,  des  pois,  des  féveroles,  de  l'orge,  du  lin,  de 
la  garance,  de  l'avoine,  du  trèfle,  des  betteraves  et  des  navets.  Les 
tunicps  sont  semés  comme  en  Angleterre,  et  pour  l'instruction  des 
visiteurs  le  directeur  fit  faire  l'opération  sous  nos  yeux.  La  charrue 
ouvrait  le  sol,  le  fumier  était  placé  dans  la  raie  (fui  était  ensuite 
fermée  et  sur  laquelle  le  semoir  à  cheval  déposait  la  graine.  La  ra- 
cine, trouvant  ainsi  l'engrais  à  sa  portée,  se  développe  avec  une  vi- 
gueur extraordinaire.  On  éclaircit  plus  tard,  et  la  houe  à  cheval 
maintient  le  sol  dans  d'excellentes  conditions  d'ameublissement  et  de 
propreté.  Il  est  assez  connu  que  la  plupart  des  grandes  entreprises 
agricoles  conduites  par  des  gérans  ont  échoué  :   celle-ci  fait  une 
brillante  exception,  car  les  parts  de  propriété  qui  valaient  primiti- 
vement 18,000  florins  se  vendent  maintenant  34,000  florins  et  au-' 
delà,  et  sur  ce  prix  l'actionnaire  touche  encore  6  pour  100,  quoique 
les  profits  des  années  exceptionnellement  favorables  soient  employés 
à  des  améliorations  foncières  telles  qu'empierrement  des  routes  i'; 
drainage,  plantations,   constructions,  etc.  L'exemple  du  Wilhel- 


l'économie  rurale  en  neerlande.  111 

mina-Polder  montre  parfaitement  comment  une  ojDération  rurale 
peut  donner  les  plus  fructueux  résultats  à  la  condition  qu'elle  soit 
dirigée  par  un  homme  intelligent,  actif,  énergique,  et  disposant 
d'un  capital  suffisant;  il  nous  offre  aussi  le  modèle  d'une  associa- 
tion de  la  grande  culture  et  de  la  moyenne  propriété,  combinaison 
rare  encore,  mais  qui,  il  faut  l'espérer,  deviendra  la  règle  dans 
l'avenir. 


II. 

Le  système  de  culture  zélandaise  avec  son  assolement  septennal, 
où  le  froment  occupe  le  quart  de  la  terre  labourée,  s'étend  sur  les 
bords  de  la  Meuse  et  du  Rhin  aussi  loin  que  se  fait  sentir  la  marée. 
Au-delà  de  Dordrecht,  dans  la  vallée  qui  s'ouvre  entre  les  collines 
de  sable  de  la  Gueldre  et  celles  du  Brabant,  commence  une  région 
nouvelle,  celle  des  alluvions  de  rivière,  formées  d'une  argile  plus 
compacte,  moins  fertile,  plus  humide,  et  qu'à  défaut  du  jeu  des  ma- 
rées on  ne  peut  aussi  bien  débarrasser  des  eaux  de  pluie.  Cette  ré- 
gion comprend  les  grandes  îles  intérieures  dessinées  par  les  bras 
multiples  de  la  Meuse,  du  Leck,  du  Waal  et  du  Vieux-Rhin,  c'est-à- 
dire  les  districts  du  Tielerwaard,  du  Bommelerwaard,  du  Land-van- 
Altena,  de  Bueren,  de  Maas-en-Waal,  de  la  Betuwe,  le  grand  bassin 
de  l'ancien  Rhin,  qui  s'avance  en  pointe  vers  Utrecht,  et  celui  du 
Rhin  principal  jusqu'auprès  d'Emmerich  sur  la  frontière  d'Allema- 
gne. La  terre  est  encore  de  très  bonne  qualité,  mais  la  culture  est 
peu  avancée;  elle  s'est  à  peine  élevée  au-dessus  du  niveau  de  l'as- 
solement triennal,  quoiqu'on  récolte  du  colza,  des  féveroles  et  des 
pommes  de  terre.  L'introduction  du  trèfle  ne  date  que  de  la  fm  du 
siècle  dernier.  La  jachère  revient  tous  les  quatre  ou  cinq  ans,  et 
l'on  ne  fume  que  tous  les  huit  ou  dix  ans.  La  rotation  suivante  peut 
être  considérée  comme  le  type  dominant,  plus  ou  moins  modifié  sui- 
vant les  usages  et  les  conditions  des  diverses  localités  :  première  an- 
née, jachère  avec  fumure;  deuxième,  colza;  troisième,  froment; 
quatrième,  pois,  avoine,  féveroles;  cinquième,  froment;  sixième, 
trèfle;  septième,  froment;  huitième,  jachère  sans  fumure;  neuvième, 
froment  ou  seigle;  dixième,  pois  ou  pommes  de  terre.  Trop  sou- 
vent aussi  on  met  deux  années  de  suite  des  céréales  dans  le  même 
champ,  et  la  moitié  de  la  terre  emblavée  porte  du  froment.  Les  en- 
grais sont  mal  recueillis,  et  même  le  fumier  de  mouton  est  vendu 
pour  la  culture  du  tabac.  Le  binage  est  peu  pratiqué;  les  champs 
sont  infestés  de  sinapis  arvensis,  qui  souvent  au  printemps  cache 
complètement  les  jeunes  céréales  sous  un  tapis  de  fleurs  jaunes. 
Les  instrumens  aratoires  sont  de  forme  antique  :  la  charrue,  par 


H2  ,     BEVUE   DES   DEUX   MONDES.     r,jIJ 

exemple,  est  mal  faite  et  tellement  lourde  qu'il  faut  quatre  che- 
vaux pour  la  mettre  en  mouvement.  Les  fermes  ont  une  étendue 
de  30  à  35  hectares,  dont  une  vingtaine  sont  labourés;  on  y  entre- 
tient six  chevaux,  une  quinzaine  de  bêtes  à  cornes  et  un  troupeau 
de  moutons.  Les  chevaux  sont  bons,  assez  légers,  et  les  meilleurs 
sont  achetés  en  grand  nombre  par  la  Belgique  et  la  France,  où  ils 
servent  de  chevaux  de  train  ou  de  carrosse.  On  rencontre  ici,  du 
côté  de  Munster,  cette  variété  de  bœufs  sans  cornes  que  les  Scythes 
possédaient  déjà,  suivant  Hérodote,  qui  attribue  cette  anomalie  à 
l'intensité  du  froid  :  ne  armentis  quidem  suiis  honor  aut  gloria  fron- 
tis,  comme  dit  encore  Tacite  en  parlant  des  troupeaux  des  Germains. 

L'élevage  du  bétail  est  singulièrement  favorisé  par  l'excellente 
qualité  des  herbes  des  Uylerwaardcn,  c'est-à-dire  des  prairies  hors 
digue  arrosées  l'hiver  par  la  crue  des  rivières  et  enrichies  de  leur 
limon;  elles  produisent  6,000  kilos  d'un  foin  assez  nourrissant  pour 
engraisser  les  animaux  de  boucherie.  Elles  se  louent  pour  un  an  de 
180  à  220  francs  l'hectare,  et  le  regain  seul  pour  pâturer  se  paie  de 
60  à  70  francs.  Les  baux  sont  de  quatre  ou  de  six  ans,  et  le  fermage 
s'élève  de  60  à  100  francs  par  hectare.  L'entrée  en  jouissance  est  au 
1"  janvier  pour  les  bâtimens,  et  au  1"  mai  pour  les  terres.  Toutes 
les  fermes  sont  entourées  de  vergers  où  l'on  récolte  en  abondance 
des  pommes,  des  prunes  et  surtout  des  cerises  qui,  expédiées  pour 
Londres,  donnent  un  bon  profit.  Indépendamment  du  colza,  deux  au- 
tres plantes  industrielles  sont  aussi  cultivées  avec  succès,  le  chanvre 
et  le  tabac.  Le  chanvre,  qu'on  ne  trouve  guère  en  Hollande  que 
dans  le  district  de  Maas-en- Waal ,  livre  en  moyenne  600  kilos  de 
fdasse  et  14  hectolitres  de  graines  par  hectare  d'une  valeur  totale 
de  500  fr.  environ.  Le  tabac,  introduit  dès  1647,  est  cultivé  dans  la 
Betuwe,  l'ancienne  Batavie,  et  dans  les  environs  d'Amersford,  non 
loin  d'Utrecht,  d'après  une  méthode  qu'il  n'est  pas  inutile  de  faire 
connaître.  Les  champs  destinés  au  tabac  sont  divisés  en  carrés 
allongés  d'une  vingtaine  d'ares  par  des  haies  d'aunelles  destinées  à 
couper  le  vent.  On  y  élève  des  lits  de  50  centimètres  de  large  sur 
32  de  haut,  qu'on  garnit  de  fumier  de  mouton  dans  la  mesure  de 
25,000  kilos  à  l'hectare.  Le  tabac,  semé  sur  couches  couvertes  de 
papier  huilé,  est  ensuite  repiqué  et  planté  en  lignes  sur  les  lits  ainsi 
préparés.  Après  la  cueillette,  ces  feuilles  sont  séchées  sous  des  han- 
gars ouverts  au  vent  de  tous  les  côtés.  On  estime  le  produit  par 
hectare  à  1,500  kilos  de  première  qualité  et  à  1,500  kilos  de  se- 
conde qualité,  d'une  valeur  totale  de  2,000  à  2,500  francs. 

Quoique  le  lin  ne  soit  pas  cultivé  ici,  on  rencontre  cependant  dans 
rOver-Maas,  surtout  aux  environs  de  Dordrecht,  un  grand  nombre 
de  cultivateurs  de  lin  qui  exercent  leur  industrie  d'une  manière 


l'économie    rurale  lENïJÉERtANbE.  113 

vraiment  extraordinaire.  Comme  le  lin  épuise  beaucoup  le  sol,  ainsi 
que  le  remarquait  déjà  Virgile,  urit  enim  Uni  ramjmm  seges,  cette 
plante  ne  peut  revenir  dans  la  même  terre  qnïe' tous  les  seipt  ou  huit 
ans.  Il  est  donc  nécessaire  d'avoir  une  vaste  étendue  à  sa  disposi- 
tion quand  on  veut  en  récolter  une  grande  quantité  chaque  année. 
Les  cultivateurs  de  l'Over-Maas  ont  pris  en  conséquence  pour  champ 
d'exploitation  toutes  les  terres  des  Pays-Bas  propres  à  la  culture 
du  lin,  et  voici  comment.  Ils  ne  craignent  pas  de  louer  des  terres  très 
loin  de  leurs  demeures  dans  toute  la  Zélande,  en  Hollande  jusqu'au- 
delà  d'Alkmaar,  et  même  en  Frise  et  en  Groningue  au-delà  du  Zuy- 
derzée,  partout  enfin  où  s'étend  la  zone  argileuse.  Ils  ne  prennent  la 
terre  que  pour  un  an  :  le  fermier  ou  le  propriétaire  doit  la  préparer, 
et  eux  arrivent  pour  semer  le  lin,  qu'ils  font  ensuite  sarcler  et  ré- 
colter à  leurs  frais.  Ils  paient  par  hectare  de  210  à  260  fr.,  ou  bien 
de  315  à  375  fr.  quand  ils  louent  op  bemad,  et  dans  ce  dernier  cas 
ils  ont  le  choix  à  la  Saint-Jean,  c'est-à-dire  le  24  juin,  ou  d'accepter 
le  lin  quand  il  promet  un  bon  produit  et  de  payer  la  somme  con- 
venue, ou  bien  de  renoncer  au  marché  en  abandonnant  le  lin  qui 
est  en  terre.  Cette  dernière  clause  est  très  en  usage,  parce  qu'elle  ^ 
partage  entre  les  deux  parties  les  bonnes  comme  les  mauvaises  ^j 
chances.  Lorsque  la  plante  textile  est  séchée  sur  place,  le  cultiva-  ■ 
teur  [vlasboer)  la  charge  sur  des  bateaux  et  la  transporte  près  de 
sa  demeure,  où  il  la  fait  rouir  pour  la  revendre  aprèsi' 'Ces  sortes 
d'entreprises  à  la  fois  commerciales  et  agricoles  ont  quelque  chose 
d'aléatoire  qui  attire  beaucoup  de  conçu  rrens.  Les  grandes  ^facilités 
qu'offrent  à  la  navigation  les  rivières  et  les  canaul  si  multipliés  dans 
toute  la  région  basse  rendent  seules  possible  une  exploitation  enta- 
mée à  la  fois  sur  tant  de  points  si  éloignés  les  uns  des  autres.  C'est 
un  curieux  exemple  de  l'influence  qu'exerce  le  bateau  dans  les  pra-^  vs 
tiques  de  l'économie  rurale. 

En  résumé,  malgré  l'esprit  d'initiative  que  montrent  quelques-uns  'i' 
de  ses  habitans,  on  peut  dire,  je  crois,  qu'eu  égard  à  sa  fertilité  - 
naturelle,  la  vallée  de  la  Meuse  et  du  Rhin  est  la  partie  la  plus  mal  'j 
cultivée  de  la  zone  argileuse.  Un  seul  fait  suffît  pour  le  prouver  sans  -' 
réplique.  Tandis  que  la  moyenne  des  produits  en  froment  s'élève''' 
pour  le  royaume  à  près  de  20  hectolitres  par  hectare,  il  n'est  dans  5 
ces  bonnes  terres  d'alluvion  que  de  16  hectolitres.  Sans  doute  dans  ; 
ces  dernières  années,  grâce  à  l'intérêt  puissant  qu'inspire  ici  comme 
partout  ailleurs  en  Europe  tout  ce  qui  touche  à  l'agriculture,  de 
grandes  améliorations  ont  été  opérées,  et  déjà  il  serait  facile  de  citer 
plus  d'une  ferme  qui  pourrait  servir  de  modèle;  mais  en  général  il 
reste  encore  beaucoup  à  faire.  Il  est  vrai  aussi  que  cette  région  est 
exposée  à  ces  terribles  inondations  dont  les  désastres  prennent  par- 

TOME  XLVIII.  8 


114  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fois  les  proportions  d'une  calamité  publique  qui  émeut  tout  le  pays, 
et  les  dangers  qui  chaque  année  peuvent  renaître  inspirent  sans 
doute  un  sentiment  d'insécurité  qui  doit  ralentir  un  peu  le  zèle  des 
propriétaires.  Ajoutez  la  dîme  et  les  locations  publiques,  et  vous 
aurez  l'explication  de  l'état  peu  avancé  de  l'agriculture. 

On  a  raconté  dans  la  Revue  (1)  comment  le  lac  d'Harlem  avait  été 
mis  à  sec  et  livré  à  la  culture.  On  peut  apprécier  maintenant  les 
résultats  de  cette  magnifique  entreprise.  Sur  les  18,500  hectares 
que  contenait  le  lac,  16,822  ont  été  vendus  au  prix  total  de 
7,798,700  florins,  ce  qui  établit  une  moyenne  de  463  florins  par 
hectare.  Aujourd'hui  cette  valeur  a  plus  que  doublé,  et  l'on  vend 
couramment  la  terre  au  prix  de  1,000  ou  1,200  florins  l'hectare.  Le 
fermage  est  de  35  à  50  florins,  dont  à  déduire  une  dizaine  de  florins 
pour  les  contributions  du  polder  et  les  charges  diverses.  Comme  le 
lac  desséché  a  été  peuplé  par  des  cultivateurs  venus  des  différentes 
régions,  on  trouve  ici  tous  les  systèmes  de  culture,  et  l'on  peut  visi- 
ter successivement  dans  l'espace  de  quelques  heures  des  fermes  or- 
ganisées à  la  manière  du  Brabant,  de  la  Frise,  de  la  Zélande,  de  la 
Hollande  et  de  la  Groningue.  Chacun  s'efforce  à  l'envi  de  prouver 
par  son  exemple  la  supériorité  des  méthodes  qu'il  a  apportées  de»; 
sa  province,  ou  qu'il  a  empruntées  aux  pays  voisins.  L'agronome 
assiste  ainsi,  dans  cette  vaste  arène,  à  une  sorte  de  concours  agri- 
cole permanent,  et  il  n'est  point  d'étude  plus  instructive,  17,402 
hectares  sont  mis  en  valeur,  dont  la  moitié  environ  est  en  herbages. 
Les  produits  des  différentes  cultures  vont  sans  cesse  en  augmen- 
tant. En  1860,  le  froment  a,  donné  près  de  24  hectolitres,  les  fé- 
veroles  26,  le  colza  16,  les  pommes  de  terre  205  à  l'hectare.  La. 
récolte  totale  a  été  estimée  à  peu  près  2,700,000  fr.,  sans  la  valeur  , 
des  produits  du  bétail,  qui  comprend  2,000  chevaux,  6,200  vaches,,. 
12,500  moutons  et  1,500  porcs,  de  telle  sorte  que  cet  ancien  lac, 
qui  ne  rapportait  rien  autrefois,  livre  maintenant  au  pays  un  pro- 
duit brut  annuel  d'environ  4  millions  de  francs.  N'est-ce  pas  là  un 
des  plus  beaux  travaux  dont  un  pays  puisse  s'enorgueillir,  et  l'un 
des  plus  éclatans  triomphes  des  machines  modernes? 

Pour  compléter  le  tableau  de  la  zone  argileuse,  il  nous  reste  à 
visiter  les  terres  d'alluvion  qui  occupent  l'extrémité  septentrionale 
du  royaume  depuis  le  Zuyderzée  jusqu'au  Hanovre.  En  quittant  le 
lac  de  Harlem,  prenons  à  Amsterdam  le  bateau  à  vapeur  de  Har- 
lingen  ;  en  moins  de  sept  heures,  il  nous  débarquera  dans  ce  port, 
qui  est  le  principal  de  la  Frise,  et  qu'une  voie  ferrée  relie  déjà 

'iiu;i!  ..to  S'ivijiu:.!  j{i9('  pnqmjîD  f)nu  ^ncb  8.f.efio'ir.fff  si 

(1)  Voyez'  liH  'dc(s  ■akiclés  'de  l'intéressante  série  ^e'M.  EsqliiVos;  Revue  dni^'  juillet' 
1855. 


l'économie  rurale  en  néerlande.  115 

à  Leeuwarden.  A  partir  de  Harlingen,  s'étend  tout  le  long  de  la 
côte  une  lisière  très  fertile  formée  par  les  relais  limoneux  que  les 
eaux  ont  successivement  déposés  dans  la  mer  qui  baignait  les  murs 
de  Leeuwarden  et  de  Groningue,  deux  villes  qui  avaient  des  ports 
et  qui  sont  aujourd'hui  éloignées  du  rivage  par  quatre  ou  cinq  lieues 
de  terre  ferme.  Ici  encore  il  a  fallu  protéger  par  des  digues  tout  le 
'territoire  que  menacent  les  hautes  marées;  celles  qui  défendent  la 
côte  de  l'ouest,  sans  cesse  en  butte  à  un  fort  courant  et  aux  lames 
qui  viennent  du  large,  sont  vraiment  de  prodigieux  ouvrages  où  l'on 
amis  en  œuvre  toutes  les  ressources  de  l'art  hydraulique.  Qu'on  se 
figure  deux  rangées  d'énormes  pilotis  reliés  ensemble  par  des  ma- 
driers transversaux,  et  toutes  ces  pièces  de  bois  complètement  re- 
vêtues de  grands  clous  à  tête  plate,  afin  de  les  préserver  de  l'at- 
teinte des  petits  animaux  marins  qui  détruisent  le  bois  en  s'y  logeant 
eux-mêmes;  entre  ces  pilotis  et  complètement  enfoncées  dans  le 
sable,  de  fortes  planches  ou  plutôt  des  poutres  sciées  en  deux  et 
placées  les  unes  à  côté  des  autres;  derrière  ces  planches,  un  revê- 
tement de  gros  blocs  de  granit  rouge  amenés  à  grands  frais  des 
sables  diluviens  de  la  Drenthe,  et  derrière  ces  blocs  cyclopéens  un 
puissant  clayonnage  toujours  soigneusement  entretenu.  Yoilà  le  qua- 
druple moyen  de  résistance  que  ces  digues  offrent  aux  assauts  de 
la  mer,  et  elles  s'étendent  ainsi  sur  plusieurs  lieues  de  distance. 

En  examinant  les  formidables  travaux  accumulés  ici,  je  fus  sur- 
pris d'apprendre  que  la  côte  septentrionale  n'est  protégée  que  par 
une  levée  d'argile  gazonnée,  et  je  résolus  d'aller  m' assurer  moi- 
même  par  quel  miracle  une  aussi  faible  barrière  pouvait  résister 
aux  fureurs  des  tempêtes  et  arrêter  les  flots  soulevés  par  les  vents 
et  les  marées.  Il  est  d'ailleurs  intéressant  de  voir  comment  se  ren- 
contrent la  terre  et  la  mer.  Le  mariage  ou  la  lutte  des  deux  élémens 
m'a  toujours  paru  un  des  plus  beaux  spectacles  de  la  nature,  qu'on  le 
contemple  soit  des  grèves  de  sable  en  pente  douce  qui  se  relèvent 
en  dunes,  et  sur  lesquelles  le  flot  vient  dérouler  ses  volutes  expi- 
rantes, comme  en  Hollande,  soit  du  haut  des  côtes  déchiquetées 
des  régions  granitiques,  où  les  lames  se  brisent,  en  hurlant  avec  fu- 
reur, contre  des  rocs  à  pic  qu'elles  couvrent  de  leur  écume,  comme 
en  Bretagne,  soit  au  pied  des  pittoresques  corniches  des  roches  cal- 
caires, où  les  vagues  creusent  des  arcades  et  s'engouflrent,  limpides 
et  bleues,  en  des  cavernes  retentissantes,  comme  à  Capri  ou  à 
Amalfi.  Je  m'attendais  à  trouver  une  mer  dure  efsévère,  assombrie 
déjà  aux  approches  du  nord.  Pourtant  j'avais  atteint  les  limites  ex- 
trêmes du  pays,  sans  que  rien  m'annonçât  la  proximité  du  rivage 
Je  marchais  dans  une  campagne  admirablement  cultivée  et  limitée 
d'un  côté  par  un  relèvement  de  gazon  où  paissaient  d'énormes  mou- 


116  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tons.  Je  gravis  la  digue,  qui  était  peu  élevée,  et  quand  je  fus  sur 
la  crête,  un  air  frais  et  vivifiant  vint  me  frapper  au  visage.  J'avais 
devant  moi  les  horizons  infinis  de  cette  Mer  du  Nord  qui  n'a  plus 
d'autres  bornes  de  ce  côté  que  les  glaces  éternelles  du  pôle.  C'était 
bien  cette  mer  lourde  et  presque  immobile  que  Tacite  a  peinte  en 
deux  mots  :  pîgruin  ac prope  immotmn.  Là  finissait,  croyait-il,  l'u- 
nivers :  illuc  usque  tantum  natura.',  là  apparaissaient  les  formes  gi- 
gantesques des  divinités  germaniques.  Au  pied  de  la  digue  com- 
mençaient les  relais  limoneux,  déjà  recouverts  sur  une  assez  grande 
étendue  de  plantes  verdoyantes;  au-delà,  c'était  de  la  boue  figée, 
mais  déjà  de  la  terre;  puis  venait  de  la  boue  humide,  insensible- 
ment transformée  en  une  eau  épaisse  et  trouble.  Enfin  çà  et  là  des 
bancs  de  sable  brillaient  au  soleil,  et  se  relevaient  même  en  dunes 
pour  former  les  îles  de  Rottum,  de  Schiermonnikenoog,  de  Rottu- 
meroog  et  de  Borkura.  Ces  bancs  et  ces  îles  étaient  la  suite  de  ces 
collines  sablonneuses  que  les  flots  et  le  vent  font  naître  sur  la  côte 
à  partir  du  Pas-de-Calais,  et  qui  servent  de  défense  à  la  terre- 
ferme.  Ces  bras  d'eau  limoneuse  que  j'avais  devant  les  yeux,  c'é- 
taient les  ivadden,  c'est-à-dire  des  polders  en  voie  de  formation,  un 
sol  encore  noyé  à  marée  haute,  mais  qui  s'élève  peu  à  peu,  à  me- 
sure que  les  courans  de  l'Ems  et  du  Zuyderzée  viennent  y  déposer 
de  nouvelles  couches  d'argile.  A  marée  basse  déjà,  c'est  à  peine  Sï 
quelques  passes  restent  navigables  pour  des  barques,  et  les  trou- 
peaux qu'on  met  dans  les  îles  peuvent  regagner  la  côte  à  gué.  Des 
nuées  d'oiseaux  marins  s'abattent  alors  sur  ces  bas-fonds  pour  s'y 
nourrir  des  coquillages  que  le  reflux  abandonne  à  leur  voracité, 
puis  ils  vont  déposer  sur  les  bancs  de  sable  des  quantités  d'œufs 
qu'on  apporte  aux  marchés  des  villes,  et  qui  forment  un  objet  d'ex- 
ploitation régulière.  Avant  cent  ans,  barques,  oiseaux,  bas-fonds  et 
bras  de  mer  auront  disparu;  les  îles  seront  des  dunes  qui  borderont 
la  terre  agrandie,  et  la  charrue  fera  sortir  de  ce  sol  nouveau  d'in- 
calculables richesses. 

Nulle  part  mieux  qu'ici  on  ne  peut  étudier  comment  la  végéta- 
tion hâte  la  formation  de  ces  relais  qui  étendent  sans  cesse  le  ter- 
ritoire néerlandais.  D'abord  au  printemps  la  grasse  argile  se  couvre 
d'une  espèce  de  conferve  qui  en  rougit  légèrement  la  superficie,  et 
qui  produit  ce  que  l'on  appelle  la  floraison  de  la  boue;  puis  vient  la 
salicornia  herbacea,  qui  prospère  même  sur  un  dépôt  vaseux  que  la 
marée  submerge  tous  les  jours.  A  la  salicornia  succède  toute  une 
famille  de  plantes  marines  dont  les  feuilles  épaisses,  charnues  et 
luisantes  rappellent  celles  des  plantes  grasses,  et  qui  résistent  très 
bien  à  l'arrosement  bi-mensuel  d'eau  salée  que  leur  apportent  les 
marées  de  sizygies  :  le  glaux  maritima,  le  scoberia  maritima,  le 


l'économie  rurale  en  néerlande.  117 

chenopodium  glaucum,  etc.  Quand  apparaissent  le  Icpigonwn  sali- 
num,  le  jiincus  compressus  et  le  trifolmm  fragifcruyn,  le  mouton 
vient  paître  ces  prés  salins,  où  l'on  ouvre  de  distance  en  distance  de 
petites  rigoles  se  dirigeant  vers  la  mer,  afin  que  les  eaux  puissent, 
en  descendant,  se  diviser  et  s'écouler  doucement,  sans  emporter  le 
limon  fraîchement  déposé.  Dès  lors  les  progrès  de  l'alluvion  sont 
rapides,  et  bientôt  on  peut  songer  à  l'enceindre  d'une  digue,  afin  de 
livrer  à  la  culture  le  sol  nouvellement  formé. 

Les  terres  argileuses  de  la  Frise  exploitées  à  la  charrue  sont 
toutes  situées  au  nord  de  Leeuwarden,  qui  est  ainsi  le  point  de 
partage  de  deux  systèmes  diff'érens  :  d'un  côté  le  pâturage,  de 
l'autre  le  labour.  Parmi  les  terres  labourées,  les  meilleures  sont 
celles  de  Dokkum,  du  Wierumadeel,  du  Menaldumadeel ,  du  Fer- 
werderadeel,  et  surtout  celles  du  Bildt,  qui  n'ont  été  conquises  que 
depuis  le  xv!*"  siècle.  La  qualité  de  la  terre  est  inférieure  à  celle  de 
la  Zélande,  mais  la  culture  est  plus  soignée.  Les  champs  sont  divi- 
sés, comme  en  Flandre,  en  ados  de  3  mètres  de  largeur,  afin  de 
faciliter  l'écoulement  des  eaux.  Les  semailles  d'été  commencent  à 
se  faire  en  ligne ,  non  avec  le  semoir  à  cheval ,  mais  avec  un  petit 
semoir  à  la  main.  Les  terres  sont  admirablement  sarclées  :  céréales, 
féveroles,  colza,  tout  est  nettoyé  avec  le  plus  grand  soin  par  des 
femmes  qui  arrachent  jusqu'à  la  moindre  mauvaise  herbe  moyen- 
nant un  salaire  de  10  centimes  par  heure.  On  est  parvenu  ainsi  à 
extirper  presque  complètement  la  moutarde  sauvage  [sinapis  ar- 
vensis)^  qui  faisait  naguère  autant  de  tort  ici  que  dans  les  argiles  de 
rivière  de  la  vallée  du  Rhin.  L'assolement  s'est  aussi  singulièrement 
amélioré.  Tandis  qu'il  y  a  cinquante  ans  il  se  rapprochait  beaucoup 
de  celui  de  la  Zélande,  avec  repos  tous  les  sept  ou  huit  ans,  au- 
jourd'hui la  jachère  a  presque  complètement  disparu,  et  le  froment 
r^'qccupe  plus  que  la  cinquième  partie  du  sol.  Depuis  qu'on  récolte 
beaucoup  de  chicorée  et  de  lin  (1),  et  qu'on  a  introduit  le  trèfle,  la 
rotation  varie  beaucoup  dans  chaque  exploitation.  Yoici  cependant 
le  type  dominant  :  1°  colza  fortement  fumé;  2"  froment  ou  orge  d'hi- 
ver; 3°  féveroles  ou  pommes  de  terre;  h"  chicorée  ou  lin.  On  fume 
ainsi  tous  les  quatre,  et  non  tous  les  huit  ans.  L'étendue  ordinaire 
deis  fermes  est  de  35  à  50  hectares.  Gomine  d'habitude  dans  les 
terres  fortes ,  le  nombre  des  chevaux  est  grand  par  rapport  à  celui 
des  vaches  :  on  trouve  dans  une  ferme  d.e  50  hectares  environ 

orru  eiiîoj  9bé.->ona  \\uv\^v^\Vyi,  f.î  A  .?,inof  nai  8ij<  .    ..     ,  ^      ui     v. 

(1)  J'ai  remarqué  qu'on  semait  beaucoup  en  Frise  tin  lin  particulier  a  fleur  blancne 
plus  vigoureux,  mais  moins  fin  que  le  lin  à  fleur  bleue.  Cette  variété,  qui  est  constante, 
s'est  produite,  paraît-il,  en  1810,  chez  un  fermier  de  la  commune  de  Ternaard,  qui  en 
a  recueilli  la  graine  et  l'a  perpétuée.  C'est  un  fait  curieux  qui  n'est  pas  indigne  de 
l'attention  des  botanistes  et  des  agronomes. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

12  chevaux,  de  6  à  7  vaches  à  lait,  autant  d'élèves,  et  de  9  ou 
10  bœufs  à  l'engrais. 

En  général  la  terre  n'appartient  pas  aux  fermiers,  et  les  grandes 
exploitations  se  morcellent  parce  qu'un  grand  nombre  de  petits  cul- 
tivateurs ,  —  on  les  appelle  en  Frise  kooltsjers  ou  gnieren,  —  sont 
disposés  à  payer  un  prix  très  élevé  pour  des  parcelles.  Les  proprié- 
tà,ires  en  profitent,  et,  au  lieu  d'un  prix  de  150  à  190  fr.,  obtiennent 
200  ou  250  fr.  par  hectare.  11  se  forme  ainsi,  chose  exceptionnelle 
dans  la  zone  argileuse,  une  classe  de  locataires  pauvres  et  presque 
indigens  qui  dans  les  mauvaises  années,  faute  de  travail  industriel, 
tombent  à  la  charge  des  communes.  On  s'effraie  ajuste  titre  de  cette 
situation,  car  elle  a  déjà  eu  pour  conséquence  une  sorte  de  taxe 
des  pauvres  qui,  d'après  un  observateur  bien  informé,  M.  Beucker 
Andreae,  prélèverait  le  dixième  du  revenu  des  terres.  Quoiqu'ils 
n'obtiennent  que  des  baux  de  sept  ans,  les  fermiers  ont  fait  faire  à 
la  culture  des  progrès  très  marqués.  L'engrais  liquide  des  étables 
est  recueilli  dans  des  fosses  voûtées,  ou  bien  dirigé  vers  le  fumier, 
qu'il  arrose.  L'informe  et  massive  charrue  jadis  traînée  par  quatre 
et  même  six  chevaux,  ou  par  deux  couples  de  bœufs,  est  remplacée 
par  de  bonnes  charrues  légères  et  fortes,  que  deux  ou  trois  chevaux 
tirent  avec  facilité.  L'avantage  d'avoir  de  bonnes  routes  est  parfai- 
tement compris.  Quoique  les  voies  fluviales  ne  manquent  point,  les 
communes  rurales  s'imposent  de  lourdes  charges  pour  empierrer 
les  chemins ,  et  récemment  encore  les  trois  communes  du  Bildt  ont 
voté  20,000  florins  pour  un  travail  de  ce  genre. 

Malgré  les  relations  fréquentes  avec  l'Angleterre,  qui  font  péné- 
trer dans  les  campagnes  toutes  les  nouveautés  agricoles  les  plus 
récentes,  dans  les  endroits  reculés  du  pays  se  conserve  encore  plus 
d'une  coutume  nationale,  et  parmi  celles-ci  une  des  plus  curieuses 
est  le  tesck-loaiv,  jadis  en  usage  dans  toute  la  zone  argileuse  de  la 
Frise  et  de  la  Groningue.  Dans  cette  région,  la  culture  du  colza 
occupe  depuis  longtemps  une  place  importante;  il  semble  que  les 
Frisons  aient  apporté  avec  eux  cette  plante  utile  lors  de  leurs  pre- 
mières migrations  dans  la  contrée,  car  on  a  trouvé  des  siliques 
de  colza  à  douze  pieds  de  profondeur  dans  l'un  de  ces  ierpen  qui 
servaient  de  lieu  de  refuge  aux  populations  primitives.  Gomme  les 
graines  de  colza  s'échappent  très  facilement  de  la  silique  qui  les 
renferme,  il  faut  battre  la  récolte  en  place  sur  une  vaste  toile  à 
voile  étendue  à  terre,  et  avec  un  nombre  d'hommes  assez  grand 
pour  en  finir  en  un  seul  jour  avec  chaque  meule.  Le  cultivateur  ne 
peut  donc  faire  l'ouvrage  avec  son  personnel  ordinaire.  Dès  le 
moyen  âge ,  on  voit  qu'il  se  présentait  alors  un  entrepreneur  muni 
de  la  grande  toile  et  à  la  tête  d'une  brigade  de  batteui-&,  composée 

.slûy'f)  gOJP.O.')   fJO  «3jV> 


l'économie  rurale  en  néerlande.  119 

souvent  de  vingt  ou  trente  hommes.  Ce  chef,  qui  présidait  à  toute 
l'opération,  était  le  tesck-graaf  {\q  comte  du  battage),  et  ce  nom  ne 
doit  pas  nous  étonner,  car  dans  ces  pays  libres ,  où  le  guerrier  était 
en  même  temps  cultivateur,  les  travaux  des  champs  avaient  le  ca- 
ractère à  la  fois  d'une  expédition  militaire  et  d'une  cérémonie  reli- 
gieuse, et  les  rois  frisons  et  saxons,  qui  luttèrent  si  longtemps  contre 
les  rois  francs,  même  après  que  ceux-ci  eurent  conquis  la  Gaule, 
n'étaient  rien  de  plus  que  des  chefs  élus,  riches  propriétaires  de 
grands  troupeaux.  On  possède  encore,  rédigé  en  vieux  frison,  le 
tesck-loaiv  (1),  c'est-à-dire  la  loi  du  battage  qui  réglait  tous  les  dé- 
tails de  l'importante  opération  dont  les  usages  rappelaient  les  tra- 
ditions du  paganisme  germanique.  Le  /^srA'-^/Y/^/immolait  un  bélier 
avec  un  couteau  orné  de  fleurs,  et  on  en  mangeait  la  chair  aux  cris 
de  raniy  ram  [ram  signifie  bélier),  souvenir  évident  de  l'ancien 
sacrifice  du  bouc  fait  en  l'honneur  d'Odin.  Les  jeunes  filles  qui  ai- 
daient au  battage,  en  avançant  les  gerbes,  se  lavaient  d'abord  la 
figure  dans  de  l'eau  de  source  parsemée  de  fleurs,  et  tâchaient  de 
se  frapper  l'une  l'autre  avec  des  chardons,  autre  réminiscence  de 
l'antique  mythologie.  Le  battage  terminé,  un  banquet  rustique  réu- 
nissait tous  les  travailleurs.  Le  fermier  et  le  tesck-graaf  y  prési- 
daient. Les  fortes  boissons  n'étaient  pas  épargnées,  et  la  fête  se 
terminait  par  un  bal  étrange ,  où  les  couples ,  au  lieu  de  tourner  en 
dansant,  comme  dans  la  valse  ordinaire,  tournaient  en  se  roulant  à 
terre.  Ces  jeux  violons  [het  ivalen),  origine  païenne  et  grossière  de 
la  valse,  se  sont  perpétués  malgré  les  réprobations  de  l'église  (2), 
qui  n'a  cessé  de  poursuivre  de  ses  anathèmes  ,ççs  vallationes,  lusa 
diaboUca,  comme  les  appelle  un  saint  de  ces  contrées,  saint  Eligius. 
Toutes  les  primitives  religions  de  la  nature  ont  consacré  ainsi  les 
travaux  agricoles,  qui  en  effet  n'étaient  que  la  mise  en  œuvre  de  la 
force  mystérieuse  des  élémens  qu'on  adorait.  Aujourd'hui  les  céré- 
monies du  tesck-loaœ  ne  sont  plus  guère  scrupuleusement  suivies; 
presque  partout  une  machine,  mettant  en  fuite  les  rites  symboliques 
du  culte  d'Odin,  a  dépouillé  de  sa  signification  mythique  l'opération 
agricole,  qui  s'accomplit  avec  la  célérité  grave  et  monotone  du  tra- 
vail moderne.  Cette  machine,  qui  a  fait  ce  que  n'avaient  pu  accom- 

^  (1)  Le  tesck-loaw  a  été  publié  dans  le  Tydschrift,  de  M.  Sloet  tôt  Oldhuis,  seizième 
année.  i  ;^  ^ouii-.       ,\\o. 

(2)  L'usage  de  ces  valses  se  retrouve  chez  toutes  les  populations  des  côtes  de  la  Néer- 
lande; on  le  rencontre  jusqu'en  Zélande  et  même  en  Belgique.  Les  couples  se  placent 
au  haut  des  dunes,  puis  se  laissent  rouler  ensemble  sur  la  pente  de  sable  fin  jusqu'à  la 
plage.  Ces  coutumes  naïves,  tradition  des  anciens  âges,  disparaissent  rapidement  ou 
deviennent  des  jeux  d'enfans,  comme  les  héroïques  légendes  dégénérées  en  kindermar- 
chen  ou  contes  d'enfans. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plir  les  foudres  de  l'église,  est  le  dorschblok  (1),  dont  l'origine  re- 
monte déjà  très  haut,  et  qui  est  employé  dansia  zone  argileuse  pour 
battre  tous  les  grains.     '  ^i^'^'iJ)  yï>  '^^  Jnî)m;,niiuiiiri(,t  ;tiijUii?)il 


III. 

Lorsqu'en  quittant  la  Frise  on  pénètre  en  Groningue,  on  rencontre 
dans  les  fertiles  cantons  d'Hunsingoo,  de  Firelingoo  et  d'Oldampt 
un  sol  et  une  culture  à  peu  près  semblables.  Cependant,  à  mesure 
qu'on  avance,  on  est  frappé  de  l'aspect  de  richesse  que  présentent 
les  fermes.  Tous  les  étrangers  qui  parcourent  les  campagnes  du  nord 
de  la  Groningue  admirent  leur  prospérité  et  leur  belle  apparence. 
Un  agronome  français,  M.  le  comte  de  Gourcy  (2),  a  vivement  tra- 
duit cette  impression  dans  les  notes  de  son  voyage  agricole,  quoiqu'il 
n'ait  fait  que  traverser  la  contrée.  Les  bâtimens  ruraux  sont  d'une 
ampleur  sans  pareille.  Entre  la  route  et  la  maison  d'habitation  se 
dessine  un  jardin  d'agrément  planté  d'arbres  exotiques,  et  dont  les 
pelouses,S(Ont^parseméeS;de, groupes  de  fleurs;  à  côté,  un  potager 
montre  ses  arbres  à  fruits  et  ses  légumes  variés.  L'étendue  de  la 
façade,  le  grand  nombre  de  fenêtres  aux  deux  étages,  les  rideaux 
brodés,  les  ^leubles  en  bois  d'Amérique,  le  piano,  les  livres  de  la 
bibliothèque,  tout  annonce  une  large  aisance  et  les  habitudes  d'une 
condition  supérieure.  Derrière  la  demeure  du  fermier,  mais  y  atte- 
nant, se  dresse  un  énorme  bâtiment  haut  comme  une  église  et  long 
comme  un  chantier  couvert.  Là  se  trouvent  réunis  l'étable,  l'écurie, 
la,  grange,  tout  sous  le  même  toit.  En  entrant,  vous  voyez  d'abord 
des  espaces  énormes  suffisans  pour  abriter  la  récolte  de  100  hectares 
et  toute  une  collection  d'instrumens  aratoires  perfectionnés,  puis 
parfois  soixante  ou  soixante-dix  vaches  sur  un  seul  rang,  et  non  loin 
de  là  vingt  superbes  chevaux  noirs,  l'orgueil  du  cultivateur,  comme 
par  exemple  chez  M.  Reinders ,  dans  sa  belle  ferme  de  Groot-Zee- 
wyk,  à  WarlTum.  Ces  fermiers  ont  conservé  les  mœurs  simples  de 
leui'S  ancêtres.  Quoique  possédant  souvent  plusieurs  tonnes  d'or,  ils 
ne  dédaignent  pas  de  mettre  la  main  à  la  charrue  et  de  surveiller 
par  eux-mêmes  tous  les  travaux  des  champs.  Ils  sont  bien  plus  ri- 

(1)  Le  dorschblok  est  un  cône  tronqué  d'une  dizaine  de  pieds  de  long  et  de  quatre 
pieds  de  haut,  fait  en  grosses  lattes  de  bois,  et  qu'un  ou  deux  chevaux  font  tourner 
autour  d'un  fort  pieu  fixé  en  terre.  Le  dorschblok  exige,  pour  étaler  les  gerbes  à  terre, 
deux  hommes  par  cheval  attelé.  Il  ne  fait  pas  autant  de  besogne  qu'une  batteuse  an- 
glaise; mais  il  est  d'une  construction  très  simple,  ne  se  dérange  jamais  et  ne  coûte 
presque  rien  à  établir. 

(2)  Voyage  dans  le  nord  de  V Allemagne,  la  Hollande  et  la  Belgique,  par  le  comte  d# 
Gourcy;  Paris,  1860.  y^^v 


l'économie  rurale  en  néerlande.  121 

ches  que  leurs  frères  de  Hollande ,  de  Frise  ou  de  Zélande ,  parce 
qu'ils  ont  sur  la  ferme  qu'ils  exploitent  une  sorte  de  droit  particu- 
lier qui  représente  déjà  un  capital  considérable.  En  outre,  le  fils 
aîné  héritant  ordinairement  de  ce  droit,  ils  s'efforcent  de  réunir 
d'autres  capitaux  placés  en  fonds  publics,  et  destinés  à  former  la 
part  des  cadets  ou  la  dot  des  fdles.  Souvent,  comme  les  grands 
fermiers  lombards,  ils  envoient  un  de  leurs  fds  étudier  à  l'univer- 
sité, et  ici  ce  n'est  pas  un  mince  sacrifice,  car  dans  ce  pays  riche 
les  habitudes  sont  fastueuses,  et  on  estime  que  tout  étudiant  coûte 
à  ses  parens  au  moins  /i,000  francs  par  an.  Ces  cultivateurs  sont  à 
la  tête  du  pays;  aucune  classe  ne  s'élève  au-dessus  d'eux.  C'est 
parmi  eux  qu'on  choisit  presque  tous  les  membres  des  différehs 
corps  électifs  et  môme  ceux  qui  vont  représenter  la  province  aux 
états -généraux.  Le  soin  de  leur  culture  ne  les  empêche  pas  de 
préndrè'ùnépal't  active  a  là  vie  politique  et  à  l'administration  dé 
îa  chose  publique.  Ils  suivent  rion-seulement  les  progrès  de  l'art 
agricole,  mais  aussi  le  mouvement  de  la  pensée  moderne.  Us  entre- 
tiennent à  Bfareh,  près  de  la  ville  de  Grôningue,  sous  là  direction 
d'un  agronome  distingué,  M.  J.  Boeke,  une  excellente  école  d'agri- 
culture, fréquentée  par  plus  de  quarante  élèves;  nulle  part  peut-être 
l'instruction  n'est  aussi  universellement  répandue  dans  les  campa- 
gnes. En  tout,  la  Grôningue  passe  pour  la  province  la  plus  avancée 
de  la  Néerlande.  Elle  forme  une  espèce  de  république  habitée  et 
gouvernée  par  une  classe  de  paysans  riches  et  éclairés,  complète- 
ment guéris  de  tout  esprit  de  routine.  On  ne  voit  nulle  part  ici  les 
tourelles  du  château  féodal  dominer  les  arbres  des  grands  parcs,  et 
on  chercherait  en  vain  ces  aristocratiques  existences  dont  s'enor- 
gueillissent les  campagnes  britanniques.  Les  bonnes  maisons  des  fer- 
miers sont  les  seuls  châteaux,  et  toutes  se  ressemblent.  La  richesse 
est  également  distribuée,  et  presque  toute  celle  que  la  terre  produit 
reste  aux  mains  de  ceux  qui  la  cultivent.  Le  bien-être  et  le  travail 
sont  partout  associés;  l'oisiveté  et  l'opulence  ne  le  sont  nulle  part. 
La  plupart  de  ces  fermiers  s'occupent  des  débats  théologiques; 
beaucoup  d'entre  eux  appartiennent  à  la  secte  des  mennonites,  qui 
sont  les  quakers  de  la  Hollande.  Sur  la  route  qui  relie  les  deux 
beaux  village  d'Usquert  et  d'Uythuysen,  j'avais  remarqué,  situées  à 
la  suite  l'une  de  l'autre,  quatre  fermes  magnifiques.  Je  demandai  à 
l'hôte  de  l'auberge  où  je  m'arrêtai  à  qui  elles  appartenaient.  «  A 
des  mennonites,  me  répondit-il  ;  ils  sont  à  leur  aise  :  chacun  doit 
avoir  au  moins  trois  tonnes.  »  J'avais  entendu  dire  qu'il  n'y  a  point 
de  pauvres  parmi  les  membres  de  cette  confession;  je  m'informai 
s'il  en  était  ainsi  dans  ce  district.  «  Oui,  reprit  l'hôte;  ils  n'avaient 
qu'un  pauvre,  mais  il  vient  de  mourir  :  ils  n'en  ont  plus.  »  Les 
mœurs  sévères,  l'ardeur  au  travail  et  la  charité  mutuelle  bannissent 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  misère  de  ces  petites  communions,  où  tout  le  monde  se  connaît, 
se  surveille  et  s' entr' aide. 

La  culture  de  la  zone  argileuse  de  la  Groningue  peut  soutenir  la 
comparaison  avec  ce  qu'il  y  a  de  mieux  en  Europe.  Bien  longtemps 
avant  que  l'Angleterre  eût  adopté  deux  perfectionnemens  nouveaux 
qui  ont  fait  beaucoup  de  bruit,  le  semis  en  ligne  et  le  battage  à 
la  machine,  les  cultivateurs  de  la  Groningue  semaient  en  ligne  au 
moyen  du  zaayhoorn  et  du  zaaytrommel,  et  battaient  leur  grain 
avec  le  dorschblok  {\).  Maintenant,  à  ces  instrumens  très  simples  et 
très  commodes  inventés  sur  place,  ils  ont  ajouté  toutes  les  ma- 
chines perfectionnées  de  l'Amérique  et  de  l'Angleterre,  et  il  en  est 
plusieurs  même  auxquelles  ils  ont  fait  subir  d'utiles  modifications. 
Le  drainage  a  été  pratiqué  dans  les  terres  qui  en  avaient  besoin; 
les  routes  sont  dans  un  excellent  état  d'entretien,  et  même  les  che- 
mins dans  l'argile,  les  Mehvegen,  sont  roulés  et  durs  comme  un 
parquet.  Toutes  les  récoltes,  étant  semées  en  ligne,  sont  sarclées 
soit  avec  la  houe  à  cheval  de  Garrett ,  soit  à  la  main.  Dans  les  pol- 
ders anciens,  on  cultive  successivement  froment,  féveroles,  seigle, 
colza,  avoine,  trèfle,  orge;  mais  dans  les  polders  nouveaux,  où  le 
froment  est  de  qualité  inférieure,  on  réduit  la  rotation  à  quatre  an- 
nées :  féveroles,  colza,  orge  et  avoine.  On  est  parvenu  à  supprimer 
d'une  manière  très  ingénieuse  la  jachère,  jugée  partout  indispen- 
sable dans  les  fortes  terres  d'alluvion  tous  les  huit  ou  neuf  ans. 
Au  lieu  de  semer  les  féveroles  comme  à  l'ordinaire,  on  les  met  en 
lignes  à  cinq  pieds  de  distance,  et  entre  les  lignes  on  laboure  et  on 
fume  comme  pour  la  jachère  ordinaire.  Les  féveroles  ainsi  traitées 
se  développent  avec  une  vigueur  prodigieuse  et  présentent  la  plus 
luxuriante  végétation  :  hautes,  droites,  touffues,  toutes  couvertes 
de  fleurs,  elles  ressemblent  à  des  haies  charmantes  dont  le  parfum 
pénétrant,  à  en  croire  le  préjugé  populaire,  exalte  les  passions  et 
produit  la  folie.  Malgré  le  grand  espacement  des  lignes,  on  obtient 
encore  trois  quarts  de  récolte  au  lieu  de  perdre  une  année ,  comme 
dans  le  système  ordinaire. 

Depuis  quelques  années,  on  a  recours,  pour  augmenter  la  fertilité 
du  sol,  à  un  procédé  très  curieux  et  assez  semblable  à  l'emploi 
qu'on  a  fait  en  Frise  de  la  terre  des  terpen  ou  lieux  de  refuge. 
Toute  la  zone  argileuse  a  été,  nous  l'avons  déjà  dit,  conquise  sur 
la  mer,  et  les  trois  ou  quatre  rangées  de  digues  qui  ont  été  cha- 
cune en  son  temps  la  barrière  la  plus  avancée  subsistaient  naguère 

(1)  J'ai  décrit  plus  haut  le  dorschblok.  Le  zaayhoorn  est  une  corne  ou  un  petit  en- 
tonnoir ouvert  par  le  bas  et  rempli  de  semence,  au  moyen  duquel  on  sème  dans  les 
lignes  tracées  par  un  rayonneur.  Le  zaaytrommel  se  compose  d'une  série  de  quatre  pe- 
tits tambours  percés  de  trous  et  tournant  autour  d'un  essieu  unique;  on  l'emploie  pour 
semer  le  colza,  les  navets,  etc.  "  -^ 


l'Économie  rurale  en  néerlande.  12â 

encore  les  unes  derrière  les  autres.  Les  jugeant  désormais  inutiles, 
on  les  abat  maintenant  pour  en  répandre  la  terre  sur  les  prairies; 
mais  cela  ne  suffit  pas,  on  fait  plus  encore.  Dans  les  poldet^s  an- 
ciens, le  sol  est  plus  ou  moins  épuisé  par  les  récoltes  successives  : 
il  ne  possède  plus  cette  fertilité  extraordinaire  des  premiers  temps. 
Toutefois  le  sous -sol  conserve  encore  intacts  tous  les  élémens  de 
fécondité  du  limon  récemment  déposé  par  la  mer,  car  les  racines 
n'ont  pu  descendre  assez  bas  pour  les  lui  enlever.  On  s'est  donc 
avisé ,  pour  rendre  à  la  terre  sa  fertilité  primitive ,  de  prendre  le 
sous-sol  vierge  et  de  le  répandre  sur  les  champs.  Cette  opération  est 
appelée  klci-delven,  extraction  de  l'argile.  On  creuse  une  tranchée 
de  1  mètre  de  largeur  sur  autant  de  profondeur,  on  la  remplit  de 
terre  épuisée,  on  distribue  l'argile  fraîche  sur  les  guérets  comme 
de  l'engrais,  et  c'en  est  un  en  effet  et  des  plus  puissans.  L'idée  de 
ce  travail  étonne  au  premier  abord,  car  partout  ailleurs  le  culti- 
vateur a  tellement  horreur  de  mêler  le  sous-sol  avec  la  terre  vé- 
gétale qui  a  reçu  les  engrais  et  subi  l'influence  de  l'air  et  de  la 
charrue,  qu'il  ne  veut  pas  même  entendre  parler  des  labours  pro- 
fonds. Au  reste,  dans  beaucoup  de  polders,  notamment  dans  ceux 
de  la  Zélande,  la  couche  d'argile  est  trop  peu  épaisse  pour  permettre 
le  klei-delven;  on  arriverait  bientôt  au  sable,  et  on  gâterait  la  terre. 
Il  est  à  remarquer  aussi  que  tous  les  polders  présentent  une  parti- 
cularité remarquable  :  les  plus  récemment  endigués,  les  plus  rap- 
prochés de  la  mer,  sont  les  plus  élevés;  les  anciens /7o/f/fr.9  sont  de 
plus  en  plus  bas,  à  mesure  qu'ils  ont  été  endigués  à  une  époque 
plus  reculée.  Il  semble  que  l'argile  se  soit  tassée  et  que  le  sous-sol, 
probablement  tourbeux  et  spongieux,  se  soit  affaissé  sous  la  com- 
pression du  poids  nouveau  qu'il  avait  à  supporter. 

Au  siècle  dernier,  la  Groningue  était  une  province  pauvre.  Dans 
la  répartition  des  charges  de  la  fédération,  elle  payait  moitié  moins 
que  la  Frise  et  douze  fois  moins  que  la  Hollande.  Aujourd'hui,  rela- 
tivement à  son  étendue,  elle  est  une  des  provinces  les  plus  riches 
du  royaume.  Quoique  plus  de  la  moitié  de  son  territoire  soit  com- 
posée de  terres  détestables,  sablonneuses  ou  tourbeuses,  elle  pro- 
duit à  elle  seule  les  quarante  centièmes  de  l'avoine,  de  l'orge  et  du 
colza  récoltés  dans  les  Pays-Bas.  Dans  la  région  argileuse,  une  ré- 
colte de  hO  à  50  hectolitres  de  féveroles  à  l'hectare,  de  50  à  60  hec- 
tolitres d'orge,  de  70  à  80  d'avoine,  n'est  pas  rare.  Pour  donner 
une  idée  de  la  production  en  bétail,  on  peut  citer  la  commune 
d'Aduard,  qui  ne  compte  que  2,000  habitans,  et  qui  a  exporté  en 
1860  389  vaches  à  lait,  420  bêtes  grasses,  78  génisses,  86  chevaux, 
1,254  Moutons  et  35,000  kilos  de  beurre;  il  en  Va  de  même  chaque' 
annéèV  '  '     ' 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  l'on  veut  saisir  en  un  vivant  tableau  les  preuves  irrécusables 
de  l'aisance  qui  règne  dans  ces  campagnes,  il  faut  visiter  les  villes 
de  Groningue  ou  d'Appingadara  un  jour  de  marché.  De  toutes  parts 
on  voit  arriver  les  riches  fermiers  des  environs  dans  leurs  légères 
voitures  attelées  de  deux  bons  chevaux  noirs,  La  rapidité  de  la 
course  de  ces  innombrables  chariots  aux  formes  pittoresques  et  aux 
vives  couleurs  donne  aux  routes  une  animation  joyeuse.  Les  nom- 
breux canaux  sont  trop  étroits  pour  lés  bateaux  qui  viennent  dépo- 
ser sur  les  quais  les  abondans  produits  des  pâturages  et  des  terres 
à  labour.  De  grands  troupeaux  de  bœufs  encombrent  les  rues.  Tan- 
dis que  les  hommes  festinent  largement  dans  les  auberges  et  ne 
ménagent  pas  le  vin,  dont  le  prix  est  exorbitant,  les  femmes  enva- 
hissent les  magasins,  portant  fièrement  sur  la  tête  un  casque  d'or 
que  voile  en  partie  un  léger  bonnet  de  dentelles.  A  voir  miroiter 
au  soleil  le  métal  poli  de  ces  coiffures  guerrières,  on  croirait  aper- 
cevoir toute  une  phalange  de  ces  vierges  aux  armures  d'or  qui,  dans 
l'antique  mythologie  germanique,  présidaient  aux  combats.  Le  soir, 
au  retour,  des  luttes  de  vitesse  s'engagent,  les  voitures  cherchent 
à  se  dépasser,  et  malgré  le  danger  ces  fières  walkyries  excitent  elles- 
mêmes  les  chevaux  afin  de  soutenir  l'honneur  de  leur  écurie  ou  de 
leur  village. 

Nulle  part  je  n'ai  vu  plus  Joëlle  terre  couverte  de  plus  riches  pro- 
duits que  dans  les  polders  de  Finsterwolde  près  du  Dollard.  Le  Dol- 
lard  est  un  golfe  qui  s'est  formé  du  xiii^  au  xvi^  siècle,  les  flots  de 
la  mer  enlevant  successivement  la  région  tourbeuse  qui  réunissait 
autrefois  le  Hanovre  à  la  Groningue  vers  l'embouchure  de  l'Ems. 
Depuis  le  xvi''  siècle,  le  limon  qui  se  dépose  comble  peu  à  peu  ce 
golfe,  et  déjà  quatre  digues  construites  l'une  en  avant  de  l'autre 
montrent  les  conquêtes  faites  de  temps  à  autre  sur  la  mer.  L'année 
même  où  je  visitais  ces  districts,  en  1862,  je  vis  élever  une  digue 
nouvelle  de  deux  lieues  de  long,  qui  ajoutait  2,000  hectares  au  do- 
maine agricole  de  la  province.  Les  derniers  polders  de  Finsterwolde 
ne  datent  eux-mêmes  que  d'une  vingtaine  d'années,  et  conservent 
encore  en  grande  partie  leur  fécondité  primitive.  Je  les  parcourais 
au  commencement  de  juin;  déjà  le  colza,  courbant  ses  tiges  affais- 
sées sous  le  poids  de  ses  innombrables  siliques,  formait  sur  le  sol 
une  couche  si  épaisse  et  si  égale  que  mieux  valait  pour  les  lièvres, 
comme  disaient  les  fermiers,  courir  au-dessus  qu'au-dessous.  Les 
jeunes  feuilles  de  l'orge,  qui  n'avait  pas  encore  poussé  son  épi, 
étaient  si  larges  qu'on  aurait  cru  voir  des  roseaux.  On  labourait  la 
terre  pour  la  demi-jachère  entre  les  lignes  des  féveroles,  qui  étaient 
dans  toute  la  beauté  de  leur  première  végétation.  Un  vigoureux 
jeune  homme,  bien  vêtu  et  l'air  heureux,  conduisait  d'une  main  as- 


l'économie  rurale  en  néerlande.  125 

surée  une  légère  charrue  américaine  que  traînaient  vivement  trois 
chevaux  élégans  de  race  hanovrienne,  à  la  croupe  droite  et  cà  la 
queue  relevée,  qui,  l'œil  ardent  et  le  cou  recourbé,  semblaient  ac- 
complir fièrement  le  travail  auquel  leur  maître  les  avait  associés.. 
Sous  le  trait  du  versoir,  la  terre  couleur  de  chocolat  se  retournait 
en  volutes  moulées  d'un  grain  si  fin  qu'elles  reluisaient  au  soleil 
comme  du  marbre  poli.  Le  fertile  sillon  s'ouvrait  pour  des  semailles 
nouvelles,  tandis  qu'à  côté  d'autres  champs  promettaient  les  plus 
abondans  trésors.  En  voyant  la  fécondité  du  sol  récompenser  aussi 
largement  le  labeur  intelligent  de  l'homme,  je  compris  mieux  com- 
ment les  anciens,  frappés  de  la  puissance  merveilleuse  de  l'art 
agricole,  avaient  considéré  chacune  de  ses  opérations  comme  un 
acte  religieux  et  un  hommage  aux  dieux.  .  ;  ^ 

Maintenant  que  l'on  a  pu  se  faire  quelque  idée  de  la  prospérité 
de  l'agriculture  en  Groningue  et  surtout  du  bien-être  dont  jouissent 
ceux  qui  l'exercent,  il  est  temps  de  rechercher  la  cause  de  cette  si- 
tuation exceptionnellement  favorable.  Sur  ce  point,  tous  les  écono- 
mistes néerlandais  sont  d'accord  :  ils  l'attribuent  sans  hésiter  à  ce 
droit  spécial  des  fermiers  que  j'ai  mentionné  déjà,  et  qui  s'appelle 
heklem-regt.  Les  différens  systèmes  d'amodiation  exercent  une  in- 
fluence si  directe  sur  les  progrès  de  la  culture  et  sur  la  condition 
des  classes  rurales  que  l'on  me  permettra  d'entrer  à  ce  sujet  dans 
quelques  détails. 

Le  beklem-regt  est  le  droit  d'occuper  un  bien  moyennant  le  paie- 
ment d'une  rente  annuelle  que  le  propriétaire  ne  peut  jamais  aug- 
menter. Ce  droit  passe  aux  héritiers  aussi  bien  en  ligne  collatérale 
qu'en  ligne  directe.  Le  tenancier,  le  beklemde  meyer,  peut  le  lé- 
guer par  testament,  le  vendre,  le  louer,  le  donner  même  en  hypo- 
thèque sans  le  consentement  du  propriétaire  ;  mais  chaque  fois  que 
le  droit  change  de  main  par  héritage  ou  par  vente,  il  faut  payer  au 
propriétaire  la  valeur  d'une  ou  de  deux  années  de  fermage.  Les  bâti- 
mens  qui  garnissent  le  fonds  appartiennent  d'ordinaire  au  tenancier, 
qui  peut  réclamer  le  prix  des  matériaux,  si  son  droit  vient  à  s'é- 
teindre. C'est  celui-ci  qui  paie  toutes  les  contributions;  il  ne  peut 
changer  la  forme  de  la  propriété,  ni  en  déprécier  la  valeur.  Le  bc- 
klem-regt  est  indivisible  :  il  ne  peut  jamais  reposer  que  sur  la  tête 
d'une  seule  personne,  de  sorte  qu'un  seul  des  héritiers  doit  le  pren- 
dre dans  son  lot;  mais,  en  payant  le  canon  stipulé  en  cas  de  change- 
ment de  main,  \q&  propinen  (1),  le  mari  peut  faire  inscrire  sa  femme 

(1)  Ce  mot  vient  évidemment  du  grec  TtpoTrîvetv,  boire,  vider  la  coupe  en  cérémonie, 
et  il  semble  rappeler  cet  usage  des  Germains,  qui,  à  ce  que  rapporte  Tacite,  sanction- 
naient toutes  leurs  transactions  juridiques  en  buvant  du  vin.  Propinen  est  l'équivalent 
du  pot  de  v>in  payé  en  plusieurs  pays  au  renouvellement  du  bail.  Le  chitfre  de  la  rede- 


,1(1' 

126  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  la  femme  son  mari,  et  alors  l'époux  survivant  hérite  du  droit. 
Quand  le  fermier  est  ruiné  ou  qu'il  est  en  retard  dans  le  paiement  du 
fermage  annuel,  le  hekle7n-regl  ne  s'éteint  pas  de  plein  droit  :  les 
créanciers  ont  la  faculté  de  le  faire  vendre  ;  mais  celui  qui  l'achète 
doit  d'abord  payer  au  propriétaire  tous  les  arriérés.  L'origine  de 
cette  variété  si  curieuse  du  bail  héréditaire  est  très  obscure.  On  la 
retrouve  avec  des  conditions  à  peu  près  pareilles  dans  l'île  de  Jersey 
et  en  Lombardie,  où  le  beklem  porte  le  nom  de  contralto  di  lîvello. 
En  Groningue,  il  semble  avoir  pris  naissance  au  moyen  âge  sur  les 
terres  des  couvens.  Le  sol  ayant  alors  peu  de  valeur,  les  moines  ac- 
cordaient volontiers  à  des  cultivateurs  la  jouissance  d'une  certaine 
étendue  de  terrain  à  la  condition  que  ceux-ci  paieraient  une  certaine 
redevance  annuelle,  et  une  autre  encore  à  chaque  décès.  Ce  contrat 
assurait  au  couvent  un  revenu  fixe,  et  le  déchargeait  de  la  gestion 
d'une  propriété  qui  ordinairement  ne  produisait  rien.  Les  grands 
propriétaires  et  les  corporations  civiles  l'adoptèrent  également.  Ils 
s'étaient  réservé,  paraît-il,  la  faculté  de  renvoyer  le  tenancier  tous 
les  dix  ans;  mais  ils  n'en  firent  pas  usage;  parce  qu'ils  auraient  dû 
payer  la  valeur  des  constructions,  et  qu'ils  auraient  eu  de  la  peine  à 
trouver  un  autre  locataire.  Pendant  les  troubles  du  xvi®  siècle,  le 
droit  devint  de  fait  héréditaire,  ou  du  moins  plusieurs  arrêts  le  dé- 
clarèrent tel.  La  jurisprudence  et  la  coutume  tranchèrent  les  différens 
points  contestés;  une  formule  plus  claire  fut  rédigée,  généralement 
acceptée,  et  depuis  lors  le  hcklem-regt,  ainsi  réglé,  s'est  maintenu  à 
côté  du  code  civil,  toujours  respecté  et  de  plus  en  plus  universelle- 
ment adopté  dans  toute  la  province  de  Groningue.  Ce  qui  étonne 
extrêmement,  c'est  que  ce  droit,  en  apparence  si  compliqué,  si  su- 
ranné, puisse  se  répandre  aujourd'hui  même  et  gagner  du  terrain. 
Voici  l'explication  de  cette  énigme  économique.  D'abord  le  pro- 
priétaire qui  veut  céder  le  heklem-regt  sur  sa  terre  reçoit  une  forte 
somme  et  conserve  encore,  nominalement  au  moins,  la  propriété. 
Ensuite  celui  qui  cultive  son  propre  bien,  et  qui  a  besoin  d'argent, 
peut  vendre  la  nue  propriété,  en  se  réservant  le  heklem-regt  pour 
lui-même;  mais  l'origine  ordinaire  des  nouveaux  contrats  de  ce 
genre  est  la  vente  publique,  parce  qu'en  vendant  séparément  la 

vance  annuelle  due  au  propriétaire  varie  extrêmement,  et  plutôt  d'après  l'époque  de  la 
constitution  de  la  rente  que  d'après  la  valeur  actuelle  de  la  terre  :  on  peut  compter  de 
5  à  6  jusqu'à  30  ou  40  florins  par  hectare.  La  valeur  vénale  du  droit  du  fermier  dépend 
du  prix  des  denrées,  de  la  prospérité  de  l'agriculture,  et  aussi  du  chiffre  de  la  redevance 
apnuelle.  Vers  1822,  la  valeur  du  beklem-regt,  était  tombée  si  bas  qu'on  ne  trouvait 
plus  à  vendre;  au  contraire,  depuis  l'ouverture  du  marché  anglais,  le  tenancier  a  vu 
ses  bénéfices  augmenter  à  tel  point  que  déjà,  il  commence  à  sous-louer  à  des  fermiers 
ordinaii'es,  circonstance  fâcheuse,  car  dès  lors  tous  les  avantages  du  beklem-regt  dispa- 
raissent. —  En  pleine  propriété,  la  terre  se  vend  environ  5,000  fr.  l'hectare. 


l'économie  rurale  en  néerlande.  127 

nue  propriété  et  le  bail  héréditaire,  on  réalise  une  plus  forte  somme 
que  si  l'on  vend  en  bloc  la  pleine  propriété.  C'est  ainsi  que  des  pol- 
ders endigués  depuis  une  vingtaine  d'années  Seulement  sont  éôiimiè 
2iM  bcklem-rcgt.        "' ''     '       '  ■        '  'i    ;  m;,) 

Quiconque  a  réfléobi  aux  '  înconvéniéns  du  bail'  à  ferme  ord'îiiàirié 
comprendra  sans  peine  les  avantages  du  contrat  adopté  en  Grorilii- 
gue.  Un  juge  compétent  en  cette  matière,  M.  Hippolyte  Passy,  à 
dit  avec  raison  :  «  Il  n'est  de  modes  de  location  très  favorables  aux 
progrès  delà  production  que  ciéuXiqui,  par  des  stipulations  bien 
entendues,  créent  aux  cultivateurs  un  intérêt  continu  à  ne  rien  né- 
gliger pour  féconder  de  plus  en  plus  le  présent  et  l'avenir.  »  Or  le 
bekiem-rcgt  répond  parfaitement  à  ce  programme.  Le  tenancier  peut 
entreprendre  les  plus  coûteuses  améliorations;  il  est  sur  d'en  re- 
cueillir tout  le  profit,  et  il  n'est  pas  menacé,  comme  le  locataire  bP- 
diilaire,  d'avoir  à  payer  un  fermage  d'autant  plus  élevé  qu'il  a  plus 
contribué  à  augmenter  la  fertilité  du  bien  qu'il  occupe.  La  récom- 
pense légitime  du  travail  est  le  produit  qu'il  fait  naître,  et  l'homme 
travaille  d'autant  mieux  qu'il  est  plus  certain  de  jouir  des  fruits  de 
ses  efforts.  Le  beklem-rcgt,  assurant  aux  cultivateurs  la  pleine 
jouissance  de  toute  augmentation  du  produit,  est  donc  le  plus  éner^ 
gique  des  stimulans  :  il  encourage  l'esprit  de  perfectionnement,  que 
le  bail  à  court  terme  met  à  l'amende. 

Comme  une  propriété  soumise  au  bail  héréditaire  ne  peut  être 
divisée  sans  le  consentement  du  propriétaire,  ce  contrat  est  un  ob- 
stacle naturel  au  morcellement  des  terres.  Il  empêche  le  dépèce- 
ment inopportun  des  propriétés,  suite  de  l'égalité  des  partages, 'et* 
pourtant  il  ne  rend  pas  impossible,  comme  le  majorât,  une  division' 
qu'une  bonne  économie  conseille,  car,  si  la  division  amène  un  avan- 
tage réel,  il  suffit  d'en  faire  profiter  aussi  le  propriétaire  pour  qu'il 
y  Consente. 

Ceux  qui,  frappés  des  prévisions  de  Malthus,  craignent  l'accrois- 
sement excessif  de  la  population  doivent  être  partisans  du  beklem- 
regt^  car  ce  système  y  oppose  une  entrave  efficace.  Le  nombre  des 
fermes  est  limité,  et,  comme  les  fils  des  cultivateurs  sont  habitués 
à  une  grande  aisance,  ils  ne  songent  pas  à  se  marier  d'abord,  sauf 
à  faire  ensuite  hausser  le  prix  des  terres  par  une  concurrence  incon- 
sidérée qui  pousse  au  morcellement.  Ayant  de  l'instruction,  ils  se 
font  une  carrière  ou  émigrent,  et  quand  ils  prennent  femme,  c'est 
qu'ils  ont  trouvé  de  quoi  la  nourrir,  elle  et  les  enfans  qu'elle  peut 
leur  donner.  Ainsi  le  beklcm-regt,  tout  en  favorisant  la  production 
de  la  richesse,  tend  k  limiter  le  nombre  de  ceux  qui  ont  à  se  la 
partager, iCt  il  ,^cçroît  le.bieii-êfre  des  ppjp^ulations  par  une  double 

action.     ,  .ftt:55:i\(^i\  f,(i  f.QvfnnBYj3  e;)i  g^oJ  a-toF  '')!>  -mîo  .^y-".'^' 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais,  clira-t-on,  si  ce  système  d'amodiation  est  supérieur  au  bail 
à  ferme,  il  est  inférieur  à  la  propriété.  Sans  doute  il  l'est  en  quel- 
que manière,  puisque  le  beklcmde  meyer  doit  payer  une  rente,  et 
que  le  propriétaire  n'en  paie  pas;  mais  il  y  a  cette  grande  différence 
à  l'avantage  du  beklem-regt,  c'est  qu'avec  ce  système  le  heklcmde 
meyer  cultive  lui-même,  tandis  que  le  propriétaire  louerait  la  terre. 
Supposons  le  bcklem-regt  aboli  en  Groningue,  qu'en  résulterait-il? 
C'est  qu'ici,  comme  en  Zélande,  la  terre  ayant  une  grande  valeur, 
celui  qui  posséderait  un  1/2  million  sous  la  forme  de  80  ou  100  hec- 
tares irait  habiter  la  ville  et  céderait  l'exploitation  de  son  bien  à  un 
locataire  dont  il  aurait  soin  d'augmenter  exactement  la  redevance 
tous  les  sept  ans.  Un  droit  bizarre  et  emprunté  au  moyen  âge. a  donc 
eu  pour  effet  de  créer,  comme  nous  l'avons  vu,  une  classe  de  culti- 
vateurs jouissant  de  tous  les  bénéfices  de  la  propriété,  si  ce  n'est 
qu'ils  ne  gardent  pas  pour  eux  tout  le  produit  net,  ce  qui  précisé- 
ment les  eût  éloignés  de  la  culture.  Au  lieu  de  locataires  tremblant 
de  perdre  leur  ferme,  reculant  devant  toute  amélioration  coûteuse, 
cachant  leur  bien-être,  dépendant  de  leur  maître,  nous  avons  ren- 
contré en  Groningue  une  sorte  d'usufruitiers  libres,  fiers,  simples 
de  mœurs,  mais  avides  de  lumières,  comprenant  les  avantages  de 
l'instruction,  et  ne  négligeant  rien  pour  la  répandre  parmi  eux, 
pratiquant  la  culture,  non  comme  une  routine  aveugle  et  un  mé- 
tier dédaigné,  mais  comme  une  noble  occupation  qui  leur  apporte 
de  la  fortune,  de  l'influence  et  le  respect  de  tous,  et  qui  exige  l'em- 
ploi des  plus  hautes  facultés  de  l'intelligence  et  de  la  volonté,  éco- 
nomes dans  le  présent,  mais  prodigues  pour  l'avenir,  disposés  à 
tous  les  sacrifices  pour  drainer  leurs  terres,  rebâtir  ou  agrandir 
leurs  bâtimens,  se  procurer  les  meilleures  machines  et  les  meil- 
leures races  d'animaux,  et  enfin  contens  de  leur  état,  parce  que 
leur  sort  ne  dépend  que  de  leur  activité  et  de  leur  prévoyance. 

Lorsqu'on  recherche  quelle  pourrait  être  la  destinée  future  des 
sociétés,  il  est  deux  choses  qu'on  voudrait  voir  se  réaliser  :  aug- 
mentation croissante  de  la  production  d'abord,  ensuite  et  surtout 
répartition  de  la  richesse  d'après  les  règles  de  la  justice.  Or  ce  que 
la  justice  exige,  c'est  que  le  travailleur  soit  assuré  de  jouir  des  fruits 
de  son  travail  et  du  profit  des  améliorations  qu'il  aura  su  accomplir. 
N'est-il  pas  intéressant  de  trouver  sur  l'extrême  rivage  de  la  Mer 
du  Nord  une  antique  coutume  qui  réponde  en  quelque  mesure  à 
cet  idéal  économique,  et  qui  assure  à  toute  une  province  une  pros- 
périté exceptionnelle  et  un  bien-être  équitablement  réparti? 

Emile  de  Laveleye. 


L'ABBÉ  DANIEL 


ÉTUDES  DE  LA  VIE  DE  CAMPAGNE 


A     M.     CAMILLE    FISTIE. 


Mon  cher  Camille,  permettez-moi  de  placer  votre  nom  en  tête  de  ce 
simple  récit.  Ce  ne  sera  d'ailleurs  que  justice,  car  la  conception  première 
vous  en  appartient;  vous  l'avez  trouvée  dans  ces  doux  sentiers  de  la  Tou- 
raine  que  nous  avons  si  souvent  parcourus  ensemble,  et  plusieurs  pages 
ont  été  presque  entièrement  écrites  sous  votre  dictée. 


I. 

10  septembre  183.. 

'v^' Avant-hier  j'ai  eu  vingt  ans,  et  j'ai  quitté  le  séminaire  pour  n'y 
plus  rentrer.  Mon  cœur  est  plein  de  joie,  et  une  douce  fièvre  m'a- 
gite depuis  que  je  suis  revenu  dans  mon  cher  pays  mi-poitevin  et 
mi- tourangeau.  J'ai  refait  connaissance  avec  mon  petit  domaine  des 
Bruasseries.  J'ai  revu  les  Templiers,  où  habite  mon  oncle,  et  où  j'ai 
retrouvé  Denise,  grandie  et  plus  belle  encore  que  l'an  dernier.  — 
Elle  a  maintenant  dix-sept  ans.  —  Ce  matin,  j'ai  traversé  le  pré  qui 
sépare  les  Bruasseries  des  Templiers;  je  me  suis  glissé  jusqu'au  pied 
de  la  tourelle  aiguë  qui  regarde  Étableaux.  De  là  on  aperçoit  toute 
la  vallée.  Étableaux,  à  droite,  s' étage  sur  son  coteau  rocheux.  Au- 
dessous,  par-delà  les  molles  rondeurs  deà  châtaigniers,  l'Égronne, 
sinueuse  et  lente,  chemine  par  les  prés,  tantôt  cachée  sous  les 
aunes,  tantôt  découverte  et  presqu' aveuglante  de  clarté.  A  gauche, 
tout  au  fond,  le  bourg  de  Pressigny  s'étale  en  éventail,  et  la  rivière 

TOME  XLVIII.  9 


130  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

baigne  ses  dernières  maisons.  Le  soleil  montait  dans  un  ciel  d'un 
bleu  immaculé  et  illuminait  toute  la  vallée.  Quelle  fête  pour  les 
yeux!  quel  beau  temps,  et  quelle  joie  de  vivre! 

L'autre  soir,  quand  je  suis  allé  faire  mes  adieux  à  l'abbé  Bonneau, 
notre  supérieur,  je  l'ai  trouvé,  comme  d'habitude,  enfermé  dans  la 
bibliothèque.  —  Eh  bien!  mon  enfant,  m'a-t-il  dit  en  relevant  sa 
tête  déjà  blanche,  vous  nous  abandonnez?  —  Je  l'ai  remercié  de  ses 
bontés  pour  moi,  puis  je  lui  ai -exposé  que  je  ne  me  sentais  pas  une 
vocation  assez  décidée  pour  l'état  ecclésiastique,  et  que  j'essaierais 
de  faire  mon  salut  tout  en  vivant  dans  le  monde.  —  Mon  enfant, 
m'a-t-il  répondu  de  sa  voix  lente,  vous  parlez  de  ce  que  vous  ne 
connaissez  pas  :  le  monde  soumet  les  cœurs  à  de  rudes  épreuves,  et 
vous  êtes  de  ceux  qu'il  aime  surtout  à  faire  souffrir.  Du  reste,  a-t-il 
ajouté  en  me  tendant  la  main ,  Dieu  saura  ramener  ses  brebis.  Je 
ne  vous  dis  pas  adieu,  mais  au  revoir,  car,  si  j'en  crois  mon  cœur, 
vous  nous  reviendrez. 

Pauvre  abbé!  Il  y  a  deux  jours  à  peine  que  la  lourde  porte  s'est 
refermée  derrière  moi,  et  aujourd'hui  le  séminaire  m'ajDparaît  déjà 
comme  un  pays  si  lointain  et  si  étrange  ! 

18  septembre  au  soir. 

L'horloge  de  Pressigny  vient  de  sonner  dix  heures,  la  nuit  est 
calme,  la  maison  est  assoupie,  et  seul  je  ne  puis  dormir... 

C'était  aujourd'hui  dimanche.  Nous  ne  sommes  pas  allés  aux 
vêpres,  et  j'ai  passé  l'après-midi  aux  Templiers.  Il  faisait  un  temps 
clair  et  tiède  ;  les  domestiques  avaient  pris  congé  pour  le  reste  du 
jour;  mon  oncle  était  à  la  chasse,  et  ma  tante  s'était  endormie  en 
lisant  dans  son  livre  d'heures.  Les  cloches  de  Pressigny  avaient 
longtemps  sonné,  et  venaient  de  se  taire.  Un  bourdonnement  d'in- 
sectes où  l'on  distinguait  la  lime  aiguë  de  la  cigale  emplissait  les 
champs.  Denise  et  moi,  nous  nous  sommes  assis  au  pied  de  la  tou- 
relle, près  des  framboisiers.  Nous  étions  silencieux.  Je  me  sentais 
heureux  et  pourtant  tourmenté;  j'aurais  voulu  marcher  pour  se- 
couer mon  embarras,  et  je  restais  immobile.  Elle  aussi  paraissait 
troublée.  —  Denise,  ai -je  dit  enfin,  je  voudrais  te  demander  une 
chose  qui  me  rendrait  bien  heureux...  Cueille  toi-même  cette  rose 
qui  est  là,  et  donne-la-moi.  —  Elle  est  restée  immobile,  et  moi, 
rouge  de  honte,  je  n'osais  plus  la  regarder.  Tout  à  coup,  et  sans 
rompre  le  silence,  elle  s'est  levée  et  a  marché  lentement  vers  le  ro- 
sier. Sa  main  s'est  glissée  à  travers  les  branches;  mais  en  déta- 
chant la  fleur  elle  a  poussé  un  cri.  Je  suis  accouru  :  son  bras  s'était 
meurtri  aux  épines. —  Ce  n'est  rien,  a-t-elle  dit,  et  elle  a  voulu  s'é- 
loigner. J'ai  pris  sa  main,  j'ai  posé  un  doigt  tremblant  sur  la  dé- 


l'abbé    DANIEL.  131 

cliirure  où  perlait  une  gouttelette  de  sang.  Elle  a  tressailli,  et  nos 
regards  se  sont  rencontrés.  Elle  a  laissé  tomber  la  rose,  et  nous  nous 
sommes  enfuis  chacun  d'un  côté,  effrayés  de  nos  témérités. 

J'ai  passé  le  reste  de  ma  journée  à  courir  dans  les  bois.  Il  me 
semblait,  chaque  fois  que  je  ralentissais  ma  course,  sentir  encore  à 
l'extrémité  de  mes  doigts  la  moite  impression  de  cette  chair  déli- 
cate, meurtrie  par  les  épines.  A  la  tombée  de  la  nuit,  comme  je  rô- 
dais autour  des  Templiers,  l'oncle  m'a  vu  et  m'a  appelé.  Je  suis 
entré  dans  la  grande  salle,  les  yeux  baissés,  et  frémissant  de  la  tête 
aux  pieds.  Denise  était  penchée  vers  l'àtre,  et  je  ne  pouvais  voir  sa 
figure.  Près  de  la  table  servie,  un  grand  jeune  homme  blond,  aux 
larges  épaules,  à  l'air  ouvert  et  hardi,  se  tenait  debout.  —  Tu  vas 
souper  avec  nous,  m'a  dit  mon  oncle,  et  avec  ce  garçon-là.  Le  re- 
connais-tu? —  J'osais  à  peine  lever  les  yeux  sur  le  nouveau-venu, 
quand  lui,  partant  d'un  éclat  de  rire,  s'est  écrié  :  —  Eh  !  quoi,  pe- 
tit Daniy  tu  ne  te  souviens  plus  de  Simon  Beauvais,  de  Pressigny, 
qui  t'a  repêché  un  jour  que  tu  t'étais  laissé  choir  dans  l'Égronne?... 
Tu  as  donc  jeté  le  froc  aux  orties?  —  Et  son  rire  bruyant  a  recom- 
mencé. Je  ne  savais  que  répondre,  et,  confus  de  ce  malencontreux 
souvenir  évoqué  en  présence  de  Denise,  je  me  suis  laissé  secouer  la 
main  par  le  colosse,  qui  s'est  ensuite  assis  à  table  près  de  ma  cou- 
sine. J'ai  gardé  le  silence  pendant  le  souper,  tandis  que  Beauvais, 
rendu  plus  jovial  par  le  vin  de  mon  oncle,  n'était  jamais  à  court  de 
saillies  et  de  joyeux  contes.  Denise  paraissait  comme  moi  préoccu- 
pée, et  ne  prononçait  que  de  rares  paroles.  Au  moment  du  départ, 
nos  regards  se  sont  rencontrés,  mais  elle  a  rapidement  détourné  la 
tête,  et  je  suis  rentré  aux  Bruasseries  tout  agité,  la  tête  pleine  de 
projets,  le  cœur  rempli  de  craintes  vagues. 

28  septembre. 

Simon  Beauvais  ne  quitte  plus  les  Templiers.  Tout  le  jour  la  mai- 
son retentit  de  son  gros  rire.  Mon  oncle  le  choie,  les  domestiques 
ne  tarissent  pas  sur  sa  force,  son  entrain  et  son  adresse;  Denise 
même  est  sous  le  charme,  et  moi,  inhabile  à  tous  les  exercices  du 
corps,  je  me  sens  plus  gauche,  plus  timide  encore  quand  il  est  là.  Il 
est  venu  gâter  le  paisible  bonheur  que  je  savourais  silencieusement. 

Aujourd'hui  les  vendanges  ont  commencé  dans  la  vallée.  Un  splen- 
dide  soleil  baignait  les  vignes  aux  feuilles  déjà  rougies.  Les  vendan- 
geurs, échelonnés  le  long  des  pentes  de  la  côte  des  Murets,  s'entr'ap- 
pelaient joyeusement.  Sur  les  routes  couraient  les  charrettes  chargées 
de  raisins,  et  une  molle  odeur  de  vin  doux  s'exhalait  des  pressoirs. 
Denise,  la  tête  couverte  d'un  large  chapeau  de  paille,  passait  lé- 
gèrement entre  les  ceps,  et  je  la  suivais,  heureux  de  me  mouvoir 
avec  elle  dans  le  même  air  tiède  et  de  fouler  le  sable  où  s'étaient 


132  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

posés  ses  pieds.  Un  moment  elle  s'est  arrêtée  sous  un  noyer,  le 
temps  chaud  avait  rougi  ses  joues,  et  dans  l'ombre  projetée  par 
les  bords  de  son  chapeau  de  paille  on  voyait  briller  ses  yeux  cou- 
leur de  violette.  Tout  à  coup,  à  quelques  pas  de  nous,  Beauvais  est 
apparu,  conduisant  la  charrette.  Sa  figure  épanouie  avait  cette  ex- 
pression gouailleuse  qui  me  déconcerte  toujours.  Tandis  que  les 
vendangeurs  versaient  leurs  bottées  dans  les  tonneaux  placés  sur  le 
chariot,  le  cheval,  impatienté  par  les  mouches,  a  fait  mine  de  s'em- 
porter. Beauvais  s'est  élancé  en  avant  et  a  saisi  le  bridon,  et  pen- 
dant que  la  bête  ruait,  lui,  d'un  seul  bras,  la  contraignait  à  rester 
en  place  et  souriait  d'un  air  superbe.  J'ai  regardé  Denise  à  la  déro- 
bée :  elle  avait  les  yeux  fixés  sur  Beauvais,  et  sa  figure  exprimait  une 
naïve  admiration.  Je  me  suis  senti  humilié;  pour  la  première  fois  la 
jalousie  m'a  mordu  au  cœur,  et  j'ai  brusquement  quitté  la  vigne. 

Au  séminaire,  20  octobre. 

iSon,  je  n'étais  pas  fait  pour  la  vie  du  monde,  et  l'abbé  Bonneau 
avait  raison.  L'épreuve,  ô  mon  Dieu,  n'a  pas  été  longue!...  Je  ne 
pouvais  plus  rester  aux  Templiers,  et  le  séjour  même  des  Bruasse- 
ries  m'était  insupportable.  Denise  épouse  Beauvais  dans  trois  jours. 
On  parlait  déjà  de  ce  mariage  à  mon  retour  aux  Bruasseries,  et  j'é- 
tais le  seul  à  l'ignorer.  Une  servante  bavarde  s'est  chargée  de  me 
dessiller  les  yeux.  J'ai  senti  dans  mon  cœur  un  grand  écroulement, 
il  ma  semblé  qu'un  épais  brouillard  obscurcissait  tout  à  coup  ma 
lumineuse  vallée  de  l'Égronne.  J'ai  passé  une  nuit  à  pleurer,  et  au 
matin  je  me  suis  enfui,  sans  même  la  voir  une  dernière  fois. 

Je  suis  rentré  à  la  ville  par  une  tiède  soirée.  Tous  les  habitans 
étaient  dehors.  J'ai  traversé  les  rues  bordées  de  magasins  vivement 
éclairés,  et  sillonnées  d'une  foule  joyeuse,  animée,  vivante,  puis  je 
me  suis  enfoncé  dans  le  quartier  solitaire  et  obscur  qui  avoisine  la 
cathédrale.  La  vieille  église  étendait  sa  grande  ombre  sur  les  cloî- 
tres et  sur  les  murs  du  séminaire.  Portant  d'une  main  mon  léger 
bagage,  j'ai  frappé  à  la  grande  porte  bien  connue,  et  j'ai  demandé 
le  supérieur.  On  m'a  conduit  à  la  bibliothèque.  Tout  au  fond,  à 
l'extrémité  de  deux  sombres  murailles  de  livres,  je  l'ai  aperçu  qui 
lisait  près  de  sa  petite  lampe.  Au  bruit  de  mes  pas,  il  a  relevé  la 
tête,  et,  me  tendant  la  main  :  —  Eh  bien!  a-t-il  dit  de  sa  voix 
calme,  je  vous  avais  bien  prédit  que  vous  nous  reviendriez!  —  Alors 
seulement  j'ai  senti  que  tout  était  fini,  et  je  n'ai  pu  lui  répondre  que 
par  des  sanglots. 

Quatorze  ans  après.  —  Mars  184.. 

En  rangeant  mes  livres,  j'ai  retrouvé  le  petit  paroissien  dont  je 
me  servais  aux  Templiers.  Qu'il  faut  peu  de  chose  pour  faire  dé- 


l'abbé    DANIEL.  133 

vier  mon  esprit  et  le  pousser  vers  les  émotions  défendues!  A  la  vue 
de  la  reliure  brune,  je  me  suis  senti  attendri.  Mon  pauvre  cœur  s'est 
rouvert  comme  une  blessure  mal  fermée.  Les  Templiers!  En  dé- 
pit de  ma  volonté,  mon  cœur  est  toujours  aux  Templiers.  J'ai  beau 
feuilleter  mes  livres,  saint  Augustin  me  semble  maintenant  subtil 
et  Bossuet  impitoyable.  Que  Dieu  me  vienne  en  aide,  car,  livré  à  moi- 
même,  je  crains  de  succomber. 

Au  séminaire,  j'étais  soutenu  par  l'enthousiasme  de  la  foi,  par 
l'attrait  des  dévouemens  de  l'apostolat  et  par  la  discipline  de  la  mai- 
son... Je  fis  avec  transport  le  sacrifice  de  ma  volonté.  On  me  nomma 
vicaire  à  la  ville.  La  chaire  m'était  ouverte,  je  voyais  la  foule  atten- 
tive au-dessous  de  moi.  Je  préparais,  j'étudiais  mes  sermons,  ma  jeu- 
nesse montait  tout  entière  à  mes  lèvres;  mais  il  a  plu  à  Dieu  de  me 
donner,  avec  un  génie  médiocre,  une  âme  moins  ambitieuse  que 
tendre.  Mon  zèle  se  ralentit;  puis  la  ville  avec  ses  passions  et  ses 
distractions  bruyantes,  la  ville  me  troublait  et  m' ébranlait.  Je  crus 
qu'un  village  bien  ignoré,  caché  parmi  les  arbres,  conviendrait 
mieux  aux  besoins  de  mon  cœur.  J'obtins  une  cure  à  D...,  au  fond 
de  la  Touraine,  à  vingt  lieues  des  Templiers.  Je  saluai  cette  pro- 
messe de  vie  paisible;  je  me  complus  dans  cette  idée  de  m'enterrer 
ici,  à  trente-trois  ans,  espérant  qu'au  village  du  moins  il  me  serait 
donné  de  faire  fructifier  mon  âme  au  profit  de  ma  pauvre  paroisse. 
Je  suis  à  D...  depuis  un  an.  J'ai  quatre  cents  paroissiens  disséminés 
dans  des  closeries  éparses.  L'église  est  presque  seule,  au  centre , 
avec  la  maison  commune  et  le  presbytère.  Ma  demeure  est  humble 
et  vieille,  mais  paisible  et  selon  mes  goûts.  Derrière  s'étend  un 
enclos  ombreux  et  assez  vaste.  Que  me  manque-t-il  encore?... 

Mes  amis  ont  cessé  de  m' écrire.  Tout  ce  qui  reste  de  ma  famille 
est  aux  Templiers,  où  je  ne  puis  retourner.  De  loin  en  loin,  la  poste 
m'apporte  un  mandement  ou  une  circulaire  imprimée  avec  la  sus- 
cription  :  «  A  M.  le  curé  de  D....  »  Plus  de  lettres  intimes,  plus  de 
Daniel!...  Hors  de  ma  paroisse,  je  suis  mort;  mes  paroissiens  sont 
des  hommes  simples  et  presque  tous  illettrés.  Je  ne  les  vois  guère 
que  le  dimanche;  durant  la  semaine,  je  vis  dans  l'isolement.  Marie 
Lène,  qui  a  servi  mon  prédécesseur  et  qui  me  sert,  Marie  Lène  ne 
dit  pas  deux  paroles  en  un  jour.  Elle  a  constamment  comme  un  ban- 
deau de  plomb  sur  le  front  et  passe  le  reste  de  sa  vie  à  s'ennuyer 
pour  l'amour  de  Dieu.  Je  n'ai  pas  de  chien,  Marie  Lène  a  horreur 
des  animaux.  Mon  jardin  même,  qui  me  plaisait  tant  l'an  dernier, 
mon  jardin  est  devenu  morose  comme  ma  vie.  Mes  confrères  des  pa- 
roisses voisines  sont  tous  âgés  et  ont  des  goûts  sédentaires;  d'ail- 
leurs leurs  cheveux  blancs  attirent  mon  respect  sans  attirer  mon 
cœur. 

Et  voilà  que  je  me  sens  pris  de  la  nostalgie  de  la  ville.  Les  inquié- 


134  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

tudes  de  la  cité  ont  fait  place  à  d'autres  inquiétudes.  Je  suis  malade 
de  solitude.  Ma  paroisse  ressemble  à  un  grand  verger  où  la  nature 
seule  règne,  pacifique  et  féconde.  La  ville  est  plus  ou  moins  sym- 
pathique à  toutes  les  vocations;  mon  village  ne  comprend  que  deux 
choses  :  le  travail  manuel  et  le  mariage.  Je  n'ai  pas  de  célibataires 
au-delà  de  l'âge  de  trente  ans.  Partout  où  un  toit  fume  entre  les 
noyers,  il  y  a  une  famille,  il  y  a  des  enfans.  L'église,  la  maison  com- 
mune et  mon  presbytère  sont  les  seules  demeures  solitaires;  mais 
l'église  a  Dieu,  et  chaque  dimanche  un  troupeau  de  fidèles;  la  rtiai- 
son  commune  a  l'école,  toute  bourdonnante  d' enfans;  mon  logis  seul 
est  délaissé...  Ah!  pauvre  pasteur  dévoyé!...  Quand  je  me  promène 
sur  les  hauteurs  et  dans  les  chemins  cfeux,  je  suis  la  proie  des  perï- 
sées  les  plus  contraires.  L'ambition  vient-elle  encore  me  sourire  dans 
mes  songes,  une  voix  lui  répond  de  mon  livre  :  Humilité  ;  aux  sou- 
venirs d'une  tendresse  trop  terrestre,  cette  même  voix  répond': 
Chasteté;  aux  besoins  d'intimité  :  Isolement  et  détachement.  Et  ce- 
pendant les  blés  qui  frémissent  sous  le  vent  et  poudroient,  les  oi- 
seaux qui  courent  vers  leur  nid  caché  dans  les  branches,  les  femmes 
qui  portent  dans  les  vignes  le  repas  du  tantôt  à  leur  mari  ou  à  leurs 
fils,  les  paysans  qui  chantent  au  loin,  le  soir,  quand  tous  les  bruits 
se  sont  apaisés,  que  me  disent-ils  tous?  Mariage!  famille!... 

Si  seulement  j'avais  un  petit  enfant  à  élever,  à  instruire,  à  aimer, 
un  enfant  dormant  sous  mon  toit,  jouant  sur  mon  seuil,  emplissant 
ma  maison  de  sa  jeune  vie  joyeuse!... 

Avril  184.. 

Ce  matin,  au  moment  où  je  rentrais  au  presbytère  après  ma 
messe,  j'ai  été  abordé  par  une  femme  âgée  que  je  n'ai  pas  reconnue 
tout  d'abord.  C'était  La  Bruère,  la  vieille  domestique  de  Denise.  Je 
ne  l'avais  pas  revue  depuis  mon  temps  de  séminaire.  Mon  cœur 
battit,  et  je  me  sentis  rougir.  Elle,  un  peu  intimidée  aussi  par  ma 
soutane,  s'avançait,  saluait  et  ne  savait  si  elle  devait  m' appeler  Da- 
niel ou  M.  le  curé.  «  Vous  ne  pensiez  bien  sûr  guère  à  moi,  monsieur 
le  curé?  me  dit-elle  enfin  ;  je  suis  venue  à  cause  de  ma  sœur,  qui  est 
closière  dans  votre  paroisse.  J'arrive  des  Templiers,  où  tout  le  monde 
vous  fait  bien  des  complimens.  Notre  maîtresse  m'a  répété  :  —  Ne 
manque  pas  surtout  d'aller  chez  le  cousin  et  de  lui  demander  ses 
portemens.  Pauvre  dame  mignonne!  elle  est  toujours  un  peu  déli- 
cate depuis  qu'elle  a  eu  sa  petite  Denise,  il  y  aura  trois  ans  vienne 
Pâque -Fleurie.  Ah!  on  ne  vous  oublie  pas  aux  Templiers,  et  même- 
ment  M.  Beauvais  m'a  dit  :  «  Voilà  un  lièvre  que  vous  porterez  au 
cousin...  »  Et  la  petite!  voici  un  bouquet  de  violettes  qu'elle  a  fait 
elle-même.  ' 

La  Bruère  est  toujours  aussi  bavarde.  Son  babil  m'a  laissé  lé 


l'abbé    DANIEL.  135 

temps  de  me  remettre  de  mon  trouble.  J'ai  pu  la  questionner  en- 
suite sans  paraître  trop  énm  et  contenter  ainsi  mon  faible  cœur,  qui 
s'était  réveillé  en  sursaut  d'un  sommeil  de  quatorze  années... 

On  est  heureux  aux  Templiers!  Je  le  pensais  bien.  Gomment  n'y 
serait-on  pas  heureux!  Beauvais  est  plein  d'attention  pour  ma  cou- 
sine. Ils  ont  une  petite  fille  qu'ils  adorent,  et  qui  est  le  vivant  por- 
trait de  sa  mère,  dont  elle  porte  le  doux  nom.  La  Bruère  ne  m'a 
laissé  désirer  aucun  détail,  elle  m'a  tout  conté  :  la  gentillesse  de 
l'enfant,  les  préoccupations  de  la  mère,  les  agrandissemens  du  do- 
maine, les  prouesses  de  chasse  de  Beauvais.  Et  j'ai  cru  le  revoir, 
mon  heureux  rival,  projetant  sa  grande  ombre  sur  moi,  et  j'ai  revu 
aussi  Denise,  brune,  pâle  et  mignonne,  et  j'ai  revu  le  temps  passé... 

Voici  qu'une  larme  vient  de  rouler  sur  le  liséré  blanc  de  mon  ra- 
bat. Elle  y  brille  suspendue.  0  souvenirs,  pourquoi  vous  ai-je  évo- 
qués? 0  mon  cœur,  tu  te  croyais  détaché  du  monde,  et  tu  t'attendris 
au  souvenir  d'une  femme  !... 

Ils  ont  une  petite  fille  qui  ressemble  à  sa  mère... 

Avril  184.. 

Un  affreux  malheur!...  Pauvre  homme,  oii  es-tu  maintenant?... 
Je  vois  toujours  ton  regard  si  profond.  Que  voulait-il  me  dire?  Puisse 
Dieu  te  juger  dans  sa  miséricorde!  Pauvre  veuve  enceinte!  pauvre 
enfant  ! 

Il  était  trois  heures  de  l'après-midi.  J'étais  à  l'église,  où  on  chan- 
tait les  Ténèbres.  C'est  aujourd'hui  jeudi  saint.  La  porte  était  restée 
large  ouverte  et  livrait  passage  au  printemps.  Le  temps  était  doux, 
comme  est  douce  la  paix  d'une  conscience  fraîchement  réconciliée 
avec  son  Dieu.  Les  fleurs  dont  de  pieuses  filles  avaient  surchargé  le 
tombeau  de  Notre-Seigneur,  les  fleurs  embaumaient  l'air.  J'étais 
assis  à  ma  place  accoutumée,  au  milieu  des  enfans.  Les  femmes 
s'étaient  rangées  devant  le  chœur.  Les  enfans  avaient  apporté  cha- 
cun un  maillet  de  bois  pour  marquer  bruyamment  la  consternation 
de  Jérusalem.  Cette  circonstance,  jointe  au  printemps,  les  rendait 
plus  turbulens  que  d'ordinaire.  Le  petit  Daniel  surtout  était  plus 
remué  que  jamais.  C'est  un  enfant  de  huit  ans.  Je  l'avais  déjà  de- 
puis longtemps  distingué  parmi  ses  camarades  pour  sa  bonne  mine, 
son  air  éveillé,  et  aussi  parce  qu'il  s'appelle  Daniel,  comme  moi.  11 
parlementait  avec  son  plus  proche  voisin ,  et  s'agitait  pour  arriver 
à  se  placer  à  mes  côtés.  Les  enfans  devinent  si  vite  qu'on  les  aime! 
Déjà,  selon  le  rite  du  jeudi  saint,  on  avait  éteint  les  premières 
bougies  de  cire  jaune,  et  je  me  transportais  en  esprit  à  Jérusalem. 
Le  petit  Daniel  avait  réussi  à  se  glisser  près  de  moi ,  et  bientôt  la 
douceur  de  l'air,  le  parfum  des  fleurs,  le  chant  des  psaumes  avaient 
clos  ses  yeux,  et  il  appuyait  sur  mon  bras  sa  tête  ensommeillée.  On 


136  liEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  éteint  l'avant-dernière  bougie.  Déjà  les  maillets  impatiens 
commençaient  à  se  faire  entendre,  quand  tout  à  coup  un  bruit  se 
répand  dans  l'église.  Je  tourne  la  tête,  une  femme  accourait.  Toutes 
les  autres  se  lèvent,  s'attroupent,  puis  sortent  en  hâte.  On  vient 
à  moi.  —  Monsieur  le  curé,  c'est  le  charpentier  Peyré  (le  père  du 
petit  Daniel)  qui,  en  plaçant  le  bouquet  sur  le  faîte  de  la  nouvelle 
maison,  vient  de  tomber  dans  la  rue  et  se  meurt!  —  Je  sors  tout  en 
surplis,  je  cours  vers  la  maison  neuve.  Tout  le  monde  se  range  à 
mon  approche,  et  je  vois  étendu,  dans  quel  état,  mon  Dieu!  un 
homme  qui  ouvre  sur  moi  ses  grands  yeux ,  plonge  un  profond  re- 
gard dans  mon  regard,  et,  comme  je  lui  prenais  les  mains,  remue 
les  lèvres,  et  le  voilà  mort!  Sa  femme  était  là,  tout  à  côté,  immobile 
statue.  La  foule  criait,  elle  seule  était  muette.  Elle  est  enceinte.  On 
emporte  le  cadavre,  on  entraîne  la  veuve;  mais,  avant  départir, 
elle  lève  les  yeux  vers  le  faîte  de  la  maison  où  le  bouquet  planté 
par  son  mari  faisait  flotter  ses  rubans  joyeux. 

Peyré  n'a  point  de  parens  ici;  il  n^était  pas  du  pays.  La  veuve 
n'a  qu'un  frère  chargé  d'enfans.  Tout  cela  est  pauvre  à  faire  pleu- 
rer. Le  réduit  de  Peyré  ne  lui  appartient  même  pas.  Heureusement 
j'ai  encore  la  plus  forte  partie  de  mon  terme  des  Bruasseries  ;  mais 
que  peut  faire  l'argent  ici?  Ah  !  que  sont  mes  ennuis  à  côté  de  cette 
douleur?...  Misérable,  et  je  me  plaignais! 

Quand  je  pris  congé  de  la  veuve,  mon  attention  fut  attirée  par  les 
cris  lamentables  du  petit  Daniel ,  qui  dormait  tantôt  de  si  bon  cœur 
sur  mon  bras.  Je  le  pris  par  la  main  et  l'emmenai  au  presbytère.  Je 
l'ai  couché  dans  ma  chambre  d'ami.  11  dort  maintenant.  Les  larmes 
se  sont  séchées  sur  ses  joues,  qu'elles  ont  toutes  barbouillées... 

0  mon  Dieu  !  d'un  malheur  si  affreux  ta  providence  voudrait-elle 
faire  jaillir  pour  moi  une  consolation?  Me  donnes -tu  Daniel  pour 
mes  œufs  de  Pâques?... 

Dix  jours  après. 

Que  la  paix  du  Seigneur  s'étende  aussi  sur  elle  durant  les  siècles 
des  siècles!...  La  femme  de  Peyré  a  suivi  son  mari  à  sept  jours  d'in- 
tervalle. Je  l'ai  enterrée  près  de  lui  avec  l'enfant  qu'elle  portait  dans 
son  sein.  Elle  s'était  alitée  le  lendemain  de  l'événement.  Elle  ne 
mangeait  plus,  elle  ne  parlait  plus.  Le  médecin  l'avait  condamnée 
dès  le  premier  jour.  La  vue  de  son  fils  lui  semblait  indifférente. 
(Pourtant  à  l'heure  suprême ,  comme  elle  tenait  la  main  de  Daniel, 
elle  le  regarda  avec  une  tendresse  inexprimable,  puis  mit  cette  main 
dans  la  mienne  sans  mot  dire.  J'ai  accepté  ce  legs. 

Mai  184... 

Voici  que  j'occupe  une  nouvelle  chambre.  J'ai  cédé  à  Daniel  la 
mienne,  qui  est  plus  aérée  et  plus  gaie.  Il  me  semble  que  j'ai  changé 


l'abbé   DANIEL.  137 

de  presbytère  et  même  de  paroisse.  La  sérénité  est  revenue  en  moi 
depuis  que  je  loge  cet  enfant  sous  mon  toit.  Je  pense  encore  souvent 
aux  Templiers,  mais  maintenant  sans  amertume  et  sans  péril.  Si 
Denise  a  une  petite  fille,  moi  j'ai  un  garçon.  Nos  destinées  ne  sont 
plus  si  différentes.  Béni  soit  Dieu,  qui  m'a  envoyé  cet  enfant! 

Mon  petit  Daniel  est  encore  un  peu  farouche;  il  n'est  pas  appri- 
voisé. C'est  un  oiseau  que  j'ai  pris  tout  emplumé,  et  qui  voit  bien 
qu'il  n'a  pas  été  élevé  ici.  11  est  comme  ces  Heurs  qu'on  transplante 
tout  en  boutons  déjà,  et  qui  sont  quelque  temps  avant  de  se  ravoir ti 
mais,  tout  sauvage  qu'il  est,  il  met  ma  maison  en  fête. 

Et,  tandis  que  je  satisfais  ainsi  mon  coeur  et  que  je  savoure  cette 
paternité  inespérée,  on  me  loue,  on  me  vante,  on  me  bénit  dans  ma 
paroisse.  —  Ah!  monsieur  le  curé,  que  c'est  bien  ce  que  vous  faites 
là!  Le  bon  Dieu  vous  le  rendra!  —  Je  m'en  humilie  devant  Dieu 
tous  les  soirs.  Ils  me  laissent  prendre  cet  enfant,  ils  me  le  don- 
nent; il  est  à  moi,...  un  enfant  vivant  et  beau!  Je  puis  le  nourrir, 
le  loger,  le  garder  dans  ma  maison,  et  ils  ne  me  demandent  rien  en 
retour  d'un  pareil  trésor,  et  je  ne  suis  pas  leur  débiteur!  Au  con- 
traire c'est  moi  qu'on  remercie  et  qu'on  loue! 

Ah!  nul  ne  sait  tout  le  calme,  tout  le  bonheur  que  ce  jeune  hôte 
m'apporte  dans  ses  mains  ouvertes  et  tendues...  J'ai  un  enfant! 

IL 

Ici  s'arrête  le  court  journal  de  l'abbé  Daniel.  Les  préoccupations 
nouvelles  entrées  au  presbytère  avec  l'orphelin  avaient  imposé  si- 
lence aux  pensées  troublantes  et  aux  souvenirs  mélancoliques.  Il 
avait  fallu  songer  à  vêtir  l'enfant,  à  l'acclimater,  à  l'apprivoiser 
surtout.  Pour  l'abbé,  si  timide,  si  gauche  et  si  inexpérimenté  quand 
il  s'agissait  des  détails  de  la  vie  pratique,  ce  n'avait  pas  été  une 
tâche  toujours  facile  ;  mais  il  s'y  était  mis  de  tout  cœur.  Toute  la 
tendresse  depuis  longtemps  accumulée  en  lui,  et  qui  ne  savait  où 
se  répandre,  s'épanchait  maintenant  sur  l'enfant  adoptif.  Il  s'occu- 
pait de  ses  vêtemens  et  de  sa  nourriture  avec  cette  joyeuse  ardeur 
d'une  jeune  mère  encore  novice,  à  qui  l'amour  fait  deviner  ce  que 
l'expérience  n'a  pu  lui  apprendre.  Le  jour,  il  passait  des  heures  à 
le  regarder  jouer,  et  la  nuit  à  le  regarder  dormir. 

Il  pensait  souvent  encore  à  Denise;  mais  cette  pensée  n'apportait 
maintenant  avec  elle  ni  regrets,  ni  remords.  Denise  n'apparaissait 
désormais  à  l'abbé  que  comme  la  mère  heureuse  d'un  enfant  en  qui 
plus  tard  devaient  revivre  ces  grâces  et  cette  fleur  de  jeunesse  tant 
aimées  autrefois.  Il  se  transportait  en  imagination  aux  Templiers, 
il  voyait  grandir  l'enfant,  il  entendait  ses  frais  éclats  de  rire  au  fond 


138  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  verger,  et  dans  ses  songeries  il  associait  sa  destinée  à  celle  de 
son  enfant,  à  lui. 

C'est  au  milieu  de  ces  préoccupations  et  de  ces  doux  rêves  que 
s'écoulèrent  rapidement  sept  années.  La  Bruère  vint  encore  une  fois 
à  D...,  et  cette  fois  apporta  d'assez  mauvaises  nouvelles.  Denise  ne 
pouvait  se  remettre  complètement  de  la  maladie  qui  avait  suivi  ses 
couches;  au  contraire  elle  paraissait  s'affaiblir  chaque  jour.  Cette 
visite  laissa  l'abbé  inquiet  et  mélancolique.  Après  le  départ  de  La 
Bruère,  il  se  promena  longtemps  dans  son  jardin,  il  se  sentait  le 
cœur  plein  d'une  tristesse  douce  et  amère  à  la  fois.  Daniel,  déjà 
grand,  le  rejoignit,  fit  quelques  tours  avec  lui  sans  parler,  puis  lui 
demanda  tout  à  coup  :  —  Qu'avez-vous,  mon  cousin  (c'était  l'abbé 
qui  lui  avait  fait  prendre  l'habitude  de  cette  appellation  familière)? 
—  Le  cousin  leva  le  bras  pour  lui  appuyer  la  main  sur  la  tête  :  — 
J'ai  toi  !  répondit-il ,  et  sa  pensée  changea  de  direction  sans  cesser 
d'être  émue. 

L'enfant  en  effet  avançait  en  âge,  il  entrait  dans  sa  seizième  an- 
née, et  bientôt  il  faudrait  se  séparer  de  lui.  Il  avait  peu  à  peu  par- 
couru le  cercle  assez  restreint  des  études  familières  à  l'abbé.  Il 
avait  fait  sa  première  communion,  il  avait  appris  le  français,  l'his- 
toire de  l'antiquité  et  celle  de  son  pays;  l'abbé  l'avait  vu  tantôt 
frémissant  au  récit  des  batailles,  tantôt  languissant  et  étouffant  un 
bâillement  aux  dissertations  philosophiques,  et  il  avait  pressenti 
que  la  vie  contemplative  et  studieuse  ne  serait  pas  son  fait,  que  le 
démon  des  aventures  le  pousserait  vers  l'action.  Quand  ce  besoin 
de  la  vie  active  éclaterait,  que  deviendrait  le  pauvre  cousin?... 
Daniel  lui  était  nécessaire  comme  le  pain.  Il  suivait  d'un  regard 
mélancolique  la  beauté  croissante  de  son  âge,  et  voyait  avec  effroi 
les  molles  rondeurs  de  l'enfance  s'effacer  sur  sa  figure  pour  faire 
place  aux  formes  anguleuses  de  l'adolescence.  Il  songeait  que  dans 
deux  ans,  plus  tôt  peut-être,  il  faudrait  faire  choix  d'une  position. 
Serait-il  cultivateur,  commerçant,  employé?  Et  l'abbé  cherchait 
d'un  air  inquiet  à  découvrir  en  Daniel  les  premiers  germes  d'une 
vocation,  et  il  s'effrayait  rien  qu'à  la  pensée  de  les  trouver. 

A  ces  inquiétudes  s'ajoutaient  les  tourmens  journaliers  que  lui 
causaient  les  témérités  et  les  goûts  aventureux  de  l'enfant.  Daniel 
jouait  avec  le  danger  comme  avec  une  fleur;  rien  ne  l' étonnait  et 
rien  ne  l'arrêtait;  agile,  robuste  et  toujours  de  bonne  humeur,  il 
était  le  boute-en -train  du  village;  on  le  voyait  à  toutes  les  fêtes  et 
à  toutes  les  corvées.  Il  y  avait  en  lui  quelque  chose  de  la  vivacité, 
de  la  gentillesse  et  aussi  de  la  sauvagerie  de  l'écureuil.  Une  fois  déjà 
on  l'avait  rapporté  au  presbytère  tout  meurtri  d'une  chute  de  che- 
val ,  un  jeune  cheval  qu'il  avait  monté  à  cru  et  lancé  au  galop  à 


l'abbé    DANIEL.  139 

travers  champs.  Une  autre  fois  il  avait  failli  se  noyer  dans  l'écUise 
du  moulin  en  plongeant  pour  en  retirer  un  enfant.  Le  malheureux 
et  craintif  cousin  soupirait,  et  ressentait  chaque  jour,  en  le  voyant 
sortir,  toutes  les  angoisses  d'une  mère  pour  un  fils  unique.  Chaque 
fois  qu'il  quittait  le  presbytère,  il  était  tenté  de  lui  donner  l'abso- 
lution in  ariiculo  mortis,  mais  qu'ils  étaient  délicieux  aussi  les 
momens  qui  succédaient  à  la  crainte  évanouie!  quelle  pluie  de 
printemps  lui  rafraîchissait  alors  le  cœur! 

Un  soir  ils  se  promenaient  ensemble  sur  la  grand'route.  Les  der- 
nières teintes  du  couchant  s'effaçaient,  la  vallée  commençait  à  s'obs- 
curcir; mais  à  l'horizon  les  lignes  s'accusaient  nettement  encore 
sur  le  ciel  orangé.  Une  forme  noire,  vigoureusement  découpée,  se 
montra  sur  la  route,  du  côté  du  couchant,  et  on  entendit  un  bruit 
de  pas...  L'adolescent  contempla  un  moment  cette  brusque  appa- 
rition et  s'écria  :  —  Mon  cousin,  un  soldat!  —  En  effet,  c'était  un 
fantassin  ;  le  sac  au  dos,  les  bras  doucement  balancés  par  une  mar- 
che rhythmée,  il  s'avançait  vers  les  promeneurs.  Il  les  atteignit 
bientôt  et  passa  rapide  à  côté  d'eux.  Une  force  mystérieuse  parais- 
sait le  pousser  en  avant.  Tout  était  expressif  dans  sa  personne  et 
semblait  dire  :  —  Plus  vite!  Là-bas  je  vais  surprendre  quelqu'un; 
là-bas  une  joie  m'attend!  —  L'abbé  avait  continué  à  marcher  en 
sens  inverse,  mais  Daniel  s'était  arrêté  et  suivait  le  soldat  avec  des 
yeux  avides.  Quand  il  l'eut  perdu  dans  l'ombre  :  —  Mon  cousin, 
s'écria-t-il  tout  à  coup,  savez-vous?  c'est  soldat  que  je  voudrais 
être!  —  Le  cousin  gardait  le  silence.  —  Mon  cousin,  reprit  l'en- 
fant, est-ce  que  je  vous  ai  fait  de  la  peine?...  —  L'abbé,  toujours 
muet,  poursuivait  sa  route  d'un  pas  rapide  en  songeant  aux  inex- 
primables déchiremens  de  la  séparation,  et  mentalement  il  répétait 
ces  mots  de  l'Évangile  de  saint  Matthieu  :  Pater  mi...,  non  slcut  ego 
volo,  sed  sicut  tu... 

Le  lendemain,  à  midi,  le  facteur  apporta  une  lettre  de  Simon 
Beauvais  :  Denise  était  gravement  malade  et  se  recommandait  aux 
prières  de  son  cousin.  L'abbé  resta  d'abord  comme  anéanti  sous  le 
coup,  puis  il  prit  le  chemin  de  l'église  et  y  demeura  agenouillé  pen- 
dant une  heure  :  il  en  sortit  un  peu  fortifié,  mais  non  calmé,  et  mar- 
cha jusqu'au  soir  à  travers  champs.  Au  retour,  il  refusa  de  souper, 
descendit  au  jardin  et  passa  une  grande  partie  de  la  nuit  à  marcher 
encore  et  à  fatiguer  son  corps  pour  assoupir  les  agitations  de  son 
esprit.  Vers  deux  heures  du  matin,  la  fraîcheur  de  l'air  le  saisit,  et 
il  songea  à  prendre  quelque  repos.  Il  fut  réveillé  dès  quatre  heures 
par  un  ronflement  étrange  qui  partait  d'une  grange  voisine  du 
presbytère.  C'était  le  bruit  d'une  batteuse  qu'on  avait  amenée  la 
veille  au  village,  et  dont  le  mécanisme  nouveau  pour  le  pays  avait 
excité  l'admiration  de  Daniel.  Ce  sourd  grondement  ébranla  encore 


liO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  système  nerveux  très  irritable  de  l'abbé.  Il  redescendit  au  jardin 
et  se  remit  à  songer  à  Denise.  Le  facteur  passait  chaque  jour  à  midi; 
il  apporterait  sans  doute  une  nouvelle  lettre,  et,  selon  ce  qu'elle 
annoncerait,  le  cousin  prendrait  une  résolution  et  partirait,  s'il  le 
fallait,  pour  les  Templiers.  Il  allait  et  venait  dans  le  clos  pour  se 
fatiguer  et  tromper  l'attente.  Le  ronflement  de  la  batteuse  le  pour- 
suivait. Il  rentra  dans  sa  chambre  et  remplit  sa  valise  avec  une 
activité  fiévreuse  afin  d'être  prêt  pour  midi. 

Daniel  cependant  ne  savait  que  penser.  Depuis  la  veille,  son  cou- 
sin était  inabordable.  A  plusieurs  reprises  déjà,  il  avait  voulu  le 
questionner,  et  des  gestes  d'impatience  l'avaient  éloigné.  Il  se  ha- 
sarda de  nouveau  à  demander  :  —  Pour  Dieu,  mon  cousin,  qu'avez- 
vous?  —  Laisse-moi  seul!  —  répondit  brusquement  l'abbé.  Daniel 
interdit  alla  au  village,  où  il  trouvait  toujours  distraction  nouvelle, 
et,  comme  la  batteuse  l'attirait,  il  se  rendit  dans  la  grange  et  fut 
bientôt  tout  occupé  à  introduire  les  gerbes  dans  la  machine.  Il  n'é- 
tait pas  sorti  du  presbytère  que  déjà  le  cousin  le  cherchait  partout. 
—  Où  est  Daniel?  —  demanda-t-il  à  Marie  Lène.  Marie  Lène  haussa 
les  épaules  :  —  Qui  sait?  —  Où  est  Daniel?  demanda-t-il  encore  à 
un  enfant  qui  jouait  devant  la  cure.  —  A  la  batteuse  ;  il  pousse  la 
paille.  —  Le  malheureux!  s'écria  l'abbé,  et,  tout  enfiévré,  il  courut 
vers  la  grange.  Les  voisins  s'imaginèrent  qu'il  était  arrivé  malheur  à 
Daniel,  et  avant  que  l'abbé  eût  gagné  la  grange,  on  l'avait  devancé, 
et  de  sinistres  rumeurs  circulaient  dans  le  village.  Chacun  courait 
à  la  batteuse  et  gémissait  déjà.  Le  curé  arriva  sur  ces  entrefaites, 
et  à  l'air  effaré  des  assistans  ne  douta  point  qu'un  accident  ne  fût 
arrivé  à  son  pupille.  Hors  de  lui,  il  s'élance  dans  la  grange,  pénètre 
jusqu'à  la  machine,  et  là,  stupéfait,  aperçoit  Daniel,  qui,  sans  se 
soucier  du  bruit ,  nourrissait  la  batteuse  et  poussait  les  gerbes  avec 
sa  vivacité  ordinaire.  Courir  à  lui,  le  prendre  à  bras-le-corps,  le 
jeter  en  arrière,  ce  fut  pour  le  cousin  l'affaire  d'une  seconde.  Cha- 
cun s'étonnait  de  son  emportement.  Lui-même,  semblable  à  un 
mort  qu'on  réveillerait,  jetait  maintenant  autour  de  lui  des  regards 
inquiets.  La  batteuse  grondait  toujours.  Poussé  par  je  ne  sais  quel 
trouble  et  quel  besoin  d'expliquer  sa  ridicule  impétuosité,  l'abbé 
saisit  brusquement  une  gerbe  et  la  glissa  d'une  main  tremblante 
dans  la  bouche  de  la  machine.  —  Regardez,  regardez!  s'écria-t-il; 
voilà  comme  Daniel  s'y  prenait!  Dites  s'il  n'y  a  pas  de  quoi  s'estro- 
pier! —  Et,  tout  en  poussant  impatiemment  la  gerbe,  il  enfonça  sa 
main,  la  sentit  attirée  par  le  mécanisme,  jeta  un  cri,  et  retira  son 
bras  sanglant  et  mutilé. 

On  emporta  l'abbé  au  presbytère.  Une  traînée  de  sang  marquait 
son  passage.  Un  closier  monta  à  cheval  et  courut  à  la  ville  chercher 
le  médecin,  tandis  que  la  sage-femme  faisait  le  premier  pansement. 


l'abbé    DANIEL.  l/ll 

L'abbé,  après  un  long  évanouissement,  revint  peu  à  peu  à  lui.  Il 
aperçut  d'abord  la  figure  bouleversée  de  Daniel  et  essaya  de  lui 
sourire;  mais,  aflaibli  par  l'hémorragie,  il  referma  les  yeux  et 
s'évanouit  de  nouveau.  Le  docteur  arriva  enfin  et  déclara  nécessaire 
l'amputation  immédiate  du  bras  mutilé.  Quand  l'opération  fut  ter- 
minée, le  cousin  s'informa  de  l'heure.  Il  était  deux  heures.  Daniel 
lui  tendit  une  lettre  de  Beauvais.  Le  pauvre  abbé  l'eut  bientôt  lue; 
elle  ne  contenait  que  cette  ligne  :  «  Denise  est  morte.  »  Le  cousin 
dit  qu'il  voulait  dormir,  fit  éloigner  tout  le  monde  et  resta  seul  sur 
son  lit,  encore  ensanglanté. 

Le  soir  venu,  Daniel  rentra,  alluma  une  veilleuse  et  s'assit  au 
chevet  du  malade.  L'abbé  sommeillait.  Le  jeune  homme  lui  humec- 
tait de  temps  en  temps  le  front  avec  une  compresse  d'eau  fraîche. 
Vers  onze  heures,  le  cousin  eut  comme  le  délire,  et  se  mit  à  parler 
tout  haut.  Les  noms  de  Denise  et  de  Daniel  s'échappaient  souvent 
de  ses  lèvres  pâles.  Il  s'éveilla  en  sursaut  et  vit  son  pupille  qui 
pleurait.  — Pourquoi  pleures-tu,  toi?  —  Mon  cousin,  voulez-vous 
prendre  cette  potion?  —  Merci,  je  suis  calme,  très  calme...  Il  rêva 
quelque  temps,  puis,  comme  un  homme  qui  vient  de  prendre  une 
énergique  résolution  :  Prends  du  papier  et  écris,  dit-il  à  Daniel. 
Il  lui  dicta  une  lettre  par  laquelle  il  apprenait  à  Beauvais  son  acci- 
dent. Il  ajoutait  que,  désormais  impropre  à  dire  la  messe,  il  comp- 
tait, aussitôt  après  sa  guérison,  se  rendre  aux  Templiers,  et,  si  Beau- 
vais le  permettait,  se  dévouer  à  l'éducation  de  la  chère  orpheline. 

Quand  l'adresse  fut  mise  et  la  lettre  cachetée  :  Tu  la  porteras 
toi-même  demain  matin  à  la  ville,  dit  l'abbé...  Et  maintenant,  Da- 
niel, que  penses-tu  de  cela?  —  Je  pense,  mon  cousin ,  qu'il  aurait 
mieux  valu  que  mon  bras  fût  resté  dans  la  batteuse  au  lieu  de  votre 
main.  —  Ne  parlons  pas  de  l'accident.  Que  penses-tu  de  cette  lettre? 

—  Daniel  baissa  la  tête,  puis  répondit  d'une  voix  un  peu  étranglée  : 

—  Je  crois  que  vous  allez  être  obligé  de  me  laisser  là.  —  Et  que  fe- 
rais-tu, si  cela  était  possible?  —  Je  me  tuerais,  mon  cousin.  — 
L'abbé  le  regarda  gravement  et  dit  :  Dans  un  mois,  je  serai  guéri. 
Nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre.  Quand  tu  auras  jeté  cette 
lettre  à  la  boîte  demain,  tu  iras  à  la  gendarmerie,  et  tu  demanderas 
quelles  sont  les  formalités  à  remplir  pour  s'engager  dans  l'armée. 
Dans  un  mois,  tu  t'enrôleras,...  non  pas  dans  la  cavalerie!...  Main- 
tenant va  dormir,  et  écoute  ceci  encore  auparavant  :  Nie  le  soleil 
en  plein  midi  si  tu  veux,  mais  ne  doute  jamais  de  moi...  Va  dormir! 

Et  tandis  que  Daniel  s'éloignait,  le  bon  abbé,  en  retombant  sur 
son  oreiller,  murmurait  :  —  L'épaulette,  l'uniforme!  ce  sera  beau! 
ce  sera  beau  ! . . . 

Un  mois  après,  le  cousin  était  à  peu  près  guéri.  Le  jour  fixe  pour 
le  départ  arriva.  L'abbé  fit  ses  adieux  en  chaire  à  ses  paroissiens, 


142  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

qui  pleuraient;  puis  on  chargea  les  bagages  sur  une  charrette,  on 
prit  congé  de  l'impassible  Marie  Lène,  et  la  charrette,  traînée  par 
un  mulet  poitevin,  prit  la  route  de  Tours.  Le  trajet  fut  silencieux. 
Daniel  regardait  d'un  œil  morne  disparaître  les  derniers  bouquets 
d'arbres  de  son  village;  l'abbé  ruminait  de  sages  avis  destinés  à  son 
pupille  :  que  le  courage  n'est  rien  sans  la  réflexion,  que  la  disci- 
pline soutient  au  lieu  d'humilier,  que  les  meilleurs  dons  de  l'es- 
prit restent  inefficaces,  s'ils  ne  sont  fécondés  par  une  volonté  forte, 
enfin  des  conseils  appropriés  au  caractère  de  Daniel. 

Le  lendemain,  à  Tours,  le  jeune  homme  fut  engagé  dans  le  49'^  de 
ligne,  en  garnison  à  Bordeaux.  Le  capitaine  de  recrutement  ayant 
demandé  si  l'engagement  était  pour  deux  ans  :  —  Pour  sept  ans,  — 
répondit  brusquement  le  cousin. 

Vers  le  soir,  ils  montèrent  en  chemin  de  fer  ensemble,  car  le  train 
de  Bordeaux  allait  dans  la  direction  des  Templiers.  Le  cousin  devait 
descendre  à  la  quatrième  station;  ils  étaient  assis  l'un  en  face  de 
l'autre,  ne  se  disant  rien  et  évitant  même  de  se  regarder.  A  la  troi- 
sième station,  le  cousin  voulut  parler;  mais  il  sentit  que  les  larmes 
étoufferaient  sa  voix,  et  il  garda  le  silence.  —  Port-de-Piles !  cria 
le  conducteur,  et  le  train  s'arrêta.  L'abbé  et  Daniel  s'embrassèrent 
à  plusieurs  reprises,  puis  le  cousin  descendit  seul.  Daniel  lui  tendit 
sa  valise,  leurs  mains  se  joignirent  une  dernière  fois,  et  le  train 
repartit. 

C'était  au  crépuscule.  Le  curé  suivit  des  yeux,  aussi  loin  qu'il 
put,  le  convoi  fuyant  sous  son  long  panache  de  vapeur.  Il  crut  dis- 
tinguer un  mouchoir  blanc  qui  flottait  à  l'une  des  portières,  et  il 
agita  son  bras  gauche...  Puis  le  train  s'évanouit  à  l'horizon  brunis- 
sant, et  l'abbé,  quittant  la  station,  s'engagea  rapidement  dans  un 
chemin  creux  qui  s'enfonçait  entre  deux  haies  touffues. 

III. 

Le  cousin  avait  encore  cinq  lieues  à  faire  à  pied  avant  d'être 
rendu  aux  Templiers;  mais  la  nuit  était  belle  et  les  chemins  lui 
étaient  familiers.  On  n'oublie  jamais  le  chemin  qui  mène  à  son  vil- 
lage. Il  aimait  la  marche  d'ailleurs.  En  ce  moment  surtout,  ayant 
le  cœur  gros,  il  n'eût  pas  volontiers  raccourci  sa  route.  Il  était  con- 
tent de  se  trouver  seul.  Quand  les  jeunes  abeilles,  en  longs  essaims, 
ont  émigré,  il  se  fait  tout  à  coup  un  silence  autour  de  la  ruche; 
ainsi  le  silence  l'enveloppait  maintenant.  Il  n'avait  plus  de  chez  lui 
nulle  part.  Peu  lui  importait;  il  ne  voulait  pas  être  heureux.  Il  se 
sentait  en  ce  moment  de  force  à  nourrir  sa  tristesse  durant  sept  an- 
nées. Et  puis  n'allait-il  pas  avoir  à  s'occuper  de  son  autre  enfant, 
de  la  fille  de  Denise?  Comme  il  allait  bien  l'aimer,  et  pour  Daniel 


l'abbé   DANIEL.  143 

et  pour  sa  mère!  Elle  remplacera,  pensait-il,  Daniel  dans  ma  vie. 
J'aurai  élevé  ces  deux  enfans.  Et  qui  pourra  dire  alors  que  ma  vie 
aura  été  inutile?  Je  ferai  de  Denise  une  jeune  fille  charmante  et 
sage  comme  sa  mère.  Je  tiendrai  entre  mes  mains  les  destinées  de 
deux  adolescens,  et  qui  sait?  Peut-être  un  jour  je  nouerai  ces  deux 
destinées  ensemble,  et  elles  n'en  feront  plus  qu'une.  Oh!  vienne  ce 
jour-Là,  et  je  pourrai  mourir!  Mais  Beauvais  que  j'oublie  toujours,  le 
riche,  l'ironique  Beauvais!  Beauvais  qui  autrefois  n'eut  qu'à  se  mon- 
trer pour  me  faire  fuir  au  séminaire...  Heureusement  j'ai  sept  ans 
devant  moi.  Et  songer  que  je  vais  la  voir  tout  à  l'heure,  la  fille  de 
Denise!... 

Ainsi  le  cousin  s'entretenait  mélancoliquement  avec  lui-même, 
tout  en  hâtant  le  pas.  Au  clair  de  lune,  son  ombre  fluette  se  pro- 
jetait en  avant  sur  la  route  blanchissante  et  semblait  courir  devant 
lui.  Il  était  minuit  quand  il  traversa  le  bourg  de  Pressiguy.  Les 
Templiers  n'étaient  plus  qu'à  une  petite  demi-heure  de  là;  il  ne 
voulut  pas  s'arrêter  au  bourg.  11  n'avait  pourtant  pas  prévenu  Beau- 
vais de  son  arrivée  pour  cette  nuit,  et  il  frissonnait  à  la  seule  pen- 
sée de  la  première  entrevue  ;  mais  une  force  mystérieuse  le  poussait 
vers  la  ferme. 

Quand  il  eut  atteint  le  sommet  du  coteau  des  Murets,  il  distin- 
gua le  toit  aigu  de  la  tourelle,  doucement  éclairée  par  la  lune.  11  ne 
pensa  plus  à  Daniel  alors,  il  ne  pensa  même  plus  à  l'accueil  qu'on 
lui  ferait.  Elle  était  devant  lui,  la  tourelle  de  ses  jeunes  rêves!  Il  pé- 
nétra dans  la  cour,  à  la  grand'porte  de  laquelle  la  croix  des  tem- 
pliers est  encore  sculptée.  Tout  était  silencieux.  Il  alla  droit  à  la 
fenêtre  du  rez-de-chaussée,  où  jadis  couchait  son  oncle,  et  frappa 
aux  volets.  La  voix  d'un  homme  à  demi  endormi  cria  :  Qui  est  là? 
et  presque  aussitôt  les  volets  s'entr'ouvrirent.  —  C'est  moi,  mur- 
mura le  cousin  d'une  voix  timide.  —  Qui,  vous?  -^  Moi,  Daniel.  — 
Je  vais  vous  ouvrir. 

Une  grande  figure  toute  barbue  était  apparue  un  instant  dans  la 
pénombre.  Bientôt  un  filet  de  lumière  filtra  à  travers  les  contre- 
vents, que  Beauvais  avait  machinalement  refermés,  puis  des  pas 
lourds  résonnèrent  dans  la  salle.  —  Après  tout,  pensa  le  cousin,  mes 
Bruasseries  sont  tout  près  d'ici.  —  Il  eut  même  un  instant  l'idée  de 
s'y  enfuir.  Le  filet  lumineux  s'évanouit,  les  pas  s'éloignèrent.  L'abbé 
tout  tremblant  se  dirigea  vers  la  porte,  qui  s'ouvrit  enfin.  Beauvais 
s'était  effacé  pour  permettre  au  nouveau -venu  d'entrer.  —  Vous 
voilà  donc!  lui  dit-il  simplement.  — Je  viens  un  peu  tard,  mur- 
mura faiblement  le  cousin.  —  Beauvais,  sans  répondre,  verrouilla 
soigneusement  la  porte  et  le  conduisit  dans  la  salle.  Là  seulement 
ils'purent  s'examiner  l'un  l'autre. 


lllh  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Leur  surprise  fut  égale  :  tous  deux  semblaient  interdits.  Beauvais 
avait  presque  le  double  de  la  taille  de  son  cousin,  et  il  était  gros 
en  proportion.  La  robe  de  chambre  qui  l'enveloppait  laissait  voir  à 
nu  des  jambes  d'Hercule.  Ses  cheveux  touffus  et  sa  barbe  épaisse  et 
mal  taillée  formaient  un  cadre  désordonné  à  sa  figure  haute  en  cou- 
leur. L'abbé,  tout  à  travers  son  agitation,  le  comparait  mentale- 
ment à  Nemrod,  le  sauvage  chasseur  de  l'Écriture.  Quant  à  Beau- 
vais, il  semblait  chercher  par  la  chambre  le  cousin  qu'il  venait 
d'introduire,  le  cousin  que  sa  soutane  étriquée  et  son  embarras 
rendaient  encore  plus  mince  et  plus  chétif  que  de  coutume,  tandis 
qu'à  l'ombre  du  tricorne  sa  petite  figure  imberbe  semblait  plus 
maigre  et  plus  blême.  —  Mais  c'est  un  enfant,  se  dit  Beauvais.  — 
J'irai  aux  Bruasseries,  pensa  l'abbé. 

Cet  examen  n'avait  duré  qu'une  seconde.  Beauvais  posa  la  lampe 
sur  la  table  et  dit  tout  bas  :  —  Vous  voilà  !  —  Puis  il  serra  dans  ses 
grosses  mains  l'unique  main  de  l'abbé.  —  Vous  êtes  chez  vous  ici, 
merci  d'être  venu;  mais  ne  faites  pas  de  bruit.  La  petite  dort  à  côté; 
je  veux  lui  ménager  la  surprise  demain  à  son  réveil...  Vous  n'avez 
presque  point  changé,  mon  cousin  !  —  Le  cousin,  tout  étonné  et 
tout  attendri,  répliqua:  —  Ni  vous  non  plus,  mon  cousin.  —  Ne 
faites  pas  de  bruit,  redit  encore  Beauvais  à  demi-voix ,  et  il  fit  as- 
seoir le  cousin  comme  il  eût  fait  d'un  enfant  et  se  plaça  en  face  de 
lui.  Quand  ils  eurent  causé  quelques  momens,  tout  en  continuant  de 
s'examiner,  Beauvais  se  leva,  et,  marchant  sur  la  pointe  des  pieds, 
alla  chercher  quelque  viande  froide  à  la  cuisine,  tandis  que  l'abbé, 
resté  dans  l'obscurité,  murmurait  :  —  Qu'il  est  différent  de  ce  que 
je  croyais  tout  à  l'heure  !  —  Beauvais  revint  avec  une  nappe  et  fit  le 
geste  de  l'étendre  sur  la  table.  —  Non,  non,  dit  le  cousin.  —  Non, 
n'est-ce  pas?  reprit  Beauvais.  La  nappe,  voyez-vous,  c'était  pour  le 
curé,  mais  pour  le  cousin  ce  sera  la  toile  cirée  comme  pour  moi.  — 
Il  plaça  un  pâté  de  gibier  sur  la  table,  puis  apporta  une  bouteille 
de  vin.  —  La  bouteille,  continua-t-il,  était  là  dans  un  coin  à  vous 
attendre;  le  vin  vous  remettra  de  vos  fatigues,  c'est  du  bordeaux. 
—  Bordeaux!  s'écria  le  cousin,  pensant  à  Daniel.  —  Chut!  et  la  pe- 
tite!... Gomme  elle  sera  heureuse  demain!  — Beauvais  prit  deux 
verres,  qu'il  remplit  à  moitié,  et  voulut  trinquer.  L'abbé  le  regarda 
amicalement.  Le  rude  chasseur  avait  les  larmes  aux  yeux.  En  trin- 
quant, toute  sa  douleur  était  soudain  revenue.  —  Jamais  je  n'irai 
aux  Bruasseries!  dit  étourdiment  l'abbé,  puis  il  essaya  de  manger. 
Tous  deux  maintenant  se  taisaient;  l'esprit  de  la  morte  était  des- 
cendu au  milieu  d'eux,  et  tous  deux  se  faisaient  violence  pour  ne 
rien  dire  de  celle  dont  ils  eussent  tant  voulu  parler. 

Leur  silence,  interrompu  seulement  par  de  rares  réflexions  ba- 


l'abbé  DANIEL.  145 

nales,  devenait  pénible.  Au  bout  de  dix  minutes,  le  cousin  prétexta 
la  fatigue  pour  se  retirer.  —  Je  vais  vous  conduire  à  votre  chambre, 
dit  Beauvais,  et  ils  montèrent  ensemble  l'escalier  en  spirale  de  la 
tourelle.  —  Vous  serez  logé  un  peu  haut,  mais  vous  avez  demandé 
à  habiter  la  tourelle. 

La  chambre  était  toute  prête.  Beauvais  alluma  une  petite  lampe 
et  serra  de  nouveau  la  main  du  cousin.  —  Bonne  nuit,  lui  dit-il, 
demain  vous  verrez  Denise!  —  11  disparut,  et  l'abbé,  après  une 
courte  prière,  souffla  la  lampe  et  se  coucha. 

Le  cabinet  était  plein  de  rayons  quand,  vers  huit  heures  du  ma- 
tin, la  chanson  des  hirondelles  le  réveilla.  Il  se  frotta  les  yeux  et 
fut  un  instant  sans  se  reconnaître.  Il  courut  à  la  fenêtre  et  l'ouvrit. 
Étableaux,  à  sa  droite,  dressait  sur  son  coteau  à  pic  les  ruines  de 
son  vieux  château;  au  fond  de  la  vallée,  l'Égronne  serpentait  dans 
les  prés,  entre  deux  rangées  d'aunes,  et  à  gauche,  dans  l'éloigne- 
ment,  fumaient  les  toits  bleuâtres  de  Pressigny,  et  l'écluse  d'Éta- 
bleaux  bruissait,  et  les  hirondelles  poussaient  leurs  cris  aigus  en 
rasant  de  l'aile  les  arêtes  de  la  croisée,  puis  elles  montaient  et  s'en- 
fonçaient dans  le  bleu.  Et  le  cousin  regardait  tout,  écoutait  tout, 
aspirait  la  brise  du  matin  et  croyait  rêver...  Tout  à  coup  une  voix 
d'argent  monta  jusqu'à  lui,  la  voix  vibrante  de  sa  Denise  bien-aimée. 
«  Petit-Pinson,  chantait  cette  voix,  quand  je  te  dis  qu'il  y  a  des 
nids  dans  les  sorbiers,  c'est  que  je  le  sais!...  »  Non,  non,  Denise 
n'était  point  morte,  voilà  qu'elle  venait  de  parler.  Il  se  peitcha  pour 
essayer  de  la  voir,  mais  ses  regards  ne  rencontrèrent  que  les  cimes 
vertes  des  arbres.  Il  écouta  longtemps  encore ,  mais  la  voix  avait 
fait  silence.  L'avait-il  même  entendue?  N'avait-il  pas  rêvé?  Il  se 
retirait,  quand  il  aperçut  un  pot  de  verveines  en  fleur  placé  sur 
le  rebord  de  la  fenêtre.  Qui  l'avait  apporté  là?...  Il  se  hâta  de  s'ha- 
biller pour  voir  la  petite,  et  tout  en  s'habillant  il  songea  que  main- 
tenant Daniel  était  arrivé  à  Bordeaux.  Au  moment  où  il  allait  sortir, 
Beauvais,  qui  faisait  le  guet,  vint  vivement  à  lui  et  le  repoussa  dans 
l'intérieur  de  la  tourelle  en  disant  :  — Rentrez,  je  cours  chercher  la 
petite  !  —  L'abbé  revint  dans  sa  cellule  et  entendit  bientôt  le  bruit 
des  souliers  ferrés  de  Beauvais  qui  remontait,  puis  il  distingua  en- 
core comme  un  gazouillement  et  un  frôlement.  11  prêta  l'oreille  : 
—  Une  belle  hirondelle  y  est  avec  ses  petits ,  tu  verras  !  disait  la 
grosse  voix  de  Beauvais. —  Et  une  jolie  voix,  la  voix  de  tout  à  l'heure, 
répondait  :  —  Marche  tout  doucement  pour  ne  point  les  êpeurer.  — 
Le  cousin  sentit  ses  genoux  fléchir  et  s'assit.  —  Père,  entre  le  pre- 
mier, mais  tout  doucement,  tout  doucement,  dit  encore  la  voix  d'ar- 
gent. —  La  porte  s'entre-bâilla,  puis  s'ouvrit  toute  grande,  et  Beau- 
vais poussa  la  petite  dans  les  bras  de  l'abbé.  Denise  s'arrêta  interdite, 

TOME   XLVm.  10 


146  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  cousin  ne  bougeait  de  sa  chaise,  Beauvais  les  regardait.  Enfin  le 
cousin  se  passa  la  main  sur  le  front,  puis  sourit  d'un  air  effaré.  La 
Denise  d'autrefois  était  devant  ses  yeux. 

Elle  était  mignonne,  un  peu  maigre,  avec  des  cheveux  châtains, 
un  teint  rose,  légèrement  doré  par  le  soleil,  et  de  grands  yeux  d'un 
bleu  sombre  aux  prunelles  à  la  fois  brillantes  et  veloutées.  Son  front 
large  et  bombé,  son  regard  droit,  ferme  et  franc,  son  petit  nez  rose 
aux  ailes  mobiles,  donnaient  à  sa  physionomie  une  remarquable  ex- 
pression d'activité,  d'énergie  et  de  résolution,  tempérées  par  un  bon 
sourire  d'enfant.  Elle  n'était  pas  précisément  jolie,  mais  elle  char- 
mait. 

Le  cousin  étendait  son  bras  vers  elle,  mais  elle  n'osait  s'avancer. 
—  Est-ce  que  je  vous  fais  peur,  mon  enfant? 

—  Oui,  monsieur. 

Daniel  se  leva,  se  pencha  vers  elle  et  la  baisa  au  front,  puis  il  dit 
à  Beauvais  :  —  Voilà  notre  enfant,  n'est-ce  pas?  —  Beauvais  était 
radieux  de  joie  et  de  fierté  paternelle.  Quand  ils  eurent  un  peu  fait 
connaissance  tous  trois,  ils  descendirent  au  jardin,  où  tout  d'abord 
ils  rencontrèrent  La  Bruère.  Il  fallut  s'arrêter  et  écouter  ses  excla- 
mations. —  Oh  !  monsieur  le  curé ,  le  cher  homme  du  bon  Dieu, 
vous  voilà  comme  si  vous  reveniez  de  la  guerre,  avec  un  bras  de 
moins!  Ah!  quel  malheur,  dites-moi,  bonnes  gens  !  Et  justement  le 
propre  jour  de  l'enterrement  de  notre  maîtresse...  Ah  !  bonnes  gens, 
qui  l'eùt^dit? — Après  les  condoléances  de  La  Bruère,  il  dut  visiter  les 
Templiers  en  détail.  Denise  s'était  esquivée.  —  Les  voilà  passant  de 
grange  en  grange,  de  grenier  en  grenier,  Beauvais  expliquant, 
l'abbé  se  ressouvenant.  Après  cent  tours,  Beauvais  s'écria  :  —  Mon 
cousin,  voici  le  bouquet,  je  vous  ai  réservé  ceci  pour  la  bonne 
bouche.  —  Il  l'introduisit  dans  une  nouvelle  écurie,  et  la  tête  re- 
jetée en  arrière,  les  bras  croisés,  les  regards  fixés  sur  le  cousin,  il 
sembla  attendre  que  celui-ci  prît  la  parole.  L'abbé  regardait  de  tous 
ses  yeux.  Il  y  avait  dans  cette  écurie  un  cheval  et  une  vache.  Etait- 
ce  le  cheval  ou  la  vache  qu'il  fallait  admirer?  Grand  embarras  pour 
le  cousin.  Après  un  silence  :  —  Allons,  fit  Beauvais  d'un  air  désap- 
pointé, c'est  dommage!  Enfin,  vous  n'y  entendez  rien.  Mettons  que 
vous  n'avez  rien  vu.  —  A  ce  moment  l'abbé  retrouva  dans  la  figure 
de  son  ancien  rival  une  lueur  de  l'ironie  d'autrefois.  —  Ce  cheval, 
continua  Beauvais,  n'a  pas  son  pareil  à  vingt  lieues  aux  entours. 
Maintenant  allons  aux  Bruasseries. 

Us  ne  rentrèrent  aux  Templiers  que  vers  midi ,  pour  le  dîner.  Le 
cousin  se  trouva  naturellement  placé  entre  le  père  et  la  fille  ;  mais 
bien  avant  le  dessert  Denise  avait  disparu ,  et  le  cousin  l'entendit 
dans  le  jardin  discutant  vivement  avec  Petit-Pinson.  Petit-Pinson 


'      LABBÉ   DANIEL.  1^7 

était  un  gars  de  quinze  ans,  dépassant  Denise  de  la  tête,  et,  en  dé- 
pit de  sa  taille,  appelé  obstinément  Petit-Pinson  par  l'enfant.  Petit- 
Pinson  était  le  factotum  de  La  Bruère  et  le  pastour  de  Beauvais. 
Parmi  son  troupeau,  il  y  avait  un  âne  qui  était,  à  ce  qu'il  paraît,  la 
propriété  particulière  de  Denise,  et  qu'on  nommait  Benoît.  Ce  jour- 
là,  le  pastour  voulait  mener  ses  bêtes  aux  Épinaies,  et  le  choix  du 
pâturage  n'était  pas  du  goût  de  Denise.  —  Je  te  dis,  s'écriait -elle 
de  sa  mignonne  voix  décidée,  je  te  dis,  Petit-Pinson,  que  Benoît 
n'ira  pas  aux  Épinaies!  —  Petit-Pinson  retenait  Benoît  par  l'oreille, 
Denise  le  tirait  par  le  licol.  A  qui  restera  la  victoire?  pensait  l'abbé, 
qui  contemplait  la  scène.  Ce  fut  à  Denise.  Elle  ramena  tranquille- 
ment Benoît  à  l'écurie,  puis  revint  prendre  sa  place  à  table.  —  Elle 
a  de  la  volonté,  se  dit  le  cousin  émerveillé. 

Le  dîner  terminé,  Beauvais  avoua  que  ses  affaires  l'appelaient  à 
la  foire  de  Lésigny.  —  Je  vous  emmènerais  bien,  ajouta-t-il  en  s'a- 
dressant  à  Daniel;  mais  que  feriez-vous  au  milieu  d'un  marché  aux 
mulets? 

Il  partit,  et  l'abbé  alla  se  promener  avec  Denise.  Le  soir,  ils  sou- 
pèrent  en  tête-à-tête,  car  Beauvais  ne  rentra  que  tard.  Ainsi  s'écoula 
la  première  journée. 

Les  jours,  les  semaines,  les  mois  se  succédèrent.  En  quittant  Da- 
niel, le  cousin  s'était  cru  condamné  à  sept  années  de  tristesse;  il 
fut  tout  surpris  de  se  sentir  doucement  heureux.  Il  était  comme  un 
homme  assis  à  une  fenêtre  devant  laquelle  passerait  et  repasserait 
lentement  l'image  du  bonheur.  Il  était  heureux,  et  il  se  sentait 
calmé.  La  vie  de  ferme  allait  à  sa  nature,  faite  de  timidité  et  de 
nonchalante  rêverie.  Tout  ce  qui  amusait  la  maison  le  charmait.  Le 
jardin  herbeux,  négligé,  avec  ses  allées  où  le  fenouil  et  l'anis  pous- 
saient à  foison,  avec  sa  tonnelle  sombrant  sous  le  poids  des  chèvre- 
feuilles et  des  clématites;  le  poulailler,  ancienne  chapelle  des  Tem- 
pliers, où  les  poules  pondaient  dans  les  niches  des  saints  mutilés; 
le  figuier  touffu  ombrageant  l'angle  de  la  cour  verdoyante  ;  les  pi- 
geons à  l'aile  harmonieuse  qui  venaient  se  désaltérer  à  l'eau  cou- 
rante des  rigoles;  les  grands  tas  de  paille  au  soleil;  les  vaches  s'en 
allant  gravement  au  pâturage  et  exhalant  un  parfum  de  lait;  les 
coups  de  fusil  retentissant  dans  le  bois  des  Gourtils  et  les  aboiemens 
de  la  meute;  le  bêlement  des  inoutpns  mêlé  aux  appels  mélancoli- 
ques des  pastours  le  soir,  et  le  matin  les  voix  fraîches  des  cloches 
de  Pressigny  sonnant  en  volée,  —  rien  de  tout  cela  n'était  indiffé- 
rent à  l'abbé.  Comme  une  abeille  qui  fait  son  miel  de  toutes  fleurs, 
il  faisait  entrer  comme  aliment  de  ses  joies  les  moindres  détails  de 
la  vie  rustique... 

L'hiver  vint,  moins  riche  en  présens  que  l'automne,  mais  abon- 
dant en  joies  calmes  et  intimes.  On  se  réunissait  davantage,  on  se 


illS  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

retrouvait  volontiers,  le  soir  surtout,  dans  la  grand' salle  changée 
en  cuisine.  La  cheminée  de  granit  abritait  tout  le  monde.  Là  se  di- 
saient les  nouvelles  apportées  toutes  fraîches  de  Pressigny  et  des 
villages  voisins,  et  aussi  de  longues  histoires  du  temps  des  templiers, 
ou  bien  le  conte  des  lavandières,  dont  on  entend  le  battoir  résonner 
à  la  minuit,  près  de  la  fontaine  de  Font-Gaudron.  Cependant  Petit- 
Pinson,  les  yeux  écarquillés  et  la  mine  effarée,  écoutait  de  toutes  ses 
oreilles  et  se  pelotonnait  dans  son  coin.  La  Bruère  filait,  Beau  vais 
nettoyait  son  fusil,  le  cousin  et  Denise  feuilletaient  quelquefois  un 
livre  à  images,  et  quand  Denise  avait  expliqué  l'image  au  cousin,  le 
cousin  expliquait  le  texte  à  Denise. 

Beauvais  aussi  était  heureux.  L'arrivée  du  cousin  lui  avait  permis 
de  garder  sa  fille  aux  Templiers.  Pendant  ses  fréquentes  absences, 
il  se  sentait  tout  aise  de  savoir  tout  son  monde  réuni  là-bas  et  l'at- 
tendant à  la  vesprée.  Cela  lui  tenait  chaud  en  hiver  et  frais  en  été, 
et  il  rentrait  chez  lui  aussi  volontiers  qu'il  en  partait.  11  était 
l'homme  de  la  maison,  et  parfois  se  plaisait  à  faire  retentir  la 
cuisine  des  éclats  de  la  voix  du  maître.  Pourtant  cette  grosse  voix 
n'était  que  rarement  terrible.  D'ailleurs  Denise  savait  au  besoin 
changer  sa  colère  en  caresses,  et  le  cousin  était  l'allié  de  Denise. 
Celui-ci  avait  cherché  dans  les  premiers  temps  à  gagner  Beauvais 
en  se  condamnant  à  l'admiration  des  chevaux  et  des  chiens  de  son 
hôte  ;  mais  dans  ce  manège  le  campagnard  avait  bien  vite  démêlé 
la  contrainte  et  une  sorte  de  condescendance  d'où  ressortait  mieux 
encore  l'incompétence  du  cousin.  Il  ne  lui  en  faisait  pas  plus  mau- 
vaise figure;  seulement  à  un  certain  air  goguenard  on  devinait  bien 
qu'il  ne  le  comptait  pas  parmi  les  gens  pratiques  et  dont  on  pût 
tirer  quelque  chose.  Il  y  avait  du  maquignon  dans  Beauvais,  et  les 
qualités  inhérentes  à  cette  profession  étaient  des  plus  antipathi- 
ques au  cousin.  Ces  deux  hommes  s'estimaient,  s'aimaient  au  fond, 
mais  ne  s'entendaient  pas  toujours.  Pour  le  cousin,  un  marché  de 
cent  francs  et  un  marché  de  mille  francs  étaient  même  chose;  pour 
Beauvais,  rien  n'était  sérieux  comme  une  affaire.  L'un  regardait  aux 
étoiles,  l'autre  à  terre,  et  le  contemplateur  d'étoiles  parfois  trébu- 
chait au  choc  des  réalités  terrestres,  comme  l'astrologue  de  la  fable. 
Beauvais  s'en  autorisait  pour  accabler  le  cousin  sous  sa  grosse  artil- 
lerie de  plaisanteries  ironiques;  mais  quand,  le  soir,  Denise  mon- 
trait à  son  père  ses  cahiers  et  lui  expliquait  ses  progrès ,  Beauvais 
se  sentait  fier,  et  il  lui  échappait  alors  avec  l'abbé  des  brusqueries 
de  reconnaissance  qui  raccommodaient  tout  et  pénétraient  La  Bruère 
d'admiration. 

La  Bruère,  elle,  était  le  doyen  d'âge  du  logis.  Elle  avait  vingt  ans 
de  plus  que  son  maître,  qui  l'avait  trouvée  tout  établie  aux  Tem- 
pliers quand  il  était  venu  s'y  marier.  C'était  une  vieille  fille,  maigre, 


l'abbé    DANIEL.  1^9 

alerte  et  bavarde,  point  revêche,  mais  despote,  donnant  à  Petit- 
Pinson  pour  un  soudlet  trois  pommes,  tracassant  tout  le  jour  et  ra- 
contant ses  rêves.  Elle  était  pleine  de  déférence  pour  l'abbé,  qui 
n'avait  qu'un  bras,  qui  était  prêtre,  et  qu'elle  avait  connu  tout  en- 
fant. Elle  était  tout  aise  aussi  d'avoir  sur  ses  vieux  jours  un  curé 
en  permanence  à  la  ferme.  Elle  l'appelait  notre  cousin,  et  le  regar- 
dait comme  un  bonhomme  un  peu  rêveur  et  innocent.  Sa  sympathie 
cependant  la  portait  plutôt  vers  Beauvais.  Cette  fille  forte  avait  de 
l'admiration  pour  cet  homme  fort,  et  elle  avait  fait  alliance  avec  lui. 
Du  reste  elle  le  rabrouait  souvent,  car  La  Bruère  était  un  allié  indé- 
pendant. 

Petit-Pinson  était  un  allié  soumis ,  ou  plutôt  il  était  la  chose  de 
La  Bruère.  Il  était  lourdaud,  paresseux  et  un  peu  gourmand,  mais 
il  révérait  la  vieille  servante,  et  ne  redoutait  que  deux  choses  :  La 
Bruère  et  le  loup-garou. 

Et  Denise?  Denise  était  sauvage  et  avait  la  verte  saveur,  la  grâce 
capricieuse  et  la  sève  de  tout  ce  qui  est  sauvage.  Ce  qui  lui  avait 
tout  d'abord  fait  aimer  le  cousin,  c'était  que,  grâce  à  lui,  elle  n'i- 
rait pas  en  pension.  La  vilie  était  pour  elle  un  lieu  terrible;  son  père 
l'y  avait  emmenée  deux  fois  en  temps  de  foire,  et  toute  cette  foule 
grouillante,  glapissante,  affairée,  lui  avait  fait  prendre  la  civilisation 
en  horreur.  Elle  n'aimait  pas  même  Pressigny,  où  on  la  regardait 
trop,  et  quand  il  venait  du  monde  aux  Templiers,  elle  s'enfuyait  au 
verger.  La  solitude  au  milieu  des  champs,  les  mille  bruits  de  la 
ferme  ou  les  grandes  ombres  des  bois,  voilà  le  milieu  qu'elle  aimait. 
Elle  n'était  pas  gaie ,  et  cependant  point  mélancolique  ;  elle  avait 
des  accès  d'agitation  et  d'immobilité,  de  fièvre  et  d'indifférence,  qui 
venaient  et  partaient  sans  qu'on  sût  pourquoi.  Elle  n'aimait  plus  ses 
poupées  depuis  sa  première  communion ,  et  n'aimait  pas  encore  les 
livres;  les  aiguilles  cassaient  comme  du  verre  entre  ses  doigts,  et 
les  besognes  sédentaires  ne  pouvaient  la  retenir  longtemps.  Malgré 
ce  caractère  mobile  et  cette  humeur  capricieuse,  elle  avait  une  vo- 
lonté de  fer  et  une  énergie  dont  Petit-Pinson  n'était  pas  toujours  le 
seul  à  s'apercevoir.  Elle  passait  insoucieuse  à  travers  les  colères  de 
Beauvais  et  de  La  Bruère,  comme  une  hirondelle  à  travers  une  pluie 
d'orage.  Ce  mélange  de  sauvagerie  et  de  mobilité  inquiète  avait 
d'abord  effrayé  le  cousin,  et  il  s'était  demandé,  non  sans  terreur, 
comment  il  viendrait  à  bout  de  diriger  vers  le  bien  cette  âme  tou- 
jours extrême,  cette  intelligence  ne  se  manifestant  volontiers  que 
par  soubresauts. 

Mais,  à  défaut  d'énergie,  l'abbé  avait  une  de  ces  tendresses  inépui- 
sables qui  finissent  par  triompher  des  plus  grandes  obstinations.  Puis 
ne  nourrissait-il  pas  dans  le  plus  intime  recoin  de  son  cœur  un  projet 
auquel  il  n'avait  qu'à  penser  pour  retrouver  de  nouvelles  forces?... 


150  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dès  les  premiers  jours  de  son  arrivée  aux  Templiers,  il  avait  voulu 
y  régulariser  sa  position.  11  avait  pour  tout  revenu  six  cents  francs, 
le  loyer  de  ses  Bruasseries,  En  dépit  des  protestations  de  Beauvais, 
il  avait  stipulé  qu'il  lui  paierait  une  pension  de  trois  cents  francs. 
Avec  le  surplus,  il  trouva  moyen  d'envoyer  chaque  mois  dix  francs 
à  Daniel,  de  se  vêtir,  et  de  faire  des  cadeaux  à  Denise,  à  La  Bruère 
et  même  à  Petit-Pinson.  Une  fois  débarrassé  de  ces  détails  matériels, 
il  avait  arrangé  ses  journées  :  la  semaine  entière  était  consacrée  à 
Denise  à  l'exception  du  dimanche. 

Pendant  la  semaine ,  l'abbé  était  vêtu  comme  un  bourgeois  cam- 
pagnard; mais  le  dimanche  c'était  tout  autre  chose.  Ce  jour-là,  un 
vrai  curé  descendait  de  la  tourelle  :  tricorne,  rabat,  bas  noirs,  sou- 
liers à  boucles  d'argent,  soutane  de  drap  fin,  rien  n'y  manquait.  A 
neuf  heures,  il  s'acheminait  vers  l'église  de  Pressigny  en  compa- 
gnie de  La  Bruère,  de  Petit-Pinson  et  de  Denise.  Durant  la  messe, 
il  se  tenait  au  chœur  en  surplis,  et  de  sa  stalle,  à  travers  la  fumée 
de  l'encens,  il  contemplait  parfois  Denise,  qui,  la  tête  penchée  sur 
son  petit  livre,  priait  à  l'ombre  d'un  pilier.  Denise!...  c'était  là  sa 
joie  et  sa  bénédiction;  c'était  son  œuvre  aussi.  11  surveillait  l'épa- 
nouissement de  son  intelligence  avec  cette  respectueuse  sollicitude 
de  l'horticulteur  pour  une  rose  préférée  qui  vient  de  sortir  du  bou- 
ton. Denise  entrait  dans  l'adolescence;  déjà  la  pétulance  de  l'enfant 
s'était  à  demi  effacée  pour  faire  place  à  une  gaucherie  farouche  et  à 
une  nerveuse  surexcitation.  Encore  un  peu  de  temps,  et  la  jeunesse 
allait  apparaître,  et  toute  cette  fine  et  énergique  nature  féminine 
allait  prendre  son  plein  développement.  ^-  Hâtons-nous,  se  disait 
l'abbé,  hâtons-nous  de  semer,  afin  que  le  bon  grain  germe  dans  la 
saison.  —  Et  il  épanchait  sur-  elle  tous  ses  trésors  de  science,  de  sa- 
gesse et  d'observation.  11  voulait  lui  inspirer  surtout,  non  pas  le 
goût  des  livres,  mais  l'attrait  des  occupations  sérieuses,  et  cultiver 
cet  amour  de  la  nature  agreste  qu'elle  avait  déjà.  Le  temps  était-il 
beau,  ou  même  passable,  ils  faisaient  ensemble  une  longue  prome- 
nade. Tantôt  ils  allaient  au-devant  de  Beauvais ,  qui  les  ramenait 
alors  en  voiture,  tantôt  ils  erraient  à  travers  champs  ou  suivaient  le 
cours  de  l'Egronne.  Ils  rapportaient  toujours  des  moissons  de  fleurs, 
et  quand  les  paysans  voyaient  passer  ce  prêtre  manchot,  aux  che- 
veux grisonnans,  et  cette  enfant  coiffée  d'une  capeline  rose,  tous 
deux  portant  des  gerbes  de  fleurs,  ils  leur  donnaient  toujours  un 
bon  salut,  une  bonne  parole  et  un  bon  sourire. 

Ainsi  elle  grandissait  au  sein  de  cette  nature  rustique  et  féconde, 
entre  son  père  et  l'abbé,  dans  une  atmosphère  imprégnée  de  ten- 
dresse. 

Un  soir  de  juin,  il  y  eut  fête  splendide  dans  la  grande  salle  des 
Templiers.  Beauvais  ne  devait  rentrer  que  fort  tard.  Le  cousin  et 


l'abbé   DANIEL.  151 

Denise  étaient  seuls,  ou  à  peu  près,  La  Bruère  coulant  la  lessive  et 
Petit-Pinson  s'étant  endormi  sur  sa  chaise.  Un  bouquet  cueilli  du 
matin  était  sur  la  table,  et  la  lampe,  couverte  de  son  abat-jour,  l'é- 
clairait  doucement.  Quand  la  lecture  du  soir  fut  terminée ,  le  cou- 
sin, approchant  le  vase  tout  près  de  Denise  et  de  la  lampe,  le  tourna 
lentement,  afin  de  faire  admirer  à  son  élève  le  bouquet  sous  toutes 
ses  faces.  11  y  avait  au  centre  un  splendide  nénufar  blanc,  à  demi 
fermé  et  plein  de  mystère  encore;  tout  autour  tremblotaient  de  lé- 
gères graminées,  mobile  dentelle  où  se  mêlaient  capricieusement 
tout  un  peuple  de  plantes  des  champs ,  des  eaux  et  des  bois ,  qui 
pailletaient  aux  feux  de  la  lampe.  Il  y  avait  des  clochettes  et  des 
coupes,  des  thyrses  et  des  panaches,  des  places  pleines  de  clarté  et 
de  sombres  profondeurs.  Une  mignonne  araignée  vert  pâle  était  sus- 
pendue à  une  blanche  aspérule,  et,  à  demi  emprisonnée  dans  les  ré- 
seaux formés  par  l'entre-croisement  des  graminées,  une  éphémère 
aux  yeux  d'or,  vêtue  de  gaze  blonde,  frissonnait,  et  à  mesure  que 
le  cousin  tournait  le  vase,  une  fine  poussière  argentée  s'envolait  de 
toutes  les  étamines,  et  planait  comme  une  fumée  au-dessus  du  bou- 
quet, d'où  s'exhalait  un  parfum  exquis,  pénétrant.  Denise  poussa 
tout  à  coup  un  cri  d'admiration  et  couvrit  sa  figure  de  ses  mains. 
Quand  elle  releva  la  tête,  des  pleurs  roulaient  dans  ses  yeux,  mais  des 
pleurs  de  joie;  ses  regards  avaient  un  éclat  qui  frappa  l'abbé;  ses 
traits  animés,  ses  joues  colorées,  donnaient  à  sa  physionomie  une 
expression  nouvelle  et  la  transfiguraient.  Le  cousin,  ébloui  de  cette 
beauté  qui  se  révélait  soudain,  tressaillit  en  la  contemplant.  L'en- 
fant d'hier  était  devenue  une  jeune  fille. 

IV. 

Quand  éclata  la  guerre  de  Grimée,  Denise  venait  d'avoir  seize  ans. 
Daniel,  nommé  caporal  dès  l'année  de  son  engagement,  écrivit  au 
cousin  qu'il  partait  pour  l'Orient  avec  son  régiment.  L'abbé  courut 
aussitôt  à  Pressigny,  et  envoya  par  la  poste  à  son  pupille  un  man- 
dat supplémentaire.  Ce  fut  à  dater  de  ce  jour  que  Daniel  eut  son 
rôle  dans  les  conversations  de  la  ferme.  Le  cousin,  trop  pauvre  pour 
s'abonner  à  un  grand  journal,  persuada  à  Beauvais  de  prendre  un 
abonnement.  — Est-il  au  moins  dans  la  cavalerie,  votre  protégé? 
demanda  Beauvais.  —  Ce  fut  lui  qui  apporta  aux  Templiers  la  carte 
du  théâtre  de  la  guerre,  «  pour  faire  plaisir  à  son  curé,  qui  suivait 
ça.  »  L'abbé  s'empara  de  la  carte,  la  porta  dans  sa  cellule,  et  là, 
chaque  jour,  suivit  sur  la  terre  d'Orient  la  marche  du  corps  d'ar- 
mée dont  le  49''  faisait  partie. 

L'Orient,  c'était  par-delà  les  ruines  du  château  d'Étableaux.  Quel- 
quefois le  soir,  quand  le  soleil  s'était  déjà  couché  à  l'autre  extré- 


M 


RE7UE   DES    DEUX    MONDES. 


mité  du  ciel,  le  cousin,  debout  devant  la  fenêtre  de  la  tourelle, 
plongeait  un  regard  inquiet  dans  le  bleu  plus  sombre  du  levant,  et 
quand  il  fermait  sa  fenêtre  :  «  Que  Dieu  le  protège!  »  disait-il. 

Vers  le  milieu  de  l'année  1855,  Daniel  passa  sergent,  et  le  cou- 
sin reçut  à  cette  occasion  une  lettre  qu'il  lut  à  Beauvais,  au  des- 
sert, pendant  que  Denise  était  allée  étendre  du  linge  au  verger. 
Cette  lettre  était  toute  belliqueuse.  Daniel  y  racontait  sa  vie  de  bi- 
vouac et  y  faisait  le  récit  d'un  jour  de  bataille,  quand,  dès  l'aube,  on 
est  réveillé  par  l'air  de  la  diane  et  les  sourds  gron démens  du  canon  : 
«  Chacun  prend  son  fusil  et  son  sac,  disait-il,  et  en  marche!  On 
avance  dans  le  crépuscule  ;  on  entend  les  commandemens  brefs  et 
accentués  qui  se  répètent  et  courent  dans  les  rangs;  les  aides  de 
camp  volent  d'un  régiment  à  l'autre  ;  les  troupes  prennent  des  di- 
rections; nos  chefs  nous  haranguent  avec  quelques  mots  énergi- 
ques. Bientôt  le  bruit  du  canon  devient  plus  nourri,  et  puis  les 
clairons  sonnent,  les  musiques  jouent  de  vieux  airs  nationaux  qu'on 
n'entend  plus  qu'aux  jours  de  bataille  et  qui  font  bouillir  le  sang 
aux  plus  peureux,  et  aux  roulemens  des  tambours,  à  travers  la  fu- 
mée, le  régiment,  enivré  par  l'odeur  de  la  poudre,  frémit  tout  en- 
tier. —  En  avant!...  On  to'est  plus  Pierre,  Jacques,  Daniel  :  on  est 
la  France,  chacun  pour  une  parcelle,  et  sus  à  la  Russie  !  On  regarde 
le  bras  du  chef  qu'on  n'entend  plus,  on  dit  de  l'œil  bonjour  à  ses 
camarades,  et  on  est  parti...  Gela  dure  parfois  tout  le  jour.  Les 
hommes  tombent,  on  avance  toujours.  Quelquefois  un  froid  vous 
passe  par  le  cœur,  mais  ne  fait  qu'y  passer.  Et  ainsi  jusqu'au  soir, 
où,  la  bataille  finie,  on  apprend  que  la  victoire  est  à  nous  et  qu'on 
est  nommé  sergent,  car  je  suis  sergent,  mon  cousin,  depuis  hier.  Ce 
qui  est  triste,  c'est  qu'en  rentrant  sous  la  tente  le  nombre  des  ca- 
marades de  la  veille  est  diminué,  cela  vous  serre  le  cœur;  mais 
d'autres  sont  là,  on  cause,  on  cause,  et  on  s'endort  harassé.  Voilà, 
mon  cousin,  et  maintenant  ma  chandelle  est  à  bout.  A  vous,  cher 
cousin,  de  tout  cœur  !  » 

Comme  l'abbé  achevait  sa  lecture,  Denise  rentra.  —  Voilà  un  gail- 
lard qui  a  des  moustaches!  s'écria  Beauvais;  Denise,  lis  un  peu 
cette  lettre,  lis-la  haut,  je  l'entendrai  volontiers  deux  fois.  —  Et 
Denise  lut  lentement  de  sa  jolie  voix  nette  et  bien  timbrée.  L'abbé 
époussetait  négligemment  la  manche  de  son  bras  droit  et  regardait 
en  dessous.  Quand  Denise  fut  arrivée  à  la  fin,  elle  garda  le  silence 
et  remit  la  lettre  au  cousin.  —  A  son  retour  en  France,  dit  Beau- 
vais, il  faudra  que  vous  lui  écriviez  de  venir  chasser  avec  moi,  car 
il  doit  aimer  la  chasse ,  ce  garçon  -  là.  En  voilà  un  au  moins  qui 
saura  apprécier  un  cheval!  —  Denise,  toujours  silencieuse,  pliait  du 
linge  sur  la  table.  Beauvais  sortit,  et  l'abbé  alla  lire  son  bréviaire; 
mais  il  était  préoccupé,  Denise  n'avait  rien  dit  de  la  lettre. 


l'abbé    DANIEL.  153 

Elle  aussi  s'éloigna  préoccupée  et  s'enfonça  rêveuse  dans  les  allées 
du  jardin.  Elle  n'avait  rien  dit,  mais  elle  avait  beaucoup  pensé  à  la 
lecture  de  cette  lettre  toute  résonnante  des  bruits  de  la  guerre.  Elle 
repassait  dans  sa  mémoire  le  fier  et  joyeux  langage  du  pupille  de 
l'abbé,  et  elle  essayait  de  se  le  représenter  assis  sous  la  tente  et 
fourbissant  ses  armes,  ou  bien  guêtre,  le  sac  au  dos,  la  baïonnette 
croisée,  s'élançant  à  l'ennemi.  Elle  pensait  encore  à  lui  au  soir, 
lorsqu' après  souper  elle  vint  s'accouder  au  petit  mur  du  verger, 
d'où  l'on  voyait  la  verte  vallée  de  l'Égronne  jusqu'à  Pressigny.  Le 
soleil  plongeait,  derrière  les  Templiers,  dans  les  pins  du  bois  des 
Gourtils,  et  Pressigny,  à  demi  voilé  de  peupliers  et  couronné  par  sa 
tour  élancée,  semblait  transfiguré  par  les  derniers  rayons  du  cou- 
chant; les  créneaux  de  la  tour  étaient  teints  en  rose,  les  toits  d'ar- 
doise avaient  de  joyeuses  et  claires  couleurs  violettes ,  toutes  les 
vitres  étaient  d'un  pourpre  vif,  et  Denise  songeait  à  l'Orient.  Puis, 
tournant  du  côté  d'Étableaux  ses  yeux  éblouis  de  rayons  et  de  cou- 
leurs, elle  se  sentait  toute  mélancolique  à  l'aspect  de  la  vallée  ré- 
trécie  et  déjà  obscure  entre  ses  deux  versans  couverts  de  noyers  et 
de  chênes.  La  voix  faible  et  cristalline  de  l'Égronne  s'élevait  dans  la 
paix  du  soir  comme  une  plaintive  mélodie  ^ue  les  rainettes  accom- 
pagnaient par  momens  de  leur  basse  étrange.  Encapuchonnée  dans 
sa  cape  noire,  une  pastoiire  descendait  du  coteau  d'Étableaux  en 
poussant  devant  elle  un  troupeau  de  vaches  ;  on  entendait  les  doux 
meuglemens  des  génisses,  on  voyait  le  chien  alerte  courir  sans  cesse 
de  la  bergère  au  troupeau,  et,  tout  en  courant,  jeter  un  aboiement 
sonore  auquel  répondaient  les  chiens  des  métairies.  Dans  un  inter- 
valle de  silence,  la  pastoure  se  mit  à  chanter,  et  sa  voix  traînante, 
sa  rustique  mélopée  arrivèrent  distinctes  jusqu'à  Denise.  La  pas- 
toure chantait  une  ballade  locale  très  populaire  en  Touraine  et  en 
Poitou,  et  dont  voici  les  premiers  couplets  : 

Ce  sont  trois  jeunes  garçons 
Qui  s'en  vont  à  la  guerre, 
Qui  s'en  vont  à  la  guerre 
A  leur  corps  défendant. 
Regrettent  leur  maîtresse 
Que  leur  cœur  aime  tant. 

Le  plus  jeune  des  trois 
Regrette  bien  la  sienne. 
Regrette  bien  la  sienne, 
Ah  !  qu'il  a  bien  raison  ! 
C'est  la  plus  belle  fille 
Qu'il  y  ait  dedans  Lyon 


Pourquoi,  après  ce  dernier  couplet,  les  larmes  vinrent-elles  aux 
yeux  de  Denise?  pourquoi  la  mélancolique  histoire  du  plus  jeune 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  trois  s'associa-t-elle  dans  sa  pensée  avec  le  fier  soldat  qui  se 
battait  là-bas  en  Grimée?...  Ah  !  si  le  cousin  avait  pu  voir  tomber 
ces  précieuses  larmes! 

A  la  prise  de  la  tour  Malakof,  Daniel  fut  nommé  sergent-major, 
et  peu  après  rentra  en  France.  Le  cousin  ne  jugea  pas  qu'il  fût  en- 
core temps  de  le  faire  venir  près  de  lui  ;  mais  il  lui  écrivit  de  lui 
envoyer  sa  photographie,  et  doubla  son  mandat  mensuel  à  cette  in- 
tention. Quelques  semaines  après,  le  portrait  arriva  aux  Templiers. 
Daniel  était  représenté  nu-tête,  et  la  main  droite  appuyée  sur  la 
baïonnette  de  son  fusil.  La  main  de  l'abbé,  en  saisissant  le  portrait, 
tremblait  tellement  qu'il  fut  dix  minutes  avant  de  pouvoir  se  rendre 
compte  de  la  nouvelle  physionomie  de  son  pupille.  Il  le  reconnut 
enfin  et  se  sentit  fier.  Il  descendit  alors  et  montra  le  portrait  à  Beau- 
vais  et  à  Denise.  —  Voilà  un  gaillard!  —  s'écria  Beauvais.  Denise 
contempla  silencieusement  cette  jeune  et  énergique  figure,  dont  les 
traits  se  détachaient  en  brun  du  fond  laiteux  de  la  plaque.  L'inno- 
cent abbé  fut  de  nouveau  pris  à  ce  silence,  il  remonta  se  désoler 
dans  sa  tourelle,  où  il  suspendit  le  portrait  en  face  de  sa  croix  noire. 
Et  cependant,  si  les  verveines  dont  la  fenêtre  du  cousin  était  tou- 
jours soigneusement  garnie  en  été,  si  les  verveines  roses  et  lilas 
avaient  pu  parler,  elles  auraient  dit  qu'on  les  arrosait  trop  mainte- 
nant. Denise,  pendant  la  promenade  quotidienne  de  l'abbé,  leur 
prodiguait  l'eau  fraîche  sans  regarder,  car  ses  yeux  contemplaient 
la  brune  photographie  accrochée  au  mur. 

Les  choses  en  étaient  là.  Beauvais  devenait  de  jour  en  jour  plus 
obèse ,  La  Bruère  se  faisait  vieille  et  commençait  à  avoir  des  inter- 
valles de  silence.  Petit-Pinson  grandissait,  mettait  son  chapeau  sur 
l'oreille  et  faisait  le  beau  les  dimanches  sur  la  place  de  Pressigny. 
L'abbé  songeait  à  Daniel  tout  en  achevant  l'éducation  de  Denise,  et 
Denise,  toujours  plus  sauvage,  rêvait  souvent  seule  au  verger.  Elle 
allait  avoir  dix-huit  ans.  Un  soir  de  juillet  1857,  Beauvais,  après 
souper,  dit  d'un  air  sérieux  et  attendri  en  embrassant  sa  fille  :  — 
Te  voilà  grande  maintenant,  mignonne,  te  voilà  grande,  et  je  me 
fais  vieux.  Je  ne  veux  pas  que  tu  coiffes  sainte  Catherine,  et  je  vais 
m'occuper  de  te  chercher  un  mari.  —  Et  comme  Denise,  un  instant 
interdite,  avait  fini  par  rire  aux  éclats,  Beauvais  reprit  de  sa  grosse 
voix  :  —  Ce  que  je  dis  est  très  sérieux,  et  je  désire  que  tu  t'ac- 
coutumes dès  à  présent  à  cette  idée-là.  J'ai  un  parti  en  vue,  et  dans 
quelques  jours  nous  en  causerons...  —  Il  se  fit  un  grand  silence. 
Beauvais,  qui  se  voyait  déjà  séparé  de  sa  fille,  se  leva  pour  cacher 
son  émotion  et  alla  faire  un  tour  dans  sa  grange.  Denise  était  pour- 
pre. L'abbé,  pâle  et  embarrassé,  balbutia  quelques  paroles,  pré- 
texta la  lecture  de  son  bréviaire  et  disparut. 

Arrivé  dans  la  tourelle,  le  malheureux  cousin  s'enferma  à  double 


■    '  '  -X' ABBÉ   DANIEL.  '  '  '  '  '  15^ 

tour.  11  était  blême,  et  la  sueur  coulait  le  long  de  ses  maigres  joues. 
Il  regarda  le  portrait  de  Daniel  :  «  C'est  fini  de  nos  rêves,  mon 
pauvre  ami  !  »  lui  dit-il  tout  haut,  puis  il  se  mit  à  marcher,  tout 
absorbé.  Après  quelques  momens  de  silence  :  —  Ainsi,  reprit-il, 
le  premier  venu  pourra  m' enlever  Denise,  Beauvais  la  lui  donnera,* 
et  tout  sera  fini  !  Je  me  serai,  par  peur  de  Beauvais,  enfui  au  sémi- 
naire, la  batteuse  m'aura  pris  mon  bras,  j'aurai  élevé  cette  enfant 
comme  ma  propre  fille,  et  pour  toute  compensation  Beauvais  me 
dira  un  grand  merci  et  la  jettera  à  un  étranger!...  Et  il  aura  raison! 
Après  tout,  quels  droits  ai-je  sur  elle,  et  les  pensées  que  j'ai  là 
sont-elles  bien  les  pensées  d'un  prêtre?...  Oui,  mais  mon  cœur  se 
brise  quand  je  songe  à  ce  mariage.  Us  vont  m' arracher  cette  se- 
conde Denise,  je  ne  la  verrai  plus  qu'en  cérémonie;  elle  ira  chez 
des  inconnus,  et  quand  mon  pauvre  Daniel  reviendra,  je  ne  pourrai 
plus  lui  donner  l'épouse  que  j'avais  choisie;  je  n'unirai  pas  ces  deux 
enfans,  ces  deux  cœurs  que  j'avais  de  loin  formés  l'un  pour  l'autre! 
Aussi  ma  timidité  est  stupide.  Ne  pouvais-je  parler  à  Beauvais 
et  lui  dire  franchement  mes  projets?...  Ah!  Beauvais!...  J'entends 
d'ici  le  rire  ironique  qui  aurait  accueilli  ma  proposition...  Si  seulen 
ment  Daniel  avait  eu  l'épaulette,  mais  un  sous-officier...  Beauvais 
ne  voudra  jamais  !...  Non,  cela  ne  se  peut  pas,  nous  sommes  pau- 
vres, et  elle  est  riche.  Je  ne  puis  rien  dire  :  ils  sont  riches !... 

Le  cousin  ne  se  coucha  pas,  et  dès  l'aube  sortit  pour  respirer 
au  grand  air.  Quand,  vers  huit  heures,  Denise  monta  dans  la  tou- 
relle pour  arroser  les  verveines,  elle  vit  que  le  lit  n'avait  pas  été 
défait,  et  resta  pensive... 

Le  surlendemain,  dès  le  matin,  Beauvais  entra  dans  le  cabinet 
du  cousin,  et  le  réveillant  brusquement  :  — Dites  donc,  cousin,  vous 
ne  savez  pas?  —  Non,  fit  l'abbé  effrayé.  —  Eh  bien!  je  vais  vous 
dire,  continua  Beauvais  d'un  air  confidentiel,  j'ai  trouvé  un  mari 
pour  Denise...  Devinez-vous  qui? — L'abbé  parut  terrible  en  ce  mo- 
ment, tant  il  ouvrit  de  grands  yeux.  —  Je  m'adresse  bien,  reprit 
Beauvais,  vous  avez  toujours  le  nez  et  l'esprit  dans  les  livres,  vous 
ne  connaissez  pas  le  pays...  N'avez-vous  pas  remarqué  à  la  foire 
de  Pressigny  ce  jeune  homme  avec  qui  j'ai  longtemps  causé  près 
du  pont?  —  M.  Delétang?  —  C'est  le  fils  d'un  marchand  d'Angles. 
On  m'a  fait  des  ouvertures  à  son  sujet.  11  est  riche,  il  est  campa- 
gnard, et  il  habiterait  volontiers  les  Templiers...  Nous  garderions 
près  de  nous  notre  Denise...  Le  jeune  homme  est  en  ce  moment  à 
Angers  et  ne  doit  pas  revenir  avant  un  mois  ;  nous  en  reparlerons, 
mais  motus l  —  Il  sortit. 

L'abbé  se  leva  en  hâte  et  avec  une  fièvre  nouvelle.  —  Non,  non, 
point  de  Delétang,  se  dit-il ,  il  faut  cette  fois  se  montrer!  —  Et  vite 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  écrivit  à  Daniel  les  lignes  suivantes  :  «  Demande  immédiatement 
un  congé  de  trois  mois,  on  t'attend  ici  pour  chasser.  Viens  aussitôt 
que  possible  !  »  Il  prit  un  billet  de  cent  francs  qu'il  avait  en  réserve, 
l'enferma  dans  la  lettre  et  courut  au  bureau  de  poste  de  Pressigny. 
A  son  retour,  le  cœur  lui  battait.  Il  dit  brusquement  à  Beauvais 
devant  Denise  :  «  J'ai  écrit  ce  matin  à  mon  pupille  de  venir  chasser 
aux  Templiers,  et  je  l'attends  avant  la  fm  du  mois.  » 


Trois  semaines  s'étaient  à  peine  écoulées  quand  un  matin  l'abbé, 
encore  au  lit,  entendit  la  grosse  voix  de  Beauvais  qui  lui  criait  du 
jardin  :  a  Hé!  cousin!  »  Il  courut  à  la  fenêtre...  Daniel  en  petite  te- 
nue, le  képi  sur  l'oreille,  une  médaille  à  la  boutonnière,  Daniel  les 
bras  tendus  vers  la  tourelle,  était  près  de  Beauvais.  Le  cousin  agita 
fortement  son  bras  mutilé,  rentra  et  se  vêtit  comme  il  put.  Il  allait 
descendre  quand  la  porte  s'ouvrit,  et  Daniel  et  Beauvais  firent  ir- 
ruption dans  la  chambre.  Ah!  le  retour  payait  bien  le  départ;  ils  se 
tinrent  quelque  temps  embrassés.  —  Saprebleu!  dit  Beauvais  atten- 
dri, est-ce  que  vous  allez  vous  manger?  Venez,  monsieur  Daniel, 
laissons  le  cousin  s'habiller.  —  Le  cousin  fit  sa  toilette  à  la  hâte  en 
l'entrecoupant  d'exclamations  joyeuses,  puis  il  descendit.  Il  ne 
trouva  plus  dans  la  cour  que  Beauvais.  —  Allez  le  chercher,  dit  gaî- 
ment  celui-ci,  le  voilà  reparti.  Et  vous  ne  l'avez  pas  mis  dans  la 
cavalerie?  —  Eh!  quoi  donc  encore?  demanda  le  cousin  ahuri.  — 
Figurez-vous  que  je  lui  montrais  mon  nouveau  cheval,  une  bête  que 
personne  n'ose  monter.  —  Eh  bien?,..  —  Eh  bien!  il  a  sauté  des- 
sus, et  le  voilà  bien  loin. —  L'abbé  et  Beauvais  coururent  hors  de  la 
ferme.  Daniel  revenait  vers  eux  ventre  à  terre;  il  avait  encore  à  la 
main  son  bâton  de  voyage,  mais  son  képi  était  resté  en  route.  On 
reconduisit  le  cheval  à  l'écurie  et  on  alla  du  même  pas  à  la  recher- 
che du  képi,  puis  du  même  pas  on  alla  aux  Bruasseries,  et  tout  en 
causant  on  suivit  le  cours  de  l'Ëgronne,  si  bien  qu'on  arriva  jusqu'à 
Pressigny.  On  oubliait  l'heure  et  le  chemin  en  questions,  en  répon- 
ses, en  surprises  et  en  exclamations.  C'étaient  des  ressouvenirs,  des 
plaisanteries,  des  rires,  des  silences  délicieux.  Beauvais,  pour  un 
empire,  n'eût  en  ce  moment  lâché  le  rnajor,  comme  il  appelait  Da- 
niel. A  Pressigny,  on  fit  réflexion  que  l'on  mourait  de  soif,  et  l'abbé, 
lui  troisième  (honni  soit  qui  mal  y  pense!),  entra  au  premier  caba- 
ret. On  trinqua.  —  A  la  guerre  de  Crimée  !  dit  Beauvais.  —  Au  re- 
tour! s'écria  Daniel.  Il  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder  le  cousin, 
et  le  cousin  contemplait  sans  cesse  Daniel.  Gomme  ils  se  trouvaient 
changés  l'un  et  l'autre!  l'un  avec  sa  longue  et  pâle  figure  ridée, 


l'abbé    DANIEL.  157 

ses  joues  creuses,  son  doux  sourire  et  ses  cheveux  gris;  l'autre, 
fort,  élancé,  résolu,  ayant  de  V en-avant  dans  toute  sa  personne, 
une  ligure  franche  et  accentuée,  des  yeux  bruns  pétillans,  de  jeunes 
moustaches  naissantes,  de  blanches  dents  qui  disaient  la  santé  et 
des  cheveux  noirs  naturellement  crêpés...  Et  le  cousin  émerveillé 
répétait  à  Beauvais  :  —  Voyez-vous  ce  garçon?  eh  bien!  c'est  moi 
qui  l'ai  élevé;  je  l'ai  porté  dans  mes  bras,  t'en  souviens-tu? 

On  revint  lentement  aux  Templiers  par  la  côte  des  Murets,  et 
Beauvais  fit  la  remarque  que  Denise  n'allait  pas  savoir  ce  qu'ils 
étaient  devenus.  —  Qui  est-ce?  demanda  à  mi-voix  Daniel  au  cou- 
sin. —  C'est  ma  fille,  ma  fille  Denise!  s'écria  fièrement  Beauvais. 
—  Ah  !  fit  Daniel,  vous  avez  une  fille  ?  Le  cousin  ne  me  l'avait  pas 
dit.  —  Mais  que  vous  écrivait-il  donc?  Je  parie  qu'il  ne  vous  a  point 
parlé  de  mes  chevaux  seulement!  —  Est-ce  que  je  puis  écrire  lon- 
guement de  ma  main  gauche?  interrompit  le  cousin. 

On  arriva,  et  comme  Daniel  voulait  aller  faire  toilette,  Beauvais 
le  poussa  dans  la  salle.  Le  couvert  était  mis,  mais  Denise  n'était  pas 
là.  Le  cousin  se  sentit  rougir.  Daniel  s'époussetait  légèrement  près 
de  la  fenêtre  ouverte;  Beauvais  s'était  mis  à  table.  Il  fallait  pour- 
tant bien  que  Denise  se  montrât.  Elle  entra  dans  un  moment  où  Da- 
niel tournait  le  dos  à  la  porte. —  Nous  as-tu  préparé  un  bon  déjeu- 
ner? s'écria  Beauvais.  Daniel  se  retourna  très  vite  et  vit  Denise. 
Leur  émotion  à  tous  deux  se  trahit  par  un  léger  mouvement  en  ar- 
rière. Daniel  salua  respectueusement,  sans  timidité  comme  sans 
excès  d'assurance,  puis  on  se  mit  à  table.  Il  se  trouvait  placé  à  côté 
de  Denise;  mais,  soit  qu'il  fût  embarrassé  à  la  vue  de  cette  jeune 
hôtesse  sur  laquelle  il  ne  comptait  pas,  soit  que  la  mine  un  peu 
fière  de  Denise  lui  imposât,  il  resta  silencieux.  Toutefois,  s'il  demeu- 
rait muet  et  contraint,  il  n'en  était  pas  plus  calme  au  fond,  et  dès  le 
premier  service  il  trahit  son  émotion  en  brisant,  rien  qu'à  le  toucher, 
un  plat  qu'on  lui  passait.  Le  rouge  lui  monta  au  front.  —  Bah!  bah! 
dit  Beauvais,  ne  faites  pas  attention  à  cela!  —  Denise  saisit  cette 
occasion  de  rompre  le  silence.  —  Ce  plat  était  fêlé  depuis  longtemps, 
dit-elle.  —  Ainsi...  mademoiselle...  commença  Daniel,  qui  tenait  à 
s'excuser.  Ils  se  regardèrent,  rougirent  de  plus  belle  et  redevinrent 
silencieux.  Heureusement  l'abbe  vint  à  leur  secours  et  changea  la 
conversation.  —  Vous  n'avez  plus  vos  parens?  dit  à  Daniel  l'ou- 
blieux Beauvais,  à  qui  le  cousin  avait  raconté  au  moins  vingt  fois 
l'histoire  de  son  pupille.  —  Non,  monsieur,  répondit  Daniel;  mon 
père,  qui  était  charpentier,  s'est  tué  en  tombant  d'un  toit,  et  ma 
mère  est  morte  huit  jours  après...  Et  il  ajouta  en  regardant  l'abbé  : 
C'est  le  cousin  qui  m'a  recueilli.  —  Cela  fut  dit  fièrement  et  avec  une 
simplicité  qui  toucha  Beauvais.  —  Pardon  ! . . .  fit-il  tout  ému.  L'abbé, 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fâché  et  content  de  cette  explication,  en  profita  pour  serrer  une  fois 
de  plus  la  main  de  Daniel.  Au  dessert,  la  jeune  fille  quitta  la  salle 
à  manger.  Alors  Beauvais  alluma  sa  pipe,  Daniel  roula  une  cigarette, 
et  on  se  mit  à  parler  de  l'Orient  et  de  la  guerre. 
i.vQue  faisait  Denise  pendant  ce  temps?  Assise  sous  un  large  figuier, 
à  l'extrémité  du  verger,  elle  semblait  tout  occupée  à  considérer  les 
arabesques  lumineuses  que  le  soleil  dessinait  sur  le  sable  à  travers 
les  arbres;  mais,  si  ses  yeux  suivaient  attentivement  les  mobiles  dé- 
coupures de  l'ombre,  son  esprit  était  ailleurs.  Les  pensées  qui  l'ab- 
sorbaient semblaient  être  d'une  nature  très  complexe,  car  tantôt  un 
rapide  sourire  glissait  sur  ses  lèvres  et  tantôt  une  vive  rougeur  cou- 
rait de  ses  joues  à  son  front.  Il  y  avait  sur  sa  mignonne  figure  un 
singulier  mélange  de  joie  et  de  préoccupation.  Denise  était  en  train 
de  rompre  avec  un  idéal  auquel  des  années  entières  l'avaient  pour 
ainsi  dire  fiancée.  Elle  avait  rêvé  Daniel  tout  autre  qu'il  n'était,  et 
la  transition  du  rêve  à  la  réalité  lui  était  à  la  fois  douce  et  difficile. 
La  brune  jeune  fille,  en  dépit  de  la  photographie  envoyée  au  cou- 
sin, s'était  figuré  un  Daniel  blond  avec  des  yeux  bleus  et  une  phy- 
sionomie un  peu  pensive;  le  vrai  Daniel  avait  un  tout  autre  air.  11 
était  petit,  maigre,  brun  et  peu  mélancolique.  11  fallait  donc  effacer 
les  traits  vagues  de  l'ancien  portrait  et  y  sulDstituer  l'image  vivement 
accusée  de  l'original.  Tout  en  confessant  que  le  Daniel  en  chair  et 
en  os  valait  bien  le  Daniel  imaginaire,  Denise  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  regretter  son  rêve;  puis,  honteuse  de  cette  préoccupation 
persistante,  elle  secouait  la  tête,  passait  ses  petites  mains  sur  ses 
joues  rougissantes,  et  essayait  de  donner  un  autre  tour  à  sa  pen- 
sée. Elle  penchait  la  tête  au-dessus  du  mur  d'appui  et  regardait  les 
champs  de  blé  moissonnés.  Alors  le  chant  d'une  caille  dans  les 
chaumes  lui  rappelait  que  la  chasse  venait  de  s'ouvrir  et  que  Daniel 
était  arrivé  aux  Templiers  pour  chasser;  elle  écoutait  les  appels  des 
pastoiires,  et  leurs  voix  lui  remettaient  en  mémoire  la  chanson  des 
trois  jeunes  garçons  s'en  allant  à  la  guerre,  et  la  chanson  ramenait 
encore  sa  pensée  vers  D?iniel.  «  Daniel!  Daniel!  »  disait  la  voix  fraî- 
che de  l'écluse;  «  Daniel!  »  criaient  les  martinets  traversant  l'espace 
bleu  comme  des  flèches.  —  Et  ainsi  jusqu'au  soir. 

A  la  nuit  close,  Beauvais  avait  conduit  le  sergent-major  dans  sa 
chambre,  et,  lui  serrant  la  main  :  — Vous  êtes  ici  chez  vous,  avait-il 
dit,  reposez- vous  bien;  demain  nous  irons  ensemble  visiter  mes 
bois,  et  je  vous  ferai  voir  du  gibier.  Bonne  nuit!  —  En  se  couchant  et 
après  avoir  fait  sa  prière,  le  cousin  se  sentit  tout  rassuré.  «  M.  De- 
létang  est  à  huit  lieues  d'ici,  songeait-il;  Daniel  est  installé  aux 
Templiers.  Laissons  maintenant  agir  le  ciel.  » 

Le  lendemain,  quand  il  descendit,  les  chasseurs  étaient  déjà  par- 


l'abbé    DANIEL.  159 

tis;  Denise  se  plaignait  d'avoir  la  migraine  et  semblait  fatiguée.  Le 
naïf  abbé  croyait  tout  bonnement  qu'elle  allait  lui  parler  du  nou- 
veau-venu; mais  elle  ne  dit  pas  un  mot,  et  il  s'en  alla,  tout  déso- 
rienté, lire  son  bréviaire  au  jardin. 

A  midi,  Beauvais  et  Daniel  rentrèrent  affamés.  Daniel,  pour  son 
début,  rapportait  deux  perdrix  dont  le  cousin  parut  tout  fier.  On  se 
mit  à  table,  et,  les  convives  étant  devenus  déjà  plus  intimes,  la  con- 
versation s'anima.  Denise  fut  affable  et  enjouée,  et  même,  en  pré- 
sentant un  plat  à  Daniel,  elle  s'enhardit  jusqu'à  lui  dire  en  sou- 
riant :  «  Celui-ci  est  plus  solide!  »  Et  comme  en  parlant  il  avait 
fallu  regarder  son  voisin,  elle  avait  été  forcée  de  convenir  que  les 
yeux  bruns  étaient  plus  expressifs  que  les  yeux  bleus.  Elle  remar- 
qua aussi  que  Daniel  n'était  ni  beau  parleur,  ni  gauche  comme  les 
visiteurs  ordinaires  des  Templiers,  mais  qu'il  avait  la  voix  grave  et 
pleine,  la  parole  franche  et  énergique,  et  un  fonds  inépuisable  de 
bonne  humeur.  Seulement  il  avait  toujours  l'air  de  la  savoir  pré- 
sente sans  en  paraître  autrement  ému,  et  Denise,  piquée,  se  disait 
que  le  Daniel  de  son  rêve  eût  été  certainement  plus  aimable  et 
moins  occupé  de  lièvres  et  de  perdreaux. 

La  journée  passa  joyeuse  pour  tous  quatre,  et  plus  joyeuses  en- 
core s'écoulèrent  les  semaines  qui  suivirent,  chaque  jour  amenant 
une  chasse  heureuse  ou  quelque  course  nouvelle.  L'automne  était 
magnifique.  En  rentrant  le  soir,  on  contait  à  Denise  et  au  cousin  les 
exploits  de  la  matinée,  et  on  arrêtait  le  plan  des  plaisirs  du  lende- 
main. Denise  demandait-elle  un  lièvre,  Daniel  ne  voulait  revenir 
à  la  maison  qu'avec  un  lièvre  dans  son  carnier.  Une  fois  il  ne  fut 
de  retour  qu'à  la  nuit  close  :  il  avait  chassé  tout  le  jour  et  s'était 
passé  de  déjeuner;  mais  aussi  il  rapportait  un  faisan  doré,  pièce 
rare  que  Denise,  la  veille,  avait  mise  au  rang  des  gibiers  fabuleux. 
Et  Denise,  oubliant  de  plus  en  plus  son  ancien  idéal,  se  demandait 
comment  elle  avait  pu  avoir  le  mauvais  goût  de  médire  des  cheveux 
noirs  et  des  yeux  bruns,  et  commençait  à  sourire  de  ses  rêves  ro- 
manesques. Dès  le  matin,  elle  était  éveillée,  elle  assistait  en  secret 
au  départ  des  chasseurs,  et  le  soir,  devinant  le  chemin  par  lequel  ils 
devaient  revenir  aux  Templiers,  elle  allait  au-devant  d'eux,  accom- 
pagnée par  le  cousin,  et  du  plus  loin  Daniel,  tirant  de  sa  gibecière 
sa  plus  belle  pièce,  la  lui  montrait  d'un  air  triomphant. 

Bientôt  ce  fut  entre  eux  une  amitié  charmante.  Denise  n'avait 
qu'à  dire  un  mot  pour  être  devinée  et  obéie.  Elle  savait  tous  les  airs 
aimés  de  Daniel,  et  les  chantait  le  soir,  au  verger,  sans  avoir  l'air 
de  songer  qu'on  l' écoutât,  comme  si  elle  n'eût  chanté  que  pour  elle- 
même;  puis  au  plus  léger  signe  d'approbation  elle  s'arrêtait  court, 
comme  un  rossignol  effarouché,  et  s'envolait  au  plus  épais  des  massifs. 


160  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Un  soir,  Daniel,  étant  seul  avec  le  cousin,  lui  demanda  brusque- 
ment :  —  M.  Beauvais  est-il  riche?  —  Oui,  répondit  l'abbé  surpris; 
mais  à  quel  propos?  —  Il  est  riche!  Tant  pis  alors,  dit  Daniel,  et  il 
ajouta  :  Si  M"*  Denise  eût  été  pauvre  comme  moi,  j'aurais  essayé 
de  lui  plaire,  et  si  elle  m'avait  aimé,  je  l'aurais  demandée  à  son 
père.  Nous  nous  serions  établis  métayers  de  vos  Bruasseries,  et 
c'eût  été  bien  bon,  cette  vie  à  trois,  vous  entre  nous  deux!...  Mais 
elle  est  riche,  et  il  faut  renverser  mon  château  de  cartes  et  songer 
à  autre  chose?  —  Songer  à  quoi?  demanda  l'abbé  d'un  air  inquiet. 
—  Mais  à  quitter  les  Templiers,  et  le  plus  tôt  sera  le  mieux.  —  A 
d'autres  maintenant!  pensa  le  pauvre  cousin  envoyant  une  seconde 
fois  que  ses  plus  doux  rêves  menaçaient  de  s'en  aller  en  fumée. 
Sa  conscience  lui  défendait  de  détourner  Daniel  de  ses  projets  de  dé- 
part, et  son  cœur  saignait  en  songeant  à  ce  nouvel  obstacle,  qu'il 
aurait  dû  prévoir.  Il  passa  une  nuit  mauvaise  et  sans  sommeil. 

La  journée  du  lendemain  devait  être  plus  mauvaise  encore.  Beau- 
vais et  Daniel  étaient  à  la  chasse,  et  l'abbé  lisait  saint  Augustin  sous 
l'auvent  de  la  porte  d'entrée,  quand,  au  milieu  de  l'après-midi,  un 
cabriolet  conduit  par  un  jeune  homme  entra  discrètement  dans  la 
cour  et  s'arrêta  à  deux  pas  de  lui.  Le  jeune  homme  demanda 
M.  Beauvais  et  se  nomma  :  c'était  M.  Delétang.  Quand  il  apprit  que 
Beauvais  était  absent,  il  poussa  comme  un  soupir  de  soulagement  et 
voulut  tourner  bride;  mais  l'abbé  crut  convenable  d'insister  pour 
qu'il  descendît  de  voiture.  Il  le  fit  entrer  et  le  présenta  à  Denise. 
C'était  un  garçon  à  tournure  un  peu  rustique  malgré  sa  toilette  de 
ville.  Il  n'était  ni  brun  ni  blond,  plutôt  bien  que  mal,  mais  timide 
comme  une  jeune  fille  sortant  du  couvent,  et  d'une  gaucherie  tou- 
chante. L'abbé,  tout  fier  d'avoir  trouvé  une  timidité  supérieure  à  la 
sienne,  eut  pitié  de  son  embarras  et  chercha  à  le  mettre  à  son  aise. 
Denise  de  son  côté,  ne  se  doutant  de  rien,  fit  des  efforts  pour  être 
moins  sauvage  que  de  coutume.  Le  prétendu,  assis  sur  le  bord  de 
sa  chaise,  resta  près  d'une  heure  à  causer  d'une  façon  monosylla- 
bique, tourmentant  sa  moustache  et  regardant  constamment  l'abbé, 
à  qui,  dans  son  cœur,  il  vouait  une  reconnaissance  éternelle.  Enfin 
il  se  leva  pour  partir,  et  seulement  alors  fit  connaître  le  but  de  sa 
visite.  11  venait,  de  la  part  de  son  père,  inviter  toute  la  famille  à  Vas- 
semblàe  d'Angles,  qui  devait  avoir  lieu  dans  huit  jours.  Son  message 
délivré,  il  salua,  se  trompa  deux  fois  de  porte,  et  finit  par  retrouver 
son  cabriolet,  qu'on  entendit  bientôt  passer  devant  les  fenêtres. 

Quand  Beauvais  rentra,  le  cousin  lui  rendit  compte  de  la  visite 
de  M.  Delétang  et  lui  transmit  son  invitation.  —  Ah!  ah!  dit  Beau- 
vais d'un  air  demi-enjoué  et  demi-mystérieux;  puis  il  lança  un  re- 
gard d'intelligence  au  malheureux  abbé  :  —  Ah!  ah!...  eh  bien! 


l'abbé    DANIEL.  161 

nous  irons  à  Angles  tous  quatre.  Je  vais  faire  nettoyer  le  char  à 
bancs  et  écrire  un  mot  au  père  Delétang.  Mignonne  Denise,  apprête 
ta  plus  belle  robe;  major,  préparez  vos  jambes,  on  dansera;...  oui, 
l'abbé,  on  dansera! 


Yl. 

Le  jeudi  de  la  semaine  suivante,  dès  le  fm  matin,  comme  on  dit 
en  Touraine,  le  char  à  bancs,  traîné  par  le  meilleur  cheval  des  Tem- 
pliers, roulait  dans  la  direction  d'Angles.  Beauvais  et  Daniel,  assis 
sur  le  siège  de  devant,  conduisaient  tour  à  tour  et  échangeaient  des 
observations  sur  le  trot  et  l'encolure  du  cheval;  sous  la  capote,  l'abbé 
et  Denise  regardaient  la  campagne  et  restaient  silencieux.  On  tra- 
versa le  bois  des  Gourtils.  Il  faisait  une  douce  matinée.  Le  paysage 
était  un  peu  voilé  de  brume;  mais  on  devinait  le  soleil  levant  der- 
rière cette  frêle  vapeur.  Au-dessus  des  voyageurs,  le  ciel  bleuissait 
déjà.  Un  vent  frais  se  plaignait  mollement  en  passant  à  travers  les 
branches  des  pins,  et  les  premières  feuilles  jaunes  venaient  tomber 
sous  les  roues  de  la  voiture.  Denise,  enveloppée  dans  un  châle  brun, 
s'était  enfoncée  dans  l'un  des  coins  et  prêtait  l'oreille  aux  joyeux 
propos  de  Beauvais  et  de  Daniel;  l'abbé,  mélancolique,  regardait 
s'envoler  les  feuilles  sèches.  Il  les  voyait  se  détacher  de  la  branche, 
tournoyer  un  moment  dans  l'air  et  descendre  silencieusement  sur  la 
route.  — Voilà  l'automne,  se  disait-il,  voilà  la  fm  de  la  fête  de  l'an- 
née et  aussi  la  fin  de  mes  joies  et  de  mes  illusions  !  —  A  chaque  tour 
de  roue  qui  le  rapprochait  d'Angles,  il  sentait  la  terreur  le  prendre, 
et  à  mesure  que  la  distance  diminuait,  son  angoisse  croissait.  Le  che- 
val, poussé  par  les  voix  de  Daniel  et  de  Beauvais,  allait  comme  le 
vent.  Déjà  on  côtoyait  les  rives  de  la  Creuse  bordées  de  peupliers. 
Escortée  par  les  aboiemens  des  chiens,  la  voiture  passait  au  grand 
trot  dans  les  rues  des  villages.  L'abbé  frissonnait,  et  ses  regards 
émus  allaient  de  Daniel  à  Denise,  si  rapprochés  l'un  de  l'autre,  si 
beaux,  si  jeunes,  si  sourians  à  la  vie;  c'était  peut-être  le  dernier 
jour  où  il  verrait  réunis  les  deux  enfans  de  son  cœur...  Tant  que 
M.  Delétang  n'était  point  apparu  en  personne,  le  cousin  avait  pu 
croire  que  ce  fantôme  matrimonial  s'évanouirait  en  fumée  ;  mais 
maintenant  qu'on  allait  à  Angles,  et  que  dans  une  heure  on  serait 
dans  la  maison  du  prétendu,  l'aventure  devenait  sérieuse,  et  l'abbé, 
sachant  combien  peu  il  fallait  compter  sur  l'initiative  de  Daniel  et 
se  défiant  de  son  propre  courage,  l'abbé  désespérait  et  se  désolait. 
Denise,  elle,  contemplait  les  bruyères  baignées  de  soleil,  les  rouges- 
gorges  traversant  le  chemin,  l'uniforme  de  Daniel,  et  souriait.  La 
voiture  volait  comme  une  flèche. 

TOME   XLVIII.  11 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Déjà  on  distinguait  à  travers  les  massifs  les  toits  aigus  du  bourg, 
déjà  on  entendait  les  rumeurs  vagues  de  l'assemblée.  Bientôt  on  fut 
en  face  d'Angles.  Les  maisons  descendaient  en  joyeuses  cascades 
jusqu'à  la  route,  qui  serpentait  entre  deux  murailles  de  verdure  et 
traversait  la  rivière  sur  un  pont  de  bois.  De  l'autre  côté  du  chemin, 
sur  une  colline  rocheuse  et  escarpée,  se  dressaient  les  belles  ruines 
grises  d'un  château  du  temps  de  Richard  Gœur-de-Lion,  et  les 
ruines  elles-mêmes  étaient  dominées  par  une  plate-forme  au  centre 
de  laquelle  s'élevait  un  calvaire.  La  voiture,  toujours  courant,  fit 
son  entrée  dans  la  rue  principale,  tout  encombrée  de  gens  endi- 
manchés. A  la  grande  porte  charretière  du  logis  Delétang  se  te- 
naient le  maître  de  la  maison  et  un  gros  d'invités,  et  à  chaque  nou- 
vel arrivant  cette  avant -garde  poussait  un  vigoureux  hourra  en 
guise  de  bienvenue.  La  cour  était  déjà  garnie  d'équipages  campa- 
gnards rangés  sur  deux  files.  En  un  instant,  la  voiture  de  Beauvais 
fut  entourée,  dételée  et  classée  dans  ce  curieux  muséum  de  véhi- 
cules. M.  Delétang  père,  petit  homme  réjoui  et  remuant,  aussi 
grand  discoureur  que  son  fils  l'était  peu,  s'empara  de  Beauvais  ;  De- 
létang fils  offrit  en  frissonnant  son  bras  à  Denise,  et  le  cousin  et 
Daniel  restèrent  en  arrière,  un  peu  oubliés  et  désorientés. 

Le  déjeuner  était  prêt.  On  courut  à  la  salle  toute  pleine  de  con- 
vives. Il  y  avait  là  une  collection  de  campagnards  berrichons  et 
poitevins  éleveurs  de  bœufs  et  de  chevaux,  la  plupart  en  redingotes 
aux  couleurs  voyantes,  quelques-uns  en  blouse  neuve  et  coiffés  du 
chapeau  à  larges  bords,  tous  gens  bien  endentés,  trapus,  hauts  en 
couleur,  prompts  à  la  riposte,  et  éclatant  en  gros  rires  qui  faisaient 
tinter  les  vitres  et  vibrer  les  verres. 

Denise  était  placée  entre  les  deux  Delétang,  en  face  du  cousin, 
dont  la  sombre  soutane  et  la  mine  pâle  tranchaient  au  milieu  des 
costumes  bariolés  et  des  figures  épanouies.  L'attention  se  porta 
bientôt  vers  une  extrémité  de  la  longue  table  où  Daniel,  qui  avait 
vite  rompu  la  glace,  mettait  tout  le  monde  en  joie  par  ses  saillies 
et  son  entrain.  On  distinguait  dans  le  chœur  des  voix  joyeuses  le 
rire  large  et  prolongé  de  Beauvais.  Cette  joie  faisait  peur  au  cousin. 
Quant  à  Denise,  elle  riait  sans  savoir  pourquoi,  et  établissait  men- 
talement entre  le  mutisme  de  son  jeune  voisin  et  la  verve  du  ser- 
gent-major un  parallèle  qui  ne  paraissait  pas  être  à  l'avantage  du 
premier. 

Au  dessert,  les  jeunes  gens  quittèrent  la  table  et  se  dirigèrent 
vers  la  place  où  se  tenait  l'assemblée.  La  place  s'étendait  à  deux 
pas  de  l'église  et  dominait  l'étroite  et  profonde  vallée  où  coule  l'En- 
glin.  Elle  était  plantée  de  grands  acacias  en  quinconces.  Des  bœufs, 
des  génisses,  des  chevaux  attroupés  autour  des  premiers  arbres  et 


l'aBIîÉ    DANIEL.  163 

gardés  par  de  jeunes  enfans,  annonçaient  la  fête  par  des  mugis- 
semens  et  des  bêlemens  sonores.  Puis  on  voyait,  sur  deux  files, 
des  tentes  abritant  sous  leur  ombre  de  nombreux  buveurs  attablés. 
Ils  humaient  leur  piot  et  discouraient  à  tue-tête.  Parfois  du  fond 
d'une  tente  une  voix  s'élevait  et  entonnait  sur  un  ton  traînant  une 
interminable  complainte.  Le  moindre  rayon  de  soleil  pénétrant  sous 
cet  abri  faisait  apparaître  des  faces  cramoisies  et  des  yeux  allumés, 
tandis  que  les  figures  restées  dans  l'ombre  prenaient  une  teinte 
douce  et  mystérieuse.  De  distance  en  distance,  des  cuisines  en  plein 
vent  envoyaient  en  l'air  des  tourbillons  de  fumée;  là,  les  anguil- 
lettes  se  tordaient  dans  les  fritures  d'huile  de  noix,  et  la  graisse 
grésillait  dans  les  poêlons.  Autour  des  marchandes  de  fouaces  et  de 
tourtisseaux  (1)  se  pressaient  les  enfans,  les  drôles,  aux  yeux  écar- 
quillés,  et  les  ^<7r;ç  jaloux  d'offrir  à  leurs  amoureuses  la  plus  grosse 
pièce  de  pâtisserie.  —  En  Poitou,  le  présent  d'un  tourtisseau  de 
deux  sous  fait  par  un  garçon  à  une  fille  est  toute  une  déclaration 
d'amour. 

Pendant  que  M.  Delétang  et  Denise  rompaient  ensemble  une 
fouace,  —  grande  hardiesse  qui  avait  fait  rougir  le  jeune  homme 
jusqu'au  blanc  des  yeux,  —  une  longue  et  joyeuse  rumeur  s'élevait 
du  milieu  de  la  foule  pressée  autour  d'un  grand  mât  au  sommet 
duquel  s'agitaient  et  voletaient  des  pigeons  prisonniers.  —  Bien 
touché  !  — criaient  des  voix,  et  on  entourait  Daniel,  qui  élevait  gaî- 
ment  en  l'air  un  pigeon  dont  il  venait  de  rompre  le  lien  d'un  coup 
de  fusil.  —  A  un  autre!  dit  Daniel,  et,  ressaisissant  le  fusil  chargé, 
il  l'épaula,  pencha  sa  joue  brune  sur  la  crosse,  lâcha  la  détente, 
et  cette  fois  deux  pigeons  détachés  tombèrent  tout  pantelans.  — 
Coup  double!  — s'écriait-il  de  sa  voix  joyeuse.  Et  la  foule  ébahie 
applaudissait  d'autant  plus  que  le  jeune  homme  venait  de  faire  pré- 
sent de  ses  pigeons  à  trois  bonnes  vieilles  qui  les  mangeaient  des 
yeux.  Denise  fut  toute  fière  de  cet  exploit,  et  le  pauvre  M.  Delétang 
se  sentit  encore  plus  diminué  et  plus  gauche.  Pour  un  empire,  il 
n'aurait  voulu  toucher  le  fusil. 

Plus  loin,  dans  un  carré  formé  par  quatre  acacias,  s'agitait  le  bal. 
Un  vielleux  et  un  cornemuseux,  installés  sur  deux  tonneaux  à  l'abri 
du  plus  gros  arbre,  conduisaient  toute  la  danse.  Le  vielleux,  assis 
à  califourchon  sur  un  tabouret,  avait  mis  bas  sa  veste;  il  était  tout 
à  sa  musique;  il  tournait  énergiquement  sa  manivelle  et  marquait 
les  cadences  par  un  léger  balancement  de  tête.  Après  chaque  ri- 
tournelle, il  manifestait  sa  joie  par  une  grimace  qui  faisait  brusque- 
ment tressauter  ses  besicles;  en  même  temps,  entre  ses  jambes 

(1)  Sortes  de  pâtisseries  poitevines. 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ramenées  en  avant,  il  serrait  soigneusement  une  bouteille  demi- 
pleine.  Le  cornemuseux,  grand  et  maigre,  avec  une  longue  figure 
ombragée  du  feutre  à  larges  bords,  était  debout  et  soufflait  d'un 
air  grave  dans  son  étrange  et  curieux  instrument.  A  leurs  pieds, 
filles  et  garçons  se  trémoussaient  dans  un  beau  désordre  :  les  filles 
relevaient  du  bout  des  doigts  leurs  jupes  d'indienne,  tandis  que  de 
la  main  restée  libre  les  garçons  serraient  fortement  leur  parapluie 
rouge,  objet  de  luxe,  précieux  et  inséparable  compagnon.  Ils  avaient 
dédaigné  la  bourrée  locale  et  essayaient  les  figures  de  la  contre- 
danse; mais  la  vieille  habitude  prenait  le  dessus,  et  le  pas  de  bour- 
rée reparaissait  toujours. 

Lorsque  Daniel,  Denise  et  M.  Delétang  furent  tout  près  du  bal  : 
«  Si  nous  dansions!  s'écria  Daniel.  —  Mais,  répliqua  Denise,  je  ne 
sais  pas  la  contredanse;  je  ne  connais  que  la  bourrée,  que  La  Bruère 
m'a  apprise.  —  Eh  bien!  nous  danserons  la  bourrée;  M.  Delétang 
sera  votre  danseur,  et  j'aurai  bien  vite  trouvé  une  danseuse.  »  Il 
avisa  une  vieille  femme,  encore  verte  et  ingambe,  qui  contemplait 
la  danse  avec  bonheur  et  semblait  toute  prête  à  partir  avec  les  dan- 
seurs. Ses  yeux  brillaient,  sa  tête  s'agitait  en  mesure,  tout  son 
corps  suivait  la  cadence,  et  ses  pieds  ne  tenaient  pas  en  place. 
«  Vous  savez  la  bourrée,  ma  mère?  lui  dit  Daniel.  —  Ah  !  mon  cher 
mignon,  si  je  la  sais!  J'étais  la  première  danseuse  du  pays  au  temps 
jadis...  —  Eh  bien!  voulez-vous  la  danser  avec  moi?  »  Et,  comme 
la  contredanse  était  finie,  il  courut  demander  une  bourrée  aux  deux 
joueurs,  et  moitié  de  gré,  moitié  de  force,  emmena  la  bonne  femme 
près  de  Denise  et  de  son  compagnon. 

Au  premier  signal  de  la  vielle,  ils  s'élancèrent  tous  quatre  et  les 
autres  danseurs  les  imitèrent.  La  vieille  femme  sautait  comme  à 
vingt  ans  ;  Denise  était  légère  comme  un  oiseau  :  ses  petits  pieds 
glissaient  alternativement  sur  le  sol  sans  avoir  l'air  d'y  poser;  ses 
joues,  animées  par  le  plaisir,  étaient  devenues  vermeilles;  ses  yeux 
bleus  étaient  inondés  de  lumière,  sa  bouche  souriait.  A  un  mouve- 
ment un  peu  vif  qu'elle  fit  pour  frapper  des  mains  avant  de  les  ten- 
dre à  son  vis-à-vis,  ses  épais  cheveux  bruns  à  demi  dénoués  glis- 
sèrent de  son  large  chapeau  de  paille  jusque  sur  ses  épaules;  — 
Qu'elle  est  belle!  — songeait  Daniel  enthousiasmé.  Et  Denise  de  son 
côté  admirait  comme  le  jeune  militaire  avait  vite  saisi  le  rhythme 
et  le  pas  de  la  bourrée,  et  comme  il  frappait  gaîment  la  terre  du 
pied,  et  tournait,  souple  et  agile,  en  battant  des  mains  à  son  tour. 
Elle  prenait  un  peu  en  pitié  le  timide  M.  Delétang,  qui  s'embrouil- 
lait et  perdait  la  mesure  à  chaque  instant. 

Tandis  que  Daniel  et  Denise  sautaient  sous  les  acacias,  le  cousin, 
dont  la  mélancolie  redoublait  et  dont  le  cœur  blessé  ne  pouvait 


l'aBIîÉ    DANIEL.  165 

s'accommoder  du  joyeux  tumulte  de  l'assemblée,  le  cousin  s'était 
dirigé  vers  le  vieux  château,  et,  suivant  le  sentier  rocailleux,  il  était 
arrivé  au-dessus  des  ruines  et  s'était  assis  au  pied  de  la  grande 
croix  de  bois  qui  domine  les  tours  eflbndrées,  le  village  et  la  vallée 
entière.  Le  vent  lui  apportait  encore  par  boufTées  les  rumeurs  de  la 
fête  et  les  accords  de  l'orchestre,  et  à  chaque  explosion  de  musique 
et  d'éclats  de  voix  son  cœur  se  gonflait  davantage  et  les  larmes  lui 
montaient  aux  yeux.  Sa  dernière  espérance  ne  lui  était-elle  pas  en- 
levée?..-. «  C'en  est  fait,  songeait-il,  et  Delétang  l'emporte.  J'aurais 
beau  maintenant  m'ouvrir  à  Beauvais  et  le  supplier  de  donner  De- 
nise à  Daniel,  je  n'arriverais  qu'à  me  faire  rire  au  nez.  Que  peut 
peser  mon  pauvre  sergent,  rais  dans  la  balance  avec  le  fds  du  riche 
Delétang?  Et  puis  d'ailleurs  Denise  jusqu'à  présent  n'a  montré  au- 
cune préférence  pour  Daniel ,  et  Daniel  lui-même  est  trop  fier  pour 
hasarder  la  moindre  démarche.  ')  Et,  ramenant  ses  bras  sur  sa  frêle 
poitrine,  il  levait  les  yeux  vers  le  ciel  pur  et  profond.  «  0  Denise, 
disait-il,  ta  fille  va  donc  appartenir  à  un  étranger!  Ce  dernier  lien 
qui  nous  unissait  va  donc  être  brisé!...  .l'ai  fait  ce  que  j'ai  pu.  »  Il 
tourna  ses  regards  vers  la  croix  aux  grands  bras  noirs  étendus,  et 
ajouta  mentalement  :  «  Dieu,  qui  a  mis  Daniel  sur  mon  chemin  et 
qui  m'a  ramené  près  de  la  fille  de  Denise,  peut  encore,  s'il  le  veut, 
unir  ces  deux  enfans  en  dépit  de  tout.  Je  mets  en  lui  ma  dernière 
espérance...  » 

Peu  à  peu  le  soleil  s'était  enfoncé  derrière  la  colline  boisée  ;  la 
rivière  reflétait  maintenant  les  teintes  rouges  du  couchant.  Le  cou- 
sin restait  toujours  pensif  au  pied  du  Calvaire;  tout  à  coup  il  s'en- 
tendit appeler  et  vit  Daniel  accourir  tout  essoufflé.  «  Le  cheval  est 
attelé,  lui  cria  ce  dernier;  on  n'attend  plus  que  vous,  mon  cousin!  » 
Ils  descendirent  ensemble.  Denise  était  déjà  dans  la  voiture.  Beau- 
vais, la  mine  allumée  et  joyeuse,  donnait  force  poignées  de  main  à 
MM.  Delétang  père  et  fils,  «  Je  vous  attends  pour  dimanche  pro- 
chain! »  s'écria-t-il  en  montant  sur  le  siège  auprès  de  Daniel,  et, 
le  cousin  ayant  aussi  repris  sa  place,  Beauvais  allongea  un  maître 
coup  de  fouet  sur  le  dos  du  cheval,  qui  partit  au  grand  trot. 

La  nuit  était  semée  d'étoiles.  Denise,  encore  tout  enfiévrée  par 
le  bal,  mais  ^silencieuse,  s'était  blottie  dans  son  coin;  le  cousin  fer- 
mait les  yeux  et  priait,  Daniel  lui-même  semblait  rêveur.  Quant  à 
Beauvais,  le  vin  blanc  et  le  bon  accueil  des  Delétang  l'avaient  mis 
en  belle  humeur  :  il  avait  la  voix  haute  et  le  rire  bruyant.  De  temps 
en  temps  il  inteiTompait  ses  propos  pour  faire  claquer  son  fouet,  et 
la  course  du  cheval,  un  moment  ralentie,  reprenait  de  plus  belle; 
les  sabots,  fraîchement  ferrés,  retentissaient  sur  la  route  sonore  et 
faisaient  feu  dans  la  nuit.  Ce  cheval,  «  une  bête  sans  prix!  »  disait 


166  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Beauvais,  n'avait  qu'un  petit  défaut:  il  était  peureux  comme  un 
lièvre ,  et  quand  il  avait  peur,  il  partait  au  triple  galop  droit  devant 
lui.  Déjà  on  avait  fait  plus  des  deux  tiers  du  chemin,  quand,  à  l' en- 
trée; du  village  de  Barrou,  l'animal  s'effaroucha  d'un  rayon  de  lune 
reflété  dans  une  flaque  d'eau.  11  dressa  les  oreilles,  fit  un  écart,  re- 
nifla bruyamment,  puis  s'élança  en  avant  et  traversa  le  village 
comme  un  ouragan.  Beauvais,  qui  savait  qu'au  sortir  de  Barrou  la 
route,  riveraine  de  la  Creuse,  tourne  brusquement,  Beauvais  s'ef- 
forçait de  le  contenir,  et  tirait  énergiquement  les  guides  à  lui  ;  à 
une  secousse  inattendue,  elles  se  rompirent,  et  le  cheval,  se  sentant 
libre,  redoubla  son  infernal  galop,  menaçant  à  chaque  minute  de 
renverser  le  char  à  bancs  dans  la  Creuse.  Denise,  pâle  et  les  lèvres 
serrées,  se  retenait  au  dossier  du  banc  où  Daniel  était  appuyé;  ce- 
lui-ci se  retourna,  et  vit  sa  blanche  figure  au  clair  de  lune.  Se  le- 
vant tout  à  coup,  il  s'élança  comme  un  chat  sur  le  dos  du  cheval, 
saisit  les  débris  des  traits  rompus,  et,  au  risque  de  se  faire  tuer 
vingt  fois,  se  laissa  glisser  et  pendre  à  la  tête  de  l'animal.  11  fut 
pendant  quelques  secondes  traîné  à  la  remorque  du  cheval;  mais  il 
avait  des  nerfs  d'acier,  il  se  raidit  de  plus  en  plus,  et  força  la  bête 
à  ralentir  son  galop;  enfin  elle  s'arrêta  vaincue  et  toute  frémis- 
sante. 

Les  voyageurs  descendirent,  l'abbé  courut  à  Daniel,  et,  le  voyant 
sain  et  sauf  et  souriant,  revint  vers  Denise,  qui  s'était  assise,  trem- 
blante et  muette,  sur  le  bord  de  la  route.  Beauvais,  tout  penaud 
des  méfaits  de  son  cheval  sans  pareil,  tourna  autour  de  la  voiture, 
constata  qu'elle  était  disloquée,  et  annonça  qu'il  fallait  retourner  à 
Barrou  pour  la  faire  remettre  en  état. 

Denise  se  leva,  et  déclara  que  pour  rien  au  monde  elle  ne  remon- 
terait dans  le  char  à  bancs.  —  Ne  te  fâche  pas,  mignonne,  répon- 
dit Beauvais  très  adouci,  il  n'y  a  plus  que  deux  petites  lieues  d'ici 
aux  Templiers,  et  en  prenant  la  traverse  des  Courtils  on  peut  encore 
raccourcir  le  chemin.  Vous  avez  tous  de  bonnes  jambes,  et  la  nuit 
est  belle.  J'irai  seul  à  Barrou  en  menant  le  cheval  par  la  bride,  et 
dans  deux  heures  au  plus  tard  nous  nous  retrouverons  au  logis.  — 
Eh  bien!  alors,  dit  le  cousin  d'une  voix  un  peu  embarrassée,  Daniel 
va  vous  accompagner,  tandis  que  Denise  et  moi  nous , suivrons  la 
tWerse.  —  Non,  certes,  reprit  Beauvais  de  son  ton  goguenard, 
vous  êtes  trop  distrait,  cousin,  et  le  major  sait  déjà  les  chemins 
mieux  que  vous.  C'est  lui  qui  vous  conduira.  Allons,  bon  voyage,  et 
à  bientôt! 

Il  fit  rebrousser  chemin  au  cheval  et  s'éloigna  dans  la  direction 
de  Barrou. 

Ils  restèrent  un  moment  immobiles  tous  trois  sur  la  route;  puis 


l'abbé    DANIEL.  167 

l'abbé,  qui  dans  tout  cela  voyait  le  doigt  de  Dieu,  dit  à  Daniel  :  — 
Voyons,  olTre  le  bras  à  Denise;  moi,  j'ai  la  mauvaise  habitude  d'ai- 
mer à  marcher  seul,  et  je  vous  servirai  d'arrière-garde. 

Ils  montèrent  lentement  le  chemin  pierreux  qui  longe  le  château 
des  Courtils.  D'abord  ils  marchèrent  tous  trois  l'un  près  de  l'autre, 
causant  de  l'accident  et  se  communiquant  leurs  sensations.  Denise 
ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  le  sang-froid  et  l'énergie  de  Daniel, 
et  elle  exprimait  sincèrement  et  naïvement  son  admiration.  —  Il  a 
toujours  été  audacieux,  —  disait  l'abbé.  Et  il  racontait  comment, 
tout  enfant,  Daniel  avait  monté  un  cheval  fougueux  et  avait  été  rap- 
porté au  presbytère  à  demi  mort.  Au  haut  de  la  montée,  l'abbé  s'ar- 
rêta essoufflé  et  s'assit  au  pied  d'un  arbre.  Les  jeunes  gens,  tout 
occupés  de  leur  causerie,  se  bornèrent  à  ralentir  le  pas,  et  conti- 
nuèrent à  s'engager  lentement  dans  le  bois.  L'abbé  les  regardait 
s'enfoncer  peu  à  peu  sous  les  branches;  la  clarté  de  la  lune  baignait 
leurs  jeunes  têtes.  Il  soupira  fortement  et  songea  à  ce  qui  venait  de 
se  passer.  Certainement  Dieu  lui  avait  fait  la  grâce  de  l'entendre, 
et  l'événement  de  tout  à  l'heure  était  le  résultat  d'une  intention 
providentielle  :  Daniel  et  Denise  étaient  faits  l'un  pour  l'autre,  et 
Dieu  voulait  les  unir.  Tout  cela  était  visible,  et  l'abbé,  confiant 
dans  l'honnêteté  de  son  pupille  et  répondant  de  Denise  et  de  Da- 
niel comme  de  lui-même,  resta  assis  sous  son  arbre  et  regarda  le 
couple  disparaître  sous  la  chênaie.  Dix  minutes  après,  un  houpl 
joyeux,  un  appel  de  deux  fraîches  et  jeunes  voix  retentit  dans  ia 
nuit  paisible.  L'abbé  répondit  faiblement,  et  demeura  assis. 

Cependant  les  deux  jeunes  gens  s'étaient  engagés  dans  un  che- 
min couvert  dont  les  branches  entrelacées  formaient  sur  l'herbe  des 
treillis  d'ombre  et  de  lumière,  et  sous  ce  berceau  demi-obscur  et 
demi-éclairé  ils  marchaient  en  causant.  Ils  souriaient  et  parlaient 
de  choses  indifférentes,  mais  au  fond  de  leurs  cœurs  s'agitait  je  ne 
sais  quelle  douce  inquiétude.  Leurs  pieds  légers  semblaient  à  peine 
effleurer  le  gazon  fin  et  ras  que  la  lune  teignait  d'une  couleur 
bleuâtre,  leurs  bras  se  serraient  mollement,  leurs  voix  résonnaient 
alternativement  dans  la  nuit  comme  les  chants  de  deux  rossignols 
qui  luttent  d'harmonie,  ou  parfois  s'élevaient  ensemble  vers  le  ciel 
comme  deux  ramiers  qui  prennent  leur  volée.  Quelquefois  elles  se 
taisaient  au  même  instant,  et  dans  le  silence  qui  suivait  on  enten- 
dait au  loin,  apporté  par  le  vent  du  soir,  le  bouillonnement  mélan- 
colique des  eaux  de  la  Creuse. 

L'émotion  aussi  bouillonnait  dans  le  cœur  de  Daniel,  et  il  ne  pou- 
vait plus  la  contenir.  —  Quelle  admirable  nuit!  s'écria-t-il.  —  11  y 
avait  dans  ces  trois  mots,  et  dans  la  manière  dont  ils  furent  pronon- 
cés, tant  de  tendresse  et  d'enivrement,  que  la  jeune  fille  baissa  la 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tête  et  se  sentit  troublée.  11  fallait  cependant  faire  une  réponse.  — 
Ne  trouvez-vous  pas,  dit-elle  d'une  voix  un  peu  frémissante,  que  ce 
bruit  d'eau  là-bas  ressemble  à  une  lointaine  musique  de  bal?  — 
Yous  aimez  le  bal?  demanda  Daniel.  —  Moi?  Je  ne  sais  pas,  c'est  la 
première  fois  que  je  danse;  mais  je  me  suis  bien  amusée.  —  Mieux 
que  M.  Delétang,  car  il  sautait  comme  à  contre-cœur.  —  Et  à  contre- 
mesure,  ajouta-t-elle  avec  un  éclat  de  rire.  Pauvre  garçon!  il  avait 
l'air  perdu  dans  sa  redingote  neuve.  —  Ne  vous  moquez  pas  de  lui, 
dit  Daniel;  on  ne  doit  pas  rire  de  son  fiancé.  —  Lui,  mon  fiancé! 
Quelle  idée! 

Daniel  la  regarda  d'un  air  qui  voulait  dire  :  Étes-vous  sincère?... 

—  Mais,  reprit-il,  je  crois  que  c'est  un  peu  l'idée  de  M.  Beauvais. 
Denise  secoua  la  tête  d'un  air  de  dénégation.  Daniel  eut  un  sou- 
rire attristé.  —  Quand  je  reviendrai  aux  Templiers,  dit-il,  j'y  trou- 
verai probablement  plus  d'un  changement.  —  Mon  Dieu  !  murmura 
Denise,  vous  parlez  de  revenir  comme  si  vous  étiez  déjà  sur  le  point 
de  partir.  Vos  trois  mois  ne  sont  pas  finis.  Vous  aimez  donc  bien  la 
vie  militaire?  —  Je  l'ai  bien  aimée,  répondit  le  jeune  homme,  et 
maintenant  elle  m'attire  à  la  fois  et  me  déplaît.  11  y  a  des  momens 
où  je  regrette  de  ne  m'être  pas  fait  tout  bonnement  métayer  au  fond 
de  quelque  horderie  cachée  dans  les  arbres...  Tenez,  aux  Bruasse- 
ries;  c'est  là  qu'il  ferait  bon  vivre!...  Je  voudrais  seulement  quatre 
arpens  de  terre  et  de  vigne  descendant  en  pente  vers  la  vallée.  — 
Avec  un  pré  au  bout  et  une  oseraie  au  bord  de  l'eau,  ajouta  Denise. 

—  Et  dans  le  pré,  continua-t-il,  un  bon  cheval  aux  jarrets  infatiga- 
bles avec  lequel  on  ferait  de  bonnes  courses  à  travers  champs,  et 
autour  de  la  maison  un  verger  et  des  pâtis...  —  Et,  dit-elle,  dans  les 
pâtis  de  grands  châtaigniers  où  on  viendrait  travailler  à  l'ombre... 

—  Tandis  que  des  bœufs  rumineraient,  couchés  sur  la  pelouse.  — 
Oui,  fit-elle,  en  poursuivant  naïvement  le  rêve  commencé,  deux 
bœufs  aux  bons  yeux  couleur  d'iris,  puis  une  génisse  blanche,  car 
il  nous  faudrait  du  lait... 

Elle  s'arrêta,  confuse  de  son  étourderie,  et  balbutia.  Daniel  sentit 
son  cœur  battre  à  tout  rompre.  Nous!...  Elle  l'avait  dit!  Le  son  de 
ce  mot  caressait  encore  son  oreille.  11  prit  brusquement  les  deux 
mains  de  la  jeune  fille  dans  les  siennes  et  voulut  parler,  puis  brus- 
quement aussi  ilrompit  l'étreinte  commencée  et  refoula  les  paroles 
près  de  sortir. —  Ah!  pourquoi  êtes-vous  riche?  s'écria-t-il  avec 
amertume...  Pourquoi  êtes-vous  riche?  Cela  met  entre  nous  une 
distance  plus  énorme  que  les  mille  lieues  qui  nous  séparaient  quand 
j'étais  en  Crimée...  Et  cependant  je  vous  aime!  J'aurais  dû  partir 
avant  de  vous  le  dire;  mais  voilà  quinze  jours  que  j'ai  le  mot  sur  les 
lèvres,,  et  je  ne  puis  plus  le  retenir. 


l'abbé   DANIEL.  169 

Ils  continuaient  à,  marcher  lentement,  et  Denise  l'écoutait  parler, 
et  ses  beaux  yeux  humides  brillaient.  Quand  les  derniers  mots  de 
Daniel  eurent  coulé  dans  le  cœur  de  la  jeune  fille  comme  une  rosée 
qui  glisse  entre  les  pétales  d'une  fleur,  elle  resta  encore  un  moment 
silencieuse,  puis  elle  dit  d'une  voix  ferme,  mais  toute  vibrante  d'une 
émotion  contenue  :  —  Suis-je  riche?  Je  ne  le  sais  vraiment  point. 
Jamais  cette  pensée  ne  m'est  venue.  J'ai  grandi  aux  Templiers  sans 
connaître  ce  que  c'est  que  l'argent,  et  sans  songer  à  le  demander. 
Je  ne  sais  qu'une  chose,  c'est  que  mon  cœur  est  au-dessus  de  toutes 
les  questions  d'argent.  Je  vous  ai  compris,  car  je  suis  fière  comme 
vous,  et,  en  supposant  que  mon  père  soit  riche,  si  vous  m'aimez 
mieux  pauvre,  je  me  ferai  pauvre  pour  vous  aimer...  Je  ne  devrais 
pas  vous  dire  tout  cela;  mais,  vous  le  savez,  je  suis  une  sauvage,  et 
je  ne  peux  pas  cacher  ce  que  je  pense. 

Ces  simples  et  franches  paroles  étaient  prononcées  sur  un  ton  in- 
diquant une  puissance  de  volonté  que  Daniel  n'avait  pas  soupçon- 
née. Il  ressaisit  ses  deux  mains,  et,  la  contemplant  :  — Je  vous  re- 
mercie, dit-il,  et  je  vous  admire;  mais  je  sens  la  rougeur  me  monter 
au  front  en  songeant  à  la  réponse  de  votre  père,  si  j'allais  lui  de- 
mander votre  main.  —  Mon  père,  —  et  elle  sourit  en  baissant  les 
yeux,  —  mon  père  est  moins  terrible  que  ses  brusqueries  ne  le  fe- 
raient croire.  D'ailleurs  il  vous  estime  et  il  m'aime...  Il  consentira 
à  tout.  —  Mais  à  ses  yeux,  continua  Daniel,  j'aurai  l'air,  moi,  d'un 
coureur  de  dot!  —  Ah!  reprit-elle  d'un  ton  de  reproche,  vous  avez 
trop  d'orgueil  aussi,  et  je  vais  croire  à  présent  que  vous  vous  aimez 
plus  que  vous  ne  m'aimez.  Ne  pouvez-vous  faire  plier  un  peu  votre 
fierté  pour  l'amour  de  moi?  D'ailleurs  n'avons-nous  pas  le  cousin, 
qui  sera  notre  allié  et  plaidera  notre  cause?  —  Oui,  oui,  s'écria 
Daniel,  le  cousin  est  bon  et  prudent,  et  demain  je  lui  dirai  tout... 
Quoi!  ajouta-t-il  d'un  air  désappointé,  nous  voici  déjà  à  l'orée  du 
bois! 

En  effet,  le  taillis  s'éclaircissait,  et  on  voyait  çà  et  là  de  grands 
tapis  de  bruyères  violettes  scintiller  à  la  clarté  de  la  lune.  Denise  avait 
repris  le  bras  de  Daniel,  et  une  délicieuse  causerie  suivit  bientôt  la 
fiévreuse  vivacité  des  premiers  aveux.  Dans  leur  entretien,  les  con- 
fidences succédaient  aux  confidences,  les  épanchemens  aux  épan- 
chemens.  L'abbé  eût  été  payé  au  centuple  de  ses  déceptions  et  de 
ses  angoisses,  s'il  avait  pu  les  voir,  par  cette  nuit  lumineuse,  mar- 
chant à  petits  pas  sur  la  pelouse  des  pâtis,  tandis  que  les  génisses 
et  les  bœufs,  accroupis  dans  leurs  dormoirs,  se  soulevaient  à  demi 
sur  leur  passage  et  les  regardaient  en  mugissant  faiblement.  La  ro- 
sée de  la  nuit  et  les  rayons  de  la  lune  les  enveloppaient  d'un  nimbe 
de  vapeurs.  Des  gouttelettes  tombées  des  branches  avaient  roulé  dans 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  cheveux  bruns  et  y  scintillaient  comme  des  vers  luisans.  Tous 
deux  jeunes,  tous  deux  aimés,  tous  deux  pleins  de  sève  et  d'espé- 
rance, ils  passaient,  et  dans  le  silence  de  la  nuit  la  nature  recueil- 
lie semblait  frissonner  d'aise  en  les  voyant  s'avancer  lentement. 

Ils  arrivèrent  ainsi  sans  s'en  douter  sur  le  revers  de  la  vallée  de 
l'Egronne,  et  virent  briller  au  clair  de  lune  les  toits  des  Templiers. 
Un  coq  chanta  dans  la  métairie.  Ils  paraissaient  tous  deux  toucher  à 
regret  au  terme  de  leur  course,  et  leur  marche  se  ralentissait  de  plus 
en  plus.  Tout  à  coup  la  voix  de  quelque  jeune  paysan  revenant  de 
V assemblée  monta  vers  eux  du  fond  de  la  vallée.  Cette  voix  chan- 
tait une  ballade  bien  vieille,  bien  populaire  et  toujours  nouvelle,  la 
chanson  de  Juliette  à  Roméo,  la  chanson  qu'on  retrouve  toujours  là 
où  il  y  a  des  amoureux,  c'est-à-dire  partout,  dans  les  gorges  de  la 
Sicile  (1)  et  dans  les  hrandes  du  Poitou  ;  la  voix  disait  : 

«  Ils  n'  furent  pas 
Le  quart  d'une  heure  ensemble, 
Que  l'alouette  chanta  le  jour. 
—  Belle  alouette,  belle  alouette, 

Tu  as  menti! 
Tu  as  chanté  la  point'  du  jour, 

Il  n'est  qu'  minuit.  » 

Ils  se  regardèrent  et  se  sourirent,  puis  après  un  dernier  serre- 
ment de  main  ils  hâtèrent  le  pas.  Le  cousin  et  Beauvais  se  prome- 
naient dans  la  cour;  la  lueur  d'un  bon  feu  flambant  rougissait  les 
vitres  de  la  cuisine.  —  Eh  bien  !  leur  cria  Beauvais  de  sa  grosse  voix 
réjouie,  ne  vous  l'avais-je  pas  dit  que  le  cousin  vous  perdrait?  Quel 
homme  !  si  je  ne  l'avais  pas  rencontré  et  ramené,  il  serait  encore  au 
"bois  à  l'heure  qu'il  est, 

VII. 

La  nuit  suivante,  ce  fut  au  tour  de  Daniel  de  ne  point  dormir.  11 
fut  debout  avant  l'aube.  Il  avait  été  convenu  avec  Denise  qu'on  par- 
lerait le  jour  même  au  cousin,  et  que  ce  dernier  ferait  ensuite  une 
démarche  près  de  Beauvais;  mais  à  mesure  qu'approchait  l'heure  de 
l'explication,  le  jeune  homme  sentait  croître  en  lui  un  sentiment 

(1)  Une  chanson  populaire  de  la  Sicile  dit  : 

Ah!  rondinella  bella, 
Tu  fui  da  gran  bugiaida  : 
Hai  comenciato  a  cantar 
E  non  si  vede  l'alba. 

(Voyez  la  Bévue  des  Deux  Mondes  du  15  mars  1862.) 


l'abbé   DANIEL.  171 

jusque-là  inconnu  :  il  avait  peur  du  cousin.  Au  moment  où  il  l'en- 
tendit remuer  dans  sa  cellule,  il  prit  son  fusil  et  partit  pour  la  chasse, 
tout  en  se  reprochant  intérieurement  sa  lâcheté. 

A  midi,  il  n'était  pas  encore  rentré,  et  on  se  mit  à  table  sans  lui. 
Le  déjeuner  fut  silencieux.  Denise,  préoccupée  et  agitée,  regardait 
à  chaque  instant  dans  la  cour  et  ne  répondait  que  par  monosyllabes; 
Beauvais  avait  l'air  embarrassé  et  comiquement  sérieux  d'un  homme 
qui  porte  un  secret  d'état  et  n'en  a  pas  l'habitude;  le  cousin,  fatigué 
de  corps  et  d'esprit,  mangeait  peu  et  ne  parlait  point.  Dès  le  des- 
sert, il  remonta  dans  sa  tourelle  et  laissa  seuls  le  père  et  la  fille. 
Beauvais  plia  sa  serviette,  bourra  sa  pipe,  l'alluma  gravement,  et, 
regardant  sa  fille  d'un  air  solennel  ;  «  Eh  bien!  Denise,  dit-il, 
comment  trouves-tu  M.  Delétang?  —  Le  père?...  demanda  la  ma- 
licieuse enfant.  —  Eh  non!  le  fds.  —  Mais  je  l'ai  trouvé...  très  poli 
et  très  convenable.  —  A  la  bonne  heure  !  s'écria  Beauvais  ;  eh  bien! 
tant  mieux,  et  puisqu'il  te  plaît,  je  vais  droit  au  but.  Hier,  Delétang 
père  et  moi,  nous  avons  projeté  de  vous  marier  tous  deux.  Qu'en 
dis-tu?  »  Denise  était  assise,  elle  se  leva,  rougit  et  dit  d'un  ton 
grave  :  ((  Quoi!  mon  père,  vous  avez  engagé  ma  parole  sans  me 
consulter?  —  Engagé,  non  pas  précisément,  répondit  Beauvais  un 
peu  étonné;  mais  j'ai  fait  entrevoir  que  tu  donnerais  ton  consente- 
ment, et  j'ai  invité  en  conséquence  tous  les  Delétang  à  venir  ici 
dimanche  prochain.  —  Dans  ce  cas,  dit  Denise  d'une  voix  ferme,  il 
faudra  leur  écrire  pour  les  désinviter,  car  je  ne  veux  pas  de  M.  De- 
létang pour  mari.  —  En  voilà  bien  d'une  autre  à  présent,  et  pour- 
quoi cela,  mademoiselle?  —  Parce  que  je  ne  l'aime  pas.  —  Bah! 
bah  !  des  phrases  en  l'air  !  Tu  n'aimes  donc  personne,  pas  même  ton 
père!  »  Elle  se  leva,  lui  sauta  au  cou,  s'assit  sur  ses  genoux,  lui  ôta 
la  pipe  des  mains,  et  d'une  voix  câline  :  «  Si,  je  t'aime  bien,  mon 
père  mignon,  mais  ne  fais  plus  ta  grosse  voix  et  parlons  raisonnable- 
ment. Tu  veux  me  marier,  n'est-ce  pas?  et  tu  veux  cependant 
que  je  reste  avec  toi?  Et  moi  aussi  je  le  veux...  —  Après?  »  fit 
Beauvais.  Denise  continua  :  «  Ce  M.  Delétang  est  toujours  par  voies 
et  par  chemins  à  cause  de  son  commerce.  Il  m'emmènerait  avec 
lui,  et  tu  resterais  seul...  Tiens,  veux-tu  savoir  la  vraie,  vraie  vé- 
rité? Eh  bien!  j'aimerais  mieux  quelqu'un  comme...  comme  M.  Da- 
niel. » 

Beauvais  fut  étourdi  de  cette  révélation.  Il  repoussa  vivement  sa 
fille,  marcha  par  la  chambre  sans  rien  dire,  puis  tout  à  coup  il 
éclata  comme  une  bombe  :  «  Le  sergent-major!  mais,  ventrebleu, 
il  n'a  pas  un  sou  vaillant  !  Qui  est-ce  qui  a  pu  te  mettre  de  pareilles 
idées  en  tète?...  Un  sous-officier!...  —  Il  deviendra  officier.  —  Je 
croyais  que  tu  ne  voulais  pas  me  quitter?  —  Eh  bien  !  il  donnera  sa 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déinission.  — Laisse-moi  en  repos!  cria  Beauvais  exaspéré.  C'est  le 
cousin  qui  t'a  soufflé  ce  bel  amour!  »  Denise  s'approcha  lentement 
de  son  père,  le  força  de  s'arrêter  et  dit  d'une  voix  émue  :  «  Parlez 
plus  bas,  père!  Vous  savez  que  je  ne  mens  point.  Eh  bien!  je  vous 
jure  que  le  cousin  ne  m'a  jamais  parlé  de  son  pupille.  —  Bon!  bon! 
il  a  parlé  à  merveille  sans  rien  dire.  Voyez-vous  ce  cousin  que  je 
prenais,  moi,  pour  une  manière  de  livre!  Voilà  du  nouveau!  —  Mon 
père...  —  Laisse-moi!  interrompit-il  d'un  air  irrité.  Monte  dans  ta 
chambre  et  réfléchis  à  ce  que  j'ai  dit.  —  C'est  tout  réfléchi,  répondit 
Denise  d'une  voix  attristée,  mais  toujours  ferme  :  je  ne  me  marierai 
point.  » 

Elle  sortit  et  s'enfonça  sous  les  arbres  du  verger.  Beauvais,  étran- 
gement agité,  se  promena  longtemps  dans  la  salle,  gesticulant, 
grommelant  et  se  parlant  à  mi-voix;  puis  tout  à  coup  il  monta  chez 
l'abbé,  qu'il  trouva  lisant  son  journal.  «  Vous  voilà,  l'homme  aux 
mystères!  lui  cria-t-il.  —  Que  voulez-vous  dire?  demanda  le  cousin 
stupéfait.  —  Je  veux  dire  que  Denise  refuse  maintenant  M.  Delé- 
tang,  parce  qu'elle  a  votre  sergent-major  dans  la  tête.  »  L'abbé  es- 
saya de  répliquer,  se  sentit  rougir  et  se  tut.  — Mais  parlez  donc!  — 
L'abbé  se  leva,  regarda  Beauvais  en  face  et  lui  dit  enfin  avec  viva- 
cité :  Oui,  j'ai  été  mystérieux,  si  c'est  être  mystérieux  que  d'avoir 
désiré  en  secret  depuis  sept  années  le  mariage  de  mon  pupille  avec 
Denise;  oui,  j'ai  fait  venir  Daniel  ici  dans  l'espoir  qu'il  plairait  à 
Denise  et  qu'elle  lui  plairait.  J'avais  l'intention  d'attendre  qu'il  eût 
l'épaulette,  car  je  ne  voulais  vous  offrir  qu'un  officier;  mais  Delé- 
tang  est  venu  à  la  traverse,  et  j'ai  écrit  à  Daniel  d'accourir.  Oui,  je 
voulais  vous  prendre  votre  Denise,  comme  vous  m'avez  pris  ma 
cousine.  Voilà  longtemps  que  cette  idée  m'occupe  et  me  console  de 
mes  ennuis.  Daniel  est  mon  enfant,  à  moi;  j'étais  né  pour  la  vie  de 
famille,  et  si,  contrairement  à  ma  vocation,  je  suis  entré  dans  les 
ordres,  c'est  vous  qui  m'y  avez  forcé;  si  Daniel  est  ici  aujourd'hui, 
c'est  vous  qui  en  êtes  la  cause  indirecte,  et  si  Denise  aime  mon  en- 
fant, c'est  une  juste  compensation  établie  par  la  Providence.  J'ai 
été  mystérieux,  je  ne  le  serai  plus.  Mon  Daniel  ne  vous  convient 
point,  cela  suffît.  Gardez-nous  seulement  le  secret.  Nous  partirons. 
Si  j'ai  été  mystérieux  avec  vous,  je  l'ai  été  également  avec  Denise  et 
Daniel,  et  je  rougirais  à  jamais,  si  mon  pupille  pouvait  m'entendre. 
—  Cousin,  reprit  gravement  Beauvais,  on  dirait  que  vous  aussi, 
vous  êtes  amoureux!  —  Je  le  suis,  répliqua  l'abbé,  je  suis  amou- 
reux de  mon  rêve  depuis  sept  années.  — Beauvais  alla  ouvrir  la  fe- 
nêtre. Il  étouffait.  11  regarda  dans  le  jardin,  aperçut  Daniel  qui  ren- 
trait et  l'appela.  L'abbé,  effrayé,  voulut  s'élancer  et  fermer  la  porte 
au  verrou;  mais  Beauvais  l'arrêta.  —  Laissez-le  donc  monter,  dit-il 


l'abbé    DANIEL.  173 

tranquillement.  —  Beauvais,  reprit  l'abbé  à  voix  basse,  renvoyez- 
nous,  mais  ne  l'humiliez  pas!  —  Asseyez-vous  et  taisez-vous,  ré- 
pondit brusquement  Beauvais.  —  Vous  avez  ma  vie  entre  les  mains, 
murmura  le  cousin  en  se  laissant  choir  sur  une  chaise. 

Daniel  entra,  un  peu  pâle,  mais  calme  et  résolu.  Beauvais  fit 
quelques  tours  dans  la  cellule,  puis,  s' arrêtant  devant  le  jeune 
houîme  :  «  Je  voulais ,  dit-il ,  avoir  votre  avis  sur  une  chose  dont 
nous  nous  entretenions  tout  à  l'heure.  Voici.  J'ai  un  parent  qui  a  la 
réputation  d'être  très  riche  et  qui  a  une  fille  à  marier.  Cette  jeune 
fille  est  aimée  et  recherchée  par  un  jeune  homme  très  pauvre...  » 
Ici  Daniel  l'arrêta  court.  — Je  vois,  dit-il,  monsieur,  que  vous  savez 
tout.  Oui,  j'aime  votre  fille,  et,  comme  vous  l'avez  fait  remarquer, 
je  suis  très  pauvre.  Je  vous  ai  compris,  épargnez-moi  la  honte  d'une 
explication  que  je  devine.  —  Vous  n'avez  rien  compris  ni  deviné, 
interrompit  Beauvais;  laissez-moi  achever.  Mon  parent,  comme  je 
vous  l'ai  dit,  a  la  réputation  d'être  riche;  mais  tout  ce  qui  reluit 
n'est  pas  or;  il  a  de  beaux  biens  au  soleil,  mais  il  est  criblé  de 
dettes,  et  ses  biens  sont  couverts  d'hypothèques.  Dans  un  an  ou 
deux,  on  les  saisira,  on  les  vendra,  et  mon  parent  se  trouvera  sans 
ressource,  et  sa  fille  sans  dot.  Que  pensez-vous  que  doive  faire  le 
jeune  homme  très  pauvre? 

—  Mon  cousin,  s'écria  Daniel  d'une  voix  stridente,  voulez-vous 
me  donner  à  bail  vos  Bruasseries? 

—  Tu  sais  bien  qu'elles  sont  à  toi,  dit  le  cousin,  qui  ouvrait  de 
grands  yeux  et  ne  comprenait  plus  rien  à  ce  qui  se  passait. 

Daniel  alors  s'avança  vers  Beauvais,  et  d'un  ton  de  voix  à  la  fois 
ferme  et  doux  :  —  Si  j'étais  le  jeune  homme  dont  vous  parlez,  mon- 
sieur, j'irais  au  père  de  la  jeune  fille,  comme  je  viens  à  vous  en  ce 
moment,  et  je  lui  dirais  :  Je  suis  jeune,  je  suis  fort,  je  suis  habi- 
tué à  la  vie  des  champs,  et  j'ai  un  ami  qui  veut  bien  me  confier  une 
métairie  en  plein  rapport,  bien  outillée  et  bien  affruitée.  Donnez- 
moi  votre  fille,  et  à  nous  deux  nous  travaillerons  pour  vous  rendre 
une  partie  de  votre  fortune  perdue. 

En  écoutant  Daniel,  Beauvais  rougissait,  ses  lèvres  s'agitaient, 
les  veines  de  son  front  se  gonflaient,  et  il  paraissait  en  proie  à  une 
vive  émotion.  Il  reprit  sa  marche  à  travers  la  cellule,  et,  arrivant 
près  de  la  fenêtre,  il  jeta  les  yeux  dans  la  direction  du  verger. 
—  Denise!  s'écria-t-il  de  sa  plus  grosse  voix. 

Denise,  au  bout  de  quelques  minutes,  entra  tout  émue;  elle  vit 
avec  eiïroi  les  physionomies  solennelles  de  Beauvais  et  du  cousin  et 
la  figure  animée  de  Daniel ,  voulut  parler,  et  sentit  la  parole  expirer 
sur  ses  lèvres.  —  Denise,  dit  Beauvais  en  montrant  Daniel,  voici  un 
fou  qui  veut  t' épouser  sans  dot,  y  consens-tu?  —  La  jeune  fille  re- 


17A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

garda  son  père  d'un  air  radieux  et  se  jeta  à  son  cou.  — Laisse-moi! 
reprit  celui-ci  d'une  voix  étouffée;  ainsi  tu  y  consens  aussi,  toi,  et 
vous,  jeune  homme,  la  pauvreté  à  deux  ne  vous  fait  pas  peur?  Re- 
marquez bien  que  ce  que  je  vous  ai  dit  est  sérieux;  il  ne  s'agit  point 
d'un  conte  en  l'air,  comme  on  en  voit  dans  les  comédies.  —  C'est 
aussi  au  sérieux  que  je  le  prends,  répondit  Daniel;  j'aime  Denise 
depuis  plus  d'un  mois  déjà,  mais  la  crainte  de  paraître  rechercher 
sa  fortune  m'avait  forcé  à  me  taire.  J'avais  l'intention  de  partir  sans 
rien  laisser  voir  de  mes  sentimeus,  et  je  l'aurais  fait  sans  l'événe- 
ment d'hier  et  sans  votre  aveu  d'aujourd'hui.  —  Ainsi,  dit  Beauvais 
d'un  air  piqué,  si  Denise  était  encore  riche,  vous  regarderiez  à  deux 
fois  avant  de  me  la  demander?  Vous  auriez  peur  de  l'épouser?...  — 
Certainement,  monsieur.  —  Ah!  vous  me  la  bâillez  belle,  s'écria 
Beauvais,  dont  la  fibre  campagnarde  commençait  à  être  irritée, 
et  qui  d'ailleurs  ne  pouvait  pas  jouer  plus  longtemps  un  rôle 
qui  l'humiliait,  vous  me  la  bâillez  belle  !  Est-ce  qu'avec  de  la  for- 
tune on  ne  fait  pas  plus  de  bien  autour  de  soi  que  quand  on  n'a  pas 
le  sou?  L'argent  est  l'argent,  et  la  pauvreté  ne  mène  à  rien.  Par  ma 
foi,  vos  raisonnemens  me  cassent  bras  et  jambes,  et  je  vous  refu- 
serais Denise  maintenant,  si  vous  n'aviez  ma  parole.  Eh!  croyez- 
vous,  orgueilleux  que  vous  êtes,  que  je  vous  la  donnerais,  si  j'étais 
aussi  ruiné  que  je  veux  bien  le  dire?  Non,  non,  rien  avec  rien,  cela 
fait  mauvais  ménage,  et  quand  il  n'y  a  plus  de  foin  au  râtelier,  les 
ânes  se  battent!...  Denise  a  du  bien  pour  deux.  Dieu  merci!  —  Mais 
Daniel  n'est  pas  absolument  pauvre,  hasarda  le  cousin,  qui  avait 
enfin  compris  et  s'était  rasséréné;  mes  Bruasseries  ne  sont  pas  rien 
non  plus  et  valent  bien  vingt-cinq  mille  francs...  —  Qui  vous  parle 
de  vos  Bruasseries,  à  vous?  interrompit  vivement  Beauvais.  Gela  nous 
ferait  une  belle  fiche  de  consolation,  si  j'étais  ruiné!  Mais  je  ne  le 
suis  pas,  morbleu!  je  ne  le  suis  pas...  Allons,  toi,  dit-il  à  Denise, 
allons,  mauvaise  tête,  embrasse  ton  amoureux  !  Si  ta  mère  était  ici, 
elle  en  pleurerait  de  joie,...  comme  moi  ! 

En  effet,  l'émotion  avait  fait  explosion,  et  le  rude  Beauvais  pleu- 
rait à  chaudes  larmes.  Daniel  déposa  son  premier  baiser  sur  le  front 
de  Denise,  puis  embrassa  le  cousin  et  Beauvais. 

Quand  tous  quatre  furent  un  peu  calmés  et  que  chacun  eut  essuyé 
ses  yeux  rougis,  ils  descendirent  ensemble  au  jardin.  La  Bruère 
étendait  du  linge.  Denise  prit  la  main  de  Daniel,  l'entraîna  devant 
la  vieille  servante,  et  dit  joyeusement  :  a  Bruère,  voici  mon  pré- 
tendu! »  La  Bruère  joignit  les  mains  :  «  Ah!  chère  mignonne!  ah! 
bonnes  gens!  tant  mieux!  Aussi  je  me  disais  bien  :  Que  peuvent-ils 
faire  là-haut  tous  ensemble  ?  A  peine  si  l'on  tient  quatre  dans  la 
chambre  de  M.  le  curé. ..  »  Mais  les  amoureux  n'avaient  pas  le  temps 


l'abbé    DANIEL.  175 

de  l'écouter  et  ne  tenaient  pas  en  place;  ils  s'envolèrent  ensemble 
à  trav  ers  le  verger. 


YIII. 

C'était  le  soir  des  noces  de  Denise...  La  vielle  et  la  cornemuse 
chantaient  au  jardin,  sous  les  fenêtres  de  la  grande  salle  bourdon- 
nante et  pleine  de  monde.  Beauvais  ne  pouvait  un  moment  se  passer 
de  musique  ce  jour- là;  il  voulait  que  l'air  et  les  murs  des  Tem- 
pliers fussent  gais  comme  il  l'était  lui-même.  Près  de  cent  personnes 
avaient  trouvé  place  le  long  de  deux  tables  immenses  vivement 
éclairées  par  une  double  rangée  de  bougies.  Beauvais  siégeait  à  l'une 
des  ta])les,  ayant  autour  de  lui  les  anciens  :  parens  éloignés,  fer- 
miers et  fermières  des  environs;  à  l'autre  étaient  assis  les  mariés 
et  le  cousin,  tout  enguirlandés  d'une  florissante  jeunesse.  On  avait 
cueilli  dans  Pressigny  et  dans  les  métairies  voisines  tout  ce  qui  avait 
plus  de  quinze  ans  et  moins  de  vingt-cinq.  Au  fond  de  la  salle  était 
une  troisième  table  et  la  plus  bruyante,  celle  des  enfans,  du  petit 
monde.  A  peine  si,  au  milieu  des  éclats  de  voix,  des  rires,  du  choc 
des  verres,  on  entendait  la  cornemuse  et  la  vielle;  cependant  l'har- 
monie de  ces  instrumens  formait  comme  un  fond  vibrant  à  la  joie 
tumultueuse  du  festin.  Les  Templiers  exhalaient  un  gras  parfum 
d'hospitalité  et  d'abondance.  Une  dizaine  de  domestiques  allaient 
et  venaient  sans  cesse;  sans  cesse  les  bras  tendus,  ils  apportaient  de 
nouveaux  plats  et  mêlaient  leur  gaîté  à  la  gaîté  des  convives.  Le 
vin  coulait  à  flots.  Il  y  avait  des  conversations  de  deux  ou  trois  per- 
sonnes, de  tout  un  groupe,  de  toute  une  table,  et  d'une  table  à 
l'autre.  Le  côté  des  anciens  raisonnait,  disputait,  trinquait  de  pré- 
férence, tandis  que  le  côté  des  jeunes  gens  riait,  causait  joyeuse- 
ment et  parlait  d'amour.  Quelquefois  un  mot  ou  toute  une  phrase 
même  se  détachait  distinctement  du  brouhaha;  quelquefois  toute 
une  table  était  agitée  par  un  immense  éclat  de  rire. 

Au  milieu  de  ce  bruit,  il  y  avait  comme  une  oasis  de  silence  à  la 
place  où  étaient  les  mariés  et  le  cousin.  Là  tout  était  doux  et  voilé. 
On  y  murmurait  tout  bas  :  «  Denise,  —  Daniel,  —  cousin.  »  Le  plus 
souvent  un  sourire  ou  un  long  regard  y  traduisait  la  pensée.  Toute 
vêtue  de  tulle  blanc,  portant  dans  ses  cheveux  bruns  des  fleurs 
d'oranger  naturelles,  la  figure  pâle  et  pure,  les  regards  à  la  fois 
étincelans  et  pensifs,  Denise  se  recueillait  dans  son  bonheur.  Daniel 
était  vêtu  de  noir;  il  avait  quitté  l'uniforme  et  ne  devait  plus  le  re- 
prendre. Son  visage  bruni,  épanoui,  énergique,  contrastait  avec  son 
noir  vêtement.  Il  contemplait  presque  constamment  Denise,  et 
celle-ci,  délicieusement  émue,  laissait  parfois  errer  ses  yeux  sur  la 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

foule  des  invités.  L'abbé  ne  voyait  pas  la  foule,  lui;  il  n'avait  de 
regards  que  pour  les  mariés.  Son  admiration  était  muette.  Il  se  de- 
mandait s'il  ne  rêvait  point.  Sa  joie  était  ineffable,  et  pourtant  il  s'y 
mêlait  je  ne  sais  quelle  mélancolie.  —  Une  mère  n'est  jamais  gaie  le 
jour  où  elle  marie  son  enfant.  —  La  vielle  et  la  cornemuse  disaient 
comme  un  chant  de  départ  à  son  oreille  attendrie,  un  chant  qui  s'en 
va  dans  le  lointain  et  s'y  perd  doucement.  Il  était  heureux  et  mé- 
lancolique. 

Vers  la  fin  du  dîner,  les  lourds  plats  de  venaison  dont  la  table 
était  couverte  disparurent  en  un  clin  d'œil  et  furent  remplacés  aus- 
sitôt par  des  gâteaux  et  des  fruits.  Petit-Pinson  en  apportait  des 
panerées  et  les  distribuait  selon  son  bon  plaisir.  Il  devait,  lui  aussi, 
se  marier  quinze  jours  plus  tard;  il  marchait  fièrement  et  ouvrait 
les  yeux  plus  que  jamais.  La  Bruère  s'était  réservé  le  droit  de  ser- 
vir seule  ses  jeunes  maîtres,  et  de  ses  vieilles  mains  ridées  et  trem- 
blantes elle  versait  devant  eux  les  plus  beaux  fruits  du  verger  :  rai- 
sins transparens,  pommes  cramoisies,  poires  blondes,  amandes  dans 
leur  coque  verte,  noisettes  dans  leur  enveloppe  déchiquetée.  C'é- 
taient pour  Denise  et  le  cousin,  qui  n'y  touchaient  pas,  autant  de 
fantastiques  emblèmes  de  félicitation. 

A  l'arrivée  du  dessert,  la  salle  bourdonna  de  plus  belle,  et  l'on  but 
à  la  santé  des  mariés.  —  Des  mariés  et  du  cousin  !  —  s'écria  Beauvais 
d'une  voix  de  Stentor,  et  les  cent  convives  se  levèrent,  s'approchèrent 
du  nouveau  couple,  et  ce  fut  au-dessus  de  la  tête  du  cousin  comme 
une  girandole  de  verres  aux  mille  facettes  et  aux  mille  bruissemens 
cristallins.  Le  pauvre  manchot  se  trouva  bien  embarrassé.  Le  silence 
rétabli  à  grand'peine,  trois  jeunes  filles  portant  des  bouquets  vinrent^ 
se  placer  devant  Denise,  et  là,  debout,  les  yeux  un  peu  baissés, 
elles  chantèrent  sur  un  air  lent  le  couplet  suivant  : 

Madame,  c'est  un  bouquet  que  ma  main  vous  présente, 
Prenez-en  une  fleur,  c'est  pour  vous  faire  entendre 

Que  tous  ces  beaux  honneurs 

Passeront  comme  fleurs. 

C'est  la  chanson  des  mariés,  c'est  l'adieu  des  jeunes  filles  à  la 
nouvelle  épousée  :  chanson  pleine  de  graves  leçons ,  note  triste  et 
sérieuse  au  milieu  de  la  joie  débordante  du  premier  jour...  Denise 
l'écoutait  en  souriant;  elle  regardait  Daniel,  et  se  disait  que  l'amour 
ne  passe  pas  comme  les  fleurs. 

On  partit  pour  le  bal.  Deux  violons  et  un  hautbois  avaient  rem- 
placé le  cornemuseuxet  le  vielleux  hors  d'haleine.  Toute  la  jeunesse 
suivit  en  foule  la  nouvelle  musique  au  jardin,  où  on  avait  disposé 
des  verres  de  couleur  qui  éclairaient  une  terrasse  abandonnée  aux 


l'abbé    DANIEL.  177 

danseurs.  Les  mariés  furent  enveloppés,  et  le  bal  commença.  Bion 
qu'on  fût  en  octobre,  il  faisait  une  de  ces  nuits  tièdes  comme  il  y 
en  a  souvent  en  Touraine,  où  l'automne  est  si  beau!  La  joie,  en 
changeant  de  milieu,  paraissait  toute  fraîche  et  toute  reposée. 

Le  cousin  se  promena  longtemps  autour  des  danseurs,  fit  quel-, 
qu3S  apparitions  dans  la  salle  où  étaient  demeurés  les  anciens  avec 
Betuvais,  puis  s'enfonça  seul  dans  les  allées  sombres  du  jardin.  Par- 
tou.  il  traînait  à  sa  suite  une  lourde  joie.  Il  alla  embrasser  Daniel 
et  Denise,  et  remonta  dans  sa  tourelle.  Arrivé  dans  sa  cellule,  i! 
ouvrit  la  fenêtre  et  s'y  accouda.  Autour  de  lui  s'étendaient  la  cani- 
pagie  assombrie,  et  sur  son  front  le  ciel  étoile.  A  ses  pieds,  dans 
une  bordure  de  massifs,  le  bal  s'agitait  et  lui  envoyait  des  bouflees 
de  nusique  et  de  gaîté.  Il  s'oublia  à  contempler  les  danseurs,  qui 
se  pienaient,  se  quittaient,  s'entremêlaient  et  se  séparaient  encore. 
II  suvait  tous  les  mouvemens  de  Denise  et  de  Daniel.  Vers  minuit, 
une  brme  blanche  et  une  forme  noire  quittèrent  ensemble  la  danse 
et  disparurent.  Peu  à  peu  la  musique  se  tut,  et  les  danseurs  par- 
tireni  à  leur  tour.  Les  lampes  s'éteignirent,  le  jardin  rentra  dans 
l'obscurité  et  le  silence;  mais  du  côté  de  Pressigny  on  pouvait  en- 
tendiB  les  soupirs  du  hautbois  accompagnés  du  bourdonnement  des 
violois,  tandis  que  la  vielle  et  la  cornemuse  résonnaient  du  côté 
d'Éta)leaux.  Puis  on  distinguait  des  chants  et  de  joyeux  appels  de 
plus  «1  plus  lointains;  çà  et  là,  dans  la  vallée,  des  lueurs  apparais- 
saient: c'étaient  les  fenêtres  éclairées  des  horderies  où  venaient  de 
rentre;  quelques-uns  des  conviés. 

Le  cousin  se  trouva  bientôt  comme  enveloppé  de  silence.  A  la 
iaçad(  des  Templiers,  une  seule  fenêtre  était  encore  illuminée  : 
c'étai  celle  de  la  chambre  nuptiale.  Le  cousin  regarda  cette  blan- 
che heur  de  lampe,  puis,  relevant  la  tête  vers  le  ciel  profond,  où 
les  étales  scintillantes  semblaient  palpiter  d'allégresse,  il  songea  à 
la  Dedse  d'autrefois,  à  la  Denise  tant  aimée  qui  habitait  maintenant 
là-hait  :  sa  poitrine  était  pleine  de  joie,  pleine  de  tendresse  et  de 
sangks.  Il  murmura  à  demi-voix  ce  fragment  du  cantique  de  Si- 
méon  u  Maintenant,  Seigneur,  laissez  partir  en  paix  votre  servi- 
teur.. »  Et  d'abondantes  et  douces  larmes  roulèrent  le  long  de  ses 
joues  maigries. 

André  Theuriet. 


■)ME  XL\ni.  12 


ESSAIS 


MORALE  ET  DE  LITTÉRATURE 


II. 


PHILOSOPHIE  DU   WILHELM   MEISTER 

DE     GOETHE. 


DIFFICULTES    DE    L  INTERPRETATION. 


Goethe,  dans  une  de  ses  conversations  avec  Eckermann,  rous  a 
prévenus  lui-même  loyalement  du  danger  qu'il  y  aurait  à  vuloir 
fouiller  trop  profondément  les  arcanes  de  sa  pensée  et  les  my  tères 
de  ses  conceptions.  «  Les  lettres  que  Schiller  m'a  écrites  surWil- 
helm  Meister,  disait-il,  contiennent  des  vues  et  des  idées  de  1;  plus 
haute  importance  ;  mais  cet  ouvrage  est  au  nombre  des  produtions 
qui  échappent  à  toute  mesure;  moi-même,  je  n'en  ai  pas  la  C3.  On 
y  cherche  un  point  central;  or  il  est  difficile  qu'il  y  en  ait  m,  et 
même  cela  ne  serait  pas  bon.  Une  existence  riche  et  variée  [ui  se 
déroulerait  devant  nos  yeux  serait  aussi  un  tout,  un  ensemble,  une 
œuvre  naturelle,  sans  aucune  tendance  exprimée,  car  une  teriance 
n'est  pas  quelque  chose  de  réel,  ce  n'est  qu'une  conception  de  notre 
esprit.  )) 

11  en  est  en  effet  d'une  grande  œuvre  d'art  comme  des  pnduc- 
tions  de  la  nature  :  la  vie  envahissante  recouvre  bientôt  les  prin- 
cipes sur  lesquels  elle  repose,  la  végétation  de  la  pensée  ret  à 
néant  la  semence  première,  la  forme  prend  possession  de  l'idé,  la 
recouvre  et  la  voile,  et  l'artiste  lui-même,  entraîné  par  cette  tyan- 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTÉRATURE.  179 

nie  de  la  vie ,  perd  de  vue  son  point  de  départ  et  ne  le  reconnaît 
plus  dans  les  résultats  de  son  travail.  Il  pourrait  presque  dire  en 
face  de  sa  propre  œuvre  ce  que  disait  l'architecte  sir  Christophe 
Wren  en  face  de  je  ne  sais  quelle  église  gothique  d'Angleterre  :  «  Je 
vous  en  bâtirai  une  semblable,  si  vous  pouvez  me  découvrir  où  la 
première  pierre  a  été  posée.  »  Où  I9,  première  pierre  a-t-elle  été 
posée?  Il  l'ignore;  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'un  merveilleux  édi- 
fice s'est  élevé  de  terre  avec  son  chœur  mystérieux,  son  jubé,  ses 
vitraux  peints  et  sa  rosace  en  pierre  brodée.  D'où  qu'il  soit  sorti, 
l'édifice  est  là,  devant  nos  yeux,  attestant  son  existence  par  l'ad- 
miration qu'il  nous  inspire  et  par  la  curiosité  même  qui  nous  pousse 
à  chercher  sur  quels  fondemens  il  repose. 

Il  semble  à  beaucoup  de  gens,  surtout  en  France,  que  l'artiste  et 
l'écrivain  doivent  être  aussi  pleinement  maîtres  de  leur  pensée  qu'un 
habile  cavalier  est  maître  de  son  cheval,  qu'ils  peuvent  la  mener  à 
leur  gré  et  lui  faire  exécuter  toutes  les  voltiges  qu'ils  veulent,  que 
les  plus  grandes  œuvres  d'art  sont  celles  où  l'artiste  est  resté  jus- 
qu'à la  fin  fidèle  à  son  point  de  départ,  où  sa  pensée  s'est  déve- 
loppée avec  la  rigueur  d'un  syllogisme  et  où  l'on  retrouve  ses  pré- 
misses dans  ses  conclusions.  Cette  opinion  cependant  a  le  grand  tort 
d'assimiler  les  œuvres  de  l'art  aux  œuvres  de  la  dialectique  et  de 
la  logique.  Un  traité  de  morale,  un  sermon,  un  discoui;s  politique 
peuvent  et  doivent  présenter  cet  enchaînement  artificiel  de  pensées; 
mais  la  nature  ne  connaît  pas  ces  liens  rigoureux  et  étroits,  et  l'art 
est  fils  de  la  nature.  L'opinion  vraie  en  telle  matière  est  donc  T opi- 
nion contraire  à  celle  qui  domine  encore  aujourd'hui.  Le  véritable 
artiste  est  presque  toujours  involontairement  infidèle  à  sa  pensée 
première;  il  fait  autre  chose  que  ce  qu'il  voulait  faire,  ou  il  fait  au- 
trement qu'il  ne  voulait  faire.  Sa  conception,  d'abord  précise  etlirrii- 
tée  comme  une  figure  géométrique ,  brise  bientôt  ces  lignes  rigides 
et  prend  un  caractère  indéfini  et  indéterminé.  Elle  entraîne  le  poète 
et  l'artiste  là  où  il  n'avait  jamais  compté  aller,  elle  se  montre  à  lui 
sous  un  visage  nouveau,  elle  lui  révèle,  à  sa  grande  surprise,  qu'il 
ne  savait  pas  qui  elle  était  et  ce  qu'elle  pouvait  donner  lorsqu'il 
l'a  adoptée.  Peu  à  peu  elle  s'est  transformée;  elle  est  la  même,  et 
pourtant  elle  est  autre.  Il  est  vraiment  curieux  de  voir  comment  à 
l'origine  les  plus  grandes  conceptions  de  l'art  sont  voisines  du  lieu 
commun  le  plus  banal  :  elles  en  sont  si  voisines  qu'elles  ne  dépassent 
pas  la  portée  de  l'intelligence  la  plus  vulgaire,  et  que  le  premier  venu 
pourrait  les  comprendre  sous  cette  première  forme;  mais,  lorsqu'une 
fois  elles  sont  complètement  traduites  par  l'art,  l'intelligence  la  plus 
profonde  né  suffirait  pas  pour  en  épuiser  les  significations  multiples. 
Si  l'on  regardait  bien,  on  verrait  que  l'ambition  de  l'homme  de  génie 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

est  d'ordinaire  des  plus  modestes  :  il  veut  tout  simplement  pronon- 
cer sur  un  sujet  donné  quelques  paroles  de  bon  sens,  mais  la  nature 
est  ambitieuse  pour  lui  et  lui  révèle  des  richesses  morales  auxquelles 
il  n'avait  pas  songé.  Prenons  un  exemple  à  jamais  mémorable,  un 
des  plus  beaux  livres  des  temps  modernes,  le  Don  Quichotte.  11  a  été 
longtemps  admis  que  Cervantes  avait  voulu  faire  tout  simplement  la 
satire  des  romans  de  chevalerie.  Voilà  un  bien  maigre  point  de  dé- 
part ,  et  on  peut  dire  en  toute  vérité  que ,  si  telle  a  été  la  pensée  de 
Cervantes,  son  œuvre  est  trop  magnifique  pour  un  but  après  tout 
aussi  mesquin.  Et  cependant  je  crois  bien  que  cette  pensée  fut  à 
l'origine  le  vrai  et  unique  point  de  départ  de  Cervantes;  seulement, 
chemin  faisant,  elle  s'est  métamorphosée,  les  mésaventures  du  fou 
ridicule  ont  fait  place  aux  infortunes  d'un  chevalier  déclassé  venu 
au  monde  à  une  époque  où  il  n'y  a  plus  de  chevalerie,  et,  grandis- 
sant toujours  à  mesure  qu'on  l'observe  mieux,  ce  chevalier  déclassé 
est  devenu  le  représentant  de  l'enthousiasme  et  le  patron  des  âmes 
idéales.  De  là  la  différence  si  tranchée  qui  sépare  les  deux  parties 
du  Don  Quichotte,  différence  qui  pourtant  n'a  pas  créé  de  contra- 
diction. La  conception  de  Cervantes,  en  se  révélant  à  lui  par  de 
lentes  et  successives  évolutions,  a  respecté  l'harmonie  de  son  œuvre. 
Aucune  des  parties  n'y  donne  de  démenti  à  l'autre,  si  bien  qu'on 
peut  dire  que  Cervantes  a  fait  exactement  ce  qu'il  voulait  faire  d'a- 
bord, tout  en  faisant  une  tout  autre  chose.  Un  illustre  homme  d'ac- 
tion disait  que  l'on  ne  va  jamais  si  loin  que  lorsqu'on  ne  sait  pas  où 
l'on  va;  l'artiste  et  le  poète  ne  pourraient -ils  pas,  mieux  encore 
que  l'homme  d'action,  faire  un  pareil  aveu? 

Voilà  la  première  leçon  ou,  pour  mieux  dire,  la  préface  des  leçons 
nombreuses  que  nous  pouvons  tirer  du  Wilhelm  Meister  de  Goethe. 
Avant  même  que  nous  l'ayons  abordé  directement,  il  nous  révèle  que 
l'inconscience  de  l'artiste  est  la  première  et  la  plus  indispensable 
des  conditions  de  toute  grande  œuvre  d'art;  il  nous  prévient  que 
nous  ne  devons  pas  mesurer  avec  trop  de  précision  la  pensée  de  l'au- 
teur, et  il  nous  instruit  déjà  en  nous  recommandant  la  prudence. 
Ainsi  l'homme  le  plus  maître  de  sa  pensée  qui  ait  jamais  été  nous 
déclare  qu'il  ne  peut  répondre  de  n'avoir  pas  succombé  à  son  insu 
à  cette  inconscience  de  l'artiste  et  du  poète  qui  semble  une  des  lois 
mêmes  du  génie.  11  ne  nous  est  pas  prouvé  en  effet  qu'il  n'ait  pas 
suivi  un  autre  plan  que  celui  qu'il  s'était  tracé,  et  que  sa  conception 
ne  se  soit  pas  métamorphosée  progressivement.  11  ne  nous  est  pas 
prouvé  qu'il  n'ait  pas  voulu  d'abord  faire  punir  le  téméraire  Wil- 
helm Meister  par  la  nature,  au  lieu  de  le  faire  instruire,  corriger 
et  ennoblir  par  elle.  S'il  y  a  une  idée  qui  domine  dans  le  livre,  c'est 
que  le  point  de  départ  choisi  par  le  héros  est  absolument  faux ,  et 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTÉRATURE.  181 

lie  peut  le  conduire  que  dans  des  fondrières  de  plus  en  plus  dan- 
gereuses. Goethe  blâme  ouvertement  la  tentative  de  son  héros;  se- 
lon lui,  Wilhelm,  en  sa  qualité  d'enfant  des  classes  moyennes,  est 
coupable  de  chercher  cette  harmonie,  ce  parfait  équilibre  de  son 
être  qui  semble  n'appartenir  de  droit  qu'aux  classes  nobles,  au  lieu 
de  s'enfermer  dans  une  spécialité  pratique  et  de  s'y  fortifier  comme 
dans  une  citadelle,  ce  qui  est  le  devoir  de  tout  bourgeois.  Cepen- 
dant ce  Wilhelm  si  ouvertement  blâmé  finit  par  arracher  l'appro- 
bation de  Goethe.  Il  semble  qu'il  ait  éprouvé  pour  son  héros  le 
même  sentiment  que  Cervantes  pour  le  sien.  Chemin  faisant,  il  a 
de  même  changé  d'opinion  à  son  égard;  sans  renoncer  à  sa  pre- 
mière idée,  il  a  incliné  du  côté  du  héros  qu'il  avait  créé,  si  bien 
que  les  conclusions  du  livre  relativement  à  Wilhelm  semblent  être 
celles-ci  :  «  mon  héros  a  triomphé  là  où  il  aurait  dû  échouer,  mais 
il  méritait  de  réussir.  Les  entreprises  semblables  à  la  sienne  seront 
toujours  téméraires  et  dangereuses;  cependant  il  sera  toujours  no- 
ble de  les  avoir  tentées.  »  La  pensée  de  Goethe  a  donc  aussi  ses 
oscillations,  et  le  lecteur  par  conséquent  doit  se  tenir  en  garde  contre 
toute  interprétation  trop  absolue  et  tout  jugement  qui  serait  trop 
d'une  seule  pièce.  Une  grande  œuvre  est  un  produit  libre  de  la  vie, 
et  son  interprétation  doit  être  libre  comme  elle. 

L'intelligence  merveilleusement  compréhensive  et  conciliatrice 
que  Goethe  a  déployée  dans  le  Wilhelm  Mcister  fait  de  cette  œuvre 
une  mine  inépuisable  d'explications  arbitraires  et  d'hypothèses  fan- 
tasques pour  la  critique  Imaginative.  On  peut  y  découvrir  mille  opi- 
nions qui  sont  restées  chez  Goethe  à  l'état  d'intention  ou  à  l'état  de 
nuance  :  aussi  est-ce  un  des  livres  qui  se  prêtent  le  mieux  à  une 
interprétation  fausse  ou  calomnieuse  de  l'esprit  de  l'auteur.  Il  s'y 
trouve  telle  pensée  qui,  poussée  logiquement,  conduirait  à  des  con- 
séquences que  Goethe  aurait  réprouvées.  La  pensée  s'y  trouve,  voilà 
qui  est  certain;  mais  il  serait  téméraire  d'aflirmer  qu'il  l'arrêtait  à 
tel  point  ou  qu'il  l'acceptait  dans  telle  mesure.  Les  idées  dans  Goethe 
ne  se  développent  pas  solitairement,  mais  simultanément,  de  telle 
sorte  qu'aucune  n'existe  jamais  sans  son  contre-poids  et  son  con- 
traire, et  que  de  ce  développement  simultané  naît  cet  équilibre  par- 
fait qui  s'appelle  l'harmonie.  Harmonie  d'une  délicatesse  singulière, 
et  qu'il  faut  craindre  de  détruire  en  poussant  quelques-unes  de  ces 
idées  plus  loin  que  Goethe  ne  voulait  les  mener!  La  brutalité  de  la 
logique  ordinaire  n'est  donc  pas  de  mise  dans  l'étude  et  l'examen 
d'une  telle  œuvre,  et  il  y  faut  porter  au  contraire  de  la  discrétion, 
du  respect  et  de  la  prudence.  Combien  il  est  facile  de  détruire  cet 
équilibre  et  de  faire  pencher  du  côté  de  nos  opinions  particulières 
l'exacte  balance  des  idées  du  maître!  A  certaines  pages,  on  pour- 
rait prendre  le  livre  pour  une  apologie  de  la  liberté  humaine  et  de 


182  REVUE  ©ES  DEUX  MONDES. 

la  souveraineté  individuelle,  s'il  ne  semblait  pencher  dans  les  pages 
suivantes  du  côté  de  la  fatalité  et  de  la  souveraineté  de  la  nature. 
Ses  conclusions  seront  épicuriennes  si  vous  le  voulez,  stoïciennes  si 
vous  le  voulez  encore,  mystiques  même  si  vous  avez  un  penchant 
prononcé  pour  le  mysticisme.  En  règle  générale,  Goethe  croit  à 
l'expérience  comme  base  de  la  morale  et  à  l'affranchissement  de 
l'homme  par  la  nature;  cependant  il  montre,  dans  le  plus  long  cha- 
pitre de  Wilhelm  Meister,  comment  l'idée  vivante  du  Dieu  chré- 
tien, en  prenant  progressivement  possession  d'une  âme  pieuse,  ar- 
rive à  la  délivrer  de  toute  sujétion.  La  recommandation  principale 
de  Goethe,  celle  qui  revient  à  chaque  page  du  livre  et  sous  toutes 
les  formes,  c'est  de  vivre  et  de  songer  à  vivre,  et  pourtant,  lorsque 
la  mystérieuse  société  de  Lothaire  et  de  l'abbé  a  déclaré  Wilhelm 
affranchi  par  la  nature,  que  lui  impose-t-elle  sinon  le  renoncement 
de  soi,  le  sacrifice  de  son  individualité  au  profit  de  l'ordre  généfal? 
Ainsi  notre  liberté  n'arrive  à  son  point  culminant  que  pour  se  dé- 
truire, et  l'homme  ne  cherche  la  sagesse  que  pour  apprendre  à  s'ou- 
blier. Les  conclusions  du  livre  semblent  démentir  ses  prémisses. 

Dans  aucune  de  ses  œuvres,  Goethe  n'a  appliqué  d'une  manière 
plus  complète  sa  vaste  et  complexe  méthode.  On  sait  en  effet  qu'il 
déclarait  qu'il  avait  besoin  de  tous  les  systèmes  pour  expliquer  sa 
pensée,  et  qu'il  n'aurait  pu  se  passer  d'un  seul.  Panthéiste  dans 
l'observation  de  la  nature,  parce  que  l'unité  est  le  principe  et  la  lin 
de  la  science,  polythéiste  dans  l'art,  parce  que  l'art  a  besoin  d'in- 
dividualité et  se  compose  de  démembremens  de  la  vérité,  il  était 
dualiste  et  monothéiste  dans  la  partie  de  la  morale  qui  regarde  la 
société  générale,  et  tour  à  tour  chrétien  ou  empirique  dans  la  partie 
de  la  morale  qui  regarde  l'individu.  Tel  système  qu'il  proscrivait 
absolument  d'une  province,  il  l'acceptait  dans  une  autre,  comme 
par  exemple  cette  méthode  si  célèbre  et  si  longtemps  triomphante 
des  causes  finales  qu'il  repoussait  de  la  science  et  qu'il  acceptait 
comme  utile  et  même  comme  vraie  dans  la  sphère  du  pur  sentiment 
religieux.  Et  ce  qu'il  y  a  d'admirable,  c'est  que  cet  emploi  des  sys- 
tèmes et  des  méthodes  les  plus  contraires  n'aboutissait  pas  chez  lui 
à  un  éclectisme  ou  à  un  syncrétisme.  Il  ne  prenait  pas  de  chaque 
système  ce  qui  lui  convenait,  comme  l'éclectique,  en  rejetant  les 
autres  parties;  non,  il  savait  qu'un  système  est  un  tout  harmonieux 
qui  ne  peut  être  scindé,  et  il  l'acceptait  et  l'appliquait  tout  entier. 
11  n'essayait  pas  davantage  de  cet  amalgame  qu'on  appelle  syncré- 
tisme, car  chacun  de  ces  systèmes  n'était  valable,  selon  lui,  que 
pour  un  certain  ordre  de  vérités,  et  non  pour  un  certain  autre.  Les 
divers  systèmes  n'étaient  donc  pas  pour  lui  des  expressions  de  la 
vérité,  mais  ils  constituaient  une  échelle  de  méthodes  toutes  excel- 
lentes pour  atteindre  le  vrai  et  le  rendre  sensible  aux  hommes. 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  183 

Avec  quelle  sagesse  le  maître  emploie  tour  à  tour  ces  divers  sys- 
tèmes transformés  en  méthodes,  avec  quel  sentiment  exact  de  la 
valeur  et  de  la  mesure,  avec  quel  tact  délicat  du  point  où  l'un  ou 
l'autre  cesse  d'être  applicable,  c'est  ce  que  savent  tous  ceux  qui 
l'ont  lu  avec  le  respect  et  l'attention  qu'il  réclame.  Comment  a-t-il 
réussi  à  rendre  obéissantes  toutes  ces  opinions  contradictoires,  d'or- 
dinaire récalcitrantes  et  tyranniques?  Par  quel  art  a-t-il  dompté 
toutes  ces  forces  intellectuelles,  de  manière  à  en  faire  les  serviteurs 
dociles  de  son  esprit?  Cela  est  le  secret  de  son  génie  et  du  long 
effort  de  sa  vie,  et  ne  s'est  vu  que  cette  seule  fois  dans  l'histoire 
intellectuelle  de  l'humanité.  Tous  les  systèmes  de  morale  sociale  et 
de  morale  individuelle  se  rencontrent  donc  à  la  fois  dans  le  Wil- 
helm  Mcister;  mais  ils  ne  sont  les  uns  et  les  autres  que  les  instru- 
mens  et  les  outils  de  la  pensée  de  l'auteur,  et  il  n'en  est  aucun  qui 
pourrait  élever  la  prétention  d'être  l'exact  interprète  de  cette  pen- 
sée souveraine.  De  là  une  nouvelle  difficulté  pour  le  commentateur; 
il  lui  est  interdit  de  choisir  entre  ces  divers  systèmes  de  morale, 
puisque  le  maître  n'a  montré  de  préférence  marquée  pour  aucun. 
Pour  toute  sorte  de  raisons,  il  sera  donc  sage  de  résister  à  la 
dangereuse  tentation  qui  pousserait  à  interroger  d'une  manière  trop 
pressante  les  détails  et  les  épisodes  particuliers  du  livre,  et  de  s'en 
tenir  à  son  ensemble  et  aux  conclusions  qui  en  sortent  tout  natu- 
rellement. Une  des  singularités  du  Wilhelm  Meîster,  c'est  que  les 
détails  en  sont  aussi  inquiétans  et  aussi  irritans  que  les  conclusions 
en  sont  sages,  rassurantes  et  calmantes.  Tenons-nous-en  donc  à  ces 
conclusions  et  à  ces  leçons  générales;  la  matière  est  encore  assez 
vaste  pour  qu'il  soit  difficile  de  l'épuiser  en  quelques  pages. 

II.   —  ESTHÉTIQUE   DE   WILHELM   MEISTER. 

La  composition  littéraire  de  ce  livre  est  de  la  plus  grande  impor- 
tance. Un  jour  que  M™''  de  Staël  interrogeait  le  philosophe  Fichte 
sur  sa  morale,  il  répondit  très  justement  :  «  Prenez  ma  métaphy- 
sique, et  vous  saurez  quelle  est  ma  morale.  »  Il  en  est  ainsi  pour 
Goethe  :  quiconque  veut  connaître  sa  morale  doit  avant  tout  con- 
naître son  esthétique,  car  l'une  dépend  de  l'autre.  Cela  est  vrai 
de  toutes  ses  œuvres  en  général,  mais  cela  n'est  vrai  d'aucune  au- 
tant que  de  Wilhehn  Mcister.  C'est  là  qu'il  s'est  le  plus  clairement 
et  le  plus  crûment  dévoilé.  Partout  ailleurs,  le  choix  habile  de  ses 
sujets  et  la  perfection  de  son  art  ont  dissimulé  ses  véritables  prin- 
cipes et  ont  donné  le  change  à  ses  lecteurs  sur  ce  qu'il  pensait  réel- 
lement; mais  là  il  étale  ces  principes  avec  une  indifférence  impé- 
rieuse et  une  sorte  de  cynisme  souverain.  Aussi  le  livre  fit-il  scandale 
à  son  apparition,  même  parmi  les  admirateurs  les  plus  fervens  de 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Goethe.  Ils  refusèrent  d'y  reconnaître  l'auteur  de  tant  d'œuvres  ad- 
mirées pour  leur  perfection  et  leur  pureté;  c'était  pourtant  le  même  : 
seulement  tout  masque  était  tombé,  et  le  vrai  visage  se  montrait 
pleinement  à  découvert  pour  la  première  fois. 

Quelle  est  donc  cette  terrible  esthétique?  J'étonnerai  peut-être 
encore  bien  des  personnes  en  disant  que  Goethe  était  un  grand  con- 
tempteur de  ce  que  nous  appelons  l'idéal,  et  qu'il  resta  toute  sa  vie, 
depuis  les  jours  où  il  écrivit  Werther,  dans  l'enthousiasme  de  ses 
jeunes  années,  jusqu'à  ceux  où  il  écrivit  le  second  Faust  au  milieu 
des  glaces  de  l'âge,  un  amant  fidèle  et  loyal  de  la  réalité.  La  réalité, 
scrupuleusement,  amoureusement,  religieusement  interrogée,  fut  sa 
muse  et  son  inspiratrice.  Courtisan  respectueux  et  discret  dans  le 
domaine  de  l'art  comme  dans  celui  de  la  vie,  il  acceptait  avec  défé- 
rence toutes  les  traditions  d'académie  et  d'école;  mais,  ce  devoir 
de  politesse  une  fois  rempli,  il  les  déposait  paisiblement  dans  les 
recoins  les  plus  obscurs  de  son  intelligence,  et  ne  demandait  de  le- 
çons et  de  conseils  qu'à  son  expérience  et  à  ses  souvenirs  person- 
nels. Il  était  convaincu  que  toute  tentative  poétique  est  vaine  lors- 
qu'elle n'a  pas  ses  racines  dans  la  vie  présente  de  l'artiste  ou  qu'elle 
ne  se  rapporte  pas  à  quelque  circonstance  de  son  passé.  Toute  poé- 
sie, pour  être  éternelle,  ou  seulement  pour  mériter  de  vivre,  devait 
avoir  son  origine  dans  un  moment  du  temps  et  dans  un  coin  du 
monde  extérieur,  et  non  sortir  de  l'eflOTt  laborieux  et  abstrait  d'une 
intelligence  solitaire.  Tout  artiste  véritable  devait  pour  ainsi  dire 
recommencer  l'histoire  de  l'art  dans  sa  personne,  et  se  servir  des 
mêmes  élémens  dont  s'était  servi  le  premier  artiste  ou  le  premier 
poète.  Or  où  donc  ces  élémens  avaient-ils  été  pris,  sinon  dans  la 
réalité  la  plus  humble  et  même  la  plus  vulgaire?  Un  peu  de  boue  et 
de  cendre  animé  par  le  souffle  de  l'esprit,  voilà  l'origine  de  tout 
art.  D'où  était  sortie  par  exemple  cette  littérature  héroïque  de  la 
Grèce,  si  justement  classique,  si  justement  offerte  à  l'admiration 
de  chaque  génération  nouvelle?  Des  crimes,  des  vices  et  des  bruta- 
lités de  quelques  sauvages  familles  primitives.  Un  inceste  mons- 
trueux, un  adultère,  un  parricide,  une  vengeance  de  barbare  an- 
thropophage, voilà  les  élémens  nobles  et  délicats  qui  se  sont 
transformés  en  œuvres  héroïques.  Le  modèle  le  plus  parfait  de 
l'idéal  classique  a  été  formé  avec  ce  limon  primitif.  Rien  ne  rem- 
place cette  communication  première  avec  la  réalité.  La  tradition 
est  excellente  et  peut  nous  apprendre  beaucoup,  si  nous  savons 
l'interroger  comme  elle  doit  être  interrogée;  mais  elle  a  deux  dé- 
fauts :  le  premier,  c'est  que  sa  tendance  est  de  nous  éloigner  de 
la  source  de  l'art,  au  lieu  de  nous  en  rapprocher;  le  second,  c'est 
qu'elle  ne  présente  à  l'artiste  q^ue  les  produits  de  l'art,  au  lieu  de 
lui  présenter  les  produits  de  la  nature.  Ou,  si  vous  aimez  mieux, 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  185 

elle  lui  présente  non  pas  la  nature  vraie,  mais  une  nature  de  se- 
conde main,  celle  qui  a  été  déjà  transformée  par  les  artistes  anté- 
rieurs. Elle  lui  donne  des  modèles  à  imiter,  plutôt  que  des  maté- 
riaux à  mettre  en  œuvre. 

L'idéal!  voilà  le  mot  dont  peut-être  les  hommes  ont  le  plus  usé 
depuis  un  demi-siècle,  sans  chercher  à  se  rendre  compte  de  ce 
qu'ils  entendent  par  là.  Ils  approuvent  ou  condamnent  les  œuvres 
littéraires  de  la  manière  la  plus  arbitraire  en  vertu  de  ce  mot,  dont 
ils  seraient  souvent  fort  embarrassés  de  donner  une  définition.  Il 
est  vraiment  curieux  de  remarquer  combien  il  est  facile  à  un  artiste 
ou  à  un  poète  de  créer  une  illusion  qui  leur  arrache  cette  louange 
et  de  leur  faire  déclarer  idéale  une  œuvre  qui  est  prise  dans  la  réa- 
lité la  plus  concrète.  Le  choix  habile  du  sujet  y  suffit,  ou  encore  la 
perfection  du  ti-avail.  Qu'une  figure  prise  dans  la  nature  soit  menée 
à  perfection,  les  amateurs  et  les  dileltanii  la  déclareront  idéale; 
qu'un  artiste  ou  un  poète  choisisse  un  sujet  consacré  par  la  religion 
et  la  tradition  et  le  ramène  habilement  aux  conditions  de  la  réalité, 
l'œuvre  protégée  par  l'étiquette  de  ce  sujet  même  échappera  au  re- 
proche de  vulgarité.  Personne  n'a  mieux  connu  que  Goethe  cette 
magie  par  laquelle  on  crée  l'illusion  de  l'idéal;  il  a  passé  toute  sa 
vie  à  transporter  dans  le  royaume  du  grand  art  les  réalités  les  plus 
humbles.  Lui  qui  avait  eu  la  puissance  de  se  faire  proclamer  le 
maître  classique  par  excellence  et  devant  lequel  les  pédans  les  plus 
revêches  avaient  dû  se  prosterner  comme  devant  un  dieu  antique 
ressuscité,  il  a  dû  sourire  bien  des  fois  des  fausses  opinions  par  les- 
quelles les  hommes  sont  gouvernés,  il  a  dû  bien  des  fois  être  tenté 
de  leur  dire  :  Ce  que  je  vous  fais  applaudir,  c'est  cela  même  que  vos 
préjugés  d'école  vous  font  considérer  comme  indigne  de  l'art;  ces 
personnages  qui  arrachent  votre  admiration  et  vos  larmes,  c'est 
votre  fille  et  votre  frèi-e,  votre  voisine  et  votre  ami. 

Goethe  accepte  donc  la  réalité,  non-seulement  comme  la  matière 
indispensable  à  l'artiste  pour  que  son  œuvre  ait  un  corps,  mais 
comme  le  germe  et  le  principe  de  toute  beauté,  de  toute  noblesse  et 
de  toute  vertu.  Pour  lui,  l'idéal  est  non  pas  le  contraire,  mais  l'épa- 
nouissement de  la  réalité  :  il  sort  de  la  réalité  comme  la  fleur  sort 
de  la  plante,  pour  la  couronner,  ou  comme  le  gazon  sort  de  la  terre, 
pour  jeter  un  manteau  vert  sur  sa  nudité.  L'idéal  tel  que  Goethe  le 
comprend  n'est  pas  autre  chose  que  le  résultat  des  forces  de  la  na- 
ture et  de  l'esprit  sur  la  matière  et  sur  l'âme  de  l'homme.  Une 
chose  est  poétique  lorsqu'elle  est  arrivée  à  son  entier  développement 
sous  l'action  de  ces  forces  toutes-puissantes.  11  n'y  a  de  personnages 
vulgaires  que  ceux  que  la  vie  n'agite  pas  ou  n'a  pas  encore  tou- 
chés, car  les  grandes  forces  morales  du  monde  possèdent  le  même 
privilège  que  le  falum  antique,  celui  d'ennoblir  ceux  qu'elles  pren- 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lient  pour  victimes  ou  pour  interprètes.  11  ne  vous  appartient  pas  de 
déclarer  que  tel  personnage  est  vulgaire,  si  la  passion,  la  douleur 
et  la  tendresse  qui  l'ont  visité  déclarent  le  contraire.  Prenons  un 
exemple.  Parmi  les  personnages  de  Goethe,  il  n'en  est  pas  de  plus 
familier  à  l'imagination  de  la  foule  que  le  personnage  de  Margue- 
rite. C'est  l'héroïne  favorite  de  tout  lecteur  de  Faust,  le  type  de 
prédilection,  l'enfant  gâté  des  plus  sévères  amans  de  l'idéal.  Certes 
ce  n'est  pas  à  elle  qu'on  ménage  les  épithètes  flatteuses  et  poéti- 
ques. Regardez  bien  cependant  au  fond  de  son  histoire  :  qu'est-ce 
autre  chose  qu'une  histoire  d'occurrence  journalière,  et  si  vulgaire 
qu'on  ne  sait  comment  la  raconter  sans  brutalité?  Une  pauvre  fille 
du  peuple  séduite  et  abandonnée  met  au  monde  un  enfant,  le  tue 
pour  cacher  son  déshonneur,  et  se  voit  condamnée  à  mort  pour  son 
crime.  Voilà  qui  est  aussi  peu  idéal  que  possible;  mais  cette  réalité 
fangeuse  et  sanglante  s'épanouit  sous  l'action  des  forces  morales 
qui  ont  pris  Marguerite  pour  victime.  Comment  cette  histoire  se- 
rait-elle vulgaire  lorsque  nous  voyons  le  démon  peser  de  tout  son 
poids  sur  cette  pauvre  âme  que  cherchent  à  lui  arracher  la  piété  et 
l'amour?  La  réalité  n'est  donc  anti-poétique  que  pour  celui  qui  ne 
sait  pas  qu'elle  contient  toujours,  soit  latente,  soit  active,  une  force 
morale  divine  ou  diabolique;  mais  celui  qui  connaît  ce  secret  n'a 
plus  envie  de  se  détourner  de  cette  source  féconde  pour  suivre  les 
pauvres  chimères  sans  corps  enfantées  laborieusement  par  son  ima- 
gination. 

Tous  les  personnages  les  plus  vrais,  les  plus  sympathiques,  les 
mieux  réussis  en  un  mot  des  œuvres  de  Goethe  sont  pris  dans  la 
réalité  la  plus  modeste  et  quelquefois  la  plus  basse.  Elargissant  à 
l'infini  le  sens  du  fameux  vers  d'André  Ghénier  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques, 

Goethe  fait  des  types  classiques  avec  des  bourgeois  et  des  gens  du 
peuple.  Que  sont  donc  ce  Werther  et  cette  Charlotte  si  célèbres  qui 
ont  ému  tous  les  cœurs  et  conquis  leur  place  à  côté  des  plus  illus- 
tres amans  de  l'ancienne  littérature  chevaleresque?  Deux  jeunes 
bourgeois  à  qui  Goethe  a  donné  pour  l'éternité  le  pouvoir  de  repré- 
senter les  passions  et  les  égaremens  d'une  certaine  période  de  la 
jeunesse,  ainsi  qu'il  le  faisait  remarquer  lui-même  avec  une  juste 
estime  pour  son  œuvre.  Qu'est-ce  au  fond  que  leur  histoire,  sinon 
l'histoire  très  ordinaire  d'une  jeune  bourgeoise  qui  se  désole  d'être 
obligée  d'être  vertueuse  et  d'un  jeune  bourgeois  qui  se  désespère  de 
ne  pouvoir  être  coupable?  Mais  tant  qu'il  y  aura  des  cœurs  de  vingt- 
cinq  ans  assez  engagés  déjà  dans  la  vie  pour  sentir  avec  impatience 
les  entraves  du  devoir  et  encore  assez  près  de  l'adolescence  pour  re- 
gimber sous  l'aiguillon  de  l'indiscipline,  leur  histoire  restera  vraie, 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  187 

d'une  vérité  unique.  Qu'est-ce  que  cette  Claire  si  sympathique  du 
drame  d' Er/tn ont  sinon  une  simple  grisette  qui  professe  pour  le  noble 
comte  juste  les  mêmes  sentimens  que  vous  pourrez  observer  chaque 
jour  chez  la  première  grisette  venue  pour  un  jeune  amant  d'une 
condition  supérieure  à  la  sienne?  L'éblouissement  causé  par  la  splen- 
deur du  rang,  voilà  le  principe  de  l'amour  de  Claire  pour  Egmont  ; 
mais  ce  sentiment,  d'ordre  assez  peu  élevé,  suffit  pour  mettre  en  jeu 
son  âme  entière,  et  si  violent  est  son  effort  pour  aimer  au-dessus 
d'elle,  qu'il  l'arrache  à  sa  condition,  où  elle  ne  redescendra  plus. 
Voilà  l'aimable  grisette  devenue  classique  par  la  force  de  son  désir! 
Il  semble  quelquefois,  en  lisant  Goethe,  qu'on  assiste  à  l'origine 
d'une  nouvelle  aristocratie  de  l'idéal.  Ses  personnages  sont  les  pre- 
miers de  leur  famille.  Poétiques  par  droit  de  nature,  prosaïques  par 
fatalité  de  naissance  et  de  condition,  ils  apparaissent  devant  nous 
avec  leur  mélange  de  noblesse  innée  et  de  robuste  solidité  ])our- 
geoise  ou  populaire.  Personne  des  leurs  ne  fut  poétique  avant  eux, 
leur  valeur  intrinsèque  seule  a  tout  fait  pour  eux.  Vrais  fondateurs, 
il  ne  leur  fut  rien  légué,  et  c'est  eux  au  contraire  qui  légueront  leur 
noblesse  à  la  longue  lignée  de  personnages  qui  leur  succédera. 

Dans  la  plupart  de  ses  œuvres  cependant  Goethe  a  introduit  cette 
réalité  avec  mesure  et  ménagement;  mais  dans  Wilhebn  Meistei"  elle 
opère  une  véritable  invasion,  si  bien  qu'on  pourrait  tirer  du  livre 
cette  conclusion  morale  très  pratique,  mais  de  délicate  application  : 
les  gens  bien  nés  et  bien  doués  doivent  apprendre  à  vivre  au  milieu 
de  la  mauvaise  compagnie,  savoir  s'y  plaire  au  besoin  et  tirer  profit 
de  ce  qu'ils  y  voient  et  de  ce  qu'ils  y  entendent  pour  leur  perfec- 
tionnement individuel.  Quelle  société  !  Jamais,  depuis  qu'Apollon  fut 
contraint  de  garder  les  troupeaux  d'Admète,  les  muses  n'avaient 
entretenu  commerce  avec  pareilles  créatures.  Les  coulisses  ont  fourni 
leur  peuple,  les  comptoirs, ont  député  leurs  sages,  et,  pour  repré- 
senter dignement  l'idéal,  les  petites-maisons  et  les  baraques  fo- 
raines ont  laissé  échapper  leurs  hôtes.  La  réalité  la  plus  crue  s'étale 
devant  nous  avec  ses  misères  et  ses  amertumes,  ses  joies  sensuelles 
et  bruyantes.  C'est  dans  la  société  la  plus  vulgaire  que  l'enthou- 
siaste Wilhelm  doit  voyager  à  la  poursuite  de  l'art,  de  la  sagesse  et 
du  bonheur,  toutes  choses  auxquelles  n'a  jamais  songé  aucun  de  ses 
gais  compagnons.  Les  personnages  de  condition  noble  eux-mêmes, 
ceux  qui  sont  chargés  d'initier  Wilhelm  à  une  vie  nouvelle,  Jarno, 
Lothaire,  l'abbé,  n'ont  jamais  cherché  le  vrai  et  le  beau  en  dehors 
ou  au-delà  de  la  réalité.  Tous  ils  marchent  les  yeux  baissés  vers  la 
terre,  attentifs  à  des  soins  de  ménage  ou  de  culture.  La  noblesse 
des  hommes  de  cette  société  consiste  dans  leur  parfaite  prudence, 
dans  la  justice  avec  laquelle  ils  gouvernent  le  coin  de  terre  qu'ils 
possèdent,  dans  la  destination  utile  qu'ils  ont  su  donner  à  leur  vie. 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  charme  des  femmes  consiste  dans  leurs  vei'tus  pratiques  innées 
et  dans  la  bonne  grâce  qui  ne  leur  manque  jamais  pour  accepter  et 
accomplir  les  fonctions  auxquelles  leurs  instincts  les  appellent. 
Cette  jeune  Thérèse  est  née  ménagère,  cette  jeune  comtesse  Nathalie 
est  née  sœur  de  charité.  Voilà  qui  est  bien  peu  romanesque,  sans 
doute.  Cependant  ces  instincts  terrestres  ne  pourraient -ils  pas 
s'épanouir  en  vertus  poétiques?  Le  bien  contient  en  germe  l'utile; 
mais  l'inverse  ne  serait-il  pas  vrai  aussi,  et  de  l'utile  le  beau  et  le 
bien  ne  pourraient-ils  sortir?  Le  point  de  départ  de  tous  ces  per- 
sonnages, c'est  donc  l'utile  et  le  réel.  Un  philosophe  antique  com- 
parait l'homme  à  un  arbre  dont  la  tête  serait  la  racine  et  qui  croî- 
trait de  haut  en  bas  au  lieu  de  croître  de  bas  en  haut,  voulant  faire 
entendre  par  là  que  l'origine  de  l'homme  est  céleste.  Les  racines 
des  personnages  de  Wilhelm  Meisier  sont  au  contraire  fixées  dans 
la  terre;  c'est  en  elle  qu'ils  puisent  la  sève  morale  qui  éclate  en 
actes  généreux  et  en  belles  maximes. 

L'idéal  et  la  poésie  sont  cependant  représentés  dans  ce  livre  par 
deux  personnages  :  le  harpiste  et  Mignon;  du  moins  ces  deux  figures 
sont  les  seules  que  les  habitudes  contractées  par  notre  imagination 
et  pour  ainsi  dire  les  mœurs  contractées  par  notre  goût  littéraire 
nous  permettent  d'appeler  poétiques.  Ces  deux  figures  sont  essen- 
tiellement poétiques;  nous  éloignent-elles  beaucoup  de  la  réalité? 
Non  ;  au  contraire  elles  nous  en  rapprochent  en  un  sens  peut-être 
plus  que  toutes  les  autres.  Il  semble  que  Goethe  ait  voulu  montrer 
par  cet  exemple  combien  l'idéal  pouvait  être  acquis  à  meilleur 
compte  que  nous  ne  le  pensons.  La  plupart  des  poètes  font  des  ef- 
forts extraordinaires  pour  le  conquérir  :  ils  fouillent  les  terres  et  les 
mers,  interrogent  les  oracles  dupasse,  inventent  des  îles  inconnues, 
et  tout  cela  sans  grand  résultat.  Goethe  n'a  pas  besoin  d'aller  si 
loin  pour  trouver  l'idéal  :  à  l'instar  de  Wilhelm,  il  le  ramasse  sur 
la  grande  route  ou  l'achète  à  une  foire  de  village.  Une  petite  créa- 
ture équivoque  et  bizarre  élevée  parmi  des  saltimbanques,  un  vieux 
vagabond  mélomane  autour  duquel  on  flaire  une  vague  odeur  de 
crime,  suffisent  pour  ouvrir  à  l'imagination  l'empire  des  rêves  et 
pour  créer  autour  des  autres  personnages  du  livre,  habitués  à  vivre 
dans  un  air  plus  épais,  une  atmosphère  de  poésie.  C'est  le  hasard 
qui  a  mis  ces  deux  créatures  dans  les  mains  de  Wilhelm  ;  mais  ce 
hasard  est  si  peu  extraordinaire  que  pareille  fortune  pourrait  échoir 
au  premier  venu,  et  qu'il  n'est  aucun  de  nous  qui  n'ait  eu  peut- 
être  dix  fois  l'occasion  de  faire  l'emplette  de  l'idéal  à  aussi  bon 
marché. 

Et  pourtant ,  quoiqu'il  soit  ramassé  au  milieu  des  fanges  du  che- 
min et  parmi  les  broussailles  les  plus  sauvages  de  la  vie  réelle,  c'est 
bien  ce  que  nous  a^Dpelons  l'idéal  poétique;  on  le  reconnaît  à  Fin- 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  189 

sondable  mystère  qui  l'enveloppe  et  à  son  impuissance  à  se  con- 
former aux  exigences  normales  de  la  vie.  L'idéal  sort  de  la  réalité; 
mais  une  fois  qu'il  en  est  sorti,  il  ne  peut  plus  y  rentrer,  de  même 
que  la  fleur  ne  peut  plus  rentrer  dans  la  tige  sur  laquelle  elle  s'est 
épanouie.  Mignon  et  le  harpiste,  l'un  par  instinct,  l'autre  par  fata- 
lité, ne  peuvent  vivre  que  d'une  manière  poétique.  Mignon  est  un 
enfant  qui  n'a  d'intelligence  que  par  la  poésie  et  la  passion;  son 
état  d'âme  normal  est  poétique  en  ce  sens  qu'il  est  toujours  occupé 
par  un  sentiment  extrême;  elle  craint,  elle  pressent,  elle  regrette, 
elle  désire,  ou  s'abandonne  à  l'heure  présente  avec  une  joie  folle. 
Taciturne  et  silencieuse  dans  les  occupations  ordinaires  de  la  vie, 
une  âme  extraordinaire  éclate  en  elle  au  contraire  dans  toutes  les 
occasions  qui  exigent  une  dépense  de  sève  poétique,  lorsqu'elle 
chante,  lorsqu'elle  danse,  lorsqu'elle  presse  son  ami  dans  ses  bras. 
La  douleur,  qui,  trop  prolongée,  finit  par  apporter  la  mort  aux  au- 
tres hommes,  est  au  contraire  l'élément  vital  du  harpiste  vagabond. 
Elle  a  créé  en  lui  un  état  d'âme  qui  est  devenu  son  état  habituel,  et 
sans  lequel  le  malheureux  ne  pourrait  plus  vivre.  Comme  cet  état 
est  excessif,  il  est  nécessairement  poétique;  le  harpiste  ne  vit  donc 
que  de  poésie.  La  souffrance  lui  a  donné  l'inspiration,  le  don  de 
l'harmonie,  le  pouvoir  de  l'expression;  qu'on  l'en  délivre,  il  ne  res- 
tera plus  qu'un  maniaque  qui,  comprenant  seul  l'irréparable  tort 
qu'on  lui  fait,  se  hâtera  de  mettre  fin  à  ses  jours.  Mignon  et  le  har- 
piste symbolisent  une  vérité  esthétique  des  plus  importantes,  qu'on 
peut  résumer  dans  cette  formule  :  la  réalité  seule  a  le  pouvoir  de 
créer  la  poésie;  mais  elle  ne  peut  la  ressaisir  une  fois  qu'elle  l'a 
créée,  et,  quoique  leur  parenté  soit  aussi  étroite  que  celle  d'une 
mère  et  d'une  fille,  leur  séparation  est  cependant  absolue  et  irré- 
vocable. Cette  vérité  nous  est  démontrée  non-seulement  morale- 
ment, mais  scientifiquement,  physiologiquement  pour  ainsi  dire. 

Ces  deux  personnages  ont  en  outre  une  importance  historique. 
En  face  de  la  réalité  contemporaine  qui  remplit  tout  le  roman,  ils 
représentent  l'ancien  idéal,  la  poésie  du  vieux  monde  en  train  de 
disparaître.  Ces  deux  vagabonds  sont  les  seuls  liens  qui  rattachent 
les  autres  personnages  au  passé  et  à  la  tradition.  En  eux,  nous  con- 
templons le  romantisme  du  moyen  âge  déclassé,  déchu,  dans  les 
affres  de  l'agonie,  dans  les  mélancolies  ou  les  désespoirs  du  suprême 
adieu.  La  poésie  rêveuse,  Imaginative ,  la  poésie  qui  ne  vivait  que  ■ 
d'âme  et  de  passion,  celle  du  visionnaire,  de  l'extatique,  dit  avec 
eux  son  dernier  mot  et  exhale  son  dernier  souffle.  Heureusement 
dans  ce  monde  renouvelé  il  restait  encore  un  enthousiaste,  un  dé- 
classé volontaire,  pour  les  reoiieillir  et  les  héberger;  mais  que  ce 
jeune  Wilhelm  eût  laissé  sa  vie  suivre  son  cours  normal  au  lieu  de 
la  faire  dévier  par  inexpérience,  et  il  y  avait  grande  apparence  qu'ils 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seraient  morts  l'un  et  l'autre  sur  le  grand  chemin.  Les  autres  ac- 
teurs du  livre  n'ont  pas  d'oreilles  ou  d'intelligence  pour  eux.  Est-ce 
par  insensibilité  prosaïque?  est-ce  parce  que  cette  réalité,  à  la- 
quelle ils  s'attachent  avec  tant  d'énergie,  les  rend  sourds  et  aveu- 
gles à  la  poésie?  Non,  la  noble  société  à  laquelle  A¥ilhelm  se  trouve 
mêlé  lorsqu'il  a  quitté  sa  bande  de  comédiens  errans  vit  au  con- 
traire dans  une  atmosphère  essentiellement  poétique,  une  atmo- 
sphère qu'elle  se  crée  elle-même  à  mesure  qu'elle  la  respire;  mais 
les  personnes  qui  la  composent  ne  comprennent  pas  la  poésie  à  la 
manière  de  Mignon  et  du  harpiste,  c'est-à-dire  à  la  manière  du 
passé.  De  quoi  parlent  les  deux  compagnons  de  Wilhelm?  De  souf- 
frances solitaires,  de  regrets  et  de  rêves;  leur  poésie  est  essentiel- 
lement passive.  Elle  est  pour  eux  une  dépense  et  une  déperdition 
de  forces,  leur  vie  s'écoule  avec  chacun  de  leurs  lieder,  chacune 
de  leurs  inspirations  les  conduit  un  peu  plus  près  de  la  mort.  Les 
nobles  associés  de  Wilhelm  au  contraire  ne  comprennent  que  la  poé- 
sie du  fait,  et  ne  cherchent  la  poésie  que  dans  l'action.  Ils  la  créent 
par  leur  volonté  et  leur  labeur  pratique.  Au  lieu  d'aller  de  l'inté- 
rieur à  l'extérieur,  leur  poésie  va  de  l'extérieur  à  l'intérieur;  elle 
entre  en  eux  comme  un  aliment  au  lieu  d'en  sortir  comme  une 
perte  d'âme;  elle  vient  de  la  vie  et  les  conduit  à  la  vie.  Tel  est  le 
rôle  historique  de  Mignon  et  du  harpiste.  Le  passé ,  par  leurs  yeux 
songeurs  et  hagards,  regarde  avec  indifférence,  et  sans  y  rien  com- 
prendre, le  présent,  qui  de  son  côté  le  contemple  avec  compas- 
sion, mais  sans  se  détourner  de  sa  tâche.  Partout  le  triomphe  de  la 
réalité,  de  l'action,  de  la  vie  présente. 

Beaucoup  ont  défini  la  poésie  une  aspiration,  un  désir;  Goethe 
n'accepterait  cette  définition  que  sous  bénéfice  de  commentaire. 
Goethe  est  par  excellence  le  poète  de  l'ordre  et  de  l'harmonie,  et 
l'anarchie  ne  lui  déplaît  pas  moins  dans  l'art  que  dans  la  nature  :  or 
toute  aspiration  qui  n'est  pas  exactement  en  rapport  avec  la  nature 
et  les  forces  de  notre  âme  produit  le  désordre  et  crée  un  état  violent 
et  morbide  qui  fait  sur  beaucoup  d'esprits  l'illusion  de  la  poésie, 
mais  qui  en  est  la  plupart  du  temps  le  contraire.  Selon  Goethe,  un 
être,  quel  qu'il  soit,  est  toujours  poétique  lorsqu'il  est  en  parfait  équi- 
libre avec  lui-même,  lorsque  ses  aspirations  ne  démentent  pas  ses 
facultés,  et  ses  désirs  ses  instincts.  Ce  personnage,  fût-il  le  plus  pro- 
saïque du  monde,  s'il  se  tient  droit  et  ferme,  s'il  a  bien  trouvé  son 
vi'ai  centre  de  gravité,  s'il  est  bien  lui-même  en  un  mot,  présentera 
un  spectacle  harmonieux,  sur  lequel  l'imagination  se  reposera  avec 
plaisir.  Voyez  Philine  par  exemple.  Est-il  un  caractère  plus  sympa- 
thique à  l'imagination  du  lecteur?  en  est-il  un  qui  reste  mieux  gravé 
dans  sa  pensée  et  dont  il  garde  plus  fidèlement  le  souvenir?  On  ne 
peut  la  voir  agir  sans  l'aimer,  et  l'oublier  est  impossible.  Cependant 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  191 

Philine  n'a  pas  d'aspirations  sublimes  ni  de  désirs  élevés,  elle  n'a 
aucune  prétention  à  nous  faire  rêver  ou  à  nous  inspirer  l'enthou- 
siasme :  ce  n'est  qu'une  coquette,  qu'une  espiègle;  mais  elle  est  fran- 
chement, nettement  ce  qu'elle  est,  et  cette  sincérité  de  sa  personna- 
lité conquiert  à  la  folle  créature  la  sécurité  à  travers  les  périls  de 
l'existence,  et  la  sympathie,  j'allais  dire  l'estime  de  tous  ceux  qu  elle 
rencontre.  Voyez  la  comédienne  Aurélie  au  contraire,  la  sœur  du  di- 
recteur Serlo.  Certes  c'est,  à  tout  prendre,  une  créature  plus  noble 
que  Philine,  et  peut-être  croit-elle  être  dans  son  droit  en  regar- 
dant cette  dernière  de  haut  en  bas  et  en  la  traitant  avec  un  demi- 
mépris.  Elle  peut  dire  avec  raison  qu'elle  est  une  intelligence,  tan- 
dis que  Philine  appartient  à  l'ordre  des  simples  esprits  élémentaires, 
—  qu'elle  est  une  comédienne,  tandis  que  Philine  n'est  qu'une  ac- 
trice, —  qu'elle  a  réellement  aimé,  tandis  que  Philine  n'a  jamais 
connu  que  la  sensualité  et  le  caprice,  —  qu'elle  a  senti  la  vie  et  en 
a  été  traversée  de  part  en  part,  tandis  que  l' épidémie  de  Philine  n'en 
a  même  pas  été  effleuré.  Et  pourtant  combien  son  mépris  est  mal 
fondé  !  Philine  est  poétique,  Aurélie  n'est  tout  au  plus  que  roma- 
nesque. Est-il  spectacle  plus  pénible  que  celui  qu'elle  présente  avec 
ses  passions  désordonnées,  ses  violences,  ses  égaremens  et  sa  phra- 
séologie mélodramatique.  La  passion,  au  lieu  de  développer  harmo- 
nieusement son  être,  y  jette  le  désordre  et  le  mutile,  la  rend  anti- 
pathique et  même  répulsive,  au  lieu  de  la  rendre  sympathique. 
«  Aurélie  avait  un  grand  défaut,  dit  le  noble  Lothaire,  c'est  qu'en 
aimant  elle  ne  savait  pas  être  aimable,  »  et  ce  mot  dit  tout.  Elle  a 
beau  se  démener,  elle  n'excite  pas  l'intérêt,  et,  après  avoir  péni- 
blement ému  l'imagination,  elle  ne  lui  laisse  aucun  souvenir.  Son 
épisode  tient  une  assez  grande  place  dans  le  Wîllœlm  Meister,  et 
cependant  combien  y  a-t-il  de  lecteurs  qui  se  souviennent  de  ce 
personnage?  Malgré  ses  aspirations  et  ses  fièvres,  elle  est  reléguée 
dans  la  mémoire  parmi  la  foule  banale  des  Mélina,  des  Laertes  et 
des  Serlo.  Ainsi,  par  ce  double  exemple  de  Philine  et  d' Aurélie,  il 
nous  est  démontré  qu'une  prose  sincère  vaut  mieux  qu'une  poésie 
incomplète. 

Il  est  vraiment  curieux  de  voir  combien  ce  livre  est  pénétré  de 
réalité  et  de  vérité  jusque  dans  ses  plus  petits  détails.  De  quelque 
façon  qu'on  le  commente,  sur  quelque  épisode  qu'on  s'arrête,  sur 
quelque  sentence  qu'on  médite,  on  se  trouve  toujours  en  face  de  la 
même  grande  pensée,  l'excellence  du  vrai.  Il  semble  par  exemple 
à  beaucoup  de  personnes  qu'il  y  ait  une  différence  très  tranchée 
entre  la  première  et  la  seconde  partie  de  Wilhelm  Meisler;  mais 
cette  différence  n'existe  que  dans  la  forme  :  les  principes  et  le  but 
restent  les  mêmes.  Dans  cette  seconde  partie,  les  tableaux  sont  plus 
calmes  et  plus  doux,  la  société  équivoque  et  suspecte  des  années 


]92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d apprentissage  a  disparu,  on  respire  un  air  plus  pur,  et  la  sagesse 
fait  entendre  sa  voix  sur  un  ton  })lus  soutenu  et  plus  grave.  On 
peut  se  croire  dans  un  pays  enchanté  et  non  plus  sur  notre  fangeuse 
planète,  et  c'est  avec  juste  raison  qu'un  célèbre  critique  anglais  a 
pu  dire  que  cette  seconde  partie  présentait  plus  de  rapports  avec 
la  Reine  des  fées  de  Spenser,  le  type  par  excellence  des  œuvres 
idéalistes,  qu'avec  le  Tom  Jones  de  Fielding  ou  telle  autre  œuvre 
réaliste;  mais  cet  idéalisme  des  années  de  voyage  n'implique  pas 
un  changement  de  système.  Au  fond,  que  veut  dire  Goethe  dans 
cette  seconde  partie  sinon  ceci  :  La  réalité  vaut  la  féerie?  Vous  ne 
savez  pas  combien  de  contes  arabes  et  persans ,  combien  de  fables 
grecques,  combien  d'idylles  allemandes  et  de  romans  français  con- 
tient la  vie  de  vos  contemporains.  Vous  ignorez  combien  il  faudrait 
peu  de  chose  pour  donner  l'aspect  de  l'idéal  à  ces  anecdotes  que 
chaque  jour  voit  éclore  et  que  vous  racontez  vous-même  sans  ré- 
fléchir à  ce  qu'elles  contiennent.  —  Vous  vous  plaignez  que  tout  ce 
qui  vous  entoure  soit  prosaïque;  mais  si  vous  aviez  soin  de  re- 
cueillir toute  la  poésie  que"  vous  rencontrez  sur  votre  route,  après 
chacune  de  vos  promenades,  vous  reviendriez  chargé  de  gerbes 
de  fleurs.  Vous  cherchez  l'idéal  à  la  lumière  de  la  tradition  et  à  la 
lumière  de  l'art  :  que  ne  le  cherchez-vous  aussi  à  la  lumière  de  la 
nature  ?  Parmi  ses  combinaisons  infinies  et  toujc  'rs  changeantes, 
la  réalité,  si  vous  savez  bien  l'observer,  vous  présentera  telle  asso- 
ciation de  personnes  et  de  ciixonstances  qui  vous  fera  comprendre 
les  splendeurs  historiques  du  passé  et  les  œuvres  les  plus  merveil- 
leuses de  l'art.  Les  surprises  les  plus  instructives  et  les  plus  émou- 
vantes vous  attendent  à  chaque  détour  de  votre  route.  Vous  com- 
prendrez comment  ce  qui  est  aujourd'hui  nommé  l'idéal  a  pu  sortir 
de  la  nature  en  voyant  la  réalité  le  reproduire  trait  pour  trait  dans 
telle  combinaison  de  faits  et  tel  groupe  de  personnages.  Voilà  le  sens 
de  ces  ingénieux  et  audacieux  chapitres  intitulés  Saint  Joseph  II, 
FAnnoneiation,  où  l'on  voit  les  scènes  de  l'enfance  du  Sauveur  re- 
produites presque  exactement  par  une  famille  de  simples  gens  des 
montagnes,  moitié  par  suite  d'un  hasard  fortuit,  moitié  par  suite 
de  la  pieuse  émulation  que  cette  découverte  a  excitée  en  eux. 

Telle  est  l'esthétique  de  Goethe  en  général,  telle  est  particuliè- 
rement celle  de  Wilhelm  Meister.  Une  semblable  doctrine,  je  le 
sais,  est  faite  pour  déplaire  à  beaucoup  de  personnes,  et  certaine- 
ment plus  d'un  lecteur  répétera  sous  une  forme  ou  sous  une  autre  le 
jugement  sévère  de  Novalis,  qui  pourtant  relisait,  dit-on,  Wilhelm 
Meister  une  fois  tous  les  ans  :  «Un  athéisme  littéraire  est  l'âme  de 
ce  livre,  complètement  anti-poétique  en  esprit,  quoique  le  corps  et 
le  vêtement  en  soient  poétiques.  »  Mais,  qu'on  blâme  ou  qu'on  ap- 
prouve, l'essentiel  est  de  blâmer  et  d'approuver  avec  justesse,  et  de 


ESSAIS    DE    MORALE    ET   DE    LITTERATURE.  193 

ne  pas  se  méprendre  sur  la  véritable  pensée  de  l'auteur.  Les  noms 
consacrés  prennent  vite  une  signification  académique,  surtout  en 
France,  et  lorsque  la  mort  a  soustrait  les  hommes  illustres  aux  dis- 
putes de  chaque  jour,  l'admiration  qu'ils  inspirent  devient  aveugle 
et  sourde,  de  trop  clairvoyante  qu'elle  était  auparavant.  Il  est  dès 
lors  admis  que  leurs  opinions  sont  irréprochables,  et  qu'il  n'y  a  plus 
qu'à  s'incliner.  Une  prévention  respectueuse  protège  désormais  leur 
nom  contre  la  discussion,  si  bien  que  ceux  qui  auraient  été  de  leur 
vivant  les  adversaires  les  plus  acharnés  de  leurs  doctrines  en  vien- 
nent à  citer  leurs  paroles  comme  autorité  le  plus  naïvement  du 
monde,  sans  songer  le  plus  souvent  que  si  un  de  leurs  contempo- 
rains professait  les  mêmes  opinions ,  ils  n'auraient  pas  assez  de  co- 
lère contre  de  semblables  audaces.  Très  certainement  plus  d'un 
amant  de  Y  idéal,  plus  d'un  partisan  des  traditions  académiques  se 
figure  que  Goethe  devait  nécessairement  penser  comme  lui  et  se  fait 
gloire  à  l'occasion  de  le  citer.  Eh  bien!  voilà  ce  que  Goethe  pensait 
réellement  sur  la  nature  de  la  poésie  et  de  l'art;  bonne  ou  mau- 
vaise, voilà  sa  doctrine  littéraire. 

11  y  a  quelque  chose  d'admirable  dans  la  foi  profonde  et  presque 
invincible  que  la  réalité  inspire  à  Goethe.  Les  autres  hommes  se 
plaignent  sans  cesse  de  la  réalité  :  ils  la  trouvent  trop  maigre  et 
trop  étroite  pour  incarner  et  contenir  leurs  rêves,  ils  parlent  des 
déceptions  et  du  désenchantement  qu'elle  leur  a  fait  subir;  ils  dé- 
couvrent en  elle  des  imperfections,  des  lacunes,  des  intervalles  qui 
ne  sont  pas  comblés.  Goethe,  lui,  ne  découvre  en  elle  ni  imperfec- 
tions, ni  lacunes  d'aucun  genre.  La  nature  se  présente  devant  lui 
comme  un  tout  harmonieux  et  parfait,  dont  les  parties  sont  étroi- 
tement liées  les  unes  aux  autres  et  où  l'on  ne  découvre  pas  un  vide, 
pas  même  une  simple  fêlure.  Il  n'a  jamais  été  ni  trahi,  ni  déçu,  ni 
désenchanté  par  elle  :  au  lieu  de  l'en  éloigner,  l'expérience  n'a  fait 
que  l'en  rapprocher  toujours  davantage;  son  amour,  son  respect, 
sa  vénération,  j'allais  dire  son  culte  pour  elle,  ont  grandi  toujours 
davantage  à  mesure  que  l'âge  avançait.  Loin  de  la  trouver  trop 
parcimonieuse,  il  la  trouvait  trop  prodigue  et  se  déclarait  embar- 
rassé des  ressources  qu'elle  lui  fournissait.  Les  hommes,  même  les 
plus  grands,  sont  en  général  ingrats  envers  la  vie ,  médisans  en- 
vers le  monde,  puérilement  exigeans  envers  la  nature;  mais  il  y  en 
aura  eu  au  moins  un  qui  aura  été  tout  reconnaissance,  tout  respect 
et  tout  admiration  ;  il  y  en  aura  eu  au  moins  un  qui  n'aura  jamais 
connu  le  désenchantement  et  qui  aura  traversé  la  vie  l'âme  pleine 
d'un  mâle  bonheur. 


TOIaE   XLVIII.  13 


194  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III.     —    IMOltAI.E     DK     AVILHKLM     MEISTEU. 

Telle  esthétique,  telle  morale.  Les  sources  de  la  sagesse  sont 
pour  Goethe  les  mêmes  que  celles  de  l'art,  ses  opmions  philoso- 
phiques sur  la  conduite  de  la  vie  ont  la  même  solidité  substantielle 
et  concrète  (je  dirais  volontiers  matérielle,  si  je  ne  craignais  que  le 
mot  fût  pris  en  mauvaise  part)  que  ses  opinions  sur  la  poésie. 

Goethe  est  un  olympien,  il  appartient  à  la  race  des  dieux,  c'est 
une  chose  convenue  depuis  longtemps  et  sur  laquelle  il  n'y  a  pas 
à  revenir;  mais  les  dieux,  quoique  égaux  entre  eux,  ne  sont  pas 
tous  de  même  origine  et  ne  siègent  pas  tous  aux  mêmes  titres 
dans  l'olympe.  Goethe  y  est  entré  de  plain-pied  comme  dans  sa 
demeure  naturelle ,  non  en  vertu  d'un  titre  chevaleresque  ou  mys- 
tique, mais  comme  le  représentant  le  plus  accompli  des  classes 
moyennes  et  de  leur  manière  de  penser  et  d'agir.  Lorsqu'il  y  a 
quelque  vingt  années  tel  pauvre  démocrate  allemand  emporté  par 
l'eflervescence  équivoque  de  son  enthousiasme  révolutionnaire  ap- 
pelait Goethe  un  philistin  et  le  roi  des  philistins,  il  ne  savait  pas 
si  bien  dire,  ni  qu'il  était  aussi  près  de  la  vérité.  Il  croyait  pro- 
férer une  injure  mortelle,  il  ne  faisait  que  cons.tater  le  titre  le  plus 
glorieux  de  Goethe  et  ce  qui  fait  sa  véritable  originalité.  Goethe 
est  en  effet  le  type  suprême  de  l'homme  des  classes  moyennes,  le 
bourgeois  idéal,  s'il  nous  est  permis  de  créer  cette  formule  pour 
le  caractériser.  Il  est  bourgeois  dans  l'art  comme  dans  la  vie,  dans 
le  domaine  des  faits  comme  dans  le  domaine  des  idées.  En  lui, 
nous  contemplons  toutes  les  facultés  particulières  aux  hommes  des 
classes  moyennes  portées  à  leur  plus  haut  point  de  développement, 
la  prudence,  la  modération,  l'impartialité,  l'esprit  de  justice,  le 
sens  pratique,  la  foi  au  travail.  En  lui,  nous  admirons  ce  mélange 
d'indépendance  et  de  respect,  d'équité  et  de  fermeté,  qui  compose 
la  véritable  attitude  des  bourgeois  vis-à-vis  des  classes  nobles 
d'une  part,  vis-à-vis  des  classes  populaires  de  l'autre.  Comme  les 
sages  de  ce  collège  idéal  dont  il  nous  parle  dans  la  seconde  partie 
de  WHhchn  Mcister,  il  professe  à  la  fois  le  respect  de  ce  qui  est 
au-dessus  et  de  ce  qui  est  au-dessous  de  lui.  Ni  dans  sa  vie,  ni 
dans  son  caractère,  ni  dans  sa  tournure  d'esprit,  vous  ne  surpren- 
drez de  chimère  vaniteuse,  de  fatuité  de  poète  enivré  de  son  succès 
et  ébloui  de  la  société  à  laquelle  il  est  mêlé.  A  aucun  moment,  il 
ne  se  pose  comme  le  poète  particulier  de  la  vie  aristocratique; 
mais  il  ne  se  met  jamais  en  opposition  avec  l'esprit  des  classes 
nobles,  et  il  lui  paie  scrupuleusement  ce  qui  lui  est  dû  d'hommages 
et  de  considération.  Il  s'incline  non-seulement  par  déférence  pour 


ESSAIS    DE    MORALE    ET   DE    LITTERATURE.  195 

les  personnes,  mais  encore  par  respect  pour  les  choses  qu'elles  re- 
présentent, et  lorsqu'il  salue  un  prince  ou  un  grand,  il  salue  en 
même  temps  une  de  ces  lois  de  l'ordre  moral  vers  lesquelles  l'at- 
tention de  son  vaste  esprit  est  toujours  tournée.  Son  attitude  vis-à- 
vis  du  peuple  est  aussi  prudente  et  aussi  mesurée  :  il  est  plein  d'é- 
quité et  de  judicieuse  sollicitude  pour  les  classes  inférieures;  mais  il 
impose  un  frein  à  sa  sensibilité  et  ne  se  laisse  pas  ramener  jusqu'à 
elles  par  les  mouvemens  d'une  sympathie  fiévreuse.  L'irritation  de 
la  sensibilité  ne  l'égaré  pas  plus  dans  ses  rapports  avec  les  classes 
inférieures  que  le  chatouillement  de  la  vanité  ne  l'égaré  dans  ses 
rapports  avec  les  classes  nobles.  Le  bon  sens  et  le  jugement  sont 
dans  un  équilibre  parfait.  Autre  particularité  très  caractéristique  : 
Goethe  a  rarement  de  l'enthousiasme,  mais  il  n'a  jamais  de  mépris, 
car  sa  principale  préoccupation  est  de  connaître  la  valeur  et  le  prix 
exact  de  chaque  chose.  Or,  avec  une  telle  préoccupation,  l'enthou- 
siasme est  aussi  difficile  que  le  mépris,  parce  que,  s'il  est  rare  de 
rencontrer  une  chose  qui  vaille  la  peine  qu'on  s' échauffe  outre  me- 
sure l'imagination  et  qu'on  embouche  en  son  honneur  la  trompette 
lyrique,  il  est  tout  aussi  rare  d'en  rencontrer  une  qui  soit  absolu- 
ment sans  valeur.  Goethe  admire  donc  très  peu,  mais  en  revanche 
il  estime  beaucoup.  C'est  encore  un  trait  qu'il  a  de  commun  avec  les 
classes  moyennes.  L'homme  des  classes  aristocratiques  aime  volon- 
tiers à  mépriser,  parce  que  le  mépris  est  pour  lui  une  arme  de  dé- 
fense qui  lui  sert  à  protéger  son  rang  et  à  maintenir  la  distance  qui 
le  sépare  des  autres  hommes;  mais  l'homme  des  classes  moyennes 
n'a  pas  de  tels  droits,  il  ne  lui  est  pas  permis  de  mépriser,  il  ne  lui 
est  permis  que  d'estimer.  Son  mépris  est  absolument  sans  portée 
et  ne  fait  aucun  mal  à  la  personne  ou  à  la  chose  sur  laquelle  il 
tombe,  au  contraire  son  estime  est  singulièrement  précieuse  et  ho- 
nore tous  ceux  auxquels  elle  s'adresse.  Chaque  fois  qu'il  estime, 
l'homme  des  classes  moyennes  croît  en  considération  et  en  puis- 
sance; chaque  fois  qu'il  méprise,  il  se  rabaisse  et  se  diminue.  Goethe 
est  donc  par  excellence  l'homme  des  classes  moyennes.  Personne 
ne  les  a  jamais  incarnées  avec  plus  de  puissance,  plus  d'éclat  et  plus 
d'autorité;  personne  n'a  formulé  leur  esprit  avec  plus  de  netteté  et 
plus  de  correction. 

Nulle  part  ces  qualités  ne  se  montrent  mieux  que  dans  le  Wilhelm 
Meister,  livre  écrit  tout  entier  à  l'adresse  de  la  jeunesse  des  classes 
moyennes,  et  qu'on  pourrait  appeler  le  guide  moral  du  jeune  bour- 
geois au  xix''  siècle.  C'est  à  l'enfant  des  classes  moyennes,  et  non  à 
l'enfant  de  famille  aristocratique  ou  à  l'enfant  du  peuple,  que  s'a- 
dressent ses  conseils,  et  c'est  à  lui  seul  qu'ils  peuvent  servir.  Goethe 
lui  apprend  ce  qu'il  doit  fuir  ou  rechercher  dans  la  vie,  sur  quels 


196  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

principes  il  doit  s'appuyer,  vers  quel  but  il  doit  tendre  de  préfé- 
rence. Il  a  pour  lui  la  plus  haute  ambition,  et  il  tient  pour  lui  école 
de  manières  nobles  et  polies.  Il  est  intéressant  de  voir  quelle  im- 
portance donne  Goethe  à  cette  question  des  manières  et  à  quels  dé- 
tails minutieux  il  descend.  Sous  ce  rapport,  WWtelm  Meister  est 
une  véritable  initiation  des  classes  moyennes  aux  mœurs  des  classes 
supérieures;  il  n'admet  dans  l'individu  rien  de  mesquin,  rien  de 
commun  ni  de  trivial.  Qu'il  soit  prudent,  mais  non  pas  au  prix 
d'une  gaucherie  sans  excuse;  qu'il  soit  pratique,  mais  non  pas  au 
prix  de  la  vulgarité;  qu'il  aime  l'ordre  et  la  régularité,  mais  qu'il 
évite  les  vices  mesquins  et  sordides  qui  envahissent  si  vite  les  exis- 
tences laborieuses.  Cette  condition  intermédiaire,  que  lui  a  faite  le 
hasard  de  la  naissance,  est  à  la  fois  un  avantage  et  un  désavantage  : 
un  désavantage,  car  il  n'a  pas  d'assiette  fixe,  de  centre  de  gravité, 
comme  l'individu  des  autres  classes,  —  un  avantage,  car  il  n'est 
13as  l'esclave  de  son  rang,  comme  l'homme  des  classes  nobles,  ou 
la  victime  du  hasard,  comme  l'homme  du  peuple.  Il  est  vraiment 
libre,  ses  égaux  n'ont  aucun  pouvoir  sur  lui,  tandis  que  le  noble 
porte  le  fardeau  de  sa  caste  et  l'homme  du  peuple  le  fardeau  de  la 
société  tout  entière.  Cette  liberté  lui  ouvre  deux  routes  entre  les- 
quelles il  doit  faire  son  choix  :  l'une  sûre  et  qui  respectera  son  in- 
dépendance, l'autre  plus  glorieuse,  mais  pleine  de  périls.  Qu'il  se 
crée  une  spécialité,  une  profession,  et  qu'il  y  devienne  habile;  alors 
tous  les  autres  hommes  dépendront  de  lui,  et  lui  ne  dépendra  de 
personne;  ou  bien  qu'il  sache  profiter  de  cette  liberté  que  lui  crée 
sa  condition  pour  être  vraiment  un  homme,  dépouillé  de  tout  pré- 
jugé de  caste,  de  toute  servilité  de  fonction,  de  toute  convention 
sociale,  que  par  un  effort  persévérant  il  parvienne  à  l'harmonieux 
développement  de  son  être ,  et  qu'il  réalise  un  beau  type  de  per- 
fection morale  qui  le  mettra  au  niveau  de  toutes  les  conditions  de 
la  vie. 

Le  candide  Wilhelm  a  fait  son  choix  :  de  ces  deux  routes,  il  prend 
la  plus  périlleuse.  Goethe,  sans  oser  le  blâmer,  le  conseille  cepen- 
dant longtemps  par  la  voix  du  sage  Werner  et  lui  présente  la  route 
du  métier,  de  la  profession,  de  la  spécialité,  comme  la  plus  sûre  et 
celle  qui  convient  le  mieux  à  un  bourgeois;  mais,  une  fois  que  le 
héros  a  pris  décidément  son  parti,  il  l'accompagne  avec  une  sage 
sollicitude  jusqu'à  ce  qu'il  soit  enfin  arrivé  à  bon  port.  Goethe, 
quelle  que  soit  son  estime  pour  les  spécialités,  qu'il  recommande  à 
chaque  instant  dans  son  livre  et  dont  il  prophétise  le  futur  triomphe 
social,  qui  est  aujourd'hui  un  fait  accompli,  ne  peut  se  défendre 
d'une  certaine  faiblesse  pour  ceux  qui  aspirent  au  développement 
harmonique  de  leur  être.  Tout  en  blâmant  Wilhelm  et  en  le  traitant 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTÉRATURE.  197 

d'étourdi,  il  est  pour  lui  plein  de  sympathie,  et  maintefois  on  ne 
peut  s'empêcher  de  penser  qu'il  prêche  un  peu  pour  son  propre 
compte  et  qu'il  fait  un  retour  sur  lui-même.  Lui  aussi,  il  avait  aspiré 
au  développement  harmonique  de  son  être  ;  lui  aussi,  il  n'avait  pas 
voulu  s'enfermer  dans  une  de  ces  spécialités  étroites  qu'il  recom- 
mande si  sagement  et  par  l'organe  de  Werner,  et  par  celui  de  Jarno, 
et  par  celui  de  Wilhelm  lui-même.  Il  avait  réussi  à  force  de  génie,  de 
surveillance  sur  lui-même,  au  prix  des  quelques  légères  épreuves  et 
des  quelques  péchés  moins  légers  dont  son  livre  de  Poésie  et  Vérité 
nous  entretient,  à  réaliser  l'équilibre  parfait  de  son  individu;  il  avait 
fait  de  lui ,  par  le  travail  et  la  volonté,  ce  que  la  naissance  fait  si 
facilement  du  noble,  un  beau  type  d'homme  qui  paie  et  récompense 
de  tout  par  sa  seule  présence.  Cependant,  en  dépit  de  son  heureuse 
expérience,  la  ligne  de  démarcation  lui  paraît  tranchée  de  telle  sorte 
qu'il  est  dangereux  de  la  franchir.  Rappelez-vous  l'admirable  pa- 
rallèle que  trace  Wilhelm  du  noble  et  du  bourgeois  :  «  Le  noble 
vaut  par  ce  qu'il  est,  le  bourgeois  par  ce  qu'il  a.  Le  noble  donne 
tout  en  présentant  sa  personne;  le  bourgeois  ne  donne  quelque 
chose  que  par  sa  fortune,  ses  aptitudes  et  son  intelligence  :  il  doit 
donc  développer  des  aptitudes  uniques  afin  d'être  utile  ,  et  c'est  par 
conséquent  une  chose  prévue  d'avance  qu'il  n'y  aura  pas  d'har- 
monie dans  son  être,  parce  que,  pour  se  rendre  utile  dans  une 
branche  de  connaissances,  il  faut  abandonner  tout  le  reste.  »  Cher- 
cher la  perfection  morale  semblerait  être  le  droit  de  tout  homme; 
cependant  pour  le  bourgeois  une  pareille  ambition  est  presque  le 
contraire  du  devoir,  et  quiconque  voudra  tenter  l'entreprise  de 
Goethe  et  de  Wilhelm  doit  savoir  cela  d'avance. 

La  morale  du  livre  n'est  pas  plus  héroïque  que  la  composition 
n'en  est  romantique.  Les  idées  et  les  sentimens  chers  aux  instincts 
des  classes  moyennes  en  font  tous  les  frais,  et  c'est  à  peine  si  en 
quelques  passages  on  rencontre  quelques  faibles  traces  des  sentimens 
et  des  idées  particuliers  aux  anciennes  aristocraties.  Ce  que  Goethe 
semble  le  plus  envier  et  le  plus  apprécier  chez  les  classes  aristocra- 
tiques, c'est  l'adresse  physique,  l'habileté  aux  exercices  du  corps,  la 
tenue  et  le  parfait  aplomb  du  maintien.  Il  n'a  pas  dit  un  mot  de  la 
valeur  militaire,  et  je  ne  crois  pas  que  la  vertu  de  l'honneur  soit 
mentionnée  dans  Wilhelm  Meister.  Au  milieu  de  cette  foule  de  fortes 
et  pratiques  idées,  trois  notions  morales  se  détachent  particulière- 
ment, trois  notions  qui  composent,  pourrait-on  dire,  l'idéal  de  la 
sagesse  chez  les  classes  moyennes  :  l'expérience,  le  bonheur,  l'ac- 
tion :  cherchez  bien,  et  au  fond  de  la  morale  qui  est  propre  aux 
classes  moyennes  vous  ne  trouverez  pas  autre  chose  que  ces  trois 
notions. 


198  BEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Il  semble  que  les  hommes  aient  dû  toujours  accepter  l'expérience 
comme  principe  de  la  sagesse,  et  cependant  il  n'en  est  rien.  Notre 
éducation  exclut  l'expérience,  en  ce  sens  qu'elle*est  essentiellement 
préventive  et  qu'elle  nie  à  priori  que  l'exercice  de  la  lil^erté  indi- 
viduelle puisse  jamais  être  bienfaisant.  Elle  considère  toute  erreur 
comme  mortelle ,  toute  méprise  comme  irrémédiable.  Elle  n'avoue 
pas  explicitement,  mais  elle  admet  tacitement  que  l'expérience  per- 
vertit l'homme  au  lieu  de  le  corriger.  Elle  établit  donc  à  priori  des 
catégories  de  choses  défendues  et  de  choses  permises;  elle  dresse  un 
tracé  géométrique  de  la  vie  et  s'efforce  de  diriger  mécaniquement  la 
volonté  de  l'individu  dans  cette  voie  déterminée  d'avance.  Une  pa- 
reille éducation  réalise  trop  souvent  la  fable  du  Fils  de  Roi  et  de 
V Horoscope.  L'individu  ainsi  élevé  n'évite  l'erreur  que  par  ignorance; 
mais  plus  son  ignorance  est  grande  et  plus  sa  chute  sera  profonde, 
s'il  lui  arrive  de  tomber  dans  cette  erreur  qu'on  lui  a  soigneuse- 
ment cachée.  C'est  donc  une  idée  beaucoup  plus  nouvelle  et  beaucoup 
plus  hardie  qu'on  ne  pense  que  de  présenter  l'expérience  comme  le 
principe  de  la  sagesse,  car  cette  idée  contient  en  elle  cette  proposi- 
tion que  beaucoup  jugeront  téméraire  :  l'homme  n'est  instruit  que  par 
ses  erreurs  et  ses  fautes;  l'erreur  est  donc  par  conséquent  le  vrai 
commencement  de  la  sagesse.  Selon  Goethe,  l'individu  n'est  jamais 
corrigé  que  par  lui-même,  et  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de 
le  laisser  se  débattre  avec  la  vie  en  suivant  de  l'œil  ses  mouvemens. 
C'est  là  ce  qu'il  appelle  l'affranchissement  de  l'individu  par  la  na- 
ture. «  Le  devoir  de  celui  qui  instruit  les  hommes,  dit-il  dans  une 
de  ses  belles  sentences  qui  ont  la  gravité  solennelle  des  sentences 
antiques,  n'est  pas  de  les  préserver  de  l'erreur,  mais  de  guider  celui 
qui  s'égare;  lui  laisser  vider  la  coupe  de  l'erreur,  c'est  la  sagesse 
du  maître.  Celui  qui  ne  fait  que  goûter  à  l'erreur  la  garde  longtemps 
avec  lui,  il  la  regarde  comme  un  rare  trésor;  mais  celui  qui  a  une  fois 
épuisé  la  coupe  connaît  l'erreur,  s'il  n'est  pas  un  insensé.  »  Ainsi 
l'homme  doit  faire  par  lui-même  l'apprentissage  de  la  vie,  comme 
l'ouvrier  fait  l'apprentissage  de  son  métier.  Quelqu'un  pourrait-il  se 
mettre  à  la  place  de  l'apprenti  sous  prétexte  que  celui-ci  est  gau- 
che et  maladroit,  et  qu'avant  de  devenir  habile  dans  son  métier  il 
lui  faudra  gâter  un  certain  nombre  de  pièces?  Cependant  une  très 
forte  objection  se  présente  :  qui  garantira  la  santé  morale  de  l'in- 
dividu contre  les  conséquences  si  souvent  funestes  de  l'erreur?  On 
peut  être  désabusé  sur  le  compte  de  l'erreur,  et  cependant  en  rester 
empoisonné.   Quel  contre-poison  donnerez-vous  à  l'individu  avant 
de  le  lancer  dans  l'apprentissage  de  la  vie?  Le  seul  contre-poison, 
répond  Goethe,  que  la  nature  ne  donne  pas,  c'est-à-dire  le  res- 
pect. «  La  nature  a  donné  à  chacun  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  109 

pour  le  préserver  dans  l'avenir;  mais  il  est  une  chose  que  personne 
n'apporte  avec  lui  en  venant  au  monde,  et  c'est  précisément  cette 
chose  qui  permet  .à  l'homme  de  devenir  un  homme  à  tous  égards,  à 
savoir  le  respect...  L'homme  se  résout  à  regret  au  respect,  ou  plu- 
tôt il  ne  s'y  résout  jamais;  c'est  un  sens  supérieur  qu'il  faut  ajouter 
à  sa  nature...  »  L'homme  naturel  ne  connaît  pas  le  respect,  mais  la 
crainte,  et,  chose  singulière,  notre  éducation  habituelle  fortifie  cette 
disposition  instinctive  au  lieu  de  la  corriger.  Elle  agit  par  la  crainte, 
jamais  par  le  respect.  Dotez  l'individu  de  cette  vertu  supérieure,  la 
seule  que  l'éducation  ait  pour  mission  de  développer,  puisque  toutes 
les  autres  sont  innées,  et  puis  lancez -le  hardiment  dans  la  vie  :  le 
respect  le  guérira  de  toutes  les  conséquences  funestes  de  l'erreur. 
Rarement  la  sagesse  humaine  s'est  approchée  plus  près  de  la  vérité 
sur  ce  point  de  l'éducation. 

L'expérience,  en  affranchissant  l'individu  du  mensonge  involon- 
taire, le  conduira  à  la  vérité  et  par  là  au  bonheur,  qui  est  le  but  vé- 
ritable de  la  vie  et  qui  réside  dans  l'accord  parfait  de  l'homme  avec 
la  nature,  l'ordre  social  et  les  lois  morales.  Le  bonheur,  tous  le  dé- 
sirent ,  mais  combien  peu  connaissent  son  vrai  visage  !  Tous  le  pour- 
suivent sous  un  nom  qui  n'est  pas  le  sien,  gloire,  volupté,  richesse, 
et  Goethe  nous  présente  dans  le  miroir  des  erreurs  de  son  Wilhelm 
la  série  entière  de  ces  images  trompeuses,  ce  qui  a  fait  croire  à  beau- 
coup de  lecteurs  trop  peu  attentifs  et  à  quelques  critiques  à  trop 
courte  vue  que  Goethe  avait  voulu  préconiser  une  morale  vulgaire- 
ment épicurienne.  Non,  le  bonheur  tel  que  Goethe  le  comprend  n'a 
pas  cet  aspect  riant  et  enivré  que  lui  prêtent  la  plupart  des  hommes; 
c'est  une  chose  grave,  sérieuse  et  austère,  et  qui  s'acquiert  par  le  sa- 
crifice douloureux  de  nos  illusions.  Comparez  Wilhelm  à  son  début 
dans  la  vie  à  Wilhelm  au  terme  de  son  apprentissage,  et  vous  com- 
prendrez ce  que  Goethe  entend  par  le  bonheur.  Wilhelm  est  parti 
plein  d'enthousiasme  pour  la  conquête  de  la  gloire;  il  s'est  enrôlé 
sous  la  bannière  de  l'art,  et,  pour  mieux  atteindre  son  but  et  le  ser- 
rer de  plus  près,  il  s'est  fait  entrepreneur  dramatique.  Il  vit  dans  la 
fièvre  et  l'agitation,  sa  tête  est  pleine  de  rêves,  et  son  faible  cœur, 
mal  défendu  par  le  souvenir  douloureux  de  Marianne,  est  à  qui  veut 
le  prendre.  Il  satisfait  à  ses  désirs  et  n'obéit  qu'à  son  caprice,  il  est 
son  maître  :  est-il  heureux?  Oui,  si  l'on  peut  appeler  heureux  un 
homme  qui  vit  dans  l'illusion  et  l'erreur,  qui  ne  connaît  pas  la  me- 
sure de  ses  forces  et  la  valeur  de  ceux  qui  l'entourent.  Voyez-le 
maintenant  au  terme  de  son  pèlerinage,  lorsque  la  formule  sacra- 
mentelle a  été  prononcée  sur  lui  :  «  Va,  la  nature  t'a  affranchi;  » 
est-il  désabusé,  désenchanté,  blasé?  iNon,  maintenant  il  est  heu- 
reux. Comment  ne  le  serait-il  pas?  Il  est  en  paix  avec  lui-même  et 


200 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


avec  les  lois  morales;  il  connaît  la  mesure  de  ses  forces  et  de  ses 
aptitudes,  ce  qui  équivaut  à  la  pleine  possession  de  soi-même.  Ses 
erreui's  l'ont  quitté  l'une  après  l'autre,  et  le  monde  n'a  plus  de 
pièges  pour  lui,  ce  qui  équivaut  à  la  pleine  possession  de  la  vie.  Sa 
volonté  n'a  plus  aucun  de  ces  caprices  qui  créent  la  douleur  et  le 
danger,  parce  qu'ils  sont  en  désaccord  avec  l'ordre  moral ,  ce  qui 
équivaut  à  la  complète  sécurité.  Il  a  courbé  l'orgueil  indiscipliné  de 
son  moi  individuel  devant  la  sagesse  des  lois  générales,  ce  qui 
équivaut  à  la  perfection  morale.  A  ce  moment,  cet  humble  fds  de 
bourgeois  pourrait  dire  comme  l'empereur  Marc-Aurèle  :  «  0  uni- 
vers !  je  veux  ce  que  tu  veux.  »  Ce  développement  harmonique  de 
son  être,  il  l'a  enfin  trouvé,  mais  d'une  manière  bien  différente  de 
celle  qu'il  avait  rêvée.  Sérénité,  sécurité,  domination  de  soi-même, 
claire  intelligence  des  lois  du  monde  et  du  but  de  l'existence,  voilà 
le  vrai  bonheur,  celui  qui  nous  rend  maîtres  ès-arts  de  la  vie.  Nous 
le  payons  cher  la  plupart  du  temps;  il  y  a  toujours  quelque  souve- 
nir importun  ou  douloureux,  quelque  méprise  fatale,  quelque  erreur 
homicide  au  fond  de  ce  bonheur.  Le  doux  Wilhelm  ne  compte-t-il 
pas  deux  victimes  dans  sa  vie  d'apprentissage,  la  charmante  et 
passionnée  Marianne,  la  sensible  et  poétique  Mignon?  Et  Goethe  ne 
traîne-t-il  pas  après  lui  le  souvenir  de  Frédérique  Brion?  Heureux 
cependant  celui  qui  peut  s'en  tirer  à  aussi  bon  compte  que  Wilhelm 
et  que  Goethe  ! 

L'âme  étant  arrivée  à  cet  état  de  rassérénement  et  à  cette  récon- 
ciliation avec  le  monde  et  la  vie,  alors  commence  pour  l'individu  la 
véritable  période  de  l'action.  Jusque-là,  l'action  s'était  confondue 
avec  la  passion,  dont  elle  pouvait  justement  porter  le  nom.  Incer- 
taine, fiévreuse,  turbulente  comme  la  jeunesse,  pleine  des  mala- 
dresses de  l'apprentissage,  elle  était  aussi  puissante  pour  l'erreur 
que  pour  la  vérité,  et  détruisait  plus  qu'elle  ne  créait.  Maintenant 
l'individu  peut  la  diriger  à  son  gré,  comme  un  lion  ouvrier  dirige 
son  outil,  d'une  volonté  ferme,  froide  et  sûre  d'elle-même.  Agir, 
et  non  rêver  ou  contempler,  voilà  désormais  sa  joie.  Jusqu'alors  et 
tant  qu'a  duré  la  période  de  la  jeunesse,  il  a  vécu  des  bienfaits  de 
l'éducation  et  du  fonds  acquis  par  les  innom])rables  générations  qui 
l'ont  précédé.  Maintenant  il  va  par  l'action  ajouter  quelque  chose 
à  ce  fonds  social  et  rendre  tout  ce  qu'il  en  a  reçu.  Le  voilà  créateur 
à  son  tour,  il  fait  partie  intégrante  de  ce  vaste  système  d'activité 
universelle  qui  entretient  et  renouvelle  la  vie  générale.  C'est  là  son 
suprême  titre  de  noblesse,  car  par  l'action  il  fait  deux  choses,  il  af- 
firme son  individualité  et  en  même  temps  il  l'abdique,  il  pose  son 
moi  en  face  de  l'univers  et  en  même  temps  il  le  place  dani  un  acte 
qui  lui  échappe,  il  se  concentre  en  lui-même  et  en  même  temps  il 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  201 

fuit  hors  de  lui-même ,  il  fait  don  aux  autres  hommes  de  cette  per- 
sonnalité qu'il  leur  impose.  Son  abdication  le  fait  roi.  Ainsi  par 
l'action  sont  réconciliées  toutes  les  contradictions;  l'harmonie  em- 
brasse maintenant  l'être  vivant  tout  entier.  Du  sommet  où  il  est 
arrivé,  l'individu  n'aperçoit  plus  aucun  désaccord  dans  les  choses; 
il  voit  clairement  et  il  proclame  hautement  que  tout  est  bien  dans 
l'univers. 

Tout  est  bien,  voilà  la  conclusion  dernière  de  Goethe.  Wilhdm 
Meister  est  le  vrai  poème  de  l'optimisme,  et  je  ne  sais  vraiment  qui 
a  pu  découvrir  qu'il  contenait  la  morale  du  désenchantement,  qu'il 
n'était  qu'une  manière  de  Candide  plus  serein  et  plus  calme.  Goethe 
nous  enseigne  au  contraire  que  la  vie  ne  trompe  jamais  celui  qui  agit 
loyalement  avec  elle  et  qui  est  assez  fort  pour  ne  pas  désespérer.  Il 
est  vrai  qu'il  met  cet  optimisme  à  un  haut  prix.  Pour  y  parvenir,  il 
faut  traverser  bien  des  erreurs,  subir  bien  des  déceptions;  mais  celui 
qui  persévère  trouve  à  la  fin  la  récompense  de  ses  efforts.  Sans  doute 
nous  assistons  dans  ce  livre  à  bien  des  découragemens ,  et  si  nous 
nous  en  tenons  aux  premiers  compagnons  de  Wilhelm  il  est  évident 
que  le  livre  paraîtra  entaché  de  pessimisme.  Aurélie,  Serlo,  Laërtes, 
Mélina,  toute  cette  tourbe  terne  et  désabusée  nous  fait  goûter  la  lie 
amère  de  l'expérience;  mais  est-ce  que  ce  sont  eux  qui  sont  les  vé- 
ritables héros  du  livre  et  qui  lui  donnent  sa  signification?  Voyez 
plutôt  dans  le  fond  du  tableau  ce  groupe  de  personnages  qui  fait 
contraste  avec  ceux  qui  occupent  le  premier  plan  :  la  belle  sainte, 
l'oncle,  l'abbé,  Lothaire,  Jarno,  Thérèse,  Nathalie,  voilà  les  person- 
nages, pour  ne  rien  dire  de  ceux  des  années  de  voyage,  qui  donnent 
la  clé  du  livre  et  qui  sont  chargés  d'en  exposer  la  morale  et  d'en 
tirer  les  conclusions.  Certes  ceux-là  ne  représentent  pas  le  dégoût 
de  la  vie,  le  désenchantement  et  le  désespoir;  leur  expérience  n'a 
rien  d'amer,  leur  sagesse  n'a  rien  de  triste.  On  dira  peut-être  que 
Wilhelm  a  obtenu  peu  de  chose  en  comparaison  de  ce  qu'il  es- 
pérait, et  que  son  bonheur  ressemble  beaucoup  à  la  résignation; 
mais  ceux  qui  concluraient  de  là  que  le  livre  contient  une  morale 
ironique  et  pessimiste  obéiraient  à  l'illusion  qui  nous  fait  considé- 
rer notre  vie  individuelle  comme  mesquine  lorsque  nous  la  com- 
parons à  la  vie  générale  qui  nous  entoure.  C'est  précisément  cette 
opposition  entre  la  vie  individuelle  et  la  vie  générale  qui  est  sym- 
bolisée d'une  manière  admirable  par  l'antithèse  de  Wilhelm  et  de 
l'association  maçonnique  formée  dans  la  maison  de  Lothaire.  Notre 
vie  individuelle  est  toujours  pauvre  et  dénuée  quand  nous  la  com- 
parons à  ce  monde  extérieur,  qui  est  si  plein  et  si  riche.  Qu'est-ce 
cependant  que  cette  richesse  générale?  C'est  l'œuvre  d'efforts  indi- 
viduels sans  nombre.  Chacun  y  contribue  pour  sa  part  et  en  profite 


202  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

pour  quelque  chose;  seulement,  comme  ce  quelque  chose  est  né- 
cessairement peu  de  chose,  nous  sommes  toujours  portés  à  nous 
considérer  comme  lésés  et  déshérités.  En  quoi  cependant  Wilhelm 
aurait-il  le  droit  de  se  plaindre?  Sans  doute  il  a  vu  tomber  ses  espé- 
rances l'une  après  l'autre;  mais  n'a-t-il  pas  obtenu  plus  et  mieux 
que  ce  qu'il  avait  désiré?  Il  avait  souhaité  le  succès,  il  a  obtenu 
la  sagesse;  il  avait  souhaité  la  goire,  il  a  obtenu  le  bonheur.  C'est 
aonc  très  justement  que  Frédéric  peut  lui  dire  :  «  Je  te  compare 
à  Saiil,  fils  de  Gis,  qui  était  sorti  pour  trouver  les  ânesses  de  son 
père,  et  qui  rencontra  un  royaume.  »  Cette  plaisanterie  de  Fré- 
déric n'implique  certes  pas  que  Wilhelm  ait  le  droit  d'être  bien 
désenchanté.  D'ailleurs  nous  avons  la  garantie  de  Goethe  lui-même, 
qui,  après  avoir  cité  cette  phrase  de  Frédéric,  ajoutait  :  «  Que  l'on 
s'en  tienne  à  cette  conclusion ,  car  au  fond  tout  cet  ensemble  nous 
enseigne  simplement  que,  malgré  toutes  ses  sottises  et  tous  ses 
égaremens,  l'homme  conduit  par  une  main  supérieure  arrive  heu- 
reusement au  but.  » 

Ce  livre,  loin  de  contenir  une  morale  de  désenchantement  et  de  dé- 
goût, est  au  contraire  tellement  optimiste  que  nous  en  recommande- 
rions volontiers  la  lecture  à  tous  ceux  qui  se  trouvent  en  lutte  avec 
la  vie  ou  en  désaccord  avec  elle,  à  tous  ceux  que  l'expérience  a  mé- 
contentés et  que  la  fortune  a  maltraités,  sans  les  briser  ni  les  per- 
vertir. Nous  n'oserions  aussi  hardiment  le  recommander  à  ceux  qui 
ont  absolument  désespéré  et  qui  sont  arrivés  à  l'incrédulité  radi- 
cale; nous  craindrions  que  cette  lecture  ne  fût  pour  eux  d'aucun 
secours.  C'est  à  une  autre  morale  que  ceux-là  devront  recourir.  Les 
encouragemens  de  Wilhelm  Meister  sont  sans  efficacité  contre  le 
désespoir,  sa  sagesse  est  sans  puissance  contre  l'incrédulité  absolue. 
Ce  livre  n'a  pas  le  don  divin  des  miracles  et  ne  peut  ni  ressusciter  les 
morts,  ni  rappeler  les  agonisans  à  la  santé.  En  revanche,  tous  ceux 
qui  ne  sont  encore  qu'au  commencement  de  la  maladie,  tous  ceux 
qui  ne  sont  que  débilités  et  qui  ne  souffrent  encore  que  d'une  ané- 
mie morale,  ne  le  liront  pas  sans  ressentir  un  soulagement  véritable, 
car  c'est  un  des  caïmans  les  plus  efficaces  et  les  plus  salutaires 
qu'on  puisse  recommander.  C'est  le  livre  qu'il  faut  mettre  aux 
mains  des  hypocondriaques,  des  spleenéliqucs,  des  languissans  at- 
teints des  fièvres  du  siècle,  des  mélancoliques  et  des  irrités.  Cette 
lecture  apaisera  leurs  nerfs,  dissipera  leurs  chimères,  développera 
et  nourrira  les  muscles  de  leur  esprit,  assagira  leur  imagination. 
Il  est  une  autre  classe  de  personnes  qui  liront  aussi  Wilhelm  Meis- 
ter avec  fruit  :  ce  sont  ceux  qui,  au  contraire  des  premiers,  regor- 
gent de  santé,  qui  abondent  en  esprits  animaux  et  en  activité  phy- 
sique, ceux  que  cette  vie  pratique  et  active  tant  recommandée  par 


ESSAIS    DE    MORALE    ET    DE    LITTERATURE.  203 

Goethe  entraîne  dans  son  tourbillon  sans  loi  et  sans  frein ,  et  qui 
marchent  en  aveugles  à  la  conquête  de  la  matière  avec  une  sorte 
d'élan  farouche.  Ceux-là  apprendront  dans  le  livre  de  Goethe  par 
quels  moyens  cette  activité  qui  leur  est  chère  peut  être  ennoblie, 
comment  l'esprit  double  le  prix  de  la  matière,  et  comment  le  beau 
et  le  bon  sont  les  proches  parens  de  l'utile.  La  société  est  aujour- 
d'hui divisée  en  deux  grandes  classes  d'hommes  :  les  dégoûtés  et 
les  entreprenans.  Wilhclm  Meister  s'adresse  également  aux  uns  et 
aux  autres;  c'est  donc  le  livre  de  la  société  moderne  tout  entière. 

Et  pourtant  cette  belle  œuvre,  si  pleine  de  calme,  de  sérénité  et 
de  sagesse,-  ne  nous  laisse  pas  entièrement  satisfaits.  11  y  a  je  ne 
sais  quoi  qui  nous  froisse  dans  cette  morale  trop  conforme  à  l'in- 
térêt bien  entendu  de  l'individu  :  les  gages  de  cette  sagesse  nous 
apparaissent  trop  nettement,  nous  calculons  avec  trop  de  certitude 
les  bénéfices  de  cette  activité  pratique;  la  récompense  suit  l'acte 
de  trop  près,  le  salaire  est  trop  près  de  la  main  de  l'ouvrier,  (jn  se 
dit  qu'un  pareil  livre  pourra  bien  communiquer  la  sagesse  à  ceux 
qui  ne  la  possèdent  pas,  et  l'augmenter  chez  ceux  qui  la  possèdent, 
mais  qu'il  ne  créera  jamais  une  âme  et  qu'il  ne  suscitera  jamais  un 
grand  homme.  Il  formera  des  Franklin  transcendans,  des  Bentham 
idéalistes,  il  ramènera  de  l'utopie  chimérique  à  la  saine  science 
économique  quelque  Saint-Simon  trop  absolu  ou  quelque  Owen 
trop  rêveur,  il  enseignera  à  quelques  natures  d'élite  les  arts  qui 
ornent  et  décorent  la  vie,  il  sauvera  de  l'amertume  de  l'expérience 
quelques  jeunes  imprudens  trop  altérés  de  gloire;  mais  là  s'arrê- 
tera malgré  tout  la  sphère  de  son  action.  Que  manque- t-il  donc  à 
ce  livre  pour  nous  laisser  entièrement  satisfaits?  Peut-être  la  chose 
même  qu'il  blâme  et  condamne,  une  folie,  une  chimère,  mais  plus 
certainement  encore  une  parcelle  d'héroïsme,  une  étincelle  du  feu 
divin,  un  reflet  de  l'épée  de  l'archange.  11  éclaire,  il  n'échauffe  pas. 
Or  il  y  a  longtemps  qu'il  a  été  dit  :  «  Éclairer  est  bien ,  brûler  est 
mieux;  éclairer  et  brûler  à  la  fois  est  le  comble  de  la  perfection.  » 

Cette  perfection  sera-t-elle  jamais  atteinte?  Yiendra-t-il  jamais, 
le  poète  qui  à  la  lumineuse  intelligence  d'un  Goethe  joindra  le  feu 
ardent  d'un  Shakspeare  et  d'un  Dante,  qui  sera  à  la  fois  le  souve- 
rain des  esprits  et  des  cœurs,  le  maître  de  toute  sagesse  comme  de 
tout  héroïsme? 

Emile  Montégut. 


LES 


AFGHANS   CHEZ  EUX 


SOUVENIRS  D'UNE  MISSION  POLITIQUE  ANGLAISE 


I.  Journal  of  a  Political  Mission  to  Afghanistan,  by  H.  W.  Bellew.  London,  Smith  Elder  and  C», 
1862. 1  vol.  —  II.  Lost  amonij  the  Afghans,  —  Adventuves  of  John  Campbell  rclaled  by  himself, 
London,  Smith  Elder  and  C°,  1862,  1  vol. 


Les  Anglais,  maîtres  de  l'Inde,  n'ont  connu  que  bien  tard  le  pays 
où  un  ancien  proverbe  national  plaçait  la  clé  de  leur  immense  pos- 
session. En  1815  seulement,  les  intéressans  récits  de  l'honorable 
Mountstuart  Elphinstone  leur  révélèrent,  sinon  l'existence,  au  moins 
l'organisation  sociale  et  politique  du  «  royaume  de  Caboul,  »  comme 
on  l'appelait  alors.  Résident  accrédité  à  la  cour  de  Poonah,  M.  El- 
phinstone était  allé  vérifier  sur  place  en  1808  l'importance  militaire 
de  ce  pays,  qu'on  regardait  à  cette  époque  comme  une  des  étapes 
de  l'armée  d'invasion  que  la  Russie  et  la  France,  au  lendemain  de 
Tilsitt,  pensèrent  un  moment  lancer  contre  l'empire  anglo- indien. 
Il  y  trouva  en  effet,  étudiant  le  terrain  comme  il  l'étudiait  lui-même, 
d'intelligens  ingénieurs  envoyés  en  Perse  à  la  suite  du  général  Gar- 
danne,  et  put  s'assurer  que  la  roule  d'attaque  par  Constantinople, 
Téhéran,  Hérat  et  Caboul  était  déjà  tracée  dans  l'esprit  aventureux 
des  deux  empereurs;  mais  leur  étroite  amitié,  cimentée  par  l'espoir 
de  spoliations  grandioses,  ne  devait  pas  durer  plus  d'un  jour,  et 
de  toutes  ces  appréhensions  qu'elle  avait  causées  à  l'Angleterre, 
ainsi  menacée  dans  la  plus  vaste  de  ses  colonies,  il  ne  resta  que 
les  souvenirs  de  la  mission  confiée  à  M.  Elphinstone. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  205 

Ces  souvenirs  s'efTacèrent  bientôt,  et  une  vingtaine  d'années  plus 
tard  ce  fut  une  nouvelle  révélation  pour  la  grande  masse  du  peuple 
anglais  que  celle  d'un  pays  appelé  l'Afghanistan  (1),  situé  par-delà 
le  pays  des  Radjpoutes  et  celui  des  Sikhs,  et  qui  prenait  tout  à  coup 
une  véritable  importance  politique  par  suite  des  agressions  impré- 
vues de  la  Perse  contre  une  ville  nommée  Hérat.  Ces  agressions,  au 
dire  des  gens  experts,  étaient  inspirées  par  la  Russie.  Le  chah ,  une 
fois  maître  de  Hérat,  élèverait  des  prétentions  sur  Ghuznee,  puis  sur 
Kandahar,  et  son  armée  de  quarante  mille  hommes,  avant-garde 
d'une  expédition  russe,  lui  fraierait  ainsi  le  chemin  jusqu'au  seuil 
de  l'Inde  anglaise.  Il  n'est  pas  très  bien  établi  maintenant  que  la 
Russie  eût  des  plans  aussi  arrêtés,  et  fût  prête  à  une  si  périlleuse 
entreprise;  mais  en  1835  et  dans  les  années  suivantes  ceci  ne  fai- 
sait pas  doute  aux  yeux  des  agens  anglais,  qui  communiquèrent 
aisément  leurs  craintes  au  gouvernement  de  Calcutta.  On  vit  alors, 
par  suite  d'une  panique  inexplicable,  lord  Auckland,  le  gouverneur 
général,  se  précipiter  au-devant  du  danger  qu'il  redoutait,  et  hâter 
par  ses  anxiétés  à  contre -sens  une  catastrophe  qui  était  bien  loin 
d'être  imminente. 

La  compagnie  des  Indes,  dès  lors  en  décadence,  fut  entraînée, 
malgré  qu'elle  en  eût  (1838),  à  cette  guerre  étrange  où,  prenant 
part  tout  à  coup  aux  guerres  intestines  de  l'Afghanistan,  les  Anglais, 
de  concert  avec  leur  douteux  allié  Runjet-Sing,  allèrent  détrôner 

(1)  On  nous  permettra  peut-être,  dans  une  note,  de  préciser  le  sens  géographique  du 
mot  Afghanistan,  et  de  faire  le  dénombrement  des  peuples  divers  qui  habitent  cette 
contrée,  encore  assez  imparfaitement  connue. 

Le  WUayat,  le  pays  des  Afghans,  se  compose  de  deux  régions  distinctes  de  nom  et 
de  caractère.  La  première  est  le  Caboul  ou  Caboulistan,  comprenant  les  districts  mon- 
tagneux au  nord  de  Ghazni  ou  Ghuznee,  et  le  Sufaï-Koh  jusqu'à  la  chaîne  appelée 
l'Hindou-Kouslî.  Le  Caboulistan  est  limité  à  l'ouest  par  le  pays  des  Hazarahs  (le  Paro- 
pamisus  des  anciens),  à  l'est  par  l 'Abba-Sin  on  Père  des  Fleuves  (l'Indus).  La  seconde 
région  du  Wilayat  est  le  Khorassan  ou  Zabulistan,  alpestre  vers  sa  frontière  orientale, 
grand  plateau  désert  sur  toutes  ses  limites  occidentales,  qui,  s'étendant  au  sud  et  à 
l'ouest  à  partir  de  la  latitude  de  Ghazni,  va  rejoindre  les  confins  de  la  Perse,  dont  il 
est  séparé  vers  le  sud  par  le  désert  de  Sistan.  Au  sud  encore,  il  est  séparé  du  Belouchis- 
tan  par  la  chaîne  des  monts  Washati,  les  provinces  de  Sarawan  et  de  Kach-Gandaba , 
au  septentrion  par  les  montagnes  de  Hazarah  et  de  Ghor,  à  l'est  par  la  rangée  de  mon- 
tagnes qui  portent  le  nom  de  Soulaïman  et  par  les  rameaux  qui  s'en  détachent,  ainsi 
que  par  le  Daman,  territoire  situé  à  leur  base  et  qui  va  rejoindre  l'Indus.  Il  ne  faudrait 
pas  confondre  le  Khorassan  dont  nous  parlons  avec  la  vaste  province  du  même  nom 
qui  se  trouve  à  l'est  de  l'empire  persan  et  se  rattache  aux  limites  nord-ouest  du  Kho- 
rassan des  Afghans.  Voici  maintenant  le  chifire  approximatif  des  races  qui  habitent  ces 
régions,  assez  imparfaitement  limitées  par  suite  des  guerres  et  conquêtes  qui  en  modi- 
fient h  chaque  instant  les  frontières  :  Afghans  proprement  dits,  3  millions;  Tajiks, 
500,000:  Kazzilbashs,  200,000;  Hazarahs,  de  50  à  00,000;  Hindki  (Hindous)  et  Jauts, 
600,000;  montagnards  du  Caboul  (Nimcha,  Deggani,  Luggani,  etc.),  150,000.  Des  tribws 
afghanes,  les  unes  sont  nomades,  les  autres  sédentaires. 


506  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

Dost-Mohammed,  le  «  roi  de  Caboul,  »  afin  d'installer  à  sa  place  un 
prince,  jadis  déchu  ,  qu'ils  regardaient  comme  leur  créature  à  ja- 
mais dévouée.  Cette  restauration  ridicule  et  vaine  fut  accomplie  au 
prix  des  plus  grands  dangers  et  des  plus  grands  sacrifices.  Le 
7  août  1839,  Dost-Mohammed  cédait  son  sceptre  au  protégé  des 
Anglais  et  se  retirait  à  Calcutta,  sous  la  protection  même  de  ceux 
qui  venaient  de  le  détrôner;  puis,  après  trois  années  d'éphémère 
domination,  l'armée  anglaise,  très  imprudemment  réduite  et  pla- 
cée sous  les  ordres  d'un  vieux  général  inhabile,  se  vit  tout  à  coup 
en  face  d'une  insurrection  presque  générale,  qui  éclata  sur  la  nou- 
velle du  remplacement  de  lord  Auckland  par  lord  Ellenborough 
(novembre  18/il,  janvier  18Z|'2).  Les  principaux  représentans  de  la 
politique  anglaise,  Burnes  et  M'Naghten,  furent  immolés,  comme  le 
lieutenant  Wyburd  l'avait  été  à  Khiva,  comme  l'avaient  été  à  Bok- 
hara  le  colonel  Stoddart  et  le  capitaine  Conolly;  puis,  dans  une 
journée  de  néfaste  mémoire,  l'Angleterre  apprit  avec  stupeur  que, 
de  toute  l'armée  laissée  par  elle  dans  l'Afghanistan,  quelques 
hommes  à  peine  avaient  pu  rentrer  sur  le  territoire  anglo-indien. 
Invités  à  quitter  Caboul  au  cœur  même  de  l'hiver,  le  6  janvier  1842, 
quatre  mille  cinq  cents  soldats  de  la  compagnie,  suivis  de  douze 
mille  indigènes,  serviteurs  indispensables  de  toute  armée  en  cam- 
pagne, plus  un  nombre  considérable  de  femmes  et  d'enfans  qu'a- 
vait attirés  l'ombre  protectrice  du  drapeau  britannique,  se  virent 
décimés,  dès  le  premier  jour  de  marche,  par  la  faim,  le  froid,  les 
attaques  de  l'ennemi.  Ce  fut,  sur  une  moindre  échelle,  une  retraite 
de  Russie.  Le  sang  ruisselait  sur  la  neige  étincelante  des  montagnes, 
les  cadavres,  durcis  par  la  gelée,  bordaient  les  sentiers  ardus,  en- 
combraient les  défilés  étroits.  De  ses  bras  énervés  par  le  manque  de 
nourriture,  engourdis  par  la  bise  glaciale,  plus  d'une  mère  se  vit 
arracher  l'enfant  qu'elle  emportait  dans  sa  fuite,  et  mourut,  le  lais- 
sant esclave  aux  mains  d'un  soldat  féroce.  Tel  fut  le  sort  de  l'un  des 
deux  écrivains  dont  nous  invoquerons  aujourd'hui  le  témoignage  sur 
ce  peuple  étrange,  qui  se  révélait  ainsi  à  l'Europe  étonnée  par  une 
victoire  complète  remportée  au  détriment  de  la  toute-puissante  An- 
gleterre. 

L'honneur  militaire  de  celle-ci  était  en  jeu.  Il  fallut,  et  sans  re- 
tard, laver  l'injure  faite  au  drapeau.  Deux  généraux,  Pollock  et 
Nott,  l'un  en  franchissant  la  passe  de  Kyber,  réputée  inexpugnable, 
l'autre  en  allant  dégager  le  général  Sale,  enfermé  dans  Jellalabad, 
qu'il  avait  héroïquement  défendue,  rendirent  une  partie  de  son  pres- 
tige à  l'ascendant  des  armes  britanniques.  On  vit  de  nouveau  sur  les 
murs  de  la  citadelle,  cà  Caboul,  flotter  Y  Union- Jack,  l'étendard 
national.   Pour  venger  le  général  Elphinstone,   mort  en  captivité 


LA   YIE    DES   AFGHANS.  207 

avant  que  cette  éclatante  revanche  eût  été  prise,  on  brûla  le  bazar 
de  la  ville  condamnée,  un  monument  élevé  par  Aureng-Zeb.  En  re- 
vanche, pour  remplacer  Shah-Soudjah,  le  })rotégé  des  Anglais,  que 
les  rebelles  avaient  mis  à  mort,  on  choisit  le  promoteur  secret  de  la 
rébellion,  et,  sans  se  trop  soucier  du  démenti  éclatant  que  l'on  se 
donnait  ainsi,  on  rendit  la  couronne  à  Dost-Mohammed;  puis  on  se 
hâta  d'évacuer  l'Afghanistan  après  une  solennelle  proclamation  de 
lord  Ellenborough  où  il  était  dit,  entre  autres  choses,  «  qu'il  n'était 
ni  dans  les  principes  ni  dans  la  politique  de  l'Angleterre  qu'on  pût 
imposer  par  la  force  à  quelque  peuple  que  ce  soit  un  gouvernement 
dont  il  ne  veut  point.  »  Les  Afghans  durent  entendre  avec  une  cer- 
taine surprise  cette  profession  de  foi,  que  les  circonstances  ne  ren- 
daient guère  opportune.  Quoi  qu'il  en  soit,  de  cette  lutte  qu'on  au- 
rait pu  croire  si  périlleuse  pour  eux,  ils  sortaient  au  fond  par  une 
victoire  complète  :  le  souverain  de  leur  choix  leur  était  rendu,  et 
l'étranger  qui  avait  si  mal  à  propos  essayé  de  les  asservir  à  sa  poli- 
tique se  retirait  après  maint  désastre,  avec  le  ferme  projet  de  ne 
plus  se  laisser  entraîner  au-delà  de  ses  frontières.  La  leçon  avait  été 
dure  en  effet  :  elle  coûtait  aux  Anglais  plus  de  six  mille  soldats  eu- 
ropéens, et  les  frais  de  la  guerre  montaient  à  15  millions  sterling 
(375  millions  de  francs).  11  n'était  pas  à  craindre  qu'ils  l'oubliassent 
si  tôt. 

Assuré  désormais  de  vivre  en  paix  avec  ses  redoutables  voisins, 
Dost-Mohammed  reprit  par  degrés  une  attitude  indépendante  et 
aborda  peu  à  peu  la  politique  d'agrandissement  qui  est  celle  de 
tout  despote  oriental.  En  1850,  il  conquit  Balkh  et  son  territoire; 
en  185Zi,  il  annexa  la  principauté  de  Kandahar  au  royaume  de  Ca- 
boul. Hérat,  restée  sous  un  chef  indépendant,  changea  plusieurs 
fois  de  maîtres  de  1852  à  1856,  époque  où  Isa-Khan,  qui  s'y  était 
emparé  du  pouvoir,  menacé  par  les  Afghans,  invoqua  la  protection 
du  chah  de  Perse,  et  l'obtint  immédiatement  en  dépit  des  traités 
passés  entre  ce  prince  et  le  gouvernement  anglais.  On  sait  que  la 
conséquence  de  cette  infraction  fut  la  guerre  de  1857  entre  l'Angle- 
terre et  la  Perse,  guerre  à  peine  terminée  lorsque  la  révolte  des 
cipayes,  éclatant  à  l'improviste,  vint  compliquer  les  affaires  anglo- 
indiennes. 

C'est  au  début  de  la  guerre  de  Perse,  au  mois  de  janvier  1857, 
que  se  renouèrent  les  rapports  politiques  de  l'Angleterre  et  des  Af- 
ghans. L'émir  Dost-Mohammed,  pendant  son  séjour  à  Calcutta,  s'é- 
tait mis  au  courant  des  tendances  et  des  traditions  de  la  politique 
anglaise.  Les  progrès  continuels  de  ces  perpétuels  envahisseurs  qui 
de  proche  en  proche,  et  moyennant  l'annexion  du  Pendjab,  étaient 
arrivés  jusqu'à  la  limite  de  ses  états,  ne  l'avaient  pas  laissé  sans  de 
graves  méfiances;  mais  il  avait  appris  à  les  estimer  autant  qu'il 


!208  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pouvait  les  craindre,  et  lorsqu'il  se  vit  menacé  par  l'occupation 
d'Hérat  livrée  aux  Persans,  lorsque  sa  frontière  occidentale  lui  pa- 
rut compromise,  il  n'hésita  pas  à  solliciter  les  secours  du  gouver- 
nement britamiique.  Ses  ouvertures  ne  pouvaient  être  repoussées, 
puisqu'elles  offraient  l'occasion  d'effacer  de  fâcheux  souvenirs,  de 
renouer  avec  les  Afghans  les  bons  rapports  si  gratuitement  détruits 
par  les  imprudences  de  lord  Auckland,  et  de  créer  ainsi  une  barrière 
de  plus  sur  cette  route  des  Indes  que  l'ambition  moscovite  (à  ce 
qu'on  croit  du  moins)  fait  explorer  par  la  Perse  en  attendant  le  jour 
où  elle  pourra  s'y  lancer  elle-même.  L'émir,  invité  à  Peshawur(l), 
s'y  rendit  auprès  de  sir  John  Lawrence,  lieutenant-gouverneur  du 
Pendjab  et  pays  adjacens;  là  fut  conclu  entre  ces  deux  personnages 
un  véritable  traité  d'alliance  offensive  et  défensive  contre  la  Perse, 
ennemie  commune  des  deux  états.  Pour  mettre  l'émir  à  même  de 
lever  et  d'entretenir  une  armée  qui  pût  chasser  les  forces  persanes 
jetées  dans  Hérat,  un  subside  mensuel  d'un  lack  de  roupies 
(250,000  francs  environ)  lui  fut  libéralement  alloué,  mesure  excel- 
lente lorsqu'elle  fut  prise,  mais  qui  devint  bien  plus  essentielle  en- 
core au  moment  de  la  grande  révolte  qui  allait  la  suivre  de  si  près. 
Alors  en  effet  Dost-Mohammed,  sollicité,  pressé,  assiégé  de  mille 
provocations,  put  se  croire  un  instant  l'arbitre  des  destinées  de 
l'Inde.-  Quelle  importance  redoutable  n'aurait  pas  prise  le  rôle  de 
l'émir,  s'il  avait  mené  ses  hordes  belliqueuses  au  secours  du  grand- 
mogol  assiégé  dans  Delhi  par  des  forces  manifestement  insuffisantes? 
Mais  Dost-Mohammed  n'était  pas  seulement  l'obligé,  il  était  le  pen- 
sionnaire de  ses  amis  de  la  veille,  qui,  la  guerre  persane  achevée, 
s'étaient  bien  gardés  de  casser  aux  gages  un  allié  de  cette  impor- 
tance. La  crainte  seule  n'eût  peut-être  pas  maintenu  sa  fidélité 
chancelante.  Jointe  à  la  cupidité  satisfaite,  elle  lui  donna  la  force 
de  résister  à  l'impulsion  qu'il  recevait  de  toutes  parts  et  d'ajourner 
les  déterminations  hasardeuses  auxquelles  l'irritation  populaire  sem- 
blait le  convier  énergiquement. 

Dans  ce  traité  de  janvier  1857,  une  stipulation  particulière  réglait 
l'envoi  d'une  mission  militaire  anglaise  qui,  sous  la  protection  de 
l'émir,  surveillerait  les  mouvemens  des  forces  persanes,  tiendrait 
les  autorités  du  Pendjab  au  courant  de  tous  les  incidens  militaires 
survenus  à  la  frontière  occidentale  de  l'Afghanistan,  et  veillerait 
enfin  au  bon  emploi  des  subsides,  fournis  pour  un  but  essentielle- 
ment déterminé.  La  mission  partit  de  Peshawur  le  13  mars  1857, 
sous  les  ordres  du  major  Lumsden,  organisateur  et  chef  du  corps 
des  guides,  joignit  le  20  du  même  mois,  sur  les  bords  de  la  rivière 
Kurram,  l'escorte  que  l'émir  avait  envoyée  au-devant  d'elle,  franchit, 

(1)  On  suit  ici  l'orthographe  anglaise  pour  les  noms  propres;  on  prononce  Pichaour. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  209 

lion  sans  difficulté,  après  quatre  jours  entiers  de  retard,  les  défilés 
montagneux  dont  quelques  bandes  armées  prétendaient  lui  interdire 
l'accès  nonobstant  les  ordres  du  souverain ,  arriva  le  8  avril  devant 
les  fameux  minarets  de  Ghuznee  (1),  et  le  25  fit  son  entrée  solennelle 
à  Kandahar,  où  elle  demeura  pendant  tout  le  reste  de  son  séjour 
chez  les  Afghans,  l'émotion  populaire  causée  par  les  événemens  de 
l'Inde  n'ayant  jamais  permis  à  l'émir  de  mander  auprès  de  lui  ces 
hôtes  incommodes,  qu'il  ne  voulait  ni  protéger  trop  ouvertement, 
ni  exposer  à  la  haine  dont  ils  étaient  l'objet.  Le  mandat  spécial  des 
envoyés  anglais  avait  d'ailleurs  pris  fin  dès  leur  arrivée,  la  paix  en- 
tre l'Angleterre  et  la  Perse  ayant  été  signée  à  Paris  six  jours  avant 
qu'ils  eussent  quitté  Peshawur  (2).  Ils  n'en  restèrent  pas  moins  à 
leur  poste,  inutilement  périlleux,  jusqu'au  15  mai  1858,  date  pré- 
cise de  leur  départ,  ayant  donc  ainsi  vécu  plus  d'un  an  au  centre 
même  de  ce  pays,  dont  aucun  de  leurs  compatriotes  n'eût  impuné- 
ment franchi  la  frontière  pendant  les  quinze  années  précédentes. 

Le  soin  de  raconter  les  incidens  de  cette  mission  politique  sem- 
blait dévolu  à  l'officier  éminemment  distingué  qui  en  avait  la  direc- 
tion suprême;  mais  une  tâche  de  si  longue  haleine  n'a  sans  doute 
pas  trouvé  place  dans  l'existence  active  du  commandant  des  guides, 
investi  coup  sur  coup,  dès  son  retour  dans  les  provinces  du  nord- 
ouest,  des  fonctions  les  plus  absorbantes.  Fort  heureusement  pour 
nous,  il  était  accompagné  d'un  médecin  militaire,  M.  H.  W.  Bellew, 
à  qui  sa  profession  donnait  des  privilèges  spéciaux,  et  dont  les 
études  variées  faisaient  un  observateur  plus  complet  peut-être  et 
mieux  qualifié  que  son  chef  lui-même.  C'est  de  son  journal,  fort 
exactement  tenu,  c'est  aussi  de  l'étude  historique  placée  en  tête  de 
ce  journal  que  nous  essaierons  de  tirer  quelques  renseignemens  sur 
un  pays  strictement  interdit  à  la  curiosité  des  voyageurs  ordinaires, 
et  sur  lequel  il  n'existait,  avant  le  voyage  d'Elphinstone,  aucune 
indication  de  quelque  valeur.  Pour  les  compléter,  nous  puiserons  au 
besoin  dans  les  souvenirs  autobiographiques  d'un  jeune  Anglais, 
ramassé  tout  enfant  sur  le  champ  de  bataille  de  la  vallée  de  Tezeen, 
où  les  débris  de  l'armée  anglaise,  après  l'évacuation  de  Caboul,  fu- 
rent cernés  et  massacrés  à  loisir,  et  qui,  après  toute  sorte  d'aven- 
tures plus  ou  moins  authentiques,  est  parvenu  à  reprendre  sa  place 
parmi  ses  compatriotes.  Ce  personnage,  auquel  les  plus  grands 
noms  officiels  de  l'Inde  anglaise  (lord  Elphinstone,  sir  John  Law- 

(1)  Deux  grosses  tours  de  briques  rouges,  finement  sculptées  et  décorées  d'anciennes 
inscriptions  arabes.  Situées  à  près  de  300  mètres  l'une  de  l'autre,  elles  passent  pour 
marquer  les  limites  de  ce  qui  était  autrefois  la  salle  où  le  fameux  sultan  Mabmoud  don- 
nait ses  audiences  publiques. 

(2)  Le  4  mars  1857. 

TOME   XLVUI.  14 


210  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rence,  M.  Charles  Murray)  ont  bien  voulu  servir  de  garans  et  en 
quelque  sorte  de  parrains,  a  reçu  d'eux  le  nom  de  John  Campbell. 
Avant  de  redevenir  Anglais,  il  portait  celui  de  Feringhee- Bâcha. 
Ses  récits,  dictés  à  l'un  des  professeurs  chargés  de  son  éducation, 
ne  portent  pas  en  eux-mêmes  le  cachet  d'une  véracité  absolue. 
Il  semble  par  momens  que  l'imagination  du  jeune  aventurier  se 
dédommage  des  efibrts  qu'on  demande  à  sa  mémoire.  Acceptés 
néanmoins  par  les  imposantes  autorités  que  nous  venons  de  nom- 
mer, ces  chapitres  singuliers  ne  nous  trouvent  qu'à  demi  incré- 
dules; nous  nous  méfions  modestement  de  nos  méfiances,  et  nous 
nous  bornerons  à  regretter  que  la  vérité  puisse  ressembler  de  si 
près,  avec  la  logique  de  moins,  à  un  conte  de  la  sultane  Shéhéra- 
zade. 

I. 

La  race  afghane  proprement  dite  revendique  une  origine  juive. 
Ses  traditions  écrites,  qui  sont  nombreuses,  puisque  M.  Bellew  a  pu 
consulter  jusqu'à  sept  histoires  différentes  de  ce  peuple  à  part  (1), 
s'accordent  sur  leur  point  de  départ,  qui  est  le  règne  de  Sarul 
(Saûl),  appartenant  à  la  tribu  de  Benjamin  (Ibnyamin).  Ce  puissant 
monarque  aurait  eu  deux  fils  posthumes,  nés  à  la  même  heure  de 
deux  femmes  différentes,  toutes  deux  appartenant  à  la  tribu  de  Lawi 
(Lévi).  Élevés  par  David,  successeur  de  Saiil,  ces  deux  princes,  Ba- 
rakiah  et  Iramia  (Jérémie),  devinrent  avec  le  temps,  l'un  premier 
ministre  et  l'autre  général  en  chef  de  l'armée.  Le  premier  eut  un 
fils  nommé  Assaf  (Joseph),  le  second  un  fils  nommé  Afghana,  les- 
quels, sous  le  règne  de  Suleïman  (Salomon),  héritèrent  des  emplois 
paternels.  Afghana  présida,  sous  le  contrôle  de  Salomon,  à  l'érection 
du  Bait-ul-Mukaddns  (le  fameux  temple  de  Jérusalem),  commencé 
par  David.  Lors  de  la  prise  du  Bait-ul-Mukaddas  par  Buckhtu-n- 
Nasr  (Nabuchodonosor),  la  tribu  d' Afghana  demeura  obstinément 
fidèle  à  la  religion  de  ses  pères,  et  après  de  longues  persécutions, 
de  nombreux  massacres,  se  vit  expulsée  du  pays  de  Sham  (Pales- 
tine) par  ordre  du  conquérant  idolâtre.  C'est  alors  que  ses  débris 
se  réfugièrent  dans  le  Kohistan-i-Gor  et  le  Koh-i-Faroza,  où  ils  re- 
çurent de  leurs  voisins  tantôt  le  nom  de  Aoghans  ou  Afghans,  tantôt 
celui  de  Bani-lsraël.  Vainqueurs,  après  bien  des  luttes,  de  tous  les 
peuples  païens  établis  avant  eux  dans  le  pays  montagneux  et  dé- 
sert où  l'exil  les  avait  conduits,  ils  en  devinrent  les  maîtres;  puis, 

(1)  Cinq  en  langue  persane,  deux  dans  l'idiome  puchtu,  qui  est  celui  de  la  nation. 
La  plus  ancienne  a  deux  cent  cinquante-deux  ans  d'existence,  la  plus  moderne  soixante- 
quatorze. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  211 

avec  le  cours  des  siècles,  devenus  de  plus  en  plus  nombreux,  de 
plus  en  plus  puissans,  ils  étendirent  leurs  frontières  jusqu'aux  ter- 
ritoires de  Kohistan-i-Kaboul,  de  Kandahar  et  de  Ghuznee. 

Plus  de  quinze  cents  ans  s'étaient  écoulés  depuis  la  mort  de  Su- 
leïman,  lorsque  les  Afghans  entendirent  parler  pour  la  première  fois 
d'une  croyance  nouvelle  qui  allait  devenir  la  leur.  Un  Israélite  qîii, 
après  la  dispersion  du  peuple  juif,  s'était  établi  en  Arabie,  et  que 
Mahomet  avait  compté  au  nombre  de  ses  premiers  disciples,  fut 
l'instrument  de  leur  conversion.  Il  leur  notifia  l'avènement  du  der- 
nier des  prophètes,  et  ils  lui  députèrent  h  Médine,  pour  s'entendre 
avec  lui,  une  députation  de  leurs  anciens,  conduite  par  Kais,  le  plus 
pieux  et  le  plus  savant  docteur  de  la  nation.  Ces  sages  adoptèrent 
avec  enthousiasme  la  religion  nouvelle,  et  déployèrent  un  zèle  assez 
ardent  pour  mériter  les  récompenses  spéciales  du  prophète,  qui  té- 
moigna sa  satisfaction  à  ces  Hébreux  convertis  en  leur  donnant  des 
noms  arabes  et  en  leur  promettant  que  le  titre  de  malik  (prince), 
qu'ils  avaient  donné  jadis  à  Saûl  (1),  ne  leur  serait  jamais  enlevé. 
De  là  vient  que  le  chef  de  chaque  fraction  de  tribu  afghane  s'enor- 
gueillit de  le  porter  encore  aujourd'hui. 

De  retour  chez  ses  compatriotes,  Kais  travailla  sérieusement  à  les 
convertir,  et  fit  faire  quelques  progrès  à  l'islamisme;  mais  il  est  à 
croire  que  les  Sarrasins,  qui,  portant  de  tous  côtés  le  fer  et  la 
flamme,  traversèrent  le  pays  des  Afghans  pour  se  jeter  sur  la  vaste 
péninsule  indienne,  furent  pour  beaucoup  dans  le  succès  de  son 
apostolat.  Quelques  tribus  cependant,  retranchées  dans  des  soli- 
tudes inaccessibles,  laissèrent  passer  le  torrent  et  gardèrent  encore 
longtemps  leur  foi  primitive,  lisant  le  Pentateuque  {Taurct-Kwan) 
et  obéissant  aux  prescriptions  de  la  loi  mosaïque. 

De  l'ère  mahométane  datent  les  premières  données  un  peu  posi- 
tives qu'on  puisse  avoir  sur  l'histoire  politique  des  Afghans,  ou,  pour 
leur  donner  le  nom  qu'ils  s'attribuent,  de  la  nation  puchtanali  (2). 
Kais  eut  trois  fils,  auxquels  font  remonter  leur  généalogie  toutes  les 
deux  cent  soixante-dix-sept  tribus  ou  khaih  qiù  constituent  le  pur 
noyau  de  la  race.  Ceux  de  nos  lecteurs  qui  s'intéresseraient  à  l'his- 
toire de  ces  trois  fils  (Saraban,  Batan  et  Gurghusht)  et  à  la  chro- 
nique particulière  des  Sarnbanaî,  Bafnnai  et  Guiyhushfai  pourront 
recourir  à  l'ouvrage  de  M.  Bellew.  Nous  n'en  voulons  tirer,  quant  à 
nous,  que  ce  fait  spécial  d'une  certaine  valeur  pratique  :  la  prédo- 

(1)  Ils  l'avaient  surnommé  malik-twaliU,  prince  de  la  stature  ou  prince  altesse. 

(2)  Ce  mot,  dérivé,  selon  les  uns,  de  l'hébreu,  du  syriaque  selon  les  autres,  corres- 
pond à  l'idée  de  «  peuple  affranchi.  »  Le  mot  afghan  offre  précisément  le  même  sens, 
s'il  est  vrai  que  la  mère  de  cet  Afghana  dont  nous  venons  de  parler  l'ait  ainsi  nommé 
d'après  le  cri  qu'elle  avait  poussé  en  le  mettant  au  monde  à  la  suite  d'un  accouchement 
laborieux  :  «  Afghana!  »  c'est-à-dire,  je  suis  délivrée! 


:212  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rainance  d'une  race  à  part  sur  d'autres  races  qui  parlent  le  même 
langage,  qui  ont  des  origines  probablement  identiques,  professent 
le  même  culte,  observent  les  mêmes  lois.  11  y  a  là  une  tradition 
juive,  un  reflet  de  ce  dogme  qui  nous  présente  les  Hébreux  comme 
une  race  élue  entre  toutes  pour  être  le  peuple  de  Dieu.  Ajoutons 
que  le  type  juif  et  le  type  afghan,  surtout  dans  les  tribus  nomades 
qui  habitent  le  nord  du  pays,  offrent  une  frappante  analogie.  Mêmes 
traits  de  ressemblance  dans  certaines  coutumes  traditionnelles. 
L'immolation  de  l'agneau  pascal  se  retrouve  dans  les  sacrifices  que 
les  Afghans  offrent  à  Dieu  en  cas  de  maladie  ou  de  tout  autre  mau- 
vaise chance,  arrosant  du  sang  de  la  victime  le  seuil  et  les  montans 
de  la  porte  qui  donne  accès  dans  la  maison  atteinte  par  le  fléau.  Un 
village  est-il  menacé  de  contagion,  ils  chargent  en  grande  cérémo- 
nie du  fardeau  des  péchés  de  la  communauté  la  tête  d'un  buflle  ou 
d'une  vache  qu'ils  chassent  ensuite  dans  le  désert,  au  bruit  des 
tambours  et  des  clameurs  poussées  à  l'envi  par  le  peuple  et  les  prê- 
tres. Ici  reparaît  le  «  bouc  émissaire  »  des  Juifs.  Le  blasphémateur, 
chez  les  Afghans  comme  chez  les  sectateurs  de  Moïse,  est  lapidé 
hors  de  l'enceinte  habitée  sur  laquelle  ses  paroles  impies  appellent 
la  vengeance  divine.  Le  suppliant  ou  celui  qui  demande  réparation 
d'une  injure  se  présente  devant  les  arbitres  de  son  sort,  portant  sur 
la  tête,  en  signe  de  soumission,  un  vase  rempli  de  charbons  ardens. 
Encore  une  coutume  d'Israël  :  l'allotement  égal  des  terres  entre  les 
diverses  familles  d'une  tribu  se  fait  chez  les  Afghans  comme  on  le 
voit  décrit  au  dernier  chapitre  du  livre  des  Nombres,  et  il  a  pour 
conséquence  que  les  mariages  se  contractent  fréquemment  entre 
membres  de  la  même  tribu,  pour  ne  pas  aliéner,  en  s' unissant  au 
dehors,  une  partie  de  l'héritage  commun.  Dans  le  sein  de  la  tribu 
s'accomplissent  aussi,  en  vertu  de  stipulations  d'ailleurs  tout  à  fait 
volontaires,  des  échanges  de  domaines,' motivés  par  la  valeur  iné- 
gale des  terres  allouées  à  chaque  famille.  Tous  les  cinq,  tous  les 
dix  ans,  suivant  la  coutume,  les  terres  passent  d'une  main  dans 
l'autre,  et  au  bout  d'un  certain  laps  de  temps  chacun  a  possédé 
tour  à  tour  les  bonnes  et  les  mauvaises  portions  du  sol  commun. 
De  là  des  émigrations  qui  se  font  par  villages  entiers ,  et  à  la  suite 
desquelles  le  territoire  occupé  à  nouveau  se  répartit  entre  les  fa- 
milles survenantes  au  moyen  d'un  nouvel  allotement  que  les  Afghans 
appellent  tantôt  pucha,  tantôt  purra.  Ce  dernier  mot  est  d'origine 
juive  (1). 

En  voilà  bien  assez  pour  justifier  jusqu'à  un  certain  point  le  cé- 
lèbre orientaliste  William  Jones,  qui  reconnaissait,  chez  les  Afghans 
un  rameau  égaré  de  la  souche  Israélite,  opinion  repoussée  dédai- 

(1)  Pur  en  hébreu,  lot,  quote-part,  —  d'où  la  fête  commémorativc  du  Purlin. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  213 

gneusement  par  M.  Elphinstone  et  par  la  Revue  d'Edimbourg  (1), 
sous  cet  unique  prétexte  de  la  difTérence  absolue  qui  existe  entre 
l'idiome  hébreu  et  la  langue  puehtu.  A  cette  différence  que  les  cir- 
constances historiques  peuvent  expliquer,  nous  opposerons  le  gé- 
nie même  de  la  race  afghane,  identique  à  celui  de  la  race  juive  : 
cette  énergie  indomptable,  fette  force  de  résistance,  ce  besoin  de 
secouer  toute  espèce  de  joug,  cette  volonté  d'user  toute  oppression 
qui  se  retrouve  chez  les  tribus  du  Wilayat  aussi  bien  que  chez  les 
fractions  du  peuple  d'Israël  disséminées  dans  tous  les  pays  connus. 
Cette  indépendance  farouche,  source  d'anarchie  et  de  désordres 
fort  graves,  ne  les  en  avait  pas  moins  signalés  à  l'estime,  je  dirais 
presque  au  respect  de  M.  Elphinstone.  Après  avoir  vu,  pendant  ses 
longs  voyages  à  travers  l'Asie,  l'esclavage  sous  toutes  ses  formes, 
la  tyrannie  partout  triomphante,  il  lui  plaisait,  à  ce  fier  Anglais,  de 
retrouver  enfin  l'homme  debout,  regardant  en  face  ceux  qui  préten- 
dent le  dominer,  et  leur  disputant  pied  à  pied  les  privilèges  d'une 
autorité  abusive.  Dans  les  assemblées  de  la  tribu  [jirgas),  dans 
celles  des  chefs  de  tribus,  tenues  autour  du  khan  lui-même,  il  re- 
connaissait cette  distribution  patriarcale  du  pouvoir  qui  garantis- 
sait la  liberté  relative  des  membres  du  clan  d'Ecosse.  Le  khannat 
d'ailleurs  n'étant  pas  héréditaire,  l'ascendant  du  chef  de  clan  se 
trouvait  limité.  C'était  un  magistrat  plutôt  qu'un  prince,  tenu  de 
plus  à  respecter,  outre  les  lois  du  Koran,  le  droit  traditionnel  et 
coutumier  du  pays,  le  purhtumvalnh,  sans  compter  les  prescriptions 
impérieuses  de  cet  autre  code  non  écrit,  celui  a  de  l'honneur  af- 
ghan »  [naiig-i-purhtana),  qui  est  à  chaque  instant  invoqué  par 
ces  orgueilleux  montagnards. 

«  Rien  ne  saurait  mieux  rappeler  ce  qu'était  jadis  l'Ecosse,  dit  M.  Elphin- 
stone, dont  nous  abrégeons  une  des  pages  les  plus  éloquentes  :  le  roi  exer- 
çant un  pouvoir  presque  illimité  sur  les  villes  et  leurs  territoires  adjacens, 
les  clans  les  plus  voisins  dans  une  sujétion  très  précaire,  les  plus  éloignés 
jouissant  d'une  indépendance  presque  absolue;  mêmes  intrigues  et  mêmes 
factions  parmi  les  nobles  en  rapport  avec  la  cour,  mêmes  relations  entre 
les  grands  vassaux  et  le  souverain.  Cet  ordre  de  choses  a  ses  inconvéniens, 
je  l'avoue,  et  on  peut  se  demander  s'il  engendre  la  même  somme  de  bon 
ordre,  de  tranquillité,  de  bonheur  par  conséquent,  que  peut  donner  une 
monarchie  absolue,  même  d'après  le  régime  asiatique.  Je  crois  qu'en  po- 
sant ainsi  la  question,  on  se  placerait  à  un  point  de  vue  erroné.  Les  Af- 
ghans aiment  leur  constitution  populaire,  l'intérêt  qu'elle  met  dans  leur 
existence  agitée,  les  notions  d'indépendance  et  de  dignité  personnelles  qui 
se  trouvent  ainsi  maintenues  chez  eux,  le  courage,  l'intelligence  qu'elle 
les  oblige  t\  déployer,  et  l'élévation  de  caractère  que  cette  activité,  cette 
indépendance  ne  peuvent  manquer  de  leur  procurer. 

(1)  Vol.  XXV,  n"  d'octobre  1815. 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  ...  Cet  état  de  choses  engendre  mille  désordres  secondaires;  mais  il 
met  un  peuple  à  Tabri  de  ces  révolutions  générales,  de  ces  irrémédiables 
calamités  auxquelles  en  Asie  les  pays  de  despotisme  sont  si  fréquemment 
exposés.  En  Perse  ou  dans  l'Inde,  les  passions  d'un  souverain  vicieux  se  font 
sentir  à  chaque  portion  de  ses  états.  A  la  mort  de  chaque  monarque  écla- 
tent des  guerres  civiles  qui  plongent  le  pays  tout  entier  dans  le  désordre 
et  la  misère...  Dans  l'Afghanistan  au  contraire,  le  gouvernement  intérieur 
des  tribus  répond  si  bien  à  la  fin  pour  laquelle  il  a  été  institué,  que  les  plus 
grandes  perturbations  du  gouvernement  royal  ne  sauraient  déranger  son 
mécanisme,  ou  bouleverser  l'existence  populaire.  Un  certain  nombre  de 
petites  républiques  solidement  organisées  et  animées  d'une  ardeur  soi- 
gneusement entretenue  se  trouvent  là  toujours  prêtes  à  défendre  contre 
un  tyran  leur  territoire  naturellement  fortifié,  ou  à  défier,  pendant  une 
guerre  civile,  l'impuissance  des  partis.  Aussi,  comparant  deux  pays  voisins, 
nous  trouvons  la  Perse,  après  vingt  ans  de  profonde  tranquillité,  dans  une 
YOie  de  décadence  marquée,  tandis  que  l'Afghanistan  n'a  pas  cessé  de  pros- 
pérer pendant  une  guerre  civile  qui  dure  depuis  douze  années.  Les  villes  et 
leurs  entours  immédiats,  les  grandes  routes,  ont  souffert  sans  nul  doute, 
exposés  sans  défense  aux  entreprises  des  compétiteurs  qui  se  disputent  la 
couronne  et  au  pillage  de  leurs  armées;  mais  partout  ailleurs  on  construit 
de  nouveaux  aqueducs,  on  met  en  valeur  des  friches  nouvelles. 

«  ...  Il  m'arriva  un  jour,  dit  encore  M.  Elphinstone,  de  faire  valoir  de- 
vant un  intelligent  vieillard  de  la  tribu  Meean-Khail  la  supériorité  d'une 
existence  paisible  sous  la  protection  d'un  puissant  monarque,  en  l'opposant 
aux  discordes,  aux  alarmes,  à  l'effusion  de  sang,  qui  sont  inséparables  du 
système  aujourd'hui  en  vigueur  chez  les  Afghans.  Cet  «  ancien  »  me  réfuta 
chaleureusement  et  conclut  ainsi  sa  harangue  indignée  contre  le  pouvoir 
arbitraire  : —  La  discorde,  nous  l'acceptons,  les  alarmes  de  même;  le  sang 
Tersé,  nous  pouvons  y  souscrire...  Ce  dont  nous  ne  voudrons  jamais,  c'est 
un  maître.  » 

Malo periculosarn  lihertatem...  Ce  vieillard  s'élevait  par  instinct 
à  la  plus  haute  conception  du  génie  des  républiques.  Sa  profession 
de  foi  et  les  convictions  que  M.  Elphinstone  s'était  formées  sur  le 
compte  du  peuple  afghan  expliquent  la  résistance  victorieuse  que 
les  Anglais  ont  trouvée  chez  ce  peuple  aux  instincts  belliqueux,  aux 
tendances  viriles,  quand  ils  ont  voulu  lui  imposer  pour  chef  une  de 
leurs  créatures.  Trompés  par  le  souvenir  de  leurs  faciles  triomphes, 
ils  rencontrèrent,  à  la  place  de  ces  hommes  énervés  par  le  despo- 
tisme, et  qui  sans  résistance  passent  d'un  joug  sous  un  autre,  une 
nation  qui  tressaille  encore  au  nom  d'honneur  et  de  liberté.  Ce  jour- 
là  il  leur  fallut  reculer,  et  reculer  avec  douleur. 

Nous  ne  prétendons  rien  exagérer.  La  liberté  des  Afghans  est  un 
peu  celle  des  klephtes  grecs  et  des  banditli  corses.  Leur  loi  la  plus 
claire  est  celle  du  talion,  ou  des  compensations  tant  bien  que  mal 
réglées  par  une  sorte  de  jury  composé  de  «  barbes  blanches  »  [sping- 
hirai).  Certaines  tribus,  surtout  celles  qui  habitent  les  montagnes 


LA   VIE    DES    AFGHANS.  215 

inaccessibles,  sont  des  bandes  de  brigands  organisées  pour  le  pil- 
lage et  le  meurtre.  L'hospitalité,  —  proverbiale  d'ailleurs,  —  de  ces 
peuplades  errantes  ne  protège  que  le  voyageur  assis  au  foyer.  Avant 
qu'il  n'entre,  dès  qu'il  est  sorti,  on  le  dépouille,  on  l'assassine  sans 
pitié.  Il  y  a  fort  loin  de  là  sans  doute  à  une  organisation  normale; 
mais  encore  une  fois,  au  milieu  de  ces  désordres  privés,  l'esprit  pu- 
blic se  maintient,  le  courage  individuel  ne  faiblit  pas,  l'indépen- 
dance privée  et  l'indépendance  nationale  conservent  de  solides  ga- 
ranties. 

Pour  l'Afghan,  orgueilleux  par  essence,  il  n'existe  dans  son  pays 
d'origine  que  deux  professions  possibles,  celles  de  laboureur  et  de 
soldat.  Un  métier  manuel,  une  industrie,  un  commerce  quelconque, 
ou  ne  s'accordent  pas  avec  ses  idées  sur  l'indépendance  personnelle, 
ou  répugnent  à  ses  instincts.  Ce  n'est  pas  que  le  commerce  n'existe 
dans  le  pays  et  n'occupe  un  certain  nombre  de  tribus  qui  compren- 
nent plusieurs  milliers  de  familles,  mais  les  transactions  ne  se  font 
pas  d'individu  à  individu;  elles  se  combinent  sur  une  large  échelle, 
avec  l'aide  et  par  l'intermédiaire  des  capitalistes  hindous  ou  per- 
sans :  les  indigènes  se  restreignent  au  simple  transport  des  produits 
qu'il  s'agit  de  vendre.  Tous  les  exercices  du  corps  sont  familiers  à 
cette  race  athlétique.  La  chasse,  l'équitation,  le  tir,  l'élève  des  fau- 
cons, sont  les  passe-temps  de  la  jeunesse.  Feringhee-Bacha,  par 
exemple,  dans  les  souvenirs  dont  nous  parlions,  ne  cesse  de  vanter 
son  adresse  à  manier  la  carabine  comme  son  plus  beau  titre  à  l'es- 
time des  hommes.  Dans  les  combats  de  tribu  à  tribu,  combats  que 
provoque  à  chaque  instant  l'incident  le  plus  futile,  le  simple  caillou 
lancé  avec  une  singulière  adresse  devient  un  projectile  des  plus 
meurtriers.  Hérissés  de  préjugés,  vindicatifs  à  l'excès,  avares  jus- 
qu'à la  parcimonie  la  plus  abjecte,  les  Afghans  masquent  ces  vices 
du  caractère  national  par  des  dehors  affables,  un  empressement,  une 
franchise  apparente,  qui  sont  autant  de  pièges  pour  la  confiance  de 
l'étranger.  Illettrés  d'ailleurs,  ils  ont  à  peine  quelques  traditions 
écrites,  et  leurs  prêtres  seuls  sont  en  état  de  les  lire.  Quelques-uns 
de  ces  prêtres  et  un  bien  petit  nombre  de  laïques  appartenant  aux 
classes  les  plus  riches  savent  le  persan  et  ont  ainsi  à  leur  dispo- 
sition quelques  jouissances  littéraires.  Les  documens  officiels,  les 
correspondances  commerciales  se  rédigent  aussi  dans  cette  langue 
étrangère.  Lepuchtu  compte  à  peine  quelques  volumes  de  théologie, 
quelques  romans -poèmes,  quelques  ouvrages  historiques,  le  tout 
en  bien  petit  nombre ,  d'une  circulation  très  restreinte ,  à  peine  lu 
de  quelques  curieux. 

L'islamisme  est  là,  comme  presque  partout  ailleurs,  une  religion 
de  préceptes,  de  cérémonies  et  de  fornuiles,  qui  n'a  sur  les  cœurs 
aucune  prise,  si  ce  n'est  accidentellement,  par  quelques  supersti- 


216  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tions;  un  très  grand  nombre  d'Afghans,  professant  extérieurement 
le  culte  de  Mahomet,  se  déclarent,  dans  leurs  épanchemens  inté- 
rieurs, des  sufis  ou  philosophes.  Ce  sont  de  purs  déistes  admettant 
une  création  et  par  conséquent  un  créateur,  mais  ne  croyant  à  aucun 
des  messagers  ou  prophètes  de  cette  divinité  plus  ou  moins  bien 
conçue.  Ils  aiment  à  traiter  les  matières  théologiques,  mais  leurs 
controverses  et  leurs  spéculations  ont  un  cachet  d'obscure  subtilité 
qui  déroute  en  peu  d'instans  l'auditeur  le  plus  attentif.  Le  populaire 
honore  les  saints,  croit  aux  sorciers,  aux  amulettes,  à  l'astrologie, 
à  toute  sorte  de  présages  que  le  hasard  fournit,  que  la  sottise  inter- 
prète. 

Ce  serait  omettre  un  côté  ■  important  de  notre  sujet  que  de  ne 
pas  dire  quelques  mots  de  l'organisation  militaire  de  ce  pays,  ap- 
pelé peut-être,  dans  l'avenir,  à  un  rôle  essentiel,  soit  qu'il  ait  en- 
core à  combattre  les  progrès  de  l'ambition  anglo- indienne,  soit 
qu'il  ait  à  intervenir  dans  le  duel  futur  de  la  Russie  et  de  la 
Grande-Bretagne,  toutes  deux  engageant  le  fer  dès  aujourd'hui  et 
se  portant  des  atteintes  détournées  en  attendant  que  la  lutte  de- 
vienne plus  franche.  U  y  a  dans  l'Afghanistan  une  armée  régulière 
et  une  milice  nationale.  La  première  comprend  dix-sept  ou  dix-huit 
régimens  d'infanterie,  disciplinés  à  l'européenne  et  portant  les  uni- 
formes de  rebut  que  vendent  à  l'émir  les  agens  de  l'intendance  mi- 
litaire anglo-indienne.  11  faut  y  ajouter  trois  ou  quatre  régimens  de 
cavalerie  légère  (dragons),  formés,  équipés  de  la  même  manière,  et 
une  artillerie  d'environ  cent  pièces  de  canon,  la  plupart  en  bronze 
et  fabriqués  dans  le  pays.  Les  régimens,  nominalement  sous  l'au- 
torité de  l'émir,  sont  distribués  entre  les  princes  du  sang  et  les  gou- 
verneurs de  province,  sans  le  moindre  égard  aux  aptitudes  mili- 
taires de  ces  hauts  personnages,  dont  chacun  organise  à  sa  manière 
le  corps  dont  il  est  komcdan  (commandant)  au  moyen  d'un  état- 
major  qu'il  compose  en  général  de  ses  créatures,  quelquefois  de  ses 
esclaves.  Le  gouvernement  fournit  les  armes  et  les  uniformes  à  un 
prix  fixé  d'avance,  et  qu'on  déduit  ensuite  de  la  paie  due  aux  sol- 
dats. La  difficulté  de  se  procurer  ou  de  fabriquer  des  capsules  limite 
jusqu'à  présent  le  nombre  des  armes  à  percussion  qu'on  peut  dis- 
tribuer aux  troupes  régulières.  La  solde  militaire  se  fait  tantôt  en 
argent,  tantôt  au  moyen  d'une  concession  de  terres  sur  lesquelles 
va  s'établir  la  famille  de  l'engagé,  à  moins  que  l'engagé  lui-même 
ne  la  loue  à  quelque  fermier.  Le  gros  de  l'armée  se  compose  de 
véritables  Afghans,  de  ceux  qui  appartiennent  aux  tribus  pur  sang; 
mais  on  y  compte  un  assez  grand  nombre  de  Tajiks  (1),  quelques 

(1)  Les  Tajiks  sont,  après  les  Afghans,  la  race  la  plus  nombreuse  des  deux  régions 
(Kiiboul  et  Khorassan  )  qui  constituent,  à  vrai  dire,  le  pays  dont  nous  parlons.  On  les 
croit  d'origine  persane,  et  de  tout  temps  ils  ont  été  établis  à  l'ouest  de  la  contrée.  C'est 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  217 

Persans  et  quelques  cipayes  indiens,  déserteurs  des  garnisons  du 
nord-ouest. 

La  milice  comprendrait  au  besoin,  c'est-à-dire  en  cas  d'invasion, 
presque  toute  la  population  mâle,  de  seize  à  soixante  ans  ;  il  est 
presque  impossible  d'en  calculer  le  chiftre.  On  ne  lui  connaît  d'autres 
armes  que  \q  jazail,  le  long  mousquet  des  Afghans,  et  leur  charahy 
c'est-à-dire  leur  poignard,  plus  un  bouclier.  Les  cavaliers  ont  quel- 
quefois une  carabine,  mais  en  général  ils  se  contentent  d'une  lance, 
d'un  sabre  et  d'une  paire  de  pistolets,  remplacés  çà  et  là  par  un 
tromblon.  L'autorité  du  souverain  sur  cette  espèce  de  landtvchr  ou 
de  landsturm  est  encore  assez  mal  établie.  Tenus  en  principe  à  venir 
se  ranger  sous  ses  drapeaux  dès  qu'il  donne  le  signal  de  la  guerre, 
les  miliciens  n'obéissent  en  réalité  qu'aux  chefs  de  leurs  tribus  res- 
pectives, avec  lesquels  ils  ont  des  intérêts  communs  et  qu'ils  servent 
à  titre  de  vassaux  feudataires.  C'est  bien  encore  le  clan  d'Ecosse, 
tel  qu'il  existait  du  temps  de  Marie  Stuart.  La  jalousie  des  chefs, 
les  divisions  intestines  qui  mettent  continuellement  les  tribus  aux 
prises,  l'esprit  de  clan  en  opposition  avec  l'esprit  militaire,  dont 
l'essence  est  l'unité  de  commandement  et  d'action,  paralysent  à 
beaucoup  d'égards  la  force  de  cette  armée  sans  discipline  et  sans 
cohésion.  Elle  n'a  donc  rien  de  redoutable  comme  moyen  d'agres- 
sion; mais,  envisagée  comme  instrument  de  défense  nationale,  elle 
prend  un  tout  autre  caractère.  Devant  l'ennemi  commun,  les  dis- 
cordes intérieures  s'apaisent;  le  besoin  de  s'entendre,  la  nécessité 
d'un  lien  puissant,  font  taire  les  rébellions  personnelles  et  les  ani- 
mosités  de  tribu,  rendent  au  gouvernement  central  une  prédomi- 
nance passagère,  et  lui  permettent  de  donner  à  cette  masse  con- 
fuse l'impulsion  qu'elle  s'obstine  à  refuser  en  temps  ordinaire.  Le 
contraste  de  ces  deux  situations  est  mis  en  relief  par  un  fait  si- 
gnificatif. Les  Afghans  ont  sur  leurs  frontières  deux  misérables  peu- 
plades hostiles,  les  Hazarahs  et  les  Afridis  (1).  Jamais,  bien  qu'ils 
aient  souvent  essayé  de  les  soumettre,  ils  n'ont  pu  y  parvenir.  En 
revanche,  ils  ont  écrasé  une  armée  anglaise,  impunément  mortifié 
l'orgueil  d'une  des  plus  redoutables  puissances  qui  aient  jamais  agi 

une  population  agricole,  nullement  nomade,  et  sans  répugnance  pour  les  métiers  indus- 
triels. Jls  sont  mahométans  sunnites,  très  ignorans,  très  superstitieux,  mais  d'un  naturel 
beaucoup  plus  calme,  beaucoup  plus  docile  que  celui  de  la  race  conquérante,  à  laquelle 
ils  se  soumettent  sans  effort  ni  ressentiment. 

(1)  Les  Hazarahs  sont  des  musulmans  shiites  et  par  conséquent  liérétiques  par  rap- 
port aux  Afghans,  Hs  habitent  un  district  montagneux  qui  porte  leur  nom,  et  d'où 
ils  sortent  l'hiver  en  grand  nombre  pour  venir  chercher  du  travail,  soit  chez  les  Af- 
ghans, soit  dans  les  environs  de  Peshawur.  —  Les  Afridis,  établis  à  la  limite  du  Ka- 
boul et  des  possessions  anglaises,  ne  reconnaissent  ni  Tautorité  de  l'émir,  ni  celle  de  la 
Grande-Bretagne.  Ce  sont  des  brigands  de  profession,  sans  cesse  en  guerre  soit  les  uns 
contre  les  autres,  soit  contre  leurs  voisins. 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  destinées  du  monde,  —  méprisables  ennemis  pour  qui  les 
attend,  terribles  pour  qui  vient  à  eux. 

II. 

La  première  aventure  de  la  mission  anglaise  sur  le  chemin  de 
Kandahar  fut  en  quelques  mots  celle-ci  :  la  petite  troupe  (trois  offi- 
ciers anglais,  deux  gentlemen  afghans  à  la  solde  du  gouvernement 
britannique,  escortés  par  une  trentaine  de  fantassins  et  une  ving- 
taine de  cavaliers  pris  dans  le  corps  des  guides)  avait  franchi  la 
frontière  anglaise  depuis  quelques  jours,  et  traversait  sous  escorte 
afghane  un  pays  où  les  habJtans  marchent  armés,  où  chaque  mai- 
son a  son  burg  (tour  de  guet  et  de  défense),  où  chaque  village, 
soigneusement  clos  d'une  ceinture  de  ronces,  offre  l'aspect  exté- 
rieur d'une  forteresse  bien  armée,  pays  malsain  d'ailleurs,  où  les 
maladies  sévissent  tandis  que  le  brigandage  fleurit.  Arrivés  à  un 
fort  nommé  Kurram,  ils  apprirent  qu'une  tribu  insoumise,  les  Jaji- 
Pathans,  avaient  barricadé  le  kohtal  ou  passe  de  Païwar,  et  préten- 
daient l'interdire,  même  par  la  force,  aux  hôtes  de  l'émir.  Le  naib 
Gholam-Jan,  chargé  de  protéger  ces  derniers,  se  déclarait  hors 
d'état  d'enlever  la  position,  bien  qu'il  disposât  d'un  régiment  d'in- 
fanterie régulière  et  de  deux  pièces  d'artillerie  de  montagne.  Après 
quatre  jours  entiers  de  négociations  avec  les  Jajis,  qui  se  mon- 
traient inflexibles,  il  fallut  se  résoudre  à  user  de  ruse,  et,  tout  en 
continuant  de  parlementer,  le  naïb  fit  occuper  par  ses  réguliers  et 
ses  canons  une  autre  passe  un  peu  plus  au  nord,  et  que  les  Jajis 
n'avaient  pas  songé  à  fortifier.  Une  fois  maître  de  cette  position,  il 
put  faire  franchir  aux  voyageurs  la  barrière  de  montagnes  alpes- 
tres qui  se  dressait  devant  eux,  toute  couverte  de  forêts  et  de 
neiges.  Ce  ne  fut  pas  néanmoins  sans  encombre  ni  sans  émotion  que 
s'accomplit  cette  rude  traversée.  Les  Jajis,  dont  la  principale  ma- 
nœuvre avait  été  déjouée  par  le  stratagème  du  naïb,  reparurent 
bientôt,  exaspérés  et  tumultueux ,  devant  la  petite  colonne.  On  les 
voyait  rarement ,  mais  on  entendait  au  fond  des  gorges  étroites  les 
roulemens  de  leurs  tambours  [nagaréi),  les  sons  aigus  de  leurs  cor- 
nemuses {surnai),  répercutés  par  le  formidable  écho  des  montagnes. 
Ils  se  montraient  aussi  de  temps  à  autre,  sautant  de  roche  en  roche 
avec  l'agilité  d'un  chamois,  et,  brandissant  leurs  charahs,  enton- 
naient en  chœur  un  chant  de  guerre,  mêlé  çà  et  là  d'un  cri  tout  par- 
ticulier qui  commençait  par  les  notes  les  plus  basses  pour  passer 
brusquement  aux  plus  aiguës.  Il  était  indispensable  de  moment  en 
moment  que  les  cavaliers  de  l'escorte  fendissent  du  poitrail  de 
leurs  chevaux  ces  groupes  de  plus  en  plus  hostiles,  et  le  naïb,  à 
plusieurs  reprises,  dut  entrer  en  négociations  avec  ces  farouches 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  219 

montagnards.  Lorsqu'il  fallut ,  le  soir  de  cette  émouvante  journée, 
dresser  un  camp  au  pied  des  hauteurs  occupées  par  les  Jajis,  la  si- 
tuation devint  tout  à  fait  critique.  Les  chants  de  guerre  conti- 
nuaient, les  danses  de  guerre  furent  organisées.  Posant  à  terre 
leurs  boucliers  et  leurs  longs  mousquets,  découvrant  leurs  têtes 
chevelues,  se  faisant  une  ceinture  de  leurs  paggris  (turbans),  le 
poignard  en  main,  l'œil  enflammé,  ces  espèces  de  démons  à  face  hu- 
maine formaient  m.  cadence  leurs  cercles  mobiles.  En  même  temps 
des  groupes  de  Jajis  armés  circulaient  autour  du  camp,  chantant 
et  criant  à  tour  de  rôle  avec  des  bonds  de  singes,  qui  tantôt  les 
portaient  en  l'air,  tantôt  en  avant.  Toutes  ces  manifestations,  toute 
cette  fantasmagorie  paraissaient  avoir  pour  but  de  provoquer  un 
acte  d'hostilité  quelconque ,  qui  aurait  servi  de  prétexte  à  des  re- 
présailles, à  une  attaque  préparée  de  longue  main.  Le  sang-froid, 
l'immobilité  dédaigneuse  que  gardèrent  les  cipayes  de  l'escorte  con- 
formément à  la  consigne  expresse  qu'ils  avaient  reçue,  déjouèrent 
cette  combinaison  perfide.  On  avait  à  craindre  une  surprise  de  nuit, 
bien  que  les  montagnards  se  fussent  dissipés  à  l'approche  des  ténè- 
bres; mais  les  sentinelles  n'eurent  à  signaler  que  le  passage  de  plu- 
sieurs centaines  d'hommes,  dont  on  avait  entendu  la  marche  dans 
la  direction  du  village  vers  lequel  la  mission  allait  se  diriger  au 
point  du  jour.  Le  naïb,  au  moment  où  on  levait  le  camp,  fit  prier 
le  major  Lumsden  de  suspendre  l'exécution  des  ordres  de  marche, 
et  on  le  vit  arriver  peu  après,  manifestant  un  trouble  extrême.  Ses 
coureurs  venaient  de  lui  signaler  un  rassemblement  de  cinq  mille 
Jajis  occupant,  sous  les  ordres  d'un  akhunzada  (1),  un  étroit  et 
profond  défilé,  l'unique  issue  par  laquelle  on  pût  avancer. 

La  situation  prenait  un  aspect  de  plus  en  plus  sombre.  Derrière 
soi,  si  on  battait  en  retraite,  on  trouverait  les  Jajis  de  la  veille,  les 
Ali-Khails,  dont  on  était  parvenu  à  se  concilier  quelques  maliks  ou 
chefs  de  famille,  mais  qui  reviendraient  bien  vite  à  leurs  mauvais 
desseins  en  présence  du  moindre  signe  de  faiblesse.  Brusquer  le 
passage  de  vive  force  était  une  entreprise  éminemment  hasardeuse, 
vu  le  nombre  des  Shamu-Khails  et  les  avantages  de  leur  position. 
Restait,  outre  cette  dernière  alternative,  celle  de  demeurer  en  place 
et  d'appeler  à  soi  des  renforts;  mais  encore  fallait-il  trouver  des 
messagers  sûrs  à  dépêcher  tant  au  gouverneur  de  la  province  qu'à 
l'émir  lui-même,  et  quant  à  ce  dernier,  dans  l'hypothèse  la  plus  fa- 
vorable, il  n'aurait  pu  envoyer  qu'au  bout  de  douze  jours  les  troupes 
ainsi  réclamées.  Le  petit  conseil  de  guerre  formé  sur  place  pour  dé- 
libérer sur  ces  difficultés  pressantes  en  fut  réduit  à  un  mezzo  ter- 
mine provisoire.  Les  maliks  ali-khails  qu'on  avait  gagnés  furent 

(1)  Mot  à  mot  :  sage  de  naissance.  On  désigne  ainsi  les  personnages  éminens  par 
leur  savoir  et  leur  piété. 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépêchés  à  Xakhunzada  pour  obtenir  de  lui  qu'il  se  désistât  de  ses 
hostilités  fanatiques,  et  on  se  prépara,  si  la  négociation  échouait,  à 
s'emparer  de  deux  maisons  fortifiées  qui  s'élevaient  dans  le  voisi- 
nage du  camp,  afin  de  pouvoir  s'y  retrancher  au  besoin.  Les  rnaliks 
revinrent  tout  confus.  On  n'avait  pas  même  voulu  écouter  leurs  re- 
montrances. Lenaïb  alors,  comme  ressource  suprême,  offrit  d'aller 
traiter  en  personne,  et,  sur  le  point  de  se  mettre  en  route,  s' age- 
nouillant sur  sa  ceinture,. qu'il  venait  d'ôter,  sembla  mettre  sa  vie 
et  son  ambassade  sous  la  protection  de  Dieu  et  du  prophète.  Les 
cipayes  de  l'escorte,  qui  jamais  ne  l'avaient  vu  si  dévot,  riaient 
entre  eux  de  ces  démonstrations,  qui  n'étaient  pourtant  pas  très 
rassurantes.  Pendant  son  absence,  qui  dura  plus  d'une  heure,  une 
centaine  d'Ali-Rhails,  postés  sur  une  éminence  voisine,  ne  cessaient 
d'invectiver  les  ((  kafirs,  »  les  infidèles,  dont  chaque  pas  souillait 
leur  territoire,  et  qu'ils  maudissaient  jusque  dans  leur  génération  la 
plus  reculée.  Quelquefois  même  ils  semblaient  prêts  à  s'élancer  sur 
les  cipayes,  qui  continuèrent  heureusement  à  garder  le  sang-froid 
le  plus  impassible.  Le  retour  du  naïb  mit  fin  à  ces  anxiétés;  il  avait 
obtenu  victoire  complète,  disait-il,  en  faisant  appel  à  «  l'honneur 
afghan  »  [nang-i-puchlana),  gravement  compromis  si  les  hôtes  de 
l'émir  venaient  à  être  maltraités  dans  le  pays,  procédé  dont  l'émir 
serait  en  outre  réduit  à  tirer  la  plus  éclatante  vengeance.  Moitié 
scrupule  et  moitié  crainte,  Xakhunzada  s'était  laissé  convaincre,  et 
avait  juré  sur  ((  les  sept  Korans  )>  de  livrer  passage  aux  Feringhis 
sur  ce  sol  sacré  que  souillait  leur  impure  présence. 

Toutes  les  difiîcultés  se  trouvant  ainsi  levées  d'un  seul  coup,  la 
mission  reprit  son  voyage,  non  sans  rencontrer  encore  çà  et  là  plus 
d'un  groupe  évidemment  hostile  qui  n'épargnait  à  ses  membres  ni 
les  sourdes  injures,  ni  les  malédictions  contenues,  mais  dont  aucun 
ne  se  permit  un  acte  positivement  agressif.  Bien  mieux,  dès  que  le 
camp  fut  dressé,  dans  l'après-midi  de  la  même  journée,  plusieurs 
des  maliks  ennemis  se  présentèrent  devant  le  major  Lumsden, 
s'excusant  de  leur  mieux,  et  sollicitant  de  lui  un  razi-nama  ou 
«  certificat  de  satisfaction  »  qui  leur  fut ,  à  leur  grand  chagrin ,  re- 
fusé net. 

Le  plus  curieux  de  l'affaire,  c'est  qu'au  fond  de  toute  cette  agita- 
tion était  la  main  même  de  l'astucieux  naïb.  Pour  se  faire  valoir  aux 
yeux  de  l'envoyé  britannique  et  rehausser  l'importance  des  ser- 
vices que  la  mission  lui  devait,  il  avait  lui-même  soufflé  aux  maliks 
des  deux  tribus  jajis  les  démonstrations  menaçantes  qui  s'étaient 
produites,  en  leur  recommandant  expressément  de  ne  pas  aller  plus 
loin.  A  un  moment  donné  cependant,  l'excitation  populaire  avait 
failli  déjouer  ce  calcul  habile,  et  l'autorité  des  maliks  était  en 
grand  danger  d'être  méconnue.  C'est  alors  que  le  naïb  avait  eu 


L/V   VIE    DES    AFGHANS.  221 

peur  tout  de  bon,  et  qu'un  bel  accès  de  piété  avait  saisi  ce  renard 
afghan,  pris,  pour  ainsi  dire,  à  son  propre  piège. 

Deux  jours  après,  l'escorte  afghane  laissa  percer  quelques  velléités 
de  révolte  qui  s'expliquaient  par  l'irrégularité  de  la  solde  et  l'in- 
suffisance des  distributions  de  vivres.  Harcelé  de  réclamations,  l'of- 
ficier dont  on  croyait  avoir  à  se  plaindre  s'était  réfugié  sous  sa 
tente;  les  mutins  coupèrent  les  cordes  qui  la  tenaient  fixée  au  sol, 
et  l'ensevelirent  ainsi  sous  la  toile.  Cette  espièglerie  militaire  ne 
pouvait  être  tolérée,  et  le  châtiment  ne  se  fit  pas  attendre.  Cinq  des 
plus  coupables  parmi  les  mécontens  furent  saisis,  jetés  à  plat  ventre 
sur  la  neige,  et  reçurent  environ  six  cents  coups  de  bâton  chacun. 
Moyennant  cette  expéditive  rétribution,  personne  ne  se  plaignit  plus. 

A  la  limite  de  chaque  gouvernement,  la  mission  changeait  d'es- 
corte et  passait  sous  une  direction  nouvelle.  Chacun  des  officiers 
chargés  de  la  conduire  ainsi  d'étape  en  étape  avait  sa  physionomie 
à  part,  et  le  journal  de  M.  Bellew  se  trouve  renfermer  toute  une 
galerie  de  portraits  d'après  nature  qui  ne  manque  vraiment  pas 
d'intérêt.  Au  perfide  Gholam-Jan  par  exemple  succèdent  le  sardar 
Mohammed-'Umr-Khan  et  le  nazir  Walli-Mohammed.  Le  premier 
est  un  fanatique  de  la  vieille  école,  à  la  physionomie  austère  et 
maussade,  dont  la  politesse  hautaine  déguise  mal  la  haine  et  le  mé- 
pris que  l'étranger  lui  inspire.  Le  nazir  au  contraire,  petit  homme 
obèse  et  borgne,  facétieux  outre  mesure,  bruyant  et  bavard,  se  per- 
met en  riant  et  gouaillant  à  tout  propos  les  plus  insignes  friponne- 
ries. Ici  ce  sont  des  chameaux  qu'il  se  fait  prêter  par  son  collègue 
Gholam-Jan,  et  qui,  au  moment  de  la  restitution,  disparaissent  tout 
à  coup,  plus  loin  des  réquisitions  imposées  à  un  village  pour  la  sub- 
sistance des  hôtes  de  l'émir,  réquisitions  outrées  à  dessein,  et  dont 
le  nazir  s'attribue  l'excédant.  Ces  menus  profits,  sans  cesse  renou- 
velés, lui  procurent,  en  butin  de  toute  espèce,  la  charge  de  vingt 
chameaux,  et  cependant  il  partage,  dit- on,  avec  son  austère  collè- 
gue. Encouragés  par  de  si  beaux  exemples,  les  cavaliers  de  l'escorte 
ne  se  gênent  pas  et  rançonnent  à  l'envi  les  pauvres  villageois  de 
chaque  bourgade.  En  cas  de  maraude  extraordinaire,  une  belle 
jeune  fille,  voire  un  beau  jeune  homme  enlevé  de  force  et  livré  à 
leurs  chefs  rendra  ces  derniers  aveugles  à  tous  leurs  méfaits,  sourds 
à  toutes  les  plaintes  de  leurs  victimes. 

De  pareils  excès  ont  laissé  çà  et  là,  dans  quelques-unes  des  loca- 
lités les  plus  foulées,  les  plus  opprimées,  le  regret  de  la  domination 
passagère  que  les  Anglais  ont  exercée  sur  le  pays  des  Afghans  pen- 
dant les  trois  ou  quatre  ans  du  règne  de  Shah-Soudjah.  Quelques 
vœux  en  ce  sens  arrivèrent  aux  oreilles  des  envoyés  britanniques; 
mais  l'historien  de  la  mission,  tout  en  les  enregistrant  soigneuse- 
ment, ne  peut  se  dissimuler  que  la  masse  du  peuple  ne  soit  aussi 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exaltée  que  jamais  par  le  sentiment  toujours  légitime  de  l'indépen- 
dance nationale.  Il  avoue  que  presque  partout  le  vide  se  faisait  au- 
tour de  la  mission  malgré  l'empressement  des  malades  à  solliciter 
les  secours  du  feringhi  hakim,  du  médecin  d'Europe.  C'est  dans 
ce  rôle  professionnel  que  M.  Bellew  a  pu  scruter  de  plus  près  le 
caractère  afghan  et  qu'il  lui  a  été  donné  de  percer  à  jour  les  mille 
voiles  de  la  duplicité  orientale.  Sur  la  route  de  Kandahar,  mais 
surtout  après  son  arrivée  dans  cette  cour  de  l'héritier  présomptif, 
auprès  duquel  la  mission  demeura  pendant  tout  son  séjour,  il 
était  assiégé  des  requêtes  les  plus  embarrassantes.  Sous  prétexte  de 
le  consulter  sur  des  maladies  plus  ou  moins  avérées,  on  ne  lui  de- 
mandait rien  moins  que  des  «  philtres  »  de  plus  d'une  espèce,  tan- 
tôt destinés  à  combattre  l'épuisement  précoce  que  la  débauche 
amène,  tantôt,  —  et  tout  aussi  fréquemment,  —  à  servir  les  inspi- 
rations de  la  haine  et  du  meurtre. 

Le  plus  important  de  ses  cliens  devait  être  et  fut  en  effet  l'héri- 
tier présomptif  lui-même  {ivaU-altad)  le  sardar  Gholam-Haïdar- 
Khan,  que  de  fréquentes  indispositions  obligeaient  de  recourir  au 
médecin  anglais  nonobstant  les  sinistres  présages  des  liakhns  indi- 
gènes. Ce  prince,  d'une  corpulence  énorme  et  d'une  physionomie 
agréable,  bien  que  fortement  marquée  au  type  juif,  avait  d'abord 
fait  à  la  mission  anglaise  l'accueil  le  plus  chaleureux  et  le  plus  em- 
pressé. Il  se  rappelait,  disait-il,  les  égards  et  les  soins  qui  lui 
avaient  été  prodigués  à  Calcutta  pendant  qu'il  y  séjournait  comme 
prisonnier  de  guerre  (1) ,  et  professait  la  plus  haute  estime  pour 
le  caractère  du  peuple  anglais.  —  Restait  à  savoir  ce  que  ses  protes- 
tations avaient  de  sincère,  et  sous  ce  rapport  les  événemens  allaient 
le  mettre  à  l'épreuve.  D'une  part  en  effet,  la  guerre  de  Perse  ter- 
minée et  l'évacuation  d'Hérat  diminuaient  l'importance  militaire  de 
la  mission,  tandis  que  d'un  autre  côté  les  nouvelles  de  l'Inde  arri- 
vaient de  jour  en  jour  plus  désastreuses,  et  ouvraient  au  peuple 
afghan  les  perspectives  d'une  revanche  longtemps  convoitée.  Bien 
que  placée  sous  la  protection  immédiate  de  l'héritier  présomptif 
et  partageant  avec  lui  l'enceinte  de  la  citadelle,  la  mission  an- 
glaise n'en  était  pas  moins  dans  une  situation  des  plus  critiques,  et 
certaines  pages  du  journal  de  M.  Bellew  laissent  entrevoir  que  la 
bonne  volonté,  le  zèle  de  Gholam-Haïdar-Khan  ne  leur  semblaient 
pas  à  l'épreuve  de  revers  trop  prolongés. 

C'était  en  somme  un  vrai  prince  du  moyen  âge,  sans  le  moindre 
scrupule,  soupçonneux  et  rusé,  avare  surtout  et  sans  entrailles  pour 
le  peuple  confié  à  son  autorité.  Kandahar  était  à  cette  époque  sous 
le  coup  simultané  de  la  famine  et  de  la  peste.  Dans  le  premier 

(1)  Il  avait  été  pris  à  Gliuznee  lorsque  cette  place  importante  fut  enlevée  d'assaut  par 
les  troupes  que  commandait  lord  Keane. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  523 

de  ces  fléaux,  l'héritier  présomptif  n'avait  vu  qu'une  occasion  de 
spéculer  sur  les  grains,  et  quant  au  second,  la  citadelle  étant  restée 
en  dehors  de  ses  atteintes,  il  ne  s'en  inquiétait  pas  autrement.  Sa 
surprise  fut  grande  lorsque  le  médecin  anglais  lui  soumit  le  projet 
d'un  dispensaire  où  les  malades  pourraient  venir  le  consulter.  «  Y 
songez-vous?  lui  disait-il  naïvement.  A  quoi  bon  vous  donner  toute 
cette  peine?...  Personne  ne  vous  en  saura  le  moindre  gré...  »  De 
guerre  lasse,  il  accorda  pourtant  l'usage  d'un  vieux  séraï  tombant 
en  ruine;  mais,  sous  prétexte  de  veiller  à  la  sûreté  du  médecin,  les 
hommes  de  garde  perdaient  rarement  une  occasion  de  molester  et 
de  piller  les  patiens  qui  venaient  lui  demander  des  avis,  des  remèdes 
et  parfois  des  aumônes. 

Maintenant,  en  abrégeant  un  peu  les  récits  de  M.  Bellew,  nous 
allons  tâcher  de  réunir  quelques-uns  des  traits  caractéristiques  de 
la  vie  afghane  dans  l'ordre  même  où  ils  nous  sont  donnés,  c'est-à- 
dire  au  jour  le  jour. 

«  ...  Le  prince  nous  traite  avec  moins  d'égards,  et  ses  courtisans  se  hâ- 
tent de  l'imiter.  Ceci  tient  à  nos  remontrances  sur  le  prix  exagéré  du  four- 
rage fourni  à  nos  chevaux.  On  le  porte  au  double  de  sa  valeur  marchande. 
Informé  de  nos  plaintes,  le  prince  a  ratifié  les  exigences  de  son  nazir.  On 
paiera  donc,  mais  l'émir  trouvera  déduite  de  son  allocation  mensuelle  la 
somme  ainsi  extorquée,  et  le  nazir  ne  nous  fournira  plus  de  fourrage. 

« ...  Le  prince  nous  envoie  une  bouteille  d'un  prétendu  «  baume  de 
Gilead  »  qu'il  nous  prie  d'examiner.  On  le  lui  a  offert  comme  remède  sou- 
verain contre  les  rhumatismes.  Le  cachet  de  la  bouteille  porte  ces  mots  : 
«  champagne-cognac.  »  Après  vérification,  nous  rendons  à  ce  baume  son 
véritable  nom  :  c'est  de  l'eau-de-vie.  Il  fallait  voir  l'étonnement  que  ce  mot 
décisif  a  produit  chez  l'innocent  sardar,  et  le  remords  qu'il  affichait  d'avoir 
touché  le  vase  rempli  de  la  liqueur  proscrite,  et  sa  crainte  de  voir  l'atmos- 
phère ambiante  contaminée  par  les  effluves  alcooliques  du  terrible  flacon. 
Il  nous  propose  de  le  garder,  si  toutefois  nous  pouvons  en  tirer  parti. 
L'offre  est  acceptée  avec  empressement,  car  il  ne  nous  reste  plus  que  deux 
bouteilles  d'eau-de-vie  et  deux  de  port-wim,  strictement  conservées  pour 
ceux  de  nous  qui  tomberaient  malades. 

«...  J'ai  dû  renoncer  à  distribuer  quelque  argent  aux  pauvres  malades  qui 
hantent  mon  dispensaire;  les  soldats  afghans  préposés  à  la  garde  des  portes 
se  le  faisaient  remettre  à  force  de  mauvais  traiteraens.  L'héritier  présomptif 
ne  réprime  jamais  ce  genre  d'excès;  il  a  pour  politique,  tout  au  contraire, 
de  mettre  en  lutte  l'élément  militaire  et  l'élément  civil. 

«...J'argumente  deux  heures  durant  avec  lé  principal  médecin  du  prince. 
M'accablant  de  citations  empruntées  à  Bokrat,  Jalinus,  Aristus,  Abu-Ali- 
Sina  (Hippocrate,  Galien,  Aristote,  Avicenne),  il  m'a  soutenu  que  les  vibra- 
tions de  la  voix  étaient  produites  par  les  pulsations  du  cœur,  et  que  tous 
les  vaisseaux  sanguins  se  centralisaient  au  nombril!  Se  fondant  sur  l'his- 
toire de  la  création  d'Eve,  telle  que  le  Koran  la  rapporte,  il  veut  aussi  que 
du  côté  gauche  l'homme  n'ait  pas  plus  de  onze  côtes.  Je  lui  propose  de  vé- 


224  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rifier  la  chose  par  ses  propres  yeux.  Il  s'effarouche  et  m'appelle  blasphé- 
mateur. Il  est,  lui,  un  hypocrite  très  pompeux,  très  sévère  en  paroles, 
mais  dont  le  teint  fleuri  atteste  les  propensions  gastronomiques,  et  qui  est 
loin  de  s'interdire  les  joies  du  harem.  Il  avait  reçu  de  Bombay,  m'a-t-il  dit, 
un  assortiment  de  médicamens  anglais  qu'il  comptait  soumettre  à  mon 
examen,  afin  d'être  éclairé  sur  l'appropriation  et  les  doses  de  chaque  élec- 
tuaire,  n'en  ayant  obtenu  jusqu'alors  que  des  résultats  peu  satisfaisans.  J'ai 
reçu  effectivement  le  lendemain  deux  paniers  remplis  de  fioles.  Sur  l'une 
on  lisait  essence  de  mille  fleurs,  sur  l'autre  eau  de  Cologne,  et  le  reste  à 
l'avenant,  une  boutique  de  parfumerie;  de  temps  en  temps  un  flacon  de 
sauce  ou  d'huile  de  menthe,  un  pot  de  pommade  pour  les  cheveux  ou  de 
crème  pour  la  peau;  tout  à  travers  ces  inoffensives  compositions,  une  fiole 
sans  étiquette  qui  se  trouvait  contenir  de  l'acide  sulfurique  concentré. 
L'honnête  hakim  s'en  était  déjà  servi  pour  guérir  une  ophthalmie,  et  son 
malade,  comme  de  juste,  y  avait  perdu  les  deux  yeux. 

«...On  a  lapidé  ce  matin,  hors  des  portes  de  la  ville,  avec  l'assentiment 
de  l'héritier  présomptif,  un  pauvre  diable  accusé  de  blasphème.  Le  bruit  se 
répand  qu'il  était  fou.  Un  de  nos  cipayes  prétend  qu'un  temple  s'élèvera 
quelque  jour  sur  l'endroit  où  cet  innocent  a  été  mis  à  mort;  ses  camarades 
le  reprennent  aigrement  pour  ce  propos,  qui  leur  paraît  téméraire. 

«  ...  Le  sardar  me  fait  mander  par  son  général  en  chef  Faramurz-Khan. 
Son  altesse  est  étendue  sur  un  lit  au  milieu  de  la  grande  salle  d'audience. 
Les  courtisans  l'accablent  de  condoléances,  les  hakims  discutent  à  tue- 
tête,  les  serviteurs  du  palais  sanglotent  comme  c'est  leur  devoir,  si  bien 
que  dans  tout  ce  bruit  les  gémissemens  du  prince  se  perdent  absolument. 
Il  me  saisit  la  main  dès  qu'il  m'aperçoit.  —  Soulagez-moi,  dit-il,  ou  je 
meurs!... — Il  a  tout  simplement  une  attaque  de  goutte  au  gros  orteil  du  pied 
droit.  J'ordonne  des  sangsues.  Les  hakims  se  récrient.  L'un  d'eux,  s'élan- 
çant  vers  la  fenêtre,  déclare  que  l'équilibre  de  l'air  est  troublé.  La  con- 
jonction des  étoiles  d'ailleurs  n'est  point  favorable  au  remède  que  je  pro- 
pose. Un  second  invite  le  sardar  à  boire  encore  un  sorbet  au  musc.  Son 
altesse,  qui  s'en  est  gorgée  depuis  le  matin,  envoie  fort  loin  ce  conseiller 
inopportun.  —  Est-ce  une  maladie  froide  ou  une  maladie  chaude?  me  de- 
mande gravement  un  troisième  docteur.  Je  lui  réponds  que  très  décidément 
la  maladie  est  chaude,  et  qu'elle  exige  un  prompt  traitement.  Aussitôt  il  tire 
de  sa  poche  un  gros  manuscrit  et  se  met  à  me  donner  la  liste  de  tous  les 
remèdes  applicables  en  pareil  cas.  Les  autres  hakims  le  contemplent,  éba- 
his et  un  peu  jaloux.  Le  sardar  continue  à  pousser  de  temps  en  temps  un 
cri  sourd  auquel  répondent  mille  prières  éjaculatoires,  des  hélas,  des  la- 
houl  sans  fin.  Je  m'approche  alors  et  lui  demande  en  anglais  de  faire  faire 
silence.  Il  donne  l'ordre  de  se  taire,  mais  personne  n'a  garde  d'obéir.  Les 
luf'ans,  les  kiamats,  et  autres  exclamations  du  même  ordre  retentissent  de 
plus  belle.  En  dépit  de  tout,  je  persiste.  Les  sangsues  sont  appliquées  et  sui- 
vies de  fomentations  chaudes.  Le  sardar  soulagé  soupire  de  joie  :  Tafawal 
i  zamin  iva  atman!  (c'est  la  différence  entre  le  ciel  et  la  terre I),  s'écrie-t-il 
avec  un  ravissement  ému;  puis  il  se  met  sur  son  séant  et  demande  son  chi- 
lam  (sa  pipe)  et  une  tasse  de  thé,  le  tout  destiné  à  me  refaire  de  mes  fa- 
tigues. Entre  deux  bouffées  de  tabac  et  deux  gorgées  de  thé,  j'écoute  les 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  225 

railleries  brutales  dont  il  accable  ses  médecins  si  unanimes  dans  leur  stu- 
pidité. Je  lui  propose  un  remède  qu'il  accepte  avec  reconnaissance.  Un  ser- 
viteur de  confiance  m'accompagne  h  mon  départ,  et  doit  le  lui  rapporter 
immédiatement. 

«  ...  Vous  croyez  peut-être  que  le  remède  a  été  pris?  Pas  le  moins  du 
monde.  Les  hakims  l'ont  dénoncé  comme  une  composition  vineuse  et  par 
conséquent  prohibée,  «  peut-être  un  poison,  »  disaient  quelques-uns.  Con- 
séquences :  le  pied  est  redevenu  douloureux,  un  mouvement  fébrile  se 
manifeste,  accompagné  d'un  état  cérébral  inquiétant.  Je  déclare  qu'une 
saignée  est  nécessaire,  et  je  me  mets  en  devoir  de  faire  les  ligatures  préa- 
lables. Les  hakims  m'arrêtent,  non  qu'ils  contestent  l'utilité  de  la  sai- 
gnée, mais  pour  délibérer  entre  eux  si  on  se  servira  d'une  lancette  fabri- 
quée dans  le  pays,  ou  s'il  sera  permis  d'ouvrir  la  veine  du  sardar  avec  un 
outil  fabriqué  par  des  mains  infidèles... 

«...  Depuis  que  les  daks  (courriers)  de  Peshavvur  ont  apporté  la  nou- 
velle de  l'insurrection  des  cipayes,  notre  position  est  devenue  fort  critique. 
Nous  sommes  à  la  merci  des  caprices  de  l'émir  et  de  l'héritier  présomptif. 
Un  des  principaux  chefs,  Sarfarat-Khan,  avait  dès  les  premiers  jours  orga- 
nisé un  plan  d'attaque  contre  la  citadelle,  afin  de  s'emparer  de  nous  et  de 
nous  mettre  ensuite  à  rançon,  quitte  à  gagner  au  moins  le  paradis,  si,  la 
rançon  refusée,  il  était  réduit  à  nous  tuer  comme  «  infidèles.  »  Les  achats 
de  plomb  qu'il  faisait  de  tous  côtés  ont  éveillé  l'attention,  et,  se  voyant  de- 
viné, il  a  pris  la  fuite  du  côté  d'Hérat.  Un  détachement  de  cavalerie  lancé 
sur  ses  traces  n'a  pu  l'atteindre. 

«  Quelques  jours  après,  un  certain  nombre  de  mullahs  (prêtres),  se  faisant 
les  organes  du  parti  religieux,  sont  venus  demander  au  sardar,  en  audience 
solennelle,  que  les  officiers  de  la  mission  anglaise  leur  fussent  livrés,  ou  tout 
au  moins  chassés  de  la  cour  et  bannis  du  pays  que  souillait  leur  présence. 
Le  sardar,  en  accédant  à  leurs  vœux,  se  montrerait,  disaient-ils,  un  croyant 
fidèle,  le  champion  de  l'islam,  et  mériterait  l'estime,  la  confiance  de  ses  su- 
jets. La  réponse  du  prince  a  été  que  nous  étions  sans  doute  hérétiques, 
mais  néanmoins  ahl-i-kolab^  c'est-à-dire  «  hommes  du  livre,  »  et  par  là  con- 
sidérables, de  plus  fidèles  alliés  de  l'émir  contre  les  Persans,  et  qu'il  était 
décidé  à  nous  protéger  contre  toute  fâcheuse  intervention;  puis  il  les  a  ren- 
voyés en  les  menaçant  d'un  châtiment  sévère,  s'ils  excitaient  à  notre  sujet 
le  moindre  trouble  dans  la  cité.  Tant  de  fermeté  nous  a  surpris  agréable- 
ment. 

«  •••  Des  fusillades,  des  mousqueteries  sans  fin  nous  ont  réveillés  en  sur- 
saut. Nous  avons  appris  avec  étonnement  que  le  sardar,  à  peine  remis  de 
son  attaque  de  goutte,  allait  contracter  mariage.  On  jase  par  la  ville  de  cet 
hymen,  regardé  comme  une  injustice.  Un  riche  marchand  de  la  cité,  veuf 
et  père  d'une  fille  de  neuf  ans,  est  décédé  il  y  a  huit  ou  dix  jours,  laissant 
cette  enfant  pour  unique  héritière  de  ses  biens,  lesquels  consistaient  en  un 
trésor  de  15,000  roupies,  huit  chaiTHes  de  terres  évaluées  à  600  roupies, 
quatre  moulins  avec  leur  cheptel  en  chevaux,  bétail,  approvisionnemens,  etc. 
A  peine  son  décès  rendu  public,  sept  ou  huit  soldats  de  l'héritier  présomp- 
tif, sous  prétexte  qu'ils  appartenaient,  comme  le  défunt,  à  la  tribu  Tarin,  et 

TOME  XLVIU.  15 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  prévalant  de  leur  droit  de  parenté,  vinrent  s'emparer  de  son  héritage.  La 
jeune  fille  prend  peur  et  se  réfugie,  suivie  de  deux  ou  trois  domestiques, 
chez  sa  grand'mère,  à  l'autre  bout  de  la  ville,  emportant  le  trésor  pater- 
nel. Les  soldats  la  poursuivent  et  demandent  que  les  roupies  et  l'enfant 
leur  soient  immédiatement  livrés.  Les  grands  parens  se  hâtent  de  présenter 
une  pétition  au  sardar  pour  qu'il  les  protège  contre  cette  tentative  de  spo- 
liation. Celui-ci  leur  répond  par  un  ordre  formel  de  lui  envoyer  la  petite 
héritière,  dont  il  va  faire  sa  femme.  Pris  à  court  et  sans  aucun  moyen  de 
résister,  ils  obéissent.  Le  même  jour,  on  met  l'enfant  dans  une  litière,  et  on 
l'expédie  au  haram-sarai  de  l'héritier  présomptif.  Le  lendemain,  fêtes  et 
musiques,  salves  de  mousqueterie  et  réjouissances.  Le  mariage  était  chose 
accomplie. 

«  ...  Trois  hommes  pendus  hier  devant  la  citadelle.  Ce  sont  des  marau- 
deurs beloutchis  qui  ont  attaqué  et  tué  un  collecteur  d'impôts  envoyé  par 
l'émir  dans  les  environs  de  Girishk.  Ce  matin,  autre  exécution,  dont  le 
populaire  s'est  beaucoup  plus  ému.  Un  kisas  ou  «  vengeance  du  sang  «  avait 
attiré  une  foule  de  spectateurs.  Voici  le  fait.  Deux  valets  d'écurie,  occupés 
à  la  récolte  d'un  pré,  se  prirent  de  querelle  il  y  a  dix  ou  douze  jours.  L'un 
d'eux  porte  à  l'autre  un  coup  de  faucille  qui  lui  tranche  jusqu'à  l'os  les 
parties  molles  du  poignet.  Une  hémorragie  effrayante  se  déclare,  qu'on 
arrête  avec  un  remède  du  pays,  mélange  de  chaux  vive  et  de  feuilles  de 
mûrier  bien  pilées.  La  semaine  suivante,  on  amène  le  malade  à  mon  dis- 
pensaire. La  gangrène  s'étendait  déjà  jusqu'au  coude.  Comme  unique 
chance  de  salut,  je  propose  d'amputer  le  membre.  Refus  énergique  du  ma- 
lade, qui  aime  mieux  aller  tout  droit  au  ciel  que  de  se  voir  réduit  à  men- 
dier ici-bas  pour  le  reste  de  ses  jours,  et  d'avoir  ensuite  à  chercher  son 
bras  Dieu  sait  où  avant  de  pouvoir  se  présenter  décemment  aux  portes  du 
jannat  (paradis).  Tant  qu'il  n'était  que  blessé,  l'affaire  était  à  peu  près 
nulle  pour  son  antagoniste  ;  mais  à  peine  l'eus-je  déclaré  perdu,  que  le  gé- 
néral Faramurz-Khan  se  hâta  de  faire  arrêter  ce  dernier,  qui  fut  jeté  dans 
les  cachots  de  la  citadelle.  Mon  client  se  garde  bien  de  ne  pas  mourir  deux 
jours  plus  tard,  la  gangrène  aidant,  et  peut-être  aussi  par  rancune.  Son  frère 
réclame  les  privilèges  atroces  que  lui  assurait  la  législation  coutumière  du 
Puclitunwalah,  et  obtient  immédiatement  le  kisas,  —  la  peine  du  talion.  Je 
n'ai  pas  voulu  assister  à  cette  abominable  scène;  mais  Fararaurz-Klian,  qui 
en  revenait  tout  échauffé,  ne  m'a  épargné  aucun  détail.  Dès  que  le  kazi  a 
eu  donné  lecture  de  la  sentence  qui  adjugeait  l'assassin  au  frère  de  la  vic- 
time, celui-ci  s'est  avancé,  tirant  son  charah  du  fourreau,  puis,  renvP'''=^^iît 
à  terre  l'homme  sur  lequel  on  lui  donnait  droit  de  vie  et  de  mort,  et  du  ge- 
nou lui  pressant  la  poitrine,  il  l'a  décapité  à  loisir,  avec  un  sonore  Bismil- 
lah-a-r-rahman-a-rahii)i!  (au  nom  du  Seigneur  très  clément  et  gracieux!) 

«...  Ce  général  Faramurz-Khan  est  un  esclave  kafir  (c'est-à-dire  du  Kafi- 
ristan),  enlevé  à  ses  montagnes  natales  dès  l'âge  le  plus  tendre,  et  qui  a  tou- 
jours vécu  chez  les  Afghans.  Avant  de  passer  sous  l'autorité  de  l'héritier 
présomptif,  il  faisait  partie  à  Caboul  de  la  cour  de  l'émir  comme  page  de 
feu  le  wazii'  Akhbar-Khan.  C'est  un  joli  garçon,  d'une  trentaine  d'années, 
qui,  depuis  notre  arrivée  à  Kandahar,  adoptant  peu  à  peu  nos  modes  an- 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  227 

glaises,  ressemble  tout  à  fait,  avec  ses  cheveux  brun  clair  et  son  teint 
presque  blanc,  à  un  de  nos  compatriotes.  Confident  du  sardar  et  comman- 
dant en  chef  de  ses  troupes,  il  occupe  une  position  fort  importante.  C'est 
lui  qui  est  chargé  de  nous  en  tout  et  pour  tout;  aussi  vient-il  nous  voir 
presque  chaque  jour,  et  tantôt  empruntant  un  uniforme,  tantôt  un  casque, 
tantôt  une  paire  de  bottes,  à  l'un  ou  à  l'autre,  il  s'efforce  de  s'équiper 
à  l'européenne.  Son  tailleur  n'est  malheureusement  pas  fort  expert,  et 
comme  l'empois  est  inconnu  des  blanchisseuses  afghanes,  il  a  toujours 
l'air  un  peu  dissipé  avec  ses  gilets  à  moitié  déboutonnés,  ses  cravates 
lâches,  ses  cheveux  dont  le  peigne  n'approche  guère,  et  son  casque  posé 
de  côté.  Nous  en  rions  sans  trop  nous  gêner,  et  sans  qu'il  prenne  la  mou- 
che. Dans  nos  entretiens  intimes,  il  avoue  qu'il  regrette  la  vie  sauvage  et 
libre  de  ses  montagnes  natales;  mais  en  public  il  professe  la  plus  grande 
vénération  pour  les  Afghans  et  le  culte  du  vrai  Dieu.  Ayant  la  responsabi- 
lité de  l'administration  militaire,  et  obligé  d'aviser,  sans  argent  ni  maté- 
riel, à  ce  que  les  troupes  soient  équipées  et  tranquilles,  il  passe  sa  vie  dans 
des  craintes  perpétuelles  malgré  la  confiance  dont  l'honore  le  prince. 

«...  Pendant  une  de  nos  promenades  avec  le  sardar,  nous  rencontrâmes, 
il  y  a  deux  jours,  une  ha  fila  (caravane)  de  chevaux.  Ils  arrivaient  conduits, 
au  nombre  de  soixante -dix  ou  quatre-vingts,  par  les  trafiquans  qui  les 
étaient  allés  chercher  du  côté  d'Hérat  et  de  Maimouna.  Le  prince,  à  peine 
les  eut-il  vus,  dépêcha  son  mir-akhor  ou  grand-écuyer,  pour  les  inspecter 
et  faire  son  choix.  Une  vingtaine  des  plus  beaux  ont  été  amenés  aujour- 
d'hui dans  la  cour  qui  précède  la  salle  d'audience  ^  l'héritier  présomptif, 
et  alors  a  commencé  une  scène  que  l'Afghanistan  seul  peut  voir  se  jouer. 
«  Le  sardar,  après  s'être  complu  à  énumérer  les  défauts  des  bêtes  qu'il 
avait  sous  les  yeux,  s'est  adressé  à  ses  courtisans,  et  avec  toutes  les  formes 
extérieures  de  la  générosité,  de  l'équité  la  plus  exquise,  leur  a  demandé  ce 
que  pouvaient  valoir,  à  leur  avis,  des  montures  de  si  mince  mérite.  Le  tnir- 
akhor  s'est  hâté  de  répliquer  que,  si  elles  étaient  en  meilleur  état,  on  pour- 
rait bien  donner  30  roupies  de  chacune,  mais  que  la  libéralité  du  sardar, 
prenant  en  considération  le  long  voyage  des  maquignons,  lui  ferait  porter 
ce  prix  sans  nul  doute  à  Zt5  roupies.  Approbation  générale  et  grand  bruit 
d'applaudissemens.  Le  sardar  reprend  la  parole;  sa  magnanimité  va  au-delà 
de  ce  qu'on  attend  d'elle  :  il  donnera  50  roupies  par  cheval.  Cette  fois-ci, 
l'enthousiasme  de  l'assistance  est  au  comble,  et  se  traduit  par  une  clameur 
formidable.  Les  pauvres  trafiquans,  eux,  de  crier  aussi  à  tue-tête,  mais  pour 
se  plaindre.  Ils  invoquent  le  témoignage  de  tous  leurs  saints  prophètes,  ju- 
rant qu'on  les  ruinera  §i  on  leur  paie  leur  marchandise  à  ce  prix  purement 
nominal.  —  Cinquante  roupies!  c'est  moins  qu'ils  n'ont  dépensé  en  four- 
rages et  en  droits  d'octroi...  On  ne  les  laisse  pas  achever;  leur  basse  ingra- 
titude devient  l'objet  d'une  réprobation  unanime,  et  on  les  prie  de  se  taire,... 
ce  qu'ils  font  aussitôt,  l'air  confus  et  le  nez  fort  bas.  Ils  savent  par  expérience 
ce  qu'il  leur  en  coûterait  de  se  montrer  plus  récalcitans.  Voilà  le  marché 
conclu,  après  quoi  ils  se  retirent,  maudissant  tout  bas  le  sardar  et  se  hâ- 
tant de  quitter  la  ville  pour  se  diriger  vers  Shikarpore  (1),  où  ils  ne  laisse- 
Il)  Sur  le  territoire  nord-ouest  des  possessions  anglaises. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ront  pas  à  moins  de  3  ou  ZiOO  roupies  ces  mêmes  animaux,  dont  l'élite  n'en 
a  coûté  que  50  au  magnanime  héritier  de  Dost-Mohammed. 

«  ...  Le  coton-poudre,  dont  personne  ici  ne  connaissait  les  effets,  intéresse 
vivement  le  sardar  et  son  entourage.  Un  des  principaux  dignitaires  m'a  pris 
à  part  après  que  j'eus  fait  devant  lui  l'expérience  de  ce  nouvel  engin  de 
guerre,  et  m'en  demanda  naïvement  «  de  quoi  rembourrer  un  coussin...  Je  le 
donnerai,  disait-il,  à  quelqu'un  de  ma  connaissance,  et  en  faisant  tomber 
par  accident  un  charbon  de  son  chilam...  »  Un  vieux  mullah  s'est  réveillé  au 
bruit  de  la  discussion  soulevée  par  les  propriétés  du  coton-poudre.  Après 
se  les  être  fait  expliquer,  il  a  déclaré  que  c'était  là  une  invention  du  mau- 
vais esprit,  puis,  égrenant  son  chapelet,  il  s'est  rendormi  de  plus  belle. 

«  Une  autre  expérience  sur  l'inllammabilité  du  gaz  hydrogène  m'a  fait 
soupçonner  de  rapports  intimes  avec  sa  majesté  infernale,  et,  ceci  pouvant 
devenir  grave,  j'ai  laissé  de  côté  l'achèvement  d'une  batterie  voltaïque  déjà 
plus  qu'à  moitié  préparée.  Le  grand  inconvénient  de  ces  prouesses  chi- 
miques est  de  me  donner  une  réputation  d'empoisonneur  subtil  et  de  m'at- 
tirer  un  nombre  infini  de  requêtes  embarrassantes,  les  uns  me  demandant 
de  les  aider  à  se  défaire  secrètement  de  leurs  ennemis,  les  autres  un  moyen 
sûr  de  reconnaître  le  poison  mêlé  à  leurs  alimens.  Il  résulte  évidemment 
de  tout  ceci  que  l'art  de  maléficier  la  nourriture  de  son  semblable  jouit  à 
Kandahar  d'une  grande  vogue. 

«...  Voici  comment  le  sardar  entend  les  finances  :  on  vient  de  tambou- 
riner par  la  ville  que  toute  la  monnaie  de  cuivre  en  circulation  devait  être, 
dans  les  vingt-quatre  heures,  rapportée  au  trésor  public ,  et  cela  sous  les 
peines  les  plus  graves;  mais  auparavant  il  avait  eu  soin,  par  un  décret  tout 
à  fait  arbitraire,  de  déclarer  que  cette  même  monnaie  ne  devait  plus  être 
reçue  que  pour  moitié  de  son  ancienne  valeur.  La  roupie  de  Kandahar,  par 
exemple,  de  32  gandas  ou  8  aimas,  ne  valait  plus  que  16  gandas  ou  h.  annas. 
Une  fois  au  trésor,  la  monnaie  en  question  sera  frappée  à  nouveau  et  d'ici 
à  quelques  jours  remise  en  circulation  à  son  ancien  taux,  la  nouvelle  roupie 
valant  8  aimaSj  tout  comme  l'ancienne,  d'où  un  profit  net  de  100  pour  100 
réalisé  par  le  sardar  sur  toute  la  monnaie  de  cuivre  circulant  en  ville, 
laquelle  est  évaluée  à  30  ou  ZiO,000  roupies.  —  Notez  bien  que  cette  petite 
plaisanterie  s'est  répétée  cinq  fois  pendant  le  séjour  de  la  mission  à  Kan- 
dahar, et  dans  deux  occasions  elle  comprenait  la  monnaie  d'argent  en  même 
temps  que  celle  de  cuivre. 

«  ...  Une  jirga  (un  conclave  de  prêtres)  a  condamné  à  «  mourir  par  le 
sangsa.r,^>  c'est-à-dire  à  être  lapidé,  un  individu  accusé  de  propos  séditieux. 
D'après  ce  qui  nous  est  dit,  cet  homme  s'était  borné  à  pronostiquer  la 
prompte  victoire  des  Anglais  dans  l'Inde,  vantant  d'ailleur.s  les  bienfaits  de 
notre  administration,  et  les  opposant  aux  injustices,  aux  actes  tyranniques 
dont  l'Afghanistan  est  chaque  jour  le  théâtre,  mais  qu'on  ne  tolérerait  pas 
un  seul  jour  dans  les  possessions  de  la  compagnie.  Cette  rude  critique,  et 
les  vœux  qu'il  exprimait  hautement  pour  que  l'insurrection  des  cipayes 
fût  étouffée ,  ont  été  regardés  comme  crimes  d'état ,  et  le  malheureux  les  a 
payés  de  sa  vie.  On  dit  qu'il  est  mort  avec  courage  au  milieu  des  impréca- 
tions universelles,  maudit  par  tous  ceux  qui  assistaient  et  participaient  à 
son  supplice. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  229 

«  ...  Bien  que  les  nouvelles  de  l'Inde  soient  toujours  meilleures  (1),  nous 
venons  de  passer  par  une  crise  violente,  qui  a  commencé  par  un  accident 
futile.  Un  tout  jeune  homme  de  race  hindoue,  jouant  avec  des  Afghans  de 
son  âge, 's'amusait  à  répéter  tout  haut  le  kalima  (le  credo  mahométan).  Un 
muUah  passe,  l'entend,  saisit  l'adolescent  épouvanté,  le  traîne  au  masjid 
(mosquée)  le  plus  voisin,  et  demande  qu'on  procède  immédiatement  aux 
opérations  qui  feront  de  ce  converti  de  nouvelle  espèce  un  enfant  de  l'islam 
bien  et  dûment  classé.  Moitié  crainte  du  mal,  moitié  pour  ne  pas  irriter 
ses  parens,  le  pauvre  garçon  crie  et  résiste.  Quelques-uns  de  ses  coreli- 
gionnaires accouraient  déjà.  Réclamations  des  parens,  refus  obstiné  des 
mullahs.  Les  mit/Uassibs  (la  police)  s'en  mêlent.  Le  jeune  homme,  objet  du 
litige,  s'en  va  coucher  en  prison,  en  attendant  que  le  cazi  ait  prononcé. 
Grande  rumeur,  la  ville  est  en  l'air.  Dès  le  matin,  le  sardar  est  mis  en  de- 
meure de  faire  droit.  Il  avait  reçu  pendant  la  nuit,  de  la  corporation  hin- 
doue, une  prime  de  3,000  roupies,  et,  en  vertu  d'ordres  secrètement  don- 
nés, on  avait  laissé  s'évader  le  jeune  captif.  Les  mullahs,  tout  en  rechignant, 
sont  obligés  d'accepter  l'excuse,  et  l'affaire  semble  terminée;  mais  deux 
jours  après  la  mèche  est  éventée,  la  conduite  du  sardar  est  mise  à  jour.  Les 
malédictions  de  tout  le  clergé  mahométan ,  ses  menaces  éclatent  de  tous 
côtés.  On  tirera  vengeance  du  traître,  de  l'incroyant!...  et  toutes  ces  cla- 
meurs ne  laissent  pas  d'inquiéter  l'héritier  présomptif.  Sur  ces  entrefaites,  la 
mission  anglaise  venant  à  traverser  le  chm^-su  (marché  central),  le  chef  des 
mullahs,  appuyé  par  de  nombreux  acolytes,  nous  interpelle  par  toute  sorte 
d'injures  adressées  aux  infidèles  en  général ,  à  nous  en  particulier  et  au 
sardar,  qui  s'est  fait  notre  soutien.  Nous  passons  sans  répondre  et  reve- 
nons à  la  citadelle  par  un  autre  chemin  ;  l'affaire  est  portée  devant  le  sar- 
dar, qui  prend  feu  tout  aussitôt,  envoie  sa  garde  parcourir  les  bazars,  fait 
fermer  les  magasins  de  livres,  décrète  l'expulsion  de  tous  les  mullahs,  et 
ordonne  que  de  huit  jours  ils  ne  pourront  rentrer  en  ville.  Ce  châtiment 
sommaire  les  irrite  au  lieu  de  les  calmer.  Le  corps  tout  entier,  à  savoir  eux 
et  leurs  disciples  (ce  qu'on  appelle  le  lalebu-l-ilm)  au  nombre  de  cinq 
ou  six  cents,  se  rend  en  cérémonie  dans  un  des  ziarats  (temples)  les  plus 
vénérés,  à  un  demi-mille  de  la  ville,  hors  la  porte  de  Caboul.  Puis,  de  con- 
nivence avec  les  gardiens  des  portes,  hissant  le  pavillon  vert,  ils  rentrent 
dans  la  cité,  ameutent  la  populace  et  vont  démolir  la  maison  du  cazi,  qui 
se  réfugie  dans  son  haram  (asile  toujours  sacré  pour  les  Afghans),  afin  de 
sauver  ses  jours  menacés.  Les  gardes  particuliers  du  sardar  se  portent  sur 
le  lieu  du  tumulte  et  dispersent  l'émeute  à  coups  de  crosse. 

«  Pendant  que  tout  ceci  se  passait  à  un  bout  de  la  ville,  un  convoi  funé- 
raire hindou,  s'acheminant  vers  le  cimetière,  rencontre  une  partie  des 
mullahs  qui  rentraient  à  Kandahar.  Aux  cris  répétés  d'Allah,  ceux-ci 
fondent  sur  le  cortège  terrifié,  entraînant  avec  eux  la  canaille  musulmane. 
Le  corps  est  laissé  à  leur  merci  et  traité  avec  la  dernière  ignominie,  foulé 
aux  pieds,  couvert  de  crachats,  traîné  dans  l'égout,  et  enfin  jeté  sur  un  tas 
de  fumier  où  on  l'abandonne.  Grand  embarras  pour  le  sardar,  qui  voudrait 

(I)  Fin  janvier  et  premiers  jours  de  février  1858. 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sévir  contre  ces  nouveaux  délits,  mais  qu'arrête  la  crainte  de  voir  les 
troupes,  déjà  passablement  désafTectionnées,  fraterniser  avec  les  fanatiques 
du  clergé.  Tandis  qu'il  hésite  et  délibère,  l'insurrection  gagne  du  terrain, 
les  mullahs,  que  leur  succès  exalte,  se  hasardent  à  réunir  leurs  adhérens 
pour  marcher  en  masse  du  côté  de  la  citadelle.  Pendant  plus  d'une  heure, 
groupés  devant  la  principale  entrée,  nous  les  entendîmes  vociférer  contre 
le  sardar  et  contre  nous-mêmes,  nous  traitant  d'infidèles,  de  chiens,  fils  de 
chiens,  fils  de  pères  brûlés,  etc.  Et  ils  insistaient  pour  qu'on  nous  remît  à 
leur  gracieuse  merci.  Ce  qui  aggravait  l'état  des  choses,  c'est  que  les  sol- 
dats, disposés  au  dehors  en  deux  lignes  de  sentinelles,  échangeaient  des 
paroles  amicales  avec  la  populace  et  manifestaient  hautement  l'intention 
d'éviter  tout  conflit.  Nous  savions  à  quoi  nous  en  tenir  sur  les  dispositions 
de  la  troupe  par  les  rapports  de  quelques-uns  de  nos  guides,  et  bien  que 
le  sardar  eût  immédiatement  remplacé  les  sentinelles  suspectes  par  des 
gardes  du  corps  que  rattachent  à  sa  personne  les  liens  du  sang,  nous  nous 
sentions  en  face  d'un  péril  imminent.  Aussi  restâmes-nous  sur  le  qui-vive 
jusqu'à  minuit,  et  ceux  qui  se  couchèrent  alors  eurent  soin  de  garder  leurs 
vêtemens,  sans  parler  des  revolvers  que  chacun  avait  à  sa  portée  en  cas  de 
surprise. 

«  Dans  la  matinée,  les  négociations  entamées  entre  le  sardar  et  les  mul- 
lahs prirent  une  tournure  plus  rassurante.  Ces  derniers  se  bornaient  main- 
tenant à  exiger  la  révocation  de  l'édit  qui  les  avait  bannis,  et  surtout  la  ré- 
ouverture de  leurs  librairies,  ce  qui  leur  fut  accordé  sans  trop  de  façons, 
car  au  fond  on  était  fort  aise  de  les  calmer  à  si  peu  de  frais.  Le  sardar,  une 
fois  ce  traité  conclu,  reprit  toute  son  assurance  et  masqua  de  son  mieux  les 
concessions  auxquelles  il  s'était  vu  réduit.  Dans  l'audience  publique  accor- 
dée aux  mullahs  «  repentans,  «  il  laissa  entrevoir  les  mesures  sévères  qu'il 
aurait  prises,  blâma  sévèrement  les  méfiances  qu'on  lui  avait  témoignées, 
vanta  son  zèle  religieux,  attesté  par  la  douceur  même  dont  il  venait  de 
faire  preuve,  et  termina  par  une  injonction  formelle  qui  renvoyait  les  prê- 
tres à  leurs  saints  devoirs,  les  engageant  à  rétablir  le  calme  et  à  maintenir 
le  bon  ordre  dans  leurs  quartiers  respectifs...  Toute  cette  comédie  nous 
égayait  fort,  mais  la  tragédie  allait  suivre.  Quelques  semaines  après,  sous 
prétexte  de  faveurs  et  d'avancement,  les  principaux  meneurs  de  la  rébel- 
lion furent  mandés  à  Caboul,  près  de  l'émir.  Ils  dînèrent  fréquemment  à  sa 
table,  et,  je  ne  sais  comment,  disparurent  l'un  après  l'autre,  enlevés  par  di- 
verses maladies  plus  ou  moins  naturelles.  De  même  que  le  despotisme  russe 
est  une  monarchie  tempérée  par  l'assassinat,  de  même  le  régime  afghan 
pourrait  être  qualifié  une  oligarchie,  une  anarchie,  si  vous  voulez,  tempé- 
rée par  le  poison. 

«  ...  L'héritier  présomptif  est  venu  nous  faire  ses  adieux.  Il  se  rend  à 
Caboul,  près  de  son  père,  que  la  rumeur  publique  tue  assez  régulièrement 
tous  les  trois  mois.  Le  départ  du  prince  coïncide  d'une  façon  singulière 
avec  la  prédiction  d'un  fakir  séditieux,  lequel  annonçait,  il  y  a  deux  mois, 
que  la  neige  et  le  sardar  s'en  iraient  ensemble.  On  l'avait  jeté  en  prison  et 
menacé  de  mort  pour  le  cas  où  sa  prédiction  se  réaliserait;  mais  le  popu- 
laire se  déclarait  pour  la  liberté  de  prophétie,  et  se  promettait  de  déli- 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  231 

vrer  le  fukir,  s'il  était  donné  suite  à  l'arrêt  conditionnel  porté  contre  lui. 
Le  peuple  afghan  est  superstitieux  ù  l'excès.  Le  moindre  mauvais  présage 
fait  ajourner  une  entreprise  quelconque.  Une  armée  en  campagne  retourne 
dans  son  camp,  si  un  lièvre  traverse  la  route  que  longent  ses  colonnes.  La 
croyance  au  mauvais  œil  existe  aussi ,  et  nous  sommes  tout  particulière- 
ment désignés  comme  investis  de  cette  influence  fatale.  J'avais  souvent  vu 
les  gens  devant  lesquels  nous  passions  cracher  à  terre  et  marmotter  entre 
leurs  dents  je  ne  sais  quelles  formules  inintelligibles.  On  m'a  expliqué  que 
c'était  afin  de  se  soustraire  à  la  malignité  de  nos  regards. 

«  Pour  en  revenir  au  sardar,  il  nous  a  fait  les  plus  tendres  adieux,  ac- 
compagnés de  prières  pour  notre  prospérité  future  et  de  recommanda- 
tions expresses  au  sardar  Fattah-Mohammed-Khan,  es  mains  duquel  il  nous 
laisse.  Le  lendemain,  il  s'est  rendu  à  son  camp,  déjà  tout  prêt  à  être  levé, 
mais  où  il  a  passé  la  journée  entière,  ainsi  que  le  veut  l'usage.  Cette  jour- 
née de  délai,  une  fois  les  apprêts  terminés,  est  destinée  à  réparer  toutes 
les  omissions,  tous  les  oublis  qu'on  a  pu  commettre.  Le  fait  est  que,  pen- 
dant ces  douze  heures,  hommes  et  chameaux  n'ont  cessé  de  circuler  entre 
le  palais  du  sardar  et  ses  tentes  de  voyage.  Ce  prince  est  parti  sans  le  moin- 
dre éclat,  sans  aucune  parade  dans  les  rues,  sans  congé  de  cérémonie, 
sans  que  le  canon  retentît,  très  discrètement,  très  prudemment,  quittant 
la  ville  par  les  rues  les  moins  fréquentées.  On  dit  tout  bas  qu'il  avait  d'ex- 
cellentes raisons  pour  agir  ainsi.  Parmi  les  nombreux  citoyens  qu'il  a  lé- 
sés ou  ruinés,  un  vengeur  des  griefs  publics  aurait  bien  pu  se  rencontrer. 
Il  emmène  avec  lui  deux  ou  trois  mullahs  des  plus  compromis  parmi  ceux 
qui  n'ont  pas  déjà  fait  le  voyage  de  Caboul.  Ces  prêtres  rusés  déclinaient 
l'honneur  de  l'accompagner,  prétextant  le  soin  de  leurs  ouailles,  l'instruc- 
tion de  la  jeunesse  confiée  à  leur  direction,  et  mille  autres  raisons  du 
même  ordre;  mais  l'héritier  présomptif  du  trône  avait,  lui,  de  si  excel- 
lens  motifs  pour  insister  auprès  d'eux!  Pouvaient-ils,  pendant  un  si  long 
voyage,  le  priver  de  leurs  pieux  entretiens,  de  leurs  religieuses  consola- 
tions? Leurs  prières,  leur  intercession  auprès  de  Dieu  ne  le  garantiraient- 
elles  pas  de  tout  désastre?  Et  pour  tempérer  ce  que  cette  ironie  aurait  pu 
avoir  de  trop  peu  persuasif,  le  prince  y  ajoutait  la  promesse  d'un  accrois- 
sement de  salaire,  de  charges  lucratives,  si  le  voyage  s'accomplissait  sans 
encombre,  grâce  à  leurs  oraisons.  L'avarice,  l'orgueil,  l'ambition  balançant 
leurs  justes  craintes  sur  le  traitement  qui  les  attend  à  Caboul,  ils  ont  pris 
leur  parti  d'assez  bonne  grâce.  Nul  ici  ne  doute  qu'ils  ne  soient,  comme  les 
autres,  invités  à  dîner  chez  Dost-Mohammed.  » 

Tout  cela  ne  ressemble-t-il  pas  trait  pour  trait  à  certaines  chro- 
niques italiennes  du  temps  des  Borgia? 


III. 

L'envoyé  anglais  Elphinstone,  qui  s'était  un  peu  engoué   des 
Afghans  en  leur  reconnaissant  les  premières  qualités  d'un  peuple 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

constitutionnel,  l'amour  de  la  patrie  et  de  l'indépendance,  a  voulu 
préconiser  aussi  leur  tendance  chevaleresque  au  respect  des  femmes. 
Forcé  de  reconnaître  qu'on  vend  celles-ci,  qu'on  les  achète,  qu'on 
règle  même  les  compensations  pénales  au  moyen  de  ce  bétail  hu- 
main, si  bien  qu'un  meurtre  vaut  douze  jeunes  fdles,  six  dotées  et 
six  non  dotées  (1),  il  n'en  persiste  pas  moins  dans  sa  bienveillante 
appréciation,  et  veut  trouver  à  toute  force  chez  son  peuple  favori 
les  «  rudimens  d'une  galanterie  raffinée.  »  11  cite  comme  preuve 
une  guerre  civile  qui  datait  déjà  de  plusieurs  années  à  l'époque 
où  il  écrivait,  et  dont  l'origine  était  une  «  intrigue  d'amour  »  entre 
le  chef  des  Turcolaunees  et  la  femme  d'un  des  khans  Euzofsais. 
Il  cite  aussi  les  romans,  les  ballades  amoureuses  où  certains  poètes 
afghans  ont  parlé  de  l'amour  en  termes  d'une  délicatesse  remar- 
quable, et  entre  autres  l'histoire  d'Audam  et  de  Doorkhaunee,  le 
plus  populaire  de  ces  chants,  dont  il  donne  une  analyse  succincte. 
Mariée  contre  son  gré  à  un  époux  qu'elle  n'aime  pas,  Doorkhaunee 
continue  avec  Audam  un  roman  tout  platonique  dont  les  premiers 
chapitres  furent  ébauchés  par  eux  dès  leur  première  adolescence 
malgré  des  parens  barbares  qu'une  haine  mutuelle  rendait  inexo- 
rables. Les  deux  amans  se  voient  en  secret,  mais  sans  que  la  fer- 
meté de  la  jeune  femme  se  démente.  Elle  résiste  aux  obsessions 
de  l'amour  connue  aux  exigences  de  l'hymen.  Le  mari  finit  par  pé- 
nétrer le  mystère  de  ces  furtives  entrevues,  et  dresse  une  embus- 
cade où  Audam,  traîtreusement  attaqué  par  plusieurs  ennemis  à  la 
fois,  reçoit,  en  s' échappant,  une  blessure  mortelle.  Le  cruel  époux 
de  Doorkhaunee  se  donne  le  plaisir  de  paraître  devant  elle  aussitôt 
après  le  combat  et  de  lui  montrer  l'épée  encore  sanglante  qui 
vient,  dit -il,  de  donner  la  mort  à  Audam.  Cette  tragique  appari- 
tion, cette  fatale  nouvelle,  frappent  d'horreur  l'épouse  coupable, 
l'amante  veuve,  qui  tombe  expira*hte  entre  deux  fleurs  chéries, 
l'une  portant  le  nom  d'Audam,  l'autre  celui  de  la  jeune  femme  elle- 
même,  et  dont  la  culture  assidue  était  son  passe-temps  de  prédilec- 
tion. Audam,  réfugié  secrètement  dans  le  voisinage  de  l'endroit  où 
il  avait  failli  périr,  succombe  en  apprenant  le  trépas  de  sa  chère 
Doorkhaunee.  On  les  enterre  séparément,  mais,  par  la  seule  vertu 
de  l'amour  qui  les  avait  unis,  leurs  cadavres  se  rejoignent  dans  le 
même  tombeau,  sur  lequel  mêlent  et  confondent  leurs  ramures  deux 
arbres  qui  l'ombrageaient  (2). 

Cette  fiction  suppose  effectivement  ce  que  les  philosophes  appelle- 
raient «  un  concept  »  de  l'amour  le  plus  éthéré;  mais  il  ne  faut  pas 

(1)  La  dot  moyenne  est  de  150  francs  environ. 

(2)  An  Account  of  the  Kingdom  ofCaubul,  etc.  London  1815. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  233 

se  hâter  d'en  conclure  que  les  Audam  et  les  Doorkhaunee  se  ren- 
contrent fréquemment  parmi  les  klephtes  farouches  de  l'Afghanistan. 
M.  Belle w  ne  nous  laisse  là-dessus  aucune  illusion  :  il  parle  bien  de 
l'extrême  méfiance  qui  est  à  l'ordre  du  jour  parmi  les  maris  de  Kan- 
dahar,  et  cite  l'ignominieux  supplice  qu'il  vit  infliger  à  une  femme 
adultère,  promenée  par  toute  la  ville  à  califourchon  sur  un  âne 
monté  à  rebours,  la  tête  rasée,  le  visage  couvert  d'un  mélange  de 
suie  et  d'huile,  pauvre  pécheresse  que  la  canaille  poursuivait  des 
injures  les  plus  immondes;  mais  il  ajoute  que,  malgré  un  si  rude 
châtiment  (qui  est  lui-même  une  atténuation  de  la  peine  de  mort, 
légalement  infligée  à  ce  genre  de  crime)  et  nonobstant  toutes  les 
précautions  que  peut  inspirer  la  jalousie  la  plus  raffinée,  les  maris 
afghans  ne  sont  pas  beaucoup  mieux  préservés  que  d'autres  de  cette 
infortune  qui  leur  donne  tant  de  souci.  Négligées  par  ces  débauchés 
oisifs,  qui  volontiers  passent  leur  temps  soit  dans  quelque  sale  orgie, 
soit  à  bavarder  dans  quelque  hujra  ou  quelque  masjid  (1),  n'ayant 
pas  même  idée  de  ce  que  nous  appelons  «  devoir  moral,  »  favorisées 
dans  le  secret  de  leurs  liaisons  coupables  par  ce  vêtement  spécial 
qu'elles  portent  au  dehors,  la  hurka .,  sous  les  plis  duquel  on  ne 
distingue  ni  la  personne  ni  même  le  sexe,  elles  peuvent  ainsi  intro- 
duire dans  le  harem,  à  titre  Garnie.,  le  complice  de  leurs  désordres, 
et  se  vengent  fréquemment  des  infidélités  de  tout  genre  que  leurs 
époux  se  permettent  sans  le  moindre  scrupule.  Nous  nous  interdi- 
rons de  soulever  ici  le  voile  que  M.  Belle  w  tire  brusquement  sur 
des  infamies  que  sa  clairvoyance  médicale  lui  a  révélées,  et  dont 
M.  Elphinstone  ne  paraît  pas  s'être  douté.  11  nous  suffira  de  dire  que 
les  Afghans  poussent  plus  loin  qu'aucun  autre  peuple  d'Orient  le 
«  vice  oriental  »  par  excellence  :  il  se  retrouve  dans  les  âpres  mon- 
tagnes de  l'Hindou-Koush  comme  il  existait,  assure-t-on,  sur  les 
rochers  escarpés  de  la  Laconie,  mêlé,  on  ne  sait  comment,  dans  l'un 
et  l'autre  cas  à  une  surabondance  de  virilité  farouche,  indomptable 
et  hautaine. 

Le  lecteur  consciencieux  qui,  pour  éclaircir  les  doutes  résultant 
de  témoignages  si  contradictoires,  voudrait  recourir  aux  souvenirs 
de  M.  John  Campbell  (autrement  dit  Feringhee-Bacha)  pourrait  se 
trouver  fort  embarrassé.  Par  inadvertance  ou  par  scrupule,  le  jeune 
Anglais  a  perdu  parmi  les  Afghans  »  ne  parle  pas  une  seule  fois  des 
pièges  que  les  filles  d'Eve  ont  pu  tendre  à  sa  vagabonde  inexpé- 

(Ij  La  ]mira  est  une  sorte  de  club,  une  hutte  possédée  en  commun  pai-  tous  les  ha- 
bitans  d'un  village  ou  d'un  quartier  urbain.  On  y  fume,  on  y  cause,  on  y  apprend  les 
nouvelles  par  les  voyageurs  de  passage,  qui  trouvent  là,  pour  vingt-quatre  heures,  un 
abri  et  des  alimens  gratuits.  —  Le  masjid,  nous  l'avons  déjà  dit,  c'est  la  mosquée  où 
l'on  se  rencontre  pour  causer,  mais  où  la  pipe  et  les  goinfreries  sont  interdites. 


23A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rience.  Peut-être  aussi  faut-il  s'en  prendre  au  rédacteur-interprète 
de  cette  étrange  biographie,  surtout  s'il  appartient  à  la  secte  aus- 
tère des  quakers,  ainsi  que  son  nom  semlDle  l'indiquer  (1).  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  confessions  de  l'aventurier  anglo-afghan  ne  nous 
le  montrent  guère  qu'occupé  de  ruses  juvéniles,  qui  ont  presque 
toujours  pour  objet  de  lui  procurer  l'argent  nécessaire  à  ses  plaisirs 
ou  à  ses  desseins.  Ses  aveux,  sous  ce  rapport,  sont  d'une  naïveté 
peu  édifiante,  qui  n'est  accompagnée,  ce  semble,  d'aucun  remords 
et  même  d'aucun  embarras.  Il  est  vrai  que  l'exemple  de  ces  fraudes 
intéressées  lui  fut  donné  de  bonne  heure ,  et  en  premier  lieu  par  le 
maître  chargé  de  l'instruire.  Ce  mentor  modèle  était  d'une  sévérité 
outrée  pour  ses  malheureux  écoliers,  jusqu'au  moment  où  il  avait 
obtenu  qu'ils  payassent  à  beaux  deniers  comptans  son  indulgence 
mercenaire.  Il  cessait  alors  de  les  battre  et  les  dispensait  volontiers 
de  tout  travail.  Pour  satisfaire  à  ses  exigences  avides  et  toujours 
renaissantes,  ses  victimes  avaient  recours  au  vol  domestique,  et 
John  Campbell  en  particulier  dévalisait  sa  mère  adoptive  au  profit 
de  ce  cruel  professeur.  Plus  tard  il  voulut  s'évader  pour  aller,  dit- 
il,  à  la  recherche  de  ses  compatriotes;  mais,  au  lieu  de  se  rendre 
directement  à  son  but,  il  fit  longtemps,  trop  longtemps,  l'école 
buissonnière ,  vivant  d'expédiens,  et  aussi  souvent  trompeur  que 
trompé.  Ainsi  qu'on  l'a  dit  plus  haut,  ses  caravanes  picaresques 
(elles  rappellent  beaucoup  celles  de  Lazarille  de  Tormes)  manquent 
fréquemment  de  vraisemblance,  plus  fréquemment  d'intérêt.  Pres- 
que toujours  errant,  ne  poursuivant  d'autre  but  que  celui  de  vivre 
d'industrie,  bravant,  il  est  vrai,  tous  les  dangers,  mais  les  bravant 
un  peu  à  l'aveugle  et  avec  un  courage  de  pur  instinct,  domestique 
ici,  sorcier  là,  derviche  apprenti,  associé  à  des  bandits  de  grande 
route,  maquignon  nomade,  finalement,  comme  soldat,  tantôt  au 
service  du  khan  d'Hérat,  tantôt  à  celui  du  chah  de  Perse,  et  même, 
un  beau  jour,  enrôlé  au  service  du  tsar,  c'est  là  un  bohème  d'es- 
pèce étrange,  un  narrateur  tant  soit  peu  suspect.  On  se  demande 
comment  il  a  pu  entasser  tant  de  professions  diverses  entre  l'année 
1840,  date  qu'il  assigne  à  sa  naissance,  et  l'année  1857,  où  il  dé- 
barquait à  Bombay.  Et  la  question  n'est  pas  en  voie  de  s'éclaircir, 
la  confiance  n'est  pas  près  de  renaître  quand  on  lit,  entre  autres  dé- 
tails donnés  sur  lui,  les  lignes  suivantes  :  ((  A  mesure  que  nos  rela- 

(1)  Hubert  Oswald  Fry.  Mistress  Fry  est  une  des  célébrités  de  la  secte  des  amis. 
Tous  les  philanthropes  connaissent  les  persévérans  efforts  qu'elle  consacrait,  il  y  a  une 
quarantaine  d'années,  à  la  réforme  des  prisons.  Voyez  la  Bévue  d'Edimbourg  de  sep- 
tembre 1818,  vol.  30,  pages  480  et  suivantes.  M.  Hubert  Oswald  Fry  est  le  fils,  non  de 
la  célèbre  mistress  Fry,  mais  de  l'institutrice  de  même  nom,  chez  laquelle  était  placé 
John  Campbell. 


LA    VIE    DES    AFGHANS.  235 

lions  devenaient  plus  intimes,  je  m'intéressais  davantage  à  cet  hôte 
étranger.  Il  montrait  beaucoup  de  respect  pour  les  idées  religieuses, 
sous  quelque  forme  que  le  culte  fut  offert  à  la  Divinité  ;  mais  ses 
idées  sur  la  vérité  me  paraissaient  décidément  empruntées  aux  jé- 
suites. Il  tenait  pour  très  justifiable  le  mensonge  dont  le  but  est 
légitime,  théorie  soutenue  par  M'"^  de  Genlis  et  autres  écrivains  fran- 
çais... » 

...  On  ne  s'attendait  guère 
A  voir  Genlis  en  cette  affaire. 

Mais  il  est  difficile  de  se  refuser  à  cette  idée  que  John  Campbell, 
pour  rendre  son  odyssée  individuelle  plus  intéressante,  l'a  surchar- 
gée de  détails  fournis  par  son  imagination  féconde.  Supposons-le 
né  avec  le  génie  du  romancier,  on  aurait  eu  un  véritable  Gil  Blas 
afghan  que  rien  n'eût  empêché  d'être  un  chef-d'œuvre.  Tel  que  ce- 
lui-ci nous  est  offert,  on  pourrait  tout  au  plus  s'en  servir  comme 
d'un  cadie  à  remplir,  en  lui  empruntant  ce  qu'il  renferme  de  détails 
historiques  et  géographiques  susceptibles  d'être  contrôlés  de  près. 

Le  jugement  définitif  de  M.  Bellew  sur  le  peuple  afghan,  sans 
être  à  beaucoup  près  aussi  favorable  que  celui  de  M.  Elphinstone, 
s'en  rapproche  sur  un  point  essentiel.  Après  avoir  décrit  la  tyran- 
nie de  l'émir  et  des  sardars  dans  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  abusif  et 
la  soumission  fataliste  des  sujets  opprimés  à  l'abominable  arbitraire 
dont  ils  sont  les  victimes  passives,  l'écrivain  ajoute  ces  réflexions 
curieuses  : 

«  Le  tableau  que  je  viens  de  tracer  n'a  rien  d'exagéré.  Véritablement,  n'é- 
tait leur  patriotisme,  leur  sauvage  indépendance,  leur  orgueil  comme  peu- 
ple, rien  ne  maintiendrait  l'existence  des  Afghans  en  corps  de  nation.  Ils  le 
savent,  ils  s'en  lamentent,  et  tirent  néanmoins  vanité  de  cette  liberté  anar- 
chique,  prétendant  que,  s'ils  étaient  plus  solidement  constitués,  plus  unis 
et  plus  dociles,  ils  feraient  aisément  la  conquête  du  monde.  Un  observateur 
superficiel  serait  amené  à  penser  que  n'importe  quelle  puissance  étran- 
gère, pénétrant  dans  ce  pays  et  prenant  les  rênes  du  pouvoir,  verrait  son 
avènement  salué  par  les  masses  populaires,  si  celles-ci  se  sentaient  gou- 
vernées avec  sévérité,  mais  avec  justice,  et  d'après  des  principes  sagement 
libéraux.  Et  pourtant,  selon  toute  probabilité,  c'est  le  contraire  qui  arri- 
verait. L'Afghan  répugne  à  tout  ce  qui  le  gêne,  et  préfère  souffrir  le  dom- 
mage qui  lui  est  infligé  par  une  force  supérieure  à  la  sienne,  pourvu  qu'il 
conserve  l'espoir  de  se  trouver  quelque  jour  en  état  de  dominer  à  son  tour 
et  d'écraser  un  plus  faible  que  lui.  Il  aime  mieux  se  laisser  opprimer  et  se 
promettre  une  revanche  que  se  soumettre  à  un  code  quelconque  dont 
l'exacte  rigueur  lui  ôterait  cette  consolante  espérance.  » 

Si  nous  tenons  ces  vues  pour  absolument  exactes  et  cette  interpré- 
tation peu  indulgente  pour  tout  à  fait  juste,  de  si  étranges  propen- 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sions  ont  de  quoi  choquer  tout  esprit  bien  pondéré;  nul  doute  qu'elles 
ne  soient  faites  pour  confondre  un  professeur  de  droit  constitution- 
nel, et  même  un  partisan  modéré  des  plus  saines  doctrines  politiques. 
11  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  y  regardant  de  près,  et  en  tenant 
compte  de  ce  qui  manque  maintenant  à  plus  d'un  peuple  civilisé 
sous  le  rapport  de  la  hauteur  d'âme  individuelle,  de  la  fierté  néces- 
saire, de  l'indomptable  antipathie  que  l'homme   devrait  toujours 
éprouver  pour  ce  qui  le  dégrade,  on  est  tenté  d'applaudir  à  ces  mons- 
truosités afghanes  :  l'orgueil  poussé  jusqu'au  suicide,  l'horreur  du 
joug  poussée  jusqu'au  délire.  Cette  «  folie  de  la  croix  »  qu'on  exalte 
chez  les  saints  devrait  tout  au  moins  faire  comprendre  ce  qu'il  y  a  de 
grandiose  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  «  folie  de  la  liberté,  » 
folie  plus  sensée  qu'on  ne  le  suppose  généralement.  L'incendie  de 
Moscou  (en  supposant  qu'il  ne  fût  pas  une  détermination  indivi- 
duelle), —  la  guerre  au  couteau  de  Palafox,  —  la  résistance  déses- 
pérée des  Souliotes,  —  la  persistance  incompréhensible  du  carbo- 
narisme italien,  —  la  Pologne  dix  fois  vaincue,  dix  fois  debout,  et 
opposant,  comme  elle  fait  en  ce  moment  même,  la  faulx  de  ses 
paysans  aux  canons  rayés  du  tsar,  —  tous  ces  représentans,  à  titres 
bien  divers,  de  la  «  révolte  à  outrance  »  traduisent  en  actes,  érigent 
en  doctrine  une  des  plus  magnifiques  et  des  plus  indestructibles  ten- 
dances de  l'âme  humaine.  En  préférant,  comme  les  Afghans,  l'anar- 
chie, le  désordre,  la  misère  aux  bienfaits  douteux  d'une  soumission 
mêlée  de  honte,  ils  affirment,  sans  trop  s'en  douter  peut-être,  le 
meilleur  titre  que  l'homme  puisse  faire  valoir  quand  il  revendique 
une  origine  supérieure  à  celle  des  êtres  qui  font  partie  de  son  do- 
maine. Il  n'est  que  par  là  le  roi  légitime  de  la  création,  et  son  droit 
à  la  couronne,  c'est  qu'il  n'a  jamais  complètement,  définitivement 
abdiqué,  pour  la  remettre  à  qui  que  ce  soit,  —  non  pas  même  à 
la  puissance  invisible,  —  cette  souveraineté  individuelle  qui  est  le 
principe  et  l'essence  de  la  liberté  ici -bas.  La  conscience  ne  s'y 
trompe  point.  Ses  lumières  intimes,  sa  perspicacité  mystérieuse  lui 
permettent  de  discerner  parmi  les  élémens  divers  de  notre  com- 
plexe organisation  ceux  qui  répondent  aux  diverses  fins  de  la  vie 
mortelle,  et  de  les  honorer  à  titre  égal.  Elle  comprend,  elle  admire 
la  patience  et  la  résignation;  mais  l'énergie  indomptable  conserve 
à  ses  respects  un  titre  qui  ne  se  prescrira  jamais.  Dix-neuf  siècles 
de  christianisme  n'ont  ni  flétri,  ni  même  déclassé  la  vertu  stoïcienne. 
Silvio  Pellico  n'a  pas  abrogé  Gaton  d'Utique. 

E.-D.    FORGUES. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre  1863. 

Fatigués  à  bon  droit  de  Tobscurité  maussade  et  du  silence  triste  dont  les 
questions  politiques  qui  excitent  une  anxiété  générale  demeurent  depuis  si 
longtemps  enveloppées,  nous  ressentons  un  véritable  soulagement  d'esprit 
à  la  pensée  que  dans  peu  de  jours  la  session  du  corps  législatif  sera  ouverte. 
Le  sentiment  que  nous  exprimons  est  celui  de  tout  le  monde.  La  réunion 
des  chambres  est  attendue  cette  année  par  les  intérêts  comme  le  retour  de 
la  Lumière  qui  leur  est  nécessaire  pour  se  guider,  comme  la  promesse  d'une 
délibération  rationnelle  et  contrôlée  des  affaires  nationales,  qui  est  indis- 
pensable à  leur  sécurité.  Elle  est  saluée  comme  une  renaissance  par  ceux 
chez  lesquels  l'inertie  forcée  qu'a  subie  la  vie  politique  de  notre  pays  n'a 
point  éteint  le  zèle  du  progrès  des  institutions  et  cette  flamme  d'amour  dé- 
mocratique de  la  liberté  que  la  révolution  a  pour  toujours  allumée  au  cœur 
de  la  France.  Nous  ne  faisons  point  allusion  ici  à  la  curiosité  banale  qu'é- 
veillent ordinairement  les  discours  officiels,  les  communications  ministé- 
rielles, la  publication  plus  ou  moins  parcimonieuse  des  papiers  d'état.  Il 
faut  mieux  comprendre  le  caractère  de  l'impatience  qui  aujourd'hui,  dans 
les  départemens  comme  à  Paris,  se  trahit  de  toutes  parts,  car  c'est  le  signe 
certain  du  commencement  d'une  nouvelle  ère  de  vie  politique.  Le  plus 
pressant  besoin  de  la  France  en  ce  moment  est  de  s'entendre  parler  elle- 
même;  la  voix  qu'elle  est  avide  d'écouter,  c'est  celle  dont  ses  représentant 
libéraux  vont  lui  renvoyer  les  accens,  c'est  la  sienne  propre. 

L'entrée  en  scène  du  nouvel  acteur  que  nous  attendons  tous  coïncide 
d'ailleurs  avec  un  remarquable  épisode  de  la  vie  politique  de  la  France. 
Intérieures  ou  extérieures,  les  affaires  qui  vont  s'agiter  ont  pris  des  pro- 
portions et  ont  acquis  une  importance  que  les  questions  politiques  n'a- 
vaient pas  présentée  depuis  longtemps.  A  l'intérieur,  les  premiers  débats 
du  corps  législatif  vont  porter  sur  la  vérification  des  pouvoirs  des  nou- 
veaux députés;  une  vaste,  retentissante  et  instructive  enquête  sera  ouverte 
sur  les  dernières  élections  générales.  Or,  au  fond,  la  question  qui  va  être 
ainsi  discutée  par  le  détail  dans  la  chambre  est  la  question  capitale  de 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

notre  régime  constitutionnel,  la  question  du  suffrage  universel,  fondement 
de  la  souveraineté  parmi  nous.  Comment  le  suffrage  universel  est-il  pra- 
tiqué en  France?  Comment  est-il  manié  par  l'administration?  C'est  ce  qui 
sera  recherché  et  exposé  publiquement.  Une  telle  investigation  conduira 
nécessairement  à  l'affirmation  des  principes  qui  sont  la  condition  de  la 
sincérité  du  suffrage  universel  et  de  la  validité  des  droits  qui  en  décou- 
lent. Les  enseignemens  généraux  qui  résulteront  de  l'enquête  électorale 
seront  mis  naturellement  en  lumière  dans  la  discussion  de  l'adresse.  Il 
faudra  rechercher  alors  si  les  pratiques  électorales  de  l'administration  n'a- 
boutissent point  à  faire  absorber  le  pouvoir  représentatif  par  le  pouvoir 
exécutif,  confusion  qu'aucune  bonne  constitution  ne  saurait  tolérer,  et  qui 
n'est  pas  plus  compatible  avec  la  constitution  de  1852  qu'avec  nos  an- 
ciennes chartes.  On  se  demandera  si  le  plus  simple  bon  sens  peut  admettre 
que,  dans  un  pays  régi  pp,r  le  suffrage  universel,  les  instrumens  de  l'infor- 
mation et  de  la  discussion  publique  créés  par  les  besoins  et  les  conditions 
des  sociétés  modernes,  que  les  journaux  en  un  mot,  au  lieu  d'être  régis 
par  le  droit  commun  et  de  relever  de  la  justice  ordinaire,  soient  soumis  à 
l'action  discrétionnaire  du  pouvoir  exécutif. 

La  question  de  la  pratique  du  suffrage  universel  et  la  question  de  la  si- 
tuation intérieure,  questions  connexes,  unies  par  la  plus  étroite  solidarité, 
sont  les  points  les  plus  importans  de  la  politique  intérieure  proprement 
dite.  C'est  avant  tout  sur  ces  questions  que  se  classeront  les  deux  poli- 
tiques, nous  ne  voulons  pas  dire  les  deux  partis  :  la  politique  du  libéra- 
lisme, de  la  vraie  démocratie,  du  progrès,  et  la  politique  de  la  stagnation, 
de  la  réaction,  de  la  résistance.  Après  les  questions  qui  touchent  à  la  ra- 
cine même  des  institutions,  la  plus  digne  d'examen  est  sans  contredit 
celle  des  finances.  La  session  prochaine  sera  certainement  employée  à  dis- 
cuter les  résultats  que  la  politique  générale  du  gouvernement  a  tirés  des 
mesures  réparatrices,  des  réformes  et  des  opérations  financières  accom- 
plies par  M.  Fould.  Une  autre  question  délicate,  celle  des  rapports  du  pou- 
voir exécutif  avec  les  chambres,  se  traitera  expérimentalement,  pour  ainsi 
dire,  à  travers  ces  débats  mêmes  :  la  combinaison  qui  confie  la  représen- 
tation du  gouvernement  devant  les  chambres  au  ministre  d'état,  maintenant 
assisté,  non  plus  du  seul  président,  mais  de  plusieurs  vice -présidons  du 
conseil  d'état,  sera  jugée  à  l'œuvre.  Quant  aux  questions  extérieures,  il  n'est 
pas  nécessaire  d'en  signaler  l'émouvante  et  redoutable  gravité.  Ne  parlons 
pas  de  la  folle  opiniâtreté  de  l'Allemagne  à  propos  du  Holstein  et  du  Sles- 
vig,  ne  parlons  pas  des  tristes  et  ruineuses  incertitudes  de  l'affaire  du  Mexi- 
que; mais  la  Pologne  est  là  :  ce  n'est  pas  seulement  l'humanité  qui  nous 
attache  au  spectacle  du  supplice  d'une  nation  si  sympathique  à  la  France. 
La  diplomatie  a  fait  de  la  situation  de  la  Pologne  une  question  politique 
qui  tient  depuis  huit  mois  l'Europe  en  suspens.  Cédant  à  une  impulsion 
généreuse  assurément,  le  cabinet  des  Tuileries  a  paru  prendre  une  initia- 
tive particulière  dans  la  direction  de  l'action  diplomatique.  On  va  être 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

bientôt  obligé  de  nous  dire  ce  que  cette  action  diplomatique  a  produit  et 
ce  que  Ton  compte  faire.  Ce  qu'elle  a  produit,  nous  ne  le  savons  que  trop  : 
d'arrogantes  fins  de  non-recevoir  de  la  Russie,  et  pour  la  Pologne  un  re- 
doublement de  rigueurs  et  de  souffrances.  Ce  que  l'on  compte  faire?  Pense- 
t-on  avoir  assez  fait  en  liant  la  politique  de  la  France  à  celle  de  l'Angle- 
terre et  de  l'Autriche,  pour  finir  par  répondre  à  cette  interrogation  par  le 
mot  rien,  murmuré  en  trio?  Mais  alors  ce  sont  les  raisons  de  cette  stérilité 
collective  qu'il  faudra  rechercher  ;  il  faudra  éclairer  la  question  générale 
des  alliances  et  se  rendre  compte  d'aussi  près  que  possible  de  la  situation 
du  cabinet  des  Tuileries  vis-à-vis  de  l'Europe. 

Cette  rencontre  des  questions  les  plus  importantes  du  dedans  et  du  de- 
hors arrivant  à  la  fois  sur  la  scène  des  délibérations  publiques  nous  pa- 
raît fournir  matière  à  une  considération  générale  d'un  ordre  élevé.  Dans 
ce  moment  de  halte  et  d'attente,  à  la  veille  des  grandes  discussions,  nous 
nous  demandons  dans  quelle  voie  la  France  va  s'avancer;  son  gouverne- 
ment se  déclarant  impuissant  daus  la  question  polonaise,  le  pays  appli- 
quera-t-il  son  activité  à  l'intérieur,  au  développement  des  institutions  et 
aux  progrès  de  la  liberté?  ou  bien,  acceptant  au  dehors  la  besogne  que  les 
circonstances  paraissent  nous  offrir,  attendrons-nous  l'extension  de  nos 
libertés  comme  la  récompense  des  combats  que  nous  aurons  soutenus  en 
Europe  pour  la  défense  de  l'humanité  et  de  la  justice?  Qu'est-ce  qui  va 
prendre  la  première  place  dans  les  préoccupations  politiques  de  la  France? 
Est-ce  le  dedans  ou  le  dehors?  Ce  sont  les  choses  mêmes  qui  nous  posent 
cette  alternative  :  il  n'est  pas  possible  de  l'éluder.  Ici  ou  là,  il  faut  que  la 
France  marche  vers  un  but,  aille  quelque  part.  Nous  connaissons  bien  l'é- 
nergie avec  laquelle  les  intérêts  économiques  et  l'activité  industrielle  ont 
pénétré  dans  la  constitution  des  sociétés  modernes,  nous  savons  la  part 
légitime  et  considérable  qui  doit  être  faite  par  la  politique  à  ces  puissans 
et  féconds  intérêts  ;  mais  nous  en  prévenons  nos  amis  de  l'industrie  et  du 
monde  financier  :  ils  commettent  une  énorme  méprise,  s'ils  se  figurent  que 
nos  grands  peuples  modernes,  que  la  France  surtout,  se  puissent  nourrir 
exclusivement  de  ce  pain-là.  Construire  des  chemins  de  fer,  être  attentif 
aux  variations  des  fonds  publics,  assister  au  jeu  d'enfer  des  crédits  mobi- 
liers sur  les  différences  de  bourse,  acheter  des  terrains,  percer  des  rues, 
faire  dans  nos  villes  des  squares  et  des  parcs  à  l'anglaise,  c'est  plus  ou 
moins  utile,  plus  ou  moins  beau,  plus  ou  moins  amusant;  mais  ce  n'est  pas 
toute  la  vie  d'une  grande  nation  et  d'une  noble  race.  Enfans  de  1789,  nous 
sommes  nés  pour  faire  chez  nous  et  au  dehors  autre  chose  encore.  Au 
dedans,  nous  avons  à  regagner  le  terrain  perdu  par  la  liberté;  au  dehors, 
nous  ne  pouvons  nous  désintéresser  des  combats  que  se  livrent  dans  le 
monde  la  justice  et  l'oppression,  le  droit  et  la  tyrannie.  Et  nous  n'avons 
point  la  faculté  d'ajourner,  pour  la  commodité  de  nos  intérêts  matériels, 
l'accomplissement  de  nos  devoirs  intérieurs  et  extérieurs.  Les  nations  ne 
peuvent  pas  choisir  l'heure  de  vaquer  à  leurs  devoirs;  cette  heure  leur  est 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fixée  ou  par  l'énergie  intime  des  ressorts  de  la  vie  nationale  ou  par  des 
événemens  indépendans  de  notre  volonté. 

Deux  tendances,  on  pourrait  presque  dire  deux  écoles  différentes,  se 
sont  depuis  quelque  temps  prononcées  en  France  à  l'égard  du  choix  que 
notre  pays  peut  faire  entre  l'action  intérieure  et  l'action  extérieure.  Les 
uns  se  préoccupent  davantage  du  rôle  extérieur  de  la  France,  de  la  mission 
qu'elle  peut  avoir  à  remplir  dans  la  société  des  peuples;  les  autres  s'in- 
quiètent surtout  de  notre  développement  intérieur,  des  progrès  que  nous 
avons  à  faire  pour  assurer  chez  nous  l'indépendance,  la  liberté  et  la  dignité 
de  l'homme  et  du  citoyen.  Les  deux  tendances  ont  quelquefois  paru  se  con- 
trarier; les  deux  écoles  se  sont  montrées  jalouses  l'une  de  l'autre.  L'une, 
celle  de  l'action  étrangère,  a  semblé  mépriser  comme  une  petitesse  l'inté- 
rêt des  progrès  politiques  intérieurs  comparés  à  la  grandeur  et  à  l'éclat 
que  pourrait  nous  promettre  une  politique  extérieure  inspirée  de  l'esprit 
de  notre  révolution  ;  l'autre  s'est  montrée  disposée  à  considérer  l'action 
extérieure  comme  une  diversion  fâcheuse  qui  arrête  ou  fait  dévier  le  dé- 
veloppement de  la  vie  politique  au  dedans.  Ces  deux  écoles  ont  tort  à  nos 
yeux  dans  ce  qu'elles  ont  d'exclusif  :  elles  supposent  toutes  deux,  et  c'est, 
suivant  nous,  une  erreur,  qu'un  pays  comme  la  France  et  les  gouvernemens 
qu'il  a  à  sa  tête  sont  maîtres  de  faire  à  leur  choix  de  la  politique  intérieure 
ou  de  la  politique  étrangère,  que  l'on  peut  systématiquement  embrasser 
l'une  et  négliger  l'autre,  que  les  intérêts  de  la  politique  progressive  au 
dedans  peuvent  être  dilférens  de  ceux  de  la  politique  généreuse  et  glorieuse 
au  dehors,  que  le  succès  de  l'une  peut  même  nuire  au  succès  de  l'autre. 
Ces  deux  plis  d'esprit  sont  vicieux,  et  entretiennent  de  fâcheux  préjugés. 
Pour  notre  part,  nous  avons  pris  soin  de  ne  contracter  ni  l'un  ni  l'autre, 
d'accepter  dans  l'ordre  où  ils  nous  étaient  présentés  par  les  circonstances 
les  devoirs  imposés  à  la  France,  soit  à  l'intérieur,  soit  au  dehors.  Nous  ne 
croyons  pas  qu'il  puisse  y  avoir  d'antagonisme  entre  ces  deux  ordres  de 
devoirs;  nous  pensons  au  contraire  qu'ils  s'entr'aident  mutuellement;  nous 
sommes  convaincus  que  les  progrès  de  la  liberté  en  France  serviront  de 
la  façon  la  plus  efficace  et  la  plus  durable  les  causes  justes  dans  le  monde, 
et  que  le  concours  que  nous  prêtons  au  droit  hors  de  nos  frontières  ne 
peut  que  profiter  au  progrès  et  à  la  consolidation  de  la  liberté  chez  nous. 
Nous  avons  la  certitude  que  l'on  ne  peut  nuire  au  triomphe  de  ses  prin- 
cipes, quand  on  les  sert  avec  abnégation  et  désintéressement  dans  l'une 
ou  dans  l'autre  des  voies  où  ils  sont  engagés  ;  mais  cette  façon  de  voir 
n'est  point  celle  de  tout  le  monde.  Les  partisans  de  l'action  extérieure 
ont  même  plus  d'une  fois  donné  à  entendre  que  leur  appréciation  se- 
rait celle  vers  laquelle  inclinerait  le  gouvernement.  Ils  semblaient  croire 
que  notre  gouvernement  aimait  mieux  occuper  politiquement  la  France  à 
l'étranger  qu'à  l'intérieur.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  arrivés  à  un 
point  critique  où  les  questions  des  deux  ordres  se  présentent  à  nous  avec 
des  caractères  semblables  d'importance  et  d'urgence.  Le  mieux  'serait  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  241 

les  mener  de  front;  si  l'on  ne  s'y  résout  point,  quel  parti  prendra-t-on? 
A  l'intérieur,  nous  l'avons  dit,  la  vérification  des  pouvoirs  des  députés 
posera  sous  la  forme  la  plus  pratique  les  questions  constitutionnelles  les 
plus  hautes.  La  vérification  des  pouvoirs  intéressera  la  discussion  et  édi- 
fiera l'opinion  de  deux  manières  :  par  les  faits  qu'elle  mettra  en  lumière  et 
par  les  conclusions  générales  qu'elle  permettra  de  tirer  de  l'ensemble  du 
procès.  Les  faits  seront  assurément  curieux.  Des  protestations  en  adres- 
seront à  la  chambre  l'énumération  et  la  description.  Parmi  ces  protesta- 
tions, les  unes  seront  livrées  d'avance  à  la  publicité,  les  autres  se  pro- 
duiront sans  doute  au  sein  même  du  débat.  Parmi  les  protestations  qui 
exciteront  l'intérêt  le  plus  vif,  il  faut  signaler  celle  que  M.  Casimir  Perler 
vient  de  publier.  L'élection,  dans  la  première  circonscription  du  départe- 
ment de  l'Isère,  n'a  tenu  qu'au  déplacement  de  moins  de  l,/iOO  voix.  Ce  dé- 
placement a  tourné  au  profit  du  concurrent  de  M.  Perler.  A  quels  moyens 
n'a-t-on  pas  eu  recours  pour  appeler  ces  quelques  centaines  de  voix  autour 
du  candidat  recommandé  par  le  préfet!  Dans  cette  élection,  comme  dans 
toutes  celles  qui  ont  été  contestées,  ce  qui  frappe  avant  tout,  c'est  le  rôle 
actif  joué  par  l'agent  supérieur  du  pouvoir  exécutif,  par  le  préfet.  A  vrai 
dire,  ce  n'est  point  entre  deux  candidats  que  la  compétition  s'établit,  c'est 
entre  le  préfet  et  le  candidat  de  l'opposition  ;  ce  n'est  pas  le  candidat  gou- 
vernemental qui  dispute  les  votes  à  son  adversaire,  c'est  le  préfet  qui  les 
brigue.  La  protestation  de  M.  Perler,  digne  de  la  mâle  fermeté  que  ce  can- 
didat a  montrée  durant  l'élection,  nous  fait  connaître  les  moyens  qu'un 
préfet  peut  employer  dans  une  telle  lutte. 

Un  fait  bizarre,  c'est  la  façon  dont  est  choisi  le  candidat  gouvernemental. 
Il  y  avait  un  candidat  naturel,  l'ancien  député,  M.  Arnaud.  Celui-ci,  dans 
une  circulaire  où  il  décline  la  candidature,  annonce  à  ses  concitoyens 
que  c'est  à  so7i  insu  qu'il  a  été  désigné  pour  les  représenter  au  corps  lé- 
gislatif. —  Il  est  donc  possible  de  devenir  par  désignation  candidat  sans 
le  savoir!  — L'administration  remplace  dans  son  patronage  M.  Arnaud  par 
M.  Royer.  Le  préfet  ne  se  borne  point  à  désigner  et  à  recommander  le 
candidat  officiel;  il  entre  en  campagne  pour  lui,  il  entame  la  polémique 
contre  son  concurrent,  et  quelle  polémique!  Dans  une  proclamation  affi- 
chée, un  agent  supérieur  du  pouvoir  se  croit  autorisé  à  dire  d'un  citoyen 
qui  ne  fait  qu'exercer  ses  droits  politiques  qu'il  répand  à  profusion  des 
journaux  et  des  libelles,  qu'il  n'épargne  rien  pour  tromper  la  foi  politique 
des  électeurs!  Mais  un  préfet  a  d'autres  ressources  encore  que  les  pro- 
clamations passionnées,  il  a  les  agens  disciplinés  de  l'administration,  il  a 
aussi  la  distribution  des  faveurs  et  de  certains  dons  aux  communes. 
M.  Perler  publie  des  copies  certifiées  de  lettres  adressées  à  des  maires  par 
le  préfet,  à  la  veille  de  l'élection,  pour  annoncer  des  dons  de  diverse 
nature,  des  subventions,  des  travaux,  ou  pour  promettre  des  chemins.  Ce 
n'est  pas  tout  :  sur  des  ordres  venus  de  Paris,  une  poursuite  est  dirigée 

TOME   XLVIII.  IG 


2Zi2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contre  une  lettre  publiée  dans  un  journal  local  par  M.  Casimir  Perier. 
Cette  fois  c'est  au  pouvoir  judiciaire  qu'on  a  recours.  Le  procureur- gé- 
néral annonce  les  poursuites  au  préfet,  et  celui-ci,  au  moment  même  de 
l'élection,  répand  en  affiches  la  communication  du  procureur -général,  la 
fait  lire  dans  les  communes  par  les  gardes  champêtres  à  son  de  caisse 
ou  à  son  de  trompe,  interrompt  le  service  de  la  poste  pour  employer  les 
facteurs  à  la  plus  prompte  distribution  des  affiches  officielles.  Ces  faits  sont 
curieux  assurément,  ils  se  reproduisent  à  peu  près  dans  toutes  les  élections 
contestées;  malgré  la  monotonie  des  répétitions,  il  sera  bon  de  les  porter 
tous  à  la  connaissance  du  public  :  en  se  multipliant  et  en  se  généralisant, 
ils  prennent  un  caractère  systématique,  ils  fournissent  des  traits  destinés 
à  tracer  une  page  significative  de  l'histoire  d'un  système.  Mais  un  ensei- 
gnement plus  haut  s'en  dégage.  Ces  faits  sont  en  contradiction  avec  les 
principes  de  toutes  les  constitutions  modernes,  qui  établissent  la  liberté 
politique  sur  la  division  des  pouvoirs.  Il  y  a  des  lois  de  la  mécanique  po- 
litique non  moins  positives,  non  moins  certaines,  non  moins  nécessaires 
que  celles  de  la  mécanique  physique.  Ces  lois,  fondées  sur  les  rapports  du 
pouvoir  exécutif,  du  pouvoir  législatif  et  du  pouvoir  judiciaire,  ont  été  ex- 
posées depuis  un  siècle  avec  une  éblouissante  clarté.  Il  est  impossible 
qu'elles  demeurent  longtemps  méconnues  et  comme  ignorées  dans  le  pays 
de  Montesquieu,  de  Mirabeau,  de  Sieyès,  de  Royer-Collard.  Ces  lois  procla- 
ment que  la  division  des  pouvoirs  c'est  la  liberté,  que  leur  confusion  c'est 
le  despotisme.  Or  quel  empiétement  plus  grand  le  pouvoir  exécutif  peut-il 
commettre  sur  le  pouvoir  législatif  que  d'intervenir  à  l'origine  même  de 
celui-ci,  qui  est  l'élection  des  députés,  pour  influer  de  toute  sa  force  sur 
la  direction  des  suffrages?  Une  confusion  aussi  abusive  des  pouvoirs  est 
radicalement  contraire  à  la  constitution  de  1852.  Un  des  objets  principaux 
de  cette  constitution  a  été  de  garantir  le  pouvoir  exécutif  contre  ce  que 
l'on  a  considéré  comme  des  usurpations  du  pouvoir  législatif.  Cette  consti- 
tution, dont  on  a  fait  consister  le  mérite  dans  une  délimitation  meilleure 
des  pouvoirs,  ne  peut  sanctionner  l'absorption  indirecte  du  pouvoir  légis- 
latif par  le  pouvoir  exécutif.  Quand  donc,  avec  les  faits  des  dernières  élec- 
tions générales  sous  les  yeux,  on  demandera  la  liberté  du  suffrage  univer- 
sel, lorsque,  devant  le  spectacle  de  la  prépondérance  abusive  des  agens 
du  pouvoir  exécutif,  on  réclamera  la  liberté  de  la  presse  et  les  franchises 
de  l'opinion  publique,  contre-poids  naturel  et  nécessaire  des  abus  de  l'in- 
fluence administrative,  on  ne  fera  que  défendre  cette  constitution  contre 
des  interprètes  maladroits  qui  n'en  comprennent  pas  le  sens  et  des  agens 
inconsidérés  qui,  à  l'application,  ne  craignent  point  d'en  dénaturer  l'es- 
prit. 

Toute  la  question  intérieure  est  là.  En  portant  une  lumière  éclatante  sur 
ce  point  capital  de  notre  droit  constitutionnel,  l'opposition  démocratique 
et  libérale  de  la  chambre  peut,  comme  par  une  illumination  subite,  chan- 


REVUE.    CHRONIQUE.  243 

ger  la  face  de  la  situation  intérieure,  et  remettre  la  France  sur  le  g:rand 
chemin  de  la  liberté.  On  s'apercevra  bien  de  cette  vérité  quand  on  ar- 
rivera au  débat  des  questions  d'affaires.  C'est  aux  finances  que  viennent 
aboutir  toutes  les  branches  de  la  politique  pratique.  Les  lois  de  finances 
sont  par  excellence  l'apanage  du  pouvoir  législatif.  C'est  en  finances  qu'une 
assemblée  représentative  doit  surtout  avoir  la  pensée  sûre  et  la  main  ferme. 
C'est  pour  la  bonne  gestion  des  finances  qu'un  gouvernement  prudent  et 
appliqué  doit  rechercher  dans  un  corps  législatif  les  lumières  et  l'indépen- 
dance; il  est  le  premier  intéressé  à  trouver  au  besoin  dans  la  résistance  de 
la  chambre  élective  un  contrôle  qui  l'arrête  dans  ses  entraînemens  et  le 
ramène  à  la  conception  unitaire  et  harmonique  des  intérêts  multiples  et 
complexes  qui  forment  les  diverses  branches  de  la  politique  nationale.  Une 
chambre  élective  ayant  la  conscience  de  sa  spontanéité  rappellera  à  temps 
au  gouvernement  que  l'équilibre  financier  va  être  compromis  tantôt  par 
une  expédition  lointaine  dont  les  conséquences  ne  peuvent  être  mesurées, 
et  où  les  dépenses  ne  seront  nullement  proportionnées  à  l'intérêt  politique 
engagé,  tantôt  par  une  impulsion  trop  accélérée  donnée  aux  travaux  pu- 
blics, qui  accumule  soit  sur  le  capital  disponible  du  pays,  soit  sur  le  tré- 
sor, des  charges  trop  lourdes  à  un  moment  donné,  qu'il  serait  préférable 
de  répartir  sur  un  plus  long  espace  de  temps.  Une  telle  chambre  rappel- 
lera encore  ou  que  la  dette  flottante  est  trop  lourde,  ou  que  l'impôt  est 
excessif,  et  peut  décourager  et  amoindrir  le  mouvement  de  l'épargne  na- 
tionale. En  indiquant  ici  le  rôle  qu'aurait  à  remplir  une  chambre  élective, 
à  la  condition  qu'elle  ne  serait  point  une  émanation  indirecte  du  pouvoir 
exécutif,  nous  ne  croyons  point  nous  écarter  des  intentions  que  le  gou- 
vernement lui-même  a  manifestées  dans  une  circonstance  solennelle.  L'em- 
pereur a  évidemment  cherché  un  secours  dans  l'assemblée  représentative 
quand,  après  la  publication  du  célèbre  mémoire  de  M.  Fould,  il  renonça 
au  système  des  crédits  extraordinaires  ouverts  par  décrets;  mais,  pour  que 
cette  intention  puisse  être  eificace,  il  est  aujourd'hui  visible,  après  une  ex- 
périence de  deux  ans,  qu'il  serait  nécessaire  que  la  pratique  électorale  du 
gouvernement  fût  mise  d'accord  avec  ses  bonnes  résolutions  financières;  il 
serait  nécessaire  qu'une  plus  grande  spontanéité  fût  laissée  au  suffrage  uni- 
versel. 

Les  embarras,  les  inquiétudes,  que  cause  éternellement  en  France  la 
question  financière  sont  pour  nous  un  étonnement  toujours  nouveau.  Il  n'y 
a  pas  au  monde  de  pays  doté  d'une  prospérité  intrinsèque  égale  à  celle  de 
la  France.  Nous  doutons  que  l'Angleterre,  malgré  les  accumulations  de  ca- 
pitaux dont  elle  dispose,  surpasse  la  France  en  véritable  richesse.  L'épargne 
agit  dans  notre  pays  avec  une  puissance  qui  a  surpris  même  ceux  qui 
avaient  la  meilleure  idée  de  ses  ressources.  Et  pourtant  un  véritable  ma- 
laise vient  périodiquement  entraver  l'essor  de  confiance  auquel  il  serait  si 
naturel  que  les  capitaux  français  se  dussent  livrer.  Les  inquiétudes  que 
peuvent  donner  les  questions  étrangères  ne  nous  paraissent  pas  expliquer 


244  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

suffisamment  les  défaillances  périodiques  du  marché  financier  et  la  baisse 
des  effets  publics.  S'il  est  un  peuple  que  son  tempérament  et  la  juste  idée 
qu'il  a  de  sa  force  devraient  rendre  peu  accessible  à  la  crainte  des  diffi- 
cultés étrangères,  il  nous  semble  que  c'est  le  peuple  français.  La  France  a 
eu  cette  année  une  bonne  récolte;  ses  revenus  publics  sont  toujours  en 
voie  d'accroissement;  l'épargne  continue  à  être  considérable,  le  capital 
est  abondant.  D'où  viennent  donc  aujourd'hui  les  sourdes  rumeurs,  les 
vagues  défiances  qui  circulent  dans  le  monde  des  affaires?  Pourquoi  cette 
crédulité  craintive?  pourquoi  par  exemple  s'obstine-t-on  à  voir  toujours 
en  perspective  un  emprunt? 

Le  point  que  nous  allons  toucher  est,  nous  le  croyons,  le  vrai  point  sen- 
sible de  la  situation  financière  de  la  France.  La  France  a  une  dette  flottante 
qui,  sans  être  trop  lourde  pour  elle,  est  cependant  exagérée.  Même  ce 
fameux  milliard  qui  avait  tant  ému  les  imaginations  il  y  a  deux  ans  pa- 
raît au  fond  une  charge  bien  légère  quand  on  songe  aux  ressources  de  la 
France.  Pour  rester  dans  les  limites  les  plus  raisonnables  et  les  plus  strictes, 
pour  se  débarrasser  de  cet  épouvantail ,  le  gouvernement  n'aurait  eu  qu'à 
échanger  la  moitié  du  milliard  de  ses  engagemens  à  courte  échéance  contre 
une  somme  égale  constituée  en  rentes  perpétuelles.  L'opération  eût  été 
bien  simple  et  se  fût  très  vivement  accomplie.  Certes,  depuis  deux  ans, 
nous  avons  prêté  à  l'Italie,  à  la  Russie,  à  la  Turquie,  des  sommes  bien  su- 
périeures à  celles  que  nous  n'aurions  eu  qu'à  nous  prêter  à  nous-mêmes. 
Le  péril  d'une  dette  flottante  trop  considérable  n'est  donc  pas  pour  la  France 
dans  l'importance  de  la  somme  due,  mais  dans  la  forme  de  la  dette.  La 
somme  pour  nous  est  légère ,  la  forme  est  périlleuse.  La  dette  flottante  est 
en  effet  une  dette  à  courte  échéance.  Qu'un  de  ces  événemens  qui  affectent 
le  crédit  général,  qui  créent  une  panique,  qui  suspendent  la  confiance, 
vienne  nous  surprendre  avec  une  grosse  dette  flottante,  et  alors  cette  dette 
devient  pour  nous,  à  cause  de  sa  forme,  parce  qu'elle  constitue  des  enga- 
gemens prochainement  exigibles,  un  grave  embarras.  Dans  une  telle  éven- 
tualité, l'état  serait  exposé,  au  moment  où  arriveraient  les  échéances,  à  ne 
plus  trouver  de  crédit.  La  position  du  trésor  se  complique,  dans  une  pré- 
vision semblable,  des  embarras  analogues  qui  éclateraient  autour  de  lui. 
La  ville  de  Paris  a,  elle  aussi,  une  dette  flottante  qui  n'est  pas  médiocre, 
puisqu'elle  atteint  125  millions.  L'utile  institution  des  banques  de  dépôts 
tend  à  s'acclimater  parmi  nous  :  les  dépôts  forment  aussi  une  dette  flot- 
tante dont  en  une  heure  de  crise  on  s'empresserait  d'exiger  le  rembourse- 
ment. Enfin  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  société  immobilière  de  M.  Emile  Pereire 
qui,  sous  la  forme  d'une  caisse  des  travaux  publics,  ne  veuille  avoir,  elle 
aussi,  sa  dette  flottante.  Il  y  a  là  toute  une  solidarité  de  situations  et  d'in- 
térêts dont  on  peut  dire  que  le  trésor,  qui  est  le  plus  grand  banquier  de 
France,  est  la  clé  de  voûte.  Avec  un  trésor  bien  armé  contre  le  péril,  c'est- 
à-dire  n'ayant  pas  d'engagemens  exigibles  qui  pussent  l'embarrasser,  la 
crise  serait  affrontée  avec  fermeté,  et  la  confiance  reviendrait  vite.  Il  n'en 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  245 

serait  pas  de  même,  si  la  situation  devait  être  dominée  par  une  gêne  grave 
et  prolongée  du  trésor. 

Il  peut,  on  le  voit,  se  présenter  des  cas  où  le  trésor  ressemblerait  à  un 
banquier  très  riche  qui,  ayant  compté  sur  le  crédit  pour  payer  ses  échéances 
et  se  voyant  le  crédit  enlevé  par  une  circonstance  imprévue,  quoique  bien 
au-dessus  de  ses  affaires,  serait  forcé  de  les  interrompre.  Une  erreur  de 
prévision,  non  le  défaut  des  ressources  réelles,  amènerait  une  complica- 
tion déplorable.  —  Mais,  dira-t-on,  au  lieu  de  s'exposer  à  de  tels  accidens, 
pour  se  mettre  même  en  état  de  les  surmonter  tous,  comment  se  fait-il 
que  le  gouvernement  ne  prenne  point  un  jour  un  grand  parti  relativement 
à  la  dette  flottante?  Comment  ne  débarrasse-t-il  pas  le  marché  financier  et 
ne  se  délivre-t-il  pas  lui-même  d'un  grand  souci  en  consolidant  par  l'opé- 
ration si  facile  et  si  légère  d'un  emprunt  une  portion  de  cette  dette?  C'est 
ce  raisonnement  fort  naturel  qui  accrédite  si  fréquemment  parmi  le  public 
les  bruits  d'emprunt.  Par  cette  voie,  le  cercle  vicieux  de  la  politique  finan- 
cière nous  ramène  à  la  politique  proprement  dite.  Emprunter!  c'est  bientôt 
dit  :  oublie-t-on  que  nous  sommes  en  paix?  Emprunter  en  temps  de  paix, 
ne  serait-ce  point  une  douleur  pour  un  gouvernement  et  surtout  pour  un 
ministre  des  finances  qui  voient  le  budget  dépasser  deux  milliards,  qui  ont 
augmenté  récemment  certains  impôts  ou  créé  certaines  taxes  pour  échap- 
per à  la  triste  nécessité  d'un  emprunt  de  paix ,  qui  voient  au  surplus  les 
revenus  publics  s'améliorer  sans  cesse?  N'est-il  plus  permis  de  croire  que 
le  jour  viendra  où  la  dépense  croîtra  moins  vite  que  le  revenu,  où  les  ex- 
cédans  de  recettes  serviront  à  éteindre  les  découverts?  Renoncer  à  cette 
espérance,  ne  serait-ce  point  accuser  le  système  politique?  Puis  est-il  in- 
terdit d'imaginer  que  nous  obtiendrons  du  Mexique  le  remboursement  des 
deux  cents  et  quelques  millions  que  l'expédition  nous  a  déjà  coûtés?  Aban- 
donner comme  chimérique  cette  perspective,  ne  serait-ce  pas  avouer  trop 
chèrement  de  nouvelles  erreurs  du  système  politique?  Que  si  d'ailleurs, 
surmontant  une  fausse  honte,  on  entrait  dans  la  voie  des  emprunts  de 
paix,  où  s'arrêterait-on?  Ne  faudrait-il  pas  recommencer  dans  trois  ou 
quatre  ans?  Nous  connaissons  des  gens,  même  parmi  les  amis  du  gouver- 
nement, qui  se  réconcilient  avec  les  grosses  dettes  flottantes  dans  la  pen- 
sée qu'elles  sont  le  frein  le  plus  efficace  contre  l'entraînement  des  dé- 
penses et  des  entreprises  aventureuses.  De  frein,  il  n'en  peut  exister  que 
dans  le  sévère  contrôle  du  pouvoir  législatif,  et  nous  craignons  bien  que 
ce  ne  soit  pas  le  système  électoral  pratiqué  par  M.  de  Persigny  qui  nous 
puisse  doter  d'un  corps  législatif  assez  résolu  et  assez  fort  pour  aider  le 
ministre  des  finances  à  contenir  les  dépenses  et  à  restreindre  la  dette  flot- 
tante dans  de  prudentes  limites. 

Le  corps  législatif  devra  donc,  suivant  toute  apparence,  aborder  les  ques- 
tions intérieures  d'une  façon  vive,  neuve  et  piquante;  quant  aux  questions 
extérieures,  si  attachantes  qu'elles  soient,  elles  ne  se  montreront  à  lui 
que  sous  l'aspect  le  plus  morne  et  le  plus  désolant.  Où  en  est  la  question 


246  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

polonaise?  où  a-t-elle  été  conduite  par  la  campagne  diplomatique  de  cet 
été?  11  semble  que  le  plus  grand  résultat  de  tout  ce  travail  de  la  diplo- 
matie n'aura  abouti  qu'à  l'acte  du  comte  Russall  au  banquet  de  Blairgowrie 
proclamant  avec  préméditation  et  de  sang-froid  la  déchéance,  la  forfaiture 
des  droits  que  la  Russie  tenait  des  traités  de  1815  sur  la  Pologne.  Nous  ne 
sommes  point  de  ceux  qui  déprécient  cet  acte  honnête  de  lord  Russell  sous 
prétexte  qu'il  demeure  dépourvu  de  sanction  coercitive.  Nous  croyons, 
quant  à  nous,  à  la  force  morale  du  droit  et  à  l'autorité  d'une  interpréta- 
tion telle  que  celle  qui  en  a  été  donnée  en  cette  circonstance  par  un 
homme  d'état  dont  l'inflexible  probité  politique  est  un  honneur  pour  la 
communauté  européenne.  Qu'est- il  advenu  de  cette  déclaration  de  dé- 
chéance dans  les  diverses  manipulations  diplomatiques  qu'elle  a  dû  subir? 
Exprimée  dans  une  note  qui  devait  être  remise  au  prince  Gortchakof ,  en 
a-t-elle  été  retirée,  comme  on  l'a  dit,  par  un  télégramme  envoyé  à  l'am- 
bassadeur anglais  à  Pétersbourg?  La  majorité  du  cabinet  anglais  n'a-t-elle 
pas  permis  à  lord  Russell  de  faire  de  son  opinion  personnelle  le  jugement 
officiel  de  la  politique  anglaise?  S'est- on  arrêté  devant  des  représentations 
de  l'Autriche  et  des  garanties  demandées  par  cette  puissance  que  l'on  n'a 
pu  lui  accorder?  Est-il  vrai  que  M.  de  Bismark  à  cette  occasion,  devenant 
l'intermédiaire  officieux  de  la  cour  de  Saint-Pétersbourg,  aurait  prévenu 
lord  Russell  et  lord  Palmerston  que  la  Russie  considérerait  la  déclaration 
de  déchéance  comme  un  cas  de  guerre?  Le  gouvernement  anglais  aurait-il, 
contre  toute  vraisemblance,  reculé  devant  un  artifice  aussi  grossier?  Que 
s'est-il  passé  à  cette  occasion  entre  le  cabinet  de  Saint- James  et  celui  des 
Tuileries?  Refroidie  par  les  hésitations  de  l'Angleterre  et  de  la  France, 
est-il  vrai  que  l'Autriche,  menacée  comme  cela  lui  est  si  souvent  arrivé, 
de  se  trouver  en  l'air,  opérerait  un  de  ces  reviremens  dont  elle  a  aussi 
l'habitude,  et  songerait  à  rentrer  en  grâce  auprès  de  ses  dangereux  voi- 
sins? Une  circonstance  est  de  nature  à  confirmer  ce  bruit.  La  Galicie  a 
pour  gouverneur  M.  de  Mensdorf-Pouilly,  qui  passe  pour  dévoué  à  la  Rus- 
sie. Tant  que  l'Autriche  a  été  favorable  aux  Polonais,  M.  de  Mensdorf,  sous 
prétexte  de  maladie,  a  été  éloigné  de  son  gouvernement,  où  il  avait  pour 
suppléant  le  propre  frère  du  ministre  d'état,  le  général  de  Schmerling, 
dont  les  Polonais  n'ont  point  eu  à  se  plaindre.  Aujourd'hui  M.  de  Mens- 
dorf reprend  ses  fonctions.  Sa  rentrée  en  Galicie  ne  paraît  que  trop  signi- 
ficative, et  peut-être  faut-il  craindre  que  l'insurrection  polonaise  se  voie 
bientôt  fermée  la  seule  région  d'où  elle  pouvait  encore  tirer  de  précaires 
ressources.  Cet  ensemble  de  faits,  s'il  est  exact,  serait  fort  triste  assuré- 
ment. La  situation  européenne  que  dévoile  un  pareil  dénoûment  n'est  pas 
moins  affligeante,  et  devra  être  mise  à  nu  dans  la  discussion  de  l'adresse. 

Nous  ne  pensons  point  que  l'on  persiste  à  couvrir  la  regrettable  fin  de 
la  campagne  diplomatique  entreprise  pour  la  Pologne  par  la  banale  et  peu 
sérieuse  excuse  que  la  France,  engagée  dans  la  question  au  point  de  vue 
européen  et  au  même  titre  que  l'Autriche  et  l'Angleterre,  n'était  pas  tenue 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  247 

à  faire  plus  que  ces  puissances,  et  ne  pouvait  aller  au-delà  de  ce  qu'elles 
voulaient  faire.  Ce  qu'il  y  a  de  superficiel  dans  cet  argument  saute  aux 
yeux.  Dans  un  débat  contre  la  Russie,  entre  la  France,  l'Angleterre  et 
l'Autriche  il  n'y  a  parité  ni  d'intérêts,  ni  de  moyens  d'action,  ni  de  périls. 
L'Autriche,  qui  n'est  point  un  peuple  ayant  le  point  d'honneur  national, 
qui  n'est  qu'une  chancellerie  et  une  armée  maintenant  laborieusement 
dans  une  cohésion  précaire  des  élémens  de  races  diverses  et  discordantes, 
qui  supporte  directement  sur  une  longue  frontière  le  poids  de  la  Russie, 
ne  saurait  être  assimilée,  dans  les  devoirs  créés  à  l'Europe  par  la  ques- 
tion de  Pologne,  ni  à  l'Angleterre  ni  à  la  France.  Il  eût  été  nécessaire 
que  la  France  fît  preuve  d'une  grande  netteté  de  résolution,  se  montrât 
prête  au  rétablissement  de  la  Pologne  de  1772,  et  donnât  de  grands  gages 
à  l'Autriche  pour  entraîner  cette  puissance  dans  une  lutte  décisive  contre 
la  Russie.  Ne  trouvant  pas  de  sûretés  du  côté  de  l'Occident,  l'Autriche,  qui 
ne  peut  demeurer  longtemps  compromise,  se  retournera  vers  la  Russie. 
Ces  retours  humilians  coûtent  peu  à  la  cour  de  Vienne  :  M.  de  Metternich 
en  a  mainte  fois  donné  le  spectacle.  11  montrait  d'intelligentes  velléités  de 
résistance  à  la  Russie;  il  se  tournait,  pour  chercher  un  appui,  vers  Londres 
et  Paris,  puis,  ne  se  voyant  ni  soutenu  ni  compris,  il  faisait  galamment  le 
plongeon  devant  le  tsar.  Entre  l'Angleterre  et  nous,  la  question  est  plus 
délicate.  C'était  une  vieille  pensée  de  lord  Palmerston  d'occuper  l'alliance 
anglo-française  à  des  œuvres  communes  :  l'empereur  a  trouvé  l'occasion, 
—  et  l'a  saisie  habilement  dans  l'affaire  de  Crimée,  —  de  réaliser  cette 
pensée;  mais  depuis  l'annexion  de  la  Savoie  nous  ne  réussissons  plus  à  oc- 
cuper l'alliance  anglo-française.  Vainement  avons-nous  offert  à  l'Angleterre 
de  nous  mêler  en  Amérique  d'une  besogne  qui  semblait  devoir  lui  plaire  et 
de  travailler  en  commun  à  la  dissolution  des  États-Unis  :  nous  avons  été 
remerciés.  Nous  invitons  l'Angleterre  à  sauver  avec  nous  la  Pologne,  lord 
Palmerston  ne  veut  pas  nous  entendre.  Que  voulez-vous?  On  assure  que  la 
seule  infirmité  du  vieux  Pam  est  la  surdité.  e.  forcade. 


REVUE   MUSICALE. 

Le  Théâtre -Italien  a  inauguré  sa  saison  le  ik  octobre  par  la  Traviala, 
opéra  de  M.  Verdi.  Une  nouvelle  administration  a  succédé  à  celle  qui  ré- 
gnait depuis  dix  ans,  et  c'est  M.  Bagier  qui  dirige  aujourd'hui  la  salle  Ven- 
tadour,  qu'il  a  fait  restaurer  avec  goût.  L'entrée,  on  ne  sait  trop  pour 
quelle  raison ,  n'est  plus  sous  le  péristyle ,  mais  de  côté ,  et  c'est  presque 
clandestinement  que  l'on  pénètre  dans  une  enceinte  où  l'on  va  chercher 
une  société  polie  et  des  plaisirs  délicats.  Le  parterre  a  été  supprimé,  et 
c'est  ce  qu'on  appelle  Vorcheslre  qui  remplit  aujourd'hui  l'espace  qui  s'é- 
tend depuis  les  musiciens  jusqu'aux  loges  du  rez-de-chaussée.  Un  passage 
est  pratiqué  au  milieu  de  ces  stalles  d'orchestre,  et  l'on  peut  y  circuler 


2/i8  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

facilement.  La  scène  a  été  un  peu  resserrée  dans  les  bas  côtés.  M.  Bagier, 
qui  a  bien  voulu  accepter  le  privilège  du  Théâtre -Italien  sans  la  subven- 
tion de  100,000  francs  qu'on  avait  accordée  à  ses  prédécesseurs  depuis  la 
direction  de  Ronconi,  a  cru  devoir  prendre  une  mesure  qui  ne  me  semble 
pas  des  plus  heureuses.  On  veut  donner  cinq  représentations  par  semaine 
sans  diminuer  les  prix  élevés  qu'on  a  mis  aux  places  les  plus  modestes;  je 
doute  fort  que  cette  innovation  produise  les  résultats  qu'en  attend  la  di- 
rection. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  changemens,  disons  seulement  quelques  mots 
aujourd'hui  des  nouveaux  chanteurs  qui  composent  la  troupe  formée  par 
M.  Bagier.  M'"''  Anna  de  Lagrange,  qui  a  débuté  dans  la  Traviata,  est  une 
Française,  et,  je  crois  même,  une  Parisienne.  Elle  se  fit  entendre,  il  y  a 
une  quinzaine  d'années,  au  théâtre  de  la  Renaissance,  où  l'on  donnait  une 
représentation  extraordinaire  au  profit  des  Polonais,  si  je  ne  me  trompe. 
M""  de  Lagrange  n'était  alors  qu'une  cantatrice  dilettante  que  le  monde  re- 
cherchait beaucoup  pour  sa  belle  voix  et  les  grâces  de  sa  personne.  Depuis 
ces  premiers  essais,  M"**  Anna  de  Lagrange  a  beaucoup  voyagé  :  elle  a  chanté 
dans  les  principales  villes  de  l'Europe;  elle  a  été  en  Russie,  en  Amérique,  et 
elle  vient  de  Madrid,  où  elle  est  restée  plusieurs  années.  Sa  voix,  vigou- 
reuse dans  son  ensemble,  porte  cependant  déjà  les  traces  du  temps  et  de 
la  fatigue.  C'est  une  belle  personne,  grande,  élancée,  fortement  constituée, 
et  dont  le  visage  exprime  plutôt  l'énergie  que  la  sensibilité  et  le  sentiment. 
Sa  voix  a  le  timbre  d'un  mezzo-soprano,  bien  que  la  cantatrice  ne  craigne 
pas  de  pousser  son  audace  jusqu'à  l'extrême  limite  du  registre  supérieur. 
Il  résulte  de  ces  efforts  des  effets  désagréables,  des  sons  faux  et  aigus,  qui 
blessent  l'oreille  au  lieu  de  la  charmer.  Pourquoi  M""=  de  Lagrange  ne  reste- 
t-elle  pas  plus  souvent  dans  le  vrai  domaine  de  sa  voix  sonore,  qui  s'étend 
du  fa  au  la  supérieur  avec  facilité?  Ce  qu'elle  ajoute  ensuite  à  ce  beau  re- 
gistre, ces  notes  suraiguës  dont  elle  se  joue  avec  une  si  lourde  coquette- 
rie, sont  d'un  goût  détestable.  C'est  en  effet  le  goût  qui  manque  au  beau 
talent  de  M"^*  de  Lagrange  :  elle  ajoute  à  la  musique  qu'elle  doit  interpré- 
ter fidèlement  des  orneraens  ridicules  qui  ne  sont  tolérables  que  dans  la 
bouche  de  ce  petit  démon  de  M"''  Patti,  qui  va  venir  bientôt  ensorceler  de 
nouveau  les  Parisiens. 

Avec  M"'-*'  de  Lagrange,  il  s'est  produit  dans  la  Traviata  un  jeune  ténor, 
M.  Nicolini,  qui  n'est  pas  plus  Italien  que  la  cantatrice.  Son  nom  véritable 
est  Nicolas,  et  c'est  sous  ce  nom  qu'il  a  débuté,  il  y  a  quelques  années,  au 
théâtre  de  l'Opéra-Comique.  M.  Nicolini  a  une  très  jolie  voix,  un  peu  courte, 
mais  timbrée  et  facile.  Il  chante  sans  efforts,  avec  sentiment  et  une  modé- 
ration de  style  que  le  public  a  su  apprécier.  C'est  dans  le  Rigoletto  de 
M.  Verdi  surtout  que  M.  Nicolini  a  été  fort  agréable  dans  le  rôle  du  duc, 
que  M.  Mario  a  rendu  si  difficile.  Suffisant  dans  tous  les  morceaux  qui  lui 
sont  dévolus,  M.  Nicolini  a  particulièrement  chanté  avec  grâce  la  douce 
cantilène  du  quatrième  acte,  —  La  donna  è  mobile;  —  il  a  aussi  très  bien 


REVUE.    CHRONIQUE.  2^9 

rempli  sa  partie  dans  le  beau  quatuor  qui  vient  après  et  qui  est  Tune  des 
pages  les  mieux  écrites  de  M.  Verdi.  C'est  dans  le  rôle  de  Gilda  de  Rigolelto 
que  M"'"  de  Lagrange  a  été  le  mieux  appréciée.  Elle  a  chanté  avec  une 
grande  énergie  le  duo  du  second  acte  avec  le  père,  et  surtout  celui  du 
troisième,  dont  la  péroraison  est  si  entraînante.  M™  de  Lagrange  a  été  en- 
core plus  remarquable  dans  la  belle  scène  du  quatuor,  où  elle  a  eu  de  beaux 
élans.  M.  Delle-Sedie  chante  et  joue  le  rôle  de  Rigoletto  en  véritable  ar- 
tiste, et  sa  méthode  de  chanteur  est  celle  que  pratique  le  ténor  Fraschini, 
qui  a  débuté,  il  y  a  quelques  jours,  dans  la  Lucia  de  Donizetti.  M.  Fraschini, 
qui  n'est  plus  jeune,  chante  depuis  vingt-cinq  ans.  Il  a  brillé,  comme  on 
dit,  sur  tous  les  théâtres  de  l'Italie,  il  a  été  à  Londres,  à  Vienne,  à  Ma- 
drid, à  Barcelone,  et  je  ne  serais  pas  étonné  qu'il  eût  été  aussi  en  Amé- 
rique. On  dit  que  M.  Fraschini  a  toujours  redouté  l'opinion  de  Paris,  et  que 
le  soir  de  son  début  dans  la  Lucia  il  avait  préparé  ses  malles  pour  nous 
quitter  après  la  représentation,  s'il  échouait  dans  sa  tentative.  M.  Fras- 
chini doit  être  rassuré  maintenant,  car,  dès  les  premières  notes  du  réci- 
tatif qu'il  a  dites,  des  murmures  approbateurs  l'ont  accueilli.  Il  a  été  ad- 
mirable ensuite  dans  le  finale  du  premier  acte,  alors  qu'il  pousse  ce  cri 
sublime  :  —  Maledetto  sia  quel  giorno,  —  et  dans  la  scène  dernière,  si 
belle  et  si  pathétique,  il  a  été  touchant  et  a  ému  toute  la  salle  par  ses  san- 
glots, qui  ne  sont  jamais  des  cris,  mais  des  sons  trempés  d'émotion  qui  re- 
muent le  cœur  en  charmant  l'oreille. 

Tant  que  l'homme  sera  l'homme,  l'art  devra  toujours  être  le  revêtement 
de  la  vérité,  et  la  mélodie  restera  l'élément  fondamental  des  plus  grandes 
compositions  musicales.  M.  Fraschini,  dont  la  taille  est  ordinaire  et  la  figure 
peu  expressive,  se  rattache  par  le  style  et  par  sa  large  manière  de  dire  le 
récitatif  à  la  vieille  et  belle  école  italienne.  Sa  voix,  qui  n'est  pas  très  forte 
ni  très  flexible,  je  crois,  a  un  timbre  qui  rayonne  facilement,  surtout  dans 
les  notes  supérieures.  C'est  une  voix  italienne  un  peu  ternie,  mais  char- 
mante encore,  quand  l'artiste  est  animé.  Il  phrase  admirablement,  il  arti- 
cule chaque  mot  comme  le  faisait  Garcia,  et  comme  le  fait  M.  Tamberlick, 
avec  lequel  M.  Fraschini  a  quelques  rapports  de  talent.  Nous  laisserons 
ce  grand  chanteur,  que  tout  le  monde  voudra  entendre,  aborder  les  diffé- 
rens  rôles  de  son  répertoire  avant  de  le  juger  définitivement.  Il  nous  suffit 
d'avoir  annoncé  aux  amateurs  qu'il  y  a  à  Paris  un  maître  del  cantar  clie 
7iell'  anima  si  sente,  comme  dit  Rossini.  p.  scudo. 


ESSAIS   ET   NOTICES. 


LES    ANCIENNES    PROVINCES    DE    LA    POLOGNE    ET    LES    TRAITES     DE    VIENNE. 

La  question  des  anciennes  provinces  de  la  Pologne  a  pris  tout  d'un  coup 
une  grande  place  dans  les  préoccupations  des  hommes  politiques.  Nous 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'avons  pas  attendu  pour  appeler  sur  ce  grave  sujet  Fattention  des  lecteurs 
de  la  Reoue  la  publication  des  mémoires  annexés  aux  dernières  dépêches 
de  M.  Drouyn  de  Lhuys  et  du  prince  Gortchakof.  Les  origines  historiques 
du  débat  sont  maintenant  connues  (1),  et  il  n'y  a  point  à  y  revenir.  Après 
la  dissolution  de  la  grande  confédération  princière  fondée  au  ix"  siècle  par 
les  Varègues  russes,  les  diverses  parties  qui  l'avaient  composée  étaient  ren- 
trées légitimement  dans  leurs  voies  naturelles  et  particulières,  la  Moscovie 
en  développant  à  part  son  unité  nouvelle,  et  les  anciennes  provinces  polo- 
naises en  retournant  à  la  Pologne,  dont  le  torrent  varègue  les  avait  sépa- 
rées. L'histoire  est  remplie  de  ces  réunions  accidentelles  imposées  par  la 
conquête  à  des  populations  étrangères  les  unes  aux  autres,  qui,  lorsque 
la  dynastie  ou  la  caste  conquérante  est  divisée,  affaiblie  ou  éteinte,  re- 
prennent leur  destinée  naturelle  sans  que  l'une  d'elles  se  croie  en  droit 
de  chercher  à  conquérir  les  autres;  mais  il  ne  s'agit  plus  seulement  de 
droit.  Maintenant  les  défenseurs  du  système  russe  appellent  cela  le  devoir 
de  la  reconquête!  Voilà  donc  encore  une  nouvelle  obligation  morale  qu'il 
faut  ajouter  au  devoir  de  profiter  de  la  faiblesse  de  ses  voisins  et  au  devoir 
de  la  vengeance  que  l'on  prêche  à  la  Russie  pour  l'engager  à  s'emparer  de  la 
Galicie  orientale!  L'un  des  traits  caractéristiques  de  ce  système,  c'est  la 
nécessité  où  il  se  trouve  d'enrichir  la  conscience  publique  d'une  nouvelle 
catégorie  de  devoirs  inconnue  jusqu'à  présent  dans  la  morale  chrétienne. 

Un  autre  point  bien  établi,  c'est  qu'il  n'y  a  aucune  conséquence  à  tirer 
de  cette  circonstance  que  le  prince  régnant  dans  la  Moscovie  avait  été 
pendant  quelque  temps  le  président  plus  ou  moins  obéi  de  l'association 
varègue,  ou,  pour  être  plus  exact,  de  ce  que  le  gouvernement  de  la  Mos- 
covie a  pu  être  momentanément  le  vorort  d'une  confédération  morte  et 
enterrée  depuis  le  commencement  du  xiii"  siècle.  Non-seulement  les  dy- 
nasties varègues  se  sont  éteintes  dans  la  Moscovie  en  1597  et  dans  les  an- 
ciennes provinces  en  1319,  mais,  d'après  le  témoignage  de  l'historien  offi- 
ciel de  la  Russie,  les  princes  de  la  Moscovie  n'exerçaient  sur  les  bords  du 
Dnieper  aucune  autorité  dès  le  milieu  du  xiir  siècle.  Karamsine  ajoute 
qu'ils  ignoraient  même  les  noms  des  princes  de  la  branche  aînée  qui  ré- 
gnèrent à  Kief  jusqu'à  l'arrivée  des  Lithuaniens.  Les  libres  unions  de  13/i0 
et  de  1386  et  la  convention  de  1667  complétèrent  par  la  suite  l'état  de  pos- 
session de  1772,  dont  l'incontestable  légitimité  ne  peut  plus  être  l'objet 
d'un  doute. 

Mais  ce  n'est  pas  à  cet  ordre  d'idées  que  s'arrêtent  les  préoccupations 
du  moment.  Les  argumens  dont  s'arment  les  philologues  et  les  historiens 
sont  laissés  dans  l'ombre,  et  l'attention  se  détourne  de  ces  études  rétro- 
spectives pour  se  porter  sur  les  traités  de  Vienne.  Au  lieu  de  les  rejeter  ou 
de  les  rappeler  de  confiance,  au  lieu  de  les  invoquer  ou  de  les  maudire  sans 
les  connaître,  on  les  a  lus,  on  les  a  étudiés,  et  l'on  a  reconnu  qu'ils  con- 
tenaient de  précieuses  garanties  non-seulement  pour  le  royaume,  mais  pour 
les  anciennes  provinces  ^e  Pologne.  Les  lettres  d'Alexandre  I",  rapprochées 
des  traités  conclus  entre  les  copartageans  et  du  texte  même  de  l'article  1" 
de  l'acte  général,  ont  permis  de  se  former  à  ce  sujet  une  opinion  que  les 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l''"' juin. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  251 

dernières  notes  diplomatiques  sont  venues  confirmer.  Lorsqu'on  lira  l'ar- 
ticle 1"  sans  parti-pris,  ou  avec  le  parti-pris  d'y  trouver  ce  qu'il  dit  réel- 
lement, il  faudra  toujours  reconnaître  un  principe  fondamental,  à  savoir 
que  les  négociateurs  de  1815,  qui  faisaient  de  la  politique  pratique  et  non 
pas  de  l'ethnographie,  ont  appelé  tous  les  habitans  de  la  Pologne  des  Po- 
lonais, et  qu'ils  les  ont  divisés  en  deux  catégories.  Aux  uns  ils  ont  garanti 
un  elal  jouissant  d'une  adminislralion  dlsiincle,  et  lié  à  l'e^npire  de  Rus- 
sie par  sa  constitution  :  c'est  ce  qu'on  appelle  le  royaume.  En  faveur  des 
autres  Polonais,  sujets  respectifs  de  la  Russie,  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche, 
le  congrès  a  stipulé  seulement  une  représentation  et  des  institutions  natio- 
nales. Toute  l'économie  de  l'article  1"  repose  sur  la  distinction,  nous  di- 
rions presque  sur  l'opposition  qui  y  est  formulée  entre  Y  administration 
distincte  d'une  part  —  et  de  l'autre  la  représentation  et  les  institutions  na- 
tionales. Si  nous  en  avions  eu  besoin,  nous  aurions  été  confirmés  dans  cette 
appréciation  par  la  lecture  d'un  document  russe  dont  la  note  du  prince  Gort- 
chakof  nous  a  révélé  l'existence.  Voici  ce  que  le  comte  Rasoumovski  écri- 
vait le  10  décembre  181/i.  «  Le  reste  du  duché  de  Varsovie  est  dévolu  à  la 
couronne  de  Russie  comme  état  uni  auquel  sa  majesté  se  réserve  de  donner 
une  constitution  nationale...  L'empereur  de  Russie,  désirant  faire  participer 
tous  les  Polonais  aux  bienfaits  d'une  administration  nationale,  intercède 
auprès  de  ses  alliés  en  faveur  de  leurs  sujets  de  cette  nation,  dans  le  but 
de  leur  obtenir  des  institutions  provinciales,  qui  conservent  de  justes  égards 
pour  leur  nationalité  et  leur  accordent  une  part  à  l'administration  de  leur 
pays.  » 

Il  est  impossible  d'opposer  plus  clairement  la  constitution  nationale  aux 
institutions  provinciales  et  d'établir  plus  nettement  que,  parmi  les  Polo- 
nais, les  uns  s'administreront  complètement  eux-mêmes,  tandis  que  les  au- 
tres auront  seulement  U7ie  part  à  l'administration  de  leur  pays.  L'on  n'osera 
pas  dire  que  l'empereur  Alexandre  !•"■  voulait,  tout  en  stipulant  cette  ga- 
rantie en  faveur  des  sujets  acquis  par  la  Prusse  et  par  l'Autriche  dans  les 
premiers  partages,  se  réserver  de  ne  rien  accorder  lui-même  aux  sujets 
polonais  acquis  par  la  Russie  aux  mêmes  titres  et  aux  mêmes  époques.  Le 
caractère  et  les  intentions  d'Alexandre  P""  sont  trop  connus  pour  qu'on  ad- 
mette cette  supposition;  mais  l'on  prétendra  peut-être,  d'après  la  nouvelle 
théorie,  qu'en  disant  tous  les  Polonais,  l'empereur  de  Russie  ne  comprenait 
pas  les  habitans  des  anciennes  provinces.  Voyons  où  conduit  cette  supposi- 
tion. La  partie  orientale  de  la  Galicie  est  peuplée  de  Ruthéniens,  comme  la 
Volhynie,  la  Podolie  et  l'Ukraine,  qui  ont  fait  partie  du  lot  de  la  Russie.  Il 
faudrait  donc  admettre  que  le  comte  Rasoumovski  et  après  lui  les  plénipo- 
tentiaires de  1815  ont  entendu  n'accorder  des  institutions  séparées  et  une 
part  dans  l'administration  locale  qu'à  la  moitié  de  la  Galicie,  tandis  que  le 
cabinet  de  Vienne  resterait  libre  de  gouverner  l'autre  moitié,  sans  aucune 
garantie,  comme  la  haute  ou  la  basse  Autriche.  Voilà  où  l'on  en  arrive 
en  détournant  les  mots  de  leur  véritable  sens.  Non,  la  dépêche  du  comte 
Rasoumovski  n'est  pas  aussi  ingénieuse  que  les  dissertations  de  M.  le  pro- 
fesseur Pogodin.  Elle  restera  comme  un  des  commentaires  de  l'article  l''"' 
les  plus  clairs  et  les  plus  autorisés,  à  la  suite  des  lettres  d'Alexandre  I"  à 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Czartoryski,  à  Oginski,  à  Kosciuszko,  et  des  traités  particuliers  entre  les 
copartageans.  Lord  Palmerston  était  donc  parfaitement  fondé,  dans  sa 
célèbre  dépêche  du  22  mars  1831,  à  rechercher  si  la  condition  de  donner 
des  institutions  nationales  aux  Polonais  des  anciennes  provinces  avait  été 
jusqu'alors  complètement  remplie  par  le  gouvernement  russe. 

Après  avoir  ainsi  reconnu  que  l'acte  de  Vienne  avait  établi  dans  l'empire 
même  de  Russie  deux  catégories  de  Polonais,  il  importe  de  bien  préciser 
un  autre  point  sur  lequel  on  commet  involontairement  ou  à  dessein  des 
confusions  déplorables.  Nous  voudrions  qu'on  distinguât  plus  nettement 
qu'on  ne  le  fait  en  général  ce  qui  a  été  rendu  obligatoire  de  ce  qui  a  été 
laissé  facultatif.  D'une  lecture  attentive  du  traité,  il  nous  paraît  résulter 
que  les  négociateurs  de  Vienne  ont  rendu  obligatoire  :  1"  pour  la  Russie 
seule,  le  maintien  du  royaume  de  Pologne  en  un  état  séparé,  jouissant 
d'une  administration  distincte  et  lié  à  l'empire  par  sa  constitution;  2°  pour 
les  trois  cours  copartageantes,  l'octroi  d'une  représentation  et  d'insti- 
tutions nationales  aux  Polonais  de  la  Posnanie,  à  ceux  de  la  Galicie  et  à 
ceux  des  anciennes  provinces  échues  à  la  Russie.  Au  contraire,  l'acte  gé- 
néral de  Vienne  a  laissé  le  caractère  facultatif  :  1"  à  l'extension  ulté- 
rieure du  royaume  de  Pologne  :  2°  au  mode  d'existence  politique  à  accor- 
der à  tous  les  autres  Polonais  pour  leur  assurer  en  Russie,  en  Prusse  et  en 
Autriche  le  bénéfice  d'une  représentation  et  d'institutions  nationales. 

L'on  paraît  aussi  avoir  oublié  et  il  est  nécessaire  de  rappeler  que  le  du- 
ché de  Varsovie  avait  déjà  une  constitution  avant  d'être  uni  à  la  Russie 
sous  le  nom  de  royaume.  Cette  constitution,  qui  est  du  22  juillet  1807, 
avait  été  délibérée  par  les  Polonais  et  confirmée  par  Napoléon  I";  elle  in- 
stituait une  diète  générale,  composée  d'un  sénat  et  d'une  chambre  des 
nonces,  un  conseil  des  ministres,  une  administration  indépendante,  des 
finances  particulières  et  une  armée  séparée.  Aussi  les  plénipotentiaires 
de  1815  n'ont  pas  dit,  comme  le  proposait  le  comte  Rasoumovski,  que 
«  sa  majesté  impériale  donnerait  une  constitution  nationale  au  nouveau 
royaume,  »  mais  ils  ont  stipulé  que  cet  état,  jouissant  déjà  d'une  adminis- 
tration distincte,  serait  lié  à  l'empire  de  Russie  par  sa  constitution,  ce 
qui  n'était  pas  une  expression  vague,  ni  une  porte  ouverte  à  l'arbitraire, 
puisqu'il  s'agissait  de  la  constitution  alors  existante  et  non  pas  d'une  con- 
stitution quelconque  [qu'il  plairait  à  l'empereur-roi  de  décréter.  C'est  bien 
ainsi  qu'Alexandre  P''  l'a  entendu.  Aussi  sa  constitution  du  27  novembre 
1815,  quoique  moins  libérale,  est-elle  fondée  sur  les  mêmes  principes  que 
celle  de  1807,  comme  on  peut  s'en  convaincre  en  comparant  ces  deux  actes. 
Le  congrès  de  1815  n'a  donc  pas  accordé  aux  Polonais  du  royaume  une  ad- 
ministration distincte  et  une  constitution  nationale;  mais  il  leur  a  garayiti 
la  continuation  de  ces  avantages,  dont  ils  jouissaient  depuis  1807. 

Les  trois  gouvernemens  alliés  renoncent-ils  à  invoquer  la  stipulation  de 
Vienne  en  faveur  de  la  Pologne?  Ce  qu'il  importait  d'établir,  c'est  que  cette 
stipulation  est  d'une  netteté  plus  propre  à  les  servir  qu'à  les  embarrasser. 
Les  défenseurs  de  l'idée  russe  n'ont  pas  plus  d'intérêt  à  se  placer  sur  le 
terrain  de  1815  que  sur  celui  de  1772,  et  les  anciennes  provinces  ont  le 
droit  de  rester  polonaises,  même  de  par  les  traités  de  Vienne.       v.  de  mars. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  253 

PUBLICATIONS     ALLEMANDES     SUR    LA     HÉrORME.   ' 

Dans  les  études  consacrées  de  nos  jours  à  cette  tradition  d'apologues  qui 
remonte  aux  premiers  âges  de  Thistoire  et  que  notre  fabuliste  a  fixée  à  ja- 
mais en  son  œuvre  immortelle,  dans  les  travaux  d'érudition  ou  d'art,  de 
critique  littéraire  ou  morale  sur  La  Fontaine  et  ses  devanciers,  les  écrivains 
de  la  France  ont  presque  toujours  négligé  de  faire  la  part  de  l'Allemagne. 
Soit  que  nos  orientalistes,  au  sujet  du  Dolopalhos  ou  de  VHitopadesa,  sui- 
vissent d'Asie  en  Europe  la  migration  des  moralités  antiques,  soit  qu'un  trop 
ingénieux  constructeur  de  systèmes  s'amusât  à  comparer  le  poète  de  Janot 
Lapin  aux  fabulistes  sentencieux  de  l'antiquité  gréco-latine  et  aux  fabulistes 
conteurs  du  moyen  âge,  on  ne  songeait  guère  à  découvrir  des  rapproche- 
mens  chez  ces  faiseurs  d'apologues,  dont  la  vieille  Allemagne  est  si  riche. 
Un  docte  critique  déjà  connu  par  d'utiles  publications  sur  l'histoire  litté- 
raire de  son  pays,  encouragé  sans  doute  aussi  par  les  recherches  qui  se 
multiplient  autour  de  lui  sur  les  écrivains  allemands  de  la  réforme ,  — 
M.  Henri  Kurz,  —  vient  de  nous  rendre  notre  oubli  très  sensible,  non  par 
des  réclamations  amères  et  pédantesques,  mais,  ce  qui  est  bien  plus  habile, 
par  la  publication  de  deux  volumes  où  l'élégance  de  la  forme  relève  en- 
core le  sérieux  intérêt  du  fond  :  il  s'agit  du  recueil  de  fables  composé  au 
commencement  du  xvp  siècle  par  un  de  ces  poètes  moralistes  si  nombreux, 
si  hardis,  qui  préparèrent  le  mouvement  de  la  réformation  et  s'y  jetèrent 
tout  naturellement.  Ce  poète  se  nommait  Burkhard  Waldis. 

La  vie  de  Burkhard  Waldis  est  peu  connue;  un  petit  nombre  de  rensei- 
gnemens  certains,  quelques  conjectures  tirées  de  ses  ouvrages,  voilà  les 
seuls  matériaux  de  cette  biographie,  et  il  faut  d'autant  plus  le  regretter, 
que  l'existence  agitée  du  fabuliste,  si  nous  en  possédions  les  détails,  serait 
sans  doute  un  des  curieux  épisodes  de  la  réformation.  Burkhard  Waldis  na- 
quit, selon  toute  vraisemblance,  au  village  d'AUendorf,  dans  la  Hesse,  de 
IZiSO  à  l/i90.  Quelle  fut  son  éducation  première,  on  l'ignore.  Sortait-il  du 
couvent  ou  des  écoles  populaires?  Était-ce  un  élève  des  moines?  Était-ce 
un  de  ces  scholaslici  vayantes  dont  l'histoire  vient  d'être  si  ,bien  mise  en 
lumière  par  M.  Gustave  Freytag  dans  ses  Tableaux  de  l'ancienne  Allemagne, 
et  plus  récemment  encore  par  M.  Edouard  Fick,  de  Genève,  dans  son  ex- 
cellente traduction  de  l'autobiographie  de  Thomas  Flatter?  Là-dessus  point 
de  réponse;  nous  voyons  seulement  par  ses  écrits  qu'il  avait  fait  une  étude 
assez  sérieuse  des  lettres  antiques ,  et  nous  savons  qu'il  se  consacra  d'a- 
bord au  service  de  l'église.  En  1523,  il  était  moine  franciscain  à  Riga.  Pour- 
quoi &i  loin  de  son  pays?  A  la  suite  de  quels  événemens?  Autant  de  mys- 
tères. La  réforme  faisant  chaque  jour  de  nouveaux  progrès  dans  ces 
contrées,  l'archevêque  de  Riga,  Gaspard  de  Linden,  envoya  une  députation 
de  trois  moines  à  l'empereur  Charles-Quint  pour  implorer  sa  protection 
contre  les  violences  des  partisans  de  Luther.  Sept  ans  après  l'explosion  de 
la  réforme,  les  catholiques  étaient  en  minorité  à  Riga,  et  les  adversaires  de 
Rome,  maîtres  du  champ  de  bataille,  devenaient  oppresseurs  à  leur  tour. 
Les  trois  moines  ne  virent  point  l'empereur  Charles-Quint,  qui  venait  de 

(1)  Deutsche  Bibliothek  :  Esopus,  von  Burkhard  Waldis;  —  herausgegeben,  etc.,  von 
Heinrich  Kurz;  2  volumes,  Leipzig  1862. 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quitter  rAllemagne,  mais  ils  furent  bien  reçus  par  le  prince  qui  représen- 
tait l'autorité  impériale  dans  les  contrées  germaniques,  et  surtout  ils  pu- 
rent assister  aux  débats  de  la  diète  de  Nuremberg,  où  catholiques  et  pro- 
testans  se  trouvaient  en  présence.  C'est  là  que  Burkhard  Waldis  fit 
personnellement  connaissance  avec  le  cardinal  Lorenzo  Campeggio,  dont 
il  parle  en  ses  fables.  Pendant  ce  voyage  à  travers  des  pays  dévoués  aux 
doctrines  nouvelles,  Burkhard  Waldis,  déjà  préparé  peut-être,  comme  tant 
d'autres  moines,  aux  enseignemens  de  Luther,  avait-il  senti  sa  foi  se  trans- 
former'/ Sont-ce  les  protestans  de  l'Allemagne  du  nord  ou  les  catholiques 
de  Nuremberg  qui  l'ont  décidé  à  quitter  l'église  romaine?  On  ne  saurait  le 
dire.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  franciscain  de  Livonie,  à  peine  revenu 
à  Riga,  s'empressa  d'abjurer  le  catholicisme.  Il  est  fâcheux  que  cette  abju- 
ration ait  eu  lieu  à  la  suite  de  l'emprisonnement  du  moine  par  les  magis- 
trats luthériens  de  la  Livonie.  M.  Henri  Kurz  a  beau  affirmer,  d'après  les 
écrits  du  fabuliste,  que  les  convictions  religieuses  de  Burkhard  étaient  par- 
faitement arrêtées  avant  son  retour  à  Riga;  nous  avons  beau  être  persuadé 
nous-même  que  cet  emprisonnement  ne  fut  pour  lui  qu'une  occasion  de  dé- 
clarer aux  yeux  de  tous  les  transformations  secrètes  de  sa  conscience  :  en- 
core une  fois  cette  occasion  est  fâcheuse;  on  aimerait  mieux  le  voir  se  lever 
en  face  du  péril,  comme  Anne  Dubourg  devant  le  parlement  de  Henri  H. 

Sorti  du  couvent,  Waldis  gagna  sa  vie  en  travaillant  de  ses  mains;  il  se 
fit  ouvrier,  entra  chez  un  fondeur,  et  par  son  intelligence,  par  son  adresse, 
devint  un  des  maîtres  de  l'industrie  locale,  comme  l'attestent  certains  do- 
cumens  que  nous  possédons  encore.  Son  commerce  prit  bientôt  un  assez 
grand  développement;  il  faisait  de  longs  voyages,  et  ses  pérégrinations  à 
travers  l'Allemagne  n'étaient  pas  moins  utiles  à  sa  cause  religieuse  qu'aux 
intérêts  de  son  industrie.  On  sait  que  la  réforme,  parmi  les  influences  si 
diverses  qu'elle  exerça  dans  le  monde,  imprima  une  rapide  impulsion  à 
l'industrie  d'une  part,  de  l'autre  à  l'enseignement  populaire.  C'est  bien  une 
figure  du  xvr  siècle  que  ce  franciscain  allemand  devenu  ouvrier,  com- 
merçant, occupé  à  courir  le  monde  pour  le  soin  de  ses  affaires  et  la  pro- 
pagation de  ses  croyances.  Du  fond  de  la  Livonie,  Burkhard  Waldis  alla 
jusqu'en  Italie  et  en  Portugal.  Il  visita  souvent  la  Prusse,  les  villes  hanséa- 
tiques,  la  Hollande,  les  contrées  du  Rhin,  la  Silésie,  le  Tyrol,  l'Alsace  et  la 
Suisse.  On  ignore  combien  d'années  il  demeura  établi  à  Riga;  on  ne  sait 
pas  davantage  s'il  habita  quelque  autre  ville  entre  son  départ  de  Livonie  et 
son  retour  dans  la  Hesse;  mais  un  fait  hors  de  doute,  quoique  fort  mysté- 
rieux, c'est  qu'il  eut  à  subir  une  longue  et  douloureuse  captivité  avant  de 
pouvoir  s'installer  enfin  dans  sa  patrie.  Quelle  fut  la  cause  de  cet  empri- 
sonnement? Combien  de  temps  dura-t-il?  Dans  quelle  ville,  dans  quelle 
contrée  Burkhard  Waldis  avait-il  rencontré  des  ennemis?  Était-il  coupable 
ou  victime?  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'à  l'époque  où  le.  poète  re- 
vint dans  la  Hesse  en  l'année  15/i2,  il  avait  de  cinquante  à  soixante  ans. 
On  croit  qu'il  vécut  d'abord  chez  ses  deux  frères  Jean  et  Bernard;  en  15/i/i, 
le  landgrave  de  Hesse,  Philippe  le  Magnanime,  le  nomma  pasteur  d'Abte- 
rode.  Peu  de  temps  auparavant,  il  avait  épousé  une  veuve  dont  il  eut  plu- 
sieurs enfans.  Les  derniers  renseignemens  sur  sa  vie  s'arrêtent  en  15/i7; 
c'est  l'année  où,  accablé  par  la  vieillesse  et  les  infirmités,  il  dut  renoncer 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  255 

au  ministère  pastoral.  A  partir  de  ce  moment,  il  semble  disi)araître;  on 
ignore  la  date  de  sa  mort. 

Les  œuvres  de  Burkhard  Waldis  sont  assez  nombreuses;  on  y  remarque 
surtout  une  comédie  morale  intitulée  la  Parabole  de  l'Enfant  prodigae  {de 
Parabell  vam  vorlorn  S;ohn),  imprimée  à  Riga  en  1532,  des  prières  en  vers, 
des  pièces  satiriques  contre  le  duc  de  Brunswick,  des  récits  et  moralités 
en  prose,  etc.  Le  plus  important  de  tous  ces  ouvrages,  celui  qui  assure  une 
place  à  l'auteur  dans  l'histoire  de  la  poésie  allemande,  c'est  le  recueil  de 
fables  donné  sous  le  titre  d'Esopus.  VEsopus  a  été  l'occupation  conti- 
nuelle de  Burkhard  Waldis;  il  y  travaillait  déjà  pendant  son  séjour  à  Riga, 
comme  on  le  voit  par  la  dédicace;  il  y  travaillait  encore  après  son  retour 
dans  sa  patrie,  et  consignait  dans  le  quatrième  et  dernier  livre  les  souve- 
nirs ou  les  épreuves  de  sa  vie. 

Voilà  précisément  ce  qui  fait  le  vivant  intérêt  de  ce  recueil.  Ces  rémi- 
niscences d'une  laborieuse  carrière,  ces  souvenirs  du  couvent  des  francis- 
cains à  Riga  et  de  la  mission  catholique  à  Nuremberg,  cette  expérience  des 
hommes  en  des  conditions  si  diverses,  ces  leçons  recueillies  par  l'ouvrier, 
par  le  maître  fondeur,  par  le  négociant  hardi,  par  le  voyageur  infatigable, 
par  le  prédicateur  errant  et  le  pasteur  sédentaire ,  ces  avertissemens  don- 
nés ou  reçus  tour  à  tour,  cette  sagesse  naïve  apprise  dans  les  livres  sacrés 
et  dans  le  commerce  des  humains,  cette  pensée  naturellement  grave  qui 
s'arme  de  railleries  pour  la  lutte,  tout  cela  imprime  aux  apologues  de 
Burkhard  Waldis  une  véritable  originalité.  Certes,  il  n'y  a  rien  chez  lui 
qu'on  puisse  comparer  à  ce  mélange  de  familier  et  de  sublime,  de  finesse 
naïve  et  de  dramatique  vigueur,  qui  fait  de  notre  La  Fontaine  un  maître 
hors  de  pair;  quelle  différence  toutefois  entre  Burkhard  Waldis  et  tant  de 
fabulistes  anonymes,  je  veux  dire  sans  nom  distinct,  sans  inspiration  propre, 
qui  n'ont  fait  que  répéter  la  tradition  séculaire  ;  Le  caractère  particulier 
de  Burkhard  Waldis,  c'est  qu'il  est  le  fabuliste  de  la  réforme,  et  que  tout 
se  rapporte  dans  ses  récits  aux  intérêts  de  la  révolution  religieuse. 

En  veut-on  un  exemple?  Il  y  avait  dans  les  fabliaux  allemands  du  moyen 
âge  un  récit  intitulé  la  Confession,  —  diu  Dihle,  ou  bien  encore  Pœnilen- 
iiarius;  c'est  le  sujet  que  La  Fontaine  a  immortalisé  dans  les  Animaux  ma- 
lades de  la  peste.  Burkhard  Waldis  s'empare  de  ce  thème,  mais  il  n'y  voit 
pas  ce  qu'y  verra  le  fabuliste  français  du  xvii*'  siècle,  l'occasion  d'une 
grande  peinture,  d'une  grande  et  éternelle  scène  de  la  tragi-comédie  so- 
ciale; il  place  la  vieille  moralité  dans  le  cadre  du  xvi'=  siècle,  au  milieu  des 
personnages  de  la  renaissance  et  de  la  réforme.  Dès  le  premier  vers,  le 
pape  Alexandre  VI  est  nommé.  Ne  dites  pas  qu'on  ne  s'attendait  guère  à 
voir  un  Borgia  en  cette  affaire;  il  faut  s'y  attendre  sans  cesse  avec  Burk- 
hard Waldis.  Papes  et  cardinaux,  aussi  bien  que  Luther  et  Calvin,  ont 
leur  place  nécessaire  dans  ces  fables.  Donc,  en  l'année  1500,  le  pape 
Alexandre  VI  est  à  Rome,  et  comme  il  convoque  tous  les  pécheurs  pour  la 
distribution  des  indulgences,  le  loup,  le  renard  et  l'àne,  alléchés  par  ces 
promesses  solennelles,  s'empressent  de  partir  en  pèlerinage.  Ici,  on  le 
pense  bien,  les  satiriques  observations  ne  manquent  pas  sur  les  prétentions 
du  pontife  qui  se  substitue  à  Dieu  :  on  croirait  lire  un  pamphlet  de  l'épo- 
que. Ce  n'est  pourtant  pas  à  Rome  que  la  fable  nous  conduit;  l'auteur  ne 


25(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

pousse  pas  sa  hardiesse  jusqu'au  bout,  il  lui  suffit  d'avoir  fait  à  sa  manière 
un  petit  tableau  satirique  de  l'église  de  son  temps.  Fatigués  du  voyage, 
effrayés  des  montagnes  qu'ils  ont  encore  à  franchir,  les  trois  pèlerins  se 
décident  à  se  passer  du  saint-père  et  à  se  confesser  les  uns  aux  autres.  On 
sait  la  fin  de  l'aventure,  mais  voici  la  morale  qui  est  particulière  à  Waldis  : 
si  le  loup  et  le  renard  se  pardonnent  aisément  leurs  crimes,  c'est  qu'ils  s'en- 
tendent comme  larrons  en  foire,  étant  membres  de  la  même  confrérie, 
prêtres  du  même  clergé;  quant  au  pauvre  aliboron,  qui  s'en  va  naïvement 
conter  ses  peccadilles  à  l'ennemi,  peut-il  y  avoir  pour  lui  pénitence  assez 
dure?  11  s'est  livré  au  renard,  il  s'est  mis  dans  la  gueule  du  loup;  qu'il  y 
reste.  Ces  attaques  bouffonnes  n'ont  plus  de  sens  aujourd'hui  ;  l'église  du 
XIX*  siècle,  après  les  épreuves  qu'elle  a  subies,  en  présence  des  épreuves 
plus  fécondes  encore  qui  l'attendent,  l'église  épurée  il  y  a  trois  cents  ans 
par  la  réforme  et  ranimée  de  nos  jours  par  la  révolution,  occupe  une  assez 
grande  place  dans  le  monde  moral  pour  que  les  sarcasmes  d'autrefois  la 
puissent  atteindre.  Ses  plus  redoutables  ennemis  dans  notre  société  en  tra- 
vail ne  sont  ni  les  dissidens  respectueux,  ni  même  les  adversaires  déclarés; 
ce  sont  les  étranges  défenseurs  qu'elle  accepte  ou  qu'elle  subit.  Il  n'en  est 
pas  moins  intéressant  de  comparer  les  vieilles  attaques  aux  nouvelles,  de 
même  qu'on  opposerait  utilement  les  apologistes  d'autrefois  à  ceux  d'au- 
jourd'hui, sans  qu'il  fût  nécessaire  de  beaucoup  insister  sur  la  signification 
d'un  pareil  contraste.  Pour  nous  en  tenir  aux  adversaires,  et  sans  sortir  du 
xvi«  siècle,  nous  croyons  que  l'histoire  littéraire  a  raison  de  remettre  en 
lumière  les  apologues  de  Burkhard  Waldis.  On  y  trouvera  de  curieux  do- 
cumens  sur  l'état  des  esprits  au  xvr  siècle;  on  y  trouvera  aussi  les  qua- 
lités d'un  conteur  aimable,  de  la  finesse,  de  la  gaîté,  un  style  franc,  joyeux, 
rapide,  et,  au  milieu  des  libertés  toutes  naturelles  d'une  polémique  désor- 
mais hors  d'usage,  les  leçons  indestructibles  de  la  morale  chrétienne. 

VEsopus  de  Burkhard  Waldis  avait  été  publié  six  fois  au  xvr  siècle;  la 
première  édition  est  de  15/|8,  la  dernière  de  158/i.  L'édition  nouvelle  que 
vient  de  donner  M.  Henri  Kurz  est  un  chef-d'œuvre  d'élégance  typogra- 
phique et  un  modèle  d'érudition  sans  pédantisme.  Les  sources  auxquelles  le 
fabuliste  a  puisé,  les  imitations,  les  rapprochemens,  tout  cela  est  indiqué 
avec  précision,  sans  que  l'annotateur  s'oublie  jamais  en  des  développe- 
mens  indigestes  selon  l'ancien  usage  germanique.  Je  lui  reprocherais  plutôt 
certaines  omissions  graves:  pourquoi  cite-t-il  une  fois  à  peine  les  savantes 
recherches  de  M.  Victor  Leclerc  sur  nos  fabliaux  dans  les  derniers  volumes 
de  V Histoire  liUéraire  de  la  France^  Qu'il  ouvre  ce  vaste  trésor,  bien  des 
choses  s'offriront  à  lui  qu'il  regrettera  d'avoir  négligées.  Des  travaux  comme 
celui-ci  peuvent  et  doivent  aspirer  à  une  sorte  de  perfection. 

SAINT-RENÉ   TAILLANDIER. 


V.  DE  Mars. 


LE 


PEINTRE  APELLE 


Toutes  les  époques  se  plaignent  de  ne  pas  ressembler  à  l'époque 
qui  les  précède,  et  les  fils,  se  comparant  avec  humilité  à  leurs 
pères,  appellent  souvent  décadence  les  évolutions  naturelles  de 
l'esprit  humain.  Le  mouvement  est  la  loi  du  monde  des  idées  aussi 
bien  que  du  monde  matériel  :  quand  les  sociétés  sont  à  leur  enfance, 
ce  mouvement  continu  est  un  progrès;  quand  elles  ont  atteint  leur 
maturité,  ce  n'est  plus  qu'une  décadence.  Dans  les  deux  cas,  l'im- 
pulsion est  irrésistible,  et  l'humanité,  qui  voudrait  en  vain  s'arrê- 
ter, cède  à  quelque  chose  de  fatal. 

Les  Grecs,  dont  l'esprit  était  si  vif  et  si  mobile,  ont  fait  tous  leurs 
efforts  pour  lutter  contre  la  force  qui  les  entraînait.  Leurs  écoles 
étaient  admirablement  constituées,  ils  s'attachaient  à  la  tradition 
avec  une  ténacité  intelligente,  ils  prétendaient  se  transmettre  le 
génie  des  belles  choses  ainsi  qu'on  se  transmet  un  patrimoine,  et 
cependant  ils  ont  eu,  comme  les  autres  peuples,  leur  apogée  et  leur 
déclin.  Les  modernes  répètent  parfois  que  dans  l'art  grec  la  per- 
fection est  constante,  préjugé  banal  que  la  science  réfute  aussi 
bien  que  l'histoire.  Je  ne  sais  même  si  les  Grecs  ont  descendu  la 
pente  plus  lentement;  mais  comme  ils  s'étaient  élevés  plus  haut,  la 
pente  était  plus  longue. 

En  plein  siècle  de  Périclès,  au  sein  de  l'école  de  Phidias,  déjà  les 
principes  de  Phidias  sont  discutés,  car  Âlcamène,  son  plus  brillant 
disciple,  lui  fait  une  opposition  sourde;  déjà  les  modèles  admira- 
bles qu'il  avait  créés  sont  dédaignés,  car  les  mêmes  mains  qui  ve- 
naient de  sculpter  la  frise  calme  et  grandiose  du  Parthénon  exécu- 
taient loin  des  yeux  du  maître  la  frise  du  temple  de  Phigalie,  oii 
percent  l'exagération  et  une  certaine  recherche.  N'est-ce  pas  Thu- 

TOME   XLVIII.    —    15   NOVEMBRE.  17 


258  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cydide,  un  Athénien  du  temps,  qui  s'écrie  :  «  Dans  les  arts,  ce  qui 
est  le  plus  récent  est  toujours  préféré?  »  Mot  profond  qui  résume 
la  loi  du  progrès,  et  qui  explique  non-seulement  l'histoire  de  l'art, 
mais  la  mode,  les  révolutions  et  la  condition  même  des  sociétés. 

Si,  au  lieu  de  franchir  quelques  années  ,  on  franchit  un  siècle, 
on  voit  avec  étonnement  jusqu'où  les  Grecs  ont  été  entraînés  par  ce 
besoin  de  nouveauté.  Au  siècle  d'Alexandre  par  exemple,  ce  ne  sont 
plus  les  artistes  uniquement  qui  veulent  plaire  par  des  effets  dif- 
férens  et  des  séductions  imprévues;  c'est  le  goût  public  qui  a  d'au- 
tres exigences,  c'est  chaque  branche  de  l'art  qui  s'est  transformée. 
L'architecture  abandonne  l'ordre  dorique,  l'ordre  du  Parthénon  et 
des  Propylées;  elle  se  lasse  de  sa  belle  et  puissante  nudité,  elle 
s'attache  à  l'ordre  ionique,  plus  orné,  plus  délicat,  et  développe 
l'ordre  corinthien,  dont  la  richesse  raffinée  fera  dédaigner  l'ordre 
ionique  à  son  tour.  La  sculpture  ne  crée  plus  de  types  majestueux, 
tels  que  Jupiter  ou  Minerve,  et  ne  cherche  plus  dans  la  beauté  des 
formes  l'expression  de  la  grandeur  morale;  elle  se  rejette  sur  les 
types  secondaires  :  c'est  Bacchus  et  les  satyres,  c'est  Vénus  et 
l'Amour,  c'est  l'hermaphrodite  et  les  nymphes  que  sculptent  Praxi- 
tèle et  Scopas,  monde  charmant,  voluptueux ,  où  la  douceur  ex- 
quise des  formes  parle  aux  sens  bien  plus  qu'à  l'intelligence.  La 
peinture,  armée  de  toute  sa  science,  produit  des  œuvres  accom- 
plies ;  mais  elle  ne  sait  déjà  plus  jeter  sur  les  murs  ses  vastes  déco- 
rations, elle  craint  de  retracer  la  vie  des  héros  ou  les  combats 
d'Homère  :  l'inspiration  audacieuse  et  la  fécondité  des  vieux  maîtres 
sont  perdues,  on  aime  les  sujets  circonscrits  et  les  petits  cadres,  où 
la  perfection  s'obtient  à  coup  sûr  à  force  de  soins  et  de  procédés. 
C'est  le  temps  où  les  arts  secondaires,  la  gravure  des  médailles,  la 
glyptique,  la  céramique,  sont  en  principal  honneur,  parce  que  le 
secret  de  leur  puissance  est  plutôt  la  patience  que  le  génie.  La  posi- 
tion personnelle  des  artistes  contribue  à  l'amoindrissement  de  l'art. 
Leurs  œuvres  sont  payées  au  poids  âe  l'or,  mais  ils  vivent  dans  la 
dépendance  des  princes.  Ils  travaillaient  jadis  pour  honorer  les 
dieux  ou  pour  illustrer  leur  patrie  ;  ils  sont  désormais  les  courtisans 
des  rois  et  satisfont  leurs  caprices. 

Des  exemples  particuliers  font  mieux  comprendre  un  fait  géné- 
ral, et  la  vie  d'un  homme  illustre  nous  aide  à  pénétrer  dans  son 
époque.  En  racontant  dans  la  Revue  (1)  l'histoire  du  peintre  Poly- 
gnote,  je  me  suis  efforcé  de  montrer  quelle  était,  au  lendemain  des 
guerres  médiques,  la  dignité  de  l'art;  j'ai  indiqué  aussi  son  carac- 
tère philosophique,  sa  portée  morale.  En  étudiant  aujourd'hui  un 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier  1862. 


LE    PEINTRE    APELLE.  259 

peintre  plus  célèbre  encore ,  le  divin  Apelle ,  nous  verrons  combien 
était  différente,  au  temps  d'Alexandre,  la  condition  des  artistes,  ce 
qu'ils  se  proposaient,  où  les  conduisaient  leurs  triomphes,  et  l'on  en 
conclura  peut-être  que,  même  chez  les  Grecs,  passer  de  la  grandeur 
austère  à  une  perfection  raffinée,  c'est  déjà  déchoir. 

I. 

Trois  villes  se  disputaient  l'honneur  d'avoir  donné  naissance  à 
Apelle  :  Gos,  célèbre  par  ses  beaux  horizons,  Éphèse,  la  magnifique, 
Colophon,  une  des  sept  villes  qui  se  disaient  la  patrie  d'Homère. 
Gos,  pour  justifier  ses  prétentions,  montrait  plusieurs  tableaux  du 
maître,  sa  Vénus  Anadyoméne  et  une  autre  Vénus,  qu'il  ne  put 
achever,  parce  que  la  mort  le  surprit.  Éphèse  rappelait  qu' Apelle 
avait  passé  une  partie  de  sa  vie  dans  ses  murs,  qu'il  y  jouissait  des 
droits  de  citoyen,  qu'il  y  avait  pris  ses  premières  leçons  dans  l'ate- 
lier d'Ephore.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu' Apelle  était  né  en  Asie- 
Mineure,  qu'il  avait  respiré  pendant  ses  jeunes  années  la  mollesse 
et  le  charme  enivrant  de  l'Ionie,  qu'il  avait  grandi  au  milieu  d'une 
société  industrieuse,  riche,  efféminée,  portée  vers  la  volupté,  qui 
tirait  du  contact  de  l'Orient  le  goût  du  luxe  et  des  jouissances,  qui 
avait  contribué  puissamment  au  développement  de  l'art,  parce  que 
l'art  était  le  premier  des  plaisirs  pour  une  âme  grecque.  G' est  en 
lonie  que  l'architecture  avait  revêtu  ses  formes  les  plus  souples  et 
ses  lignes  les  plus  douces;  c'est  en  lonie  que  la  peinture,  si  propre 
à  flatter  les  sens  par  l'éclat  du  coloris,  avait  été  tout  d'abord  culti- 
vée ;  c'est  en  lonie  que  la  musique  faisait  entendre  ses  accens  les 
plus  langoureux  ou  les  plus  capables  d'éveiller  les  passions;  c'est 
en  lonie  que  se  formaient,  dans  des  écoles  spéciales,  ces  belles  et 
intelligentes  courtisanes,  dignes  de  converser  avec  les  hommes  d'élite 
et  de  les  subjuguer,  qui  se  répandaient  ensuite  dans  toute  la  Grèce. 
Mais  si  tout  fut  précoce  chez  les  Ioniens,  tout  n'y  fut  pas  durable  : 
l'égoïsme  et  le  plaisir  sont  des  fondemens  mal  assurés.  L'art,  aussi 
bien  que  la  grandeur  politique,  eut  de  promptes  défaillances  et  de 
fréquentes  périodes  de  stérilité,  parce  qu'il  était  plus  occupé  de 
plaire  que  de  chercher  ses  principes  ou  de  les  transmettre.  La  tra- 
dition s'affaiblissait,  et  l'on  ne  trouvait  plus,  à  des  intervalles  iné- 
gaux, que  de  brillantes  personnalités. 

Au  moment  où  parut  Apelle,  il  n'y  avait  point  autour  de  lui  de 
maître  habile.  L'Éphésien  Éphore,  dont  il  reçut  les  leçons,  était  un 
peintre  médiocre,  que  son  élève  seul  a  sauvé  de  l'oubli.  Apelle  dut 
donc  chercher  au  loin  l'enseignement  que  ne  pouvait  lui  offrir  sa 
patrie.  Sa  bonne  fortune  ou  plutôt  une  clairvoyance  précoce  le  con- 


260  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

duisit  à  Sicyone,  école  dorienne  où  il  devait  trouver  précisément  ce 
qui  manquait  aux  écoles  ioniennes  :  une  science  grave,  la  fermeté 
des  traditions,  la  méthode  poussée  jusqu'à  la  rigueur.  De  même 
Phidias  avait  déjà  prouvé  que  rien  n'était  plus  fécond  que  l'union 
des  principes  doriens  aux  principes  ioniens  :  son  génie  était  un 
composé  du  génie  des  deux  races. 

Sicyone  était  située  à  peu  de  distance  de  la  mer  et  dominait  une 
partie  du  golfe  auquel  Corinthe  donne  son  nom.  Construite  sur  un 
plateau,  la  ville  était  reliée  au  rivage  par  de  longs  murs  semblables 
à  ceux  d'Athènes.  Entourée  d'une  plaine  riche  et  riante,  qu'elle  par- 
tageait avec  Corinthe,  elle  avait  peu  de  puissance,  mais  un  commerce 
actif,  le  goût  des  arts,  la  passion  de  la  gloire.  Rien  de  plus  doux  que 
le  climat  de  Sicyone,  rien  de  plus  enchanteur  que  la  vue  dont  on 
jouissait  de  toutes  parts.  A  droite,  c'était  l'Acrocorinthe,  une  véri- 
table montagne,  dont  les  beaux  rochers  élevaient  jusqu'au  ciel  des 
temples  peints  d'éclatantes  couleurs.  Le  golfe  s'arrondissait  molle- 
ment au  pied  de  l'Acrocorinthe  et  s'arrêtait  au  promontoire  de  Ju- 
non  Acrœa,  qui  cachait  la  mer  des  Alcyons.  Les  regards  se  por- 
taient alors  plus  loin  sur  les  côtes  de  la  Béotie  et  de  la  Phocide, 
découpées  à  l'infini  par  les  flots  azurés,  A  l'horizon  se  dressaient 
les  sommets  du  Parnasse,  de  l'Hélicon,  noms  poétiques,  du  Cithé- 
ron,  tragique  souvenir;  le  ciel  si  pcâle  et  si  transparent  de  la  Grèce 
faisait  ressortir  l'harmonie  des  contours  et  la  variété  des  teintes.  Un 
peu])le  qui  vivait  devant  un  pareil  spectacle  n'était-il  pas  prédes- 
tiné à  l'amour  du  beau  et  à  la  culture  des  arts? 

L'école  de  peinture  qui  illustra  Sicyone  parut  tardivement,  au 
commencement  du  siècle  d'Alexandre.  Eupompe  en  était  le  fonda- 
teur. Il  avait  compris  qu'entre  les  compositions  idéales  ou  décora- 
tives des  peintres  athéniens  et  les  tableaux  fleuris  ou  éclatans  des 
peintres  de  l'Ionie,  il  y  avait  place  pour  un  troisième  système,  qui 
s'attacherait  à  l'étude  de  la  nature,  à  la  vérité  des  formes,  et  qui  se 
proposerait  de  plaire  par  la  science  plutôt  que  par  l'inspiration,  par 
le  caractère  plutôt  que  par  la  grâce.  L'esprit  dorien  aimait  les  rè- 
gles, la  précision,  la  méthode  :  Eupompe  mit  au  premier  rang  la 
connaissance  des  proportions,  il  analysa  le  corps  de  l'homme,  le 
réduisit  en  principes,  de  même  que  le  géomètre  procède  par  abs- 
tractions, et  réussit  à  peindre  ce  prototype  plus  parfait  que  les  mo- 
dernes appellent  le  modèle  académique.  L'esprit  dorien  était  exact, 
solide,  positif,  plus  épris  de  la  raison  que  de  la  poésie  :  Eupompe 
ne  s'éloigna  point  de  la  réalité,  copia  le  modèle  vivant  et  préféra  à 
tous  les  mérites  le  mérite  d'être  vrai.  C'est  lui  qui  arrêta  un  jour 
sur  la  place  pubhque  le  sculpteur  Lysippe,  encore  jeune  et  cher- 
chant un  maître.  —  Regarde  cette  foule  qui  s'agite  sous  nos  yeux, 


LE    PEINTRE    ATELLE.  261 

lui  dit-il;  ton  maître,  le  voilà,  c'est  la  nature.  —  Le  conseil  fut  suivi 
par  Lysippe,  qui  inaugura  chez  les  Grecs  une  tendance  si  marquée 
vers  le  réalisme ,  et  fit  dans  la  sculpture  ce  qu'Eupompe  avait  fait 
dans  la  peinture. 

Lorsque  /Vpelle  arriva  à  Sicyone,  Eupompe  était  mort;  Pamphile, 
son  élève  et  son  successeur,  dirigeait  l'école.  Pamphile  formula 
l'enseignement  d'uue  manière  plus  ferme,  l'érigea  en  doctrine,  as- 
sura à  cette  doctrine  la  sanction  des  magistrats,  et  lui  fit  donner 
force  de  loi.  Il  proclama  le  premier  la  dignité  de  l'art;  la  pratique  en 
fut  interdite  aux  esclaves  :  seuls  les  hommes  libres  pouvaient  deve- 
nir des  peintres.  Le  dessin  fut  déclaré  le  premier  des  arts  libéraux  , 
les  enfans  des  citoyens  apprenaient  à  dessiner  avant  d'apprendre 
leurs  lettres;  dès  que  leur  éducation  commençait,  on  leur  mettait 
dans  les?: mains  une  planche  de  buis  et  un  crayon.  Sicyone,  petite 
cité  sans  puissance  politique,  se  jeta  avec  enthousiasme  dans  une 
réforme  qui  devait  l'illustrer,  et  son  exemple  en  effet  gagna  plus 
d'une  ville  grecque. 

Dans  son  atelier,  Pamphile  ne  montrait  pas  moins  de  hauteur  et 
d'autorité.  Il  exigeait  que  ses  élèves  eussent  une  instruction  éten- 
due, que  non-seulement  la  philosophie,  la  poésie,  l'histoire,  leur 
fussent  familières,  mais  qu'ils  eussent  étudié  les  sciences,  notam- 
ment les  mathématiques  et  la  géométrie.  Ils  s'engageaient  à  rester 
dix  ans  auprès  de  lui,  parce  que  dix  années  de  travail  étaient  à 
peine  suffisantes  pour  s'initier  à  tous  les  secrets  du  métier.  Us  lui 
payaient  d'avance  un  talent,  c'est-à-dire  près  de  six  mille  francs  de 
notre  monnaie,  ce  qui  représente  une  somme  dix  fois  plus  consi- 
dérable aujourd'hui.  Pamphile  voulait  aiiisi  créer  l'aristocratie  de 
l'art;  la  peinture  devenait  un  privilège,  et  la  richesse  était  une  ga- 
rantie de  l'indépendance  des  peintres,  de  leur  désintéressement,  et 
par  suite  de  leur  dignité.  Sous  un  système  aussi  absolu,  qui  rap- 
pelle la  république  de  Platon,  on  sent  percer  l'utopie  :  la  suite  le  fit 
bien  voir.  Quelle  généreuse  chimère  pourtant  (si  c'est  une  chimère) 
que  de  vouloir  ménager  aux  artistes  une  vie  libre,  aftranchie  de 
toute  complaisance,  entourée  d'honneurs  par  l'état!  Il  faut  songer 
d'ailleurs  que,  dans  les  villes  doriennes,  les  institutions  étaient  sin- 
gulièrement puissantes,  et  que  les  lois  étaient  appliquées  avec  une 
logique  dont  la  rigueur  tenait  peu  de  compte  des  particuliers.  La 
constitution  politique  de  Sparte  en  est  la  preuve. 

Apelle  se  soumit  aux  conditions  de  Pamphile,  et,  d'après  le  té- 
moignage des  anciens,  il  poussa  plus  loin  encore  la  docilité,  car 
Pamphile  mourut  après  avoir  désigné  pour  lui  succéder  dans  la  di- 
rection de  l'école  le  peintre  Mélanthe,  un  de  ses  élèves.  Apelle  con- 
sentit à  obéir  à  son  ancien  condisciple,  reçut  ses  leçons,  et  travailla 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  commun  avec  lui.  Un  des  préceptes  favoris  de  Mélanthe  nous  a 
été  transmis,  et  il  est  très  propre  à  jeter  du  jour  sur  la  manière  des 
peintres  de  Sicyone.  «  Il  faut,  disait-il,  que  vos  œuvres  respirent 
l'audace  et  la  dureté.  »  Cette  dureté,  cette  audace  franche  et  un 
peu  brutale,  me  paraissent  bien  des  qualités  doriennes.  On  croit 
entendre  les  maîtres  sicyoniens  ajouter  :  «  Loin  de  nous  la  grâce, 
la  mollesse,  le  coloris  séduisant,  la  volupté  de  l'école  asiatique! 
Loin  de  nous  l'imagination,  la  fécondité,  les  créations  grandioses 
et  idéales,  puis  délicates  et  spirituelles  de  l'école  attique!  Ce  que 
nous  aimons,  c'est  quelque  chose  de  vrai,  de  précis,  d'énergique, 
d'impérieux,  une  rectitude  violente,  une  fermeté  qui  approche  de 
la  raideur,  des  traits  audacieux  et  durs,  mais  d'un  effet  franc, 
simple,  direct,  saisissant.  Nous  préférons  la  sévérité  des  lignes  au 
charme  des  contours,  la  sagesse  des  compositions  à  l'éclat  de  la 
poésie;  nous  voulons  avant  tout  le  style  et  le  caractère.  Nous  ne 
craignons  point  de  maintenir  des  traditions  anciennes  et  presque 
surannées,  et  nous  ferons  ce  qu'ont  fait  les  sculpteurs  d'Égine  pour 
les  frontons  de  leur  temple  de  Minerve.  » 

Ainsi  le  jeune  Apelle,  par  un  bonheur  qu'il  avait  prévu  et  cher- 
ché, trouva  dans  l'école  de  Sicyone  les  tendances  les  plus  opposées 
aux  tendances  de  sa  race  et  sans  doute  à  ses  propres  tendances.  Il 
profita  de  ce  dualisme  qui  a  toujours  composé  le  génie  grec,  unis- 
sant par  son  éducation  les  qualités  des  Doriens  à  celles  des  Ioniens. 
Son  tempérament  d'artiste  n'en  fut  pas  altéré,  parce  qu'un  tempé- 
rament généreux  résiste  à  la  compression;  il  fut  plutôt  fortifié  par 
une  salutaire  discipline  et  prémuni  contre  tous  les  excès.  Il  en  ré- 
sulta cet  équilibre  qui  est  la  juste  mesure  du  bien,  et  qui  permet, 
autant  qu'il  est  donné  à  l'homme,  d'approcher  de  la  perfection. 

Pendant  les  dernières  années  de  son  séjour  à  Sicyone,  Apelle 
avait  aidé  Mélanthe  à  peindre  un  tableau  qui  fut  célèbre.  C'était  un 
portrait  du  tyran  Aristrate,  monté  sur  un  char  à  quatre  chevaux  à 
côté  de  la  Victoire.  Lorsque  plus  tard  Aratus  délivra  Sicyone  et  fit 
détruire  les  images  des  tyrans,  le  peintre  Néalcès  demanda  grâce 
pour  une  œuvre  aussi  belle.  Comme  Aratus  semblait  inflexible, 
Néalcès  insista  en  versant  des  larmes,  et  promit  d'effacer  la  figure 
d'Aristrate.  Il  le  fit,  mit  une  palme  à  la  place,  de  telle  sorte  que 
le  sujet  devint  simplement  une  Victoire  sur  un  quadrige.  II  est  vrai- 
semblable qu' Apelle  composa  d'autres  œuvres  pendant  un  séjour 
de  dix  ans  à  Sicyone,  mais  les  historiens  n'en  ont  point  conservé  le 
souvenir.  Sa  réputation  naissante,  l'autorité  de  l'école  à  laquelle  il 
appartenait,  l'amitié  de  Mélanthe,  le  firent  rechercher  par  le  roi  de 
Macédoine.  Il  se  rendit  auprès  de  Philippe,  père  d'Alexandre. 

A  cette  époque,  Philippe  était  déjà  vieux.  Il  avait  pris  bien  des 


LE    PEINTRE    APELLE.  263 

villes,  amassé  bien  des  trésors,  jeté  les  bases  d'un  empire  qu'il  al- 
lait transmettre  à  son  fils,  et  qui  devait  écraser  la  Grèce.  Les  Macé- 
doniens, ces  Piémontais  de  la  péninsule  grecque,  avaient  pour  eux 
une  forte  organisation  militaire  et  l'unité,  qui  avait  toujours  manqué 
aux  républiques  de  la  Grèce,  affaiblies  par  leurs  dissensions.  Relé- 
gués au  nord  de  l'Olympe  et  du  Pénée,  ils  étaient  restés  pendant 
longtemps  étrangers  au  mouvement  intellectuel  des  Hellènes,  qui 
les  traitaient  volontiers  de  barbares.  Les  rois  de  Macédoine  n'en 
mirent  que  plus  d'insistance  à  revendiquer  le  titre  de  Grecs  et  à  se 
faire  admettre  aux  fêtes  d'Olympie,  congrès  pacifique  des  races  de 
même  origine;  ils  affichèrent  le  goût  des  lettres  et  des  arts,  et  si 
leur  pays  ne  produisait  ni  poètes  ni  artistes,  ils  s'efforcèrent  d'atti- 
rer à  leur  cour  les  artistes  et  les  poètes  grecs.  Les  exilés  illustres 
étaient  accueillis  avec  honneur.  Ce  fut  en  Macédoine  qu'Euripide 
essaya  de  se  consoler  de  l'injustice  des  Athéniens.  Zeuxis  avait  été 
appelé  pour  décorer  de  ses  peintures  le  palais  du  roi  Archélaiis.  A 
part  les  jouissances  du  luxe,  qui  touchent  les  princes  les  moins  ci- 
vilisés, ces  démonstrations  étaient  plus  politiques  que  sincères,  sur- 
tout de  la  part  de  Philippe,  esprit  pratique,  rusé,  peu  sensible  aux 
belles  choses,  et  qui  n'avait  de  grand  que  l'ambition;  mais  Philippe 
savait  que  le  meilleur  moyen  de  conquérir  les  Grecs,  c'était  de  pa- 
raître conquis  à  leurs  idées.  Apelle  devint  donc  le  peintre  de  la 
cour  :  il  fit  de  nombreux  portraits,  non-seulement  du  roi,  mais  de 
son  fils,  de  ses  généraux,  de  ses  principaux  ministres.  L'étude  de  la 
nature,  l'analyse  patiente  du  modèle  vivant,  la  recherche  du  vrai 
et  du  réel,  que  lui  avaient  imposées  les  maîtres  sicyoniens,  le  ren- 
daient merveilleusement  propre  à  cette  tâche. 

Sa  faveur  devint  surtout  éclatante  lorsque  Alexandre  fut  monté 
sur  le  trône.  L'élève  d'Aristote  avait  un  amour  effréné  de  la  gloire, 
et  montrait  par  là  une  âme  vraiment  grecque.  S'il  affectait  de  placer 
chaque  nuit  sous  son  oreiller  les  poèmes  d'Homère,  s'il  feignait, 
même  à  Babylone,  quand  l'Asie  était  à  ses  pieds,  de  trembler  de- 
vant l'opinion  des  Athéniens,  il  encourageait  les  arts  avec  une  pro- 
digalité folle,  parce  qu'il  savait  comment  la  gloire  se  consacre.  Le 
désir  de  rendre  ses  traits  immortels  et  de  transmettre  de  lui  à  la 
postérité  l'image  la  plus  flatteuse  se  manifestait  avec  une  passion 
intelligente,  mais  avec  un  despotisme  naïf  :  il  ne  permettait  qu'aux 
plus  célèbres  artistes  de  le  représenter.  Seul,  Lysippe  avait  le  pri- 
vilège de  sculpter  ou  de  fondre  ses  statues;  seul,  Pyrgotèle  devait 
graver  sa  tête  sur  les  monnaies  ou  sur  les  pierres  précieuses  ;  seul, 
Apelle  pouvait  le  peindre.  L'instinct  des  rois  absolus  est  d'exercer 
sur  l'art  un  empire  direct,  à  leur  profit  personnel  ou  au  profit  de 
leurs  caprices.  Il  faut  avouer  cependant  qu'Alexandre  avait,  aussi 


2Gii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bien  que  les  simples  particuliers,  le  droit  de  choisir  les  artistes  aux 
mains  desquels  il  se  confiait.  Même  quand  il  n'aurait  pas  été  exempt 
d'une  jalousie  un  peu  tyrannique,  combien  ce  souci  de  sa  propre 
mémoire  est  plus  naturel  que  l'orgueil  de  nos  souverains  français, 
qui  impriment  les  initiales  de  leur  nom,  comme  un  cachet  de  pro- 
priété, sur  toutes  les  pierres  des  monumens  payés  avec  le  trésor  de 
tous!  Et  nous  nous  estimons  heureux  quand  ils  n'y  ajoutent  pas  les 
initiales  de  leurs  maîtresses  ! 

Apelle  fut  donc  pour  Alexandre  ce  que  Velasquez  fut  pour  Phi- 
lippe IV  et  la  cour  d'Espagne.  «  Il  faut  renoncer  à  compter,  dit 
Pline  le  Naturaliste,  combien  de  fois  il  a  peint  Philippe  et  surtout 
Alexandre.  »  Alexandre  enfant,  adolescent,  homme  et  même  dieu, 
c'est-à-dire  tenant  la  foudre  de  son  père  Jupiter,  Alexandre  à  che- 
val ou  sur  un  char,  couronné  par  la  Victoire  ou  assisté  par  les  Dios- 
cures,  sur  son  trône  ou  sur  un  champ  de  bataille ,  les  compagnons 
d'Alexandre,  ses  chevaux,  ses  maîtresses,  tantôt  Glitus  et  Antigone, 
tantôt  la  belle  Pankasté  et  le  fougueux  Encéphale,  tels  furent,  pen- 
dant nombre  d'années,  les  sujets  qui  occupèrent  son  pinceau.  Quel 
contraste  avec  les  pages  grandioses  et  vraiment  nationales  que  Po- 
lygnote  traçait  sur  le  Pœcile  et  que  Phidias  sculptait  sur  le  Parthé- 
non!  Mais  on  n'était  plus  au  temps  de  Gimon  et  de  Périclès;  l'ère 
de  la  liberté  finissait  pour  les  artistes  comme  pour  les  citoyens ,  et 
avec  la  liberté  mourait  la  grandeur.  Apelle  du  moins  acquérait  des 
richesses  considérables,  et  s'il  se  résignait  à  la  vie  de  courtisan,  il 
ne  sacrifiait  ni  toute  sa  fierté  ni  une  certaine  indépendance  de  lan- 
gage nécessaire  à  l'homme  qui  respecte  sa  gloire.  L'esprit  et  cette 
ironie  familière  que  les  Grecs  maniaient  avec  tant  de  grâce  faisaient 
tout  passer.  Une  anecdote  en  est  la  preuve.  On  raconte  qu'Alexandre 
était  souvent  dans  son  atelier.  Tout  en  posant  pour  un  de  ses  por- 
traits, il  discutait  sur  la  peinture,  et  montrait  qu'il  s'y  entendait 
beaucoup  moins  qu'au  métier  de  roi.  «  Prends  garde,  lui  dit  un  jour 
Apelle,  ne  vois- tu  pas  que  tu  fais  sourire  môme  les  esclaves  qui 
broient  mes  couleurs.  »  G'est  presque  Voltaire  chez  Frédéric  le 
Grand.  Il  est  probable  qu'Alexandre  recevait  cette  leçon  avant  son 
départ  pour  l'Asie;  je  doute  qu'il  l'eût  supportée  après  le  meurtre 
de  Glitus  et  l'incendie  de  Persépolis.  Il  n'en  caressait  pas  moins 
Apelle,  ])arce  que  son  talent  devait  contribuer  à  séduire  la  posté- 
rité. Il  lui  fit  môme  un  sacrifice  propre  à  échauffer  l'éloquence  de 
ses  biographes.  Quand  il  voulut  connaître  le  faste  et  les  voluptés 
d'une  cour  asiatique,  Alexandre  s'entoura  d'esclaves  choisies  et  eut 
un  vérita]:)le  harem.  Parmi  ses  favorites,  la  plus  belle,  la  plus  chère, 
était  Pankasté,  qu  Apelle  fut  chargé  de  peindre  dans  sa  nudité  écla- 
tante. Le  peintre  devint  éperdument  épris  de  son  modèle.  Alexandre 


LE    PEINTRE    APELLE.  !Î(35 

s'en  aperçut  et  lui  donna  Pankasté.  Était-ce  afiection?  Etait-ce  dé- 
sir d'étonner  le  monde?  Du  moins  c'était  grandeur  d'âme. 

Lorsque  le  Macédonien  fut  parti  avec  une  poignée  d'hommes  pour 
conquérir  la  Perse,  Apelle  redevint  libre.  11  retourna  à  Éphèse,  sa 
patrie  peut-être,  la  ville  du  moins  où  s'était  écoulée  sa  première 
jeunesse.  Il  ne  paraît  pas  douteux  que  le  choix  de  ce  séjour  eût  été 
concerté  avec  Alexandre,  qui  prévoyait  son  triomphe,  et  qui,  maître 
de  l'Asie  pacifiée,  avait  ainsi  sous  la  main  son  peintre  et  son  ami; 
mais  la  vie  du  héros  fut  aussi  courte  que  sa  grandeur  fut  rapide. 
Bientôt  Apelle  ne  dépendit  plus  que  de  lui-même,  et,  s'il  avait  été 
mandé  à  Persépolis  ou  à  Ecbatane ,  après  la  mort  du  roi  il  l'egagna 
Éphèse.  11  y  peignit  plusieurs  tableaux  que  l'on  conservait  dans  le 
fameux  temple  de  Diane;  il  y  fit  le  portrait  du  grand-prêtre  Méga- 
byse,  ou  plutôt  il  représenta  la  procession  solennelle  que  conduisait 
le  grand-prêtre. 

Gomme  la  vie  d' Apelle  n'est  écrite  nulle  part,  et  comme  il  faut  la 
déduire  d'anecdotes  éparses  dans  les  auteurs,  il  est  impossible  d'en 
établir  l'enchaînement  rigoureux.  Nous  voyons  seulement  qu'après 
la  mort  d'Alexandre  il  usa  de  sa  liberté  pour  parcourir  la  Grèce, 
qu'il  dut  se  fixer  dans  différentes  villes,  afin  d'y  exécuter  les  œuvres 
qu'on  lui  commandait.  Ces  voyages,  dont  Polygnote,  Zeuxis  et  bien 
d'autres  artistes  avaient  donné  J'exemple,  étaient  de  véritables  ova- 
tions. Les  grands  peintres,  toujours  plus  populaires  que  les  grands 
sculpteurs,  étaient  accueillis  comme  des  demi -dieux.  Apelle  re- 
tourna donc  à  Sicyone  pour  revoir  ses  amis  et  ses  rivaux;  ce  sera 
là,  si  l'on  veut,  qu'eut  lieu  ce  concours  célèbre  dont  le  sujet  était 
un  cheval,  Apelle,  qui  avait  accepté  le  défi,  s'aperçut  que  les  ar- 
bitres étaient  circonvenus  par  ses  adversaires.  Il  demanda  qu'on 
prît  pour  juges  les  animaux  eux-mêmes.  Des  chevaux  furent  ame- 
nés devant  l'œuvre  de  chaque  concurrent  :  tous  hennirent  devant 
le  tableau  d' Apelle  et  restèrent  silencieux  devant  les  autres  tableaux. 
Elien  dénature  ce  récit,  qui,  j'en  conviens,  ressemble  à  une  fable.  Il 
prétend  qu'Alexandre  critiquait  un  jour  le  cheval  sur  lequel  Apelle 
l'avait  représenté.  Le  peintre  fit  amener  un  cheval  vivant  qui  se 
mit  à  hennir  en  apercevant  son  image.  «  Tu  le  vois,  dit  Apelle  à 
Alexandre,  cet  animal  se  connaît  en  peinture  mieux  que  toi.  »  C'est 
mettre  un  propos  grossier  à  la  place  d'une  fiction  spirituelle. 

Sicyone  n'est  séparée  de  Corinthe  que  par  quelques  heures  de 
marche.  Apelle  visita  Corinthe.  Il  y  rencontra  près  de  la  source  Pi- 
rène  et  emmena  chez  lui  la  courtisane  Laïs,  deuxième  du  nom,  qui 
avait  pris  des  années  sans  vieillir,  car  elle  était  toujours  belle,  et  sa 
maturité  était  radieuse  comme  les  moissons  dorées  par  le  soleil.  On 
devine  qu' Apelle  voulut  aussi  voir  Athènes,  qui  déjà,  hélas!  n'était 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

plus  que  la  ville  des  grands  souvenirs.  L'histoire  ne  dit  point  que 
les  Athéniens  l'aient  reçu  avec  une  faveur  particulière,  ni  qu'ils 
aient  souhaité  quelque  tableau  de  sa  main  ;  on  peut  supposer  qu'ils 
accueillirent  froidement  le  favori  des  princes  macédoniens.  La  tri- 
bune muette,  Démosthène  exilé,  la  terreur  dans  tous  les  cœurs, 
avaient  montré  ce  que  valait  l'admiration  d'Alexandre  pour  Athènes; 
les  démonstrations  flatteuses  de  ses  successeurs  cachaient  une  op- 
pression plus  cruelle  encore.  Nous  savons  seulement  qu'Apelle  as- 
sista aux  fêtes  d'Eleusis,  où  il  se  fit  initier  aux  mystères,  comme 
tous  les  esprits  éclairés  du  paganisme.  Ce  fut  au  retour  de  la  pompe 
sacrée,  sur  cette  plage  mollement  arrondie  qui  forme  la  baie  d'Eleu- 
sis et  sur  laquelle  le  flot  paresseux  expire  sans  qu'on  entende  son 
murmure,  en  face  des  montagnes  de  Salamine  et  de  Mégare,  dont 
les  contours  bleuâtres  paraissent  aussi  transparens  que  le  ciel ,  au 
milieu  de  toutes  les  splendeurs  et  de  tous  les  sourires  de  la  nature, 
que  l'on  vit  tout  à  coup  sortir  de  l'onde  la  courtisane  Phryné,  nue 
comme  Vénus,  belle  comme  une  statue;  puis,  posée  sur  le  sable,  les 
pieds  baignés  par  l'écume  de  la  mer,  elle  se  mit  à  tordre  dans  ses 
mains  sa  chevelure  humide.  Apelle  fut  tellement  frappé  de  ce  spec- 
tacle qu'il  rentra  chez  lui  pour  en  fixer  le  souvenir,  et  peignit  la 
Vénus  Anadyomène,  c'est-à-dire  son  œuvre  la  plus  accomplie.  Tout 
le  monde  comprendra  cette  impression  saisissante  du  beau  sur  une 
intelligence  d'élite;  mais  les  rôles  étaient  changés  :  ce  n'était  plus 
l'artiste  qui  concevait  le  tableau  et  qui  le  composait,  c'était  la  cour- 
tisane. 

Apelle  visita  aussi  l'île  de  Rhodes,  voyage  particulièrement  mé- 
morable, parce  qu'il  y  montre  une  générosité  et  une  noblesse  de 
sentimens  qui  le  font  aimer.  Il  y  avait  à  Rhodes  un  peintre  d'un  grand 
talent  nommé  Protogène.  Ce  peintre,  modeste,  encore  obscur,  mé- 
connu de  ses  concitoyens,  était  réduit  à  peindre  des  carènes  de  vais- 
seaux afin  de  gagner  sa  vie,  et  jusqu'à  cinquante  ans  il  fit  ce  métier; 
mais,  dès  qu'il  avait  gagné  quelques  oboles  et  acheté  sa  provision 
de  lupins,  il  s'enfermait,  et  peignait  les  œuvres  les  plus  conscien- 
cieuses, les  plus  délicates,  les  plus  finies.  Tel  était,  par  exemple, 
son  chasseur  lalysus,  qu'il  mit  sept  ans  à  terminer.  Protogène  était 
un  esprit  difficile,  toujours  mécontent  de  ce  qu'il  produisait,  capable 
d'un  travail  opiniâtre  et  rigoureux.  Il  était  le  contraire  d' Apelle  : 
l'un  était  sombre  et  concentré,  l'autre  radieux  et  expansif;  l'un 
abandonné  et  misérable,  l'autre  heureux  et  riche.  A  toutes  les  épo- 
ques, la  fortune  se  plaît  à  opposer  ainsi  les  destinées.  Apelle  du 
moins,  qui  avait  vu  un  tableau  de  Protogène,  sut  deviner  un  rival, 
venir  à  son  secom^s,  le  signaler  à  l'attention  de  ses  contemporains, 
lui  assurer  aussitôt  la  célébrité  et  la  richesse.  Les  Rhodiens  accueil- 


LE    PEINTRE    APELLE.  267 

lirent  avec  transport  le  favori  d'Alexandre  :  ils  avaient  la  passion 
des  arts  et  des  lettres;  leurs  écoles  d'éloquence  et  de  sculpture 
les  illustrèrent  pendant  les  derniers  siècles,  je  ne  dis  pas  de  l'indé- 
pendance, mais  de  l'autonomie  grecque.  Quel  fut  donc  l'étonnement 
de  tous,  lorsqu'on  vit  Apelle,  à  peine  débarqué,  se  diriger  vers  l'a- 
telier du  pauvre  Protogène  et  lui  offrir  d'un  seul  tableau  50  talens, 
c'est-à-dire  280,000  francs  de  notre  monnaie!  On  le  crut  fou.  <(  Ras- 
surez-vous, dit-il  à  ceux  qui  l'entouraient,  j'ai  fait  une  excellente 
affaire.  Le  génie  de  Protogène  est  tel  que  vous  serez  bientôt  forcés 
de  le  reconnaître;  je  revendrai  deux  fois  plus  cher  ce  tableau,  » 

En  effet,  Protogène  fut  dès  lors  renommé  dans  toute  la  Grèce.  Dé- 
métrius  Poliorcète,  le  roi  Antigone,  les  Athéniens  eux-mêmes  allaient 
se  disputer  ses  œuvres.  On  devine  qu'une  amitié  étroite  s'établit 
entre  les  deux  artistes.  Apelle  relevait  le  courage  de  Protogène;  il 
lui  montrait  qu'il  ne  péchait  que  par  l'excès  de  travail  et  la  recher- 
che d'une  perfection  qui  reculait  toujours  devant  lui.  «  Je  ne  l'em- 
porte sur  toi,  disc.it-il,  que  parce  que  je  sais  m'imposer  à  temps  de 
ne  plus  toucher  à  mon  tableau.  »  On  a  souvent  raconté  une  anecdote 
qui  paraît  puérile  au  premier  examen,  et  que  je  crois  au  contraire 
très  propre  à  caractériser  les  habitudes  et  les  tendances  des  pein- 
tres de  cette  époque.  Un  jour  Apelle,  ne  trouvant  point  Protogène 
dans  son  atelier,  remarqua  une  planche  posée  sur  le  chevalet;  il  prit 
un  pinceau  et  y  traça  une  ligne  si  déliée,  si  égale,  si  fine,  que  Pro- 
togène, en  rentrant,  déclara  qu' Apelle  seul  était  capable  de  conduire 
un  pinceau  avec  cette  fermeté.  Gomme  la  détrempe  avait  eu  le  temps 
de  sécher.  Protogène  choisit  une  autre  couleur,  repassa  exactement 
sur  le  trait  en  appliquant  sur  la  ligne  qu'avait  tracée  Apelle  une  autre 
ligne  plus  mince,  qui  ne  la  cachait  pas,  mais  qui  la  coupait  dans 
toute  sa  longueur  par  le  milieu.  Apelle  ne  voulut  point  être  vaincu: 
à  l'aide  d'une  troisième  couleur,  il  refit  la  même  opération  sur  la 
ligne  de  Protogène.  Il  y  avait  donc  trois  traits  superposés,  d'un  ton 
différent  et  d'une  téimité  croissante.  Michel-Ange  pensait  que  ce 
trait  formait  le  contour  de  quelque  belle  figure  nettement  esquissée; 
mais  Pline  déclare  qu'on  a  vu  longtemps  à  Rome  ce  tableau,  sur 
lequel  on  ne  voyait  rien  autre  chose  que  la  fameuse  ligne  droite. 
Mêlée  à  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  grec,  la  planche  attirait  de  loin 
par  sa  nudité  et  émerveillait  de  près  par  le  tour  de  force  des  deux 
artistes. 

Gette  sûreté  de  main,  cette  délicatesse  de  pinceau  nous  font  en- 
trevoir à  quelle  perfection  pouvaient  prétendre  les  peintres  de  cette 
époque,  de  quels  admirables  instrumens  ils  étaient  armés.  Le  dessin 
leur  était  familier  dès  leur  enfance,  non  pas  un  dessin  facile,  lâché, 
plein  de  repentirs  ou  de  raccords,  mais  un  dessin  ferme,  précis, 


268  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

subtil ,  infaillible ,  qui  traçait  les  formes  les  plus  exquises  avec  la 
certitude  d'un  géomètre,  lorsqu'il  trace  un  cercle  à  l'aide  du  com- 
pas. Que  l'on  considère  en  effet  les  nombreux  vases  peints  qui  re- 
montent au  siècle  d'Alexandre ,  on  admirera  la  pureté  des  dessins 
qu'y  traçaient  rapidement  les  peintres  employés  dans  les  fabriques 
grecques  :  avec  un  pinceau  enduit  de  vernis  noir,  sur  une  terre  po- 
reuse et  sur  des  surfaces  arrondies,  ils  achevaient  du  premier  jet 
des  compositions  que  les  modernes  désespèrent  d'égaler.  Puisque 
telle  était  l'exécution  des  simples  artisans,  de  quoi  n'étaient  pas 
capables  les  peintres  véritables  et  surtout  les  maîtres  de  l'art! 

Si  la  générosité  d'Apelle  lui  gagnait  des  amis,  son  talent  lui  atti- 
rait aussi  des  ennemis  :  ses  aventures  en  Egypte  en  sont  la  preuve. 
Alexandre  était  mort  et  Ptolémée  occupait  l'Egypte;  il  n'avait  pas 
encore  pris  le  titre  de  roi ,  mais  il  en  avait  toute  la  puissance  :  sa 
cour  n'avait  pas  pour  cela  moins  de  faste,  ses  flatteurs  moins  d'ar- 
rogance. Un  jour  le  vaisseau  d'Apelle,  poussé  par  la  tempête,  dut 
se  réfugier  dans  le  port  d'Alexandrie.  Apelle  se  garda  bien  de  se 
rendre  au  palais  de  Ptolémée,  qui  ne  l'aimait  point,  qu'il  avait 
peut-être  offensé  jadis  par  quelque  propos  hardi,  semblable  aux  le- 
çons qu'il  donnait  à  Alexandre,  et  dont  le  ressentiment  était  entre- 
tenu soigneusement  par  Antiphilus,  peintre  envieux,  qui  se  croyait 
le  rival  d'Apelle  parce  qu'il  le  haïssait.  Cet  Antiphilus  était  né  en 
Egypte;  il  avait  de  la  réputation.  On  vantait  surtout  son  Enfant 
soufflant  le  feuj  le  reflet  des  flammes  éclairait  le  visage  de  l'enfant 
et  toute  la  maison.  Il  avait  une  grande  facilité,  un  esprit  causti- 
que ,  et  était  l'inventeur  du  genre  de  caricatures  que  les  anciens 
appelaient  des  grylles.  Il  peignit  avec  une  tête  de  porc  un  certain 
Gryllus,  son  contemporain,  soit  parce  qu'il  ressemblait  à  cet  animal, 
soit  parce  que  gryllos,  en  grec,  signifie  cochon  de  lait.  La  plaisan- 
terie était  assez  grossière,  mais  elle  eut  du  succès  à  une  époque  où 
l'art  et  le  goût  public  s'affaiblissaient.  On  se  mit  à  faire  des  carica- 
tures du  même  genre,  et  Pompéi  en  montre  des  exemples  :  le  pieux 
Énée,  Anchise  et  le  petit  Ascagne  n'y  sont-ils  pas  représentés  avec 
des  têtes  d'animaux?  On  conçoit  l'aversion  d'Apelle  pour  ce  genre 
misérable,  ses  railleries  et  la  haine  d'Antiphilus. 

Au  lieu  de  se  tenir  prudemment  à  bord  de  son  bâtiment  pour  re- 
partir au  premier  vent  favorable ,  Apelle  voulut  parcourir  la  ville 
immense  et  magnifique  qu'avait  fondée  Alexandre.  Il  fut  rencontré, 
reconnu;  ses  ennemis  imaginèrent  aussitôt  de  corrompre  un  des  fa- 
miliers de  Ptolémée,  qui  vint,  au  nom  de  son  maître,  inviter  Apelle 
à  un  festin.  On  juge  de  l'accueil  que  reçut  Apelle  et  de  la  colère  de 
Ptolémée.  Sommé  de  désigner  celui  qui  l'avait  ainsi  trompé,  le 
peintre  saisit  un  charbon  dans  le  foyer  éteint  et  esquissa  sur  la  mu- 


LE    PEINTRE    APELLE.  269 

raille  une  figure  si  ressemblante  que  le  coupable  était  reconnu  avant 
que  le  dessin  fût  achevé.  Ptolémée,  subitement  radouci,  combla 
Apelle  de  présens,  et  l'artiste,  en  souvenir  du  danger  auquel  il 
avait  échappé,  peignit  son  fameux  tableau  de  la  Calomnie. 

Apelle  dut  aussi  résider  quelque  temps  à  Smyrne,  où  il  peignit 
dans  rOdéon  une  Grâce  et  la  FoiHime  assise.  «  Je  l'ai  faite  assise, 
disait-il,  parce  que  rien  n'est  moins  stable  que  la  fortune.  »  Ce  fut 
la  dernière  halte  de  sa  vie  errante.  Il  avait  vendu  aux  habitans  de 
l'île  sa  Vénus  Anaclyomène,  qu'ils  avaient  placée  dans  le  temple 
d'Esculape.  Sur  la  fin  de  ses  jours,  tourmenté  d'un  désir  de  perfec- 
tion qui  est  l'aiguillon  des  grands  artistes,  Apelle  voulut  lutter  avec 
lui-même  et  surpasser  son  œuvre  la  plus  vantée,  il  s'établit  à  Cos 
pour  refaire  une  Vénus  plus  belle  encore.  La  mort  le  surprit  avant 
que  son  tableau  fût  achevé.  En  vain  les  habitans  de  Cos  cherchèrent 
un  peintre  pour  finir  ce  qu' Apelle  avait  commencé;  aucun  n'osa  se 
mesurer  avec  un  rival  aussi  redoutable,  ni  toucher  à  une  ébauche 
qu'on  regardait  déjà  comme  sacrée  :  c'était  le  plus  éclatant  hom- 
mage qu'on  pût  rendre  à  sa  mémoire. 

II. 

La  gloire  d' Apelle  est  une  des  plus  brillantes  qu'ait  consacrées 
l'histoire.  Les  modernes  l'ont  accrue  encore,  et  le  nom  d' Apelle  est 
dans  toutes  les  bouches  dès  que  l'on  veut  citer  un  peintre  ancien. 
On  peut  dire  qu'il  est  aussi  populaire  que  célèbre,  et  l'on  entrevoit 
les  causes  de  cette  faveur  posthume.  Sa  vie  unie  à  la  vie  d'Alexandre, 
les  récits  de  Plutarque  si  goûtés  de  la  renaissance  et  des  siècles  qui 
ont  suivi,  les  anecdotes  piquantes  ou  aimables  que  les  auteurs  grecs 
ou  latins  ont  recueillies  et  que  nous  apprenons  sur  les  bancs  du 
collège,  cet  instinct  non  avoué  qui  nous  fait  préférer  ce  qui  est  par- 
fait et  charmant  à  ce  qui  est  grand  et  austère,  tout  a  contribué  à 
étendre  jusqu'à  la  postérité  le  prestige  qu' Apelle  exerçait  sur  ses 
contemporains.  Sans  contester  une  gloire  aussi  solidement  établie, 
je  voudrais  du  moins  essayer  de  saisir  quelques  traits  de  la  physio- 
nomie de  l'artiste,  quelques  caractères  distinctifs  de  son  talent.  En 
rapprochant  .les  témoignages  épars  des  écrivains  anciens,  je  m'ef- 
forcerai de  faire  reparaître  l'impression  que  produisaient  des  œuvres 
qui  ne  peuvent,  hélas  !  revivre.  Les  jugemens  des  Grecs  sont  si  brefs, 
11. urs  descriptions  si  incomplètes,  qu'il  conviendra  d'hésiter  souvent; 
mais  nous  ferons  ce  que  fait  le  voyageur  devant  les  fresques  effacées 
des  vieux  maîtres  :  par  une  contemplation  patiente  et  respectueuse, 
il  retrouve  d'abord  un  contour,  puis  une  figure,  puis  un  fragment 
de  la  composition  ;  s'il  voit  peu,  ce  qu'il  voit  est  vrai  et  ne  lui  donne 
que  plus  de  jouissancest 


270  '      REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Les  productions  d'Apelle  sont  de  plusieurs  genres  :  nous  les  clas- 
serons afin  de  déterminer  le  cercle  où  il  faut  nous  enfermer.  Il  n'a 
point  décoré  de  monumens,  comme  Polygnote  et  Zeuxis;  il  n'a  point 
jeté  sur  les  murs  des  temples  et  des  portiques  ces  vastes  pages  qui 
valaient  un  poème  d'Homère  ou  un  livre  d'Hérodote.  11  n'a  retracé 
ni  les  luttes  héroïques,  ni  les  scènes  de  l'olympe  ou  des  enfers, 
ni  les  batailles  des  peuples.  Son  imagination  s'élève  moins  haut, 
ses  sujets  sont  circonscrits,  il  s'attache  à  la  nature  autant  qu'à  la 
beauté,  et  comme  il  ne  veut  rien  produire  que  d'accompli,  il  prend 
la  mesure  des  forces  humaines,  et  donne  à  ses  cadres  une  propor- 
tion telle  qu'aucun  détail  ne  pourra  être  négligé  par  son  pinceau. 
Épris  de  la  réalité,  nourri  des  principes  que  professait  l'école  de 
Sicyone,  il  était  prédestiné  à  être  un  peintre  de  portraits;  c'est  par 
là  qu'il  commença  sa  carrière  en  aidant  Mélanthe  à  peindre  le  tyran 
Aristrate.  Attaché  à  la  cour  de  Philippe  et  d'Alexandre  pendant 
plusieurs  années,  il  s'occupa  uniquement  d'immortaliser  leurs  traits. 
Les  anciens ,  qui  renonçaient  à  compter  combien  de  fois  il  avait  re- 
présenté Alexandre,  n'en  ont  cité  que  trois  images  mémorables. 

Le  premier  portrait  montrait  Alexandre  triomphant,  derrière 
son  char  marchait  la  Guerre,  les  mains  enchaînées;  le  second  le 
montrait  couronné  par  la  Victoire,  tandis  que  Castor  et  Pollux  se 
tenaient  auprès  de  lui.  Emportés  à  Rome  et  placés  dans  le  forum 
d'Auguste,  ces  deux  chefs-d'œuvre  subirent  le  plus  indigne  des  trai- 
temens  :  l'empereur  Claude  fit  gratter  sur  l'un  et  l'autre  la  tête 
d'Alexandre  et  peindre  à  sa  place  la  tête  d'Auguste. 

Le  troisième  tableau,  conservé  dans  le  temple  de  Diane  à  Éphèse, 
représentait  Alexandre  tenant  la  foudre-,  il  se  révélait  comme  dieu, 
comme  fils  de  Jupiter,  et  tel  était  l'éclat  de  cette  peinture,  la  puis- 
sance du  modelé,  que  la  foudre  et  la  main  qui  la  portait  semblaient 
sortir  du  cadre.  Ainsi  la  flatterie  asservissait  aux  rois  la  religion  et 
leur  prêtait  les  attributs  des  dieux,  mais  l'art  tirait  de  cette  néces- 
sité de  nouvelles  ressources  et  tendait  vers  l'idéa].  Au  lieu  de  co- 
pier les  souverains  tels  qu'ils  étaient,  et  parfois  dans  leur  laideur, 
les  peintres  se  résignaient  volontiers  à  les  assimiler  aux  dieux.  L'es- 
sence de  l'art  grec  était  de  tout  diviniser,  c'est-à-dire  de  tout  ra- 
mener à  un  type.  Apelle  avait  donc  créé  l'idéal  d'Alexandre.  Lysippe, 
dans  ses  statues,  figurait  le  roi  la  tête  légèrement  penchée  sur 
l'épaule  gauche,  les  yeux  pleins  de  mollesse  et  de  douceur,  tandis 
que  le  front,  par  sa  puissance  et  ses  saillies,  rappelait  la  face  du 
lion.  C'était  le  souverain  bienfaisant  qu'il  montrait,  tandis  qu' Apelle 
faisait  voir  le  ^conquérant  plus  rapide  que  l'éclair,  le  héros  sem- 
blable aux  dieux.  Je  crains  que  cet  idéal  n'ait  flatté  plus  vivement 
Alexandre,  car  il  répétait  volontiers  qu'il  y  avait  deux  Alexandre, 
le  fils  invincible  de  Philippe  et  le  fils  inimitable  d'Apelle.  Ce  fils 


LE    PEINTRE    APELLE.  271 

inimitable  était  donc  quelque  chose  de  supérieur  à  la  réalité  ;  sa 
beauté  était  créée  par  l'artiste,  qui  ne  copiait  l'original  que  pour  le 
transfigurer.  La  difficulté  fut  autrement  grande  pour  le  peintre  lors- 
qu'il dut  faire  le  portrait  d'Antigone,  un  des  généraux  et  plus  tard 
un  des  successeurs  d'Alexandre.  Antigone  était  borgne,  et  l'on  sait 
combien  l'art  grec  répugnait  à  reproduire  ce  qui  était  difforme,  car 
la  diflbrmité  est  pire  que  la  laideur.  Apelle  présenta  la  figure  d'An- 
tigone de  trois  quarts,  et  distribua  de  telle  sorte  la  lumière  et  les 
ombres  portées  que  l'infirmité  du  roi  fut  tout  à  fait  dissimulée.  «  Il 
semblait,  dit  Pline,  que  ce  fût  au  portrait  et  non  au  modèle  qu'il 
manquât  quelque  chose,  »  voulant  dire  par  là  que  l'œil  malade  se 
modelait  dans  l'ombre  et  s'y  perdait.  Cette  suprême  habileté  à  sau- 
ver les  défauts  de  l'original  ravit  les  contemporains  :  ils  déclaraient 
que  le  portrait  d'Antigone  était  un  des  chefs-d'œuvre  du  peintre; 
deux  fois  l'épreuve  fut  tentée  et  le  tour  de  force  accompli.  Le  pre- 
mier portrait,  celui  qu'on  mettait  au-dessus  de  tous  les  autres,  re- 
présentait Antigone  à  cheval-,  le  second  le  montrait  marchant  à 
pied,  revêtu  d'une  cuirasse,  conduisant  son  cheval  par  la  bride. 

On  cite  parmi  les  autres  portraits  d' Apelle  Clitiis  à  cheval,  par- 
tant pour  la  bataille  et  prenant  son  casque  des  mains  de  son  écuyer, 
Néoptolème  combattant  à  cheval  contre  plusieurs  Perses,  Archélaiis 
avec  sa  femme  et  sa  fille,  Ménand?^e,  roi  de  Carie,  Habron,  Ancée, 
l'acteur  Gorgosthène,  la  belle  Pankasté,  la  seule  femme  qu'il  ait 
peinte  ;  elle  était  nue  et  en  pied.  Enfin  Apelle  avait  fait  son  propre 
portrait.  Tous  ces  tableaux,  car  c'étaient  de  véritables  tableaux, 
sont  à  peine  indiqués  par  les  auteurs  anciens;  mais  leurs  indica- 
tions suffisent  pour  guider  notre  imagination  et  pour  nous  faire  voir 
chaque  personnage  mis  en  scène,  agissant,  entouré  de  sa  famille, 
de  ses  serviteurs,  de  ses  ennemis  vaincus.  Parfois  des  figures  allé- 
goriques ajoutent  à  la  noblesse  du  sujet.  La  plupart  des  portraits 
sont  équestres,  et  lorsque  les  Grecs  racontent  que  les  chevaux  vi- 
yans  hennissaient  devant  un  cheval  peint  par  Apelle,  on  sent  que  ce 
n'est  qu'une  exagération  spirituelle,  comme  les  raisins  de  Zeuxis 
que  des  oiseaux  venaient  becqueter,  comme  le  rideau  de  Parrha- 
sius  que  son  rival  se  préparait  à  tirer;  c'est  une  façon  de  rendre 
la  louange  plus  piquante  et  de  dire  que  le  talent  de  l'artiste  faisait 
illusion,  qu'il  imitait  la  nature  avec  une  précision  saisissante.  Les 
chevaux  du  Parthénon  nous  apprennent  quelle  devait  être  la  beauté 
des  coursiers  sur  lesquels  Apelle  représentait  ses  héros.  Jamais 
peut-être  l'image  de  l'homme  n'a  été  entourée  de  plus  de  grandeur, 
soit  qu'elle  fût  assimilée  à  celle  des  dieux,  soit  que  le  vaste  cadre 
où  elle  était  disposée,  et  les  attributs  qui  la  rehaussaient,  fissent 
mieux  sentir  sa  puissance  et  sa  majesté.  Les  figures  allégoriques 
qu'introduisait  Apelle,  la  Yictoire  par  exemple  et  surtout  la  Guerre, 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

accusent  une  tendance  qui  est  propre  à  l'artiste  encore  plus  qu'à 
son  siècle,  et  qui  nous  conduit  à  parler  de  ses  autres  productions. 

Apelle,  dont  l'imagination  était  riante  et  facile,  mais  craignait  les 
grands  eiïorts,  ne  s'est  point  aventuré  dans  le  monde  des  créations 
pures.  Ces  types  nomlDreux  que  les  artistes  des  époques  précé- 
dentes se  plaisaient  à  enfanter,  ces  manifestations  variées  de  la 
beauté  qui  se  résumaient  en  une  seule  personne,  Jupiter  ou  Junon, 
Apollon  ou  Minerve,  Neptune  ou  Vénus,  ne  l'attiraient  point;  ces 
êtres  que  les  poètes  avaient  faits  plus  grands  que  l'homme,  et  que 
les  artistes  avaient  faits  plus  beaux,  il  ne  cherchait  point  à  retracer 
leur  histoire,  leur  légende,  leurs  luttes,  leurs  amours.  Il  préférait 
ce  jeu  d'esprit  qui  donne  un  corps  aux  qualités  ou  aux  vices  de  l'hu- 
manité, et  qui  a  tant  charmé  les  modernes  par  des  combinaisons 
ingénieuses  et  froides,  je  veux  dire  l'allégorie.  Le  célèbre  tableau 
de  la  Calomnie,  qui  est  décrit  par  Lucien,  expliquera  mieux  que  je 
ne  pourrais  le  faire  comment  le  grand  artiste  entendait  l'invention. 

Sur  la  droite  du  tableau,  dit  Lucien,  on  voit  un  homme  avec  de 
grandes  oreilles,  assisté  de  deux  femmes,  l'Ignorance  et  le  Soupçon -, 
cet  homme,  qui  tend  de  loin  la  main  à  la  Calomnie,  c'est  le  Pii- 
hlk,  crédule,  envieux,  avide  de  scandale,  et  qui  croit  au  mal  plus 
volontiers  qu'au  bien.  De  l'autre  côté  s'avance  la  Calomnie;  ses 
traits  sont  ceux  d'une  femme  admirablement  belle,  son  expression 
est  fière,  un  peu  crispée  :  on  sent  la  colère  et  la  passion.  D'une  main 
elle  tient  une  torche  allumée,  de  l'autre  elle  traîne  par  les  cheveux 
un  jeune  homme  qui  lève  les  bras  vers  le  ciel  pour  attester  les 
dieux.  Elle  est  conduite  par  un  homme  pâle,  défait,  aux  yeux  caves, 
au  regard  sombre,  Y  Envie,  et  par  ses  deux  compagnes  inséparables, 
la  Tromperie  et  V Embûche.  Elle  est  suivie  par  une  figure  triste, 
lugubre,  aux  vêtemens  déchirés,  le  Repentir,  qui  tourne  en  arrière 
ses  regards  pleins  de  honte  et  contemple  la  Vérité,  qui  s'approche. 

Certes  voilà  une  œuvre  compliquée,  qui  pouvait  se  compliquer 
encore  à  l'infini,  car  nos  vices  et  nos  vertus  sont  sans  nombre  et  se 
tiennent  par  mille  liens.  Le  spectateur  était  attaché,  sentait  la  mo- 
ralité du  sujet,  devinait  peu  à  peu  le  sens  de  chaque  figure  et  se  ré- 
jouissait de  sa  pénétration;  mais  est-ce  là  le  but  véritable  de  l'art? 
De  telles  conceptions,  subtiles  et  savantes,  ressemblent -elles  en 
rien  à  de  l'inspiration?  Je  n'ose  critiquer  davantage  un  sujet  qui  a 
plu  aux  maîtres  modernes,  et  que  plus  d'un,  guidé  par  la  descrip- 
tion de  Lucien,  a  voulu  faire  revivre.  Ainsi  la  Calojnnie  d' Apelle  a 
été  retracée  sur  une  faïence  que  l'on  conserve  à  Rome;  Holbein  en 
faisait  un  frontispice  pour  Froben,  l'imprimeur  d'Érasme;  notre 
Poussin,  après  avoir  été  éloigné  de  Paris  par  les  intrigues  de  Vouet, 
se  consolait  en  peignant  le  tableau  que  l'on  a  vu  à  Venise  dans  le 
palais  Manfrin.  Cependant  ce  genre  de  composition  fatigue  promp- 


LE    PEINTRE    APELLE.  273 

tement,  et  il  ne  peut  se  soutenir  que  par  la  force  de  l'exécution. 
Gomme  c'était  précisément  le  talent  d'Apelle,  on  conçoit  qu'il  ait 
fait  un  chef-d'œuvre.  En  personnifiant  des  abstractions,  des  idées 
morales,  il  suffisait  de  trouver  de  beaux  modèles  d'hommes  et  de 
femmes.  Tout  modèle  pouvait  devenir  indifféremment  un  vice  ou 
une  vertu,  selon  l'expression  et  l'ajustement  que  lui  donnait  le 
peintre.  Là  aussi  Apelle  pouvait  suivre  ses  habitudes,  copier  la  na- 
ture, et  agencer  harmonieusement  une  série  d'études  qui  étaient 
encore  des  j^ortraits. 

On  soupçonne  plus  de  hardiesse  et  de  création  dans  les  tableaux 
où  il  voulut  personnifier  les  forces  de  la  nature,  ses  accidens  les 
plus  terribles  et  les  plus  rapides  :  il  entreprit  de  figurer  le  tonnerrr, 
Yéclair,  la  fondre  qui  tombe.  jNous  n'avons  aucun  détail  sur  ces 
images  si  difficiles  à  saisir;  mais  d'après  les  noms  grecs  bronté , 
astrapé,  kéraunobolia,  il  est  vraisemblable  que  c'étaient  des  femmes 
qui ,  par  leur  expression  et  leurs  attributs ,  faisaient  comprendre 
le  sujet  au  spectateur.  On  peut  surtout  conjecturer  que  l'exécution 
en  était  éclatante  et  que  le  feu  du  ciel  jetait  sur  les  personnages  des 
reflets  inaccoutumés.  Le  succès  qu'avait  obtenu  le  portrait  dî  Alexan- 
dre tenant  la  foudre  encouragea  sans  doute  l'artiste  à  chercher  pour 
son  pinceau  ce  nouveau  triomphe. 

Une  des  œuvres  les  plus  renommées  d'Apelle  était  une  série  de 
portraits  habilement  mis  en  scène.  Pendant  qu'il  habitait  Ephèse, 
sa  patrie  d'adoption,  il  représenta  «  le  grand-prêtre  Mégabyse  offrant 
un  sacrifice  dans  le  temple  de  Diane ,  entouré  des  prêtres,  des  sa- 
crificateurs, des  magistrats  de  la  ville.  »  C'était  un  peu  ce  que  l'on 
appelle  aujourd'hui  de  la  peinture  officielle  :  on  y  retrouvait  l'exacte 
ressemblance  de  la  plupart  des  personnages.  Il  faut  que  l'imagina- 
tion y  ajoute  la  majesté  de  l'architecture,  la  beauté  des  costumes,  la 
pompe  sacrée,  les  vases,  les  fleurs,  les  ornemens  les  plus  précieux, 
afin  de  sentir  toute  la  grandeur  et  toute  la  richesse  du  tableau. 
L'on  pourra,  comme  point  de  comparaison,  songer  à  une  messe 
dans  la  chapelle  Sixtine  ou  à  l'exaltation  d'un  pape  porté  en  céré- 
monie dans  la  basilique  de  Saint-Pierre.  Peut-être  faut-il  voir  un 
pendant  à  cette  œuvre  dans  le  tableau  qui  représentait  «  Diane  au 
milieu  d'une  troupe  de  jeunes  vierges  qui  sacrifient.  »  Gomme  Diane 
était  la  grande  divinité  d'Éphèse,  il  est  possible  qu'Apelle  ait  voulu 
faire  aussi  le  portrait  des  prêtresses  du  sanctuaire  et  des  filles  des 
principaux  citoyens. 

Les  auteurs  mentionnent  encore  la  figure  qu'il  peignit  dans 
l'Odéon  de  Smyrne  :  c'était  une  Grâce  vêtue.  Il  fit  aussi  la  Fortune, 
non  pas  debout,  mais  assise.  Hercule,  la  tête  détournée;  mais  les 
raccourcis  étaient  si  savans  et  si  fins  que  la  ressemblance  se  trahis- 

TOME    XL VIII.  18 


T7h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  :  on  ne  devinait  pas  seulement  les  traits  du  fils  d'Alcmène,  on 
les  voyait.  11  ne  faut  pas  oublier  un  Héros  nu,  défi  porté  à  la  na- 
ture, imitation  si  puissante  du  modèle  qu'elle  causait  un  certain 
frisson  :  on  sentait  le  tableau  s'animer,  et  la  figure  semblait  prête 
à  se  mouvoir.  Apelle  représenta  encore  des  moiirans,  et  l'on  pou- 
vait dire  d'eux  ce  que  l'on  disait  des  mourans  du  Thébain  Aris- 
tide, «  que  l'on  comptait  avec  angoisse  combien  de  temps  il  leur 
restait  îi  vivre.  » 

Enfin  le  chef-d'œuvre  d' Apelle,  l'objet  de  l'admiration  de  toute 
l'antiquité,  c'était  sa  Vénus  so7Hant  des  ondes,  souvenir  de  la  belle 
Phryné,  qui  avait  posé  pour  ce  tableau,  car  Apelle  aimait  les  cour- 
tisanes, il  recherchait  les  plus  célèbres,  dont  c'était  le  siècle  et  le 
règne;  il  faut  même  lui  savoir  gré  de  n'avoir  pas  fait  de  peintures 
licencieuses,  comme  en  faisaient  volontiers  la  plupart  de  ses  con- 
temporains. La  corruption  des  mœurs  suivait  l'abaissement  des  ca- 
ractères. La  Vémis  Anadyoméne  excita  la  convoitise  des  Romains. 
Auguste  l'acheta  aux  habitans  de  Gos  moyennant  cent  talens,  qui 
répondent  à  560,000  francs  de  notre  monnaie,  et  en  réalité  ce  prix 
équivaut  à  plus  de  cinq  millions  d'aujourd'hui.  Ce  merveilleux  ta- 
bleau fut  placé  dans  le  temple  de  César,  car  la  famille  des  Jules 
prétendait  descendre  de  Vénus.  Plus  tard  il  s'altéra  dans  sa  partie 
inférieure,  et,  quoiqu'on  invitât  les  artistes  à  le  restaurer,  personne 
n'osa  y  toucher.  Admirable  leçon  pour  les  profanateurs  modernes! 
Sous  le  règne  de  Néron,  le  bois  continuant  de  se  pourrir  et  la  cou- 
leur se  rongeant  de  plus  en  plus,  l'empereur  en  fit  faire  une  copie 
par  le  peintre  Dorothée. 

Ainsi  le  cercle  où  s'est  enfermé  Apelle  est  restreint.  La  science 
dominait  chez  lui  l'imagination,  la  grâce  l'emportait  sur  la  fécon- 
dité, l'esprit  sur  la  force,  l'habileté  sur  l'invention.  Ce  n'était  point 
par  la  grandeur  des  sujets  qu'il  voulait  frapper  les  âmes  :  il  préfé- 
rait les  ravir  par  la  beauté  des  figures  et  la  perfection  des  détails. 
On  peut  dire  qu'il  a  été  surtout  un  homme  d'exécution.  Par  une 
étude  approfondie  de  la  nature,  unie  au  sentiment  le  plus  exquis, 
il  réalisait  des  types  qu'il  ne  créait  pas,  mais  qui  s'offraient  à  ses 
yeux.  Il  les  choisissait,  il  les  combinait,  il  les  divinisait  au  besoin; 
seulement,  au  lieu  de  descendre  de  l'idée  à  la  forme,  il  s'élevait  k 
l'idéal  par  l'observation.  Pénétré  des  idées  des  maîtres  sicyoniens, 
accoutumé  par  une  éducation  prolongée  à  respecter  le  modèle  vi- 
vant et  à  se  jouer  de  toutes  les  difficultés  qu'il  présentait,  armé  du 
pinceau  le  plus  souple  et  le  plus  savant,  il  a  su  allier  les  qualités 
charmantes  du  génie  ionien  aux  qualités  plus  énergiques  du  génie 
dorien.  Il  se  vantait  de  n'avoir  jamais  passé  un  jour  sans  s'exercer 
la  main,  voulant  dire  que  son  adresse  merveilleuse  était  le  fruit  du 


LE    PEINTRE    APELLE.  275 

travail  bien  plus  qu'un  don  du  ciel.  Il  avait  l'aversion  de  tout  ce 
qui  ressemblait  à  la  hâte  ou  à  la  négligence.  Quand  un  artiste  à  la 
main  leste,  quelque  fa  presto  de  l'époque,  lui  montrait  avec  orgueil 
un  tableau  fait  en  un  jour  :  «  Gela  se  voit  bien,  lui  disait-il;  j'aurais 
même  cru  que  tu  l'avais  fait  en  une  matinée.  » 

Il  aimait  les  critiques,  il  les  provoquait  pour  en  profiter.  I]  expo- 
sait quelquefois  ses  tableaux  et  se  cachait  pour  entendre  les  ré- 
flexions du  public.  Tout  le  monde  connaît  l'histoire  de  ce  cordonnier 
qui  blâmait  un  jour  les  sandales  qu'Apelle  avait  mises  aux  pieds 
d'un  de  ses  héros.  Le  lendemain,  l'erreur  était  corrigée,  tant  ce  ta- 
lent patient  et  soigneux  voulait  ne  négliger  aucun  détail  !  Mais  le 
travail  ne  laissait  point  de  traces  dans  les  œuvres  du  maître;  son 
respect  pour  les  procédés  pratiques  ne  comprimait  point  chez  lui 
le  naturel,  l'essor,  la  grâce.  Possédant  plus  que  personne  cette  me- 
sure qui  est  l'essence  de  l'esprit  grec,  il  savait  s'arrêter  à  propos  et 
atteindre  le  juste  tempérament  qui  constitue  la  perfection.  Il  dé- 
clarait lui-même  qu'il  ne  l'emportait  sur  Protogène  que  parce  qu'il 
cessait  à  temps  de  toucher  à  ses  tableaux. 

Son  dessin  était  si  sûr,  si  précis,  qu'il  égalait  le  modèle  même;  il 
en  saisissait  le  trait  caractéristique  et  la  beauté  particulière  de  telle 
sorte  que  ses  portraits  devenaient  plus  vrais  que  les  originaux.  Sa 
mémoire  le  secondait  puissamment,  elle  retenait  les  formes,  les 
lignes ,  toutes  les  ressemblances.  Il  lui  suffisait  d'avoir  vu  une 
fois  un  familier  de  Ptolémée  pour  le  dessiner  de  souvenir  et  le  faire 
reconnaître  de  toute  la  cour.  Les  astrologues  grecs  prétendaient 
que  devant  un  portrait  d'Apelle  rien  ne  leur  était  plus  facile  que 
de  deviner  combien  d'années  avait  vécu  le  personnage  qui  était  re- 
présenté, ou  combien  d'années  il  avait  encore  à  vivre.  Ses  modèles 
et  ses  raccourcis  étaient  admirés  par  les  autres  artistes,  et  toute  la 
Grèce  disait  à' Alexandre  tenant  la  fondre  que  sa  main  sortait  du 
cadre,  de  même  que  nous  dirions  du  Saint  Jean-Baptiste  de  Ra- 
phaël «  qu'il  va  sortir  de  la  toile  et  parler.  »  Il  alliait  à  l'art  le  plus 
raffiné  une  noble  simplicité  et  l'horreur  de  l'ostentation.  Un  artiste 
lui  montrait  une  Hélène  qu'il  venait  de  peindre  et  qu'il  avait  cou- 
verte de  bijoux  et  d'ornemens  :  «  Ne  pouvant  la  faire  belle,  lui  dit-il, 
tu  l'as  faite  riche.  »  Si  la  science  d'Apelle  péchait  toutefois  par 
quelque  côté,  c'était  par  la  composition.  Les  connaisseurs  trou- 
vaient que  Mélanthe  le  Sicyonien  composait  mieux  que  lui  ses  ta- 
bleaux; ils  ajoutaient  qu'Asclépiodore  l'emportait  par  la  beauté  des 
proportions  et  des  ordonnances.  Apelle  lui-même,  après  avoir  visité 
toute  la  Grèce  et  admiré  les  tableaux  des  anciens  maîtres,  avouait, 
avec  une  sincérité  qui  se  composait  de  modestie  et  d'un  légitime 
orgueil,  qu'il  était  inférieur  aux  uns,  supérieur  aux  autres  par  telle 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  telle  qualité,  mais  qu'aucun  d'eux  n'avait  possédé  au  même  de- 
gré que  lui  ce  charme  suprême  qui  s'appelle  la  grâce;  tous  ses  con- 
temporains confirmaient  ce  jugement. 

Si  l'on  veut  se  figurer  ce  que  devait  être  la  grâce  dans  l'art  an- 
tique après  Phidias  et  Zeuxis ,  après  Apoliodore  et  Praxitèle,  il  faut 
songer  au  Gorrége,  à  Léonard  de  Vinci,  à  Raphaël,  évoquer  les  im- 
pressions célestes  que  nous  font  éprouver  leurs  œuvres,  les  com- 
biner comme  on  combine  les  parfums  les  plus  délicieux,  et  je  ne  sais 
si  l'on  approchera  assez  de  la  vérité.  Pour  que  la  Grèce,  mère  des 
séductions  et  des  sourires,  riche  de  milliers  d' œuvres  où  respiraient 
la  grâce  et  la  volupté  idéale,  s'étonnât  de  quelque  nouveauté  en  ce 
genre  et  se  déclarât  charmée  par  un  attrait  supérieur  à  tous  les 
autres,  il  fallait  qu'Apelle  fût  un  merveilleux  enchanteur.  La  grâce, 
pour  les  Grecs,  était  à  la  fois  la  chose  la  plus  familière  et  la  plus 
indéfinissable  :  tous  la  sentaient  par  un  tact,  par  un  tressaillement 
subit,  aucun  n'aurait  entrepris  de  dire  où  elle  résidait.  Ils  en  avaient 
fait  une  divinité,  Charis,  et  l'adoraient  :  Apelle  avait  payé  l'hom- 
mage qu'il  devait  à  sa  déesse  inspiratrice  en  la  peignant  dans  l'Odéon 
de  Smyrne.  Quant  aux  Romains,  renonçant  à  traduire  l'émotion 
qu'ils  éprouvaient  devant  les  œuvres  d' Apelle,  ils  employaient  le 
mot  vemistas,  comme  pour  dire  que  c'était  la  beauté,  la  séduction, 
la  puissance  irrésistible,  l'essence  même  de  Yénus.  Comment  donc 
les  modernes  pourraient-ils  se  figurer,  même  grossièrement,  tant 
de  prestige,  eux  qui  ne  verront  jamais  le  plus  petit  débris  d'un  ta- 
bleau d' Apelle  ?  Tous  les  efforts  d'imagination  sont  stériles,  car,  pour 
refaire  par  la  pensée  une  figure  d' Apelle,  il  faudrait  avoir  autant  de 
génie  que  lui.  L'attitude  décente  et  noble,  les  poses  pleines  d'un 
touchant  abandon,  la  pudeur  rougissante  du  visage,  les  lèvres  ani- 
mées par  un  sang  généreux,  le  sourire  aimable  et  d'une  chasteté 
voluptueuse,  le  regard  humide,  profond  comme  la  mer  azurée,  le 
modelé  admirable  des  formes,  le  ton  des  chairs  qui  semblent  bai- 
gnées par  la  lumière  plus  pure  de  l'Olympe,  l'harmonie  des  contours 
enivrante  comme  une  caresse,  la  transparence  des  voiles  qui  pa- 
raissent s'attacher  amoureusement  à  un  beau  corps  et  se  pénétrer 
de  sa  vie,  en  vain  nous  évoquons  les  images  les  plus  radieuses  : 
notre  esprit  ne  peut  secouer  ses  ténèbres.  Si  les  peintres  exercent 
par  leurs  tableaux  plus  de  séductions  que  les  sculpteurs,  s'ils  sont 
de  leur  vivant  plus  populaires,  le  temps  venge  les  sculpteurs  et  les 
relève.  Après  vingt-quatre  siècles,  les  marbres  du  Parthénon  nous 
révèlent  encore  Phidias,  tandis  qu'Apelle  est  mort  tout  entier. 

Du  moins  savons-nous,  par  les  témoignages  des  auteurs  du  temps, 
qu'Apelle  était  un  coloriste  et  qu'il  s'écartait  de  l'austérité  des  tons 
de  l'école  de  Sicyone.  Là  reparaissait  son  tempérament  d'Asiatique, 


LE    PEINTRE    APELLE.  277 

car  les  Ioniens  avaient  le  goût  de  l'éclat,  des  couleurs  gaies  et  fleu- 
ries. Tantôt  il  donnait  à  ses  déesses  ou  à  ses  courtisanes  divinisées 
une  chair  blanche  et  lumineuse  qui  ne  trahissait  rien  d'un  sang 
mortel;  tantôt  il  projetait  sur  la  poitrine  et  le  visage  d'Alexandre  les 
reflets  enflammés  de  la  foudre  qu'il  portait,  et  l'impression  était  si 
saisissante  qu'on  croyait  voir  le  roi  de  l'olympe.  En  même  temps, 
se  défiant  de  sa  tendance  à  prodiguer  ou  la  pâleur  ou  l'éclat,  il  s'at- 
tachait à  fondre  les  tons,  à  les  dégrader  par  nuances,  à  passer,  à 
l'aide  de  transitions  savannnent  ménagées,  de  l'ombre  à  la  lumière; 
les  parties  obscures  soutenaient  et  faisaient  ressortir  les  parties 
claires;  c'est  l'art  où  quelques  maîtres  modernes,  Léonard  de  Vinci 
surtout,  ont  excellé.  Ce  n'était  point  assez  :  pour  obtenir  une  har- 
monie plus  douce  et  plus  parfaite,  il  avait  un  secret  qui  lui  était 
propre.  Il  appliquait  sur  son  tableau  terminé  une  teinte,  une  sorte 
de  vernis  qui  rendait  plus  sourdes  les  parties  brillantes,  qui  faisait 
briller  les  parties  sombres  :  quoique  sensible  au  toucher,  cependant 
l'enduit  était  fin  et  transparent;  de  loin  on  croyait  voir  la  peinture 
à  travers  un  verre.  Était-ce  cette  gomme  précieuse  que  produit  en- 
core l'île  de  Chio,  et  dont  l'art  moderne  fait  usage?  Apelle  avait  tenu 
caché  son  procédé,  il  ne  le  consigna  même  pas  dans  ses  écrits,  car 
il  composa  des  traités  sur  la  peinture  et  les  dédia  à  Persée,  son  élève 
préféré,  mais  obscur,  dont  il  sauva  ainsi  le  nom  de  l'oubli. 

Si  l'on  compare  Apelle  k  Polygnote,  le  grand  peintre  du  siècle 
d'Alexandre  au  grand  peintre  du  siècle  de  Périclès,  on  sent,  par 
l'opposition  de  leur  vie  aussi  bien  que  de  leurs  œuvres,  combien 
les  époques  sont  difl'érentes,  combien,  en  moins  de  cent  cinquante 
ans,  la  société  grecque  s'est  altérée  et  l'art  amoindri.  Les  deux  ar- 
tistes quittent  leur  patrie  et  se  fixent  successivement  dans  divers 
pays,  mais  Polygnote  pour  être  indépendant,  Apelle  pour  plaire  aux 
rois;  le  premier  donne  ses  œuvres  sans  salaire,  le  second  les  fait 
payer  au  poids  de  l'or;  le  premier  se  voit  sollicité  par  les  villes  les 
plus  fameuses,  qui  lui  offrent  leurs  temples  à  décorer,  le  second  re- 
cherche la  faveur  des  souverains  et  craint  leur  colère.  Polygnote, 
libre  dans  des  républiques  libres,  va  de  pair  avec  les  plus  grands 
citoyens,  il  n'accepte  que  les  honneurs  du  Prytanée,  et  ce  sont  les 
peuples  qui  acceptent  ses  bienfaits;  Apelle,  enjoué,  délicat,  spiri- 
tuel, ne  réussit  qu'à  sauvegarder  sa  droiture  sur  le  terrain  glissant 
des  cours.  Tous  deux  ont  aimé  les  belles  femmes  ;  mais  Polygnote 
prenait  pour  maîtresse  Elpinice,  fille  et  sœur  de  rois,  tandis  qu' Apelle 
emmenait  chez  lui  la  courtisane  Laïs,  qu'il  rencontrait  à  la  fontaine, 
ou  bien  une  royale  concubine  qu'Alexandre  daignait  lui  abandon- 
ner. Quelque  part  qu'abordât  Polygnote,  il  était  accueilli  comme 
un  triomphateur;  Apelle  redoutait  certains  parages  où  régnaient  les 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

princes  qu'il  n'avait  point  su  captiver.  Polygnote  regardait  l'art 
comme  quelque  chose  de  sacré,  comme  une  sorte  de  sacerdoce; 
Apelle  exerçait  sur  l'art  une  royauté  douce,  séduisante,  généreuse, 
mais  lui-même  n'était  qu'un  courtisan.  Aussi  quel  souffle  fier  et 
hardi  anime  les  compositions  de  Polygnote!  Il  lutte  avec  Homère, 
génie  contre  génie;  il  représente  les  combats  des  héros,  les  exploits 
des  demi- dieux,  les  victoires  des  Athéniens  ou  cette  lamentable 
prise  de  Troie,  pleine  d'enseignemens  et  de  tragique  grandeur. 
Quelle  prudence  au  contraire  et  quelle  passion  pour  la  réalité  atta- 
chent Apelle  à  la  terre ,  au  temps  présent ,  au  modèle  qui  pose  sous 
ses  yeux!  Bien  loin  Jupiter  et  Minerve,  incarnation  de  l'intelligence 
divine!  bien  loin  Apollon  et  les  Muses,  Castor  et  Pollux,  Achille  et 
Ulysse!  bien  loin  Marathon  ou  Salamine,  et  ces  glorieux  tableaux 
tirés  de  l'histoire  nationale  qui  faisaient  battre  le  cœur  des  Grecs  et 
leur  apprenaient  à  mieux  chérir  la  patrie!  Voici  Philippe  le  rusé 
dont  il  faut  ennoblir  les  traits ,  voici  le  bel  Alexandre  dont  il  faut 
dissimuler  l'épaule  plus  haute,  voici  Antigone  dont  il  faut  cacher 
l'œil  borgne,  voici  Bucéphale  devant  qui  on  fera  hennir  des  cavales 
pour  prouver  à  Alexandre  que  son  cheval  favori  est  bien  ressem- 
blant. Certes  les  tableaux  d' Apelle,  d'une  exécution  incomparable, 
étaient  parfaits;  mais  dans  quelles  humbles  limites  s'enfermait  sa 
perfection!  Quand  Polygnote  fut  vieux,  son  esprit  s'ouvrit  plus  que 
jamais  aux  pensées  graves,  religieuses  :  il  contemplait  la  mort  en 
souriant ,  il  se  plaisait  à  sonder  le  lendemain  de  la  vie ,  la  destinée 
de  l'âme  immortelle,  et  il  s'inspirait  de  ces  nobles  réflexions  pour 
peindre  sur  les  immenses  parois  de  la  Lesché  de  Delphes  les  Champs- 
Elysées  y  séjour  des  bienheureux,  les  Enfers,  séjour  des  coupables, 
pour  donner  à  son  art  une  portée  morale,  une  philosophie  éloquente 
qui  touchait  profondément  le  spectateur.  Lorsque  Apelle  sentit  son 
déclin,  il  revint  à  Cos,  se  plaça  devant  son  chef-d'œuvre,  la  Vénus 
Anadyoméne,  c'est-à-dire  devant  l'image  de  la  courtisane  Phryné, 
et  entreprit  de  refaire  une  Vénus  plus  belle  encore,  d'obtenir  des 
contours  plus  purs,  des  modelés  plus  puissans,  des  lignes  plus  ex- 
quises, une  expression  plus  enivrante;  en  un  mot,  il  poussa  à  ou- 
trance sa  lutte  avec  la  nature  et  avec  lui-même  :  son  âme  ne  con- 
naissait d'autre  idéal  que  la  forme,  d'autre  souci  que  la  perfection 
matérielle.  La  vieillesse  des  deux  grands  peintres  est  bien  d'accord 
avec  le  reste  de  leur  vie,  et  elle  la  résume  :  c'est  que  les  caresses 
des  rois  sont  plus  funestes  parfois  que  leur  disgrâce  ;  c'est  que  la 
liberté,  que  tant  d'hommes  calomnient  ou  rejettent,  double  la  puis- 
sance du  génie,  parce  qu'elle  lui  laisse  toute  sa  dignité. 

Beblé. 


LA 


NAVIGATION  AERIENNE 


LES   AÉROSTATS  ET  LES   AERONEFS. 


C'est  un  phénomène  moral  assez  bizarre  que  ce  soient  toujours 
les  mêmes  utopies  qui  passionnent  périodiquement  le  vulgaire,  tan- 
tôt le  mouvement  perpétuel,  tantôt  la  prédiction  du  temps.  Aujour- 
d'hui nous  sommes  témoins  d'une  recrudescence  d'intérêt  en  faveur 
de  l'aérostation  et  de  la  navigation  aérienne,  et  il  est  superflu  peut- 
être  de  rappeler  à  ce  propos  qu'il  y  a  douze  ans  environ  le  public 
en  France  est  resté  pendant  quelques  mois  sous  l'empire  des  mêmes 
préoccupations.  La  direction  des  ballons,  la  locomotion  aérienne,  la 
conquête  de  l'air  par  l'hélice,  ne  sont  ni  des  idées  nouvelles  ni  des 
projets  inédits.  On  ne  peut  même  remarquer  sans  tristesse  que  la 
sympathie  momentanée  qu'obtiennent  quelquefois  les  questions 
scientifiques  a  rarement  pour  objet  les  découvertes  ingénieuses  et 
intéressantes  que  nous  voyons  modestement  éclore  de  temps  en 
temps.  Pour  ne  prendre  que  des  exemples  récens,  quelle  place  ont 
tenue  dans  les  conversations  de  chaque  jour  les  brillantes  expé- 
riences de  MM.  Kirchoff  et  Bunsen,  qui  ont  décomposé  la  flamme  du 
soleil  et  enrichi  la  chimie  d'un  procédé  d'analyse  excessivement  dé- 
licat ?  On  leur  doit  cependant,  et  les  lecteurs  de  la  Hevue  le  savent, 
des  notions  exactes  sur  la  nature  de  l'astre  qui  nous  éclaire  et  la 
découverte  de  plusieurs  corps  nouveaux,  tels  que  le  thallium  et  le 
rubidium,  dont  la  liste  s'accroît  chaque  année.  Quelle  notoriété  ont 
obtenue  les  travaux  du  docteur  Duchenne,  qui  reproduit  à  volonté 
sur  la  figure  humaine,  au  moyen  de  l'électricité,  les  indices  de  toutes 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  passions?  Les  recherches  patientes  ne  satisfont  que  les  esprits 
sagaces  qui  veulent  pénétrer  au  fond  des  choses,  et  sont  un  aliment 
médiocre  pour  la  curiosité  du  plus  grand  nombre.  Un  inventeur 
n'excite  quelque  attention  qu'autant  qu'il  flatte  l'imagination  en 
promettant  des  résultats  exagérés.  Naviguer  à  la  hauteur  des  nua- 
ges, flotter  dans  l'air,  quel  rêve  féerique  !  Quel  fantastique  avenir 
que  celui  qui  nous  est  promis  par  une  découverte  de  ce  genre! 
Autre  motif  pour  réussir,  la  plaisanterie  trouve  son  compte  en  ces 
banales  utopies  aussi  bien  que  l'imagination.  Yoler  comme  l'oiseau, 
pour  les  uns  c'est  la  satisfaction  d'un  souhait  téméraire,  pour  d'au- 
tres c'est  un  moyen  d'éluder  quelques  exigences  de  notre  état  so- 
cial, et  par  exemple  de  franchir  sans  encombre  les  lignes  doua- 
nières les  mieux  surveillées. 

Pendant  la  dernière  période  d'engouement  qu'on  a  vu  se  pro- 
duire en  faveur  de  l'aérostation,  l'histoire  de  cette  découverte  et  des 
premiers  voyages  aériens  a  été  racontée  dans  la  Revue  (1).  Il  n'est 
pas  inutile  cependant  de  rappeler  les  débuts  de  la  navigation  aérienne 
en  complétant  le  récit  des  ascensions  anciennes  par  celui  des  ascen- 
sions plus  récentes  qui  ont  eu  un  caractère  scientifique.  Il  sera  bon 
ensuite  de  nous  rendre  compte  des  effets  obtenus  par  l'emploi  des 
ballons  considérés  comme  agens  de  transport  avant  d'arriver  à  l'ex- 
posé de  la  navigation  aérienne  par  l'hélice,  que  l'on  propose  au- 
jourd'hui comme  une  découverte  promise  à  un  brillant  avenir. 

I.  / 

Presque  tous  les  écrivains  qui  se  sont  occupés  de  l'origine  des 
aérostats  ne  font  remonter  qu'à  la  fin  du  xvin''  siècle  les  premiers 
essais  de  locomotion  aérienne.  L'invention  des  ballons  date  d'une 
époque  plus  éloignée.  Dans  les  dernières  années  du  xvii''  siècle  vi- 
vait en  Portugal  un  certain  Gusmao ,  qui  fit  de  brillantes  études 
chez  les  pères  de  la  compagnie  de  Jésus,  et  s'adonna  surtout  aux 
sciences  physiques.  Comme  Galilée,  qui  découvrit  les  lois  du  pen- 
dule en  voyant  osciller  un  lustre  dans  une  église,  comme  Newton,  à 
qui  la  chute  d'une  pomme  révéla  les  mystères  de  la  gravitation,  le 
jeune  savant  était  sans  doute  un  observateur  patient  et  curieux.  Un 
jour,  de  sa  fenêtre,  qui  donnait  sur  un  jardin,  il  vit  un  corps  sphé- 
rique  très  léger,  peut-être  une  bulle  de  savon,  qui  flottait  dans  les 
airs.  Gusmao  voulut  produire  en  grand  ce  phénomène.  Il  construisit 
sans  trop  de  succès  un  premier  ballon  qui  voltigeait  à  peine,  puis  il 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  l*'''  octobre  1850,  une  étude  sur  les  Aérostats  et  les  Aéro- 
nautes. 


LA   NAVIGATION    AERIENNE.  281 

perfectionna  peu  à  peu  son  invention  et  réussit  à  produire  un  véri- 
table aérostat.  Cette  découverte  ne  pouvait  rester  ignorée.  Mandé  à 
la  cour,  il  vint  à  Lisbonne  avec  un  ballon  de  grande  dimension  et 
s'éleva  dans  les  airs,  devant  le  palais  du  roi,  en  présence  de  Jean  V, 
de  toute  la  famille  royale  et  d'une  immense  foule  de  spectateurs. 
L'ascension  ne  devait  pas  être  longue;  Gusmao  n'atteignit  que  la 
corniche  du  palais,  où  le  ballon,  accroché  par  une  fausse  manœuvre, 
s'entr' ouvrit.  Le  principe  était  découvert;  il  ne  restait  qu'à  recom- 
mencer avec  plus  de  soin  une  seconde  expérience.  L'inquisition 
prit  ombrage  de  cette  merveilleuse  découverte  et  ameuta  le  peuple 
contre  l'infortuné  Gusmao.  On  l'appelait  par  dérision  «  l'homme 
volant.  »  Obligé  de  s'expatrier  pour  échapper  aux  persécutions  et 
aux  jalousies  que  suscitait  son  génie  entreprenant,  il  mourut  dans 
l'exil  en  il'lli  sans  avoh"  pu  donner  suite  à  ses  premières  tentatives 
et  sans  même  en  laisser  le  secret  à  ses  contemporains. 

L'histoire  de  Gusmao,  qui  paraît  n'avoir  été  connue  en  France 
que  dans  ces  dernières  années,  n'eut  assurément  aucune  influence 
sur  les  recherches  des  frères  Montgolfier.  Ceux-ci,  après  de  nom- 
breux essais,  lancèrent  à  Annonay,  le  5  juin  1783,  un  aérostat  qui 
fut  en  France  le  premier  spectacle  de  ce  genre  donné  au  public.  La 
montgolfière  se  composait  d'un  globe  en  taffetas  et  papier  verni 
qui  portait  une  ouverture  à  sa  partie  inférieure.  A  une  petite  dis- 
tance au-dessous  était  suspendu  un  panier  en  fil  métallique  où 
l'on  plaçait  le  combustible,  paille  hachée  ou  papier.  Le  ballon  se 
remplissait  d'air  échauffé,  qui  pèse  moins  que  l'air  froid,  et,  allégé 
d'autant,  s'élevait  en  emportant  avec  lui  le  combustible  enflammé 
qui  entretenait  la  puissance  ascensionnelle.  Cette  expérience  eut  un 
grand  retentissement  dans  toute  la  France.  Une  souscription  fut 
ouverte  à  Paris  pour  subvenir  aux  frais  d'une  nouvelle  ascension, 
qui  fut  dirigée  par  Charles,  célèbre  professeur  de  physique  du 
temps.  Charles  eut  l'idée  de  remplacer  l'air  échauffé  par  le  gaz  hy- 
drogène, que  Cavendish  avait  découvert  quelques  années  aupara- 
vant; beaucoup  plus  léger  que  l'air  atmosphérique,  ce  gaz  donnait 
au  ballon,  à  volume  égal,  une  force  ascensionnelle  plus  considé- 
rable. Le  peuple  suivait  ces  travaux  avec  un  enthousiasme  indicible 
et  assistait  en  foule  au  départ  des  aérostats.  Cependant  on  n'osait 
pas  encore  confier  une  vie  humaine  aux  frêles  machines  qui  s'éle- 
vaient dans  les  airs.  Quelques  mois  plus  tard,  Pilatre  de  Rozier  et 
le  marquis  d'Arlandes  firent  ensemble  le  premier  voyage  aérien 
dans  un  ])allon  à  air  échauffé.  Ils  eurent  bientôt  de  nombreux  imi- 
tateurs malgré  quelques  accidens,  dont  le  plus  fameux  eut  pour 
victime  Pilatre  de  Rozier  lui-même. 

Les  savans  avaient  compris  dès  l'origine  que  les  ballons  pou- 


282  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vaient  servir  utilement  aux  progrès  de  la  météorologie,  en  per- 
mettant d'observer  dans  les  hautes  régions  de  l'atmosphère  les 
variations  de  la  température,  les  oscillations  de  l'aiguille  aimantée, 
l'intensité  et  la  direction  des  courans  d'air.  Il  devenait  possible  de 
saisir  sur  le  fait  le  secret  de  la  formation  des  nuages  orageux,  de  la 
grêle  et  des  autres  météores.  Les  aérostats  pouvaient  encore  être 
employés  à  la  guerre  pour  faire  des  reconnaissances  au-dessus 
d'une  place  assiégée,  pour  observer  une  armée  ennemie  au  milieu 
de  ses  cantonnemens.  Lorsque  le  professeur  Charles  donnait  ses 
soins  à  la  confection  des  premiers  ballons,  les  aéronautes  avaient 
trop  peu  d'expérience  de  leur  art  pour  que  l'on  pût  songer  à  faire 
dans  l'atmosphère  des  observations  météorologiques.  Ce  n'étaient 
encore  que  des  voyages  d'essai  entrepris  par  curiosité.  La  première 
ascension  scientifique  fut  faite  par  Boulton  le  26  décembre  178A. 
Quelques  années  plus  tard,  en  août  1804,  Gay-Lussac  et  Biot  s'éle- 
vèrent ensemble  et  recueillirent  de  nombreux  renseignemens  sur  la 
physique  de  l'air.  Un  mois  après,  Gay-Lussac  partit  seul,  atteignit 
une  hauteur  de  7,000  mètres,  et  en  rapporta,  dans  des  tubes  vidés 
à  l'avance,  des  échantillons  d'air  atmosphérique  qu'il  soumit  dans 
son  laboratoire  à  des  analyses  chimiques.  En  1806,  Carlo  Broschi, 
astronome  royal  à  Naples,  voulut  monter  plus  haut  que  Gay-Lussac  : 
son  ballon  creva;  mais  ce  qui  restait  d'air  suffit  heureusement  pour 
amortir  la  rapidité  de  sa  chute. 

Depuis  cette  époque  jusqu'à  des  ascensions  beaucoup  plus  ré- 
centes, les  ballons  n'ont  guère  été  qu'un  accessoire  aux  fêtes  pu- 
bliques, un  spectacle  intéressant  pour  la  foule,  mais  sans  résultats 
utiles.  Les  voyages  aériens  ont  aussi  perdu  en  partie  le  caractère 
aventureux  qui,  pour  certains  hommes,  en  faisait  le  principal  mé- 
rite et  l'attrait.  On  cite  des  aéronautes  qui  se  sont  élevés  des  cen- 
taines de  fois  dans  les  airs.  On  ne  s'est  même  plus  contenté  de  la 
vulgaire  gondole  en  osier  où  les  voyageurs  étaient  relativement  en 
sûreté.  L'un  d'eux  s'élevait  sur  un  cheval,  comme  un  héros  de  la 
fable;  d'autres  se  distinguèrent  par  l'étendue  et  la  rapidité  du  par- 
cours qu'ils  accomplirent. 

On  peut  s'étonner  que  de  tant  d'ascensions  exécutées  par  tant 
d'hommes  différens,  il  ne  soit  résulté  ni  perfectionnement  dans  les 
procédés  aérostatiques,  ni  inventions  propres  à  étendre  les  efiets  de 
cet  art,  ni  applications  utiles.  Dès  178/i,  Charles  avait  déjà  fait  usage 
de  la  soupape  pour  faciliter  la  descente  en  vidant  le  ballon ,  et  pris 
du  lest,  dont  le  déchargement  l'allégeait  et  lui  restituait  sa  force  as- 
censionnelle. Il  n'a  rien  été  changé  de  notre  temps  à  ce  qui  se  faisait 
alors,  si  ce  n'est  qu'on  a  substitué,  par  raison  d'économie,  au  gaz 
hydrogène  le  gaz  d'éclairage,  et  que  les  aéronautes  sont  arrivés,  par 


LA    NAVIGATION   AERIENNE.  283 

une  longue  expérience,  à  régler  avec  plus  de  sécurité  les  opérations 
dangereuses  du  départ  et  de  l'arrivée.  Ne  serait-on  pas  tenté  de 
croire,  après  tant  d'années  où  les  ballons  ont  joui  de  la  faveur  pu- 
blique, qu'ils  ne  peuvent  servir  à  rien  et  qu'on  n'en  doit  rien  at- 
tendre? A  ne  considérer  pourtant  que  le  côté  scientifique  de  la  ques- 
tion, la  météorologie  aurait  beaucoup  à  profiter  des  expériences  que 
l'aéronaute  le  moins  instruit  peut  faire  au  moyen  des  instrumens  les 
plus  simples,  le  baromètre  et  le  thermomètre.  C'est  à  peine  si  l'on 
a  pris  soin  d'étudier  en  certaines  occasions  la  trajectoire,  c'est-à- 
dire  la  courbe  que  décrit  un  aérostat  depuis  le  point  de  départ  jus- 
qu'au moment  où  il  redescend  sur  le  sol.  Il  y  a  quelques  années, 
des  officiers  du  génie  et  de  l'artillerie  firent  à  Metz  des  observations 
de  ce  genre.  Ils  s'étaient  placés  en  diverses  stations  sur  la  route 
que,  d'après  le  vent  régnant,  le  ballon  était  supposé  devoir  suivre, 
et  ils  purent  en  étudier  la  marche  dans  les  airs  de  même  que  l'as- 
tronome étudie  les  mouvemens  d'une  planète.  A  ce  point  de  vue, 
l'aérostation  pourrait  rendre  d'utiles  services  pour  les  levées  topo- 
graphiques du  terrain. 

En  juin  et  juillet  1850,  MM.  Barrai  et  Bixio  firent  deux  ascen- 
sions dont  le  but  était  principalement  scientifique.  Il  s'agissait  de 
monter  aussi  haut  que  possible  pour  étudier  avec  des  instrumens 
perfectionnés  une  multitude  de  phénomènes  encore  assez  mal  con- 
nus, puis  de  déterminer  suivant  quelle  loi  la  température  s'a- 
baisse à  mesure  que  l'on  s'élève,  d'observer  la  décroissance  de 
l'humidité  de  l'air,  de  décider  si  la  composition  chimique  de  l'at- 
mosphère est  la  même  à  toutes  les  altitudes,  si  la  proportion 
d'acide  carbonique  varie,  de  comparer  les  effets  calorifiques  des 
rayons  solaires  avec  ces  mêmes  effets  produits  à  la  surface  de  la 
terre.  Ces  questions  n'ont  pas  un  intérêt  purement  théorique.  Les 
renseignemens  recueillis  dans  les  hautes  régions  de  l'air  peuvent 
avoir  une  influence  considérable  sur  les  observations  astronomiques 
et  en  particulier  sur  le  calcul  des  réfractions,  qui  intéresse  à  la  fois 
les  astronomes  et  les  marins.  En  dépit  du  froid  et  de  l'état  peu  favo- 
rable de  l'atmosphère,  malgré  d'autres  accidens  survenus,  les  résul- 
tats de  ces  deux  ascensions  ne  furent  pas  sans  intérêt.  Le  ballon 
traversa  un  nuage  composé  d'aiguilles  de  glace  qui  se  maintiennent 
en  l'air,  contrairement  aux  lois  apparentes  de  la  pesanteur  :  c'est 
là  un  des  faits  les  plus  curieux  constatés  par  la  météorologie  mo- 
derne. Les  voyageurs  virent  briller  au-dessous  de  leur  horizon  une 
image  réfléchie  du  soleil  qui  était  formée  par  la  réflexion  des  rayons 
lumineux  sur  les  faces  horizontales  de  ces  cristaux  de  glace  flottant 
dans  une  atmosphère  brumeuse.  Ils  remarquèrent  aussi  un  prodi- 
gieux abaissement  de  la  température  dans  les  régions  élevées.  Gay- 


584  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lussac,  qui  avait  fait  sa  seconde  ascension  par  un  temps  serein  ou 
plutôt  légèrement  vaporeux  et  avait  atteint  à  peu  près  la  même 
hauteur,  n'avait  vu  son  thermomètre  descendre  qu'à  f),5  degrés 
au-dessous  de  zéro.  La  même  température  de  9,5  degrés  fut  re- 
connue cette  fois  à  6,000  mètres  d'élévation;  puis,  à  partir  de  ce 
point  et  dans  une  étendue  de  600  mètres  à  peu  près,  sans  tran- 
sition, le  thermomètre  varia  d'une  manière  tout  à  fait  extraordi- 
naire, et  descendit  jusqu'à  39  degrés.  Jusqu'alors  on  avait  cru  que 
la  température  de  l'atmosphère  décroissait  progressivement,  et  s'a- 
baissait assez  régulièrement  d'un  degré  environ  par  200  mètres 
d'élévation.  Cette  théorie  ne  peut  plus  être  admise.  Il  paraît  certain 
qu'il  y  a  dans  les  régions  supérieures  de  vastes  espaces  soumis  à  un 
refroidissement  exceptionnel,  et  qu'il  existe  en  quelque  sorte  des 
nuages  de  froid.  Il  est  facile  de  comprendre  que  la  présence  de  ces 
nuages  doit  jouer  un  grand  rôle  dans  tous  les  phénomènes  météo- 
rologiques et  influer  gravement  sur  le  climat  des  contrées  situées 
au-dessous.  L'étude  en  serait  donc  profitable  et  féconde  en  consé- 
quences. 11  ne  serait  pas  moins  intéressant  d'analyser  les  causes 
qui  produisent  ces  températures  très  basses.  Les  explorations  aé- 
riennes de  1850,  loin  d'épuiser  le  sujet,  n'ont  fait  qu'indiquer  un 
champ  plus  vaste  aux  explorations  futures. 

Par  malheur,  il  est  rare  que  l'on  trouve  réunies  chez  le  même 
homme  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  assurer  le  succès  d'une 
expédition  de  ce  genre,  l'intrépidité  et  le  sang-froid  de  l'aéronaute, 
l'expérience  et  la  sincérité  de  l'observateur.  Aussi  les  ascensions  si 
fréquentes  de  nos  jours  servent-elles  rarement  les  progrès  de  la 
science.  On  a  cependant  si  bien  perfectionné  les  instruraens  que  les 
observations  sont  plus  faciles,  et  que  l'aéronaute  le  plus  ignorant 
peut  les  enregistrer  sans  peine  et  sans  embarras.  A  la  place  des 
baromètres  et  des  thermomètres,  qui  ne  donnent  des  indications 
précises  que  s'ils  sont  maniés  par  un  expérimentateur  habile, 
M.  Regnault  a  construit  des  appareils  avec  lesquels  il  n'y  a  plus 
qu'à  tourner  quelques  robinets  en  notant  soigneusement  l'heure. 
Tout  voyageur  pourrait  recueillir  dans  les  espaces  célestes  des  ren- 
seignemens  utiles,  quand  même  il  serait  distrait  par  la  nouveauté 
du  spectacle  ou  occupé  aux  manœuvres  du  ballon.  Ce  serait  en- 
suite l'œuvre  du  savant  de  discuter  et  d'interpréter  dans  son  labo- 
ratoire les  indications  recueilUes  pendant  le  voyage.  Si  la  faveur  du 
public  remet  en  vogue,  comme  cela  paraît  probable,  les  exercices 
aérostatiques,  il  est  à  désirer  que  les  aéronautes  fassent  usage  de  ces 
instrumens  perfectionnés,  et  que  la  météorologie  retire,  elle  aussi, 
sa  part  dans  les  profits  du  spectacle. 

Les  dépenses  d'une  ascension  scientifique  sont  trop  considérables 


LA   NAVIGATION   AÉRIENNE.  2 85 

pour  qu'il  soit  possible  à  un  particulier  de  les  entreprendre  seul. 
Aussi  ce  sont  presque  toujours  les  corps  savans  qui  en  supportent 
les  frais.  En  Angleterre,  la  Société  royale  de  Londres  était  disposée 
depuis  longtemps  à  faire  de  grands  sacrifices  pour  favoriser  les 
études  aériennes.  En  l'année  1852,  M.  Welsh  fit  plusieurs  voyages 
dans  l'air  sous  les  auspices  de  cette  société.  Portant  principalement 
son  attention  sur  les  variations  de  la  température,  il  reconnut  que  le 
thermomètre  baissait  d'abord  en  proportion  de  la  hauteur  depuis  la 
surface  du  sol  jusqu'à  une  certaine  élévation,  que  le  décroissement 
de  la  température  s'arrêtait  ensuite,  et  que  dans  un  espace  de  (300 
à  900  mètres  le  thermomètre  restait  presque  au  même  point,  et 
qu'enfin  le  refroidissement  reprenait  une  marche  persistante  et  ré- 
gulière, quoiqu'un  peu  moins  rapide  que  dans  les  parties  basses  de 
l'atmosphère. 

Il  y  eut  une  longue  interruption  dans  les  expériences  aérostati- 
ques, qui  ne  furent  plus  reprises  qu'en  1861.  A  cette  époque,  l'as- 
sociation britannique  pour  l'avancement  des  sciences  institua  un 
comité  pour  diriger  les  expéditions  en  ballon ,  vota  les  fonds  néces- 
saires pour  en  couvrir  les  dépenses,  et,  ce  qui  est  plus  rare,  elle 
eut  le  bonheur  de  rencontrer  un  physicien  disposé  à  affronter  les 
périls  de  ces  explorations  ;  ce  fut  le  directeur  du  département  mé- 
téorologique à  l'observatoire  de  Greenwich,  M.  Glaisher.  Ce  savant 
était  assisté  de  son  fils,  enfant  de  quatorze  ans,  de  plusieurs  offi- 
ciers de  l'armée  anglaise,  et  surtout  de  M.  Henry  Goxvvell,  aéro- 
naute  habile,  qui  depuis  vingt  ans  a  exécuté  près  de  cinq  cents  as- 
censions. Le  programme  des  expériences  à  faire  était  à  peu  près  le 
même  que  celui  qui  avait  été  dressé,  onze  ans  auparavant,  à  Paris. 
Les  études  thermométriques  et  hygrométriques  y  tenaient  encore 
avec  raison  la  plus  grande  place. 

M.  Glaisher  en  est  déjà  à  sa  dix-huitième  ascension.  Le  ballon 
dont  il  se  sert  cube  2,708  mètres  et  peut  enlever  six  personnes  jus- 
qu'à 3,000  mètres  de  hauteur;  mais  on  conçoit  que  cette  élévation 
ne  paraissait  pas  suffisante.  Une  fois,  c'était  le  5  septembre  1852, 
MM.  Glaisher  et  Goxwell  partirent  seuls.  Lorsqu'ils  furent  parvenus 
à  une  altitude  de  8,700  mètres  (la  colonne  barométrique  ne  mar- 
quait plus  que  30  centimètres,  et  le  thermomèlî'e  était  descendu  à 
21  degrés  au-dessous  de  zéro),  M.  Glaisher  sentit  qu'il  perdait  con- 
naissance. Ses  yeux  troublés  ne  pouvaient  plus  lire  les  indications 
du  baromètre.  Bientôt  il  lui  semble  que  le  jour  s'obscurcit,  puis  la 
nuit  se  fait  entièrement  pour  lui.  Il  était  une  heure  de  l'après-midi. 
Le  froid  et  l'extrême  raréfaction  de  l'air  avaient  épuisé  ses  forces. 
Cependant  le  ballon  montait,  montait  toujours.  M.  Coxwell,  assis  au- 
dessus  de  la  nacelle  pour  manœuvrer  les  soupapes,  sentait  à  son  tour 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  le  sentiment  allait  l'abandonner.  Il  perdait  l'usage  de  ses  mains 
gelées  et  devenues  presque  noires.  Il  est  diiïicile  de  savoir  au  juste  à 
quelle  hauteur  ils  étaient  arrivés;  ils  l'estiment  à  environ  11,000 
mètres,  peut-être  avec  quelque  exagération.  Les  pigeons  qui  venaient 
d'être  lâchés  tombèrent  comme  des  pierres  dans  cet  air  raréfié,  où 
leurs  ailes  étaient  trop  faibles  pour  les  soutenir.  Les  observateurs 
eurent  le  mérite  cette  fois  de  monter  plus  haut  que  n'était  jamais 
monté  aucun  homme.  Gomme  des  voyageurs  égarés  dans  un  désert 
inconnu,  ils  s'étaient  trouvés  dans  ces  espaces  mystérieux,  sans  hu- 
midité, sans  air  et  sans  chaleur,  où  les  nuages  ne  peuvent  même  plus 
se  soutenir  et  où  la  voix  de  l'homme  s'éteint  complètement. 

De  toutes  ces  expéditions  poursuivies  depuis  deux  ans  il  est  ré- 
sulté un  grand  nombre  d'observations  qui,  sans  résoudre  complète- 
ment les  problèmes  relatifs  à  l'état  de  notre  atmosphère ,  jettent 
néanmoins  un  grand  jour  sur  des  questions  longtemps  controver- 
sées. Ainsi  il  paraît  certain  que  le  thermomètre  s'abaisse  toujours 
rapidement  tant  que  l'on  n'a  pas  atteint  les  nuages;  puis  on  tra- 
verse des  couches  d'air  plus  ou  moins  chaudes,  qui  peuvent  avoir 
de  300  à  3,000  mètres  d'épaisseur.  Ce  sont  sans  doute  des  courans 
atmosphériques  qui  viennent  du  sud  et  qui  exercent  une  action  do- 
minante sur  le  climat  d'une  contrée.  Pendant  les  5  ou  6  premiers 
kilomètres,  c'est-à-dire  jusqu'au  moment  où  l'on  atteint  la  sur- 
face supérieure  de  la  zone  nuageuse,  la  succession  des  tempéra- 
tures est  donc  très  variable  et  n'est  nullement  conforme  à  l'ancienne 
théorie.  Au-dessus  des  nuages,  la  température  recommence  à  dé- 
croître, peut-être  à  décroître  sans  limites,  jusqu'aux  espaces  plané- 
taires, qui  sont  froids  à  un  point  que  nous  ne  pouvons  concevoir. 
Les  rayons  du  soleil  traversent  ces  régions  glacées  sans  s'y  arrêter 
et  sans  y  rien  laisser.  En  présence  de  ces  espaces  vides  que  l'œil  et 
la  pensée  peuvent  seuls  pénétrer  et  d'où  la  vie  est  à  jamais  exclue, 
on  se  demande  involontairement  quel  était  le  but  du  Créateur  en 
laissant  tant  de  place  perdue  dans  la  nature.  M.  Glaisher  a  traversé 
aussi,  en  plein  été,  des  nuages  de  neige  et  de  glace  à  une  altitude 
d'environ  5,000  mètres.  En  outre  il  a  pu  remarquer  plus  d'une  fois 
combien  les  sons  produits  à  la  surface  de  la  terre  remuent  profon- 
dément l'atmosphère.  Le  sourd  murmure  de  Londres  s'entendait  dis- 
tinctement à  2  kilomètres  de  hauteur.  Cependant  tous  les  bruits  ne 
paraissent  pas  également  capables  de  traverser  l'air  :  ainsi  on  per- 
cevait encore  à  3,000  mètres  les  aboiemens  d'un  chien,  et  à  6,Zi00  le 
sifflement  d'une  locomotive;  mais  les  cris  de  plusieurs  milliers  de 
personnes  ne  pouvaient  être  entendus  à  1,500  mètres  d'élévation. 
Ajoutons  que  le  savant  anglais  n'a  pas  négligé  d'observer  sur  lui- 
même  et  sur  les  personnes  qui  l'accompagnaient  les  effets  physiolo- 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  287 

giqiies  produits  par  la  raréfaction  de  l'air;  mais  sur  ce  sujet  les  ré- 
sultats sont  aussi  variables  que  les  tempéramens  des  voyageurs. 
Tantôt  les  battemens  du  pouls  deviennent  plus  forts  et  tantôt  ils  de- 
viennent plus  faibles;  chez  quelques  individus,  ils  s'accélèrent,  et 
chez  d'autres  ils  se  ralentissent.  M.  Glaisher  poursuit  encore  ses  re- 
cherches et  paraît  s'occuper  de  faire  tourner  l'expérience  qu'il  a  su 
acquérir  en  aérostation  au  profit  des  opérations  militaires.  11  est  à 
désirer  qu'il  ait  des  imitateurs  en  d'autres  pays.  Le  climat  chan- 
geant de  l'Angleterre  et  l'atmosphère  agitée  qui  recouvre  cette  con- 
trée ne  sont  peut-être  pas  très  favorables  aux  observations  dont  il 
s'occupe.  Il  est  probable  qu'au-dessus  des  grandes  plaines  d'un  con- 
tinent on  trouverait  plus  de  fixité  dans  les  élémens ,  et  que  les  lois 
qui  régissent  les  courans  atmosphériques  apparaîtraient  avec  plus 
de  netteté. 

Au  moment  où  les  frères  Montgolfier  venaient  de  produire  en 
public  leur  merveilleuse  découverte,  quelqu'un  demandait  à  Fran- 
klin à  quoi  serviraient  les  ballons.  «  A  quoi  sert,  répondit-il,  l'en- 
fant qui  vient  de  naître?»  Ces  paroles  sentencieuses  d'un  homme 
de  génie ,  que  plus  d'un  inventeur  voudrait  exploiter  en  faveur  de 
ses  idées,  pourraient  se  justifier  par  les  services  que  les  ascensions 
scientifiques  rendent  quelquefois  à  la  météorologie.  La  science  peut- 
elle  à  son  tour  perfectionner  les  aérostats  et  en  faire  des  machines 
utiles?  La  question  n'est  pas  nouvelle,  et  semble  en  ce  moment  plus 
que  jamais  à  la  mode.  Il  est  donc  à  propos  d'étudier  ce  qui  a  déjà 
été  conçu,  projeté  ou  essayé,  pour  satisfaire  à  un  désir  si  général. 

En  1850,  alors  que  les  essais  aéronautiques  étaient  bien  venus 
du  public  et  encouragés  par  de  nombreuses  sympathies,  les  re- 
cherches des  inventeurs  paraissaient  s'être  dirigées  vers  la  solution 
d'un  seul  problème.  Diriger  les  ballons,  tel  était  le  vœu  ou,  pour 
mieux  dire,  telle  était  la  préoccupation  de  tous.  L'Académie  des 
Sciences  reçut  pendant  cette  seule  année  vingt  et  un  mémoires 
sur  la  navigation  aérienne.  On  ne  peut  savoir  en  quoi  consistaient 
ces  projets,  car,  par  un  dédain  que  l'oa  s'explique  aisément,  l'illus- 
tre secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  se  bornait ,  en  ces  matières, 
à  mentionner  dans  les  comptes- rendus  le  nom  de  l'auteur  et  le 
but  qu'il  se  proposait.  Il  aurait  même  voulu  détourner  les  hommes 
sérieux  de  ces  travaux,  qu'il  considérait  comme  chimériques.  A  l'oc- 
casion des  nombreuses  communications  qui  lui  avaient  été  adres- 
sées depuis  quelque  temps ,  M.  Arago  fit  observer,  dans  la  séance 
du  25  novembre  1850,  qu'un  membre  fort  distingué  de  l'Académie 
des  Sciences,  Meusnier  (1),  avait  depuis  longtemps  traité  ce  sujet 

(1)  Meusnier,  officier  très  instruit  de  l'arme  du  génie,  consacra  dix  années  de  sa  vie  à 
des  études  aéronautiques.  Ayant  longtemps  séjourné  à  Cherbourg,  il  se  livra  à  une  foule 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  manière  très  remarquable  et  très  complète.  «  Le  mémoire  de 
Meusnier,  ajoutait-il,  est  resté  manuscrit,  et  se  trouve,  dit-on,  à  la 
bibliothèque  de  l'École  d'application  de  Metz.  Il  pourrait  y  avoir 
quelque  utilité  à  le  publier,  ne  fût-ce  que  pour  prouver  aux  per- 
sonnes qui  croient  découvrir  de  nouveaux  moyens  de  locomotion 
aérienne  que  ce  qu'il  y  a  de  plausible  et  de  raisonnable  dans  leurs 
idées  était  déjà  parfaitement  connu  et  apprécié  dans  le  siècle  der- 
nier. » 

Cependant  les  projets  se  sont  représentés  en  ces  derniers  temps 
plus  nombreux  et  plus  pressans  que  jamais.  Il  semblerait,  à  en 
écouter  les  auteurs,  que  le  but  sera  bientôt  atteint,  et  que  Vaiiio- 
locomotion  aérienne  ne  peut  tarder  à  se  réaliser  dès  qu'on  s'en  oc- 
cupera sérieusement.  —  C'est  une  question,  nous  dit-on,  qui  touche 
l'humanité  tout  entière  comme  elle  touche  à  toutes  les  sciences,  qui 
est  destinée  à  bouleverser  les  relations  actuelles  des  peuples  et  des 
hommes,  à  effacer  les  frontières  et  rendre  les  guerres  impossibles.  Il 
faut  que  nous  nous  hâtions  d'imiter  l'oiseau  comme  nous  avons  imité 
le  poisson ,  et  que  nous  nous  emparions  sans  plus  tarder  du  champ 
infini  des  airs,  qui  nous  appartient  aussi  légitimement  que  la  terre  et 
que  l'eau,  par  droit  de  génie  et  de  conquête!  L'homme  ne  doit  pas 
se  lasser  de  revenir  à  cette  escalade  sublime,  malgré  tant  d'assauts 
infructueux,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  pénétré  en  maître  et  non  plus  en 
esclave  dans  le  domaine  des  vents.  Par  malheur,  ces  expériences 
sont  coûteuses,  et  les  inventeurs  sont  forcés  d'attendre  que  le  public 
veuille  bien  payer  les  dépenses  des  premiers  travaux.  Pour  ceux 
qui  ne  sauraient  se  laisser  prendre  aux  promesses  décevantes  de 
l'imagination,  il  importe  d'examiner  d'abord  non  pas  les  résultats, 
mais  les  moyens  dont  on  dispose  pour  les  réaliser.  Il  est  juste  de 
convenir  que  quelques  bons  esprits  se  sont  occupés  de  ces  travaux. 
Si  l'art  aérostatique  n'a  pas  encore  reçu  ces  perfectionnemens  qui 
sont  l'indice  d'un  succès  prochain,  il  faut  néanmoins  reconnaître 

d'expériences  sur  la  résistance  des  cordes,  des  toiles  et  d'autres  substances  qui  se  trou- 
vaient dans  l'arsenal  de  la  mai-ine.  En  1793,  il  fut  envoyé  comme  général  à  l'armée  du 
Rhin  et  fut  tué  par  un  boulet  au  siège  de  Mayence.  A  sa  mort,  les  Prussiens,  saisis 
d"admiration  et  de  respeci,  cessèrent  leur  feu  pour  donner  aux  Français  le  temps  d'éle- 
ver la  tombe  de  leur  général  dans  un  des  bastions  de  la  ville.  Monge  recueillit  les  plans 
et  les  papiers  que  cet  ingénieur  avait  laissés  à  Cherbourg,  et  les  déposa  à  Paris  au  mi- 
nistère de  la  guerre,  qui  plus  tard  les  envoya  à  l'école  de  Metz,  où  ils  doivent  être 
encore.  Meusnier  avait  préparé,  entre  autres  projets,  les  plans  d'un  magnifique  aérostat 
ellipsoïdal  de  87  mètres  de  grand  axe  et  43  mètres  de  petit  axe,  destiné  à  porter  trente 
hommes  avec  soixante  jours  de  vivres.  M.  Marey- Monge,  dans  un  livre  intéressant, 
Etudes  sur  V aérostation  ^  a  publié  quelques  planches  qui  donnent  une  idée  de  l'im- 
portance de  ce  travail.  La  nacelle,  avec  l'équipage,  les  vivres  et  le  matériel  qu'elle 
emportait,  ne  devait  pas  peser  moins  de  25,000  kilogrammes. 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  289 

que  la  question  a  été  mieux  posée.  C'est  un  premier  acheminement 
vers  une  solution. 

En  y  réfléchissant  bien,  on  se  convaincra  aisément  que  la  direc- 
tion des  ballons  n'est  pas  le  seul  problème  aérostatique  à  résoudre. 
C'est  peut-être  même  en  ce  moment  l'un  des  moins  importans, 
quoique  ce  soit  le  seul  qu'étudient  la  plupart  des  inventeurs.  Dans 
les  voyages  aériens  dont  les  péripéties  sont  racontées  avec  tant  de 
complaisance,  quelle  est  la  préoccupation  constante  des  aéronautes? 
Ce  n'est  pas  de  marcher  dans  une  certaine  direction,  d'avancer  au 
nord  plutôt  qu'au  sud  ou  de  descendre  à  l'est  plutôt  qu'à  l'ouest. 
Ils  ne  demandent  qu'à  s'élever  et  à  se  maintenir  dans  l'a-tmosphère 
le  plus  longtemps  possible.  Ils  s'éliraient  des  déchirures  qui  peuvent 
les  précipiter  à  terre,  des  pertes  de  gaz  accidentelles  ou  volontaires 
qui  les  forceront  bientôt  à  redescendre.  La  porosité  et  la  fragilité  de 
l'enveloppe,  l'endosmose  du  gaz  de  l'intérieur  à  l'extérieur  du  bal- 
lon, tels  sont  les  inconvéniens  auxquels  il  faut  d'abord  remédier. 
Quand  même  les  ballons  pourraient  être  dirigés  dans  les  airs  et 
suivre  une  course  assignée  d'avance,  il  n'est  personne  qui  ne  con- 
vienne que  ces  véhicules  aériens  n'attireraient  pas  encore  beaucoup 
de  voyageurs.  Sauf  quelques  touristes  intrépides,  on  penserait  en 
général  que  la  sécurité  de  ce  mode  de  locomotion  n'est  pas  assez 
complète. 

Le  premier  homme  qui  eut  l'idée  de  construire  une  barque  et  de 
s'abandonner  au  cours  d'un  fleuve  eut  plus  de  souci  de  rendre  sa 
nacelle  étanche  que  de  savoir  comment  il  la  dirigerait.  Avant  d'in- 
venter le  gouvernail,  il  voulut  empêcher  que  l'eau  ne  le  submer- 
geât. De  même,  en  aéronautique,  la  première  difficulté  à  vaincre 
serait  d'assurer  l'imperméabilité  de  l'enveloppe.  Les  tissus  et  la 
plupart  des  enveloppes  flexibles  tamisent  le  gaz,  même  quand  ils 
sont  recouverts  de  substances  gommeuses  ;  ils  coûtent  cher  et  du- 
rent peu.  Les  peaux  sont  perméables,  et  la  baudruche  notamment, 
gros  intestin  du  bœuf,  que  l'on  emploie  fréquemment  à  cet  usage, 
offre  les  mêmes  inconvéniens  que  la  soie  (1).  Le  carton  peut-être  ou 
du  moins  le  papier  en  feuilles  superposées  aurait  l'avantage  du 
bon  marché,  de  la  légèreté,  de  rimperméabilité;  mais  il  se  rétrécit 
ou  s'allonge  par  l'effet  de  l'humidité,  et  ne  présenterait  sans  doute 
pas  la  résistance  désirable.  Quelques  personnes  ont  pensé  que  les 
métaux  en  feuilles  minces  conviendraient  mieux.  En  réalité,  les  ga- 
zomètres en  tôle  sous  lesquels  on  conserve  dans  les  usines  le  gaz 
d'éclairage  ne  sont  que  des  ballons.  Le  poids  serait-il  un  inconvé- 

(1)  On  annonce,  il  est  vrai,  qu'une  mousseline  double  revêtue  à  l'intérieur  seule- 
ment, ou  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur  à  la  fois,  d'une  couche  de  caoutchouc,  ferait  un 
excellent  service. 

TOIIE  XLVni.  19 


!>90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nient?  Mais  on  produit  aujourd'hui  des  feuilles  minces  de  cuivre  et 
de  tôle  qui  ont  à  peine  un  ou  deux  dixièmes  de  millimètre  d'épais- 
seur. Chacun  a  remarqué  l'excessive  minceui-  des  feuilles  d'étain 
qu'emploient  certaines  industries.  Par  malheur,  le  métal  aplati  par 
le  laminage  devient  cassant,  fragile,  trop  souple  pour  l'objet  que 
l'on  a  en  vue.  Sous  une  épaisseur  plus  grande,  il  serait  trop  lourd. 
Il  faut  donc  avouer  que  nous  ne  disposons  d'aucune  substance 
propre  à  faire  un  aérostat  qui  puisse  rester  gonflé  pendant  un  temps 
très  long.  Tant  que  l'on  n'aura  rien  découvert  de  mieux,  les  voyages 
aériens  se  borneront  à  un  séjour  de  quelques  heures  dans  l'atmo- 
sphère. 

En  dehors  des  utopies  de  certains  hommes  qui  voudraient  insti- 
tuer sur  une  large  échelle  la  navigation  aérienne,  il  ne  serait  pas 
sans  intérêt  pour  la  science  et  peut-être  pour  l'agriculture  que  l'on 
arrivât  à  fabriquer  des  aérostats  imperméables.  Au  siècle  dernier, 
quelques  années  après  que  Franklin  eut  fait  connaître  que  les  pointes 
élevées  préservaient  de  la  foudre  en  neutralisant  l'électricité  atmo- 
sphérique, un  magistrat  français,  de  Romas,  assesseur  au  présidiai 
de  Nérac,  eut  l'idée  d'enlever  pendant  un  orage  un  cerf-volant  re- 
tenu par  une  corde  métallique.  Il  en  obtint  des  étincelles  d'une 
grandeur  surprenante,  des  lames  de  feu  de  plusieurs  mètres  de  lon- 
gueur. Ne  pourrait-on  renouveler  cette  grande  et  belle  expérience 
au  moyen  d'un  aérostat  captif  armé  de  pointes  qui,  montant  beau- 
coup plus  haut  que  les  cerfs-volans,  dépasserait  de  quelques  cen- 
taines de  mètres  la  couche  atmosphérique  où  s'arrêtent  d'ordinaire 
les  pointes  terminales  des  paratonnerres,  et  soutirerait  l'électricité^ 
nuisible  au  sein  même  des  nuages  orageux?  Frappé  des  désastres 
que  produit  la  grêle,  dont  la  formation  paraît  intimement  liée  à  la 
présence  de  fortes  charges  électriques,  Arago  aurait  voulu  tenter 
une  expérience  si  intéressante  pour  la  richesse  agricole  du  pays.  Il 
supposait  que  par  ce  système  on  ferait  avorter  les  plus  violens 
orages.  L'aérostat  paragrêle  devrait  séjourner  indéfiniment  dans 
l'atmosphère;  il  est  donc  indispensable  qu'il  soit  inaltérable  par  l'air 
qui  l'environne  et  imperméable  au  gaz  qu'il  contient.  Une  enve- 
loppe métallique  pouvait  seule  convenir.  M.  Marey-Monge  entreprit 
de  faire  construire  pour  cet  usage  un  ballon  de  dix  mètres  de  dia- 
mètre en  minces  feuilles  de  laiton.  La  tentative  n'eut  aucun  succès, 
et  servit  seulement  à  démontrer  à  l'auteur  qu'il  était  inutile  de  per- 
sévérer dans  cette  voie. 

La  nature  de  l'enveloppe  n'est  pas  la  seule  question  qu'il  soit  pru- 
dent d'étudier  dans  la  fabrication  des  aérostats.  Le  gaz  que  l'on  y 
renferme  mérite  aussi  quelque  attention.  On  n'a  fait  usage  jus  ;u'cà 
ce  jour  que  de  trois  gaz  différens  :  l'air  échauffé,  l'hydrogène  et  le 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  291 

gaz  d'éclaira-c^e.  L'invention  première  des  frères  Montgolfier  con- 
sistait, on  s'en  souvient,  en  un  ballon  percé  d'un  orifice  inférieur 
au-dessous  duquel  était  suspendu  un  réchaud  allumé.  Ce  procédé 
présentait  le  précieux  avantage  que  le  gonflement  s'opérait  en  quel- 
ques minutes  et  sans  dépense  appréciable;  mais,  si  d'un  côté  il  y 
avait  économie  de  temps  et  d'argent,  il  faut  avouer  que  la  force 
ascensionnelle  était  faible  et  que  le  poids  du  combustible  surchar- 
geait inutilement  la  nacelle.  La  densité  de  l'air  échauffé  à  10  degrés 
est  de  0,96,  c'est-à-dire  que  l'air  ne  perd  à  cette  température  que 
h  pour  100  de  son  poids.  Il  fallait  donc  que  l'appareil  eût  de 
grandes  dimensions.  En  outre  il  est  à  considérer  que  le  feu  allumé 
au-dessous  d'une  étoffe  inflammable  était  un  danger  permanent; 
aussi  l'emploi  en  fut-il  interdit  par  ordonnance  de  police  sous  la 
restauration  pour  les  ascensions  qui  étaient  opérées  dans  les  fêtes 
publiques.  Ce  danger  ne  serait  plus  à  craindre  maintenant  que  l'on 
sait  rendre  les  tissus  incombustibles  au  moyen  d'une  dissolution  de 
sels  alcalins. 

Le  carbure  d'hydrogène,  vulgairement  appelé  gaz  d'éclairage, 
que  l'on  prépare  en  grand  dans  toutes  les  villes  importantes,  ne 
pèse  que  2  pour  100  en  moins  que  l'air  atmosphérique.  Aussi  ne 
donne-t-il  au  ballon  qu'une  force  ascensionnelle  très  faible,  qu'il 
faut  accroître  en  augmentant  le  volume  de  l'enveloppe.  Cependant 
les  aéronautes  de  profession  en  font  toujours  usage.  Il  a  pour  eux 
l'avantage  d'être  à  bon  marché  et  de  se  trouver  toujours  tout  fabri- 
qué. D'ailleurs  l'aérostat  des  fêtes  pubUques,  n'ayant  pas  besoin 
de  s'élever  très  haut,  n'exige  qu'une  faible  puissance,  et  quant  à 
l'excessive  dimension  de  l'enveloppe,  c'est  un  attrait  de  plus  pour 
le  spectateur. 

L'Jiydrogène  est  préférable  à  tout  autre  gaz,  grâce  à  sa  faible 
densité,  car,  seize  fois  plus  léger  que  l'air  et  que  le  gaz  des  manu- 
factures, il  fait  perdre  au  contenu  du  ballon  9h  pour  100  de  son 
poids.  On  peut  lui  reprocher  peut-être  qu'en  raison  précisément  de 
son  extrême  fluidité  il  filtre  plus  aisément  à  travers  l'étoffe  qui  le 
retient.  On  objecte  encore  qu'il  est  d'un  prix  élevé  :  lorsqu'on  ne 
fabrique  l'hydrogène  qu'accidentellement,  en  vue  par  exemple  de 
gonfler  un  seul  ballon,  ce  gaz  coûte  environ  dix  fois  plus  cher  que 
celui  qui  est  fabriqué  dans  les  usines  pour  l'éclairage.  Il  faut  re- 
marquer cependant  que  l'industrie  se  perfectionnerait,  s'il  en  était 
demandé  de  plus  grandes  quantités.  On  peut  se  rappeler  à  ce  pro- 
pos qu'il  y  a  quelques  années  il  fut  établi  près  de  Paris  une  usine 
qui  préparait  l'hydrogène  pour  le  chaufl'age  et  l'éclairage,  et  le  li- 
vrait aux  consommateurs  à  un  prix  assez  modéré  pour  lutter  contre 
les  usines  plus  anciennes,  qui  ne  fournissaient  guère  que  des  car- 
bures d'hydrogène. 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsque  les  ingénieurs  aéronautiques  sauront  fabriquer  des  bal- 
lons imperméables  et  les  gonfler  d'hydrogène  à  bas  prix,  ils  au- 
ront déjà  réalisé  d'importantes  améliorations,  et  cependant  ils  au- 
ront à  peine  effleuré  les  questions  préliminaires  de  la  locomotion 
aérienne.  Il  faudra  encore  s'occuper  de  la  forme  qu'il  convient  le 
mieux  de  donner  à  la  machine  pour  qu'elle  puisse  résister  au  vent 
et  fendre  plus  aisément  l'atmosphère.  Gonservera-t-on  la  forme 
sphérique  de  nos  ballons  vulgaires?  C'est  peu  probable,  quoique 
cette  forme  ait  l'avantage  de  contenir  le  plus  grand  volume  de  gaz 
avec  une  enveloppe  la  plus  petite  possible.  En  général  les  corps  desti- 
nés à  pénétrer  un  milieu  présentent  une  pointe  ou  une  arête  qui  fend 
le  corps  à  pénétrer,  un  renflement  dont  l'épaisseur  dépend  de  la 
longueur  totale,  puis  une  extrémité  arrondie.  Telle  est  la  forme  des 
oiseaux  dans  l'air,  des  poissons  dans  l'eau,  des  navires  dans  la  par- 
tie immergée,  des  balles  cylindro-coniques  que  lancent  les  nouvelles 
armes  perfectionnées.  Les  aérostats  devront  sans  doute  se  conformer 
à  ces  lois  communes  à  tous  les  corps  flottans.  Remarquons  encore 
que  la  pression  du  gaz  intérieur  ne  doit  pas  être  sensiblement  supé- 
rieure à  la  pression  de  l'air  qui  l'entoure,  car,  s'il  en  était  autrement, 
l'enveloppe  serait  trop  tendue  et  pourrait  éclater.  Aussi  les  aéro- 
nautes  qui  s'élèvent  dans  les  couches  supérieures  de  l'atmosphère, 
où  la  pression  s'affaiblit  d'autant  plus  que  l'altitude  est  plus  grande, 
ont-ils  soin  de  gonfler  partiellement  leur  ballon  au  départ  ou  d'ou- 
vrir de  temps  en  temps  la  soupape,  afin  que  le  gaz  intérieur,  trop 
comprimé,  puisse  s'échapper  au  dehors.  Supposons  toutes  ces  con- 
ditions remplies  et  tous  ces  perfectionnemens  réalisés.  C'est  aiïaire 
de  chimiste  et  de  mécanicien;  on  peut  admettre  que  ces  problèmes 
ne  sont  pas  insolubles.  Il  reste  à  voir  quel  service  il  sera  possible 
d'obtenir  d'une  machine  bien  gonflée,  bien  légère,  bien  close  :  sera- 
t-elle  capable  de  monter  et  de  descendre  à  la  volonté  de  celui  qui 
la  gouvernera?  Suivra-t-elle  la  route  que  son  pilote  voudra  lui  im- 
poser? Pour  faire  un  raisonnement  d'un  usage  fréquent  dans  la 
nîécanique,  décomposons  la  course  aérienne  d'un  ballon  en  deux 
mouvemens  :  l'un  dans  le  sens  vertical,  de  bas  en  haut  ou  de  haut 
en  bas;  l'autre  dans  le  sens  horizontal,  dans  la  direction  du  but 
que  l'on  se  propose  d'atteindre.  Si  les  ressources  dont  nous  dis- 
posons permettent  d'imprimer  à  l'aérostat  l'un  ou  l'autre  de  ces 
mouvemens  à  volonté  et  successivement,  il  est  clair  que  toutes  les 
routes  de  l'océan  atmosphérique  seront  ouvertes  au  navigateur. 

Les  aéronautes  n'ont  jamais  eu  qu'un  procédé  pour  descendre  : 
c'est  d'ouvrir  la  soupape  placée  au  sommet  du  ballon  et  de  laisser 
b^  gaz  s'échapper  jusqu'à  ce  que  la  machine  ait  perdu  l'excès  de 
force  ascensionnelle  dont  ils  veulent  se  débarrasser.  Veulent- ils 
remonter,  ils  jettent  une  j^artie  de  leur  lest  et  redeviennent  plus 


LA    NAVIGATION  'AERIENNE.  293 

légers.  Ce  sont  des  moyens  héroïques  qui  ne  seraient  pas  admis- 
sibles dans  un  voyage  au  long  cours,  puisque  la  quantité  de  gaz  et 
de  lest  dont  on  dispose  est  très  limitée.  Les  inventeurs  ont  proposé 
plusieurs  moyens  de  produire  le  même  effet  sans  rien  perdre  de  ce 
que  l'on  emporte.  Tous  ces  moyens  ont  quelques  avantages  et  beau- 
coup d'inconvéniens.  Pilatre  de  Rozier  perdit  la  vie  dans  un  essai  de 
ce  genre,  précipité  sur  les  rochers  de  Boulogne.  Il  eut  l'idée,  assez 
heureuse  en  principe,  mais  téméraire  dans  l'application,  de  sus- 
pendre au-dessous  de  l'aéi-ostat  à  gaz  hydrogène  qui  l'enlevait  un 
second  ballon  à  air  chaud,  une  véritable  montgolfière  de  petite 
dimension,  dont  il  pouvait  régler  le  feu  à  volonté  sans  quitter  la 
nacelle.  Cette  montgolfière,  lorsqu'elle  était  chauffée,  donnait  à  l'ap- 
pareil tout  entier  un  surcroît  de  puissance  ascensionnelle  et  le  fai- 
sait monter.  Pour  descendre,  Pilatre  la  laissait  refroidir.  Il  est  à 
croire  qu'il  ne  s'était  pas  entouré  de  toutes  les  précautions  que 
commandait  la  prudence.  Le  feu  prit  à  la  montgolfière,  fit  détoner 
le  réservoir  de  gaz  inflammable  qui  était  au-dessus;  la  nacelle, 
restée  seule  dans  l'espace,  retomba  de  tout  son  poids,  et  l'aventu- 
reux aéronaute  périt  dans  la  chute.  Zambeccari,  quelques  années 
plus  tard,  voulut  recommencer  l'expérience;  il  eut  aussi  peu  de 
succès,  et  succomba  dans  une  troisième  ascension  par  le  même  acci- 
dent, après  avoir  couru  de  grands  dangers  les  deux  premières  fois. 
Meusnier,  dont  il  a  été  question  plus  haut,  proposait  un  procédé 
moins  dangereux.  Il  voulait  imiter  la  vessie  natatoire  du  poisson, 
qui  se  gonfle  ou  s'affaisse  au  gré  de  l'animal,  augmente  ou  diminue 
son  volume,  et  par  conséquent  le  rend  plus  léger  ou  plus  lourd. 
L'effet  que  le  poisson  produit  dans  l'eau  en  comprimant  ou  en  dila- 
tant de  l'air  serait  plus  difficile  à  réaliser  dans  un  milieu  moins 
dense,  tel  que  l'atmosphère.  Il  faudi'ait  que  la  vessie  eût  des  dimen- 
sions considérables.  Aussi  Meusnier  donnait-il  à  son  ballon  une  dou- 
ble enveloppe,  et  c'est  dans  l'intervalle  qui  les  séparait  qu'il  refou- 
lait de  l'air  au  moyen  d'une  pompe  placée  dans  la  nacelle.  Quoique 
aucune  expérience  n'en  ait  été  faite,  on  peut  douter  que  ce  moyen 
soit  d'une  application  pratique,  car  la  manœuvre  serait  pénible  et 
le  résultat  insuffisant.  Le  mouvement  vertical  ne  s'opérerait  qu'avec 
lenteur,  ou  peut-être  même  la  puissance  développée  ne  pourrait- 
elle  faire  équilibre  aux  autres  forces  qui  tendent  à  faire  monter  ou 
descendre  l'appareil.  C'est  du  moins  ce  que  le  calcul  semble  dé- 
montrer. De  plus,  l'excès  de  tension  donné  au  gaz  intérieur  pouirait 
être  une  cause  de  déchirure  dans  l'enveloppe.  — D'autres  encore  ont 
proposé  de  comprimer  le  ballon  lui-même  au  moyen  d'un  système 
de  cordes  que  manœuvrerait  l'aéronaute;  mais  il  y  aurait  à  craindre 
l'excès  de  tension  et  le  frottement  des  cordes  sur  l'étoffe,  qui  l'use- 
rait sans  contredit  en  un  temps  très  court. 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Enfin  on  a  songé  à  employer  une  machine  spéciale,  roue  à  pa- 
lettes, rames,  ou  toute  autre  qu'on  peut  imaginer,  pour  favoriser 
ou  neutraliser  alternativement,  suivant  les  besoins,  le  mouvement 
ascendant  du  ballon.  En  18^7,  le  docteur  Van-llecke  soumettait  à 
l'approbation  de  l'Académie  des  Sciences  un  projet  de  ce  genre  dans 
lequel  il  faisait  usage  d'une  hélice  (l'application  de  l'hélice  aux  aé- 
rostats n'est  donc  pas  nouvelle).  On  peut  imaginer  bien  des  dispo- 
sitions de  même  nature,  qui  trouveraient  une  justification  dans  leur 
analogie  avec  la  queue  des  oiseaux  et  des  poissons.  Ces  idées  sont- 
elles  praticables?  Elles  n'ont  été,  paraît-il,  expérimentées  que  sur 
une  petite  échelle,  et  soulèvent  une  grave  objection.  Il  faut  un  mo- 
teur à  ces  machines.  Eu  égard  à  la  force  considérable  qu'il  faut  dé- 
ployer, les  bras  de  l'équipage  seraient  insuffisans;  il  y  aurait  donc 
nécessité  d'emporter  avec  soi  un  moteur  inanimé,  une  machine  à 
vapeur  par  exemple.  Qu'on  ne  s'effraie  pas  trop  à  cette  idée;  il  sera 
aisé  de  montrer  que,  pour  d'autres  motifs,  le  progrès  de  l'art  aéros- 
tatique n'est  possible  qu'à  cette  condition. 

Sauf  la  vapeur,  dont  la  puissance  peut  augmenter  à  l'infini,  on  n'a 
donc  encore  trouvé  aucun  moyen  efficace  pour  accomplir  cette  pre- 
mière manœuvre  aéronautique  :  monter  et  descendre  à  volonté  (1). 
Examinons  maintenant  si  le  mouvement  horizontal  du  ballon  est  un 
problème  d'une  solution  plus  simple.  L'analogie  est  grande  entre  la 
navigation  horizontale  dans  l'air  et  la  navigation  maritime  à  la  sur- 
face de  l'Océan.  De  même  que  le  bateau  qui  descend  le  cours  d'un 
fleuve,  le  ballon  peut  se  laisser  entraîner  par  le  Quide  qui  le  porte 
et  en  partager  le  mouvement.  De  même  aussi,  il  peut,  à  l'aide  de 
moteurs  artificiels,  remonter  le  courant,  si  le  moteur  est  assez  puis- 
sant et  que  le  courant  ne  soit  pas  trop  fort. 

Pendant  plusieurs  siècles,  les  hommes  ont  navigué  sur  l'Océan 
sans  étudier  ni  connaître  les  vents  et  les  courans  qui  pouvaient  ac- 
célérer ou  retarder  leur  voyage.  On  s'aperçut  assez  promptement 
que  dans  l' Océan-Indien  il  y  a  des  vents  constans  à  certaines  épo- 
ques de  l'année,  les  moussons  et  les  alizés,  et  les  mai'ins  surent 
bientôt  en  profiter  pour  entreprendre  leurs  traversées  dans  la  sai- 
son la  plus  favorable.  Ils  allaient  du  cap  de  Bonne-Espérance  au 
Bengale  en  été,  revenaient  en  hiver,  évitant  avec  soin  de  tenir  la 
mer  pendant  les  équinoxes,  époque  à  laquelle  les  deux  moussons 

(1)  Il  est  à  remarquer  que  les  variations  dans  la  température  de  l'atmosphère  peuvent 
exercer  que'que  influence  sur  la  position  d'équilibre  du  ballon  dans  l'air.  Tant  que  le  so- 
leil échauffe  la  terre,  le  ballon  monte;  il  redescend  lorsque  la  nuit  se  fait.  L'occultation 
du  ciel  par  les  nuages,  la  pluie  et  le  beau  temps,  en  un  mot  tout  ce  qui  modifie  la  tem- 
pérature modifie  aussi  la  hauteur  du  ballon.  Quoique  les  effets  qui  en  résultent  soient 
bien  faibles,  l'aéronaute  en  profitera  peut-être  pour  atterrir  ou  reprendre  son  vol,  sem- 
blable au  marin  qui  s'éloigne  du  port  avec  le  jusant  et  revient  au  rivage  avec  le  flot. 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  295 

opposées  luttent  entre  elles.  Il  fallut  plus  de  temps  pour  reconnaî- 
tre que  la  région  équatoriale  jouit  d'un  calme  presque  constant,  et 
que  par  conséquent  le  navigateur  qui  ne  veut  pas  s'attarder  dans 
ces  parages  doit  franchir  l'équateur  presque  perpendiculairement 
pour  être  retenu  moins  longtemps  dans  les  accalmies.  Enfin,  et  ce 
progrès  est  de  notre  époque,  on  reconnut  que  pour  chaque  traver- 
sée il  y  a  une  route  particulière  qu'il  est  préférable  de  suivre  ;  par 
exemple,  des  États-Unis  en  Europe,  on  vogue  directement  de  l'ouest 
à  l'est  parce  que  le  vent  et  le  courant  poussent  également  dans  ce 
sens,  tandis  que,  pour  retourner  d'Europe  en  Amérique,  il  faut  se 
rapprocher  de  la  zone  tropicale  et  chercher  bien  loin  vers  le  sud 
une  brise  favorable. 

Les  plus  modérés  parmi  ceux  qui  rêvent  la  navigation  aérienne, 
se  défiant  des  machines,  se  contenteraient  d'imiter  la  marine  à 
voiles,  et  projettent  d'utiliser  le  vent  pour  la  direction  de  leur 
appareil.  L'atmosphère  a-t-elle  donc  aussi  sur  la  terre  ces  vents 
constans  qui  régnent  à  la  surface  des  océans  ?  Au  premier  abord,  il 
semble  qu'il  n'en  soit  rien.  Les  courans  d'air  terrestres,  déviés  à 
chaque  instant  par  les  montagnes,  les  villes,  les  forêts,  perdent  la 
régularité  qui  leur  est  propre  au-dessus  de  la  plane  étendue  des 
mers.  Cependant,  en  s'élevant  plus  haut  que  tous  ces  obstacles,  il 
est  à  croire  que  l'on  peut  retrouver  les  courans  constans,  variables 
tout  au  plus  d'une  saison  à  l'autre.  C'est  un  fait  qui  n'aura  échappé 
à  personne,  que  les  aérostats  qui  s'élèvent  de  Paris  se  dirigent  pres- 
que tous  vers  le  nord-est.  Ceci  nous  révèle  un  premier  courant  ré- 
gulier dirigé  du  sud-ouest  au  nord-est.  Puis,  comme  l'air  ne  peut 
toujours  se  diriger  vers  la  même  région,  où  il  s'accumulerait  indé- 
finiment, il  doit  y  avoir  plus  haut  encore  un  courant  de  retour  di- 
rigé du  nord-est  au  sud-ouest.  Le  navigateur  aérien  devra  donc 
traverser  rapidement  la  première  zone  de  l'atmosphère,  où  régnent 
les  vents  variables,  et  s'élever  dans  le  premier  ou  le  second  courant, 
suivant  la  route  qu'il  voudra  faire.  Quelques  aéronautes  ont  eu  assez 
de  confiance  dans  ces  vents  réguliers  pour  oser  s'aventurer  au- 
dessus  de  la  mer.  M.  Green  partit  de  Londres,  le  7  novembre  1836, 
avec  deux  compagnons  de  voyage,  franchit  la  Mer  du  Nord  pendant 
la  nuit  et  reprit  terre  le  lendemain  matin  à  Goblentz,  après  avoir 
parcouru  800  kilomètres  en  dix-huit  heures  ;  il  avait  navigué  dans 
le  courant  inférieur.  Le  ballon  qui  fut  lancé  de  Paris  au  couronne- 
ment de  l'empereur  Napoléon  I",  et  qui  vint  s'abattre  dans  le  lac 
Bracciano,  en  Italie,  s'était  sans  doute  élevé  très  haut,  n'ayant  pas 
de  charge  à  porter,  et  avait  pu  profiter  du  courant  supérieur.  On 
cite  même  une  ascension  pendant  laquelle  l'aéronaute  fut  succes- 
sivement entraîné  par  les  deux  courans  superposés.  M.  Robertson, 


296  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

s'étant  élevé  à  Lisbonne  en  1822,  faisait  route  au  sud-est,  et  avait 
déjà  franchi  le  Tage,  lorsqu'il  fit  la  remarque  que  les  nuages  situés 
au-dessus  de  lui  marchaient  en  sens  inverse.  Il  voulut  retourner 
avec  eux  sur  la  ville;  ayant  jeté  du  lest,  il  atteignit  en  effet  un  vent 
de  sens  contraii'e,  revint  planer  au-dessus  de  la  ville  et  redescendit 
près  de  l'endroit  d'où  il  était  parti,  en  sorte  que  les  mêmes  personnes 
qui  avaient  été  témoins  de  son  départ  purent  assister  à  son  retour. 

En  accordant  aux  aéronautes  qu'ils  rencontreront  dans  l'atmo- 
sphère des  courans  réguliers  superposés  et  dirigés  en  sens  contraire 
l'un  de  l'autre,  nous  n'entendons  pas  que  la  direction  des  ballons 
soit  par  cela  même  un  problème  déjà  résolu.  D'abord  le  vent  su- 
périeur ne  sera  pas  toujours  à  la  même  hauteur;  il  faudra  quel- 
quefois l'aller  chercher  plus  haut  que  ne  le  comporte  la  force  ascen- 
sionnelle de  l'aérostat.  Puis  le  ballon  ne  peut  s'avancer  que  dans  le 
sens  du  vent  ;  il  est  incapable  de  faire  toutes  les  routes  du  compas, 
comme  un  navire,  depuis  le  vent  arrière  jusqu'au  plus  près;  il  ne 
peut  non  plus  courir  des  bordées  et  résister  au  lluide  léger  en  s'ap- 
puyant  sur  un  fluide  plus  dense.  Est-ce  d'ailleurs  à  la  navigation  à 
voiles,  avec  ses  lenteurs,  ses  détours  et  ses  incertitudes,  que  l'on 
veut  nous  ramener  aujourd'hui?  Evidemment  non.  On  aurait  com- 
pris l'opportunité  de  ces  projets  avant  la  vapeur  et  les  chemins  de 
fer;  mais  ils  ne  sont  plus  de  notre  temps.  Pour  que  la  navigation 
aérienne  se  fasse  accepter,  il  faut  qu'elle  soit  créée  d'une  seule  pièce 
toute  perfectionnée  sans  passer  par  les  degrés  intermédiaires  qu'a 
franchis  la  navigation  maritime.  Il  faut  dès  le  début  appliquer  la 
vapeur  aux  aérostats  comme  aux  wagons  et  aux  bateaux. 

Sous  quelle  forme  la  vapeur  manifestera- 1- elle  sa  puissance? 
Mettra- t-elle  en  mouvement  un  gojvernail,  des  rames  ou  une  hé- 
lice ?  Ce  sont  des  questions  secondaires  qu'il  ne  nous  impoi'te  pas 
de  traiter.  Trouvera-t-on  des  matériaux  assez  légers,  en  même 
temps  assez  résistans,  pour  ces  appareils  aériens?  La  nature  ne  peut 
plus  guider  les  inventeurs,  car  elle  s'est  refusée  à  créer  des  oiseaux 
d'une  grande  dimension.  Les  moteurs  dont  nous  disposons  aujour- 
d'hui sont  assurément  mal  appropriés  aux  besoins  de  la  locomotion 
aérienne.  Si  l'on  voulait  employer  la  machine  à  vapeur,  on  aurait  à 
craindre  les  dangers  du  feu,  notamment  par  les  étincelles  qui  sor- 
tent de  la  cheminée,  et  qui,  rencontrant  une  fuite  de  gaz,  pour- 
raient en  déterminer  l'explosion.  Cependant  ce  péril  peut  être  écarté, 
si  l'on  prend  soin  d'envelopper  l'orifice  de  cette  cheminée  avec  une 
toile  métallique  à  l'instar  des  lampes  de  mineur  de  Davy.  La  perte 
de  poids  due  à  la  consommation  du  combustible  présentera  un  autre 
obstacle  qu'il  sera  peut-être  aisé  de  surmonter.  La  plus  grave  objec- 
tion gît  dans  le  poids  énorme  dont  la  machine  avec  son  charbon  et 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  297 

l'appareil  qu'elle  doit  mettre  en  mouvement  surchargera  la  na- 
celle (1).  Il  est  clair  que  le  perfectionnement  projeté  ne  peut  s'ap- 
pliquer qu'aux  aérostats  gigantesques,  infiniment  plus  grands  que 
nos  petits  JDallons  capables  de  soulever  deux  ou  trois  hommes  au 
pluB.  D'autres  inventeurs  ont  proposé  d'employer  la  machine  à  gaz 
Lenoir,  qui  est  d'un  poids  moindre,  qui  dispense  de  chaudière,  et 
supprime  le  feu  ainsi  que  les  dangers  qui  en  résultent;  mais  cette 
machine  est  encore  d'un  poids  considérable  et  exige  une  abondante 
provision  d'eau  pour  le  refroidissement  du  cylindre.  Tous  ces  obs- 
tacles ne  sont  pas  insurmontables.  Il  suffît  que  la  science  n'indique 
aucune  impossibilité  k  guider  un  ballon  dans  un  air  calme. 

Supposons  donc  que  l'on  réussisse  à  installer  dans  la  nacelle  de 
l'aérostat  un  gouvernail  ou  une  hélice  directrice  d'un  effet  certain 
et  puissant  :  est-ce  à  dire  que  l'on  aura  découvert  enfin  la  solution 
du  problème?  Pas  encore,  ou  du  moins  la  solution  ne  sera  qu'in- 
complète. Le  ballon  sera  dans  les  jours  de  tempête  le  jouet  de  l'at- 
mosphère, comme  le  navire  est  le  jouet  des  flots.  Présentant  une 
immense  surface  à  l'action  des  vents,  il  se  verra  contraint  de  rester 
au  port  par  le  moindre  zéphir  qui  fera  rider  la  surface  de  l'eau  : 
comme  le  roseau  de  la  fable,  tout  lui  sera  aquilon.  Qu'on  en  juge 
par  un  calcul  bien  simple  :  un  tel  ballon,  s'il  veut  porter  avec  sa 
machine  des  passagers  et  des  vivres,  devra  présenter  une  surface 
au  moins  aussi  grande  que  la  voilure  d'un  vaisseau  de  guerre.  Or 
cette  voilure,  sous  l'action  de  ce  que  les  marins  appellent  une  bonne 
brise,  donne  au  navire  la  même  vitesse  que  le  ferait  la  machine  à 
vapeur  de  k  à  500  chevaux,  son  moteur  en  temps  de  calme.  La 
machine  de  l'aérostat  étant  loin  d'avoir  cette  puissance,  tout  ce  que 
nous  en  pouvons  attendre,  c'est  qu'il  circulera  assez  lestement  dans 
une  atmosphère  paisible,  faisant  quelques  kilomètres  à  l'heure, 
décrivant  des  cercles  ou  des  spirales  aériennes.  Ses  voyages  de  cir- 
cumnavigation auront  pour  limites  le  Champ-de-Mars  ou  tout  au 
plus  l'enceinte  de  Paris  :  spectacle  curieux  sans  contredit,  appli- 
cation ingénieuse  de  la  science,  mais  résultat  san^  utilité  et  surtout 
sans  valeur  industrielle  (2). 

(1)  On  prétend  que  îes  mécaniciens  ne  se  sont  guère  occupés  jusqu'à  ce  jour  de  ren- 
dre les  machines  à  vapeur  légères.  Dans  les  machines  fixes  ou  locomotives,  la  masse- 
est  une  garantie  de  solidité  qui  présente  peu  d'inconvéniens.  M.  Giffurd,  dont  le  nom 
reste  attaché  à  l'un  des  plus  précieux  perfectionnemens  de  ces  machines,  a  entrepris,  lui 
aussi,  de  mettre  la  vapeur  au  service  de  l'aéronautique.  Pour  restreindre  le  poids  dr 
l'appareil,  il  le  fait  fonctionner  à  une  très  haute  pression,  GO  atmosphères  au  moins.  La 
consommation  de  charbon  diminue  en  même  temps.  Pour  économiser  l'eau,  il  invente, 
dit-on,  un  condensateur  à  grande  surface  d'un  effet  prodigieux.  L'essai  public  de  ce 
nouveau  système  se  fera  prochainement. 

(2)  11  faut  encore  compter  au  nombre  des  obstacles  de  la  locomotion  aérienne  l'impos- 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  point  où  nous  en  sommes,  il  est  possible  de  résumer  en 
quelques  mots  les  conditions  qu'il  reste  à  remplir  pour  réaliser  la 
navigation  aérienne  par  les  ballons.  Rendre  l'enveloppe  imper- 
méable au  gaz,  gouverner  dans  le  sens  vertical,  gouverner  dans  le 
sens  borizontal,  tels  sont  les  trois  termes  du  prol)lème  à  résoudre. 
Aujourd'hui  le  meilleur  aérostat  ne  conserve  pas  sa  puissance  as- 
censionnelle pendant  qaarante-huit  heures,  les  mouveraens  verti- 
caux ne  s'opèrent  qu'aux  dépens  du  chargement,  la  translation 
horizontale  se  fait  au  gré  des  vents  :  tel  est  l'état  de  la  question. 
C'est  dire  qu'on  est  aussi  loin  de  la  solution  que  l'étaient  Montgol- 
fier,  Charles  et  les  autres  aéronautes  des  premiers  jours.  Tout  est 
encore  à  créer.  Les  travaux  de  quelques  centaines  d'inventeurs, 
prolongés  pendant  près  d'un  siècle,  n'ont  produit  aucune  améliora- 
tion pratique,  et  cependant  au  nombre  de  ces  inventeurs  on  compte 
quelques-unes  des  intelligences  les  plus  fermes  et  les  plus  vigou- 
reuses de  notre  époque,  par  exemple  Monge  et  Meusnier,  pour  ne 
citer  que  ceux  qui  sont  morts.  Le  problème  est-il  donc  insoluble? 
Avant  de  conclure,  il  reste  à  examiner  un  dernier  projet  qui  vient 
de  se  produire  avec  bruit,  avec  plus  de  bruit  peut-être  qu'il  ne 
convient  à  un  projet  scientifique. 

II. 

S'élever  dans  l'atmosphère  sans  être  soulevé  par  un  aérostat, 
monter  et  descendre,  évoluer  en  tout  sens,  lutter  contre  les  vents, 
traverser  l'air  avec  la  vitesse  d'un  projectile,  tel  est  le  but  qu'on 
s'est  proposé  d'atteindre.  «  Le  ballon  est,  dit-on,  un  obstacle  à  la 
navigation  aérienne,  c'est  une  bouée  ou  tout  au  plus  un  radeau. 
Une  machine  attelée  à  un  ballon,  c'est  le  mouvement  associé  à 
l'immobilité,  c'est  le  vaisseau  amarré  dont  on  déploierait  les  voiles. 
Attachez  un  aigle  à  un  ballon,  le  roi  des  airs  captif,  jouet  des  vents, 
traînant  son  boulet  et  traîné  par  lui  tour  à  tour,  essaiera  en  vain  de 
lutter  contre  le  moindre  trouble  atmosphérique.  L'aérostat  est  de- 
venu un  obstacle,  ou,  pour  mieux  dire,  un  point  de  départ  vicieux 
autour  duquel  s'égarent  la  plupart  des  chercheurs.  L'aérostat  est, 
comme  l'étymologie  l'indique,  un  corps  flottant  dans  l'atmosphère, 
comme  une  vessie  gonflée  flotterait  à  la  surface  de  l'eau.  A  sa  place, 
nous  voulons  créer  Yacronef^  littéralement  navire  aérien  qui  sera 
un  appareil  nageur  s' élevant  et  se  dirigeant  par  sa  propre  force.  » 

On  connaît  l'hélice;  dans  le  moulin  à  vent,  dans  la  turbine,  dans 

sibilité  de  savoir  le  lieu  où  l'on  se  trouve.  Perdu  dans  les  nuages,  le  voyageur  n"a  con- 
naissance de  la  route  qu'il  fait  qu'autant  qu'il  communique  avec  la  terre. 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  299 

le  propulseur  sous-marin,  c'est  toujours  l'hélice  qui  agit,  moteur 
puissant  qui  pénètre  l'air  ou  l'eau  comme  une  vis  pénètre  le  bois  en 
refoulant  le  fluide  qui  s'oppose  à  son  mouvement  de  progression. 
L'eau  sans  doute  est  très  mobile;  l'air  a  moins  de  consistance  en- 
core. La  palette  du  moteur,  si  elle  est  animée  d'une  vitesse  suffi- 
sante, y  trouve  cependant  un  point  d'appui  comme  sur  un  corps 
solide.  L'hélice  fut  connue  de  toute  antiquité.  La  vis  d'Archimède 
est  une  hélice  qui  pourrait,  comme  le  levier,  remuer  le  monde  à  la 
condition  de  trouver  un  point  d'appui  résistant.  Dès  1752,  Ber- 
nouilli  proposait  de  l'employer  à  la  propulsion  des  navires,  idée 
prématurée  qui  ne  pouvait  être  réalisée  qu'un  siècle  plus  tard.  Vers 
le  même  temps,  Euler  perfectionnait  la  turbine  ou  roue  hydraulique 
horizontale,  qui  est  encore  une  hélice;  mais  il  n'y  a  guère  que  trente 
ans  que  cet  organe  est  devenu  d'un  usage  général.  La  préférence 
que  les  ingénieurs  lui  accordent  aujourd'hui  sur  les  roues  à  aubes 
et  les  autres  engins  de  même  espèce  s'explique  aisément,  car  on  a 
reconnu  qu'il  n'en  est  pas  qui  permette  d'utiliser  plus  complètement 
les  forces  naturelles  ou  artificielles  dont  on  dispose.  En  d'autres 
termes,  l'hélice  est  le  moteur  qui  produit  la  plus  grande  quantité 
de  travail  utile  et  consomme  le  moins  de  force  vive  dans  les  frotte- 
mens  et  les  résistances  intérieures  de  la  machine. 

On  se  souvient  peut-être  d'un  jouet  d'enfant,  le  spîralîfêre,  qui 
fit  fureur  en  son  temps  et  qui  se  composait  de  petites  ailes  montées 
sur  un  axe  auquel  on  imprimait  un  mouvement  de  rotation  par  le 
moyen  d'un  ressort  de  montre  ou  d'une  corde  de  toupie.  Lorsque  les 
ailettes  tournaient  rapidement,  ce  petit  appareil  s'élevait  en  l'air  et 
s'y  soutenait  aussi  longtemps  que  la  force  de  rotation  agissait.  Au 
lieu  d'ailes  de  petite  dimension,  que  l'on  prenne  des  ailes  d'une 
vaste  envergure;  au  lieu  d'imprimer  à  l'axe  un  mouvement  de  rota- 
tion peu  durable,  qu'on  y  adapte  une  machine  à  vapeur  qui  agira 
sans  cesse  :  on  aura  Yaâronef,  X hélicoptère,  que  MM.  de  Ponton 
d'Amécourt  et  de  La  Lan  délie  viennent  de  présenter  comme  une 
solution  infaillible  de  la  navigation  aérienne. 

Si  le  principe  est  simple,  l'application  présente  quelques  diffi- 
cultés que  peu  de  mots  suffiront  pour  faire  comprendre.  L'aile  de 
l'hélice  qui  est  inclinée  frappe  l'air  obliquement  et  produit  deux 
mouvemens,  l'un  vertical  de  bas  en  haut,  qui  est  l'eff^et  utile,  l'autre 
horizontal  en  rotation  autour  de  l'axe.  Ce  dernier  mouvement  est  la 
part  perdue  dans  le  travail  total  de  l'appareil,  et  non-seulement 
c'est  une  force  perdue,  mais  encore  il  faut  détruire  le  mouvement 
de  rotation  que  l'aéronef  en  recevrait.  Le  remède  est  bien  simple  : 
il  consiste  à  employer  deux  hélices  qui  sont  placées  l'une  au-dessus 
de  l'autre  et  tournent  en  sens  inverse,  l'une  de  gauche  à  droite  et 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autre  de  droite  à  gauche.  Il  résulte  de  cet  ensemble  deux  mouve- 
mens'de  rotation  en  sens  inverse  qui  s'annihilent  parleur  opposition 
et  un  mouvement  commun  d'ascension  qui  entraîne  la  nacelle  vers  le 
firmament.  Ce  n'est  pas  tout  encore,  car  les  deux  hélices  à  axe  ver- 
tical ne  produiraient  qu'un  mouvement  vertical.  11  en  faut  une  troi- 
sième à  axe  horizontal  qui  jouera  le  même  rôle  que  le  propulseur 
dans  le  bateau  à  vapeur,  et  produira  la  marche  dans  le  sens  hori- 
zontal. Cependant  ce  dernier  organe  pourrait  être  supprimé,  à  la 
condition  que  le  pilote  pût  incliner  à  volonté  l'axe  des  deux  pre- 
mières hélices,  car  le  mouvement  se  fera  toujours  dans  le  sens  de 
cet  axe  :  si  l'axe  est  d'aplomb,  on  montera  verticalement;  s'il  est 
incliné  à  l'horizon,  on  s'avancera  obliquement,  comme  un  navire 
qui  court  des  bordées. 

Maintenant,  pour  donner  une  idée  complète  de  l'aéronef,  qu'on 
se  figure  un  plancher  concave  comme  un  fragment  de  sphère  au  mi- 
lieu duquel  est  implanté  un  mât  qui  sert  d'axe  aux  deux  hélices 
principales.  Le  moteur,  une  machine  à  vapeur  sans  doute,  est  in- 
stallé au  pied  du  mât,  à  la  portée  du  mécanicien;  tout  autour,  un 
balcon  et  une  cloison  en  vitrage  transparent,  pour  mettre  le  voya- 
geur à  l'abri  des  courans  d'air  qu'engendrerait  la  rapidité  du  vol; 
sur  le  côté,  le  gouvernail  ou  l'hélice  directrice  qui  donnera  le  mou- 
vement de  translation;  en  haut  du  mât,  au-dessus  des  ailes,  un  pa- 
rachute qui  s'ouvrira  de  lui-même,  comme  tous  les  appareils  de  ce 
genre,  au  moment  où  la  descente  commencera,  et  plus  haut  encore 
la  banderole  aux  couleurs  nationales,  flottant  dans  les  airs.  On  con- 
çoit sans  peine  que  ce  système  ne  sera  pas  aussi  difficile  à  diriger 
qu'un  ballon  :  il  n'a  qu'une  médiocre  surface,  il  offre  peu  de  prise 
au  vent.  Cne  force  relativement  faible  suffira  pour  lui  imprimer  une 
vitesse  de  translation  considérable,  par  exemple  100  kilomètres  à 
l'heure.  Si  l'aéronef  veut  marcher  dans  le  sens  du  vent,  la  vitesse 
du  vent  s'ajoutera  à  la  sienne  propre;  s'il  marche  contre,  sa  vitesse 
sera  diminuée  d'autant;  mais,  à  moins  d'un  ouragan  d'une  violence 
extrême,  il  s'avancera  dans  le  sens  qui  lui  sera  fixé. 

Jusqu'ici  la  conception  est  irréprochable,  et  la  théorie  ne  souffre 
pas  d'objection,  car  si  les  ailes  sont  assez  étendues  et  qu'elles  tour- 
nent assez  vite,  on  ne  peut  nier  que  l'appareil  entier  s'élèvera  et 
voguera  dans  l'atmosphère.  On  a  bien  fait  quelques  observations.  Les 
ailes,  tournant  avec  rapidité,  seront  animées  d'une  force  centrifuge 
telle  qu'elles  s'arracheront  elles-mêmes  de  l'arbre  auquel  elles  se- 
ront fixées;  mais  avec  une  surface  assez  grande,  répond  l'inven- 
teur, elles  n'ont  pas  besoin  de  tourner  plus  vite  que  le  volant  d'une 
machine  ordinaire.  D'ailleurs  la  solidité  dépend  de  leur  forme  et  de 
leur  nature.  —  Dans  les  hautes  régions  de  l'atmosphère,  dit-on  en- 


LA    NAVIGATION    AÉRIENNE.  301 

core,  l'air  est  raréfié,  et  n'offre  plus  aux  surijices  planes  qu'une  ré- 
sistance du  tiers  ou  du  quart  de  celle  que  vous  éprouvez  près  du 
sol;  mais  l'aéronef  n'a  pas  la  prétention  de  monter  dans  ces  hautes 
régions  :  il  naviguera  entre  la  terre  et  les  nuages  [iiitcr  utnimque 
volai),  juste  assez  haut  pour  ne  se  heurter  ni  aux  arbres,  ni  aux 
clochers,  ni  aux  montagnes,  et  quand  il  rencontrera  le  cours  d'un 
fleuve,  il  suivra  la  vallée,  cette  voie  aplanie  par  la  nature.  On  doit 
convenir  que  ces  objections  sont  secondaires.  La  difficulté  n'est  pas 
là;  elle  se  trouve  tout  entière  dans  le  moteur  qui  doit  donner  la  vie 
au  système. 

Dans  l'industrie  moderne,  un  perfectionnement  d'une  immense 
portée  serait  de  réussir  à  emmagasiner  les  forces  que  la  nature  a 
mises  avec  tant  de  libéralité  à  la  disposition  de  l'homme.  Que  ne 
peut-on  faire  pendant  le  jour  provision  de  lumière  pour  la  nuit! 
Que  ne  peut-on  pendant  l'été  amasser  de  la  chaleur,  comme  on 
amasse  du  grain  pour  l'hiver,  mettre  de  côté  l'abondante  électricité 
d'un  nuage  orageux  pour  la  consommer  à  l'heure  du  besoin,  empri- 
sonner l'effort  du  vent  au  moment  d'une  tempête,  le  poids  de  l'eau 
dans  une  cataracte,  pour  les  rendre  peu  à  peu  libres  et  puissans  sur 
la  machine  que  l'on  veut  mettre  en  action!  Lumière,  chaleur,  force, 
électricité,  il  faut,  si  nous  voulons  profiter  des  dons  de  la  nature,  les 
consommer  au  moment  précis  où  elle  nous  les  prodigue,  et,  si  nous 
en  avons  besoin  plus  tard,  il  faut  les  produire  nous-mêmes  aux  dé- 
pens de  notre  travail.  11  ne  serait  pas  tout  à  fait  exact  de  dire  qu'on 
ne  peut  enmiagasiner  la  force  motrice,  car  le  poids  de  l'horloge,  le 
ressort  d'un  tournebroche  ou  d'une  pendule,  sont  des  organes  où 
l'on  accumule  de  la  force  par  un  travail  de  quelques  secondes  pour 
suffn-e  à  la  consommation  de  plusieurs  heures.  Malheureusement  ce 
qui  est  possible  sur  une  petite  échelle  ne  peut  être  réalisé  en  grand. 
On  peut  faire  marcher  une  montre  au  moyen  d'un  ressort,  on  ne 
saurait  faire  tourner  la  roue  d'un  moulin.  Parce  qu'un  jouet  d'en- 
fant s'élève  en  l'air  grâce  à  la  rotation  d'une  hélice,  on  ne  doit  pas 
en  conclure  que  l'aéronef  se  comportera  de  même,  car  ce  dernier 
appareil  ne  peut  emporter  une  provision  de  force,  et  il  doit  enle- 
ver avec  lui  son  moteur.  Du  reste,  M.  de  Ponton  d'Amécourt  ne  s'e  it 
pas  fait  illusion  à  cet  égard,  et  il  a  envisagé  le  problème  dans  toute 
sa  difficulté.  Il  cherche  un  moteur  léger;  seulement  il  ne  s'est  peut- 
être  pas  assez  rendu  compte  de  combien  devrait  être  allégée  la  ma- 
chine à  vapeur  actuelle  pour  convenir  au  système  qu'il  préconise. 

Ici  je  crains  que  cette  discussion,  malgré  mes  efforts  pour  l'abré- 
ger, ne  prenne  un  caractère  trop  riiathématique.  Cependant  il  faut 
recourir  au  calcul,  qui  peut  seul  trancher  la  question.  Un  corps 
solide  descend  dans  l'air  d'environ  5  mètres  en  une  seconde  par 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

l'effet  (le  la  pesanteur.  D'un  autre  côté,  la  force  que  nous  appelons 
cheval-vapeur  élève  en  une  seconde  75  kilogrammes  à  1  mètre  de 
hauteur,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  15  kilogrammes  à  5  mètres. 
Pour  que  la  machine  à  vapeur  de  la  force  d'un  cheval  pût  se  sou- 
tenir elle-même  en  l'air,  il  faudrait  donc  qu'elle  ne  pesât  que  15  ki- 
logrammes. Or  les  machines  pèsent  aujourd'hui  pour  le  moins  de 
500  à  600  kilogrammes  par  cheval  de  force  (1)  ;  il  faudrait  par  con- 
séquent que  le  poids  en  fût  réduit  environ  quarante  fois.  Encore 
doit-on  remarquer  que  le  moteur  de  l'aéronef  devra  non-seulement 
se  soutenir  en  l'air,  mais  encore  s'enlever  de  terre,  emportant  avec 
lui,  outre  son  propre  poids,  l'appareil  auquel  il  est  attaché,  et  qu'en 
plus  il  devra  fournir  une  force  excédante  pour  les  manœuvres  hori- 
zontales (2).  Il  n'y  a  pas  exagération  à  dire  que  la  machine  à  va- 
peur actuelle  ne  pourra  convenir  à  la  navigation  aérienne  qu'autant 
qu'elle  aura  perdu  99  pour  100  de  sa  masse. 

On  nous  dit,  il  est  vrai,  que  les  ingénieurs  se  sont  peu  préoccupés 
jusqu'à  ce  jour  de  la  légèreté  des  moteurs,  qu'une  locomotive  est 
lourde  parce  qu'on  veut  qu'elle  le  soit  pour  adhérer  au  rail,  qu'un 
moteur  d'usine  est  lourd  parce  que  le  fabricant,  qui  le  vend  au 
poids,  est  intéressé  à  le  rendre  massif.  Ceci  n'est  même  pas  exact 
pour  les  machines  marines,  que  dès  le  premier  jour  les  ingénieurs 
ont  eu  avantage  à  rendre  aussi  légères  que  possible.  On  ajoute  qu'on 
emploiera  pour  la  construction  de  l'aéronef  et  de  ses  engins  l'alu- 
minium, ïe" moins  dense  des  métaux,  qu'on  a  des  procédés  particu- 
liers pour  augmenter  la  surface  de  chauffe,  pour  simplifier  la  chau- 
dière. Tout  cela  peut  se  faire,  et  il  ne  serait  pas  étonnant  que  l'on 
réduisît  le  poids  d'une  quantité  notable  par  les  perfectionnemens  in- 
génieux que  l'on  nous  promet;  mais  une  réduction  de  99  pour  100, 
c'est  impossible.  D'autres,  dédaignant  la  vapeur  et  le  moteur  à  gaz 
de  M.  Lenoir,  qui  est  aussi  trop  lourd,  comptent  sur  les  forces  élec- 
tro-motrices, dont  le  dernier  mot  n'est  pas  dit,  sur  l'air  comprimé, 
sur  l'acide  carbonique,  peut-être  même  sur  les  forces  explosives, 
comme  la  poudre  à  canon.  Par  malheur,  ces  moteurs  sont  trop  fai- 

(1)  Un  écrivain  compétent  en  cette  matière,  M.  Gaudry,  nous  dit  «  qu'on  admet 
aujourd'hui  que  les  macliines  de  mer,  y  compris  les  chandièrps  et  le  propulseur  en 
ordre  de  marche,  ne  doivent  pas  dépasser  500  kilogrammes  par  force  de  cheval  effectif.  » 

(2)  En  laissant  à  part  l'impossibilité  de  la  construction,  si  l'on  voulait  discuter  l'aé- 
ronef au  point  de  vue  économique,  on  arriverait  à  des  conclusions  très  défavorables. 
A  supposer  que  l'on  pût  réduire  le  poids  du  moteur  j-usqu'à  8  kilogrammes  par  cheval, 
il  faudrait  une  machine  de  CO  chevaux  pour  enlever  une  nacelle  avec  ses  hélices,  ses 
agrès,  son  combustible  et  deux  voyageurs,  un  poids  total  d'environ  250  kilogrammes. 
Le  poids  mort  serait  énorme  en  proportion  du  poids  utile.  Quoi  qu'il  arrive,  ce  mode 
de  locomotion  serait  donc  extrêmement  coûteux  :  130  cnevaux  pour  une  voiture  à  deux 
places  ! 


LA    NAVIGATION    AERIENNE.  303 

bles  OU  trop  dangereux.  Avant  que  l'on  essaie  de  les  appliquer  aux 
aéronefs,  il  faudrait  prouver  qu'ils  peuvent  être  utilisés  sur  la  terre. 

Il  résulte  de  tout  ceci  que  la  navigation  aérienne  n'est  point  di- 
rectement intéressée  pour  le  moment  dans  les  recherches  qui  se 
font  avec  tant  de  bruit  à  propos  de  l'hélice.  Les  inventeurs  vou- 
draient trouver  un  moteur  léger,  une  machine  à  vapeur  ou  à  gaz 
(il  importe  peu)  qui  travaillerait  comme  un  cheval  et  que  l'ouvrier 
porterait  sous  le  bras  comme  un  outil.  Au  lieu  de  se  faire  aéro- 
nautes,  ils  se  font  mécaniciens.  A  ce  point  de  vue,  leurs  recherches 
présentent  un  intérêt  bien  plus  général  et  méritent  d'être  encoura- 
gées: il  peut  en  sortir  quelque  chose  d'utile;  mais  avons-nous  tort 
d'affirmer  qu'ils  n'atteindront  pas  le  but  qu'ils  se  proposent  avec 
les  ressources  actuelles  de  l'industrie?  Il  ne  s'agit  plus  d'un  simple 
perfectionnement;  il  faut  une  découverte  nouvelle  pour  que  le  vol 
par  l'hélice  devienne  praticable,  et  cette  découverte  aurait  des  con- 
séquences tellement  importantes  et  fructueuses  que  la  navigation 
aérienne  en  serait  sans  contredit  l'un  des  moindres  résultats. 

On  ne  s'arrêtera  pas  ici  sur  les  récentes  ascensions  qui  ont  été 
marquées  par  de  sinistres  incidens.  Un  seul  enseignement  en  res- 
sort, et  c'est  la  preuve  de  l'impuissance  des  ballons  en  tant  qu'agens 
de  transport.  Après  avoir  fait  le  procès  aux  aérostats,  qui  n'ont,  à 
l'en  croire,  aucun  perfectionnement  à  attendre  de  l'avenir,  l'au- 
teur de  ces  ascensions ,  on  le  sait,  a  voulu  courageusement  gagner 
au  métier  d'aéronaute  les  sommes  nécessaires  pour  expérimenter 
l'aéronef.  Il  a  fait  construire  un  ballon  géant,  le  dernier  des  ballons, 
assure-t-il,  le  plus  grand  des  ballons  connus.  Ce  monstre  de  l' aé- 
rostation cube  plus  de  6,000  mètres,  mesure  li^  mètres  de  hauteur, 
V)0  mètres  de  circonférence,  et,  gonflé  avec  du  gaz  d'éclairage,  peut 
se  charger  d'un  poids  de  plusieurs  quintaux.  Enlevé  au  milieu  du 
Champ-de-Mars  en  présence  d'une  foule  immense,  le  Géant  n'a  fourni 
d'abord  qu'une  courte  carrière,  puisqu'il  est  retombé  à  quelques 
lieues  de  Paris.  Ensuite,  à  sa  seconde  ascension,  le  18  octobre,  il  a 
accompli  à  coup  sûr  l'une  des  plus  belles  traversées  aérostatiques 
que  l'on  ait  jamais  vues,  car  il  a  parcouru  une  distance  de  plus  de 
800  kilomèti'es  sans  toucher  terre,  et  est  allé  s'abattre  dans  le 
royaume  de  Hanovre,  après  avoir  franchi  en  vainqueur  plusieurs 
états  et  plusieurs  lignes  de  douane.  C'est  à  l'atterrage  que  se  sont 
produites  les  difficultés,  et  il  semble  bien  démontré  aujourd'hui  que 
l'arrêt  des  grands  ballons,  que  certaines  personnes  ont  la  prétention 
de  diriger,  offre  les  plus  sérieux  dangers.  Ces  grosses  machines  doi- 
vent échouer  au  port.  C'est  un  péril  nouveau  à  ajouter  à  tous  ceux 
qui  menaçaient  déjà  les  navigateurs  aériens,  et  l'un  des  plus  pro- 
pres à  dégoûter  le  public  de  ce  périlleux  exercice. 

Les  nombreux  inventeurs  qui  étudient  sans  se  décourager  l'éter- 


304  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

iiel  problème  de  la  navigation  aérienne  se  sont  souvent  plaints  que 
cette  question  fût  comptée  au  nombre  de  celles  que  les  savans  et  les 
académies  traitent  avec  dédain  et  indifférence.  A  ce  sujet,  ils  rap- 
pellent avec  complaisance  l'incrédulité  contre  laquelle  se  heurtèrent 
les  ingénieurs  qui  voulurent  les  premiers  appliquer  la  vapeur  à  la 
locomotion  terrestre,  fluviale  ou  maritime.  Ces  plaintes  sont-elles 
fondées?  Les  problèmes  que  l'on  met  au  ban  de  la  science  appar- 
tiennent à  deux  catégories  bien  distinctes.  Les  uns,  le  mouvement 
perpétuel  est  de  ce  nombre,  sont  considérés  comme  insolubles  parce 
que  le  résultat  serait  en  opposition  avec  les  lois  de  la  nature.  Il  n'y 
faut  songer  ni  maintenant  ni  plus  tard,  car  l'impossibilité  est  radi- 
cale. Pour  d'autres  problèmes,  l'impossibilité  n'est  que  relative  et 
n'a  d'autre  cause  que  l'imperfection  des  organes  qui  nous  servent. 
La  solution  dépend  de  certaines  questions  secondaires.  De  même 
que  le  général  qui  assiège  une  ville  doit  faire  capituler  les  forts  dé- 
tachés avant  de  s'attaquer  au  corps  de  place,  de  même  l'ingénieur 
qui  prétend  naviguer  dans  l'atmosphère  doit  d'abord  perdre  de  vue 
le  but  final  de  ses  recherches  et  lever  les  obstacles  subsidiaires  qui 
lui  obstruent  la  voie,  fabriquer  un  ballon  imperméable,  créer  un 
moteur  d'une  légèreté  inouie,  peut-être  ajouter  un  nouveau  corps 
simple  à  la  nomenclature  chimique  ou  une  nouvelle  loi  aux  prin- 
cipes de  la  mécanique.  Avec  les  ressources  actuelles,  c'est  une  illu- 
sion que  de  prétendre  voler  comme  l'hirondelle  ou  même  comme  le 
plus  pesant  oiseau  de  nos  basses-cours.  N'ayons  donc  plus  de  ces 
préoccu{)aiions  insensées.  N'eût-il  pas  été  vain  de  discuter  au  siècle 
d'Aristote  l'existence  d'un  continent  au-delà  de  la  mer  Atlantique, 
puisque  les  trirèmes  ne  pouvaient  franchir  cet  océan?  11  y  a  cent 
ans,  lorsqu'on  ne  connaissait,  en  fait  de  machines  à  vapeur,  que 
l'informe  et  lourde  pompe  à  feu  des  mines  de  la  Gornouaille,  les 
rêveurs  s'occupaient  seuls  d'employer  la  vapeur  à  la  traction  des 
voitures  et  des  bateaux.  Lorsqu'on  eut  inventé  les  condensateurs 
de  Watt,  la  chaudière  tubulaire,  la  détente  et  tous  les  autres  per- 
fectionnemens  de  la  machine  à  vapeur  actuelle ,  le  rêve  devint  une 
réalité,  et  l'application  s'en  fit  sans  difficulté.  On  peut  donc  se  de- 
mander à  quoi  servant  les  efforts  de  ces  nouveaux  Dédale.  Attaché 
au  sol  par  les  invincibles  liens  de  la  pesanteur,  l'homme  n'a  de 
puissance  qu'autant  qu'il  s'arc-boute  sur  un  élément  qui  lui  résiste. 
La  terre  et  l'eau  sont  les  seuls  points  d'appui  où,  comme  Antée,  il 
puisse  reprendre  incessamment  des  forces.  Son  royaume  ne  s'étend 
pas  plus  haut  : 

Omnia  possideat  ;  non  possidct  ai'.ra  Minos. 

Du  reste,  il  n'est  pas  juste  de  reprocher  aux  mathématiciens  d'a- 
voir étouffé  la  question  sans  l'examiner  avec  soin.  Il  y  a  plus  de 


LA   NAVIGATION   AERIENNE.  305 

vingt  ans,  Navier  terminait  ainsi  un  remarquable  mémoire  auquel 
l'Académie  des  Sciences  donnait  son  approbation  :  «  La  création 
d'un  art  de  la  navigation  aérienne,  dont  les  résultats  pourraient  être 
utiles  et  présenter  autre  chose  qu'un  spectacle ,  est  subordonnée  à 
la  découverte  d'un  nouveau  moteur  dont  l'action  comporterait  un 
appareil  beaucoup  moins  pesant  que  ceux  qu'exigent  les  moteurs 
que  nous  connaissons  aujourd'hui.  C'est  aussi  la  conclusion  à  la- 
quelle nous  venons  d'arriver.  »  Plus  récemment,  MM.  GiOard  et 
Landur  ont  traité  de  nouveau  le  problème  par  l'analyse  mathéma- 
tique et  sont  arrivés  au  même  résultat;  mais  on  se  demande  en 
vérité  si  le  calcul  était  bien  nécessaire  ici.  Le  bon  sens  suffit  assu- 
rément pour  nous  convaincre  que  l'homme,  lourd  et  pesant  animal, 
qui  a  peine  à  se  mouvoir  dans  l'eau,  ne  saurait  voltiger  dans  un 
fluide  mille  fois  plus  léger,  ni  imiter  l'oiseau  si  souple  et  si  vif  en 
ses  allures. 

Certes  c'est  une  utopie  bien  séduisante  que  la  locomotion  aérienne 
et  bien  propre  à  enflammer  l'imagination.  Toute  ville,  tout  village, 
chaque  usine  jouirait  des  avantages  d'un  port  de  mer.  Les  canaux, 
les  routes  et  les  chemins  de  fer  deviendraient  inutiles  et  rendraient 
à  l'agriculture  la  surface  qu'ils  occupent.  Les  vaisseaux  (s'il  en  res- 
tait encore),  surpris  par  la  tempête,  seraient  enlevés  par  leur  grand 
mât  en  pleine  mer  et  reconduits  au  port;  ils  seraient  transportés  par- 
dessus les  isthmes  et  les  chaînes  de  montagnes.  La  guerre  ne  se  fe- 
rait plus  que  par  en  haut  au  moyen  de  bombes  formidables  qu'on 
laissei-ait  tomber  d'aplomb  sur  les  armées  et  les  places  fortes;  mais 
il  n'y  aurait  plus  de  guerre,  car  les  frontières  seraient  effacées,  les 
peuples  communiqueraient  en  quelques  heures  d'un  antipode  à 
l'autre,  et  par  un  contact  incessant  se  fondraient  en  une  seule  fa- 
mille. L'intérieur  des  continens  inaccessibles  n'aurait  plus  de  mys- 
tères pour  nous.  Que  si  c'est  trop  présumer  de  la  puissance  des  aéro- 
nefs, au  moins  dans  une  sphère  plus  limitée  serait -il  possible 
d'établir  entre  la  terre  et  un  navire  naufragé  des  communications 
promptes  et  faciles,  de  secourir  en  cas  d'incendie  les  habitans 
d'une  maison  jusqu'aux  étages  les  plus  élevés,  de  franchir  les  ri- 
vières sans  ponts  et  la  Manche  sans  bateau  à  vapeur. 

Admettons  en  définitive  que  l'homme  puisse  réussir  tôt  ou  tard 
à  s'élever  et  se  diriger  dans  l'atmosphère ,  cela  ne  veut  pas  dire 
qu'il  planera  comme  l'aigle  au  sommet  du  firmament  ou  qu'il  fran- 
chira comme  l'hirondelle  d'immenses  espaces  sans  s'arrêter.  Son 
vol  serait  probablement  bas,  timide,  embarrassé;  il  n'a  besoin  ni  de 
monter  dans  les  régions  supérieures  de  l'atmosphère  ni  d'aller  cher- 
cher au-dessus  du  sol  les  voies  de  communication  rapides  qu'il 
trouve  à  îa  surface.  Il  est  superflu  pourtant  de  chercher  le  secret 

TOîir:  xT,vi!i.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'un  avenir  si  éloigné.  Cette  question  n'est  pas  de  notre  temps.  II 
est  assurément  plus  sage  de  modérer  l'enthousiasme  qu'excitent 
en  ce  moment  chez  quelques  personnes  les  projets  de  navigation 
aérienne.  D'ailleurs  il  n'est  pas  sans  inconvénient,  disons-le  bien 
haut,  d'annoncer  de  nouvelles  expériences  en  s'en  promettant  des 
résultats  hyperboliques.  L'esprit  public,  entraîné  par  de  trom- 
peuses espérances,  accorde  moins  d'attention  aux  découvertes  plus 
réelles  et  plus  utiles  qui  n'ont  pas  l'appât  du  merveilleux.  Puis 
la  foule  se  dégoûte  des  projets  exagérés  aussi  vite  qu'elle  s'en  est 
éprise.  Il  est  possible  que  les  hommes  qui  se  sont  mis  à  la  tête 
de  l'agitation  aérostatique  obtiennent  quelque  effet  curieux;  mais 
il  n'est  pas  douteux  qu'ils  ne  sauraient  satisfaire  à  leur  programme. 
L'Aôrommte,  nouveau  journal  fondé  pour  servir  d'organe  aux  dé- 
fenseurs de  la  navigation  aérienne,  porte  en  tête  de  sa  première 
page  un  frontispice  fantastique  qui  représente  un  nayire  aérien  ma- 
nœuvrant en  liberté  au  milieu  des  nuages.  Nous  pouvons  affirmer 
hardiment  que  ce  résultat  imaginaire  ne  sera  pas  atteint  par  les 
moyens  qu'on  se  propose  d'employer.  Peut-être  ces  infatigables  in- 
venteurs trouveront-ils  quelque  perfectionnement  inattendu,  quel- 
que amélioration  réelle.  Le  public  ne  leur  en  saura  aucun  gré, 
parce  qu'ils  n'auront  pas  tenu  tout  ce  qu'ils  promettaient.  Ce  sera 
une  juste  punition  de  la  témérité  de  leur  entreprise  et  un  enseigne- 
ment pour  les  inventeurs  à  venir  qu'il  faut  se  contenter  d'un  pro- 
gramme modeste  et  se  garder  de  promesses  inconsidérées. 

Swift  raconte  qu'au  pays  de  Lupata  un  voyageur  nouvellement  dé- 
barqué vit  flotter  au-dessus  de  sa  tête  une  espèce  d'île  habitée  par 
des  hommes  qui  avaient  l'art  et  le  pouvoir  de  la  hausser,  de  l'abaisser 
et  de  la  faire  marcher  à  leur  gré.  Ce  voyageur  (c'était  Gulliver)  eut 
le  bonheur  d'être  reçu  dans  l'île  volante,  et  put  examiner  de  près  le 
mécanisme  qui  la  soutenait  en  l'air.  Il  est  à  regretter  que  la  des- 
cription qu'il  nous  en  a  laissée  ne  suffise  pas  pour  reconstruire  un 
semblable  appareil.  Il  y  a,  ce  me  semble,  sous  la  fable  de  ce  récit, 
une  vérité  qu'il  est  opportun  de  mettre  en  lumière.  L'île  n'était 
peuplée  que  de  mathématiciens  et  de  philosophes,  tandis  que  le 
vulgaire  ignorant,  qui  n'avait  sans  doute  pas  été  capable  d'imiter 
cette  machine,  se  traînait  péniblement  à  la  surface  de  la  terre, 
occupé  nuit  et  jour  à  des  découvertes  insensées.  Nos  rêveurs  ne 
pourraient-ils  conclure  de  cette  fable  ingénieuse  que  la  navigation 
aérienne  ne  peut  être  fondée  que  sur  la  science?  Quand  ce  seront 
les  savans  qui  monteront  dans  la  nacelle  au  lieu  de  rester  sur  le  sol, 
ilji'est  pas  certain  que  l'aérostation  fera  de  rapides  progrès;  mais 
peut-être  les  projets  raisonnables  seront-ils  seuls  soumis  à  la  dis- 
cussion et  seuls  encouragés. 

H.  Blerzy. 


LE 


DUC    DE    BROGLIE 


SA  VIE  POLITIQUE  ET  SES  ÉCRITS. 


I. 

Sous  l'ancien  régime,  la  dignité  la  plus  éclatante,  la  plus  enviée, 
était  celle  de  maréchal.  Alors  comme  aujourd'hui,  cette  nation  bel- 
liqueuse estimait  avant  tout  les  services  militaires.  La  maison  de 
Broglie,  d'origine  piémontaise,  venue  en  France  au  commencement 
du  XVII'"  siècle,  avait  atteint  en  1789  le  plus  haut  point  d'illustra- 
tion, parce  qu'elle  avait  fourni  coup  sur  coup  trois  maréchaux.  Le 
premier,  Victor-Maurice,  qui  n'avait  encore  que  le  titre  de  comte 
de  Broglie,  fit  avec  Louis  XIV  les  campagnes  de  Flandre  et  de 
Franche-Comté  en  1667  et  1668;  il  fut  nommé  ensuite  comman- 
dant du  Languedoc.  Le  second,  François-Marie,  prit  une  part  glo- 
rieuse à  la  bataille  de  Denain,  qui  sauva  la  France.  Ambassadeur 
en  Angleterre,  commandant  général  de  l'Alsace,  commandant  en 
chef  de  l'armée  d'Italie  et  de  l'armée  de  Bohême,  il  fut  fait  duc  en 
17/i2.  Le  troisième,  Victor-François,  fut  le  héros  de  la  guerre  de 
sept  ans  :  nommé  maréchal  à  quarante-deux  ans,  gouverneur  de 
Metz,  ministre  de  la  guerre,  il  avait  reçu  de  l'impératrice  Marie- 
Thérèse  ,  après  une  bataille  gagnée  contre  les  Prussiens ,  le  titre  de 
prince  de  l'empire  pour  lui  et  ses  descendans. 

L'héritier  de  ces  guerriers  célèbres,  Claude-Victor,  fils  du  der- 
nier maréchal,  était  en  1789  aux  premiers  rangs  de  cette  jeune  no- 
blesse qui,  avec  La  Fayette,   Noailles,  Montmorency,  CriJlon,  La 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rochefoucauld,  Glermont-Tonnerre,  voulait  al)olir  les  privilèges  et 
fonder  en  France  l'égalité  dans  la  liberté.  Député  de  la  noblesse  de 
Colmar  aux  états-généraux,  il  y  vota  avec  le  parti  des  réformes 
malgré  le  courroux  de  son  père,  qui  avait  émigré  un  des  premiers, 
et  qui  l'appelait  impérieusement  auprès  de  lui.  A  la  clôture  de  l'as- 
semblée nationale,  il  reprit  du  service  comme  maréchal  de  camp, 
et  partit  pour  l'armée  du  Rhin.  Après  la  journée  du  10  août,  il  re- 
fusa de  reconnaître  les  décrets  qui  suspendaient  le  roi,  et  donna  sa 
démission,  mais  sans  émigrer.  Traduit  devant  le  tribunal  révolu- 
tionnaire, il  fut  condamné  à  mort  et  exécuté,  le  27  juin  179/i,  à 
l'âge  de  trente-sept  ans,  versant,  comme  ses  ancêtres,  son  sang 
pour  la  France,' mais  bravant  pour  elle  un  genre  plus  terrible  de 
combats  et  de  dangers. 

M.  le  duc  de  Broglie  (Gharles-Achille-Yictor-Léonce),  dont  le  nom 
restera  toujours  attaché  à  l'histoire  de  la  monarchie  constitution- 
nelle en  France,  est  le  fils  de  l'héroïque  et  malheureux  Claude- 
Victor.  Il  est  né  en  1785,  et  n'avait  pas  encore  dix  ans  quand  son 
père  monta  sur  l'échafaud.  Ses  premières  années  ont  reçu  la  rude 
éducation  du  malheur.  Napoléon,  qui  cherchait  à  réunir  autour  de  lui 
les  plus  grands  noms  de  l'ancienne  monarchie,  le  nomma  auditeur 
au  conseil  d'état.  Il  remplit  en  cette  qualité  plusieurs  missions  ac- 
tives, en  Illyrie,  en  Espagne,  en  Pologne,  au  congrès  de  Prague; 
mais  le  spectacle  des  grandeurs  de  l'empire  n'exerça  sur  son  jeune 
esprit,  déjà  mûri  par  de  fortes  études,  aucune  fascination.  Parmi  les 
traditions  de  sa  famille,  il  avait  choisi  de  bonne  heure  la  plus  gé- 
néreuse et  la  plus  tragique,  celle  de  son  père.  Aux  triomphes  san- 
glans  de  la  force,  il  préférait,  en  plein  empire,  le  culte  abandonné 
des  idées.  11  avait  déjà  cette  sincérité  stoïque  que  rien  ne  peut  ef- 
frayer ni  séduire,  et  qui  a  fait  de  tout  temps  le  trait  principal  de 
son  caractère. 

Au  retour  des  Bourbons,  Louis  XVIII  s'empressa  de  le  nommer 
pair  de  France.  Il  épousa  presque  en  même  temps  la  fille  de  M'"®  de 
Staël.  Dans  la  journée  du  1/i  juillet  1789,  où  le  cours  orageux  de 
la  révolution  commença  par  la  prise  de  la  Bastille,  deux  hommes 
représentaient  les  partis  opposés  :  l'un ,  le  maréchal  de  Bîoglie, 
commandait  l'armée  réunie  pour  défendre  l'ancien  régime  ;  l'autre, 
M.  Necker,  était  le  chef  reconnu  des  partisans  du  régime  nou- 
veau. Vingt-cinq  ans  après,  le  petit-fils  du  maréchal  s'unissait  à 
la  petite-fille  de  M.  Necker,  devançant  ainsi  par  son  exemple  la 
seule  issue  possible  de  nos  troubles  civils,  la  réconciliation  de  la 
vieille  France  et  de  la  France  nouvelle.  Ce  mariage  fut  un  acte  de 
tolérance  religieuse  non  moins  que  de  sagesse  politique,  car  l'époux 
était  fervent  catholique,  l'épouse  protestante  fervente,  et  cette  dif- 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  301) 

férence  de  foi  n'a  jamais  troublé  l'union  la  plus  heureuse  et  la  plus 
passionnée. 

Rien  ne  le  peint  mieux  que  son  début  dans  la  vie  publirpie  en 
1815.  Ce  qu'on  a  nommé  la  terreur  blanche  était  dans  toute  sa  vio- 
lence. La  vengeance  du  parti  vainqueur  poursuivait  surtout  le  ma- 
réchal Ney.  M.  le  duc  de  Broglie  n'avait  pu  encore,  à  cause  de  son 
âge,  prendre  part  aux  délibérations  de  la  chambre  des  pairs;  il  eut 
ses  trente  ans  accomplis  quelques  jours  seulement  avant  le  juge- 
ment du  maréchal,  et  au  lieu  d'attendre,  pour  exercer  son  droit, 
que  tout  fût  fini ,  il  le  revendiqua  avec  instance  et  vota  contre 
la  mort.  Le  même  homme  qui  avait  résisté  au  prestige  de  Napo- 
léon résistait  à  l'entraînement  de  la  passion  royaliste.  Il  aurait 
voulu  épargner  à  la  restauration  une  de  ces  fautes,  si  faciles  au  dé- 
but des  gouvernemens,  qui  pèsent  ensuite  sur  tout  leur  avenir.  Le 
jeune  pair  de  France  puisait  dans  le  sentiment  scrupuleux  de  la 
justice  une  sûreté  de  coup  d'œil  qui  manquait  aux  hommes  d'état 
les  plus  expérimentés.  A  pai'tir  de  ce  moment,  il  prit  une  part  ac- 
tive à  tous  les  travaux  de  la  chambre  des  pairs,  et  soit  pendant  la 
restauration,  soit  pendant  la  monarchie  de  juillet,  soit  même  pen- 
dant la  seconde  république,  il  n'a  cessé  un  seul  jour  de  se  consa- 
crer tout  entier  à  son  pays.  Le  coup  d'état  de  1851  a  pu  seul  le  dé- 
cider à  la  retraite. 

Les  trois  volumes  qui  viennent  d'être  publiés  (1)  ne  renferment 
pas  la  collection  complète  de  ses  écrits  et  de  ses  discours.  Un  «  aver- 
tissement de  l'éditeur  »  nous  apprend  qu'en  autorisant  à  rechercher 
dans  les  colonnes  du  Moniteur  ou  de  plusieurs  recueils  périodiques 
l'expression  de  sa  pensée,  rendue  publique  à  diverses  époques, 
M.  le  duc  de  Broglie  n'a  permis  de  la  reproduire  que  quand  il  était 
possible  de  la  rattacher  h  quelque  question  de  philosophie,  de  litté- 
rature, de  droit  public  ou  international,  en  un  mot  à  quelque  intérêt 
permanent.  «  Pour  nous  conformer  à  ce  désir,  ajoute  l'éditeur,  nous 
avons  dû  nous  abstenir  de  reproduire  ceux  de  ses  discours  qui  n'a- 
vaient trait  qu'à  des  incidens  aujourd'hui  oubliés  de  notre  histoire 
parlementaire.  »  Cette  réserve  discrète,  qui  ne  consent  à  occuper  le 
public  de  soi  qu'autant  qu'il  peut  y  trouver  une  utilité  directe,  est 
tout  à  fait  conforme  aux  habitudes  d'une  vie  de  désintéressement  et 
de  dévouement,  mais  elle  nous  paraît  regrettable  :  tout  ce  qui  a 
rempli  une  pareille  vie  méritait  d'être  recueilli.  Qui  peut  dire  d'ail- 
leurs ce  qui  doit  être  oublié  ou  non  dans  notre  histoire  politique? 
A  tout  instant,  nous  voyons  renaître  des  questions  qui  semblaient 
éteintes,  et  ces  trois  volumes  en  offrent  plusieurs  exemples. 

(1)  Écrits  et  discours  do  M.  le  duc  de  Droglie,  3  vol.  in-8°,  Didier,  1863. 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  premier  discours  reproduit  remonte  à  1819;  il  roule  sur  un 
sujet  qui  est  plus  que  jamais  de  circonstance,  puisqu'il  s'agit  de  la 
liberté  de  la  presse.  Ce  discours  n'est  pas  le  premier  que  l'auteur 
ait  prononcé  sur  cette  question,  et  celui  qu'il  avait  fait  l'année 
précédente  à  propos  d'une  loi  qui  fut  rejetée  aurait  ouvert  la  série 
avec  encore  plus  d'intérêt  peut-être.  Après  quarante-cinq  ans  écou- 
lés, on  ne  peut  voir  sans  une  curiosité  douloureuse  ce  que  les  amis 
du  gouvernement  et  le  gouvernement  lui-même  pensaient  en  1818 
de  cette  liberté  précieuse  que  nous  n'avons  pas  su  conserver.  «  Les 
journaux,  disait  M.  le  duc  de  Broglie,  ont  fait  pour  la  politique,  de- 
puis un  demi-siècle,  ce  que  l'imprimerie  a  fait,  il  y  a  deux  cents 
ans,  pour  les  sciences  et  les  lettres  :  ils  ont  popularisé  le  goût  et 
l'occupation  des  affaires  publiques.  C'est  maintenant  un  besoin  que 
rien  ne  peut  remplacer.  Si  leur  liberté  a  des  dangers,  leur  servi- 
tude a  plus  d'inconvéniens  :  elle  rend  la  liberté  des  autres  écrits 
illusoire.  »  C'est  dans  cet  esprit  que  furent  conçues  les  lois  de 
1819,  les  premières  et  les  meilleures  qui  aient  réglé  ce  difficile  su- 
jet. M.  de  Broglie  avait  des  relations  intimes  avec  les  principaux 
ministres,  et  en  particulier  avec  le  garde  des  sceaux,  M.  de  Serre; 
il  travailla  lui-même  à  la  rédaction  de  ces  lois  de  concert  avec  ses 
amis,  MAL  Royer-Gollard  et  Guizot,  et  il  fut  nommé  à  la  chambre 
des  pairs  rapporteur  de  la  plus  importante,  sur  la  répression  des 
crimes  et  délits  commis  par  la  voie  de  la  presse  ou  par  tout  autre 
moyen  de  publication.  Par  cette  législation,  toute  censure  préven- 
tive était  abolie,  et  le  jugement  des  délits  commis  par  la  voie  de  la 
presse  déféré  au  jury  comme  pour  les  délits  ordinaires;  les  seules 
conditions  imposées  aux  journaux  étaient  le  dépôt  d'un  cautionne- 
ment qui  répondît  d'avance  des  amendes  encourues  et  une  décla- 
ration indiquant  le  nom  d'un  éditeur  responsable.  Point  d'autorisa- 
tion préalable,  point  d'avertissement  administratif,  encore  moins  de 
suppression  arbitraire;  voilà  où  nous  en  étions  en  1819. 

L'année  suivante ,  le  ministère  libéral  des  premières  années  de 
la  restauration  fut  dissous;  la  réaction  ultra -royaliste  qui  suivit 
l'assassinat  du  duc  de  Berri  venait  de  commencer.  M.  de  Broglie 
allait  passer  dans  l'opposition.  Il  s'arrêta  un  moment  pour  faire  un 
acte  rare  d'indépendance  politique.  La  loi  de  1817  sur  les  élec- 
tions avait  été  rédigée  par  ses  amis,  et  la  plupart  d'entre  eux  s'y 
attachaient  avec  obstination.  L'expérience  y  avait  cependant  dé- 
montré plusieurs  vices.  Il  eut  le  bon  sens  et  la  bonne  foi  de  les  re- 
connaître. Le  plus  grand  de  tous  était  le  renouvellement  partiel. 
Trois  fois  depuis  1817  des  élections  partielles  avaient  eu  lieu,  et 
trois  fois  elles  avaient  amené  une  secousse.  Frappé  de  ces  résultats, 
M.  le  duc  de  Broglie  demandait  dès  1820  le  renouvellement  inté- 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  311 

gral.  Le  temps  lui  a  donné  satisfaction.  Le  principe  du  renouvelle- 
ment intégral,  introduit  quatre  ans  après  par  M.  de  Yillèle,  fait 
encore  partie  de  nos  lois.  Un  autre  passage  de  son  discours,  bon  à 
relire  aujourd'hui,  traite  du  nombre  des  députés.  D'après  la  loi  de 
1817,  la  chambre  ne  comptait  que  258  membres;  le  gouvernement 
proposait  de  les  porter  h  /|30,  et  ce  nombre,  un  peu  accru,  s'est 
maintenu  jusqu'en  18Zs8.  La  république,  poussant  en  tout  les  choses 
à  l'extrême,  a  eu  le  malheur  de  le  doubler,  ce  qui  a  amené  des  as- 
semblées tumultueuses,  et  aujourd'hui  on  l'a  réduit  à  283,  c'est- 
à-dire  à  la  moitié  environ  de  ce  qu'il  devrait  être  d'après  les  prin- 
cipes posés  en  1820.  Toutes  les  objections  présentées  alors  contre 
une  chambre  trop  peu  nombreuse  trouvent  donc  encore  aujourd'hui 
à  s'appliquer. 

Cependant  la  réaction  royaliste  suivait  son  cours,  la  guerre  d'Es- 
pagne était  décidée.  Ferdinand  VH  avait  été  forcé  par  ses  sujets 
insurgés  d'accepter  une  constitution;  le  gouvernement  français, 
poussé  par  l'Europe,  allait  rétablir  par  les  armes  le  pouvoir  absolu, 
ou,  comme  disaient  les  Espagnols,  le  roi  tout  net.  Cette  fois  M.  le 
duc  de  Broglie  prit  décidément  parti  pour  l'opposition.  11  commença 
par  faire  justice  de  ce  pitoyable  argument  qui  consiste  à  invoquer 
comme  absolu  le  droit  de  paix  et  de  guerre  que  toutes  les  constitu- 
tions donnent  au  prince  ;  les  ministres  eux-mêmes ,  après  avoir  un 
moment  élevé  cette  prétention,  y  renonçaient.  «  Maintenant,  dit-il, 
ce  terrain  est  abandonné  d'un  commun  aveu.  Cette  misérable  fin  de 
non-recevoir  est  délaissée  comme  elle  mérite  de  l'être.  Nul  n'a  en- 
trepris de  se  retrancher  derrière  cet  abri  malencontreux,  ni  de  nous 
persuader  que  nos  attributions  se  bornent  à  envisager  la  loi  pro- 
posée sous  un  point  de  vue  purement  financier.  Ainsi  voilà  qui  est 
compris  et  réglé.  J'en  prends  acte  pour  l'avenir.  Non,  nous  ne 
sommes  pas  réunis  ici  pour  subir  la  guerre  chaque  fois  qu'il  plaît 
au  gouvernement  de  nous  l'imposer.  Non,  nous  ne  sommes  pas  ré- 
unis ici  pour  livrer  des  hommes,  pour  voter  des  impôts,  stupide- 
ment, sans  délibérer,  comme  des  exacteurs  ou  des  recruteurs.  » 

Entrant  dans  le  fond  de  la  question ,  il  n'avait  pas  de  peine  à 
prouver  que  la  guerre  projetée  portait  atteinte  au  principe  de  l'in- 
dépendance des  nations.  On  prétendait  que  la  contagion  morale 
d'une  révolution  si  voisine  avait  du  danger  pour  la  France;  mais  ce 
danger  n'existait  qu'autant  que  le  gouvernement  manquerait  à  ses 
devoirs.  «  Sans  doute,  si  la  volonté  de  ceux  qui  disposent  de  nos 
destinées  est  de  traiter  les  Français  comme  l'Autriche  traite  ses  su- 
jets italiens,  s'ils  se  proposent  d'ouvrir  les  cachots  pour  les  meil- 
leurs citoyens,  d'étouffer  toute  indépendance  dans  les  opinions, 
dans  le  langage  et  dans  les  démarches,  de  détruire  dans  ses  pre- 


312  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

miers  germes  l'éducation  publique,  de  faire  pénétrer  le  soupçon,  la 
surveillance,  l'espionnage  jusque  dans  le  sein  des  familles,  ils  ont 
raison  de  craindre  non-seulement  l'exemple  de  l'Espagne,  mais  le 
contact  de  la  moindi'e  étincelle  de  liberté  qui  viendrait  à  s'allumer 
quelque  part;  mais,  si  leur  dessein  est  de  respecter  religieusement 
la  constitution  qui  nous  régit,  de  cultiver  au  profit  de  nos  institu- 
tions ce  goût  de  l'ordre ,  cet  instinct  de  conservation  et  de  repos 
qui  domine  parmi  nous,  de  laisser  ou  plutôt  de  rendre  à  l'opinion 
son  empire,  à  la  sûreté  individuelle  ses  garanties,  aux  élections  leur 
indépendance,  à  la  justice  sa  généreuse  impartialité,  ils  n'ont  rien  à 
redouter  de  la  constitution  des  certes.  S'ils  tremblent  devant  elle, 
c'est  leur  propre  condamnation  qu'ils  prononcent,  » 

Tout  ce  discours  est  d'une  grande  éloquence.  Les  gouvernemens 
coalisés  voulaient  faire  prévaloir  ce  principe,  que  les  rois  seuls 
avaient  des  droits  et  que  les  peuples  n'en  avaient  pas;  l'âme  indi- 
gnée de  l'orateur  protestait  contre  cette  théorie  tyrannique.  «  Quoi! 
le  pouvoir  de  donner  aux  peuples  des  institutions  politiques,  de  les 
détruire,  de  les  refuser,  réside  perpétuellement  et  exclusivement 
dans  les  rois!  Un  roi  est  le  maître  en  tout  temps,  et  par  sa  seule 
volonté,  d'abolir  le  droit  public  de  son  pays,  d'en  substituer  un 
autre  ou  de  n'en  substituer  aucun!  Le  roi  d'Espagne,  rentrant  dans 
ses  états  après  cinq  ans  d'exil,  s'empare  du  pouvoir  absolu  et  sou- 
met au  joug  le  plus  humiliant  le  peuple  qui  a  délivré  l'Europe;  il 
fait  bien  :  nulle  voix  parmi  les  souverains  ne  s'élève  pour  le  contre- 
dire, il  reçoit  même  de  toutes  parts  des  félicitations  et  des  éloges! 
Ce  pouvoir  périt  dans  ses  mains  par  ses  propres  fautes;  aussitôt 
grande  rumeur  :  il  faut  que  l'Europe  s'arme  pour  le  lui  restituer 
dans  sa  pureté  et  sa  plénitude!  Quelque  usage  que  ses  conseillers 
en  fassent,  à  quelque  excès  qu'ils  se  portent,  de  quelques  inepties 
ou  de  quelques  violences  qu'ils  se  rendent  coupables,  ils  n'en  seront 
responsables  qu'à  Dieu,  et  si  la  nation  espagnole,  ruinée,  persécutée, 
réduite  aux  abois,  poussée  au  désespoir,  se  relève  enfin,  et  sans  at- 
tenter à  la  personne  de  son  roi,  sans  porter  atteinte  à  ses  droits 
héréditaires ,  invoque  et  consacre  un  nouvel  ordre  de  choses ,  cette 
nation  ne  sera  plus  qu'un  assemblage  de  bandits  qu'il  faudra  châtier 
et  museler  de  nouveau!  Le  droit  de  résistance  à  la  tyrannie  a  donc 
disparu  de  la  terre?...  Les  plus  beaux  souvenirs  de  la  race  humaine 
se  rattachent  à  ces  époques  glorieuses  où  les  peuples  qui  ont  civilisé 
le  monde  ont  brisé  leurs  fers,  attesté  leur  grandeur  morale,  et  laissé 
à  la  postérité  de  magnifiques  exemples  de  liberté  et  de  vertu.  Les 
plus  belles  pages  de  l'histoire  sont  consacrées  à  célébrer  les  géné- 
reux citoyens  qui  ont  affranchi  leur  pays.  Et  lorsqu'on  songe  que  ce 
sont  ces  mêmes  ca])inets  qup  nous  avons  vus  pendant  trente  ans  si 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  313 

complaisans  envers  tous  les  gouvernemens  nés  de  noire  révolution, 
qui  ont  successivement  traité  avec  la  convention,  recherché  l'ami- 
tié du  directoire,  brigué  l'alliance  du  dévastateur  de  l'Europe,  que 
ce  sont  ces  mômes  ministres  que  nous  avons  vus  si  empressés  aux 
conférences  d'Erfurt,  qui  viennent  maintenant,  de  leur  souveraine 
science  et  pleine  autorité,  flétrir  la  cause  pour  laquelle  Hampden 
est  mort  au  champ  d'honneur  et  Russell  sur  l'échafaud,  en  vérité  le 
sang  monte  au  visage!  »  A  ce  vigoureux  langage,  tenu  en  face  de 
gouvernemens  enivrés  de  leur  toute-puissance,  on  reconnaît  l'homme 
qui,  dix  ans  plus  tard,  ministre  d'un  gouvernement  sorti  d'une  ré- 
volution, fera  reculer  la  sainte  alliance  et  contribuera  à  fonder  en 
Espagne  des  institutions  libres,  sous  la  propre  fille  de  Ferdinand  YII. 
1833  donnera  la  revanche  de  18*23. 

On  sait  quelle  magnifique  sortie  le  fameux  projet  de  loi  sur  le  sa- 
crilège inspira  à  M.  Royer-GoUard  à  la  chambre  des  députés  :  M.  le 
duc  de  Broglie  ne  fut  pas  moins  éloquent  à  la  chambre  des  pairs. 
Pour  exprimer  l'horreur  que  lui  inspirait  la  loi,  ce  sont  ses  propres 
termes,  il  invoqua  les  plus  lugubres  souvenirs  du  saint  office.  La  loi 
sortit  de  ces  discussions  ardentes  amendée,  alïaiblie,  mais  encore 
barbare  et  d'une  exécution  impossible.  11  en  fut  de  même  de  cet 
autre  projet  présenté  à  la  même  époque  sur  le  droit  d'aînesse  et  les 
substitutions.  M.  le  duc  de  Broglie  le  combattit  comme  portant  at- 
teinte au  principe  de  l'égalité  civile  et  aux  saines  notions  d'économie 
politique.  Personne,  à  peu  près,  ne  savait  alors  l'économie  politique. 
Lui  seul  pour  ainsi  dire  l'avait  étudiée  et  la  connaissait  à  fond.  Son 
discours  en  donne  la  preuve.  11  était  impossible  de  mieux  démêler 
cet  amas  de  confusions,  d'erreurs,  de  craintes,  de  prétentions  éga- 
lement chimériques,  que  représentait  le  projet  de  loi,  et  de  mieux 
fixer  le  véritable  sens  de  ces  mots  de  grande  et  petite  propriété, 
grande  et  petite  eulture,  que  tout  le  monde  employait  à  tort  et  à 
travers.  Le  droit  d'aînesse  fut  rejeté  par  la  chambre  des  pairs,  bien 
qu'elle  fût  alors  héréditaire,  et  le  droit  de  substitution,  maintenu  à 
grand'peine  dans  la  loi,  est  resté  sans  application  de  la  part  de  ceux 
même  qui  en  avaient  demandé  le  rétablissement.  Telle  est  la  puis- 
sance des  mœurs. 

Encore  aujourd'hui  quelques  esprits  sincères  rêvent  de  nouvelles 
atteintes  au  principe  de  l'égalité  des  partages  dans  les  successions. 
Il  faut  les  renvoyer  à  cette  argumentation  lumineuse  qui  dès  lors 
réduisait  à  leur  juste  valeur  le  mal  et  le  remède.  Ils  y  verront  ex- 
primées d'avance  les  vérités  économiques  que  quarante  ans  d'expé- 
rience n'ont  fait  que  confirmer  sur  le  rôle  des  capitaux  en  agricul- 
ture, sur  les  obstacles  naturels  au  morcellement  et  sur  l'impuissance 
des  obstacles  artificiels.  Parmi  les  objections  présentées  par  l'ora- 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teur,  une  surtout  se  distinguait  par  son  caractère  ingénieux  et  frap- 
pant; elle  montrait  que  le  projet  de  loi  allait  contre  son  but  et  accé- 
lérait le  morcellement  au  lieu  de  l'arrêter.  Supposons  en  eiïet  qu'un 
père  de  famille  laisse  quatre  enfans  et  une  fortune  de  100,000  fr. 
Dans  le  système  du  partage  égal,  chaque  part  sera  de  25,000  fr.; 
dans  le  système  du  droit  d'aînesse ,  la  part  de  l'aîné  sera  de 
/i0,000  francs,  et  chacune  des  trois  autres  de  20,000;  la  loi  rendait 
donc  l'une  des  quatre  portions  plus  grande  et  les  trois  autres  plus 
petites.  «  Prétendre  arrêter  par  un  tel  expédient  la  division  des 
propriétés,  n'est-ce  pas  imiter  ce  pèlerin  qui  se  flattait  d'arriver  à 
Rome  en  faisant  régulièrement  un  pas  en  avant  et  deux  en  arrière?» 

Parmi  les  autres  discours  prononcés  par  M.  le  duc  de  Broglie 
pendant  la  restauration,  on  n'en  a  réimprimé  que  deux.  Le  premier 
traite  une  grande  question  de  droit  commercial,  plusieurs  fois  agi- 
tée dans  nos  assemblées,  celle  de  la  contrainte  par  corps.  11  s'y  pro- 
nonce pour  la  suppression  complète;  son  avis  n'a  pas  encore  pré- 
valu, mais  il  prévaudra  probablement  quelque  jour,  et  ce  travail 
important  aura  préparé  les  voies.  Rien  ne  prouve  mieux  que  la  con- 
trainte par  corps  manque  son  but,  et  que  l'esprit  de  nos  lois  mo- 
dernes la  repousse.  Déjà  les  cas  d'application  ont  été  mieux  définis 
et  rendus  plus  rares;  la  contrainte  par  corps  a  même  été  supprimée 
un  moment  en  1848.  Le  second  discours  présente  un  intérêt  curieux 
et  piquant  dans  ce  temps  de  viremens  financiers  :  il  s'agit  de  la  fa- 
meuse affaire  de  la  salle  à  manger  de  M.  de  Peyronnet.  Ce  ministre 
avait  dépensé  179,865  fr.  pour  réparations  à  l'hôtel  de  la  chancel- 
lerie, sans  qu'aucun  vote  législatif  l'y  eût  préalablement  autorisé.  Il 
n'avait  pas  excédé  le  total  des  crédits  ouverts  à  son  ministère,  puis- 
que l'ensemble  de  ses  comptes  présentait  un  boni  de  267,439  fr.;  il 
n'avait  dépassé  que  le  crédit  spécial  ouvert  pour  l'entretien  de  l'hô- 
tel. C'était  donc  un  simple  virement  qu'il  s'était  permis.  La  chose 
ne  ferait  aujourd'hui  aucune  difficulté;  elle  en  fit  beaucoup  alors,  et 
le  ministère  de  M.  de  ^lartignac ,  qui  avait  succédé  au  ministère 
Yillèle,  fut  le  premier  à  la  signaler.  M.  le  duc  de  Broglie  ne  jugea 
pas  inutile  de  s'en  occuper  ;  il  posa  des  principes  qui  paraîtraient 
aujourd'hui  bien  sévères,  puisqu'ils  n'allaient  à  rien  moins  qu'à  en- 
gager la  responsabilité  civile  du  ministre  ordonnateur.  La  chambre 
des  députés  partagea  cette  opinion;  mais  la  chambre  des  pairs  fit 
quelque  difficulté,  et  l'affaire  finit  par  une  transaction.  11  ne  faut 
pas  oublier  que  cela  se  passait  sous  la  restauration,  c'est-à-dire 
avant  le  temps  où  les  chambres  ont  été  accusées,  peut-être  avec 
raison,  de  pousser  à  l'excès  la  spécialité  en  matière  de  crédits. 

M.  le  duc  de  Broglie  et  ses  amis  ne  se  contentaient  pas  de  servir 
les  libertés  publiques  de  leur  parole  et  de  leur  vote  dans  les  deux 


rUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  315 

chambres;  ils  voulurent  encore  se  faire  journalistes,  pour  travailler 
sous  une  autre  forme  à  l'éducation  nationale.  Le  métier  de  journa- 
liste, aujourd'hui  décrié  et  mis  presque  hors  la  loi,  était  alors  en 
grand  honneur  parmi  les  hommes  les  plus  considérables  de  tous  les 
partis.  Dans  la  droite  M.  de  Chateaubriand,  M.  Benjamin  Con- 
stant dans  la  gauche,  ne  dédaignaient  pas  de  se  mêler  à  ces  luttes 
quotidiennes.  Le  groupe  qu'on  appelait  doctrinaire,  et  qui  formait 
une  sorte  d'intermédiaire  entre  la  droite  et  la  gauche,  voulut  aussi 
avoir  ses  organes.  Le  Globe  et  la  Revue  française  furent  fondés 
à  peu  près  en  même  temps.  Lcà  écrivaient  presque  tous  ceux  qui 
sont  devenus  ministres  sous  la  monarchie  de  1830  et  qui  remplis- 
sent aujourd'hui  l'Académie  française.  La  Reinie  des  Deux  Mondes 
doit  un  souvenir  particulier  à  la  Revue  française,  qui  l'a  précédée  ; 
créé  à  l'imitation  des  revues  anglaises,  ce  recueil  est  un  des  pre- 
miers qui  aient  importé  en  France  l'habitude  des  discussions  graves 
et  développées,  car  le  Consei-vaieur  et  la  Minerve  se  rapprochaient 
beaucoup  plus  de  la  polémique  des  journaux  proprement  dits.  Les 
articles  n'y  étaient  pas  signés,  suivant  l'usage  anglais;  mais  la  plu- 
part n'avaient  d'anonyme  que  l'apparence.  La  Reviie  française  a 
cessé  de  paraître  en  1830,  quand  presque  tous  ses  rédacteurs  sont 
entrés  dans  les  affaires.  La  Revue  des  Deux  Mondes  a  commencé 
l'année  suivante. 

Les  divers  morceaux  publiés  par  M.  le  duc  de  Broglie  dans  la 
Revue  française  attestent  à  la  fois  la  variété  et  la  profondeur  de  ses 
études.  Dans  l'article  sur  l'existence  de  l'âme  à  propos  du  livre  de 
M.  Broussais,  De  l'Irritation  et  de  la  Folie,  c'est  un  métaphysi- 
cien qui  parle,  un  véritable  métaphysicien.  M.  Broussais,  élève  de 
Cabanis,  n'avait  pas  écrit  seulement  un  ouvrage  de  médecine,  mais 
un  traité  de  philosophie,  moitié  dogmatique,  moitié  polémique;  il  y 
niait  l'existence  de  l'âme,  et  se  moquait  de  la  méthode  d'observa- 
tion appliquée  aux  faits  de  conscience,  c'est-à-dire  de  cette  science 
nouvelle,  IsipsycJiologie,  que  M.  Royer-Collard  avait  inaugurée  dans 
son  court  enseignement  philosophique,  et  dont  M.  Cousin  était  le 
brillant  interprète.  Sans  s'attacher  précisément  à  défendre  l'obser- 
vation psychologique,  l'écrivain  prend  à  son  tour  l'adversaire  corps 
à  corps.  La  foi  spiritualiste  a  ses  obscurités,  elle  ne  peut  pas  expli- 
quer l'inexplicable;  mais  la  doctrine  matérialiste  est  cent  fois  plus 
obscure,  plus  incompréhensible,  et  la  plus  simple,  la  plus  claire,  la 
plus  logique  des  deux  solutions  est  encore  celle  qu'adopte  le  témoi- 
gnage universel  de  l'humanité  :  telle  est  la  thèse  qu'il  développe 
avec  une  grande  puissance  de  raisonnement.  Nul  ne  parle  plus  aisé- 
ment, plus  sûrement,  la  langue  spéciale  de  ces  questions  subtiles. 
Le  livre  de  M.  Broussais  avait  eu  un  assez  grand  succès  de  verve  et 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'originalité;  la  réponse  de  son  contradicteur  l'emporta  par  l'éner- 
gie de  l'argumentation. 

Dans  les  réflexions  sur  le  Droit  de  punir  et  la  Peine  de  niort,  sur 
les  Forçais  libérés  et  les  Peines  infamantes,  ce  n'est  plus  un  méta- 
physicien, mais  un  criminaliste  de  premier  ordre.  M.  de  Broglie  y 
maintient  en  principe  la  peine  de  mort,  mais  comme  une  nécessité 
funeste,  qui  risque  à  tout  instant  de  devenir  illégitime,  et  dont 
tout  législateur  digne  de  ce  nom  doit  travailler  constamment  à 
purger  son  ouvrage.  Il  repousse  avec  force  les  peines  infamantes 
qui  existaient  encore,  comme  la  marque  et  le  carcan,  et  montre  les 
difficultés  et  ks  dangers  de  la  colonisation  pénale.  Depuis  la  publi- 
cation de  ces  deux  manifestes,  la  réforme  du  code  pénal  s'est  ac- 
complie, et  M.  de  Broglie  lui-même  a  eu  le  bonheur  d'y  participer; 
la  marque  et  le  carcan  ont  été  abolis,  la  peine  de  mort  est  plus  ra- 
rement prononcée  par  la  loi.  C'est  là  un  de  ces  bienfaits  du  gouver- 
nement de  1830  dont  on  parle  peu,  mais  qui  restent  dans  la  légis- 
lation et  dont  profitent  à  jamais  les  générations  futures.  Depuis 
1848,  une  réaction  s'est  déclarée  en  sens  contraire  ;  la  société  fran- 
çaise, effrayée  par  les  désordres  qui  ont  éclaté  dans  son  sein,  s'est 
rejetée  avec  violence  vers  la  répression.  Une  peine  nouvelle,  la  dé- 
portation à  Cayenne,  a  été  appliquée  aux  forçats,  par  simple  mesure 
administrative  d'abord,  et  ensuite  par  la  loi.  Le  moment  ne  paraît 
pas  venu  d'étudier  dans  ses  détails  cette  expérience;  mais  il  ne  peut 
manquer  de  venir  tôt  ou  tard,  et  on  fera  bien  alors  de  se  reporter  à 
ce  qu'en  a  dit  d'avance  M.  de  Broglie  en  1828  d'après  Bentham  et 
les  premiers  criminalistes. 

Dans  les  études  sur  \?i  juridiction  administî^ative  et  sur  la  pira- 
terie, c'est  un  jurisconsulte,  un  légiste  consommé,  qui  définit  avec 
un  soin  scrupuleux  l'origine  et  la  nature  de  ce  qu'on  appelle  le  con- 
tentieux administratif  et  qui  circonscrit  dans  ses  véritables  limites 
le  crime  de  piraterie  pour  ôter  à  la  répression  tout  caractère  arbi- 
traire, montrant  ainsi  son  profond  respect  pour  tous  les  droits,  même 
ceux  des  pirates.  —  Enfin,  dans  l'article  sur  Y  Art  dramatique  en 
France,  à  propos  de  la  traduction  en  vers  à' Othello  par  M.  Alfred  de 
Vigny,  c'est  un  critique  plein  de  goût  qui  discerne  le  beau  partout 
où  il  est,  sans  système  et  sans  parti  pris.  On  était  au  plus  fort  de 
la  grande  lutte  entre  les  classiques  et  les  romantiques.  M.  la»  duc 
de  Broglie  et  ses  amis  avaient  donné  à  cette  querelle  ses  principaux 
alimens  en  publiant  des  traductions  littérales  des  théâtres  étrangers. 
Shakspeare  surtout  avait  la  vogue  parmi  les  novateurs  comme  le 
plus  éloigné  des  formes  régulières  de  nos  propres  auteurs  dramati- 
ques. Faire  jouer  sur  le  Théâtre-Français,  sur  le  théâtre  de  Molière 
et  de  Racine,  une  traduction  d'Othello  dans  toute  sa  rudesse  primi- 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  317 

tive,  et  sans  aucun  des  ménagemens  que  Ducis  y  avait  apportés,  quel 
triomphe  pour  l'école  nouvelle!  Le  duc  de  Broglie  accueillait  avec 
sympathie  cette  hardie  tentative,  et  à  ce  sujet  il  analysait  de  main 
de  maître  l'œuvre  du  tragique  anglais,  louant  et  critiquant  tour  à 
tour,  et  concluant  enfin  par  une  sorte  de  co^mpromis  entre  les  deux 
écoles,  ou  plutôt  n'admettant  ni  l'une  ni  l'autre  dans  ce  qu'elle  avait 
d'étroit  et  de  servile. 

Le  temps  a  conclu  comme  lui.  La  connaissance  des  littératures 
étrangères  nous  a  guéris  de  l'imitation  exclusive  de  nos  formes  lit- 
téraires, sans  rien  créer  de  nouveau  à  proprement  parler.  S'il  y  a 
un  vainqueur  dans  cette  lutte,  c'est  encore  le  goût  et  l'esprit  fran- 
çais. Racine  et  Shakspeare  ont  vieilli  tous  deux,  mais  Shakspeare 
plus  que  Racine;  il  y  a  toujours  eu  dans  sa  renommée,  même  en 
Angleterre,  quelque  chose  d'artificiel.  Cent  ans  après  sa  mort,  il 
était  complètement  oublié  dans  son  propre  pays.  Même  au  plus  fort 
de  sa  renaissance,  au  siècle  dernier,  quand  l'art  de  Garrick  intéres- 
sait à  sa  gloire  l'esprit  national  des  Anglais,  ses  pièces  n'étaient  pas 
jouées  comme  il  les  a  écrites.  Aujourd'hui  tout  le  monde  sait  par 
cœur  ses  plus  beaux  vers,  les  noms  de  ses  personnages  sont  popu- 
laires, mais  on  ne  le  joue  plus  guère;  ses  œuvres  vont  avoir  trois 
siècles,  celles  de  Racine  n'en  ont  que  deux,  et  pour  la  culture  gé- 
nérale des  esprits  et  des  mœurs  on  ne  saurait  comparer  l'Angleterre 
du  xvi"  siècle  à  la  France  du  xvII^  C'est  précisément  cet  archaïsme 
de  Shakspeare  qui  a  fait  son  principal  succès  il  y  a  quarante  ans. 
11  était  neuf  à  force  d'être  vieux.  Il  répondait  à  cette  résurrection 
des  études  historiques  qui  a  marqué  les  plus  belles  années  de  la  res- 
tauration. Ce  moment  est  passé,  non  sans  avoir  laissé  de  profondes 
traces.  Notre  horizon  s'est  élargi;  nous  avons  appris,  avec  notre 
propre  histoire,  que  nous  ne  savions  qu'imparfaitement,  celle  des 
nations  étrangères,  que  nous  ne  savions  pas  du  tout.  iNous  avons 
compKÏs,  étudié,  admiré  d'autres  que  nous-mêmes.  L'engouement 
s'en  est  mêlé  comme  toujours,  et  il  a  fini  par  son  excès  môme.  Shak- 
speare n'a  plus  l'attrait  d'un  paradoxe.  Depuis  que  son  génie  est  in- 
contesté, ses  défauts  reparaissent.  Il  a  l'inspiration  et  la  verve;  il  n'a 
pas  l'art  patient  et  savant  qui  achève  et  polit.  On  a  raison  d'admirer 
Shakspeare,  on  aurait  grand  tort  de  trop  l'imiter.  Tout  en  applau- 
dissant à  son  apparition  sur  notre  scène,  M.  le  duc  de  Broglie  si- 
gnalait le  danger.  «  Après  avoir  essuyé,  disait-il,  pendant  cent  ans, 
et  sous  mille  noms  divers,  des  Androinaque  et  des  Zaïre,  moins  les 
vraies  beautés  (Y Andromtiqiie  et  de  Zaïre,  gardons-nous  d'essuyer, 
sous  mille  autres  noms  divers  et  pendant  cent  autres  années  peut- 
être,  des  Macbclh  et  des  Othello,  moins  les  vraies  beautés  de  Mac- 
beth et  (ï Othello.  Le  beau  ne  s'imite  pas;  ce  qui  s'imite,  ce  sont  les 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

défauts,  les  formes  extérieures,  c'est  la  manière  des  grands  poètes. 
Evitons  les  contre- façons.  //  faut  que  V originalité  soit  originale.  » 
Ce  dernier  trait  fait  d'avance  justice  de  ces  oripeaux  romantiques, 
si  vite  fanés,  qui  étaient  alors  dans  toute  leur  fraîcheur  d'emprunt. 
Rien  de  plus  facile  que  la  fausse  originalité,  mais  aussi  rien  de  plus 
éphémère. 

Ces  travaux,  si  variés  et  si  solides,  rehaussaient  chez  l'auteur  l'é- 
clat d'un  grand  nom.  Ce  temps  a  été  le  plus  heureux  de  sa  vie;  des 
succès  plus  retentissans  n'ont  pu  faire  oublier  plus  tard  ces  jours 
d'activité  généreuse  et  sereine.  La  conformité  des  idées  et  des  senti- 
mens  attirait  autour  de  lui  une  société  d'élite.  Tous  ceux  qui  ont  eu 
l'honneur  d'approcher  M"""  la  duchesse  de  Broglie  disent  combien  ce 
nom  rappelle  de  grâce  délicate  et  d'aimable  supériorité.  Jeune,  belle, 
d'un  esprit  à  la  fois  sérieux  et  charmant,  pieuse  et  gaie,  sévère  et 
piquante,  douée  de  toutes  les  séductions  et  de  toutes  les  vertus, 
elle  aimait  le  monde  comme  sa  mère,  et  y  portait  comme  elle  un 
irrésistible  attrait.  Son  salon  devint  le  rendez-vous  des  hommes  les 
plus  distingués  de  son  temps,  et  continua  pendant  vingt  années  la 
tradition  de  nos  grands  salons  des  deux  derniers  siècles.  Là  se  ren- 
contraient presque  tous  les  jours  M.  Royer-Collard,  M.  de  Barante, 
M.  de  Sainte-Aulaire,  M.  Guizot,  M.  Villemain,  M.  Cousin,  et  un  peu 
plus  tard  M.  de  Rémusat,  M.  Duchâtel,  M.  Vitet,  M.  JoufTroy,  avec 
tous  les  étrangers  illustres  qui  passaient  à  Paris.  Là  se  préparaient 
les  combinaisons  politiques  et  se  décidaient  les  succès  littéraires. 
Beaucoup  de  ceux  qui  y  furent  admis  vivent  encore ,  et  conservent 
ce  souvenir  comme  un  des  plus  chers  trésors  de  leur  vie  passée; 
d'autres  sont  morts  laissant  une  trace  lumineuse ,  et  parmi  eux  le 
frère  de  M'"*"  de  Broglie,  M.  le  baron  Auguste  de  Staël,  dont  la  fin 
prématurée  fut  une  perte  pour  la  France. 

L'article  sur  l'Art  drajnaiique  parut  dans  la  Revue  française  du 
mois  de  janvier  1830.  M.  le  duc  de  Broglie  y  exprimait  l'intention 
de  reprendre  bientôt  ce  sujet.  11  comptait  sans  les  événemens,  qui 
allaient  l'enlever  à  ces  travaux  paisibles  et  le  jeter  dans  de  tout 
autres  hasards.  Quand  éclata  la  révolution  de  juillet,  il  ne  put  se  dé- 
fendre d'une  émotion  douloureuse,  mais  il  sentit  la  nécessité  de  fon- 
der au  plus  vite  un  gouvernement.  Lui-même  a  exprimé  bien  long- 
temps après,  en  quelques  mots  graves  et  fermes,  les  sentimens  dont 
il  fut  saisi;  c'est  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  fran- 
çaise, prononcé  en  1856.  <(  M.  de  Sainte-Aulaire,  dit-il  en  parlant 
de  son  prédécesseur,  était  absent  de  France  au  mois  de  juillet  1830. 
Il  n'eut  point  à  délibérer  avec  lui-même,  il  n'eut  point  à  prendre 
parti  dans  cette  crise  soudaine  et  terrible.  Tout  était  décidé  avant 
son  retour.  Je  n'entends,  quant  à  moi,  ni  regretter  ni  rétracter  le 


PUBLICISTES    ET    UOMMES    d'ÉTAT.  319 

parti  que  j'ai  pris  à  cette  époque.  J'ai  fait  ce  qui  m'a  paru  juste  et 
nécessaire.  Si  je  me  suis  trompé,  je  me  trompe  encore;  mais  ce  qu'il 
en  coûte  en  pareil  cas  de  combats  intérieurs  et  d'anxiété,  Dieu  seul 
le  sait.  Je  le  remercie  de  les  avoir  épargnés  à  l'âme  la  mieux  faite 
pour  en  être  douloureusement  éprouvée.  » 

Ces  hésitations  secrètes  ne  parurent  pas  dans  sa  conduite  exté- 
rieure. Son  parti  une  fois  pris,  il  l'exécuta  avec  cette  résolution 
calme  qu'il  a  toujours  montrée  dans  les  momens  difficiles.  Le  27  et 
le  28  juillet,  il  fut  le  seul  membre  de  la  chambre  des  pairs  qui  as- 
sistât aux  réunions  des  députés  pour  protester  contre  les  ordon- 
nances ;  le  29,  il  fut  nommé  ministre  de  l'intérieur  par  la  commis- 
sion municipale  qui  siégeait  à  l'Hôtel  de  Yille;  le  30,  il  fut  appelé 
des  premiers  auprès  de  M.  le  duc  d'Orléans  à  son  arrivée  à  Paris.  Il 
prit  part  à  toutes  les  délibérations  décisives ,  tandis  que  Charles  X 
était  encore  à  Saint-Cloud,  cà  Versailles,  à  Rambouillet,  et  exposa 
sa  tête  plus  que  personne. 

IL 

Ce  n'est  pas  après  l'événement,  c'est  au  milieu  même  de  la  lutte 
et  en  quelque  sorte  sur  les  barricades  qu'a  commencé  le  dissenti- 
ment qui  devait  remplir  tout  le  règne  de  Louis-Philippe  et  aboutir 
à  la  catastrophe  de  février.  Pour  une  partie,  et,  il  faut  le  dire,  pour 
la  plus  grande  partie  des  combattans  de  juillet,  c'était  le  principe 
absolu  de  la  souveraineté  du  peuple  qui  devait  l'emporter  avec 
toutes  ses  conséquences;  pour  d'autres,  en  plus  petit  nombre,  et 
en  particulier  pour  M.  le  duc  de  Broglie,  il  s'agissait  au  contraire 
de  renfermer  la  résistance  aux  ordonnances  dans  les  plus  étroites 
limites  possibles,  et  de  faire  la  révolution  la  moins  révolutionnaire. 
Ce  sont  ces  derniers  qui,  pour  éviter  l'anarchie  qu'ils  redoutaient, 
voulurent  que  la  charte  nouvelle  fut  bâclée  en  quelques  heures, 
comme  on  l'a  dit  plus  tard,  et  que  le  premier  prince  du  sang  après 
l'héritier  direct  fût  immédiatement  appelé  au  trône.  M.  le  duc  de 
Broglie  rédigea  lui-même  la  formule  de  la  déclaration ,  afin  de  lui 
ôter  autant  que  possible  tout  caractère  électif.  Lui  et  ses  amis  firent 
plus  encore  :  ils  refusèrent  de  soumettre  la  désignation  du  nouveau 
roi  aux  assemblées  primaires.  Eurent-ils  tort?  eurent-ils  raison? 
L'approbation  des  assemblées  primaires  n'eût  pas  fait  la  moindre 
difficulté;  mais,  précisément  à  cause  de  cette  certitude,  il  répugnait 
à  des  hommes  sincères  d'y  avoir  recours.  M.  le  duc  de  Broglie  eut 
l'occasion  de  s'en  expliquer  quelque  temps  après.  «  Les  convoca- 
tions d'assemblées  primaires,  dit-il,  les  registres  ouverts  dans  les 
municipalités,  ce  sont  de  méchantes  farces,  de  ridicules  simagrées; 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

c'est  une  jonglerie  méprisable  et  qui  ne  prouve  qu'une  chose  :  c'est 
que  celui-là  qui  s'en  donne  le  passe-temps  se  croit  assez  fort  pour 
braver  ses  adversaires  et  se  moquer  de  ses  partisans.  »  L'usage  qu'on 
avait  fait  de  ces  simacjrèes  pour  légitimer  les  changemens  à  vue  de 
notre  histoire  révolutionnaire  expliquait  la  sévérité  de  ce  jugement; 
mais  il  est  peut-être  à  regretter  qu'on  s'y  soit  arrêté.  Rien  ne  pou- 
vait enlever  au  duc  d'Orléans  les  droits  qu'il  tenait  de  sa  nais- 
sance, et  il  aurait  eu  un  titre  de  plus. 

L'heure  des  jugemens  définitifs  n'est  pas  arrivée  pour  ces  événe- 
mens.  Il  se  peut  que  l'histoire  reproche  un  peu  de  précipitation  à 
ceux  qui  arrêtèrent  la  révolution  au  milieu  de  son  triomphe.  Il  ne 
suffit  pas,  pour  faire  œuvre  durable,  qu'une  nécessité  apparaisse 
aux  hommes  les  plus  sages,  les  mieux  placés  pour  bien  voir  :  il  faut 
que  la  grande  majorité  nationale  partage  leur  sentiment  et  s'en 
rende  compte.  Le  gouvernement  de  1830,  après  avoir  vaincu  dix- 
huit  ans  l'anarchie  toujours  renaissante,  a  fini  par  succomber  dans 
cette  lutte,  parce  que  la  France  n'a  jamais  eu  une  notion  suffisante 
du  danger  qu'elle  courait.  On  a  trop  fait  ses  afiaires,  on  ne  lui  a 
pas  assez  fait  sentir  le  poids  de  la  responsabilité;  mais,  s'il  est  pos- 
sible de  signaler  quelques  torts  d'un  côté,  il  y  en  a  beaucoup  plus 
à  relever  de  l'autre.  L'expérience  de  la  république,  assez  malheu- 
reuse en  I8/18,  eût  encore  plus  mal  tourné  dix -huit  ans  plus  tôt. 
Beaucoup  de  bons  juges  pensent  aujourd'hui  que  les  luinièi'es  ne 
sont  pas  assez  répandues  pour  justifier  l'exercice  du  sulTrage  uni- 
versel; elles  l'étaient  beaucoup  moins  en  1830.  Les  idées  et  les  pas- 
sions révolutionnaires  avaient  au  contraire  toute  leur  puissance.  Au 
péril  de  la  désorganisation  intérieure  se  joignait  un  grand  péril  ex- 
térieur. Il  ne  s'était  écoulé  que  quinze  ans  depuis  nos  revers;  la 
sainte  alliance  nous  entourait  encore  de  toutes  parts,  et  la  France, 
épuisée  d'hommes  et  d'argent  par  l'empire,  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  réparer  ses  forces.  La  période  de  la  monarchie  constitutionnelle 
a  continué  et  accéléré  les  progrès  pacifiques  commencés  sous  la 
restauration;  elle  a  développé  la  population  et  la  richesse  au  dedans 
et  les  moyens  de  résistance  armée  au  dehors;  elle  a  divisé,  affaibli 
nos  ennemis  pendant  qu'elle  nous  fortifiait  nous-mêmes. 

M.  le  duc  de  Broglie  ne  voulut  accepter  dans  le  premier  minis- 
tère formé  par  le  roi  Louis-Philippe  à  son  avènement  que  le  porte- 
feuille de  l'instruction  publique.  M.  Guizot  avait  le  ministère  de  l'in- 
térieur. Composé  de  onze  membres,  sept  ministres  à  portefeuille  et 
quatre  ministres  consultans,  ce  cabinet  contenait  pêle-mêle  les  di- 
vers élémens  de  l'opposition  sous  la  restauration.  11  ne  dura  que 
quatre  mois,  au  milieu  de  divisions  et  d'indécisions  de  toute  sorte. 
Les  élémens  contradictoires  qui  le  formaient  tendaient  toujours  à 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  321 

se  séparer.  M.  Guizot  a  caractérisé  dans  ses  Mémoires  le  rôle  qu'y 
remplit  M.  de  Broglie.  «  11  était,  dit-il,  plus  libéral  que  démocrate 
et  d'une  nature  aussi  délicate  qu'élevée;  la  politique  incohérente  et 
révolutionnaire  lui  déplaisait  autant  qu'à  moi.  Quoique  divers  d'ori- 
gine, de  situation  et  aussi  de  caractère,  nous  étions  unis  non-seu- 
lement par  une  amitié  déjà  ancienne,  mais  par  une  intime  commu- 
nauté de  principes  et  de  sentimens  généraux,  le  plus  puissant  des 
liens  quand  il  existe  réellement,  ce  qui  est  rare.  » 

Au  commencement  de  novembre,  cette  association  d'élémens  dis- 
parates fut  dissoute.  MM.  Guizot,  de  Broglie,  Casimir  Perier,  Louis, 
Mole  et  Dupin  se  retirèrent,  et  MxM.  Laffîtte  et  Dupont  (de  l'Eure) 
devinrent  ministres  dirigeans,  l'un  comme  président  du  conseil, 
l'autre  comme  garde  des  sceaux,  a  Nous  sortîmes  des  affaires,  le 
duc  de  Broglie  et  moi,  dit  encore  M.  Guizot,  avec  un  sentiment  de 
délivrance  presque  joyeux  dont  je  garde  encore  un  vif  souvenir. 
Nous  échappions  au  déplaisir  de  nos  vains  efforts  et  à  la  responsa- 
bilité des  fautes  que  nous  combattions  sans  les  empêcher.  »  Ce  se- 
cond ministère,  où  dominait  la  gauche,  ne  dura  pas  plus  que  le 
précédent;  il  succomba  sous  la  crainte  permanente  de  nouvelles  se- 
cousses compliquées  d'une  guerre  générale,  et  après  quelques  in- 
certitudes M.  Casimir  Perier  forma  le  ministère  du  13  mars  1831, 
qui  rétablit  par  son  énergie  la  paix  intérieure  et  extérieure.  Ni 
M.  de  Broglie  ni  M.  Guizot  n'en  firent  partie,  mais  tous  deux  l'ap- 
puyèrent de  toutes  leurs  forces  et  contribuèrent  à  son  succès. 

Deux  circonstances  délicates  appelèrent  M.  le  duc  de  Broglie  à  la 
tribune  de  la  chambre  des  pairs  en  1831  et  183*2. 

Une  pétition  adressée  à  la  chambre  demandait  que  les  grades  et 
décorations  conférés  par  Napoléon  pendant  les  cent-jours  et  annu- 
lés par  la  restauration  fussent  reconnus  valides.  C'était  mettre  en 
présence  les  deux  gouvernemens  qui  s'étaient  rapidement  succédé, 
celui  de  Napoléon  et  celui  des  Bourbons,  et  reconnaître  au  premier 
une  valeur  légale  qu'on  refusait  implicitement  au  second.  Dans  une 
question  où  tant  d'intérêts  et  de  passions  étaient  en  jeu,  il  fallait  du 
courage  pour  se  prononcer  contre  les  pétitionnaires.  M.  le  duc  de 
Broglie  commença  par  déclarer  que  le  gouvernement  pouvait  con- 
férer les  grades  et  décorations  dont  il  s'agissait,  et  que,  si  quelque 
mesure  législative  était  nécessaire  pour  l'y  autoriser,  il  était  prêt  à 
la  voter;  mais  quant  à  rétablir  de  plein  droit,  par  mesure  générale, 
ce  qu'un  gouvernement  reconnu,  en  pleine  possession  du  pouvoir, 
avait  aboli,  on  ne  pouvait  y  consentir  sans  tout  remettre  en  question. 
«  Je  ne  crois  pas  au  droit  divin,  s'écria-t-il,  je  ne  crois  pas  qu'une 
nation  appartienne  à  une  famille,  corps  et  biens,  âme  et  conscience, 
comme  un  troupeau,  pour  en  user  et  en  abuser;  mais  je  ne  crois 

TOME   XLVIII.  21 


322  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pas  davantage  à  la  souveraineté  du  peuple;  je  ne  crois  pas  qu'un 
peuple  ait  le  droit  de  changer  de  gouvernement  quand  il  lui  plaît, 
comme  il  lui  plaît,  uniquement  parce  que  cela  lui  plaît  ;  je  ne  re- 
connais pas  à  la  majorité  plus  un  d'une  nation  le  droit  de  se  passer 
ses  fantaisies  en  fait  de  gouvernement,  et  le  régime  du  bon  plaisir 
ne  me  paraît  ni  moins  insolent  ni  moins  abject  sur  la  place  pu- 
blique que  dans  le  palais  des  rois.  » 

L'autre  question  était  plus  délicate  encore.  Une  loi  rendue  dans 
les  premières  années  de  la  restauration  avait  déclaré  jour  de  deuil 
pour  la  France  l'anniversaire  du  21  janvier  et  prescrit  de  célébrer 
tous  les  ans,  à  pareil  jour,  dans  tout  le  royaume,  un  service  funè- 
bre pour  le  repos  de  l'âme  de  Louis  XVL  Le  parti  révolutionnaire 
demandait  impérieusement  l'abrogation;  la  chambre  des  députés 
l'avait  votée;  la  chambre  des  pairs,  appelée  à  prendre  parti,  hési- 
tait. Le  cabinet  intimidé  gardait  le  silence.  Considérée  en  elle- 
même,  la  loi  de  la  restauration  était  une  faute,  car  il  ne  doit  pas 
appartenir  à  la  loi  de  perpétuer  les  haines;  mais  dans  les  circon- 
stances où  l'on  se  trouvait,  on  ne  pouvait  l'abroger  sans  accepter 
une  sorte  de  solidarité  avec  l'acte  du  21  janvier.  M.  de  Broglie  re- 
poussa, pour  la  révolution  de  juillet,  jusqu'à  la  moindre  apparence 
d'une  pareille  complicité,  et  la  chambre  des  pairs,  s' associant  à  ces 
nobles  sentimens,  refusa  l'abrogation;  la  loi  ne  fut  abi-ogée  que  plu- 
sieurs années  après,  avec  un  amendement  qui  ôtait  au  vote  tout 
caractère  équivoque. 

Ces  deux  discours  montrent  l'attitude  nouvelle  que  M.  le  duc  de 
Broglie  avait  prise.  Défenseur  des  libertés  publiques  sous  la  restau- 
ration, parce  que  le  danger  venait  alors  du  gouvernement,  il  allait 
être,  pendant  tout  le  cours  du  nouveau  règne,  le  défenseur  de  l'or- 
dre public  menacé  par  les  théories  révolutionnaires  :  rôle  pénible 
et  périlleux,  qui  l'a  fait  quelquefois  accuser  de  contradiction  et  qui 
le  montre  au  contraire  immobile  et  inébranlable  au  milieu  de  nos 
agitations.  Tel  il  fut  alors,  tel  il  est  encore;  toujours  battu  par  les 
vents  opposés,  mais  toujours  debout,  refusant  de  plier  quand  tout 
le  monde  plie,  refusant  d'abuser  quand  tout  le  monde  abuse,  pas- 
sant avec  indifférence  de  la  retraite  au  pouvoir  et  du  pouvoir  à  la 
retraite,  et  toujours  fidèle  à  lui-même,  à  ses  convictions,  à  ses 
principes  :  qualis  ah  incepto. 

Après  la  mort  de  Casimir  Perier,  le  cabinet  qu'il  avait  présidé 
continua  à  lutter  vaillamment  contre  les  difficultés  du  dedans  et  du 
dehors;  mais  les  hommes  qui  le  composaient  n'avaient  pas  assez  d'as- 
cendant personnel  pour  suppléer  longtemps  au  chef  qu'ils  avaient 
perdu;  le  roi  sentit  la  nécessité  de  constituer  un  ministère  plus 
fort.   Au  commencement  d'octobre   1832,  il  chargea  le  maréchal 


PUBLICISTES    ET   HOMMES    d'ÉTAT.  323 

Soult  de  lui  proposer  un  nouveau  cabinet.  Le  maréchal  pensa  tout 
d'abord  à  M.  le  duc  de  Broglie  ;  il  était  absent  de  Paris.  On  le  fit 
venir  de  sa  terre  de  l'Eure,  où  il  passait  l'automne,  pour  se  concer- 
ter avec  lui.  «  Il  se  montra  disposé,  dit  M.  Guizot  dans  ses  Mc- 
moires,  à  accepter,  sous  la  présidence  du  maréchal  Soult,  le  minis- 
tère des  affaires  étrangères;  mais  dès  le  premier  moment  il  fit  de 
mon  entrée  dans  le  cabinet  la  condition  sine  qiiâ  non  de  son  accep- 
tation. Le  maréchal,  les  ministres  anciens  et  nouveaux,  le  roi  lui- 
même,  furent  troublés.  Tous  me  faisaient  l'honneur  de  tenir  sur  moi 
personnellement  le  meilleur  langage  ;  mais  j'étais  si  impopulaire  î 
j'avais  servi  la  restauration!  j'étais  allé  à  Gand!  j'avais  profondé- 
ment blessé  le  parti  révolutionnaire  en  attaquant  non-seulement  ses 
excès,  mais  ses  principes!  Le  duc  de  Broglie  fut  inébranlable.  » 

Cette  honorable  fidélité  finit  par  l'emporter,  et  le  ministère  du 
11  octobre  1832  se  forma.  M.  le  duc  de  Broglie  y  entrait  comme  mi- 
nistre des  affaires  étrangères,  M.  Guizot  comme  ministre  de  l'in- 
struction publique,  M.  Thiers  comme  ministre  de  l'intérieur,  sous 
la  présidence  du  maréchal  Soult.  La  grande  insurrection  des  5  et 
6  juin  était  encore  toute  récente;  il  fallait  à  la  fois  tenir  tête  à  de 
nouveaux  assauts  et  achever  dans  ses  détails  l'organisation  labo- 
rieuse du  nouveau  gouvernement.  Le  ministère  du  11  octobre 
pourvut  à  tout.  Parmi  ses  œuvres,  il  suffît  de  citer  les  deux  lois 
qui  font  le  plus  d'honneur  à  la  monarchie  de  1830,  soit  dans  l'ordre 
moral,  soit  dans  l'ordre  matériel  :  la  loi  sur  l'instruction  primaire 
et  celle  sur  les  chemins  vicinaux.  En  même  temps  il  pacifiait  la 
Vendée  et  livrait  bataille  aux  sociétés  secrètes  à  Lyon  et  à  Paris. 

A  l'extérieur,  M.  le  duc  de  Broglie  trouva  une  situation  difficile. 
Le  ministère  de  Casimir  Perier  avait  préservé  la  France  de  la  guerre 
générale;  mais  les  rapports  diplomatiques  restaient  toujours  vio- 
lemment tendus.  L'Angleterre  seule  montrait  quelques  sympathies 
pour  la  France;  les  trois  cours  du  Nord,  toujours  unies  par  une 
étroite  alliance,  se  tenaient  dans  une  réserve  ombrageuse  et  mena- 
çante. L'empereur  de  Russie  surtout,  héritier  fastueux  de  l'ascen- 
dant que  les  événemens  de  1815  avaient  donné  à  son  frère  en  Eu- 
rope, affectait  en  toute  occasion  des  airs  d'insolence  qui  blessaient 
le  sentiment  national.  La  révolution  de  Pologne,  après  une  lutte  hé- 
roïque, avait  succombé  depuis  un  an,  sans  que  la  France,  occupée 
d'elle-même,  eût  pu  venir  à  son  secours;  les  essais  d'insurrection 
en  Italie  n'avaient  pas  beaucoup  mieux  réussi.  Une  seule  des  révo- 
lutions tentées  à  la  suite  de  la  nôtre,  celle  de  Belgique,  avait  survécu, 
grâce  au  concours  qu'elle  avait  reçu  de  nous,  mais  les  dernières 
difficultés  n'étaient  pas  vidées. 

Le  ministère  du  11  octobre  débuta  par  un  acte  de  vigueur.  II 


324  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

était  à  peine  constitué  que  la  crise  prévue  arriva  en  Belgique.  Le 
roi  de  Hollande  refusa  d'exécuter  le  traité  qui,  en  fixant  les  limites 
des  deux  états,  attribuait  Anvers  à  la  Belgique,  et  donna  l'ordre  à  la 
garnison  qui  occupait  la  citadelle  de  se  défendre  à  toute  extrémité. 
Le  cabinet  anglais  hésitait  à  employer  la  force.  Après  avoir  attendu 
quelques  jours  un  assentiment  qui  n'arrivait  pas ,  M.  le  duc  de  Bro- 
glie  insista  pour  une  action  immédiate;  cet  avis  fut  partagé  par 
le  roi  et  son  conseil,  l'armée  française  reçut  l'ordre  d'entrer  en 
Belgique  et  d'assiéger  Anvers.  On  pouvait  craindre  que  l'armée 
prussienne,  campée  à  une  journée  de  marche,  ne  prît  parti  contre 
nous,  et  tel  était  en  effet  l'espoir  secret  du  roi  de  Hollande,  beau- 
frère  du  roi  de  Prusse;  mais  les  Prussiens  ne  bougèrent  pas,  et  An- 
vers, après  un  siège  d'un  mois,  fut  pris  sous  les  yeux  de  l'Europe 
intimidée.  Ce  siège  décida  la  question  en  suspens  :  la  Belgique  jouit 
encore  et  jouira  longtemps,  il  faut  l'espérer,  de  l'indépendance  qui 
lui  fut  assurée  alors  et  dont  elle  a  fait  un  si  bon  usage.  Les  traités 
de  1815  reçurent  une  première  atteinte,  et  l'Europe  compta  un  gou- 
vernement libre  de  plus. 

L'empereur  Nicolas  sentit  à  son  tour  la  main  du  nouveau  mi- 
nistre des  affaires  étrangères.  Depuis  1830,  ce  prince  affectait, 
contre  tous  les  usages  suivis  entre  têtes  couronnées,  de  ne  jamais 
demander  à  l'ambassadeur  de  France  des  nouvelles  du  roi.  En  jan- 
vier 1833,  M.  le  duc  de  Broglie  nomma  le  maréchal  Maison  ambas- 
sadeur à  Saint-Pétersbourg,  et  lui  donna  pour  instruction  de  quitter 
cette  capitale  le  lendemain  même  de  son  arrivée,  si  l'empereur  con- 
tinuait à  manquer  aux  convenances  diplomatiques.  Il  ne  s'en  tint 
pas  là,  il  fit  venir  l'ambassadeur  de  Bussie  et  lui  répéta  la  même 
déclaration.  De  son  côté,  le  maréchal  Maison  reçut  ordre  de  ne  faire 
aucun  mystère  de  ses  instructions  et  d'en  parler  d'avance  à  tous  ses 
collègues.  L'empereur  se  le  tint  pour  dit;  à  la  première  réception, 
il  demanda  à  l'ambassadeur  des  nouvelles  du  roi,  et  les  rapports 
entre  les  deux  cours  devinrent  pour  le  moment  plus  réguliers.  Ces 
sortes  d'incidens,  où  la  personne  des  souverains  est  en  jeu,  ont  peu 
de  retentissement  dans  le  public,  mais  ils  font  un  grand  effet  dans 
le  monde  politique.  Toutes  les  chancelleries  surent  que  l'orgueil  du 
tsar  avait  cédé,  et  le  prestige  théâtral  dont  il  aimait  à  s'entourer  en 
fut  affaibli. 

Pour  s'en  venger,  il  imagina  de  provoquer  contre  nous  une  nou- 
velle démonstration  de  coalition.  Après  en  avoir  conféré  en  grand 
appareil  avec  l'empereur  d'Autriche  et  le  roi  de  Prusse  dans  une 
petite  ville  de  Bohême,  il  fit  adresser  au  cabinet  français,  par  les 
trois  cours,  des  notes  identiques  dans  leurs  conclusions  qui  conte- 
naient une  sorte  de  menace  contre  la  France,  si  elle  continuait  à 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  325 

servir  d'asile  aux  pertiirbatmrs  de  tous  les  pays.  La  réponse  du 
duc  de  Broglie  fut  nette  et  péremptoire  ;  aucune  des  trois  cours, 
même  celle  de  Russie,  ne  poussa  plus  loin  sa  tentative.  Les  beaux 
jours  des  congrès  de  Laybach  et  de  Vérone  étaient  passés.  Cet  in- 
cident, connu  dans  l'histoire  diplomatique  sous  le  nom  de  eonfé- 
renees  de  Mihichen-Grœtz,  n'a  été  révélé  qu'a])rès  la  révolution  de 
février  (1).  Il  avait  cependant  son  prix,  puisqu'il  marquait  la  fin 
de  la  sainte  alliance.  Le  nouveau  gouvernement  durait  depuis  trois 
ans,  il  avait  eu  le  temps  de  réorganiser  son  armée  et  ses  finances,  et 
il  pouvait  prendre  le  ton  haut. 

On  l'avait  déjà  vu  à  propos  de  la  Belgique,  on  le  vit  mieux  encore 
à  propos  de  l'Espagne.  Ferdinand  VII  mourut  au  commencement 
d'octobre  1833.  Le  gouvernement  français  reconnut  sur-le-champ 
la  reine  Isabelle,  qui,  dans  la  lutte  engagée  pour  la  succession, 
représentait  les  idées  libérales  et  constitutionnelles  ;  les  trois  cours 
du  Nord  prirent'  parti  pour  don  Carlos,  qui  représentait  l'ancien 
absolutisme,  et  rappelèrent  de  Madrid  leurs  ambassadeurs.  Après 
dix  ans  de  rudes  épreuves,  où  le  gouvernement  constitutionnel  es- 
pagnol aurait  probablement  succombé,  s'il  n'avait  trouvé  au-delà 
des  Pyrénées  un  appui  persévérant,  ce  gouvernement  a  fini  par  se 
consolider;  en  Espagne  comme  en  Belgique,  il  a  duré  plus  qu'en 
France  même  ;  en  Espagne  comme  en  Belgique ,  il  a  produit  une 
explosion  de  prospérité  qui  frappe  tous  les  yeux.  C'est  à  l'attitude 
prise  à  l'origine  par  le  ministère  du  il  octobre  que  doit  remonter 
le  principal  honneur  de  cette  fondation  difficile,  sans  qu'il  y  ait  eu 
de  notre  part  une  seule  goutte  de  sang  versée. 

Le  recueil  des  Ecrits  et  Discours  ne  contient  aucune  mention  de 
ces  événemens;  il  se  borne  à  reproduire  un  discours  prononcé  par 
M.  le  duc  de  Broglie,  comme  ministre  des  affaires  étrangères,  le 
18  mai  1833,  sur  le  projet  de  loi  relatif  à  la  garantie  de  l'emprunt 
grec.  Ce  n'est  pas  en  effet  par  des  discours,  mais  par  des  actes, 

(I)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Blondes  du  1^''  octobre  1848,  l'étude  de  M.  lo  comte 
d'Haussonville  sur  la  Politique  extérieure  de  la  France  depuis  ISoO.  M.  d'Haussonville 
cite  le  passage  suivant  de  la  circulaire  écrite  par  M.  le  duc  de  Broglie  à  tous  nos  agens 
à  l'étranger  :  «  J'ai  cru  que  ma  réponse  aux  trois  envoyés  devait  être  conforme  à  la 
couleur  que  chacun  d'eux  avait  do mée  à  sa  communication.  De  même  que  j'avais  parlé 
à  M.  de  Hûgel  (le  ministre  d'Au'riche)  un  langage  raide  et  haut,  je  me  suis  montré 
bienveillant  et  amical  à  l'égard  de  la  Prusse,  tm  peu  dédaigneux  envers  le  cabinet  de 
Saint-Pétersbourg.  Ce  qui  a  dû  ressortir  clairement  de  mes  paroles  pour  mes  trois 
interlocuteurs,  c'est  que  nous  sommes  décidés  à  ne  tolérer  l'expression  d'aucun  doute 
injurieux  sur  nos  intentions ,  que  les  insinuations  et  les  reproches  seraient  également 
impuissans  à  nous  faire  dévier  d'une  ligne  de  conduite  avouée  par  la  politique  et  par 
!a  loyauté,  et  qu'en  dépit  de  menaces  plus  ou  moins  déguisées  nous  ferons  en  toute 
occurrence  ce  que  nous  croirons  conforme  à  nos  intérêts.  » 


326  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  des  dépêches,  par  une  conduite  à  la  fois  prudente  et  ferme, 
patiente  et  résolue,  qu'il  avait  obtenu  ses  succès.  L'affaire  de  Grèce 
n'avait  qu'une  importance  secondaire,  elle  ne  laissait  pas  cependant 
d'occuper  sa  place  dans  la  pensée  du  gouvernement.  Un  traité  de 
1832,  entre  la  France,  l'Angleterre  et  la  Russie,  avait  reconnu  le 
petit  royaume  de  Grèce;  l'existence  de  ce  nouvel  état  indépendant 
était  encore  une  conséquence  de  la  révolution  de  juillet.  L'Angle- 
terre et  la  Russie,  par  des  motifs  divers,  voyaient  avec  jalousie  se 
former  en  Orient  un  état  chrétien  qui  pouvait  mettre  obstacle  à 
leurs  desseins;  la  France  au  contraire  favorisait  de  tout  son  pouvoir 
le  succès  définitif  de  l'insurrection  grecque,  d'abord  par  sympathie 
pour  un  peuple  illustre  qui  avait  reconquis  lui-même  sa  liberté,  et 
ensuite  pour  constituer  en  Orient  un  commencement  de  régénéra- 
tion chrétienne  que  le  temps  devait  développer.  Les  puissances 
contractantes  avaient  donné  à  la  Grèce  le  titre  de  royaume,  et  pour 
faciliter  ses  premiers  pas,  elles  avaient  garanti,  chacune  pour  un 
tiers,  un  emprunt  de  60  millions.  Une  assez  vive  opposition  s'élevait 
en  France.  C'était,  disait-on,  faire  violence  à  la  Grèce,  à  ses  souve- 
nirs, à  ses  mœurs,  que  de  lui  imposer  un  roi,  quand  tout  la  poussait 
à  une  république  fédérative.  Le  discours  du  18  mai  1833  répondait 
à  ces  objections. 

Trente  ans  se  sont  écoulés  depuis  cette  époque;  on  peut  aujour- 
d'hui apprécier  par  ses  résultats  l'œuvre  de  1832.  Tout  n'a  pas  éga- 
lement réussi  dans  ce  qui  fut  fait  alors,  et  une  révolution  récente  l'a 
prouvé;  mais  la  plus  grande  partie  a  réussi,  c'est  ce  qui  importe 
dans  les  œuvres  humaines.  La  Grèce  n'a  pas  cessé  d'exister  comme 
état  indépendant;  non-seulement  elle  a  duré,  mais  sa  population  a 
doublé  en  trente  ans,  son  commerce  a  quadruplé.  Aucun  pays  en 
Europe  n'a  fait  dans  le  même  laps  de  temps  les  mêmes  progrès  pro- 
portionnels. La  forme  monarchique,  tant  attaquée,  a  survécu,  du 
moins  jusqu'ici,  et  l'expérience  qui  vient  de  se  faire  sous  nos  yeux 
semble  prouver  que  si  la  Grèce  supporte  impatiemment  une  monar- 
chie, elle  peut  encore  moins  s'en  passer.  Ce  qui  a  succombé,  c'est 
la  dynastie  bavaroise;  mais  les  puissances  contractantes  ne  pou- 
vaient pas  prévoir  que  le  prince  Othon  n'aurait  pas  d'enfans,  ce  qui 
a  été  la  cause  principale  de  sa  chute.  En  échangeant  leur  prince  ba- 
varois contre  un  prince  danois,  les  Grecs  ont  donné  tort  en  apparence 
aux  combinaisons  de  1832;  ils  leur  ont  donné  raison  en  réalité. 
Ce  qui  a  dû,  dans  les  derniers  événemens,  blesser  profondément 
le  cœur  patriotique  de  M.  le  duc  de  Rroglie,  c'est  la  ruine  de  l'in- 
fluence française,  qu'il  avait  cru  fonder  en  Orient.  Si  la  France  pos- 
sédait encore  un  gouvernement  parlementaire,  la  tribune  aurait 
retenti   d'accens  passionnés  contre  cette  révélation  soudaine  qui 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  327 

vient  de  nous  montrer  la  Grèce,  comme  la  Turquie,  aux  pieds  de 
l'Angleterre.  Telle  a  été  la  conséquence,  bien  inattendue,  des  im- 
menses sacrifices  que  nous  a  coûtés  la  guerre  d'Orient.  Quoiqu'elle 
eût  employé  de  moins  grands  moyens,  la  monarchie  parlementaire 
avait  d'autres  prétentions  et  d'autres  espérances. 

Au  mois  de  mars  183/i,  la  chambre  des  députés  ayant  rejeté,  à 
ne  majorité  de  huit  voix,  le  crédit  de  25  millions  demandé  par  le 
ministère  pour  acquitter  une  dette  envers  les  États-Unis,  reconnue 
par  un  traité,  M.  le  duc  de  Broglie,  qui  avait  préparé  et  soutenu  le 
projet  de  loi,  donna  sa  démission.  Il  ne  passa  qu'un  an  hors  des  af- 
faires, et  le  12  mars  1835,  rappelé  par  une  sorte  de  cri  public,  il  re- 
prit le  portefeuille  des  affaires  étrangères  en  y  joignant  la  prési- 
dence du  conseil.  Son  premier  soin  fut  de  reproduire  le  projet  de 
loi  des  25  millions,  et  la  chambre,  reconnaissant  son  tort,  le  vota  à 
une  grande  majorité.  Des  démonstrations  violentes  avaient  éclaté 
aux  États-Unis  dans  l'intervalle,  nous  avions  été  menacés  d'une  dé- 
claration de  guerre,  et  il  eût  mieux  valu  pour  la  dignité  nationale 
voter  tout  d'abord  le  crédit.  Cette  fois  ce  fut  M.  Guizot  qui  insista 
pour  le  rappel  de  M.  de  Broglie,  et  qui  se  montra  décidé  à  quitter 
le  ministère,  si  on  ne  lui  donnait  complète  satisfaction.  Le  titre  de 
président  du  conseil  n'était  pas  une  vaine  apparence,  quoi  qu'on 
ait  pu  dire  de  l'intervention  personnelle  du  roi  Louis-Philippe  dans 
son  gouvernement.  Plus  que  personne,  M.  le  duc  de  Broglie  le  prit 
au  sérieux;  il  exerça  dans  toute  son  étendue  les  prérogatives  d'un 
premier  ministre,  non  qu'il  eût  un  goût  très  vif  pour  le  pouvoir, 
il  a  cent  fois  prouvé  le  contraire,  mais  parce  qu'il  tenait  à  ne  rien 
laisser  échapper  de  ce  qu'il  considérait  comme  l'essence  du  gou- 
vernement représentatif.  Il  le  déclara  hautement  d'avance  quand 
il  vint  faire  à  la  chambre  des  députés  les  déclarations  d'usage.  «  J'ai 
reçu  du  roi,  dit-il,  j'ai  reçu  de  la  confiance  de  mes  collègues  l'ho- 
norable mission  d'imprimer  au  cabinet  cet  ensemble,  cette  unité  de 
vues,  de  principes,  de  conduite,  sans  laquelle  la  vraie  responsabi- 
lité ministérielle,  la  responsabilité  collective,  ne  devient  qu'un  vain 
mot,  et  qui  fait  la  force  et  la  dignité  des  gouvernemens.  »  Ce  lan- 
gage tout  parlementaire  nous  transporte  dans  un  monde  bien  diffé- 
rent de  celui  où  nous  vivons. 

Le  président  du  conseil  accompagnait  le  roi  à  cette  fatale  revue 
du  28  juillet  1835,  où  la  machine  infernale  de  Fieschi  éclata  sur  le 
cortège  royal  et  fit  à  la  fois  tant  de  victimes.  M.  le  duc  de  Broglie 
eut  le  collet  de  son  habit  emporté  par  une  balle  qui  resta  dans  sa 
cravate.  De  toutes  parts  on  réclamait  des  garanties  contre  le  re- 
tour de  semblables  forfaits.  Le  gouvernement  présenta  les  lois  qui 
ont  reçu  le  nom  de  lois  de  septembre^  parce  qu'elles  ne  furent  vo- 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tées  qu'au  mois  de  septembre  suivant.  Ces  lois,  que  la  fureur  des 
partis  a  si  étrangement  défigurées,  étaient  au  nombre  de  trois: 
l'une  réduisait  de  huit  à  sept  sur  douze  le  nombre  des  voix  néces- 
saires aux  condamnations  par  le  jury;  la  seconde  autorisait  les  cours 
d'assises  à  faire  amener  de  force  ceux  des  prévenus  qui  refuseraient 
de  comparaître  devant  elles,  ou  même  à  passer  outre  aux  débats  en 
leur  absence;  la  troisième  enfin,  la  plus  contestée,  défendait  d'at- 
taquer par  la  voie  de  la  presse  la  personne  et  les  droits  du  roi,  et 
déférait  à  la  cour  des  pairs,  comme  attentat  à  la  sûreté  de  l'état, 
toute  provocation  à  l'insurrection. 

Le  véritable  reproche  qu'on  peut  adresser  à  ces  lois,  c'est  leur 
impuissance  :  elles  n'ont  rien  empêché.  Rien  n'y  excédait  les  bornes 
de  la  répression  la  plus  légitime.  La  loi  de  la  presse,  entre  autres, 
ne  modifiait  aucun  des  principes  de  la  législation  défendue  par 
M.  de  Broglie  en  1819;  elle  ne  rétablissait  aucune  censure  pré- 
ventive, aucune  juridiction  discrétionnaire,  et  la  presse  serait  fort 
heureuse  aujourd'hui  de  vivre  sous  ce  régime.  On  ne  peut  cepen- 
dant se  faire  une  idée  du  déchaînement  qu'il  excita.  Le  président 
du  conseil,  qui  avait  eu  la  plus  grande  part  à  la  proposition, 
défendit  son  œuvre.  C'est  la  seule  circonstance  de  sa  vie  politique 
où  il  se  soit  mêlé  aux  luttes  ardentes  :  il  aimait  mieux  les  thèses 
réfléchies,  les  savantes  discussions;  mais  cette  fois  l'indignation 
l'emporta  hors  de  lui-même.  Il  faudrait  citer  tout  entier  ce  dis- 
cours, si  plein  d'une  noble  colère.  En  voici  la  péroraison  :  a  Le 
gouvernement  de  juillet  a  pris  naissance  au  sein  d'une  révolution 
populaire;  c'était  là  sa  gloire  et  son  danger.  La  gloire  a  été  pure, 
parce  que  la  cause  a  été  juste;  le  danger  est  grand,  car  toute  insur- 
rection qui  réussit,  légitime  ou  non,  enfante  par  son  succès  des 
insurrections  nouvelles.  La  révolte,  c'est  là  l'ennemi  que  la  révolu- 
tion, la  glorieuse  et  légitime  révolution  de  juillet,  portait  dans  son 
sein.  La  révolte,  nous  l'avons  combattue  sous  toutes  les  formes,  sur 
tous  les  champs  de  bataille.  Elle  a  commencé  par  vouloir  élever  en 
face  de  cette  tribune  des  tribunes  rivales,  d'où  elle  pût  vous  dicter 
ses  volontés  insolentes  et  vous  imposer  ses  caprices  sanguinaires. 
Nous  avons  démoli  ces  tribunes  factieuses,  nous  avons  fermé  les 
clubs,  nous  avons  pour  la  première  fois  muselé  le  monstre.  Elle  est 
alors  descendue  dans  la  rue;  vous  l'avez  vue  heurter  aux  portes  du 
palais  du  roi,  aux  portes  de  ce  palais,  les  bras  nus,  déguenillée, 
hurlant,  vociférant  des  injures  et  des  menaces,  et  pensant  tout  en- 
traîner par  la  peur.  Nous  l'avons  regardée  en  face;  la  loi  à  la  main, 
nous  avons  dissipé  ses  attroupemens ,  nous  l'avons  fait  rentrer  dans 
sa  tanière.  Elle  s'est  alors  organisée  en  sociétés  anarchiques,  en 
complots  vivans,  en  conspirations  permanentes;  la  loi  à  la  main. 


PUBLICISTES    ET   HOMMES    d'ÉTAT.  320 

nous  avons  dissous  les  sociétés  anarchiques;  nous  avons  arrêté  les 
chefs,  éparpillé  les  soldats.  Enfin,  après  nous  avoir  plus  d'une  fois 
menacés  de  la  bataille,  plusieurs  fois  elle  nous  l'a  livrée;  plusieurs 
fols  nous  l'avons  vaincue,  plusieurs  fois  nous  l'avons  traînée,  mal- 
gré ses  clameurs,  aux  pieds  de  la  justice,  pour  recevoir  son  châti- 
ment. Elle  est  maintenant  à  son  dernier  asile,  elle  se  réfugie  dans 
la  presse  factieuse;  elle  se  réfugie  derrière  le  droit  sacré  de  discus- 
sion que  la  charte  donne  à  tous  les  Français.  C'est  de  là  que,  sem- 
blable à  ce  scélérat  dont  l'histoire  a  flétri  la  mémoire,  et  qui  avait 
empoisonné  les  fontaines  d'une  cité  populeuse,  elle  empoisonne  cha- 
que jour  les  sources  de  l'intelligence  humaine,  les  canaux  où  doit 
circuler  la  vérité.  Nous  l'attaquons  dans  son  dernier  asile,  nous  lui 
arrachons  son  dernier  masque  ;  après  avoir  dompté  la  révolte  ma- 
térielle sans  porter  atteinte  à  la  liberté  légitime  des  personnes,  nous 
entreprenons  de  dompter  la  révolte  du  langage  sans  porter  atteinte 
à  la  liberté  légitime  de  la  discussion.  » 

Ce  cri  courageux  ne  pouvait  avoir  qu'un  grand  succès  dans  une 
chambre  française  ;  les  acclamations  de  la  majorité  interrompirent 
l'orateur  à  plusieurs  reprises.  Hélas!  si  ceux  qui  repoussaient  avec 
le  plus  de  violence  ces  mesures  de  salut  avaient  pu  lire  dans  l'ave- 
nir, ils  auraient  remercié  les  premiers  le  gouvernement  royal  de 
n'employer  contre  eux  que  les  armes  légales.  Un  temps  devait  venir 
où  ils  expieraient  leur  succès  d'un  jour  par  une  répression  bien  au- 
trement terrible.  En  les  arrêtant  sur  cette  pente  fatale,  la  monar- 
chie constitutionnelle  les  préservait  à  leur  insu  de  la  déportation 
sans  jugement  et  de  la  mort  sans  phrases.  Les  lois  de  septembre  fu- 
rent votées;  mais  l'irritation  survécut  à  ces  discussions,  et  quelques 
mois  après  le  ministère  fut  renversé  par  un  vote  de  la  chambre  sur 
une  question  incidente.  M.  le  duc  de  Broglie,  fatigué  de  tant  d'in- 
constance, sortit  du  pouvoir  pour  n'y  plus  rentrer. 

L'incident  qui  détermina  sa  retraite  est  curieux  et  caractéristique. 
Il  s'agissait  de  la  conversion  des  rentes,  proposée  soudainement 
par  M,  Humann.  Le  président  du  conseil  venait  de  présenter  les 
objections  du  gouvernement;  on  prétendit  qu'il  avait  manqué  de 
clarté;  impatienté,  il  reproduisit  en  termes  plus  sommaires  ce  qu'il 
venait  de  dire,  et  ajouta  en  s' adressant  à  ses  interrupteurs  :  Est-re 
clair?  Les  chambres  étaient  alors  infiniment  plus  susceptibles  qu'au- 
jourd'hui; on  trouva  le  mot  peu  parlementaire,  et  on  s'en  fit  un  grief 
qui  réussit  à  détacher  quelques  voix.  Voilà  sur  quoi  succomba  ce 
ministère  qui  a  marqué  la  grande  époque  du  gouvernement  de  1830. 
Jamais  cause  plus  puérile  n'eut  de  plus  fâcheux  résultats,  et  on 
comprend  sans  peine  que  le  souvenir  de  pareilles  misères  ait  amené 
une  réaction  contre  l'excès  des  prétentions  parlementaires.  Malheu- 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reusement  le  remède  a  été  pire  que  le  mal.  M.  le  duc  de  Broglie 
manquait,  dans  ses  rapports  avec  les  chambres,  de  cette  souplesse 
complaisante  que  les  maîtres  impérieux  cherchent  avant  tout;  mais 
cette  qualité  est  la  dernière  qu'un  pays  libre  doit  exiger  de  ses  mi- 
nistres. Tout  homme  qui  cède  facilement  aux  influences  de  presse 
ou  de  tribune  devrait  être  plutôt  suspect.  La  fierté,  même  incom- 
mode, est  un  bon  signe.  Ce  que  M.  le  duc  de  Broglie  était  devant 
les  chambres,  il  l'était  devant  le  roi,  devant  les  factions  et  devant 
l'Europe;  c'était  assez  pour  qu'on  pût  lui  passer  quelques  mots 
brusques,  parfaitement  justifiés  d'ailleurs  par  les  outrages  dont  on 
l'abreuvait.  La  France  reviendra  certainement  quelque  jour  au  gou- 
vernement parlementaire,  et  même  beaucoup  plus  tôt  que  nous  ne 
l'avions  espéré;  qu'elle  apprenne  par  cette  expérience  à  se  respecter 
elle-même  dans  ceux  qui  la  servent. 

Le  plus  ancien,  le  plus  éprouvé  des  gouvernemens  constitution- 
nels nous  donne  à  cet  égard  un  grand  exemple.  La  vie  des  ministres 
anglais  est  beaucoup  moins  dure  que  ne  l'était,  sous  la  dernière 
monarchie,  celle  des  ministres  français.  Sans  doute,  dans  les  occa- 
sions importantes,  la  nation  sait  prendre  les  moyens  de  faire  préva- 
loir sa  volonté  ;  mais  dans  le  cours  habituel  des  choses  on  combat 
à  armes  courtoises.  Rien  de  pareil  à  cette  cohue  étourdissante,  à 
ces  perpétuels  assauts  dont  nos  chambres  ont  présenté  trop  souvent 
le  triste  spectacle  ;  rien  de  pareil  surtout  à  cette  polémique  furi- 
bonde des  journaux,  qui  a  fini  par  faire  croire  à  la  nation  épouvan- 
tée qu'elle  ne  pourrait  trouver  de  repos  que  dans  l'asservissement 
de  la  presse.  Le  propre  des  institutions  libres,  c'est  de  démêler  dans 
la  foule  et  de  pousser  aux  affaires  les  hommes  qui  donnent  le  plus 
de  garanties  par  leur  talent  et  par  leur  caractère;  quand  ils  y  sont, 
on  ne  gagne  rien  à  les  tourmenter  outre  mesure.  Les  peuples  sages 
tiennent  au  contraire  grand  compte  des  services  passés.  En  ce  mo- 
ment, l'Angleterre  est  gouvernée  par  un  homme  qui  a  plus  de  cin- 
quante ans  de  ministère,  et  chez  nous  M.  le  duc  de  Broglie  n'a  pas 
été  ministre  trois  ans.  Plusieurs  fois,  il  est  vrai,  il  aurait  pu  re- 
prendre le  pouvoir;  il  a  mieux  aimé  s'abstenir.  En  1838,  il  eut  le 
malheur  de  perdre  M'"*'  la  duchesse  de  Broglie,  enlevée  subitement 
par  une  fièvre  cérébrale,  et  cette  perte  a  jeté  sur  le  reste  de  sa  vie 
un  voile  de  tristesse  que  rien  n'a  pu  soulever. 

La  plupart  des  questions  engagées  pendant  qu'il  dirigeait  la  po- 
litique extérieure  se  poursuivirent  sous  ses  successeurs  ;  elles  don- 
nèrent lieu  à  des  discussions  qui  ne  lui  permirent  pas  de  garder  le 
silence.  Une  des  plus  importantes  était  l'affaire  d'Espagne.  Le  parti 
légitimiste  accusait  le  ministère  qui  avait  reconnu  la  reine  Isabelle 
d'avoir  favorisé  en  Espagne  l'abolition  de  la  loi  salique,  et,  en  rendant 


PUBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  331 

possible  la  perte  de  la  couronne  d'Espagne  par  la  maison  de  Bour- 
bon, d'avoir  compromis  une  des  plus  grandes  œuvres  de  l'ancienne 
monarchie.  M.  le  duc  de  Broglie,  directement  atteint  par  ces  criti- 
ques, prit  la  parole  pour  y  répondre.  Il  démontra  que  la  loi  salique 
n'avait,  à  proprement  parler,  jamais  existé  en  Espagne,  et  que  la 
succession  des  femmes  était  le  droit  ancien  et  national  de  ce  pays. 
Philippe  V  avait  essayé  de  changer  la  loi  fondamentale;  mais  un  acte 
solennel  des  certes  avait  aboli  en  1789  la  pragmatique  de  Philippe  V, 
et  cet  acte,  qui  avait  près  de  cinquante  ans  d'existence,  venait 
d'être  confirmé  par  le  testament  de  Ferdinand  YII.  Le  droit  ne  pou- 
vait donc  faire  l'objet  d'un  doute.  L'intérêt  qu'avait  la  France  con- 
stitutionnelle à  soutenir  en  Espagne  et  en  Portugal  les  gouverne- 
mens  libres  qui  succédaient  aux  monarchies  absolues  du  passé  ne 
pouvait  davantage  être  contesté.  Rien  ne  prouvait  d'ailleurs  que 
l'avènement  de  la  reine  Isabelle  dût  faire  sortir  la  couronne  d'Es- 
pagne de  la  maison  de  Bourbon;  le  mariage  de  cette  reine,  dix  ans 
après,  a  montré  au  contraire  qu'on  pouvait  y  trouver  l'occasion  de 
fortifier  l'œuvre  de  Louis  XIV. 

Un  autre  jour,  il  eut  à  justifier  sa  conduite  envers  le  gouverne- 
ment pontifical.  Le  ministère  de  Casimir  Perier,  pour  s'interposer 
entre  les  troupes  autrichiennes  et  les  habitans  révoltés  des  Léga- 
tions, avait  mis  garnison  dans  la  citadelle  d'Ancône.  Plusieurs  fois 
pressé  par  le  saint-siége  de  mettre  un  terme  à  cette  occupation,  le 
ministère  du  11  octobre  s'y  était  constamment  refusé.  Le  cabinet 
présidé  par  M.  le  comte  Mole,  en  jugeant  autrement,  consentit  à 
l'évacuation.  C'était  blâmer  implicitement  l'attitude  du  précédent 
ministère.  M.  le  duc  de  Broglie  la  défendit.  Maintenir  le  pouvoir 
temporel  du  pape  comme  la  condition  essentielle  de  l'indépendance 
de  l'église  et  en  même  temps  obtenir  du  saint-siége  les  institutions 
libres  que  réclamait  l'état  de  la  civilisation,  tel  est  le  programme 
que  le  gouvernement  de  1830  n'a  cessé  de  poursuivre  malgré  l'in- 
cident inutile  et  fâcheux  de  l'évacuation  d'Ancône.  Cette  politique 
aurait  certainement  réussi  sans  les  révolutions  de  1848;  elle  avait 
fait  un  grand  pas  à  l'avènement  de  Pie  IX,  sous  les  auspices  d'un 
ami  de  M.  le  duc  de  Broglie,  l'illustre  Rossi.  On  peut  juger  par  ce  dis- 
cours du  langage  que  tenaient  alors  à  la  cour  de  Rome  les  ministres 
français.  L'administration  des  États-Romains  y  est  traitée  avec  une 
grande  sévérité,  et  jusqu'à  Pie  IX,  cette  sévérité  n'était  que  justice. 
Plus  on  reconnaissait  la  nécessité  du  gouvernement  pontifical,  plus 
on  avait  à  cœur  de  lui  dire  la  vérité.  Il  n'y  a  pas  en  Europe  de 
gouvernement  qui  ait  plus  perdu  à  la  chute  de  la  monarchie  con- 
stitutionnelle. 


132  REVUE   DÉS    DEUX    MONDES. 


III. 


Plusieurs  années  s'écoulent  ici  sans  que  l'ancien  président  du 
conseil  reparaisse  à  la  tribune.  Tout  entier  à  ses  douleurs  domes- 
tiques, il  s'éloigne  volontairement  de  l'arène.  Il  n'y  rentre  qu'au 
mois  de  mars  ISAl,  pour  soutenir  le  projet  de  loi  sur  les  fortifi- 
cations de  Paris.  Parmi  les  œuvres  du  gouvernement  de  juillet, 
c'est  là  une  des  plus  contestables;  mais  les  événemens  d'Orient 
venaient  de  faire  entrevoir  la  possibilité  d'une  guerre  générale, 
et  le  souvenir  des  deux  invasions  de  ISl/i  et  de  1815  agissait 
fortement  sur  les  imaginations.  La  question  ne  se  présentait  pas 
tout  entière  devant  les  chambres.  Les  travaux  avaient  été  com- 
mencés par  ordonnance;  le  ministère  qui  les  avait  décidés  avait 
quitté  les  affaires;  un  ministère  nouveau  en  acceptait  la  responsa- 
bilité. Il  s'agissait  de  ménager  la  transition  entre  le  cabinet  guer- 
rier de  M.  Thiers  et  le  cabinet  pacifique  de  M.  Guizot.  La  loi  des 
fortifications  présentait,  dans  cette  grande  crise,  une  sorte  de  ter- 
rain commun  où  pouvaient  se  rencontrer  les  partisans  de  la  guerre 
et  ceux  de  la  paix;  c'est  sans  doute  ce  qui  décida  M.  de  Broglie  à 
s'y  placer  pour  tenter  un  rapprochement. 

L'année  suivante,  un  triste  devoir  lui  fut  imposé.  Un  accident 
funeste  venait  d'enlever  à  la  France  M.  le  duc  d'Orléans,  fils  aîné  du 
roi,  qui  ne  laissait  que  deux  enfans  en  bas  âge.  La  charte  ne  con- 
tenait aucune  disposition  relative  à  la  régence  ;  il  fallut  y  pourvoir 
par  une  loi.  On  vit  alors  combien  il  importe  que  tout  soit  réglé  d'a- 
vance dans  la  transmission  du  pouvoir  suprême.  C'est  par  là  que  les 
monarchies  l'emportent  sur  les  républiques;  mais  les  monarchies 
elles-mêmes  présentent  un  point  vulnérable  dans  les  minorités. 
Toutes  les  régences  ont  été  plus  ou  moins  des  époques  de  troubles 
publics.  La  monarchie  de  1830  n'eût  pas  plus  qu'une  autre  échappé 
à  cette  fatalité.  A  qui  appartiendrait  la  régence  en  cas  de  minorité? 
Cette  question  souleva  des  orages  qui  annonçaient  d'avance  la  ca- 
tastrophe. Le  gouvernement  proposait  de  suivre  pour  la  régence  les 
mêmes  règles  que  pour  la  couronne,  et  de  la  donner  de  mâle  en 
mâle  à  l'exclusion  des  femmes.  L'opposition  de  toutes  les  couleurs 
soutint  la  régence  des  femmes,  et  c'est  cette  même  question  qui, 
reproduite  brusquement  en  18/i8,  après  l'abdication  du  roi,  causa 
ce  moment  de  vide  et  d'incertitude  qui  donna  passage  à  la  répu- 
blique. M.  le  duc  de  Broglie,  rapporteur  de  la  loi  à  la  chambre  des 
pairs,  se  prononça  pour  l'application  de  la  loi  salique.  On  sent  à  la 
gravité  de  sa  discussion  un  profond  sentiment  des  dangers  que  cette 
épreuve  va  faire  courir  à  la  monarchie. 


PUBLIGISTES    ET   HOMMES    d'ÉTAT.  333 

Il  appuya  jusqu'à  la  fin,  de  ses  conseils,  de  son  influence  et  de  sa 
parole,  le  ministère  présidé  par  M.  Guizot.  Ce  qu'il  avait  fait  à  l'in- 
térieur pour  les  fortifications  de  Paris  et  la  régence,  il  le  fit  pour 
les  questions  extérieures  du  Maroc  et  des  mariages  espagnols.  Les 
bandes  indisciplinées  du  Maroc  ayant  inquiété  sur  leurs  frontières 
de  l'ouest  nos  possessions  d'Afrique,  le  gouvernement  envoya  contre 
cette  puissance  barbare  une  armée  de  terre  et  de  mer.  Pendant  que 
le  maréchal  Bugeaud  gagnait  sur  terre  la  bataille  de  l'Isly,  M.  le 
prince  de  Joinville  bombardait  par  mer  Tanger  et  Mogador,  malgré 
l'attitude  menaçante  des  Anglais,  qui  semblaient  se  regarder  comme 
attaqués  dans  les  ports  de  leur  allié.  Le  but  une  fois  atteint,  le 
ministère  fit  la  paix,  et  l'expérience  a  prouvé  qu'il  l'avait  faite  à 
propos,  car  depuis  cette  époque  le  Maroc  n'a  plus  commis  aucune 
agression  contre  nous.  Quant  aux  mariages  espagnols,  on  n'imagi- 
nerait pas  aujourd'hui  qu'il  fût  possible  de  contester  les  avantages 
d'une  alliance  qui,  en  écartant  du  trône  d'Espagne  le  candidat  pré- 
senté par  l'Angleterre  et  en  rapprochant  par  un  nouveau  lien  les  deux 
maisons  régnantes,  assurait  à  la  France  l'amitié  de  la  Péninsule. 
Que  l'Angleterre  s'en  soit  alarmée,  on  le  comprend  à  la  rigueur; 
mais  que  les  colères  anglaises  aient  trouvé  en  France  de  nombreux 
échos,  c'est  ce  qui  se  comprend  beaucoup  moins.  Dans  l'un  et  l'autre 
cas,  M.  le  duc  de  Broglie  s'associa  cordialement  à  la  politique  suivie 
et  repoussa  des  attaques  injustes. 

Pendant  le  ministère  du  11  octobre,  la  puissante  organisation  des 
sociétés  secrètes  avait  forcé  le  gouvernement  à  proposer  une  loi 
sévère  sur  les  associations.  L'emploi  de  cette  arme  de  guerre  avait 
coûté  beaucoup  à  M.  le  duc  de  Broglie,  qui  s'en  était  expliqué  avec 
une  tristesse  patriotique.  La  sanglante  insurrection  de  Lyon  ne  tarda 
point  à  montrer  qu'on  avait  frappé  juste.  En  réclamant  un  pouvoir 
qu'il  regardait  lui-même  comme  exceptionnel,  le  ministère  l'avait 
restreint  à  la  stricte  nécessité;  il  s'était  engagé  à  n'en  faire  aucune 
application  aux  réunions  religieuses.  Cette  interprétation  ne  repo- 
sant pas  sur  un  texte  formel,  la  cour  de  cassation  déclara  la  loi  ap- 
plicable à  toute  espèce  d'association,  et  l'administration  se  crut 
autorisée  à  en  faire  usage  contre  des  réunions  de  prières.  Le  con- 
sistoire de  l'église  réformée  de  Niort  réclama  par  une  pétition  à  la 
chambre  des  pairs.  M.  le  duc  de  Broglie  l'appuya;  il  rappela  la  dis- 
tinction établie,  lors  de  la  discussion  de  la  loi,  entre  les  assorialions 
proprement  dites  et  les  simples  réunions,  et  puisque  la  jurisprudence 
de  la  cour  de  cassation  n'admettait  pas  cette  différence,  il  demanda 
une  loi  spéciale  qui  garantît  la  liberté  des  cultes.  «  Je  ne  crois  pas, 
dit-il,  que,  quand  l'article  5  de  la  charte  a  dit  que  chacun  en  France 
professait  librement  sa  religion,  on  ait  entendu  dire  que  chacun 
professait  librement  le  culte  qu'il  lui  était  permis  de  professer.  Nous 


33Û  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avons  eu  autrefois  en  France  une  loi  ainsi  conçue  :  aucun  journal  ne 
peut  paraître  sans  l'autorisation  du  gouvernement;  mais  le  gouver- 
nement ne  disait  pas  que  c'était  une  loi  destinée  à  établir  la  liberté 
des  journaux.  » 

La  charte  de  1830  avait  annoncé  la  liberté  d'enseignement.  Cette 
promesse  est  restée  sans  effet.  C'est  un  des  torts,  le  plus  grave  peut- 
être,  du  gouvernement  fondé  à  cette  époque;  mais  il  faut  lui  rendre 
justice,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  sa  faute.  Après  sa  belle  loi  sur  l'in- 
struction primaire,  où  se  trouvait  déjcà  le  principe  de  la  liberté, 
M.  Guizot  avait  présenté  en  1835  un  projet  de  loi  sur  l'instruction 
secondaire,  où  la  promesse  de  la  charte  recevait  une  large  exécu- 
tion. La  répugnance  des  chambres  le  fit  échouer.  Une  nation  qui  a 
été  longtemps  aussi  gouvernée  que  la  nôtre  s'accoutume  lente- 
ment, péniblement,  au  régime  de  la  liberté.  Le  grand  épouvantail, 
tout  le  monde  le  sait,  c'était  la  crainte  des  congrégations  reli- 
gieuses. Un  amendement  portant  que  tout  chef  d'un  établissement 
privé  d'instruction  publique  serait  tenu  de  jurer  qu'il  n'appartenait 
à  aucune  corporation  non  autorisée  fut  introduit  dans  la  loi  malgré 
le  ministre.  A  la  retraite  du  ministère  du  11  octobre,  le  projet 
tomba  avec  lui,  et  pendant  le  reste  du  règne  on  montra  peu  d'em- 
pressement cà  le  reprendre.  Un  nouveau  projet  fut  pourtant  pré- 
senté à  la  chambre  des  pairs  en  i^hh ,  et  M.  le  duc  de  Broglie 
en  fut  nommé  rapporteur.  On  éprouve,  en  lisant  son  rapport,  une 
véritable  peine  à  voir  un  esprit  aussi  large  et  aussi  élevé  s'embar- 
rasser dans  une  foule  de  précautions  et  de  réserves  ;  il  fallait  abso- 
lument en  passer  par  là  pour  avoir  la  moindre  chance  de  réaliser 
la  promesse  de  la  charte.  Malgré  ces  restrictions , -la  loi  ne  put  en- 
core obtenir  la  majorité  dans  les  deux  chambres.  C'est  l'assemblée 
législative  de  la  république  qui  a  eu  l'honneur  de  trancher  la  ques- 
tion, grâce  à  la  réaction  opérée  dans  les  esprits  contre  la  république 
elle-même,  qui  a  fait  adopter  comme  un  moyen  de  salut  ce  qu'on 
avait  repoussé  jusqu'alors  comme  un  danger. 

Mais  ce  qui  força  en  quelque  sorte  M.  le  duc  de  Broglie  à  pren- 
dre une  part  active  aux  discussions  parlementaires,  ce  fut  la  violente 
polémique  que  souleva  le  droit  de  visite.  Nous  ne  trouvons  dans  les 
Écrits  et  Discours  aucune  trace  de  ses  longs  efforts  pour  préparer 
l'abolition  de  l'esclavage  dans  nos  colonies.  11  n'a  pourtant  jamais 
cessé  d'y  travailler,  soit  au  pouvoir,  soit  hors  du  pouvoir,  et  quand 
la  répubhque  de  18/i8  s'est  hâtée  de  supprimer  l'esclavage,  elle  a 
trouvé  la  question  aux  trois  quarts  résolue  par  son  persévérant  apo- 
stolat. Dès  18*21,  il  proposait  k  la  chambre  des  pairs  une  adresse  au 
roi  pour  demander  l'entière  abolition  de  la  traite  ;  en  1827,  il  pro- 
nonçait sur  le  projet  de  loi  présenté  à  cet  effet  un  discours  chaleu- 
reux ;  en  1 8/i0,  il  était  nommé  président  d'une  commission  chargée 


PUJBLICISTES    ET    HOMMES    d'ÉTAT.  335 

de  réunir  les  élémens  d'une  solution,  et  en  18/i3,  après  une  im- 
mense enquête,  il  présentait  au  ministre  de  la  marine  un  rapport 
décisif.  Ces  faits,  qui  feraient  à  eux  seuls  l'honneur  de  toute  une 
vie,  ont  été  rappelés  récemment  par  M.  Augustin  Cochin  dans  son 
livre  sur  l'abolition  de  l'esclavage.  «  Votre  main  plus  qu'aucune 
autre,  dit  M.  Cochin  en  s'adressant  à  M.  le  duc  de  Broglie,  a  con- 
tribué par  des  coups  répétés  à  briser  enfin  les  liens  qui  retenaient 
dans  l'esclavage,  à  l'ombre  du  drapeau  français,  en  face  des  autels 
chrétiens,  250,000  créatures  humaines.  » 

Parmi  les  mesures  prises  à  diverses  époques  pour  amener  par  la 
répression  efficace  de  la  traite  la  destruction  de  l'esclavage,  se  trou- 
vaient deux  conventions  passées  avec  l'Angleterre,  en  1831  et  1833, 
pour  autoriser  les  croiseurs  des  deux  nations  à  visiter  sans  distinc- 
tion les  bâtimens  anglais  ou  français  soupçonnés  de  se  livrer  à  ce 
honteux  trafic.  Le  droit  de  visite  réciproque  avait  été  pratiqué  jus- 
qu'en I8/1I  sans  donner  lieu  à  aucune  réclamation.  L'opposition  y 
découvrit  un  beau  jour  une  atteinte  à  l'indépendante  du  pavillon 
national  et  commença  contre  ce  droit  inoffensif  la  plus  formidable 
campagne.  M.  le  duc  de  Broglie  avait  négocié  la  première  des  deux 
conventions,  il  avait  signé  la  seconde.  Il  les  défendit,  comme  il  le 
dit  lui-même,  en  accusé.  Au  lieu  d'instituer  la  visite  des  navires 
suspects,  qui  existait  de  fait  auparavant,  les  conventions  n'avaient 
fait  que  la  régulariser,  la  limiter,  la  rendre  exactement  réciproque. 
Malgré  ces  bonnes  raisons,  les  susceptibilités  éveillées  persistèrent. 
Le  gouvernement  crut  devoir  entamer  une  négociation  avec  le  ca- 
binet de  Londres  pour  modifier  les  traités.  M.  le  duc  de  Broglie 
consentit  à  s'en  charger,  et  une  nouvelle  convention  fut  conclue  par 
ses  soins,  qui  supprimait  le  droit  de  visite,  mais  en  organisant 
contre  la  traite  de  nouveaux  moyens  de  répression. 

Après  ces  débats,  il  accepta  en  18/i7  le  titre  d'ambassadeur  à 
Londres.  Il  avait  reçu  de  la  nation  anglaise,  comme  simple  négocia- 
teur, un  accueil  plein  d'estime  et  de  respect.  Ces  témoignages  se 
multiplièrent  quand  on  le  vit  investi  d'un  titre  durable.  Nul  ne 
pouvait  mieux  que  lui  calmer  les  passions  excitées  entre  les  deux 
pays,  et  son  acceptation  dans  un  pareil  moment  fut  encore  de  sa 
part  un  acte  de  dévouement.  Une  seule  alTaire  de  quelque  impor- 
tance marqua  sa  courte  ambassade.  La  guerre  civile  venait  d'éclater 
en  Suisse.  Le  souffle  orageux  qui  allait  couvrir  l'Europe  de  révolu- 
tions se  levait  au  pied  des  Alpes.  L'Europe  s'en  inquiéta,  non  sans 
motifs;  des  pourparlers  s'engagèrent  à  Londres  entre  les  représen- 
tans  des  puissances  qui  avaient  garanti  le  pacte  constitutif  de  la 
confédération  helvétique.  L'ambassadeur  de  France  y  prit  naturel- 
lement une  grande  autorité;  il  connaissait,  il  aimait  la  Suisse,  où 
l'appelait  souvent  le  culte  qu'il  conservait  pour  k  mémoire  de  M'"^  de 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Staël,  et  il  souffrait  de  ses  déchiremens  comme  d'un  malheur  do- 
mestique. Le  fait  a  prononcé  à  la  fois  pour  et  contre  ces  inquiétudes. 
La  révolution  prévue  est  arrivée  en  Suisse,  mais  sans  entraîner  tout 
à  fait  les  conséquences  qu'on  redoutait.  Quant  au  danger  que  pré- 
sentait pour  le  reste  de  l'Europe  l'agitation  commencée,  les  événe- 
mens  de  18/18  ont  pris  soin  de  le  démontrer.  Le  discours  que  M.  le 
duc  de  Broglie  prononça  sur  la  question  suisse  à  la  chambre  des 
pairs  devait  être  le  dernier,  puisqu'il  a  précédé  à  peine  d'un  mois  la 
chute  de  la  monarchie. 

Après  la  révolution  de  février,  il  ne  désespéra  pas.  N'ayant  que 
le  titre  d'ambassadeur,  il  ne  fut  pas  compris  dans  la  proscription 
qui  frappa  les  ministres.  Il  resta  donc  en  France,  et,  les  premiers 
momens  passés,  le  suffrage  universel  vint  le  chercher  dans  sa  re- 
traite. Il  ne  fit  point  partie  de  l'assemblée  qui  donna  une  constitu- 
tion à  la  république;  mais  en  1849  le  département  de  l'Eure  le 
choisit  pour  un  de  ses  représentans  à  l'assemblée  législative.  Il  ac- 
cepta ce  nouveau  mandat  et  l'exécuta  tristement,  mais  fidèlement. 
Quels  que  fussent  ses  regrets,  ses  tourmens  de  cœur  et  d'esprit,  il 
les  comprima  pour  faire  encore  une  fois  son  devoir.  Il  s'associa  de 
sa  personne  et  de  son  vote  à  toutes  les  mesures  qui  rétablirent 
l'ordre  ébranlé.  Son  énergique  simplicité,  son  désintéressement  ab- 
solu, son  libéralisme  sincère,  eurent  bientôt  commandé  tous  les  res- 
pects; on  vit  les  plus  ardens  républicains  s'incliner  devant  ce  grand 
exemple  de  vertu  civique.  Il  n'avait  jamais  eu  plus  d'ascendant 
personnel,  et  s'il  n'a  pas  réussi  à  préserver  la  France  de  nouvelles 
secousses,  c'est  que  le  succès  était  impossible. 

Le  vice  capital  de  la  constitution  de  1848  apparaissait  peu  à  peu 
à  tous  les  yeux.  L'existence  simultanée  d'un  président  et  d'une 
assemblée  issus  l'un  et  l'autre  du  suffrage  universel  ne  pouvait  man- 
quer d'aboutir  à  un  conflit.  M.  le  duc  de  Broglie  comprit  parfaite- 
ment que  le  prince-président,  déclaré  non  rééligible  par  la  con- 
stitution, ne  se  soumettrait  point  à  cette  condition,  et  que,  pour 
se  maintenir  au  pouvoir,  il  trouverait  un  puissant  appui,  soit  dans 
l'armée,  soit  dans  les  classes  populaires  qui  l'avaient  élu.  On  ne 
pouvait  trouver  d'autre  issue  légale  que  dans  la  révision  de  la  con- 
titution  par  une  nouvelle  assemblée  constituante.  Une  proposition 
dans  ce  sens  fut  faite  à  l'assemblée,  qui  en  renvoya  l'examen  à  une 
commission.  M.  le  duc  de  Broglie,  nommé  président,  s'y  déclara  sans 
hésiter  pour  la  révision  immédiate.  Les  séances  des  commissions 
n'étant  pas  publiques,  on  n'a  pu  retrouver  le  texte  même  des  con- 
sidérations qu'il  présenta  à  f appui  de  son  opinion;  mais  les  jour- 
naux du  temps  en  donnèrent  la  substance,  et  en  les  collationnant 
avec  ses  notes,  on  a  pu  rétablir  assez  exactement  ses  paroles.  Ce 
document  devient  aujourd'hui  historique. 


PUBLICISTES    ET   HOMMES    d'ÉTAT.  337 

«  On  prétend,  dit-il,  ne  pas  connaître  les  vices  de  la  constitu- 
tion, et  on  soutient  que,  si  elle  éprouve  quelques  difficultés  dans  sa 
marche,  c'est  la  faute,  non  de  l'institution  en  elle-même,  mais  des 
hommes  qui  se  trouvent  chargés  de  l'appliquer.  Parlons  franche- 
ment :  on  n'accuse  pas  les  hommes,  mais  un  seul  homme,  le  pré- 
sident de  la  république.  M.  de  Broglie  n'a  pas  mission  de  le  dé- 
fendre; il  n'est  ni  son  ministre,  ni  son  conseiller,  ni  son  ami;  il  n'a 
fait  connaissance  avec  lui  que  pour  l'envoyer  au  fort  de  Ham,  quand 
il  a  été  appelé  à  le  juger.  S'il  médite  un  18  brumaire,  M.  de  Bro- 
glie l'ignore  et  ne  veut  pas  le  supposer.  Admettons  j)Ourtant  que  ce 
soit  là  sa  pensée  et  que  ce  danger  existe.  Le  président  lui-même, 
qui  l'a  fait?  La  constitution.  Demander  au  suffrage  universel  d'élire 
un  président  pour  un  grand  pays  unitaire  comme  la  France,  n'était- 
ce  pas  appeler  de  toute  nécessité  un  prétendant  à  la  présidence? 
Qui  veut-on  que  les  masses  choisissent,  excepté  un  homme  dont  le 
nom  exerce  sur  elles  un  prestige  superstitieux,  ou  par  la  grandeur 
de  sa  race,  ou  par  l'éclat  de  ses  aventures?  Nous  aurions  Washing- 
ton, John  Adams,  Monroë,  en  un  mot  un  de  ces  républicains  éclai- 
rés qui  ont  honoré  les  États-Unis,  que  la  foule,  qui  saurait  à  peine 
leur  nom,  ne  les  nommerait  pas.  Si  le  président,  une  fois  élu,  est 
tenté  de  sortir  de  la  constitution,  encore  ici  à  qui  la  faute?  A  la 
constitution  même.  Elle  remet  à  un  homme  la  disposition  de  la  to- 
talité des  forces  d'une  grande  nation  et  l'environne  lui  seul  de  tout 
l'éclat  du  pouvoir  royal;  elle  le  place  dans  une  situation  où  il  est 
l'égal  d'un  roi  et  lui  donne  les  moyens  de  tout  oser;  puis  elle  le 
somme,  au  bout  de  quatre  ans,  de  prendre  son  chapeau  et  de  s'en 
aller  loger  dans  un  hôtel  garni.  Elle  le  place  entre  le  néant  et  l'usur- 
pation, et  elle  s'étonne  qu'il  ne  veuille  pas  le  néant!  Si  M.  de  Bro- 
glie désire  la  révision,  c'est  pour  que  ces  conditions  de  l'élection 
du  président  soient  changées.  Toute  cette  partie  de  la  constitution 
est  extravagante.  Quand  le  résultat  arrivera,  M.  de  Broglie  est  dé- 
cidé à  résister,  bien  qu'il  trouve  ridicule  de  se  draper  d'avance 
comme  un  Brutus;  mais  ne  vaut-il  pas  mieux  l'éviter  en  corrigeant 
les  vices  de  la  constitution  qui  ont  amené  cette  triste  situation?  » 

Ceci  se  passait  le  28  juin  1851.  La  proposition  de  révision  réunit 
dans  l'assemblée  la  majorité ,  mais  elle  n'obtint  pas  les  trois  quarts 
des  voix  exigés  par  la  constitution.  Le  2  décembre  suivant  éclata 
le  coup  d'état  que  M.  de  Broglie  avait  prévu.  Gomme  il  l'avait  an- 
noncé, il  prit  parti  pour  la  résistance,  quoiqu'il  ne  se  fît  aucune  il- 
lusion ;  il  était,  malgré  son  âge,  du  nombre  des  représentans  qui  se 
réunirent  cà  la  mairie  du  10**  arrondissement  pour  soutenir  la  lutte, 
et  qui  furent  arrêtés  par  la  force  armée.  Ainsi  finit  sa  vie  politique; 
il  avait  soixante-six  ans. 

TOME   XLVIII.  22 


338  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

De  nouveau  condamné  au  repos  par  une  révolution,  et  cette  fois 
pour  longtemps,  il  est  resté  depuis  douze  ans  le  témoin  inactif  d'un 
ordre  de  choses  bien  éloigné  de  celui  qu'il  avait  rêvé  pour  son  pays. 
Il  n'est  sorti  de  son  silence  qu'en  1856  pour  prononcer  cet  admi- 
rable discours  de  réception  à  l'Académie  française  qui  le  montra 
tout  à  coup  sous  un  nouveau  jour.  Le  public  français,  si  indifférent 
et  si  mobile,  connaissait  en  lui  l'homme  politique,  le  duc  et  pair, 
l'ancien  président  du  conseil  :  on  avait  oublié  l'orateur  et  l'écrivain. 
On  fut  bien  forcé  de  s'en  souvenir  en  écoutant  cette  parole  nerveuse, 
dont  chaque  mot  se  gravait  dans  les  esprits  et  y  laissait  une  em- 
preinte profonde.  Jamais  plus  de  sobriété  ne  s'unit  à  plus  de  relief. 
Tantôt  la  phrase  brève  et  concise  partait  comme  un  trait,  tantôt  elle 
s'assouplissait  en  période  naturelle  et  aisée  ;  mais,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  elle  ne  manquait  jamais  son  but.  La  familiarité 
même  de  quelques  expressions  rehaussait  la  vigueur  contenue  de 
la  pensée.  L'effet  fat  très  grand  sur  un  auditoire  exercé  à  apprécier 
les  plus  rares  et  les  plus  puissans  secrets  du  langage.  Aux  premiers 
accens  de  cette  mâle  éloquence,  chacun  se  sentit  ramené  vers  le 
temps  où  la  parole  était  l'âme  et  la  vie  de  nos  institutions,  où  la  lit- 
térature et  la  politique  marchaient  de  pair,  s'éclairant,  se  fortifiant 
l'une  par  l'autre,  et  quand  arriva  cette  heureuse  péroraison  où  il 
montrait  l'empereur  Sévère  se  levant  sur  son  lit  de  mort  pour  s'é- 
crier d'une  voix  forte  :  Travaillons!  [laboremusl)  on  put  croire  que 
l'assemblée  tout  entière  allait  se  lever  aussi  pour  répéter  le  grand 
mot  d'ordre.  C'était  le  mot  de  toute  sa  vie  qu'il  venait  de  dire,  le 
mot  qui  fait  les  hommes  éprouvés  et  les  nations  libres. 

Le  recueil  des  Écrits  et  Discours  contient  encore  trois  notices 
biographiques  écrites  à  diverses  époques.  Dans  les  discours  de  tri- 
bune, on  sent  toujours  plus  ou  moins  l'abandon  de  l'improvisation: 
ici,  la  forme  est  plus  arrêtée,  plus  exquise.  Le  portrait  de  M.  Sil- 
vestre  de  Sacy,  le  savant  orientaliste,  décèle  un  art  accompli;  celui 
de  M.  le  maréchal  Maison  est  plus  vivant  encore.  L'un  présente  le 
spectacle  d'une  vie  calme,  heureuse,  toute  consacrée  à  l'étude  et  à 
la  pratique  des  vertus  chrétiennes;  l'autre  respire  la  poudre  des 
champs  de  bataille  et  peint  avec  vivacité  ce  vigoureux  soldat  qui 
comptait  encore  plus  de  blessures  que  de  grades.  Ces  deux  person- 
nages étaient  morts  pairs  de  France;  la  troisième  notice  a  un  carac- 
tère plus  intime,  elle  est  consacrée  à  un  homme  qui  n'a  pas  eu 
l'honneur  d'être  pair,  qui  n'était  même  pas  Français,  et  qui  devra 
à  son  biographe  un  juste  retour  de  renommée,  M.  Lullin  de  Cha- 
teauvieux,  l'auteur  des  Lettres  sur  l'Italie  en  1812  et  du  Manuscrit 
de  Saintc-IIêlêne.  Ce  qui  a  valu  à  M.  de  Chateauvieux  cet  hommage 
touchant,  c'est  qu'il  avait  fait  partie  de  la  société  de  M'""  de  Staël  à 
Coppet,  qu'il  avait  été  l'ami  de  M.  Auguste  de  Staël  et  qu'il  ne  s'est 


PUBLICISTES    ET   HOMMES    d'ÉTAT.  339 

jamais  consolé  de  sa  perte.  A  défaut  de  ces  titres  de  famille,  l'origi- 
nalité de  son  talent  et  l'indépendance  de  sa  vie  auraient  suffi. 

Depuis  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française,  M.  le  duc 
de  Broglie  n'a  rien  publié;  mais  tout  le  monde  a  appris,  par  l'éclat 
d'un  procès  inattendu,  qu'il  remplissait  ses  oisivetés,  comme  Yau- 
ban,  en  écrivant  des  Vues  sur  le  gouvernement  français.  Nous  igno- 
rons ce  que  renferme  ce  manuscrit,  condamné  par  la  police  à  rester 
secret;  il  sera  sans  nul  doute  publié  un  jour,  et  on  aura  alors  le 
dernier  mot  de  cette  longue  expérience.  A  défaut  de  nous-mêmes, 
nos  successeurs  en  profiteront. 

Nous  avons  indiqué  quelques  lacunes  dans  la  trop  courte  publi- 
cation qui  vient  de  nous  occuper  ;  nous  ne  les  avons  pas  indiquées 
toutes,  et  la  biographie  complète  de  M.  le  duc  de  Broglie  reste  à 
faire.  Cet  aperçu  donnera  du  moins,  nous  l'espérons,  aux  généra- 
tions nouvelles  une  idée  de  la  noble  figure  qui  ne  se  montre  qu'à 
demi  à  leurs  regards.  Ce  qui  la  distingue,  c'est  le  travail,  le  travail 
continu,  persévérant,  infatigable,  quand  il  était  si  facile  à  l'héritier 
de  ce  nom  illustre  de  s'endormir  dans  un  loisir  opulent.  On  travaille 
peu  aujourd'hui,  on  aime  peu  la  peine  et  le  sacrifice;  qu'on  ap- 
prenne par  là  à  en  rougir.  M.  le  duc  de  Broglie  a  tout  lu,  tout  mé- 
dité :  littérature,  philosophie,  histoire,  droit  public,  économie  poli- 
tique, théologie  même.  Les  principales  langues  de  l'Europe  n'ont 
pour  lui  aucun  secret,  et  il  peut  suivre,  il  suit  à  la  fois  dans  le 
monde  entier  le  mouvement  des  idées  et  des  faits.  A  ces  longues  et 
patientes  études,  il  a  joint  une  vie  politique  pleine  d'efibrts  et  de 
périls;  il  est  resté  quarante  ans  sur  la  brèche. 

On  ne  peut  voir  en  lui  un  écrivain  et  un  orateur  de  profession, 
quoiqu'il  ait  à  l'occasion  aussi  bien  parlé  et  aussi  bien  écrit  qu'au- 
cun autre.  Il  n'a  jamais  abordé  la  tribune  que  sous  une  nécessité 
pressante;  mais  quand  une  fois  il  y  était  monté,  il  épuisait  le  sujet. 
Il  n'y  apportait  aucun  étalage  oratoire,  aucune  prétention,  aucune 
recherche  :  la  discussion  simple  et  nue,  mais  rigoureuse,  l'enchaî- 
nement des  preuves,  la  clarté  de  l'exposition,  la  véhémence  de  la 
dialectique,  et  cette  force  irrésistible  que  donne  l'accent  de  la  con- 
viction. On  sent  à  chaque  mot  la  haine  du  mensonge  et  le  dédain 
de  l'habileté.  Pour  le  caractère,  c'est  un  républicain,  un  grand 
républicain ,  dans  le  véritable  et  bon  sens  du  mot.  Ce  n'est  pas 
un  démocrate,  à  coup  sûr,  mais  c'est  encore  moins  un  aristocrate 
malgré  sa  naissance.  Nul  n'a  moins  que  lui  les  préjugés  de  l'aristo- 
cratie. Il  y  a  une  région  supérieure  à  cet  éternel  débat  entre  l'aris- 
tocratie et  la  démocratie,  c'est  là  qu'il  a  toujours  aimé  à  se  placer. 
11  a  soutenu  la  liberté  civile,  politique,  religieuse,  économique,  la 
justice  sous  toutes  ses  formes,  le  droit  pour  tous.  Il  s'est  attaché 
par  raison  à  deux  monarchies,  mais  en  y  portant  une  inflexible  aus_ 


340  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

térité  de  mœurs,  de  goûts  et  d'idées.  «  Le  roi  Louis -Philipppe, 
dit  M.  Guizot,  avait  pour  le  duc  de  Broglie  plus  d'estime  et  de  con- 
fiance que  d'attrait.  »  C'est  qu'en  effet  personne  n'a  été  moins  cour- 
tisan, et  les  rois,  même  les  plus  sages,  ont  toujours  un  faible  pour 
ceux  qui  leur  cèdent.  Modeste  et  fier,  il  n'a  pas  recherché  les  hon- 
neurs, il  ne  les  a  pas  dédaignés,  il  n'y  songeait  pas,  et,  ce  qui  est 
plus  rare  encore,  il  n'a  pas  plus  brigué  la  popularité  et  la  renommée 
que  le  pouvoir.  Dans  la  grande  époque  de  la  république  de  Hol- 
lande, il  eût  été  un  de  Witt  ou  un  Barnevelt;  en  Angleterre,  il  se- 
rait le  chef  vénéré  du  grand  parti  whig.  Quand  la  république  est 
venue,  elle  l'a  trouvé  tout  prêt  :  c'est  la  France  elle-même  qui  n'é- 
tait pas  prête,  et,  parmi  les  républicains  de  la  veille,  combien  peu 
méritaient  ce  titre  autant  que  lui  ! 

Dans  le  cours  de  sa  vie  publique,  les  événemens  ont  tourné  trois 
fois  contre  ses  vœux;  il  a  vu  trois  révolutions  qu'il  aurait  voulu  pré- 
venir :  1830,  1848  et  1851.  S'il  n'a  pas  eu  pour  récompense  de  ses 
services  l'échafaud  de  son  père,  il  a  eu  à  subir  les  amertumes  de  la 
défaite  et  il  a  fini  par  la  prison.  Il  devait  s'attendre  à  pis  encore  par 
le  terrible  exemple  qu'il  avait  sous  les  yeux,  et  il  n'a  pas  hésité.  Tel 
est  le  tranquille  courage  que  donne  l'amour  de  la  patrie  et  de  la 
liberté.  Cette  cause  immortelle  compte  bien  des  martyrs,  et  rien  ne 
lasse  ses  défenseurs. 

Pour  qui  ne  juge  que  sur  l'apparence,  M.  le  duc  de  Broglie  a 
succombé  dans  les  causes  qu'il  a  servies,  les  flots  se  sont  éloignés 
de  lui  sans  retour.  D'où  vient  cependant  le  respect  sans  égal  qui 
s'attache  à  son  nom?  Il  n'a  voulu  prendre  aucune  part  au  dernier 
mouvement  électoral;  il  n'a  pas  dit  un  mot,  il  n'a  pas  fait  un  pas, 
mais  il  a  ouvert  un  jour  sa  maison  à  ceux  qui  se  réunissaient  pour  en 
parler,  et  ce  simple  fait  a  suffi  pour  exciter  un  frémissement  dans  le 
pays.  C'est  que,  même  en  France,  une  pareille  vie  ne  s'oublie  pas. 
Si  ce  nom  représente  des  institutions  tombées,  il  représente  aussi 
des  idées  qui  ne  peuvent  pas  mourir.  Le  temps  a  détruit  quelques- 
unes  de  ses  œuvres,  il  en  est  encore  plus  qui  survivent.  Regardons 
autour  de  nous  :  à  l'extérieur,  la  Belgique  affranchie,  FEspagne  dé- 
livrée, la  Grèce  indépendante,  la  sainte  alliance  dissoute,  sans 
commotion  et  sans  grande  guerre;  à  l'intérieur,  la  loi  de  1819  sur  la 
liberté  de  la  presse,  tant  d'autres  lois  rendues  sur  les  questions  les 
plus  vitales,  le  code  pénal  réformé,  la  traite  réprimée,  l'esclavage 
aboli,  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  les  résultats  de  tout  genre  acquis 
par  dix-huit  ans  de  gouvernement  libre.  Plus  encore  que  les  actes, 
il  restera  de  lui  ce  qui  reste  de  ces  Russell  et  de  ces  Hampden 
dont  il  a  lui-même  évoqué  la  mémoire,  —  le  souvenir  et  l'exemple 
d'un  grand  citoyen. 

LÉONCE    DE    LaVERGNE. 


A  PROPOS 

DES  CHARMETTES 


Un  excellent  ami  que  j'ai  perdu  m'avait  fait  autrefois  en  quelques 
lignes  la  description  des  Gharmettes.  Ces  lignes,  et  ma  réponse  à 
ce  fragment  de  sa  lettre,  ont  été  publiées  il  y  a  déjà  longtemps.  Je 
n'ai  pas  la  fatuité  de  croire  que  l'on  s'en  souvienne;  aussi  résume- 
rai-je  en  peu  de  mots  les  réflexions  du  Malgache  et  les  miennes. 

—  Que  de  douces  et  tristes  pensées,  me  disait  mon  ami  en  reve- 
nant des  Gharmettes,  évoque  la  vue  de  ces  chaumières!  Leur  his- 
toire est  celle  de  nos  plus  beaux  jours. 

—  Oui,  sans  doute,  lui  répondais-je,  Rousseau  nous  a  fait  vivre 
de  sa  vie  à  l'âge  où  nous  étions  poètes  et  où  nous  ne  raisonnions 
pas.  Nous  lui  passions  tout,  nous  l'aimions  en  dépit  de  tout.  L'ai- 
mons-nous encore? 

Après  avoir  posé  cette  question  à  mon  ami,  je  me  hâtais  de  ré- 
pondre :  —  Oui!  Quant  à  moi  je  lui  reste  fidèle,  —  et  j'aurais  pu 
ajouter  fidèle  comme  au  père  qui  m'a  engendré,  car  s'il  ne  m'a  pas 
légué  son  génie,  il  m'a  transmis,  comme  à  tous  les  artistes  de  mon 
temps,  l'amour  de  la  nature,  fenthousiasme  du  vrai,  le  mépris  de 
la  vie  factice  et  le  dégoût  des  vanités  du  monde.  N'est-ce  pas  Là  le 
seul  bonheur  que  l'homme  puisse  réaliser  par  le  seul  fait  de  sa  vo- 
lonté, et  n'est-ce  pas  là  le  bienfait  inappréciable  que  nous  devons 
à  Rousseau?  Que  d'autres,  après  lui,  soient  venus  chanter  magnifi- 
quement les  charmes  de  la  campagne,  les  beautés  de  la  création  et 
les  délices  de  la  rêverie,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  premier, 
après  des  siècles  d'oubli  et  d'ingratitude,  il  ramena  l'homme  au 
sentiment  du  vrai  et  au  culte  de  la  simplicité.  La  littérature,  qui 
est  l'expression  de  la  vie  intellectuelle  des  masses,  était  devenue 
pompeuse  ou  maniérée;  il  la  fit  sincère  et  sublime.  Les  plus  vigou- 


342  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reux  génies  comme  les  plus  doux  talens  de  notre  époque  auraient 
beau  le  nier,  ils  lui  doivent  leur  principale  initiation.  Quant  à  ceux 
qui  se  contentent  d'aimer  et  de  goûter  les  lettres,  pour  peu  qu'ils 
se  soient  sentis  vivre,  ils  lui  doivent  la  notion  de  la  vraie  beauté  des 
choses  de  Dieu,  et,  par  l'effet  du  prodige  d'éternelle  fécondité  qui 
caractérise  le  génie,  Rousseau  étendra  à  jamais  son  influence, 
même  sur  ceux  qui  ne  l'auront  pas  lu,  puisque  tout  ce  qui  a  été 
écrit  après  lui  sur  la  nature  n'est  qu'un  reflet  plus  ou  moins  modi- 
fié de  son  rayonnement. 

Vingt  ans  après  avoir  pensé  ainsi  sur  Rousseau,  pensant  toujours 
de  même  et  ne  sentant  pas  faiblir  la  plénitude  de  ma  reconnais- 
sance, j'ai  voulu,  moi  aussi,  voir  les  Charmettes. 

Entre  plusieurs  raisons  qui  de  Toulon  me  faisaient  revenir  à  No- 
hant  par  Ghambéry,  —  ce  qui  n'est  pas  précisément  la  route,  —  le 
désir  de  faire  mon  pèlerinage  à  cette  illustre  maisonnette  avait  pesé 
beaucoup  dans  ma  résolution,  et  pourtant  j'approchais  du  sanc- 
tuaire avec  un  peu  de  souci.  Je  ne  savais  pas  si  je  retrouverais  là 
ce  que  j'y  venais  chercher,  et  si  la  vue  des  choses  ne  trahirait  pas 
l'idée  que  je  m'en  étais  faite;  mais  cette  crainte  se  dissipa  pendant 
que  la  voiture  montait  au  pas  ce  ravissant  chemin  ombragé  si  bien 
décrit  par  Jean-Jacques,  et  semblable  à  ce  qu'il  était  de  son  temps. 
Peut-être  est-il  mieux  entretenu  et  plus  fréquenté,  peut-être  beau- 
coup d'arbres  qui  paraissent  vieux  ont-ils  déjà  été  renouvelés,  car, 
dans  les  plis  frais  et  fertiles  de  la  vallée  de  Ghambéry,  les  arbres 
poussent  avec  une  vigueur  étonnante,  et  nulle  part  je  n'en  ai  vu  de 
si  sains,  de  si  beaux,  et  en  si  grande  quantité;  mais  ce  qui  n'a  pas 
changé,  c'est  le  soudain  mouvement  de  la  colline  qu'il  faut  gravir, 
c'est  le  ruisseau  dont  on  remonte  le  cours,  ce  sont  les  beaux  her- 
bages et  les  fleurs  printanières  qui  tapissent  ses  rives,  c'est  le  ca- 
ractère doucement  mystérieux  de  cette  région  couverte  et  enfermée 
qui  semble  inviter  aux  plaisirs  de  la  rêverie  et  aux  charmes  de  l'in- 
timité. Enfin  on  arrive  à  mi-côte  du  vallon  des  Gharmettes  (car  ce 
n'est  pas  seulement  la  maison  habitée  par  M""'  de  Warens  qui  s'ap- 
pelle ainsi,  c'est  tout  le  pays  environnant),  et  du  chemin  rapide  on 
gagne  la  maisonnette  par  une  courte  pelouse  plus  rapide  encore. 

Cet  ermitage  a  été  souvent  décrit  depuis  Jean-Jacques,  et  pour- 
tant je  tenais  à  me  le  décrire  à  moi-même,  car  je  voulais  emporter 
des  moindres  détails  un  de  ces  souvenirs  précis  et  complets  qui 
nous  permettent  de  posséder  certaines  localités  comme  nous  pos- 
sédons notre  propre  demeure.  N'est-il  pas  agréable  de  retourner  de 
temps  en  temps  faire  certaines  promenades  imaginaires,  et,  quand 
on  se  déplaît  quelque  part,  de  pouvoir  aller  par  exemple  passer  en 
rêve  quelques  heures  aux  Gharmettes? 


A    PROPOS    DES    CHARMETTES.  343 

Il  y  aurait  lieu  à  une  étude  physiologique,  psychologique  par  con- 
'séquent,  sur  cette  faculté  précieuse  qui  nous  est  donnée  à  tous  de 
rattacher  à  certains  objets,  même  involontairement,  Ja  vision  nette 
et  la  sensation  intime  de  certains  momens  écoulés.  Je  n'ai  jamais 
vu  voler  le  papillon  Thaïs  sans  revoir  le  lac  Némi,  je  n'ai  jamais 
regardé  certaines  mousses  dans  mon  herbier  sans  me  retrouver  sous 
l'ombre  épaisse  des  yeuses  de  Frascati.  Une  petite  pierre  me  fait 
revoir  toute  la  montagne  d'où  je  l'ai  rapportée,  et  la  revoir  avec  ses 
moindres  détails  du  haut  en  bas.  L'odeur  du  liseron-vrille  fait  ap- 
paraître devant  moi  un  terrible  paysage  d'Espagne,  dont  je  ne  sais 
ni  le  nom  ni  l'emplacement,  mais  où  j'ai  passé  avec  ma  mère  à  l'âge 
de  quatre  ans.  Ce  phénomène  de  vision  rétrospective  ne  m'est  point 
particulier  que  je  sache,  mais  il  me  frappe  toujours  comme  une 
force  d'évocation  mystérieuse  qu'aucun  de  nous  ne  saurait  expli- 
quer. Qu'est-ce  donc  que  le  passé,  si  nous  pouvons  le  reconstituer 
avec  une  précision  si  entière  et  ressaisir  avec  son  image  les  sensa- 
tions de  froid,  de  chaud,  de  plaisir,  d'effroi  ou  de  surprise  que  nous 
y  avons  subies?  Nous  pouvons  presque  nous  vanter  d'emporter  avec 
nous  un  site  que  nous  traversons,  où  nos  pas  ne  nous  ramèneront 
jamais,  mais  qui  nous  plaît  et  dont  nous  avons  résolu  de  ne  jamais 
nous  dessaisir.  Si  nous  ramassons  là  une  fleur,  un  caillou,  un  brin 
de  toison  pris  au  buisson  du  chemin,  cet  objet  insignifiant  aura  la 
magie  d'évoquer  le  tableau  qui  nous  a  charmés,  une  magie  plus 
forte  que  notre  mémoire,  car  il  nous  retrace  instantanément,  et  à 
de  grandes  distances  de  temps,  un  monde  redevenu  vague  dans  nos 
souvenirs.  L'esprit  ne  se  perd-il  pas  à  chercher  la  raison  de  ce  petit 
prodige?  N'est-elle  pas  dans  cette  relation  à  la  fois  spiritualiste  et 
panthéistique  qui  fait  que  nous  appartenons  à  la  nature  tout  autant 
qu'elle  nous  appartient? 

Le  phénomène  est  bien  plus  frappant  encore,  si  l'objet,  devenu 
talisman  sympathique ,  nous  retrace  une  personne  aimée  :  morte  ou 
vivante,  elle  nous  apparaît  sans  qu'il  soit  besoin  de  croire  à  la  com- 
parution fantastique  du  spectre.  C'est  ici  surtout  qu'il  est  évident 
que,  jusqu'à  un  certain  point,  les  autres  sont  nous  et  que  nous 
sommes  les  autres,  et  que  toutes  les  choses  de  ce  monde  sont  nous 
aussi,  nos  cœurs,  nos  pensées,  nos  aspirations,  nos  organes. 

Les  Gharmettes  sont  donc  bien  à  moi  à  présent,  avec  cet  agré- 
ment que  d'autres  en  ont  le  soin  et  la  responsabilité,  et  avec  la  cer- 
titude que  l'on  tient  à  les  conserver  telles  qu'elles  sont;  je  sais  dans 
quelle  allée  du  jardin  je  trouverai  les  plantes  que  j'ai  rapportées, 
je  connais  celles  des  terrains  environnans,  je  sais  les  pierres  du 
chemin,  j'ai  dans  le  cerveau  la  maison  photographiée,  je  connais  le 
dessin  des  dessus  de  porte  du  salon  et  les  notes  que  chante  encore 


344  REVUE    DES    CEUX   MONDES. 

l'épinette.  Mais  de  quoi  me  servirait  d'avoir  fait  grande  attention  à 
tout,  si  je  n'avais  pas  été  ému  par  ce  je  ne  sais  quoi  qui  ne  s'em- 
porte pas  matériellement,  et  qui  seul  donne  de  la  valeur  et  de  la  vie 
aux  choses  emportées  ? 

C'était  le  31  mai  1861,  par  une  chaleur  tropicale.  La  Savoie  était 
un  bouquet,  toutes  les  neiges  avaient  fondu  autour  de  Chambéry. 
Ce  pays  et  ce  moment  de  l'année  sont  si  beaux  par  eux-mêmes  que 
malgré  moi,  en  touchant  au  but  du  pèlerinage,  j'avais  oublié  Jean- 
Jacques,  et,  jouissant  du  monde  extérieur  pour  mon  propre  compte, 
je  ne  me  demandais  plus  trop  où  j'allais  ni  où  j'étais;  mais  dès  que 
la  porte  de  la  maisonnette  s'ouvrit,  je  ne  sais  quelle  odeur  humide 
m'a  reporté  vers  le  passé,  comme  si  entre  ce  passé  et  moi  le  lieu 
était  resté  vide,  muet  et  fermé. 

Il  n'en  est  point  ainsi  pourtant,  chaque  jour  ce  lieu  est  ouvert  au 
soleil  et  visité  par  quelque  voyageur;  mais  par  hasard  je  m'y  suis 
trouvé  seul  :  on  a  tiré  devant  moi  une  grosse  clé  qui  a  crié  mélan- 
coliquement dans  la  serrure,  on  a  poussé  à  la  hâte  les  volets,  j'ai 
eu  l'illusion  de  la  conquête,  et  j'ai  senti  un  frisson  comme  celui  que 
doit  éprouver  l'antiquaire  entrant  le  premier  dans  un  hypogée  nou- 
vellement découvert. 

Cette  odeur  un  peu  sépulcrale  était  aussi  celle  de  la  touchante 
pauvreté.  11  m'a  semblé  respirer  l'air  que  savourait  la  petite  colonie 
des  Charmettes  dans  cette  maison  où  l'on  venait  économiser,  et  que 
l'on  retrouvait  au  printemps  imprégnée  des  mélancoliques  senteurs 
de  l'abandon.  Les  deux  chambres  dont  se  compose  le  rez-de-chaus- 
sée ont  un  caractère  tel  qu'il  est  facile  de  voir  combien  elles  sont 
vierges  de  tout  changement.  Elles  sont  peintes  à  fresque  et  simulent 
une  décoration  architecturale  des  plus  simples  :  fond  nankin,  enca- 
dremens  roses,  balustres  gris  à  milieu  jaune;  avec  les  plafonds  à 
solives  peintes  en  gris  et  les  lambris  granités  en  rose  pâle,  l'effet 
général,  encore  assez  frais,  est  sérieux  et  doux.  Le  dessin  linéaire 
n'est  pas  d'un  mauvais  style.  Les  portes,  composées  de  morceaux 
grossièrement  rapportés  et  reliés  inégalement  par  des  traverses  en 
relief,  avec  des  ferrures  massives,  sont  d'une  ancienneté  incontes- 
table. Un  grand  bahut  en  chêne  noir,  une  petite  table  en  marque- 
terie, la  même  qui  a  servi  aux  études  passionnées  de  Rousseau  (on 
se  rappelle  qu'à  cette  époque  il  perdit  beaucoup  de  temps  et  se  ren- 
dit malade  à  vouloir  devenir  fort  aux  échecs),  deux  tableaux  et  le 
petit  piano  appelé  alors  épinette,  voilà  ce  qui  reste  du  mobilier  dé- 
pendant de  la  maison  louée  à  M""=  de  Warens  par  M.  Noerey. 

Les  deux  tableaux  qui  nous  montrent  M'"'-  de  Warens  en  Armide 
et  en  Omphale,  et  qui  sont  beaucoup  plus  anciens  qu'elle,  m'avaient 
frappé  pourtant.  Je  me  demandais  s'ils  représentaient  quelque  aïeule 


A   PROPOS    DES    CHARJIETTES.  3A5 

de  l'amie  de  Jean-Jacques,  et  si  j'y  devais  chercher  quelque  loin- 
taine ressemblance  avec  elle.  M.  Arsène  Houssaye  nous  donne  au- 
jourd'hui le  mot  de  l'énigme,  car  c'est  bien  la  ressemblance  de 
M'"''  de  Warens  elle-même.  «  C'est  le  hasard  qui  a  fait  de  ce  tableau 
(l'Omphale)  le  portrait  de  M"""  de  Warens.  Un  de  ses  amis  le  lui 
apporta  un  jour  en  lui  disant  :  Vous  reconnaisscz-voua?  C'était  une 
toile  déjà  ancienne,  dans  la  manière  du  Ricci,  achetée  à  Turin  et 
oiTerte  à  la  belle  baronne.  J'en  dirai  autant  d'une  toile  plus  petite 
peinte  à  l'école  du  Castiglione.  C'est  encore  d'un  peu  loin  le  portrait 
de  M'""  de  Warens,  mais  toujours  par  rencontre.  )> 

Ces  deux  tableaux,  qui  sont  restés  là,  lui  ont  donc  bien  appartenu 
personnellement.  Les  y  a-t-elle  laissés  pour  acquitter  une  fin  de 
bail?  C'est  fort  probable.  Comme  souvenirs,  ils  sont  donc  d'un  grand 
prix,  et  on  doit  estime  et  respect  au  propriétaire  des  Charmettes, 
qui  n'a  pas  voulu  s'en  dessaisir.  L'Omphale  est  fort  belle,  et  la 
peinture  n'est  pas  mauvaise;  mais  M'"''  de  Warens  était  blonde,  et 
celle-ci  est  brune.  N'importe,  cette  belle  tête  sourit,  et  son  regard 
éclaire  encore  les  Charmettes  comme  un  rayon  du  passé. 

Cette  première  pièce,  assez  vaste,  était  la  cuisine  où  l'on  mangeait 
et  où  l'on  préparait  sans  doute  les  fameux  élixirs. 

Le  petit  salon  où  l'on  passe  immédiatement  est  aussi  pauvre  que 
le  reste,  et  il  est  charmant,  on  ne  sait  pourquoi.  Est-ce  parce  qu'il 
est  un  sanctuaire  particulier  où,  après  les  soins  de  la  journée,  le 
travail  et  la  promenade,  on  se  reposait  dans  une  causerie  plus  in- 
time et  plus  sérieuse?  Là  sans  doute  l'amie  de  Jean-Jacques  ne 
s'occupait  que  de  lui,  de  son  avenir,  de  ses  études,  de  .ses  projets, 
de  ses  idées.  Aucun  nouveau-venu  ne  profanait  le  charme  de  leurs 
entretiens.  Là  sans  doute,  assis  le  soir  sur  les  marches  qui  des- 
cendent au  jardin,  ils  savouraient  le  bonheur  poétique  que  Rous- 
seau a  si  noblement  et  si  purement  décrit.  Le  souvenir  des  allans 
et  venans  me  gâte  un  peu  la  grande  pièce.  Le  petit  salon  me  repré- 
sente mieux  les  jours  que  Rousseau  a  si  bien  racontés.  Je  croyais 
retrouver  le  passage  de  ses  yeux  rêveurs  sur  les  moindres  détails 
de  la  muraille;  mais  je  l'ai  surtout  cherchée  avec  émotion,  cette 
trace,  cette  lueur  magique,  dans  la  suave  et  fière  nature  qui  en- 
tourait l'ermitage,  dans  le  coteau  ombragé,  dans  le  hardi  profil  du 
Nivolet,  qui  se  découpait  sur  le  ciel  brillant  et  pur. 

il  n'a  su  décrire  que  beaucoup  plus  tard ,  mais  certes  il  sentait 
déjà  profondément;  il  voyait  ces  tableaux  enchanteurs  dont  il  a  dit 
depuis  :  u  Je  revenais,  en  me  promenant,  par  un  assez  grand  tour, 
occupé  à  considérer  avec  intérêt  et  volupté  ces  objets  champêtres 
dont  j'étais  environné,  les  seuls  dont  l'œil  et  le  cœur  ne  se  lassent 
jamais.  »  Baignons-nous  donc  ici,  artistes  que  nous  sommes,  dans 


3Zli6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ce  communisme  de  la  pensée  que  les  lois  sociales  ne  poursuivent 
ni  ne  créent,  parce  que  c'est  une  loi  humaine  hors  de  toute  atteinte 
et  de  toute  discussion.  La  beauté  des  choses,  d'un  prix  plus  rare  que 
leur  utilité,  est  notre  propriété  à  tous.  Elle  était  ici  avant  Rousseau, 
elle  y  est  encore  après  lui.  Il  s'est  rempli  d'elle,  et  à  son  tour  il  l'a 
remplie  de  lui.  C'est  ici  que  son  âme  habite  encore  en  môme  temps 
qu'elle  habite  ailleurs;  c'est  ici  qu'elle  nous  parle  et  nous  entend. 

J'ai  parcouru  dans  tous  les  sens  le  jardin,  la  vigne  et  tout  l'en- 
clos jeté  en  pente  au-dessus  et  au-dessous  de  la  maison.  Une  lon- 
gue treille,*  renouvelée  probablement,  soutient  du  moins  les  mêmes 
pampres  qui  ont  couvert  de  leur  ombre  le  géant  de  l'avenir,  alors 
si  profondément  ignoré  du  monde  et  de-  lui-même.  Le  lierre  qui 
tapisse  le  pied  des  murs  de  la  terrasse ,  les  capillaires  qui  croissent 
dans  les  pavés  disjoints  du  perron,  sont  les  mêmes  qu'il  a  foulés. 
Là  où  ces  plantes  fixent  leurs  racines,  elles  vivent  des  siècles,  et  la 
maison  était  déjà  vieille  et  probablement  un  peu  décrépite  quand 
Rousseau  l'habita.  La  pervenche  y  était  aussi  installée;  la  même 
pervenche  que  lui  fit  observer  M'"°  de  Warens  pour  la  première  fois 
vit  toujours  le  long  du  chemin  et  dans  toutes  les  haies  de  l'enclos. 
Les  buissons  taillés  du  petit  parterre  peuvent  bien  avoir  été  plantés 
par  lui.  Leur  souche  de  charmille  est  si  vieille  et  leurs  pousses  si 
drues  qu'on  se  sert  de  ces  haies  comme  de  bancs.  D'ailleurs,  pour 
qui  connaît  la  persistance  des  plantes  annuelles  dans  certains  ter- 
rains, il  n'y  a  pas  là  un  brin  d'herbe  qui  ne  puisse  être  en  quelque 
sorte  le  témoin  de  ces  jours  évanouis. 

Ils  eurent  une  grande  importance  dans  la  vie  de  Rousseau,  ces 
étés  des  Gharmettes.  Il  y  connut  son  premier  bonheur,  non  dans  les 
bras  de  cette  excellente  femme  qui  fut  beaucoup  trop  la  femme  de 
son  temps  et  de  son  milieu  d'aventuriers,  mais  dans  les  bras  de  la 
nature  toujours  sainte  qui  purifie  ses  vrais  amans  de  toute  souillure 
et  les  rachète  de  toute  erreur.  C'est  là  que  le  pauvre  petit  bohémien 
fut  initié  à  la  douceur  de  cette  vie  de  travail  paisible  et  d'intimité 
domestique  qui  fut  dès  lors  l'aspiration  et  la  recherche  de  toute  sa 
vie,  son  idéal  toujours  entier,  jamais  savouré,  enfin  son  rêve  rétro- 
spectif, empoisonné  par  les  amertumes  de  la  réalité. 

Il  m'eût  été  doux  de  passer  la  journée  seul  dans  cet  ermitage 
avec  les  amis  qui  étaient  venus  m'y  rejoindre;  mais  ils  s'éloignèrent 
tandis  que  j'herborisais,  et  d'autres  curieux  arrivèrent.  Je  les  évitai, 
ils  partirent  bientôt;  un  seul  resta  et  vint  à  moi.  Je  le  connaissais 
depuis  peu.  C'était  M.  ***,  un  catholique  homme  de  bien,  gourmé 
dans  ses  principes  malgré  des  vertus  instinctives  et  naturelles  qui 
doivent  le  faire  considérer,  mais  qu'on  invoque  vainement  quand 
ses  préventions  parlent. 


A    PROPOS    DES    CHARMETTES.  347 

J'eusse  mieux  aimé  ne  pas  le  rencontrer  là,  car  il  me  jeta  forcé- 
ment dans  la  discussion;  c'était  une  fatalité  devant  laquelle  je  ne 
pouvais,  ni  ne  devais  reculer.  J'avais  pourtant  fait  de  mon  mieux 
pour  ne  pas  aborder  le  sujet  brûlant;  mais  comme  il  feuilletait  un  de 
ces  livrets  où  les  voyageurs  écrivent  leurs  noms  et  leurs  pensées,  je 
remarquai  que  son  honnête  sourire  devenait  méchant  et  qu'une  joie 
cruelle  faisait  briller  ses  yeux  paisibles. 

—  Ces  pages  sont,  lui  dis-je,  pleines  d'injures  grossières  ou  de 
blâmes  stupides  contre  Rousseau.  Je  les  ai  parcourues  avec  dégoût 
après  avoir  écrit  moi-même  quelques  lignes  sur  la  dernière  page,  et 
vous  pouvez  voir  que  j'ai  effacé  ces  lignes,  trouvant  que  mon  hom- 
mage était  sali  par  le  contact  de  ces  écritures.  J'aurais  dû  même 
effacer  mon  nom  :  ce  n'est  pas  sur  ce  carnet  malpropre  qu'il  faut 
s'inscrire  dans  la  demeure  de  Rousseau. 

—  Voilà  précisément,  répondit  M.  ***,  l'incident  qui  me  faisait 
sourire.  J'admire  votre  enthousiasme  pour  M.  Rousseau,  mais  je  ne 
le  partage  pas. 

—  Je  le  sais  de  reste;  ne  parlons  pas  de  lui,  voulez-vous? 

—  Pourquoi  donc?  Parlons-en  avec  bonne  foi.  Vous  le  jugez  avec 
votre  générosité  plus  qu'avec  votre  raison;  mais  souffrez  que  ma 
générosité,  à  moi  aussi,  se  redresse  contre  lui,  et  que  je  défende  ma 
conviction  des  charmes  de  votre  magicien.  Vous  me  direz  en  vain 
qu'il  est  le  plus  éloquent  des  hommes;  je  vous  répondrai  qu'il  en 
est  le  plus  pervers.  11  est  pour  moi  ce  spectre  que  les  anciens  appe- 
laient Empuse,  et  qu'ils  faisaient  errer  autour  du  Styx  avec  une 
jambe  d'airain  et  l'autre  de  fumier;  il  prenait  continuellement  une 
forme  nouvelle,  et  jamais  deux  personnes  qui  le  regardaient  en 
même  temps  ne  le  voyaient  sous  la  même  figure.  C'était  l'emblème 
de  l'imagination  déréglée  qui  ne  saurait  s'arrêter  à  aucune  croyance 
et  qui  d'un  pied  infernal  traverse  impunément  la  braise,  tandis  que 
de  son  autre  pied  misérable  elle  épouse  irrésistiblement  la  fange.  Je 
vois  bien  que  ma  dureté  vous  fâche;  mais  permettez-moi  d'invoquer 
un  de  vos  principes,  la  démocratie  des  idées.  Si  peu  de  chose  que 
je  sois,  j'ai  le  droit  et  peut-être  le  devoir  de  juger  au  nom  de  la 
vérité  les  plus  grands  et  les  plus  illustres  des  hommes. 

—  Oui,  repris-je,  quand  ces  illustres  se  survivent  dans  l'insolence 
d'un  triomphe  illégitime  ou  contestable;  mais  lorsque,  durant  leur 
vie  et  longtemps  après  leur  mort,  ils  sont  poursuivis  par  des  haines 
aveugles,  d'acres  rancunes  et  des  insultes  lâches,  on  doit  éprouver 
le  besoin  d'accorder  à  leur  tombe  la  part  de  respect  ému  et  de  pitié 
sainte  qui  leur  a  été  si  cruellement  déniée.  Et  vous-même,  vous 
souriez  de  plaisir  devant  les  pages  de  ce  livret!  Elles  vous  amusent 
donc,  ces  railleries  obscènes,  ces  malédictions  de  tartufe  ou  ces  ré- 


Z!lS  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

primandes  de  cuistre  !  Et  pourtant  quel  homme  il  faudrait  être  pour 
se  permettre  de  jeter  la  pierre  à  un  tel  pécheur!  Jésus  ne  l'eût  pa;3 
fait,  et  il  y  a  quelques  centaines  de  crétins  qui  chaque  année  vien- 
nent déposer  ces  ordures  dans  la  maison  des  Charmettes!  N'est-ce 
pas  là  une  révélation  de  cette  existence  atroce  qui  avait  été  faite  à 
Rousseau,  et  dont  on  ne  lui  a  même  pas  accordé  le  droit  de  se 
plaindre?  N'a-t-on  pas  dit  cent  fois  que  cette  prétendue  persécution 
était  un  rêve  de  son  orgueil  froissé,  qu'il  n'eût  tenu  qu'à  lui  d'avoir 
d'excellens  amis  et  une  vie  paisible,  que  la  lapidation  de  Moutiers- 
Travers  était  une  hallucination  complète?  Les  preuves  existent  pour- 
tant. Vous  n'ignorez  pas  qu'elles  ont  été  recherchées  et  trouvées; 
mais  admettons  qu'elles  n'existent  pas,  et  accordez-moi  que  l'équi- 
valent est  ici  sous  nos  yeux.  Supposez  que  Rousseau  nous  appa- 
raisse là,  revenant  de  la  prière  du  matin  qu'il  faisait  à  travers 
champs,  avec  ses  vingt-quatre  ans,  sa  maladie  de  langueur,  la  piété 
sincère  et  la  résignation  philosophique  qui  le  caractérisaient  à  cette 
époque;  montrez-lui  ce  torrent  d'injures,  et  dites-lui  :  «Voilà  ce 
qu'on  écrira  ici  au  xix''  siècle  et  ce  que  des  centaines  de  pèlerins  si- 
gneront sans  sourciller  dans  ton  oasis,  et  moi  je  trouve  cela  char- 
mant !  »  Pensez-vous  que  devant  de  tels  outrages  sa  raison  ne  se  fût 
pas  ébranlée,  et  son  cœur  à  jamais  aigri.^  Eh  bien!  ce  sont  là  les 
pierres  de  Moutiers-Travers  qui  l'ont  poursuivi  dès  le  jour  où  il  a 
été  célèbre,  voilà  les  insultes  des  passans,  voilà  les  calomnies  atroces 
dont  il  fut  l'objet,  voilà  le  vrai  et  le  rêvé  de  sa  douleur,  voilà  les 
chiens  lancés  contre  lui  pour  le  faire  tomber  sanglant  et  meurtri 
sur  le  pavé,  voilà  le  haro  d'une  cabale  hypocrite  et  lâche,  résolue  à 
le  rendre  fou,  et  furieuse  de  n'avoir  pu  le  rendre  vil  ou  méchant. 
Cette  grande  cabale  n'est  pas  morte,  vous  le  voyez  bien  :  elle  tra- 
vaille toujours  contre  celui  que  Dieu  avait  purifié,  retrempé  et  ab- 
sous. 

—  Mais  je  ne  sais  où  vous  voyez  tant  d'injures,  reprit  M.  ***  rail- 
leur; il  y  a  dans  ces  livrets  une  foule  d'hommages  rendus  par  des 
ouvriers  démocrates  et  socialistes... 

—  Qui  s'expriment  mal  et  qui  ont  pourtant  bien  fait  de  protester; 
mais,  à  voir  combien  ces  gens-là  savent  peu  dire  ce  qu'ils  sentent,  il 
est  évident  que  le  jour  est  encore  loin  où  Rousseau  sera  fortement 
et  utilement  défendu  par  eux.  Le  voilà,  cent  ans  après  l'apparition 
de  ses  plus  beaux  écrits,  à  peu  près  inconnu  aux  masses  et  vilipendé 
par  la  plupart  des  gens  qui  l'ont  lu.  Eh  bien!  cela  me  révolte,  et 
j'éprouve  le  besoin  de  crier  à  la  première  personne  que  je  rencon- 
trerai ici  :  Otez  votre  chapeau,  essuyez  vos  pieds,  et  n'ajoutez  pas 
un  mot  à  votre  signature.  Vous  n'êtes  ici  ni  à  Ferney  ni  à  Coppet; 
le  carnet  ne  vous  est  pas  présenté  par  des  laquais  en  poudre  et  en 


A   PROPOS    DES    CHARMETTES.  3/19 

livrée.  Yous  êtes  dans  une  chaumière,  et  une  pauvre  femme  vous 
présente  une  espèce  de  livre  de  ciusine  où  chacun  se  croit  permis 
de  déposer  des  outrages  ou  des  gaudrioles.  Pourquoi?  Parce  que 
Jean -Jacques  se  survit  dans  sa  pauvreté,  et  que  la  pauvreté  est 
généralement  méprisée,  et  souvent  par  le  pauvre  lui-même.  Ah! 
c'est  que  la  pauvreté  n'est  pas  vertu  pour  tout  le  monde!  Elle  le  fut 
pour  lui,  qui,  le  premier  parmi  les  gens  de  lettres  sortis  de  la  plèbe, 
ne  voulut  être  le  valet  d'aucun  grand  seigneur,  le  courtisan  d'aucun 
prince.  Possédé  d'un  véritable  amour  de  la  liberté,  il  ne  voulut  pas 
être  l'amusement  des  oisifs  et  l'esclave  du  monde;  il  ne  voulut  flat- 
ter aucun  pouvoir,  et  il  osa  braver  les  prêtres,  avec  lesquels  Voltaire 
savait  jouer  au  plus  fin.  Voilà  son  grand  crime,  allez!  Soumis  au 
clergé,  il  eût  pu  être  plus  coupable  qu'il  ne  l'a  été,  et  le  clergé 
béatifierait  aujourd'hui  l'homme  de  talent  dévoué  à  sa  cause.  N'a- 
vez-vous  pas  des  défenseurs  de  l'église  bien  autrement  violens  que 
Rousseau?  Ces  saints-là  n'attaquent-ils  pas  les  personnes?  N'en- 
trent-ils pas,  l'injure  et  la  calomnie  à  la  bouche,  dans  la  vie  privée? 
S'ils  n'ont  pas  l'esprit  de  Voltaire,  ils  en  ont  le  cynisme,  et  s'ils 
n'ont  pas  le  génie  de  Jean-Jacques,  ils  en  ont  la  colère;  mais  ils 
sont  orthodoxes,  à  ce  qu'on  dit,  chrétiens  bien  que  dénonciateurs, 
serviteurs  du  Christ  bien  que  furieux,  vindicatifs  et  dévorés  de 
haine.  Le  scepticisme  du  jour  en  rit,  l'égoïsme  les  redoute,  la  couar- 
dise les  ménage,  l'église  les  bénit  et  les  protège,  le  pape  les  em- 
brasse. Qui  oserait  écrire  d'eux  ce  que  tous  les  jours  ils  écrivent  de 
Rousseau,  de  Molière  et  des  plus  grands  hommes?  Aussi  grandis- 
sent-ils en  impunité  comme  en  impudence,  et,  tandis  que  le  monde 
retentit  de  leurs  déclamations  épileptiques ,  les  petits  cuistres  dont 
la  peur  a  fait  leurs  affiliés  honteux  poursuivent  les  grands  hommes 
jusque  dans  la  chaumière  où  ils  ont  vécu  quelques  jours.  S'ils  l'o- 
saient, ils  déterreraient  leurs  ossemens  pour  les  traîner  aux  gémo- 
nies! Et  voilà  ce  que  l'on  appelle  le  retour  à  la  croyance,  le  triomphe 
de  la  religion  ! 

—  Je  ne  vous  sais  pas  mauvais  gré  de  votre  emportement,  ré- 
pondit M.  ***,  parce  que  je  n'ai  garde  de  défendre  les  msulteurs  de 
profession  qui  se  vantent  d'être  bénis  et  embrassés  par  le  pape!  Le 
pape  ne  les  lit  pas,  ou  bien,  dans  le  trouble  de  sa  situation,  il  ne 
distingue  pas  toujours  ceux  qui  servent  l'église  de  ceux  qui  la  com- 
promettent. Ne  vous  en  prenez  pas  à  l'église  de  ces  misères  de  dé- 
tail. Le  pape  n'est  pas  infaillible  dans  les  choses  de  la  vie  privée, 
ce  serait  même  une  monstrueuse  hérésie  que  de  le  croire  tel  quand 
il  agit  comme  homme  sujet  à  l'erreur.  Je  ne  défends  pas  davantage 
ceux  qui  viennent  ici  pour  cracher  sur  une  tombe.  Je  ne  suivrai 
certainement  pas  leur  exemple;  mais  laissez-moi  vous  dire  que 


350  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jean-Jacques  Rousseau  fut  une  erreur  de  la  nature,  et  que  je  ne 
respecte  en  lui  que  ses  malheurs.  Je  respecte  de  même,  et  ni  plus 
ni  moins,  la  besace  du  pauvre  et  les  plaies  du  blessé.  Je  ne  puis 
injurier  ni  mépriser  les  misérables,  et  je  ne  leur  demande  pas  s'ils 
le  sont  par  leur  faute;  mais  n'exigez  pas  qu'en  leur  tendant  une  main 
secourable  je  baise  au  front  la  lèpre  de  leur  péché.  Rousseau,  doué 
d'un  si  beau  génie,  était  l'homme  le  plus  faible  et  le  plus  infirme 
d'esprit  qu'il  y  eût.  Souillé  d'instincts  honteux  et  de  fautes  mépri- 
sables, que  l'on  eût  bien  pu  ignorer,  il  a  rendu  hommage  au  besoin 
de  la  confession  en  prenant  le  monde  pour  confesseur.  Le  monde  l'a 
trahi,  car  le  monde  est  sans  pitié  et  sans  entrailles.  L'église  n'a 
donc  point  à  détester  et  à  maudire  ce  pécheur  dont  l'opinion  a  fait 
prompte  et  cruelle  justice.  Elle  voit  en  lui  un  malheureux  insensé 
qui  proclame  la  gloire  de  Dieu  en  dépit  de    lui-même.  Oui,  cet 
homme  qui  cherche  Dieu  sans  pouvoir  le  trouver,  ce  pénitent  qui 
dédaigne  et  repousse  le  prêtre,  mais  qui,  perdu  de  honte  et  de  re- 
mords, se  confesse  à  l'univers  et  meurt  désespéré  en  voyant  que 
l'univers  le  condamne,  est  un  trophée  que  met  à  nos  pieds  la  philo- 
sophie. Qu'eût-il  fallu  pour  sauver  ce  grand  esprit  abandonné  à  la 
dérive?  Un  ami,  un  confesseur  qui  l'eût  réconcilié  avec  lui-même 
en  lui  inspirant  le  véritable  repentir.  Ah  !  que  l'expiation  eût  été 
plus  douce,  seul  à  seul  aux  pieds  du  Christ,  avec  ce  prêtre  priant  et 
pleurant  avec  lui  !  comme  cela  eût  été  simple,  édifiant  et  facile,  au 
prix  de  cet  aveu  public  qui  l'a  plongé  dans  une  éternelle  honte 
et  dans  les  atroces  douleurs  qui  conduisent  au  suicide!  Oui,  je  di- 
rai avec  vous  :  Pauvre  Jean-Jacques!  Je  le  plains  réellement,  ne 
me  demandez  pas  de  l'aimer.  Il  a  trop  d'orgueil.  Et  ce  n'est  même 
pas  de  l'orgueil,  c'est  de  la  vanité.  Il  eût  peut-être  consenti  à  reve- 
nir à  la  véritable  église  et  à  plier  les  genoux  devant  un  prêtre,  s'il 
eût  compris  que  ce  médecin  de  l'âme  avait  la  puissance  de  le  guérir; 
mais  qu'eût  dit  ce  monde  de  libertins  et  d'athées  que  Rousseau  fei- 
gnait de  mépriser,  et  qu'il  voulait  éblouir  par  un  trait  d'audace 
inouie?  Une  obscure  et  discrète  conversion  eût  fait  rire  tous  ces 
beaux  messieurs  !  II.  fallait  les  étonner  par  un  acte  de  courage  in- 
sensé. Et  que  fait-il  dans  son  délire  déplorable?  Il  relève  les  pans 
de  sa  robe  d'Arménien,  montre  sa  nudité  honteuse  et  triomphe 
parce  qu'il  a  fait  rougir  les  passans!  On  lui  jette  des  pierres,  et  il 
s'en  étonne;  on  le  laisse  seul,  et  il  pleure;  on  le  blâme,  il  s'indigne 
et  se  tue  !  Vous  voyez  bien  que  cet  homme  est  fou  et  qu'il  ne  peut 
porter  aucune  atteinte  à  la  vérité  religieuse. 

—  Certes,  répondis-je,  il  est  plus  commode  de  se  confesser  en 
secret  qu'en  public.  Les  premiers  chrétiens  n'en  jugèrent  pas  ainsi 
pourtant  :  ils  se  confessaient  tout  haut  à  la  porte  du  temple;  mais, 


A    PROPOS    DES    CHARMETTES.  351 

sans  vouloir  discuter  avec  vous  sur  les  sacremeus,  laissez-moi  vous 
dire  que  la  vérité  divine  éclairait  Rousseau  plus  qu'aucun  prêtre  ca- 
tholique ou  protestant  de  son  époque.  Dans  ce  temps  où  la  notion 
de  Dieu  s'était  entièrement  noyée  dans  les  dogmes  religieux  et  dans 
les  dogmes  philosophiques,  la  profession  de  foi  du  vicaire  savoyard 
était  encore  l'élan  le  plus  spiritualiste  qu'il  y  eiit.  Certes  elle  ne 
nous  satisfait  pas  aujourd'hui;  mais  elle  ouvrit  l'ère  d'un  retour  à 
la  foi  par  la  raison.  Passons  :  ce  n'est  point  là  ce  que  vous  voudrez 
admettre.  Je  vous  dirai  seulement  que  vous  ne  persuaderez  jamais  à 
un  esprit  juste  que  Rousseau  ait  écrit  sous  l'empire  de  la  démence. 
Non,  Rousseau  malade  n'était  pas  plus  fou  que  Napoléon  n'était  épi- 
lepliique.  Celui-ci  a  pu  éprouver  les  violens  phénomènes  d'un  mal 
inconnu,  propre  à  son  organisation  exceptionnelle,  sans  que  l'étjui- 
libre  de  ses  facultés,  un  moment  troublé,  en  ait  été  altéré.  Chez 
Rousseau,  un  mal  physique,  que  la  science  a  beaucoup  et  vainement 
cherché  à  définir  et  à  qualifier  après  coup,  a  parfois  violemment 
ébranlé  la  raison  sans  la  détruire.  Dire  que  Rousseau  était  fou, 
quand  même  il  serait  prouvé  qu'il  est  mort  fou  et  par  le  suicide, 
c'est  accréditer  une  erreur,  je  dirai  plus,  un  mensonge  qui  tend  à 
neutraliser  l'influence  de  son  génie.  Il  a  eu  des  accès  d'exaltation 
maladive,  comme  Napoléon  a  eu  des  crises  de  nerfs  terribles.  Chez 
celui-ci,  ces  cri.ses,  provoquées  par  les  efforts  d'une  volonté  im- 
mense aux  prises  avec  des  événemens  d'une  fatalité  prodigieuse, 
n'ont  peut-être  pas  été  étrangères  à  son  abdication,  si  tôt  révoquée, 
et  à  ces  hésitations  dont  l'esprit  clérical  de  1816  lui  a  fait  de  si 
monstrueux  parjures;  car,  soit  dit  en  passant,  si  l'illustre  captif  de 
l'île  d'Elbe  fût  revenu  incognito  en  France  à  cette  époque,  il  s'y  se- 
rait vu  si  salement  vilipendé  qu'il  eût  peut-être  pris,  comme  Rous- 
seau, la  société  en  horreur  et  l'humanité  en  dégoût.  Qui  sait  si  alors 
l'esprit  le  plus  lucide  et  le  plus  puissant  du  siècle  n'eût  point  été 
atteint  et  détérioré  beaucoup  plus  que  ne  le  fut  celui  de  Jean-Jac- 
ques dans  ses  dernières  années  ?  Admettez  donc  que  les  plus  grands 
hommes  sont  généralement  voués  à  la  plus  terrible  destinée,  et  qu'il 
n'y  a  point  à  s'étonner  si  la  raison  de  plusieurs  y  a  succombé  entiè- 
rement :  le  Tasse,  Pascal,  et  tant  d'autres  ont  réjoui  le  vulgaire  du 
spectacle  de  leurs  jours  de  démence,  car  le  vulgaire  aime  à  voir 
tomber  les  riches  dans  la  misère,  les  rois  dans  l'exil  et  les  grands 
esprits  dans  le  désespoir.  C'est  par  là  qu'il  se  console  de  n'être  ni 
intelligent  ni  puissant,  et  tout  échafaud  dressé  pour  le  crime  ou  pour 
la  vertu  trouve  une  foule  qui  applaudit  le  bourreau  et  insulte  la 
victime.  Pour  moi,  il  m'importe  peu  que  Rousseau  ait  exagéré  la 
persécution  dont  il  fut  l'objet.  Cette  persécution  exista,  puisqu'elle 
existe  encore  et  qu'elle  se  ravive,  chose  bien  significative  à  mes 
yeux,  dans  les  temps  de  réaction  et  d'hypocrisie. 


35'2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  Alors  vous  excusez  et  pardonnez  tout,  même  ce  qu'il  nous  a 
appris  des  choses  qui  se  sont  passées  ici,  aux  Charmettes? 

' —  Je  vous  demanderai  d'abord  si  les  Confessions,  qui  n'ont  été 
publiées  qu'après  la  mort  de  Rousseau,  et  qui  par  conséquent  ne 
sont  pas  la  cause  du  scandale  provoqué  autour  de  lui  de  son  vivant, 
comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  étaient  un  livre  terminé,  entiè- 
rement revu  et  corrigé,  enfin  prêt  à  paraître  tel  qu'il  a  paru.  Vous 
dites  oui?  Moi  je  crois  que,  si  Rousseau  eût  vécu  quelques  jours  de 
plus  et  qu'une  éclaircie  de  soleil  se  fût  faite  dans  son  âme  irritée, 
il  eût  sans  doute  retranché  de  ses  mémoires  des  détails  inutiles, 
des  plaintes  injustes,  des  reproches  exagérés;  mais  admettons  que 
je  me  trompe,  et  qu'il  ait  cru  à  l'utilité  de  cette  publication  sans 
retouche,  montrez-moi  dans  la  bibliothèque  de  l'esprit  humain  une 
œuvre  de  quelque  importance  qui  ne  révèle  pas  les  infirmités,  les 
déviations,  les  entraînemens,  les  erreurs  de  bonne  ou  de  mauvaise 
foi  des  plus  beaux  génies.  Si,  comme  je  le  crois,  vous  êtes  un 
catholique  réellement  orthodoxe,  vous  en  trouveriez  à  chaque  pas 
dans  les  pères  de  l'église.  Et  ne  discutez-vous  pas  encore  l'ortho- 
doxie de  plusieurs  d'entre  eux?  Dans  les  textes  les  plus  sacrés, 
n'êtes-vous  pas  forcé  d'interpréter  pour  admettre  ?  Vos  plus  grands 
saints  n'ont-ils  pas  été  les  plus  grands  pécheurs  avant  d'être  tou- 
chés par  la  grâce  ?  Et  croyez-vous  les  insulter  quand  vous  proclamez 
les  vices  et  les  crimes  dont  leur  conversion  les  a  rachetés  à  vos 
yeux?  Permettez-nous  donc  d'avoir  aussi  nos  saints,  nos  martyrs, 
hommes  et  pécheurs  comme  les  vôtres,  et,  comme  les  vôtres,  ra- 
chetés par  la  grâce  divine,  qui  agit  en  eux  de  concert  avec  leur 
propre  virtualité  pour  les  éclairer,  les  purifier  par  conséquent.  La  lu- 
mière purifie.  Que  m'importe  que  Rousseau  se  soit  trompé  en  pla- 
çant son  idéal  dans  la  vie  érémitique?  Vos  pères  du  désert  ne  trai- 
taient pas  mieux  la  vie  sociale.  Vous  lui  reprochez  d'avoir  raconté 
certains  faits  avec  cynisme?  Vous  dites  que  son  imagination  dé- 
pravée s'est  complu  à  ces  tableaux  révoltans?  Je  vous  dis  et  je  vous 
jure  que  non,  moi,  et  l'horrible  scène  de  l'hospice  de  Turin,  où  les 
prêtres  lui  surent  si  mauvais  gré  de  son  indignation ,  est  une  san- 
glante révélation  de  faits  immondes  dont  il  a  eu  le  devoir  de  re- 
tracer la  laideur,  parce  que  ces  prêtres  les  excusaient  et  les  tolé- 
raient en  souriant. 

—  Je  vous  accorde  que  les  plus  grands  pécheurs  peuvent  deve- 
nir les  plus  grands  saints;  mais  les  fautes  des  mauvais  chrétiens  ne 
rachètent  point  celles  des  mauvais  philosophes,  et  ceux-ci  peuvent 
être  de  grands  pécheurs  sans  devenir  saints,  à  quelque  degré  que 
ce  soit. 

—  Les  fautes  des  mauvais  chrétiens,  c'est-à-dire  les  vices  de 
l'hypocrisie,  sont  sans  excuse,  et  vous  ne  pouvez  pas  les  faire  mar- 


A    PROPOS    DES    CHARMETTES.  353 

cher  de  pair  avec  les  emportemens  de  franchise  du  philosophe  ca- 
lomnié et  persécuté.  Les  premiers  font  le  mal  sous  le  manteau  de  la 
vertu;  on  croit  en  eux,  on  les  respecte,  le  peuple  baise  leurs  san- 
dales, les  femmes  leur  confient  leurs  plus  intimes  pensées.  Leur  vie 
est  en  secret  une  jouissance  raffinée,  en  public  un  triomphe  de  tous 
les  instans.  Pourtant  ces  gens  insultent  et  condamnent.  Du  haut  de 
la  chaire,  ils  tonnent  contre  les  idées  et  les  personnes,  ils  excommu- 
nient avec  les  plus  hideuses  formules  de  la  malédiction,  ils  dévouent 
les  âmes  à  l'enfer,  car  leur  vengeance  ne  s'arrête  pas  au  seuil  de  la 
vie  :  il  faut  l'éternité  pour  l'assouvir.  Les  tortures  de  l'inquisition 
n'étaient  rien,  il  fallait  bien  inventer  celles  de  l'enfer;  la  clémence 
de  Dieu  ne  se  pouvait  souffrir.  Voilà  les  mauvais  chrétiens  :  ils 
sont  faciles  à  qualifier;  mais  vous  ne  pouvez  appeler  mauvais  phi- 
losophe l'homme  qui,  cité  à  toute  heure  de  sa  vie  au  tribunal  de 
l'opinion  publique,  défend  sa  vie  et  la  confesse  publiquement  pour 
obtenir  une  sentence  équitable ,  pas  plus  que  vous  ne  pouvez  refu- 
ser à  celui  qui  comparaît  devant  les  tribunaux  le  droit  de  défendre 
son  innocence.  Rousseau  n'était-il  pas  condamné  et  banni  pour 
avoir  écrit  VEmile?  N'était-il  pas  également  repoussé  par  les  pro- 
testans,  et  forcé  d'errer  et  de  fuir  comme  un  coupable?  Avait-il 
rêvé  cette  persécution  exercée  contre  lui  par  une  monarchie  et 
une  république,  cet  anathème  lancé  par  les  deux  églises?  Et  quand 
il  se  retranchait  contre  l'intolérance  dans  une  humble  solitude, 
cherchant  un  village,  une  chaumière,  l'oubli  et  le  repos,  les  vérita- 
bles mauvais  philosophes,  les  Grimm  et  consorts,  ne  publiaient- 
ils  pas  contre  lui  des  attaques  plus  perfides  encore  que  celles  de 
la  gent  dévote  de  Suisse  et  de  France  ?  Quel  est  donc  ce  parti-pris 
de  nier  la  conspiration  contre  Rousseau?  Est-ce  que  les  preuves 
n'existent  pas?  Est-ce  que  pour  lui  seul  l'histoire  ne  prouve  rien? 
Est-ce  que  lui  seul,  entre  tous  les  hommes,  était  privé  du  droit 
de  se  disculper  et  de  se  faire  connaître?  Sa  gloire  a  tellement 
obscurci  les  petites  réputations  de  son  temps,  que  l'on  connaît 
beaucoup  plus  aujourd'hui  sa  défense  que  leurs  attaques,  et  voilà 
pourquoi  de  bons  esprits  comme  le  vôtre  se  persuadent  que  les 
Confessions  sont  un  acte  de  vanité  personnelle  en  réponse  à  des 
insultes  imaginaires.  Eh  bien  !  voilà  ce  que  peuvent  nier  formelle- 
ment, et  les  preuves  en  main,  ceux  qui  ont  pris  la  peine  d'étudier 
la  vie  de  Rousseau  et  celle  de  ses  contemporains.  S'il  a  raconté  les 
fautes  de  M'"'"  de  Warens,  c'est  qu'on  l'accusait  d'ingratitude  envers 
elle,  et  que  les  uns  en  faisaient  une  sainte  victime  délaissée,  les 
autres  une  prostituée  hypocrite.  11  est  certain  que  sans  les  Confes- 
sions elle  serait  fort  oubliée  et  peut-être  inconnue  aujourd'hui;  mais 
les  vivans  ne  se  rendent  pas  un  compte  exact  des  chances  que  cour- 

TOME  XLVUI.  23 


354  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ront  leur  mémoire  et  celle  de  leurs  amis  ou  ennemis  dans  l'avenir. 
Rousseau  a  dû  se  dire  :  «  Ma  bienfaitrice  sera  méconnue  à  cause  de 
moi,  comme  je  suis  calomnié  à  cause  d'elle.  Je  dirai  donc  ce  qui  a 
été,  ce  qu'elle  fut,  ce  que  j'étais.  Je  dirai  tout.  Cette  femme  avait 
mille  grandes  qualités  pour  racheter  un  seul  vice;  elle  gagnera  à 
mon  récit  tout  ce  que  mon  silence  lui  ferait  perdre.  »  Et  ce  vice 
même  qu'il  avoue,  il  l'atténue  avec  une  puissance  d'analyse  et  une 
recherche  d'examen  vraiment  admirables.  Il  montre  qu'elle  n'était 
réellement  pas  vicieuse,  mais  plutôt  folle  de  sang-froid,  égarée  par 
un  sophisme  fort  répandu  à  cette  époque,  sophisme  funeste  qui  avait 
détruit  en  elle,  comme  chez  tant  d'autres  plus  haut  placées,  le  sens 
moral  de  l'amour.  Claude  Anet  est  devenu  si  vague  dans  les  souve- 
nirs de  la  localité,  que  quelques  personnes  ont  révoqué  en  doute 
son  existence.  Rousseau  ne  pouvait  prévoir  que  leur  vie  des  Char- 
mettes  s'effacerait  ainsi.  On  avait  trahi  tous  les  secrets  qu'il  avait 
confiés.  Il  dut  penser  que  celui-là  deviendrait  la  risée  de  ses  enne- 
mis, il  le  dévoila,  mais  en  quels  termes  pénétrés  d'affection  et  pé- 
nétrans  de  vérité!  Comme  il  nous  a  fait  aimer  et  respecter  cette 
humble  figure  du  serviteur  devenu  le  maître  de  la  maison  par  la 
force  de  son  intelligence  et  la  dignité  de  son  caractère  !  Certes  dans 
cette  étrange  association  il  y  avait  trois  coupables;  mais  comme  on 
voit  bien  qu'il  n'y  avait  qu'un  corrupteur  entre  deux  hommes 
chastes  et  sincèi'es,  et  que  ce  corrupteur,  c'était  le  fatal  sophisme 
de  M'"*"  de  Warens!  Et  comme. la  véritable  affection  de  ces  deux 
hommes  l'un  pour  l'autre  est  un  hommage  rendu  à  M'"®  de  Warens 
elle-même,  k  ce  qu'il  y  avait  en  elle  de  vertus  viriles,  puisque  son 
impudeur  ne  la  leur  rendait  ni  moins  chère  ni  moins  respectal^ie  ! 
Ceci  d'ailleurs  se  passait  à  l'époque  la  plus  corrompue  qui  fut  ja- 
mais. Quelle  délicatesse  de  sentimens  chez  Rousseau,  et  quelle  saine 
appréciation  de  l'amour  vrai  dans  le  récit  de  cette  honte  et  de  cette 
douleur  de  sa  jeunesse!  Comme  ses  larmes  éperdues  et  comme 
l'austère  silence  de  Claude  Anet  protestent  contre  la  contagion  du 
siècle  dont  M'"''  de  Warens  était  la  proie!  Tenez,  nous  appartenons 
à  une  époque  dont  les  mœurs  sont  encore  pires  peut-être,  mais  dont 
les  principes  sont  meilleurs  :  eh  bien  !  je  vous  réponds  qu'au  nombre 
des  leçons  qui  ont  aidé  les  hommes  de  bien  à  surnager  sur  l'abîme 
du  mal  depuis  cinquante  ans,  le  récit  de  Jean-Jacques  est  une  des 
plus  saisissantes,  tant  il  est  vrai  que  Jean-Jacques,  à  travers  les 
plus  tristes  réalités  de  sa  vie,  est  toujours  l'apôtre  le  plus  sincère  et 
le  plus  éloquent  de  l'idéal. 

—  Vous  plaidez  avec  chaleur,  et  vous  m'obligez  à  vous  céder 
sans  être  convaincu,  parce  que  je  ne  veux  pas  plus  que  vous  trans- 
porter notre  discussion  sur  le  terrain  d'une  controverse  religieuse; 
mais  il  est  des  principes  qui  deviennent  généraux  et  absolus  à  force 


A    PROPOS    DES    ClIARMETTES.  355 

d'être  au-dessus  de  toute  discussion,  les  devoirs  de  la  paternité  par 
exemple.  Je  suis  curieux,  je  l'avoue,  de  voir  comment  votre  philoso- 
phie disculpera  M.  Rousseau  sur  ce  point. 

—  Non,  monsieur,  répondis-je,  je  ne  l'essaierai  pas,  et  nulle 
douleur  ne  m'est  plus  sensible  que  cette  tache  dans  la  vie  d'un 
maître  que  je  chéris.  Il  n'y  aurait  qu'an  moyen  de  justifier  Rous- 
seau, ce  serait  de  nier  le  fait,  et  qui  sait  si  ce  sera  toujours  im- 
possible? Le  temps  amène  bien  des  révélations,  et  la  conspiration 
encore  si  agissante  et  si  puissante  contre  lui  me  défend  de  le  con- 
damner sur  ce  fait  terrible,  tant  qu'elle  subsistera.  Qui  sait  s'il 
n'existe  pas  quelque  part  des  preuves  que  l'on  ne  veut  pas  ou  que 
l'on  n'ose  pas  produire,  parce  qu'elles  excuseraient  jusqu'à  un  cer- 
tain point  sa  conduite? 

—  J'avoue  que  je  ne  comprends  pas  votre  espérance. 

—  Eh  bien!  supposez  que  ces  enfans  mis  à  l'hôpital  ne  fussent 
pas  les  enfans  de  Rousseau,  ou  que  du  moins  il  eût  de  fortes  rai- 
sons pour  douter  de  la  fidélité  de  Thérèse.  Thérèse,  telle  qu'il  nous 
la  dépeint,  était  une  bonne  créature,  mais  d'une  faiblesse  d'esprit 
et  de  caractère  qui  paralysait  à  toute  heure  sa  conscience  et  son 
dévouement.  Elle  le  laissait  dépouiller  par  M'"®  Levasseur,  elle  s'en- 
nuyait avec  lui,  elle  ne  le  comprenait  pas,  elle  entretenait  par  sa 
mère  des  relations  avec  ses  ennemis.  Voilà  ce  que  Rousseau  avoue, 
moins  avec  l'intention  de  s'en  plaindre  qu'avec  celle  d'atténuer  ses 
torts  et  de  la  réhabiliter.  Il  fait  évidemment  pour  elle  ce  qu'il  a  fait 
pour  M'"*^  de  Warens;  mais  tous  les  contemporains  ont  parlé  bien 
autrement  de  Thérèse.  Ils  disent  qu'elle  a  été  l'instrument  de  son 
malheur,  qu'elle  l'a  brouillé  avec  tous  ses  amis,  qu'elle  aimait  le 
vin,  qu'elle  avait  de  très  mauvaises  mœurs,  enfin  que  Rousseau  s'est 
tué  parce  qu'il  l'avait  surprise  avec  un  laquais.  Il  m'en  coûte  de 
les  croire.  Rousseau  a  un  si  grand  art  pour  faire  aimer  ceux  qu'il 
défend,  que  je  m'habituerais  volontiers  à  voir  son  ange  gardien 
dans  cette  garde-malade  fidèle  et  dévouée  qu'il  nous  montre  parta- 
geant sa  misère,  sa  vie  errante  et  ses  douleurs;  mais  en  ne  prenant 
que  la  moitié  du  blâme  et  de  l'éloge  dont  elle  est  l'objet,  je  ne  vois 
rien  d'impossible  à  ce  qu'une  personne  si  ennuyée,  si  peu  intelli- 
gente, si  mal  conseillée,  d'un  caractère  si  faible  et  si  peu  digne  à 
beaucoup  d'égards,  ait  eu  les  mœurs  de  M'""  de  Warens.  C'est  de 
l'avilissement  où  se  jetait  cette  dernière  qu'il  faut  s'étonner;  quant 
à  Thérèse,  rien  ne  paraîtrait  moins  surprenant.  Rousseau  ne  fut  pas 
son  premier  amour  :  qui  pourrait  affirmer  qu'd  fut  le  dernier? 

—  Et  vous  croyez  que  Rousseau,  qui  dévoilait  si  hardiment  les 
turpitudes  des  autres  pour  atténuer  ou  pour  faire  accepter  les 
siennes  propres,  aurait  subi  la  réprobation  générale  plutôt  que  d'ac- 
cuser Thérèse? 


356  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  Oui,  je  le  crois.  Deux  motifs  puissans  pouvaient  le  condamner 
au  silence.  D'abord  le  besoin  extrême  que  vieux,  infirme,  pauvre 
et  abandonné,  il  avait  des  soins  et  de  la  compagnie  de  cette  femme 
enfin  rivée  à  son  existence  après  tant  de  petites  lâchetés  commises 
pour  le  délaisser  ou  le  dominer  entièrement... 

—  Permettez-moi  de  vous  interrompre  pour  vous  dire  que  ce  mo- 
tif du  silence  de  Jean-Jacques  serait  une  plus  grande  lâcheté  que 
toutes  celles  de  Thérèse.  Les  motifs  qu'il  donne  à  son  crime  sont 
infâmes  dans  la  bouche  d'un  homme  qui  proclame  l'amour  et  le 
culte  de  la  vertu.  Quoi!  les  mauvais  conseils  et  les  mauvais  propos 
d'une  table  d'hôte?  l'impunité  du  libertinage?  l'exemple  des  mé- 
chans  esprits  qu'il  avait  le  tort  de  fréquenter?  Pouvez-vous  accepter 
de  pareilles  excuses?  Et  tous  ces  raisonnemens  tirés  de  Fégoïsme 
ou  de  la  couardise  morale,  de  la  crainte  de  manquer  de  pain  pour 
nourrir  ses  enfans,  ou  de  caractère  pour  les  diriger,  pensez-vous 
qu'il  y  ait  là  de  quoi  autoriser  l'horrible  exemple  qu'il  ne  craint 
pas  de  donner  à  tous  les  hommes  qui  manquent  de  fortune  ou  d'é- 
nergie? Il  y  aurait  alors  quelque  chose  de  plus  simple  à  faire,  ce 
serait  de  tuer,  comme  font  les  Chinois,  tous  les  enfans  contrefaits 
ou  qu'on  n'a  pas  le  moyen  de  nourrir,  sous  prétexte  que  la  vie  du 
pauvre  et  de  l'infirme  est  malheureuse,  et  que  la  mort  est  un  grand 
bien  pour  ceux  qui  entrent  dans  la  vie  sans  vigueur,  sans  protection 
et  sans  patrimoine. 

—  A  votre  tour,  monsieur,  vous  plaidez  avec  chaleur,  et  moi  je 
ne  fais  pas  de  réserves  en  vous  donnant  raison.  Si  P»ousseau  n'a  pas 
cru  être  le  père  des  enfans  de  Thérèse,  il  a  été  pT-esque  aussi  cou- 
pable de  ne  pas  le  dire  qu'il  l'eût  été  en  les  abandorinant  sans  cette 
excuse.  11  devait  à  sa  réputation,  qui  intéresse  au  plus  haut  point  la 
cause  de  la  philosophie  et  par  conséquent  celle  du  genre  humain, 
de  se  disculper  comj)létement,  dût  Thérèse  l'abandonner  mourant 
à  toutes  les  horreurs  de  la  solitude.  Nous  arrivons  donc,  par  un 
chemin  imprévu,  à  nous  entendre,  vous  et  moi,  sur  le  devoir  qui 
était  imposé  à  Rousseau  de  plaider  sa  cause  à  tout  prix  ;  car  vous 
semblez  reconnaître  qu'un  si  grand  talent  et  une  gloire  si  haute  ne 
devaient  pas  se  laisser  flétrir,  et  nous  voici  d'accord  sur  la  légiti- 
mité, l'autorité  et  même  l'utilité  de  ses  Confessions. 

—  J'ai  raisonné  à  votre  point  de  vue;  mais  que  devient,  je  vous 
prie,  l'autorité  des  Confessions,  si  le- plus  grand  crime  reproché  à 
votre  philosophe  s'y  trouve  faussement  avoué  par  lui? 

—  Je  vous  répondrai  que  la  justice  civile  et  religieuse  de  vos 
pères  arrachait  beaucoup  de  faux  aveux  par  la  torture,  et  que  la  vie 
de  Piousseau  fut  une  torture  morale  sans  exemple;  mais  je  répondrai 
encore  mieux  en  invoquant  un  autre  motif  de  son  silence,  et  ce  se- 
cond motif,  vous  ne  m'avez  pas  encore  permis  de  l'énoncer. 


A    PROPOS    DES    GIIAUMliTTES.  357 

—  Je  vous  écoute  avec  attention. 

—  Eh  bien  !  ce  motif  que  je  serais  très  porté  à  admettre  et  que 
je  préférerais  infiniment,  c'est  la  générosité  de  Rousseau.  Ce  mot 
vous  fait  sourire,  parce  que  vous  persistez  à  voir  en  lui  le  type  de  la 
susceptibilité,  de  la  rancune  et  de  la  misanthropie.  Je  vous  répon- 
drai que  le  caractère  de  Rousseau  est  très  compliqué,  agité  sans 
cesse  par  les  orages  intérieurs  et  toujours  porté  aux  réactions  ex- 
trêmes. Chaque  page  de  ses  Confessions  le  prouve,  et,  bien  qu'ar- 
rangé et  médité,  ce  livre  porte  la  vive  empreinte  des  entraînemens 
de  son  cœur  et  de  sa  pensée.  Il  s'y  explique  lui-même  avec  soin; 
il  s'y  révèle  malgré  lui  beaucoup  plus.  A  tout  instant,  on  le  voit 
se  sacrifier  pour  les  autres  et  céder  à  des  enthousiasmes  chevale- 
resques qui  donnent  des  armes  contre  lui.  Je  vous  en  citerais  bien 
des  exemples;  mais  cette  discussion  a  été  assez  longue,  et  je  ne 
veux  plus  qu'invoquer  votre  bonne  foi  et  vous  inviter  à  juger  sans 
prévention  les  côtés  saillans  de  son  malheureux  caractère.  Ces  côtés 
sont  justement  les  deux  tendances  les  plus  opposées  :  l'irritabilité 
soupçonneuse  sans  trêve  et  la  mansuétude  inépuisable.  Pour  ne 
parler  que  de  Thérèse,  toute  la  vie  de  Rousseau  est  en  même  temps 
une  méfiance  d'elle  (trop  fondée  peut-être!)  et  une  affection  réelle 
avec  tous  les  attendrissemens  de  la  reconnaissance.  Si  tous  les  en- 
nemis de  Jean-Jacques  fussent  revenus  à  lui  tant  soit  peu,  je  ne 
doute  pas  que,  poussant  l'oubli  et  le  pardon  jusqu'à  l'excès,  ce  bru- 
tal, si  sensible  à  la  moindre  marque  de  sollicitude  ou  de  repentir, 
n'eût  parlé  d'eux  avec  enthousiasme.  11  les  eût  fardés  avec  une 
bonne  foi  sans  égale,  comme  il  l'a  fait  pour  Sophie,  coquette  ou 
infidèle,  imprudente  à  coup  sûr,  et  lui  infligeant  de  cruelles  souf- 
frances ou  la  nécessité  de  se  laisser  accuser  pour  ne  pas  la  trahir.  Il 
ne  lui  reproche  pourtant  rien;  loin  de  là,  il  persiste  à  en  faire  un 
ange.  Combien  peu  d'hommes,  raillés  et  blâmés  comme  il  le  fut  à 
cause  d'elle  dans  ce  monde  de  beaux  esprits  qui  était  tout  dans  ce 
temps-là,  fussent  restés  fidèles  et  discrets!  Dans  cette  mansuétude 
de  Rousseau  est  tout  le  fond  de  son  âme,  tout  ce  qu'elle  avait  de 
sain  et  de  vraiment  grand,  même  dans  le  désespoir.  Ce  désespoir  a 
dû  être  plus  profond  encore  quand  il  s'est  vu  accusé  d'être  un  père 
dénaturé;  mais,  pour  se  laver  du  reproche,  il  eût  fallu  dévouer 
Thérèse  au  mépris  public,  et  Rousseau  s'est  sacrifié.  Le  terrible 
courage  qu'il  avait  eu  jusque-là  pour  tout  dire  l'a  abandonné.  Sa 
liaison  avec  elle  était  devenue  plus  sérieuse  avec  le  temps  ;  beau- 
coup de  soins  rendus  et  de  malheurs  partagés  la  lui  avaient  rendue 
chère,  respectable  jusqu'à  un  certain  point.  Peut-être  aussi,  croyant 
l'avoir  purifiée  par  ses  enseignemens  et  le  partage  de  ses  épreuves, 
frémissait-il  à  l'idée  de  s'être  trompé  autrefois  sur  son  compte. 
Peut-être  en  était-il  venu  à  se  dire  :  Ces  enfans  que  j'ai  méconnus 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étaient  les  miens!  De  là  des  remords  et  des  regrets  qu'il  avoue.  Et 
s'il  est  vrai,  comme  on  l'a  aiïii-mé,  qu'il  se  soit  donné  la  mort  et 
que  son  suicide  ait  eu  pour  cause  une  dernière  infidélité  de  Thérèse, 
il  y  a  quelque  chose  de  grand  encore  dans  l'égarement  de  sa  fu- 
neste résolution.  Il  voit  que  toute  sa  vie  de  pardon  ou  de  répara- 
tion envers  cette  femme  a  été  une  illusion  déplorable,  qu'il  ne  lui 
est  plus  possible  de  vivre  avec  elle  sans  la  mépriser,  qu'il  lui  a  en 
vain  sacrifié  son  repos  et  son  honneur,  qu'il  va  emporter  dans  la 
tombe  une  tache  ineifaçable...  Il  embrasse  Thérèse  et  meurt  sans  se 
rétracter.  Voilà  Rousseau  tel  que  je  le  conçois... 

—  Tel  que  vous  l'arrangez... 

—  Et  tel  que  nul  ne  peut  me  prouver  pourtant  qu'il  n'ait  pas  été. 

—  En  résumé,  vous  le  laissez  blanc  comme  neige  à  l'idolâtrie  de 
la  postérité. 

—  Non,  monsieur,  je  n'approuve  entièrement  Rousseau   dans 
aucun  de  ces  partis  extrêmes  qui  le  caractérisent.  Je  crois  qu'il  s'est 
suicidé  toute  sa  vie  pour  céder  au  besoin  que  son  cœur  éprouvait 
de  réparer  les  erreurs  de  son  imagination  ou  les  emportemens  de 
son  caractère.  Je  crois  qu'il  n'a  jamais  su  ni  aimer  ni  haïr,  parce 
qu'il  a  trop  vivement  subi  le  ressentiment  et  la  tendresse,  le  soupçon 
et  la  confiance.  Il  a  combattu  la  fatalité  de  son  organisation  sans 
pouvoir  la  vaincre.  Je  crois  qu'il  a  manqué  de  force  physique  et  de 
courage  moral  au  bout  de  la  lutte,  et  que  l'infortuné,  après  avoir 
trop  passionnément  défendu  sa  cause,  l'a  trop  abandonnée.  Ce  qui 
a  pu  lui  donner  le  change  à  sa  dernière  heure,  c'est  qu'il  s'est  senti 
emporté  par  cette  fièvre  qui  lui  faisait  chercher  le  sublime.  Pardon- 
ner trop  et  s'immoler  follement,  tout  a  été  là  pour  lui  en  ce  moment 
suprême.  Je  trouve  donc  à  reprendre  à  sa  vie  et  à  sa  mort,  à  ses 
ouvrages  et  à  son  caractère.  On  ne  lui  a  pas  reproché  sans  raison  le 
paradoxe  à  certains  égards  et  l'orgueil  exigeant  en  certaines  occa- 
sions. Rousseau  appartient  à  la  critique,  et  sera  toujours  le  digne 
objet  de  son  examen  sévère  et  impartial.  Il  nous  appartient,  à  tous 
tant  que  nous  sommes,  de  l'interroger  et  de  le  discuter;  mais  je 
crois  que  certains  incidens  de  cette  vie  privée,  dont  on  a  fait  tant  de 
bruit  et  qui  l'ont  tant  préoccupé  lui-même,  devraient  être  voilés 
jusqu'à  nouvel  ordre.  Les  temps  ne  sont  pas  accomplis,  Rousseau 
n'est  pas  jugé.  Il  est  trop  près  de  nous,  son  souvenir  est  encore  trop 
lié  à  nos  propres  orages  pour  que  nous  puissions  équitablement 
l'absoudre  sans  réserve  ou  le  condamner  sans  appel.  Il  y  a  bien 
d'autres  morts  illustres  dont  le  procès  n'est  pas  jugé  et  ne  le  sera 
peut-être  jamais,  entre  autres  Jean-Raptiste  Rousseau,  contempo- 
rain de  Jean-Jacques,  qui  mourut  en  protestant  au  nom  du  Christ 
contre  la  calomnie.  La  postérité  se  fait  juste  comme  Dieu  dans  les 
âmes  justes,  c'est-à-dire  qu'elle  efface  ce  qui  l'empêcherait  de  par- 


A    PROPOS    DES    CHARMETTES.  359 

donner.  Si  Dieu  absout  le  mal  en  connaissance  de  cause,  que  doit 
faire  l'homme  quand  il  ne  peut  lever  le  voile  de  la  vérité?  Il  doit 
rejeter  comme  nul  tout  ce  qui  n'est  pas  prouvé,  si  l'œuvre  laissée 
par  l'accusé  est  bonne  et  belle,  et  témoigne  de  la  pureté  de  ses  in- 
tentions. Voilà  du  reste  ce  que  fait  l'histoire  à  mesure  qu'elle  re- 
garde plus  loin  en  arrière.  Elle  absout  l'homme  qui  a  pu  blesser  ses 
contemporains,  en  faveur  du  bienfait  dont  son  œuvre  a  doté  l'a- 
venir... 

Je  n'ai  point  persuadé  M.  ***,  et  je  n'avais  pas  un  instant  espéré 
que  je  le  persuaderais.  Rousseau  n'est  pas  une  gloire  littéraire  seu- 
lement, mais  sa  philosophie  n'est  pas  non  plus  une  doctrine  parti- 
culière. Elle  ne  constitue  pas  un  ensemble  et  un  accord  de  notions 
sociales  et  religieuses  dont  on  puisse  se  dire  aujourd'hui  l'apôtre  et 
le  vulgarisateur.  Ce  qui  caractérise  Rousseau,  c'est  d'être  un  esprit, 
non  pas  l'esprit  d'un  siècle,  mais  l'esprit  qui  répond  à  certaines  as- 
pirations d'une  série  de  siècles,  et  pour  ceux  qui  repoussent  et  con- 
damnent ces  aspirations  Rousseau  n'existe  pas.  Il  n'est  à  leurs  yeux 
qu'un  brillant  écrivain,  un  cerveau  rebelle  à  la  coutume,  un  critique 
hautain,  un  misanthrope,  un  poète  et  un  artiste.  Il  y  a  certainement 
de  tout  cela  en  lui,  mais  il  y  a  encore  autre  chose  qui  fait  concourir 
à  un  but  immense  toutes  les  forces  et  toutes  les  faiblesses  de  l'homme. 
Il  y  a  un  idéal  d'indépendance  et  de  sincérité  religieuse  et  humaine 
qui  attaque  et  secoue  profondément  le  vieux  édifice  du  droit  divin. 
Au  milieu  de  cette  phalange  d'esprits  si  variés  et  si  spontanés  qui 
ébranle  le  xv!!!*"  siècle,  ce  n'est  pas  par  l'instrument  d'un  dogma- 
tisme bien  puissant  que  Rousseau  travaille.  Ce  dogmatisme,  qui  aura 
son  jour  d'essai  durant  la  grande  crise  révolutionnaire,  se  traduira 
précisément  sous  des  formes  d'épuration  violentes  que  l'âme  sen- 
sible de  Rousseau  eût  répudiées  avec  horreur.  S'il  eût  vécu  jusqu'à 
cette  crise,  il  eût  péri  sur  l'échafaud  en  protestant  contre  cette  ap- 
plication de  ses  principes;  mais  ce  que  Rousseau  eût  gardé  jusque 
sur  l'échafaud  et  ce  qu'il  nous  laisse  pour  toujours,  c'est  la  haine 
de  l'intolérance  et  de  l'hypocrisie.  Voilà  pourquoi  l'intolérance  pour- 
suit et  insulte  Rousseau  tout  autant  que  Voltaire;  voilà  pourquoi  Vol- 
taire et  Rousseau,  si  différens  l'un  de  l'autre,  nous  sont  également 
sacrés.  On  peut  même  dire  qu'ils  nous  sont  également  chers,  en  ce 
sens  que  l'œuvre  de  chacun  d'eux  répond  aux  diverses  tendances 
de  nos  organisations,  et  que  l'émotion  de  l'un  corrige  admirable- 
ment ce  que  le  bon  sens  de  l'autre  pourrait  avoir  de  trop  amer  ou 
de  trop  léger. 

Quant  à  M.  ***,  mon  contradicteur,  il  n'est  point  un  hypocrite; 
mais  sa  foi  l'oblige  à  voir  dans  les  philosophes  du  dernier  siècle  des 
ennemis  de  l'ordre,  des  torches  d'incendie,  des  suppôts  de  Satan.  Je 
suis  retourné  aux  Charmettes  avec  un  ami  plus  bienveillant;  c'était 


360 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pour  nous  un  plaisir  tout  naïf  de  passer  la  matinée  dans  ces  cham- 
bres et  dans  ce  jardin  si  pauvres.  Nous  y  étions  comme  ces  enfans 
du  peuple  qui  aiment  h  s'asseoir  sur  les  fauteuils  des  princes  et  à 
promener  leurs  doigts  sur  la  dorure  des  lambris.  Nous  étions  con- 
tens  de  ne  rien  dire  de  Jean-Jacques  et  de  nous  intéresser  à  tous  les 
détails  de  l'habitation,  à  toute  la  physionomie  du  pays  environnant. 
C'était  vivre  un  moment  de  la  vie  dont  il  avait  vécu  et  boire  à  cette 
source  de  poésie  que  la  nature  tient  toujours  pleine  et  limpide  pour 
qui  la  cherche  sans  désir  impie  de  la  troubler  en  y  jetant  des 
pierres.  , 

Comme  nous  revenions  à  Chambéry,  mon  compagnon  de  voyage, 
qui  avait  entendu  la  fin  de  ma  conversation  de  la  veille  avec  M.  ***, 
me  demanda  si  je  pensais  vraiment  que  Rousseau  ne  fût  pas  le  père 
des  enfans  de  Thérèse.  Je  lui  répondis  que  je  ne  pensais  rien  à  cet 
égard,  puisque  je  manquais  absolument  de  certitude. 

—  Mais  enfin,  reprit-il,  où  avez-vous  pris  cette  idée  qui  a  été  un 
de  vos  moyens  de  défense?  Comment  n'est-elle  venue  sérieusement 
à  aucun  de  ceux  qui  ont  été  les  contemporains  du  philosophe? 

—  Elle  leur  est  venue  très  sérieusement,  et  c'est  parce  que  je  la 
leur  ai  entendu  exprimer  que  je  l'ai  eue  souvent  sans  oser  m'y  ar- 
rêter. Mon  grand-père  était  ce  Dupin  de  Francueil  dont  Rousseau 
fut  longtemps  l'ami.  Plus  tard,  Rousseau  méconnut  son  alfection,  et 
ne  revint  à  lui  que  de  loin  en  loin.  C'est  Thérèse  qui  amena  la  mé- 
fiance, afin  d'empêcher  certaines  explications.  Elle  était  venue  sou- 
vent demander  des  secours  à  M.  Dupin  pour  le  philosophe.  M.  Dupin 
n'avait  jamais  refusé,  jamais  hésité;  mais  ces  secours,  Thérèse  en 
disposait  pour  elle-même  ou  pour  son  indigne  famille.  Rousseau  ne 
les  eût  point  acceptés.  Mon  grand-père  s'en  doutait  bien,  mais  il 
était  riche,  et  il  aimait  mieux  être  dupé  que  de  risquer  de  ne  pas 
secourir  son  ami.  Je  n'ai  pas  connu  mon  grand-père,  mais  j'ai  su 
par  ma  grand'mère  ce  qu'il  pensait  de  Thérèse,  et  vingt  fois  j'ai  en- 
tendu M'"*'  Dupin  dire  à  ceux  qui  accusaient  Rousseau  devant  elle 
d'être  un  père  dénaturé  :  «  Oh  !  pour  cela,  nous  n'en  savons  rien,  et 
Rousseau  n'en  savait  rien  lui-même.  »  Une  fois  elle  dit  en  haussant 
les  épaules  :  «  Est-ce  que  Rousseau  pouvait  avoir  des  enfans?  » 

Rousseau  aimait  les  enfans,  cela  est  certain,  et  je  crois  qu'il  eût 
aimé  les  siens.  Je  crois  aussi  que  Thérèse,  qui  avait  tant  d'empire 
sur  lui,  ne  les  lui  eût  pas  laissé  abandonner,  si  elle  n'eût  craint  des 
explications  périlleuses.  Je  dis  je  crois,  mais  je  ne  saurais  affirmer, 
parce  que  le  sophisme  était  parfois  chez  Rousseau  la  conscience 
même.  Il  se  prouvait  des  vérités  très  contestables,  et  il  se  mettait  à 
les  pratiquer  avec  une  sincérité  complète.  Il  a  donc  pu  se  persuader 
qu'il  faisait  son  devoir  envers  ses  enfans  en  ne  se  chargeant  pas  de 
leur  sort.  Il  avait  été  conduit  à  cette  cruauté  de  raisonnement  par 


A   PROPOS    DES    CUARMETTES.  361 

le  peu  d'aptitude  qu'il  avcait  reconnue  en  lui  pour  l'éducation  pra- 
tique. Enfin  le  mieux  à  dire  est  peut-être  ceci  :  que  Rousseau,  à 
l'époque  où  il  fut  père,  n'était  pas  encore  le  grand  Rousseau  qu'il 
fut  plus  tard.  Il  n'aima  la  vertu  qu'en  la  sentant  déborder  et  appa- 
raître comme  la  véritable  forme  de  son  génie  austère.  Qui  la  lui  eût 
apprise  auparavant?  Ce  n'est  pas  M'"^  de  Warens,  elle  qui  vivait 
en  dehors  de  toute  pratique.  Ce  n'est  pas  la  vie  errante,  les  amours 
de  rencontre,  la  société  des  beaux  esprits,  l'exemple  du  grand 
monde,  si  bien  suivi  par  les  bourgeois  du  temps.  Rousseau,  homme 
fait,  portait  en  lui  l'amour  du  bien,  l'enthousiasme  du  beau,  et  il 
n'en  savait  rien  encore.  L'absence  d'éducation  morale  avait  pro- 
longé l'enfance  de  son  esprit  au-delà  du  terme  ordinaire,  et  l'on  peut 
même  dire  que  son  caractère  eut  toujours  les  illusions,  les  exagé- 
rations, les  spontanéités  capricieuses  de  l'enfance.  11  fut  à  l'égard 
de  la  philosophie  comme  nous  sommes  tous  à  l'égard  de  telle  ou 
telle  étude  particulière  dont  nous  découvrons  tard  l'importance,  le 
charme  et  la  profondeur.  La  philosophie  régnante,  au  moment  où 
il  fut  initié,  n'était  point  moraliste.  Elle  sautait  d'emblée  par-dessus 
les  vrais  devoirs  en  haine  des  entraves  injustes.  Rousseau,  plus  lo- 
gicien et  plus  idéaliste  que  les  autres,  comprit  alors  que  la  liberté 
n'était  pas  tout,  et  que  la  philosophie  devait  être  une  vertu,  une  re- 
ligion, une  loi  sociale.  Qu'il  se  soit  trompé  souvent  dans  ses  déduc- 
tions, il  importe  peu  aujourd'hui.   Son  socialisme  n'est  pas  plus 
coupable  des  excès  révolutionnaires  que  la  doctrine  évangélique 
n'est  coupable  de  la  Saint-Rarthélemy.  Son  but  est  immense ,  son 
vouloir  est  sublime,  sa  sincérité  est  frappante.  Finissons-en  donc 
avec  les  reproches  qui  peuvent  s'attacher  à  sa  vie  et  qui  m'ont  sou- 
vent navré  et  paralysé  moi-même  dans  mon  culte  pour  sa  mémoire. 
Je  n'ai  jamais  cédé  intérieurement  à  ces  répulsions  qu'il  m'inspirait 
sans  éprouver  aussitôt  un  remords  de  ma  faiblesse.  Il  faut  avoir  la 
force  d'aimer  les  grands  hommes  avec  leurs  taches  et  leurs  ombres. 
Voilà  pourquoi  je  n'ai  jamais  insisté  et  n'insiste  pas  encore  sur  les 
faits  douteux  qui  pourraient  jusqu'à  un  certain  point  innocenter 
Rousseau  de  sa  principale  faute.  Je  lui  dois  de  l'accepter  avec  cette 
faute.  Il  m'a  fait  tant  de  bien,  il  m'a  ouvert  tant  d'horizons,  il  m'a 
créé  tant  de  nobles  jouissances,  il  m'a  si  bien  détaché  des  sottes 
distinctions  sociales  et  des  mille  choses  vaines  à  la  possession  des- 
quelles j'ai  tant  vu  autour  de  moi  sacrifier  le  vrai  bonheur  et  la  vraie 
dignité,  que  je  ne  me  reconnais  pas  le  droit  de  lui  demander  compte 
de  ses  erreurs.  Depuis  quand  l'obligé  a-t-il  bonne  grâce  à  faire 
comparaître  son  bienfaiteur  sur  la  sellette  de  l'accusé? 

Enfin  Rousseau  a  été  le  plus  malheureux  des  hommes,  et  sa  mé- 
moire est  encore  une  des  plus  discutées  et  des  plus  outragées  qu'il  y 
ait.  La  pitié  qu'il  inspire  lui  survit,  on  le  sent  persécuté  encore; 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dès  lors  on  a  besoin  de  le  défendre,  de  l'aimer  comme  s'il  était  là, 
et  de  s'imaginer  qu'on  le  console,  comme  s'il  pouvait  vous  entendre 
et  guérir  de  sa  douleur... 

Ne  sait-on  pas  d'ailleurs  que  M'"®  d'Houdetot,  qui  eut  pendant 
une  année  au  moins  la  confiance  entière  de  Jean-Jacques,  affirmait 
qu'il  ne  se  croyait  pas  le  père  des  enfans  de  Thérèse?  On  sait  aussi 
qu'il  autorisa  M'"®  de  Luxembourg  à  faire  faire  des  recherches  pour 
retrouver  un  de  ces  enfans?  Pourquoi  un  seul?  Rousseau  n'aurait 
donc  eu  d'entrailles  que  pour  celui-là?  En  tout  cas,  même  en  faveur 
de  celui-là,  il  n'y  eut  pas  certitude,  car  ces  recherches  furent  à 
peine  commencées  par  Laroche,  valet  de  chambre  de  la  maréchale, 
qu'elles  devinrent  pour  Rousseau  un  tourment  grave,  un  véritable 
sujet  d'effroi.  «  Si  l'on  m'eût,  dit-il,  présenté  quelque  enfant  pour 
le  mien,  le  doute,  si  ce  l'était  bien  en  effet,  si  on  ne  lui  en  substi- 
tuait point  un  autre,  m'eût  resserré  le  cœur  par  l'incertitude.  » 
Rousseau  était  soupçonneux,  et  cette  méfiance  à  l'endroit  de  l'en- 
fant qu'on  lui  eût  présenté  pouvait  bien  être  de  deux  sortes.  Malgré 
les  aveux  de  son  repentir,  il  y  a  une  certaine  cause  du  moment 
qu'il  signale,  mais  qu'il  ne  veut  pas  dire,  et  cette  réticence  est 
bien  frappante.  Il  faut  relire  sur  tout  cela  l'opinion  de  M.  de  Bar- 
ruel,  qui  ne  craint  pas  d'affirmer  ce  que  nous  indiquons. 

On  insistera,  je  le  sais,  sur  les  propres  aveux  de  Rousseau,  sur 
ses  remords  très  explicites  et  très  éloquemment  exprimés.  Rousseau 
est  souvent  déclamatoii-e,  je  ne  le  nie  pas;  mais  il  l'est  naïvement 
ou  avec  travail.  Je  ne  le  trouve  pas  un  instant  naïf  dans  les  regrets 
qu'il  exprime  d'avoir  méconnu  ses  devoirs  de  père,  pas  plus  qu'il 
n'est  véritablement  sincère  dans  ses  essais  de  justification  :  il  y  a  là 
comme  un  effort,  autant  pour  se  repentir  que  pour  se  justifier.  La 
nature  parle  cependant  à  son  cœur  au  commencement  de  Y  Emile, 
mais  ce  cri  de  douleur  peut  parfaitement  se  traduire  ainsi  :  «  Que 
n'ai-je  eu  des  enfans  à  aimer  avec  certitude!  » 

Admettons  pourtant  qu'il  ait  eu  des  remords  bien  réels;  il  y  en  a 
de  deux  sortes  :  ceux  que  laisse  une  faute  sciemment  commise,  et 
ceux  que  fait  naître  après  coup  une  faute  involontaire.  Ceux  de 
Rousseau  n'étaient  peut-être  pas  même  de  la  seconde  catégorie.  S'il 
croyait  à  la  faute  involontaire,  c'était  peut-être  seulement  par  ac- 
cès, les  jours  où,  lisant  ses  Confessions  à  Thérèse,  il  subissait  son 
empire,  s'effrayait  de  ses  reproches,  revenait  sur  ses  propres  sou- 
venirs, s'alarmait  dans  sa  propre  conscience  et  se  chargeait  lui- 
même  clans  la  crainte  de  déplaire  ou  de  s'être  trompé.  Cette  vulgaire 
histoire  ne  se  retrouve-t-elle  pas  dans  tous  les  ménages  plus  ou 
moins  légitimes?  Nous  connaissons  un  vieillard  dont  elle  fait  le  tour- 
ment. Il  a  renvoyé  sa  Thérèse  le  jour  où  elle  est  devenue  mère.  Peu 
de  jours  après,  la  Thérèse  a  su  lui  persuader  qu'il  était  le  père  de 


A    PROPOS    DES    GHARMETTES.  363 

l'enfant.  Ce  n'est  point  une  âme  dénaturée;  il  a  repris  Thérèse,  dont 
les  soins  lui  manquaient,  et  il  élève  l'enfant,  et  tous  les  jours  Thérèse 
lui  dit  :  «  Vous  avez  été  bien  méchant,  car  vous  avez  failli  le  laisser 
mettre  aux  enfans  trouvés!  »  Et  le  vieillard  s'accuse  et  se  repent. 
S'il  écrivait  ses  confessions,  il  dirait  peut-être  :  «  J'ai  été  bien  tenté 
d'imiter  Rousseau  et  de  mettre  cet  enfant  à  l'hôpital,  car  enfin  je 
me  souviens  bien...  »  Mais  Thérèse  arriverait,  lui  ôterait  la  plume 
des  mains,  lui  ferait  une  scène,  et  il  effacerait  pour  corriger  ainsi  : 
«  car  enfin...  j'ai  eu  peur  de  faire  des  sacrifices,  et  je  dois  avouer 
que  j'ai  un  fonds  d'avarice  dont  ma  pauvre  Thérèse  m'a  corrigé.  » 
Ah!  si  ce  brave  homme  pouvait  lire  ceci!...  Mais  il  ne  le  lira  pas, 
Thérèse  y  mettra  bon  ordre. 

La  véritable  faute  de  Rousseau,  c'est  d'avoir  persévéré  dans  son 
attachement  pour  cette  femme  qui,  plus  ou  moins  coupable,  était  à 
coup  sûr  indigne  de  lui,  et  qui  exploita  misérablement  à  son  profit 
les  défaillances  de  ce  caractère  endolori  et  cette  cruelle  imagination, 
si  habile  à  le  torturer.  On  ne  vit  pas  impunément  avec  un  petit  es- 
prit :  on  ne  contracte  pas  ses  défauts,  on  ne  perd  pas  sa  propre 
grandeur  quand  on  est  Jean- Jacques  Rousseau;  mais  on  la  sent 
troublée,  combattue,  exaltée,  égarée,  et  on  fait  en  pure  perte  d'im- 
'menses  efforts  pour  la  mettre  au  niveau  de  misères  indignes  d'elle. 

Chaque  enfant  n'a  qu'un  père  selon  les  lois  naturelles,  et  il  est 
possible,  après  tout,  que  Rousseau  fût  le  père  naturel  des  enfans  de 
Thérèse;  mais,  lorsqu'il  y  a  d'autres  pères  présumables,  la  nature 
n'a  pas,  quoi  qu'on  en  dise,  de  critérium  révélateur  pour  indiquer 
au  véritable  père  ses  devoirs  et  ses  droits.  Ceci  soulèverait  d'ailleurs 
une  question  immense,  que  nous  ne  voulons  pas  traiter  ici,  mais 
qu'on  doit  au  moins  entrevoir  quand  il  s'agit  d'un  fait  aussi  grave 
que  la  condamnation  d'un  grand  personnage  historique.  Cette  ques- 
tion est  celle  que  les  lois  civiles  n'ont  pu  résoudre  et  qu'elles  ont 
tranchée  hardiment  en  défendant  la  recherche  de  la  paternité  d'une 
part,  et  en  imposant  de  l'autre  les  obligations  de  la  paternité  envers 
tous  les  enfans  nés  dans  le  mariage.  La  loi  a  sa  logique  :  si  elle 
impose  au  mari  un  devoir  rigoureux,  elle  lui  attribue  un  droit  ri- 
goureux aussi  sur  la  conduite  de  sa  femme.  C'est  à  lui  de  la  séques- 
trer ou  de  la  surveiller,  s'il  n'a  pas  foi  en  elle.  Dans  les  unions 
libres,  et  celle  de  Rousseau  était  une  aflaire  de  hasard,  nullement 
sérieuse  au  début,  l'homme,  n'ayant  pas  de  droits,  n'a  pas  de  de- 
voirs. Thérèse  n'était  pas  vierge,  elle  ne  fut  ni  séduite  ni  trompée 
par  lui,  et  ses  relations  dans  la  vieillesse  avec  le  premier  venu,  — 
elle  s'éprit  à  cinquante-sept  ans,  sous  les  yeux  de  Rousseau,  d'un 
palefrenier  qui  eût  pu  être  son  petit-fils, —  prouvent  ce  qu'elle  avait 
dû  être,  ce  qu'elle  avait  toujours  été. 


3(5/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sacrifions  donc  Thérèse  à  Rousseau  sans  trop  de  scrupule,  car 
Rousseau  s'est  trop  sacrifié  pour  elle,  et  cela  n'est  pas  juste.  La 
postérité  ne  doit  pas  accepter  cette  immolation  sublime  et  puérile, 
cet  excès  de  générosité  insensée  dont  l'inimitié  et  l'hypocrisie  ont 
fait  et  font  encore  leur  cri  de  triomphe.  Ou  Rousseau  n'était  pas  le 
père  des  enfans  que  M"''  Levasseur  a  laissé  mettre  à  l'hôpital,  ou  il 
avait  pleinement  le  droit  de  croire  qu'il  ne  l'était  pas.  Qu'on  se 
donne  la  peine  d'en  rechercher  des  preuves  irrécusables,  on  les 
trouvera.  Que  n'ai-je  vingt  ans  et  la  liberté,  c'est-à-dire  le  temps! 
je  consacrerais  ma  vie,  s'il  le  fallait,  à  découvrir  ces  preuves  de  la 
véritable  opinion  de  Rousseau  sur  Thérèse  dans  les  premières  an- 
nées de  leur  intimité.  Combien  de  jeunes  gens  s'épuisent  en  de  sté- 
riles essais  littéraires,  quand  il  y  a  dans  le  passé  tant  de  mystères 
à  découvrir  pour  redresser  le  présent  et  pour  éclairer  l'avenir! 

Une  découverte  a  été  récemment  publiée  sur  le  genre  de  mort 
de  Rousseau,  et  nous  ne  devons  pas  clore  nos  réflexions  sur  sa  vie 
sans  dire  quelques  mots  de  cette  découverte.  Nous  avons  cru  d'après 
Gorancey  et  M'"""  de  Staël  au  suicide  de  Rousseau.  D'après  de  nou- 
velles informations,  nous  ne  devons  plus  croire  au  coup  de  pis- 
tolet. Le  masque  moulé  en  plâtre  par  Houdon  n'offrait,  d'après  des 
témoignages  certains,  que  la  trace  d'une  légère  égratignure.  Reste 
l'hypothèse  du  poison,  qui  n'est  pas  détruite,  et  celle  d'un  épan- 
chement  au  cerveau,  résultat  du  violent  chagrin  qui  saisit  Rousseau 
en  découvrant  la  honteuse  infidélité  de  Thérèse. 

Les  hypocrites  triomphent  encore  de  ceci,  que  Rousseau,  après 
avoir  éloquemment  combattu  le  suicide,  a  couronné  par  le  suicide 
le  système  de  contradictions  de  sa  philosophie.  La  condamnation  du 
suicide  par  Rousseau  tombe  du  plus  haut  possible,  c'est-à-dire  du 
sommet  de  son  génie,  de  sa  raison,  de  sa  conscience.  Que,  malade, 
épuisé,  égaré  par  un  moment  de  désespoir  et  d'indignation,  il  ait 
attenté  à  sa  vie,  il  n'y  a  là  ni  crime  prémédité  contre  la  loi  divine 
qui  fait  de  la  vie  une  chose  sacrée,  ni  abandon  raisonné  de  ses  pro- 
pres principes.  Qu'on  relise  sur  tout  cela  non  pas  le  mieux  écrit, 
mais  le  mieux  étudié  et  le  plus  substantiel  des  commentaires  sur  la 
vie,  les  écrits  et  la  mort  de  Rousseau,  dans  l'édition  de  M.  Musset- 
Pathay.  C'est  encore  le  travail  le  plus  complet,  le  plus  fervent  pour 
guider  l'opinion  et  rassurer  le  cœur  sur  le  compte  de  l'immortel 
auteur  des  Confessions.  Il  y  a  parti-pris  de  le  justifier,  dira-t-on  : 
nous  ne  le  nions  pas;  mais  ce  sont  les  avocats  les  plus  convaincus 
qui  trouvent  les  raisons  les  plus  fortes. 

Nous  voici  bien  loin  des  Charmettes,  et  la  vilaine  femme  de  Rous- 
seau, comme  l'appelaient  les  contemporains  de  sa  vieillesse,  nous  a 
trop  fait  oublier  sa  belle  maman,  M"*  de  Warens.  En  traçant  son 


A    PROPOS    DES    CHARMETTES.  365 

portrait,  M.  Arsène  Houssaye  est  devenu  amoureux  d'elle.  C'est 
d'un  artiste  et  d'un  poète,  et  c'est,  après  tout,  d'une  bonne  philo- 
sophie. Rousseau  a  beaucoup  idéalisé  sa  bienfaitrice  tout  en  la  réa- 
lisant sans  scrupule,  et  il  a  eu  raison  dans  les  deux  cas,  parce  qu'il 
a  été  sincère,  parce  qu'il  a  laissé  parler  sa  mémoire  et  son  cœur, 
ce  qui  vaut  toujours  mieux  que  le  calcul  qu'on  s'impose  ou  les  ré- 
ticences qu'on  subit.  Ce  qu'il  y  a  de  trop  réel  dans  M'"^  de  Warens 
nous  choque  démesurément  aujourd'hui,  et  pourtant  nous  nous  pi- 
quons d'être  le  siècle  de  la  critique  par  excellence.  Nous  devrions 
dès  lors  faire  un  effort  d'esprit  pour  nous  reporter  aux  idées  d'il  y 
a  cent  ans,  pour  apprécier  le  milieu,  le  pays,  l'époque,  et  surtout 
l'éducation  que  recevaient  les  femmes  dans  ces  belles  contrées  un 
peu  sauvages  à  beaucoup  d'égards,  et  où  régnaient  l'ignorance  et 
une  certaine  brutalité  de  mœurs. 

Acceptons  donc  M'"*"  de  Warens  et  n'acceptons  pas  Thérèse.  Reti- 
rons notre  pardon  a  celle  qui  rendit  le  philosophe  ridicule  et  odieux 
en  apparence;  accordons-le  tout  entier  à  celle  qui  lui  fit  de  si  belles 
années  et  qui  ne  le  trompa  jamais.  M'"''  de  Warens  se  confessait  si 
facilement  qu'elle  a  disposé  sans  doute  le  génie  de  Rousseau  à  écrire 
l'impérissable  livre  des  Confessions.  Elle  lui  a  révélé  le  culte  de  la 
nature;  elle  l'a  fait  poète,  comme  elle  l'a  fait  artiste  et  savant.  Sa- 
chant ou  comprenant  tout,  elle  ne  mettait  pas  l'orthographe  ;  elle 
en  est  d'autant  plus  la  femme  de  son  siècle.  Assez  belle  encore  pour 
spéculer  sur  ses  charmes  comme  tant  de  dames  de  la  cour,  elle  se 
donnait  pour  rien  à  des  gens  de  rien.  Parmi  ces  gens  de  rien,  il  y 
avait  l'humble  Claude  Ânet,  un  homme  de  cœur  et  de  mérite,  et  le 
petit  Rousseau,  qui  fut  un  des  deux  premiers  hommes  de  son  temps. 
Elle  n'était  donc  pas  toujours  aveugle,  et  on  peut  lui  pardonner 
M.  de  Courtilles,...  ou  plutôt  l'oublier  et  faire  rentrer  son  image 
dans  le  néant. 

Voyageurs,  allez  aux  Charmettes,  n'écrivez  rien  sur  le  livret, 
cueillez  un  brin  de  pervenche,  et  ne  voyez  là  que  les  ombres  de 
Jean-Jacques  et  de  la  belle  Louise,  se  promenant  tête  à  tête  dans 
un  des  plus  beaux  pays  du  monde,  ne  songeant  plus  guère  à  Claude 
4net,  ne  songeant  pas  encore  à  Vintzenried,  enfin  ne  prévoyant  ni 
Thérèse,  ni  la  gloire,  ni  la  misère,  ni  la  persécution,  ni  les  curieux, 
ni  les  ingrats,  ni  les  insulteurs. 

George  Sand. 


FRÉDÉRIQUE 


SUITE  DU  CHEVALIER  SARTI. 


I. 
MADAME    DE    NARBAL. 


Vingt  ans  après  la  chute  de  Venise,  l'homme  dont  l'inquiète  jeu- 
nesse a  été  le  sujet  d'un  premier  récit  (1),  le  chevalier  Sarti,  se 
trouvait  en  Allemagne.  La  mort  de  Beata  et  la  ruine  de  sa  patrie 
avaient  changé  le  cours  de  sa  destinée.  Lorsque  l'armée  autrichienne 
vint  prendre  possession  des  états  de  la  république  de  Saint-Marc, 
que  lui  avait  livrés  le  grand  coupable  du  traité  de  Campo-Formio, 
le  chevalier,  qui  avait  aussi  perdu  sa  mère  et  que  rien  ne  retenait 
plus  dans  l'admirable  pays  qui  l'avait  vu  naître,  se  mit  à  voyager.  Il 
parcourut  la  Grèce  et  une  partie  de  l'Asie.  Revenu  en  Europe,  il  se 
fixa  en  Allemagne  aussitôt  que  les  événemens  politiques  parurent 
menacer  la  stabilité  de  l'édifice  impérial  de  Napoléon.  Il  prit  une 
part  très  active  au  mouvement  philosophique  et  national  de  la  jeu- 
nesse allemande  en  1813.  Il  chanta  avec  les  étudians  des  universités 
les  hymnes  du  poète  Kœrner  et  les  chœurs  patriotiques  de  Weber, 
il  s'inspira  des  doctrines  idéalistes  de  Fichte  contre  l'oppression  de 
l'étranger  et  de  la  force  brutale.  Les  événemens  de  1814  et  l'écrou- 
lement de  la  fortune  inouie  de  Napoléon  furent  pour  le  chevalier 

(1)  Voyez  la  Revue  du  i"  janvier  et  du   15  août  1854,  du  1"  et  du  15  août  1855, 
du  15  avril  et  du  15  juin  1856. 


FRÉDÉRIQUE.  'MM 

Sarti  la  plus  grande  joie  de  sa  vie.  Après  avoir  longtemps  erré  dans 
les  différentes  parties  de  l'Allemagne,  après  avoir  séjourné  succes- 
sivement à  Berlin,  Dresde,  Weimar,  Leipzig,  Munich,  Vienne,  où  il 
se  trouvait  à  l'époque  du  congrès,  le  chevalier  l'ut  attiré  dans  la 
ville  de  Manheim,  où  je  l'ai  rencontré  pour  la  première  fois  vers 
1820.  Il  pouvait  avoir  alors  à  peu  près  quarante  ans,  car  je  n'ai  ja- 
mais su  la  date  précise  de  sa  naissance.  Il  habitait  un  petit  appar- 
tement fort  modeste,  et  passait  son  temps  dans  l'étude  de  la  phi- 
losophie, de  la  politique  et  de  l'art,  mais  surtout  dans  le  culte  des 
souvenirs  de  sa  jeunesse,  vers  lesquels  il  se  sentait  de  plus  en  plus 
ramené  au  moment  où  je  reprends  cette  humble  histoire  d'une  âme. 
C'était  un  homme  assez  singulier  que  le  chevalier  Sarti  à  l'époque 
où  le  hasard  me  le  fit  connaître.  D'une  taille  élancée,  d'une  figure 
noble  et  très  expressive,  il  paraissait  beaucoup  plus  jeune  que  son 
âge.  Sa  mise  était  toujours  soignée,  mais  sans  recherche;  ses  ma- 
nières polies  et  réservées  et  la  distinction  de  sa  personne  indiquaient 
un  homme  de  la  meilleure  compagnie.  Il  parlait  fort  bien  plusieurs 
langues,  particulièrement  la  langue  de  cette  nation  allemande  au 
milieu  de  laquelle  il  vivait,  et  dont  il  aimait  beaucoup  la  littéra- 
ture. Il  avait  fréquenté  les  universités  de  ce  grand  pays  de  la 
science,  entre  autres  celles  d'Iéna  et  d'Heidelberg,  où  il  était  resté 
plusieurs  années.  Son  esprit  offrait  un  assemblage  assez  curieux 
d'aptitudes  diverses  qui  semblent  s'exclure  dans  la  plupart  des 
hommes  :  à  une  imagination  tout  italienne,  avide  d'images,  de  mou- 
vement et  de  lumière,  il  joignait  le  goût  de  la  méditation  et  se  com- 
plaisait dans  l'étude  des  principes.  Il  y  avait  à  la  fois  chez  lui  du 
poète  et  du  métaphysicien,  et  il  me  faisait  l'effet  de  l'un  de  ces  phi- 
losophes inspirés  de  l'antique  Italie  qui  allaient  devisant  sur  l'ori- 
gine des  choses.  Dans  sa  conversation  piquante  et  chaleureuse, 
l'observation  du  cœur  humain  tenait  autant  de  place  que  les  consi- 
dérations générales  sur  la  marche  des  idées.  C'était  un  platonicien 
attardé  sous  le  règne  du  christianisme,  et  il  mêlait  aux  doctriiieà 
de  l'idéal  et  de  la  grâce,  qui  faisaient  le  fond  de  sa  nature,  je  ne 
sais  quel  besoin  d'analyse  et  d'émancipation  indéfinie  qui  caracté- 
rise les  temps  modernes.  Ces  contrastes,  qu'on  aurait  pu  prendre 
pour  des  contradictions,  se  retrouvaient  aussi  dans"ses  opinions  po- 
litiques. Il  aimait  la  liberté,  et  les  grands  principes  de  la  révolution 
française  n'avaient  pas  de  partisan  plus  dévoué  que  lui.  Cependant 
il  pleurait  la  chute  de  sa  patrie  et  regrettait  le  siècle  où  Venise  était 
encore  une  des  puissances  souveraines  de  l'Italie.  Aristocrate  par 
les  mœurs,  par  les  habitudes,  par  la  pureté  de  son  goût  et  le  choix 
de  ses  relations,  le  chevalier  était  sympathique  par  la  raison  aux 
théories  les  plus  avancées  de  la  démocratie  moderne.  Dans  la  syn- 


368  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

thèse  qu'il  s'était  édifiée  avec  ses  vastes  lectures,  mais  surtout  avec 
les  événeniens  douloureux  de  sa  propre  vie,  l'idée  du  progrès  et  de 
la  responsabilité  humaine  se  combinait  d'une  manière  originale  avec 
la  notion  d'une  Providence  divine  et  celle  de  la  vie  future,  qui  en 
est  la  conséquence. 

Le  chevalier  comptait  la  musique  au  nombre  de  ses  distractions 
les  pkis  vives;  il  en  avait  fait  une  étude  suivie  aussi  bien  comme 
art  et  comme  expression  des  sentimens  que  sous  le  rapport  scienti- 
fique. Les  grands  compositeurs  de  l'Allemagne,  Sébastien  Bach, 
Haydn,  Mozart,  Beethoven,  Weber  et  Schubert,  ne  lui  étaient  pas 
moins  famiUers  que  les  philosophes  et  les  poètes  éminens  de  ce 
peuple  profond  et  naïf.  Possédant  une  voix  assez  médiocre  de  ba- 
ryton, qui  n'avait  ni  une  grande  étendue  ni  beaucoup  de  sonorité, 
le  chevalier  n'en  chantait  pas  moins  avec  un  sentiment  et  un  goût 
admirables.  La  première  fois  que  je  l'entendis,  je  fus  frappé  de 
l'originalité  de  son  style,  qui  ne  ressemblait  à  rien  de  ce  que  je  con- 
naissais et  qui  était  une  tradition  de  la  belle  école  du  xyiii*^  siècle, 
particulièrement  de  celle  de  Pachiarotti,  qui  lui  avait  donné  des 
conseils.  C'est  dans  sa  conversation  que  j'ai  puisé  de  nombreux  et 
inappréciables  détails  sur  l'art  et  les  virtuoses  du  siècle  passé,  dé^ 
tails  qu'on  ne  trouverait  consignés  dans  aucun  livre  et  dont  sa  mé- 
moire était  remplie.  Il  avait  sur  la  musique  des  idées  neuves  qu'il 
développait  avec  éloquence  et  une  grande  finesse  d'aperçus.  Il  se 
plaisait  à  rattacher  les  phénomènes  de  cet  art  divin  à  une  loi  ma- 
thématique sous  l'empire  de  laquelle  se  produisait  sans  contrainte 
la  spontanéité  de  l'homme.  Il  conciliait  ainsi  la  liberté  indéfinie  de 
la  fantaisie  et  du  sentiment  avec  l'ordre  éternel  de  la  nature. 

Mais  ce  qui  rehaussait  le  prix  de  toutes  ces  connaissances,  ce  qui 
donnait  à  la  personne  du  chevalier  Sarti  un  attrait  singulier,  c'était 
l'absence  de  cette  espèce  de  vanité  qui  accompagne  nécessairement 
l'exercice  d'une  profession  quelconque.  J'ai  rarement  vu  un  homme 
aussi  bien  doué  répugner  autant  que  le  chevalier  Sarti  à  toute  ma- 
nifestation publique  de  sa  pensée.  Il  avait  surtout  contre  les  gens 
de  lettres  proprement  dits  un  préjugé  invincible  qu'il  tenait  de  l'é- 
ducation aristocratique  qu'il  avait  reçue  dans  le  palais  du  sénateur 
Zeno.  C'est  tout  au  plus  si  le  chevalier  me  pardonnait,  à  moi, 
l'humble  mission  que  je  me  suis  donnée  d'entretenir  le  public  d'un 
art  qui  était  l'objet  de  son  admiration.  Vivant  d'une  petite  pension 
qu'il  avait  sauvée  du  naufrage  de  sa  patrie,  modeste  dans  ses  désirs 
et  n'ayant  qu'une  ambition  toute  morale  de  connaître  le  vrai  et  d'ai- 
mer le  beau,  le  chevalier  n'avait  pas  éprouvé  le  besoin  d'embrasser 
une  carrière  et  de  diriger  ses  forces  vers  un  but  déterminé.  C'était, 
dans  la  plus  haute  expression  du  terme,  ce  qu'on  appelle  vulgaire- 


FRÉDÉRIQUE.  369 

ment  un  amateur,  un  dilettante  de  la  plus  grande  distinction,  qui 
s'était  voué  au  culte  d'un  souvenir  adoré.  L'image  de  Beata  était 
vivante  dans  son  cœur.  Le  chevalier  n'en  parlait  jamais,  mais  ses 
doctrines  et  les  principaux  actes  de  sa  vie  étaient  inspirés  par  cet 
amour  profond  dont  j'ai  raconté  les  vicissitudes.  11  portait  sur  lui, 
nuit  et  jour,  un  médaillon  en  or  qui  renfermait  une  mèche  de  che- 
veux que  Beata  lui  avait  donnée  quelques  instans  avant  de  rendre 
le  dernier  soupir.  Au  moindre  mot  qui  avait  trait  à  ce  souvenir  sa- 
cré, son  âme  frémissait  comme  un  instrument  harmonieux  au  souffle 
de  la  brise.  Rêveur  plein  de  grâce,  poète  et  philosophe  contempla- 
tif dont  la  belle  intelligence  se  nourrissait,  comme  l'abeille,  des 
fleurs  de  l'esprit  humain,  le  chevalier  Sarti  était  parvenu  au  milieu 
de  sa  carrière  lorsqu'il  fit  la  connaissance  de  la  famille  de  INarbal. 

L 

A  quelques  lieues  de  la  ville  de  Manheim,  tout  près  d'Heidelberg, 
dans  cette  contrée  délicieuse  qu'arrose  le  Neckar,  se  trouve  une  an- 
cienne résidence  princière  qui  se  nomme  Schvvetzingen.  Elle  se 
compose  d'un  palais  et  d'un  parc  baigné  par  un  beau  lac.  Derrière 
le  bois  qui  couronne  le  jardin  de  Schvvetzingen,  résidence  d'été  de 
l'ancien  électeur  Charles- Théodore,  on  remarquait  une  très  belle 
maison  de  plaisance  qui  avait  appartenu  à  un  ancien  ministre  de  ce 
prince  généreux.  Il  l'avait  fait  bâtir  dans  un  style  tout  italien  qui 
rappelait  celui  des  casinî  des  bords  de  la  Brenta.  Cette  maison  spa- 
cieuse avait  aussi  un  beau  jardin  à  la  suite  duquel  venait  un  petit 
bois  qui  touchait  à  celui  de  la  résidence.  Enveloppée  ainsi  dans  un 
massif  de  verdure  vigoureuse,  cette  belle  habitation  au  toit  si  riant, 
qu'entourait  une  balustrade  légère,  semblait  exprimer  un  souvenir, 
un  regret  de  la  contrée  bienheureuse  où  fleurissent  les  eitronniers. 
La  maison  était  habitée  par  M'"''  la  comtesse  de  Narbal,  petite -fille 
du  ministre  de  Charles-Théodore.  D'origine  italienne  par  sa  grand'- 
mère,  dont  la  beauté  avait  été  célèbre  à  la  cour  de  l'électeur,  M"''  de 
Schônenfeld  avait  épousé  le  comte  de  Narbal,  émigré  français,  que 
le  chevalier  Sarti  avait  connu  à  Venise  dans  les  dernières  années 
qui  ont  précédé  la  chute  de  la  république.  M'"^  de  Narbal  avait  ap- 
porté une  assez  grande  fortune  à  son  mari,  que  la  révolution  avait 
complètement  ruiné,  et  cette  union,  formée  par  les  convenances  et 
l'esprit  politique,  avait  été  heureuse.  M.  de  Narbal  était  mort  en 
I8I/1,  avant  la  restauration  des  Bourbons  sur  le  trône  de  France. 
Restée  veuve  avec  une  fille  unique  et  une  belle  existence,  M'"^  de 
Narbal  avait  attiré  chez  elle  deux  de  ses  nièces,  dont  elle  dirigeait 
l'éducation.  Le  chevalier  Sarti  fut  introduit  dans  cette  maison  par 


TOME   XLVIII. 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  ami  du  comte  de  JNarbal.  La  musique,  que  M""'  de  Narbal  aimait 
avec  passion,  une  grande  admiration  pour  l'Italie  et  particulière- 
ment pour  Venise,  la  patrie  de  sa  grand' mère,  des  goûts  de  litté- 
rature et  une  certaine  analogie  d'esprit  et  de  sentiment  furent  les 
premiers  points  de  contact  entre  le  chevalier  et  M'"*"  de  Narbal. 

Elle  avait  alors  à  peu  près  trente-cinq  ans.  Grande,  un  peu  mai- 
gre, et  d'une  gaucherie  enfantine  qui  n'était  pas  dépourvue  de 
grâce.  M'"""  de  Narbal  avait  une  physionomie  vive  dont  l'expression 
complexe  était  saisissante.  Ses  yeux  noirs,  doux  et  profonds,  indi- 
quaient une  âme  affectueuse  et  ardente  que  le  bonheur  domestique 
n'avait  pas  complètement  satisfaite.  11  s'en  échappait  comme  un 
rayon  de  poésie  qui  n'avait  pas  rencontré  un  objet  digne  de  le  fixer. 
Des  lèvres  fines  sur  lesquelles  s'épanouissait  volontiers  un  sourire 
charmant,  un  teint  chaud  et  bistré  qui  trahissait  un  sang  méridio- 
nal, des  cheveux  d'un  noir  bleuâtre,  une  tête  noble  et  fière,  tout 
cela  formait  un  ensemble  plus  intéressant  que  la  beauté.  M""*  de 
Narbal  avait  beaucoup  d'enjouement  dans  l'esprit  et  se  plaisait  dans 
les  causeries  familières.  Les  grands  éclats  de  la  passion,  les  pein- 
tures énergiques  de  la  littérature  moderne,  répugnaient  à  sa  nature 
discrète  et  sobre.  Elle  avait  pourtant  une  imagination  d'un  tour  as- 
sez romanesque;  mais  elle  préférait  les  détails  de  la  vie  intime,  les 
complications  qui  résultent  du  jeu  des  sentimens  délicats,  contenus 
par  le  devoir  et  les  mœurs  de  la  société,  aux  tempêtes  que  sou- 
lèvent les  organisations  supérieures  et  les  instincts  indisciplinés. 
jime  (jg  Narbal  avait  beaucoup  lu,  et  son  éducation  s'était  faite  par 
les  livres  et  la  pratique  de  la  vie  plus  que  par  une  méthode  régu- 
lière, à  laquelle,  je  crois,  on  ne  l'avait  jamais  assujettie.  Lorsqu'a- 
près  la  mort  de  son  mari  M'"''  de  Narbal  entreprit  de  diriger  elle- 
même  l'instruction  de  sa  fille  et  des  deux  nièces  qu'elle  lui  avait 
données  pour  compagnes,  elle  se  mit  bravement  de  la  partie  et  de- 
vint la  plus  humble  et  la  plus  zélée  des  écolières.  C'est  ainsi  que 
M'"®  de  Narbal  contracta  un  véritable  goût  pour  l'enseignement. 
Elle  recherchait  aussi  volontiers  les  occasions  d'apprendre  ce  qu'elle 
ignorait  qu'elle  était  empressée  de  communiquer  aux  autres  les 
connaissances  qu'elle  avait  acquises.  Tout  cela  se  faisait  avec  un 
naturel  charmant,  sans  le  moindre  pédantisme,  défaut  qui  était  le 
plus  antipathique  à  cette  nature  droite,  dont  rien  n'égalait  la  sincé- 
rité. Cette  dernière  qualité  était  rehaussée  chez  M'"^  de  Narbal  par 
une  discrétion  profonde,  don  rare  même  chez  les  hommes,  et  qu'elle 
possédait  à  un  très  haut  degré.  Il  était  difficile  de  lui  arracher  un 
mot  sur  une  chose  qu'elle  croyait  devoir  ensevelir  dans  le  silence, 
et  il  y  a  tel  événement  douloureux  de  sa  vie  dont  elle  n'a  jamais  en- 
tretenu le  chevalier.  Lorsque  M'"^  de  Narbal  était  assise  à  la  fenêtre 


FRÉDÉRIQUE.  371 

de  son  petit  salon  d'été,  occupée  à  quelques  travaux  de  femme  sans 
importance,  entourée  de  sa  fille,  de  ses  nièces  et  de  quelques  amis 
qu'elle  égayait  par  des  propos  aimables  et  inoffensifs,  on  aurait  dit 
une  enfant  de  bonne  humeur  cherchant  à  dépenser  la  gaîté  sereine 
dont  son  cœur  était  rempli;  mais  en  sondant  plus  profondément  ce 
caractère  vraiment  original,  on  y  trouvait  une  sensibilité  d'autant 
plus  grande  qu'elle  se  manifestait  rarement  :  c'était  comme  une 
source  vierge  longtemps  comprimée  dans  les  replis  d'un  être  qui 
n'avait  pas  eu,  qu'on  nous  permette  cette  expression  familière,  son 
«  contentement  »  de  vie  morale. 

La  maison  de  M'"^  de  Narbal  était  fréquentée  par  les  personnes 
les  plus  distinguées  de  la  petite  ville  de  Schwetzingen ,  dont  la  po- 
pulation s'élevait  alors  à  près  de  deux  mille  âmes.  Indépendamment 
des  maîtres  qui  venaient  chaque  jour  donner  des  leçons  aux  trois 
jeunes  filles  dont  M"""  de  Narbal  dirigeait  l'éducation ,  elle  recevait 
aussi  quelques  professeurs  distingués  de  l'université  de  Heidelberg. 
Les  dimanches  étaient  les  jours  consacrés  à  des  réceptions  modestes, 
fort  recherchées  des  femmes  de  Schwetzingen,  qui  ne  réussissaient 
pas  toujours  à  s'y  faire  inviter.  Avec  un  tact  parfait,  M'""  de  Narbal 
était  parvenue  à  écarter  de  sa  maison  somptueuse  et  hospitalière 
cette  cohue  d'ennuyés  et  d'ennuyeux  qui  constituent  ce  qu'on  ap- 
pelle la  société  dans  une  petite  ville  de  province ,  cerveaux  creux, 
âmes  froides  et  dédaigneuses,  plus  dignes  de  pitié  que  de  haine, 
qui  dépensent  les  heures  qui  leur  sont  accordées  par  la  bonté  de 
Dieu  à  médire  de  tout  ce  qui  s'élève  au-dessus  de  leur  médiocrité. 
M'"*  de  Narbal  avait  en  horreur  ces  infiniment  petits  esprits  qui 
bourdonnent  à  la  surface  des  petites  villes  de  province,  mélange  de 
hobereaux  avariés,  de  caillettes  et  de  procureurs  affamés  du  bien 
d'autrui  qui  s'imposent  à  vous  et  viennent  dévorer  votre  temps.  Elle 
s'en  était  garée,  comme  on  se  gare  de  la  fièvre  jaune,  par  un  cor- 
don sanitaire  formé  par  ses  domestiques,  qui  avaient  ordre  de  re- 
pousser impitoyablement  tout  ce  qui  n'appartenait  pas  au  petit 
nombre  des  élus.  Aussi  M'"*'  de  Narbal  n'était-elle  pas  aimée  de 
l'aristocratie  de  Schwetzingen  et  de  Manheim,  qui  se  composait  en 
partie  d'anciennes  familles  ayant  appartenu  à  la  cour  de  Charles- 
Théodore.  On  blâmait  le  choix  de  ses  relations,  son  goût  pour  les 
choses  élevées  et  les  nobles  distractions  de  l'esprit.  On  ne  pardon- 
nait pas  à  la  petite-fille  d'un  ancien  ministre,  d'un  comte  du  saint- 
empire,  de  s'être  laissée  contaminer  par  les  idées  du  temps  où  nous 
vivons,  d'avoir  mis  son  cœur  et  sa  raison  en  harmonie  avec  les  vues 
de  la  Providence  et  les  aspirations  de  la  société  moderne. 

M"*^  de  Narbal  s'inquiétait  fort  peu  de  ces  murmures  de  la  vanité 
blessée.  Sûre  de  sa  conscience,  de  sa  vie  pure  consacrée  aux  bonnes 


372  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

œuvres,  heureuse  de  l'estime  qu'elle  inspirait,  même  à  ses  enne- 
mis, et  de  l'affection  profonde  que  lui  témoignaient  ceux  qui  avaient 
l'avantage  de  la  connaître,  cette  femme  d'élite  régnait  paisible- 
ment sur  la  société  qu'elle  s'était  créée  à  son  image.  Les  qualités 
morales  étaient  chez  elle  plus  remarquables  encore  que  l'intelli- 
gence, et  on  ne  pouvait  reprocher  à  xM'"^  de  Narbal  que  de  prodiguer 
un  peu  trop  les  témoignages  de  son  afTection ,  de  n'avoir  pas  tou- 
jours la  force  de  résister  au  plaisir  de  faire  des  contens,  si  ce  n'est 
des  heureux.  Son  hospitalité  aurait  pu  être  moins  facile  à  l'égard 
des  personnes  qui  avaient  le  don  de  lui  plaire.  Dans  cette  nature 
naïve  et  réservée  tout  à  la  fois,  où  la  spontanéité  la  plus  char- 
mante n'empêchait  pas  la  réflexion  ni  le  mystère,  il  y  avait  comme 
un  excès  d'activité  bienfaisante,  une  surabondance  de  charité  qui 
avait  besoin  de  s'exercer  n'importe  comment  et  sur  le  premier  objet 
venu.  Il  lui  fallait  des  malades  à  soigner,  des  pauvres  à  soulager, 
des  enfans  à  instruire,  et  des  amis  dont  elle  pût  diriger  la  desti- 
née. Telle  était  M'"*"  de  Narbal  lorsque  le  chevalier  Sarti  lui  fut  pré- 
senté par  M.  Thibaut,  jurisconsulte  célèbre,  professeur  de  droit  à 
l'université  de  Heidelberg  et  l'un  des  premiers  dilcUanti  de  l'Alle- 
magne (1). 

On  était  en  automne.  M'"''  de  Narbal  était  dans  son  petit  salon, 
assise  près  d'une  table  avec  sa  fille  Fanny  et  ses  deux  nièces  Âglaé 
et  Frédérique.  Une  lampe  couverte  d'un  abat-jour  projetait  une 
lumière  discrète,  favorable  aux  causeries  intimes.  Un  piano  occupait 
un  des  angles  de  la  pièce.  Des  portraits  de  famille,  ceux  de  Mozart 
et  de  Goethe,  avec  le  costume  qu'il  portait  en  l'année  1774,  où  pa- 
rut Werther,  étaient  suspendus  aux  murs  du  salon,  dont  les  fenê- 
tres, ouvertes  sur  le  jardin,  laissaient  apercevoir  l'ombre  épaisse  du 
bois.  Un  ciel  limpide  et  doux,  au  milieu  duquel  se  détachaient  des 
myriades  de  points  lumineux,  qu'absorbait  la  clarté  plus  vive  de  la 
lune,  conviait  l'imagination  aux  charmes  de  la  rêverie,  qui  est  à 
l'esprit  fatigué  par  les  soucis  de  la  vie  ce  que  les  nuages  sont  à  la 
terre  desséchée,  une  source  fécondante. 

La  porte  s' ouvrant  à  deux  battans,  le  domestique  annonça  M.  Thi- 
baut et  le  chevalier  Sarti.  Une  vive  curiosité  se  manifesta  dans  le 
groupe  des  jeunes  filles,  qui,  à  l'exemple  de  M"""  de  Narbal,  se  le- 
vèrent spontanément  pour  faire  honneur  aux  deux  visiteurs.  La 
présentation  se  fit  avec  une  simplicité  cordiale;  mais  une  question 
adressée  par  M'""  de  Narbal  au  chevalier  donna,  bientôt  après  l'é- 
change de  quelques  propos  insignifians,  un  tour  original  à  la  con- 
versation . 

(1)  M.  Thibaut,  qui  a  été  lié  avec  le  héros  de  cette  histoire,  est  l'auteur  d'un  petit 
livre  sur  la  Pureté  de  l'art  musical  (Uber  Beinheit  der  Tonkunsl),  1826,  Heidelbsrg. 


FRÉDÉRIQUE.  87o 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  avez  quitté  votre  beau  pays?  lui 
dit-elle  avec  cet  enjouement  affectueux  qui  était  l'expression  natu- 
relle de  son  âme. 

—  Je  n'ai  pas  revu  Venise,  madame,  depuis  qu'elle  est  devenue 
la  proie  de  l'étranger,  répondit  le  chevalier  d'un  ton  réservé. 

—  Oh  !  mais  il  y  a  longtemps  alors  que  vous  êtes  à  plaindre...  Je 
veux  dire,  monsieur,  que  l'exil  doit  être  une  chose  douloureuse, 
même  lorsqu'on  se  l'impose  volontairement. 

—  Vous  avez  mille  fois  raison,  madame,  l'exil  est  la  plus  grande 
peine  morale  qu'on  puisse  infliger  à  l'homme  après  la  mort,  qui 
est  la  séparation  de  tout  ce  qu'on  a  aimé  sur  la  terre. 

A  cette  réponse  du  chevalier,  les  trois  jeunes  fdles  levèrent  la 
tète,  et,  par  un  mouvement  naturel,  elles  fixèrent  toutes  trois  sur 
l'étranger  un  regard  qui  exprimait  une  nuance  différente  de  curio- 
sité :  on  eût  dit  trois  cygnes  voguant  mollement  sur  un  lac  paisible 
et  qu'un  objet  inattendu  vient  tout  à  coup  distraire  et  captiver. 

—  Nous  sommes  presque  des  compatriotes,  monsieur  le  cheva- 
lier, reprit  M"'"  de  Narbal,  car  ma  grand'mère  était  née  à  Venise. 
Que  de  fois,  dans  mon  enfance,  elle  m'a  parlé  de  cette  ville  merveil- 
leuse que  je  n'ai  jamais  eu  le  bonheur  de  voir!  Mon  mari  avait  con- 
servé un  bon  souvenir  de  plusieurs  grandes  familles  vénitiennes, 
et  particulièrement  du  sénateur  Marco  Zeno,  dont  la  fdle  unique, 
d'une  beauté  rare,  me  disait-d,  lui  avait  fait  un  accueil  charmant. 

Le  chevalier  resta  interdit  et  ne  put  trouver  une  parole  pour  ex- 
primer sa  surprise  en  entendant  prononcer  par  une  bouche  étran- 
gère des  noms  qu'il  croyait  ensevelis  dans  le  fond  de  son  cœur. 
C'était  la  première  fois  qu'après  vingt  années  de  pérégrinations  loin 
de  son  pays,  le  chevalier  trouvait  une  personne  qui  eût  quelques 
rapports  avec  les  événemens  et  les  souvenirs  de  sa  jeunesse.  Quelle 
étrange  combinaison  du  sort,  se  disait- il,  de  rencontrer  dans  un 
coin  de  l'Allemagne  une  famille  qui  me  parle  de  Beata  et  du  monde 
enchanté  dont  elle  était  l'ornement!  —  J'ai  connu  le  comte  de  Nar- 
bal à  l'époque  dont  vous  parlez,  madame,  répondit  Lorenzo  Sai'ti 
d'une  voix  mal  assurée.  J'étais  trop  jeune  alors  pour  avoir  attiré  soit 
attention,  mais  je  ne  l'étais  pas  assez  pour  avoir  oublié  l'impression 
que  me  fit  son  noble  langage  pendant  une  discussion  à  laquelle  j'as- 
sistais. Sans  comprendre  la  portée  de  tout  ce  qui  se  disait  devant 
uioi,  je  me  sentais  incliner  vers  les  idées  dont  le  comte  se  faisait  le 
défenseur.  Les  grands  événemens  qui  se  sont  accomplis  depuis  lors 
n'ont  que  trop  prouvé  la  sûreté  de  ses  prévisions  et  la  justesse  de 
ses  paroles  sévères  sur  l'homme  qui,  après  avoir  tenté  d'inoculer 
à  la  nation  française  les  germes  d'un  despotisme  violent  et  corrup- 
teur, a  commis  tant  de  fautes  envers  la  malheureuse  Italie.  Si,  au 


37/i  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

lieu  de  donner  ce  beau  pays  en  pâture  à  quelques  membres  de  sa 
famille  que  l'histoire  traitera  sévèrement,  il  en  eût  fait  une  grande 
et  forte  nation,  comme  cela  lui  était  facile,  il  aurait  pu  s'en  appuyer 
au  moment  suprême,  et,  avec  le  concours  de  deux  peuples  si  étroi- 
tement unis  par  la  tradition  et  les  intérêts,  les  chances  de  la  lutte 
auraient  été  plus  favorables.  Du  reste ,  je  suis  loin  de  regretter  le 
dénoûraent  de  ce  drame  gigantesque,  et  il  doit  être  permis  à  un 
Vénitien  de  voir  dans  la  catastrophe  de  Waterloo  une  expiation  du 
traité  de  Campo-Formio. 

L'animation  du  chevalier  en  prononçant  ces  paroles  fit  lever  la 
tête  à  M'"''  de  Narbal  ainsi  qu'aux  trois  jeunes  filles,  dont  les  regards 
distraits  se  dirigèrent  encore  une  fois  sur  l'étranger.  Elle-s  sem- 
blaient l'interroger  et  lui  demander  de  plus  amples  détails  sur  des 
événemens  qui  ne  leur  étaient  qu'imparfaitement  connus.  Exciter 
la  curiosité  d'une  femme,  et  d'une  femme  encore  dans  l'adoles- 
cence, dont  l'âme,  comme  un  ruisseau  limpide,  s'agite  au  moindre 
zéphyr  qui  passe,  n'est  pas  très  difficile  pour  un  homme  qui  a  quel- 
que expérience  de  la  vie,  et  la  curiosité,  quelle  qu'en  soit  d'ailleurs 
l'intensité,  est  le  premier  symptôme  de  l'intérêt. 

En  répondant  aux  questions  de  M'""  de  Narbal,  le  chevalier  se 
conformait  avec  regret  au  désir  qu'on  lui  manifestait.  11  n'aimait 
point  à  parler  de  Venise  et  à  évoquer  devant  des  inconnus  des  sou- 
venirs douloureux  et  charmans.  Il  répugnait  à  son  âme  fière  et  dé- 
licate de  soulever  le  voile  d'un  passé  qui  lui  était  si  cher,  dans  la 
crainte  qu'une  main  indiscrète  ne  troublât  son  rêve  de  béatitude 
intérieure.  Gardien  jaloux  d'un  trésor  de  poésie  qu'il  avait  préservé 
jusqu'alors  de  l'outrage  du  temps,  le  chevalier  ne  voulait  point  s'ex- 
poser à  en  affaiblir  l'essence  par  des  aveux  qui  auraient  pu  exciter 
le  sourire  des  indiff*érens,  ou  tout  au  moins  la  pitié  des  esprits  vul- 
gaires. Il  n'était  donc  pas  facile  d'amener  le  chevalier  à  se  départir 
de  son  extrême  réserve,  et  ce  n'est  qu'à  son  cœur  défendant  qu'il 
laissait  transpirer  quelques  rayons  de  sa  vie  intime.  Cependant  les 
jeunes  personnes,  groupées  autour  de  la  lampe  comme  trois  figures 
d'un  camée  antique,  avaient  compris,  chacune  à  sa  manière,  que  le 
chevalier  n'était  pas  un  homme  ordinaire.  Elles  sentaient  vaguement 
que,  sous  l'accent  discret  de  ses  paroles,  sous  le  calme  apparent  de 
son  maintien,  il  cachait  peut-être  une  source  d'émotions  compri- 
mées dont  l'histoire  pouvait  être  intéressante.  L'âge  du  chevalier, 
qui  permettait  de  lui  attribuer  une  vie  prématurément  éprouvée,  le 
nom  de  Venise  qui  éveille  dans  l'imagination  des  femmes,  et  surtout 
des  Allemandes,  des  images  de  lumière,  d'indépendance  et  de  vo- 
lupté mystérieuse,  tout  cela  fit  une  certaine  impression  sur  Fanny, 
Aglaé  et  Frédérique,  aussi  différentes  de  figure  que  de  caractère. 


FRÉDÉRIQUE.  375 

Fanny,  fille  unique  de  M'"*'  de  Narbal,  était  la  plus  âgée  des  trois. 
Son  esprit  juste  et  réfléchi  s'était  développé  de  bonne  heure  par  de 
fréquens  voyages  où  elle  avait  accompagné  son  père,  qui  avait  pour 
elle  une  affection  extrême.  D'une  taille  ordinaire,  mais  bien  dessinée 
et  souple  dans  ses  mouvemens  gracieux,  Fanny  avait  beaucoup  de 
simplicité  dans  les  manières,  quoiqu'elle  ne  se  livrât  pas  volontiers 
aux  hasards  de  la  conversation.  A  sa  démarche  un  peu  traînante, 
à  l'expression  de  ses  beaux  yeux  larges,  Innguidi  et  lumineux,  en- 
tourés d'une  sorte  d'auréole  d'or  qui  en  faisait  mieux  ressortir  le 
scintillement,  à  son  teint  chaud  et  un  peu  cuivré  comme  celui  de  sa 
mère,  on  aurait  dit  que  Fanny  était  née  plutôt  dans  les  pays  où 
croissent  le  myrte  et  les  sycomores  que  dans  un  coin  de  la  froide 
Allemagne.  Elle  avait  en  effet  l'indolence,  les  mouvemens  de  tête 
et  la  physionomie  expressive  d'une  femme  du  midi,  particulière- 
ment d'une  créole.  Fanny  parlait  fort  bien  l'espagnol,  et  elle  avait 
emporté  de  la  Péninsule,  qu'elle  avait  visitée  plusieurs  fois,  des 
souvenirs  charmans,  dont  le  caractère  n'était  pas  bien  défini.  Elle 
nourrissait  l'espoir  de  revoir  un  jour  ces  belles  contrées  qui  lui 
avaient  laissé  une  impression  ineffaçable  aussi  bien  au  physique 
qu'au  moral ,  car  elle  était  frileuse  comme  une  plante  exotique , 
dont  le  tissu  délicat  se  contracte  aux  moindres  variations  de  l'at- 
mosphère. Sans  être  très  bonne  musicienne,  Fanny  chantait  avec 
sentiment,  et  sa  voix  de  contralto  était  agréable,  bien  que  peu 
étendue.  Elle  préférait  la  musique  italienne  à  la  musique  allemande, 
et  celle  des  maîtres  anciens  aux  compositions  plus  modernes.  Un 
duo  d'un  vieil  opéra  italien,  la  Cosa  rara  de  Martini,  que  son  père 
lui  avait  appris  dans  son  enfance ,  lui  était  resté  gravé  dans  la 
mémoire  comme  un  pieux  souvenir  qu'elle  aimait  à  évoquer.  Il 
éveillait  en  elle,  ce  morceau  qu'elle  n'avait  jamais  entendu  chanter 
que  par  son  père,  un  ordre  d'idées  et  de  sentimens  dont  elle  aurait 
voulu  vivre  toujours.  Il  lui  semblait  que  ces  paroles  bien  simples  et 
la  mélodie  touchante  qui  les  accompagne, 

Pace,  mio  caro  sposo! 

—  Pace,  mio  dolce  amore! 

—  Non  sarai  piu  geloso? 

—  No,  nol  sarà,  mio  cuore, 

la  transportaient  dans  un  monde  mieux  approprié  à  sa  nature  ex- 
pansive,  loin  du  cercle  étroit  où  elle  languissait  comme  un  oiseau 
expatrié.  Il  y  avait  quelque  chose  du  caractère  de  Mignon  dans 
Fanny,  quelque  chose  de  cet  idéal  de  la  zingara  voyageuse  tant 
caressée  par  les  poètes  allemands  de  l'école  romantique,  et  dont 
Weber  a  chanté  les  rêveries  divines  dans  son  délicieux  intermède  de 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Preciom.  Lorsque  Fanny  était  assise,  les  mains  négligemment  croi- 
sées sur  sa  poitrine,  enveloppée  d'un  châle  rose  qui  adoucissait  le 
ton  de  son  visage  jaune  comme  une  orange,  entr'ouvrant  ses  lèvres 
charnues  et  voluptueuses  pour  laisser  voir  deux  rangées  de  dents 
éclatantes,  qui  ornaient  une  bouche  un  peu  grande,  on  aurait  pu 
traduire  l'expression  de  cette  physionomie  originale  par  les  mots  si 
connus  : 

Dahin!  dahin...  mi3cht  ich  ziehen. 

C'est  là,  là,...  dans  le  pays  de  la  lumière  et  des  nuits  sereines, 
que  je  voudrais  vivre! 

Aglaé,  fille  d'une  sœur  de  M"""  de  Narbal  qui  avait  une  nombreuse 
iamille,  était  née  dans  les  environs  de  Strasbourg.  C'était  une  per- 
sonne agréable,  vive,  allègre,  à  la  taille  élancée  comme  un  jeune 
palmier  dont  elle  avait  la  souplesse.  Ses  belles  joues  fraîches  et  pur- 
purines, ses  yeux  pétillans  de  jeunesse,  le  sourire  joyeux  qui  éclai- 
rait constamment  son  visage,  son  gazouillement  d'alouette  et  l'ai- 
mable espièglerie  de  son  caractère  faisaient  d'Aglaé  un  type  de 
femme  tout  différent  de  celui  de  Fanny.  Le  sérieux  manquait  un  peu 
à  cette  nature  gracieuse.  Sa  voix  de  soprano  limpide,  mais  dépour- 
vue d'émotion,  ne  se  prêtait  qu'à  la  musique  légère  de  l'école  fran- 
çaise, dont  Aglaé  parlait  la  langue  presque  sans  accent.  Il  ne  fallait 
pas  l'assujettir  à  des  travaux  trop  pénibles,  à  des  études  prolon- 
gées auxquelles  répugnait  son  esprit  mobile,  qui  recherchait  avant 
tout  les  distractions  du  monde.  De  formes  élégantes,  aimant  la  pa- 
rure et  les  propos  aimables  de  la  galanterie,  Aglaé  était  plus  acces- 
sible aux  flatteries  de  la  vanité  qu'aux  séductions  du  sentiment.  Son 
instruction  était  superficielle,  et  la  musique,  qu'elle  avait  apprise 
tant  bien  que  mal  pour  complaire  au  désir  de  sa  tante,  ne  lui  plai- 
sait que  comme  un  objet  d'agréable  distraction  pour  la  société,  où 
elle  voulait  briller,  s'épanouir  et  répandre  ses  plus  doux  parfums. 
Aglaé  avait  plutôt  les  fragilités,  les  goûts  et  la  coquetterie  d'esprit 
d'une  Française  que  la  tendresse  et  la  simplicité  contenue  d'une 
Allemande.  Aussi  fut-elle  la  première  à  exprimer  à  ses  deux  cou- 
sines l'impression  que  lui  faisait  le  chevalier  et  à  accueiillr  ses  pa- 
roles d'un  sourire  de  satisfaction  qui  ne  signifiait  pas  autre  chose 
que  le  plaisir  de  voir  la  maison  de  sa  tante  égayée  d'un  personnage 
de  plus.  Eile  en  espérait  de  belles  histoires  qui  vaudraient  mieux 
que  les  entretiens  ordinaires  des  amis  connus  de  M'""  de  Narbal. 

Après  un  échange  de  regards  muets  entre  les  trois  jeunes  filles  et 
de  quelques  paroles  insignifiantes,  le  chevalier  se  retira  avec  M.  Thi- 
baut, qui  partit  le  soir  même  pour  Heidelberg.  Le  chevalier  revint 
quelques  jours  après,  et  des  relations  plus  franches  s'établirent  peu 


FRÉDÉRIQUE.  377 

à  peu  entre  M"""  de  Narbal  et  Lorenzo  Sarti,  dont  la  conversation 
animée  et  l'esprit  romanesque  plurent  beaucoup  à  cette  aimable 
femme.  Depuis  la  mort  de  son  mari,  M'"*  de  Marbal  avait  pour  ainsi 
dire  concentré  en  elle-même  une  sensibilité  extrême  et  un  besoin 
d'expansion  qu'elle  n'avait  pas  trouvé  l'occasion  de  satisfaire.  Les 
opinions  politiques  du  chevalier,  l'isolement  d'une  existence  qui  pa- 
raissait avoir  été  agitée,  ses  connaissances  variées  et  le  goût  éclairé 
qu'il  avait  en  musique  firent  impression  sur  l'âme  naïve  et  pure  de 
M'""  de  Narbal,  qui  n'avait  point  à  s'inquiéter  des  suites  d'une  rela- 
tion aimable.  Elle  fit  des  eiïorts  pour  rendre  sa  maison  agréable  à 
Lorenzo  en  lui  donnant  les  marques  les  moins  équivoques  d'une  vé- 
ritable sympathie.  Le  chevalier,  qui,  sous  une  apparence  de  résolu- 
tion, cachait  une  certaine  timidité  dans  le  monde,  dont  il  craignait 
l'influence  gênante,  se  laissa  gagner  par  la  cordialité  de  l'accueil 
que  lui  faisait  M'"*"  de  Narbal.  11  en  résulta  des  rapports  fréquens  et 
affectueux,  où  M'"''  de  Narbal  trouvait  un  intérêt  chaque  jour  plus 
vif.  Elle  présenta  le  chevalier  au  petit  nombre  de  personnes  de  la 
ville  de  Schwetzingen  qu'elle  recevait  dans  sa  maison  et  n'avait  pas 
de  plus  grand  plaisir  que  de  faire  l'éloge  du  noble  étranger. 


IL 


Un  jour  que  le  chevalier  Sarti  dînait  pour  la  première  fois  chez 
M'""  de  Narbal,  il  y  avait  parmi  les  convives  peu  nombreux  une 
M"""  Du  Hautchet,  Française  d'origine.  M'""  Du  Hautchet  descendait 
d'une  ancienne  institutrice  qui  était  venue  chercher  fortune  à  la 
cour  du  grand-duc  Charles-Théodore.  Elle  avait  épousé  un  magis- 
trat de  la  petite  ville  de  Schwetzingen,  dont  elle  était  séparée  de- 
puis quelques  années.  Le  mari  avait  été  obligé  de  s'expatrier  je  ne 
sais  trop  pour  quel  motif,  et  M'"*"  Du  Hautchet  avait  pris  alors  le 
nom  français  de  son  aïeule  maternelle.  C'était  une  femme  à  peu 
près  de  l'âge  de  M'"^  de  Narbal,  de  trente-cinq  à  quarante  ans,  en- 
core très  agréable,  et  qui  ne  manquait  pas  d'esprit.  Elle  avait  été 
fort  courtisée  dans  sa  jeunesse  et  ne  s'était  pas  résignée  à  la  soli- 
tude que  le  temps  et  son  veuvage  forcé  avaient  faite  autour  d'elle. 
Sans  enfans  et  jouissant  d'une  grande  aisance,  M'"^  Du  Hautchet 
n'avait  d'autre  occupation  que  de  chercher  à  utiliser  les  restes  d'une 
beauté  qu'elle  n'entendait  pas  sacrifier  aux  dieux  inconnus.  Tou- 
jours mise  avec  une  certaine  recherche,  quoiqu'elle  manquât  de 
goût,  particulièrement  dans  l'ajustement  de  sa  coiffure,  qu'elle  sur- 
chargeait de  colifichets  et  de  plumes  rares.  M'"*"  Du  Hautchet  avait 
des  formes  potelées  et  un  visage  florissant  où  brillaient  de  très 


378  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

beaux  yeux,  dont  l'expression  n'était  pas  douteuse.  Sa  peau  lisse  et 
d'un  blanc  mat  reflétait  déjà  ces  teintes  légèrement  dorées  qui  an- 
noncent l'approche  de  la  saison  critique.  Grande  liseuse  de  romans, 
M'"""  Du  Hautchet  affichait  d'énormes  prétentions  à  la  sensibilité, 
qu'elle  avait  soin  de  tempérer  par  des  principes  sévères,  pour  se 
donner  les  apparences  d'une  vertu  immolée,  ce  qui  avait  séduit  la 
comtesse  de  Narbal.  Sa  conversation  précieuse  et  guindée  était  celle 
d'une  petite  bourgeoise  de  province  au  cœur  sec  et  dévoré  de  dépit 
de  n'être  que  la  moitié  délaissée  d'un  scribe  judiciaire.  Aussi  n'a- 
vait-elle reculé  devant  aucune  importunité  pour  s'introduire  chez 
M'"*  de  Narbal,  dont  elle  avait  capté  la  bienveillance  par  des  mome- 
ries  de  tendresse  envers  sa  fille  et  ses  deux  nièces.  M'"*"  Du  Hautchet 
détestait  la  belle  musique,  à  laquelle  son  âme  stérile  ne  pouvait 
rien  comprendre,  mais  elle  feignait  de  l'aimer  beaucoup  pour  com- 
plaire à  la  comtesse,  dont  c'était  la  passion.  Ces  deux  femmes,  si 
opposées  par  le  caractère  et  la  position  sociale,  n'en  étaient  pas 
moins  parvenues  à  s'entendre,  grâce  à  l'hypocrisie  obséquieuse  et 
aux  afféteries  sentimentales  de  M""'  Du  Hautchet,  qui  avaient  séduit 
la  haute  simplicité  de  M""^  de  Narbal. 

—  Monsieur,  dit  M'"''  Du  Hautchet  au  chevalier,  près  de  qui  elle 
était  placée  à  table,  vous  avez  beaucoup  voyagé,  à  ce  que  m'a  dit 
la  comtesse? 

—  Oui,  madame,  répondit  le  chevalier;  excepté  la  France,  où  je 
ne  suis  jamais  allé,  je  connais  à  peu  près  toute  l'Europe. 

—  Quelle  est  la  partie  de  l'Europe  que  vous  préférez,  monsieur? 
répliqua  M'"*^  Du  Hautchet  en  se  pinçant  des  lèvres  imperceptibles 
qui  n'étaient  pas  à  dédaigner,  car  elle  avait  une  bouche  charmante. 

—  Après  le  pays  où  je  me  trouve  en  ce  moment,  répondit  le  che- 
valier sur  un  ton  de  galanterie  qui  ne  lui  était  pas  habituel,  il  n'y  a 
pas  de  contrée  qui  vaille  pour  moi  le  coin  de  terre  béni  qui  m'a  vu 
naître. 

—  11  faut  avouer,  dit  M"'""  de  Narbal,  que  vous  avez  de  bien  bonnes 
raisons  pour  aimer  le  coin  de  terre  qui  s'appelle  Venise,  une  des 
merveilles  du  monde  ! 

—  Vous  vous  trompez,  comtesse,  répliqua  le  chevalier,  car  je  ne 
suis  pas  né  à  Venise  même,  mais  dans  une  province  de  l'ancienne  et 
illustrissime  république  de  Saint-Marc.  Ce  qui  m'attache  à  la  ville 
sacrée  des  doges,  c'est  bien  moins  la  beauté  de  ses  monumens, 
l'éclat  de  son  histoire  et  les  tristesses  de  sa  ruine,  que  des  souve- 
nirs intimes  de  ma  vie,  et  les  souvenirs,  c'est  la  patrie  ! 

—  Si,  comme  j'ai  cru  le  comprendre,  aucun  obstacle  politique 
ne  s'oppose  à  votre  retour  vers  ces  rivages  enchantés,  répondit 
M"""  de  Narbal,  laissez-moi  former  le  vœu,  chevalier,  que  nous  pour- 


FRÉDÉRIQUE.  379 

rons  un  jour  visiter  ensemble  ce  beau  pays,  qui  me  tient  aussi  au 
cœur  par  toute  sorte  de  ricordanze,  comme  vous  dites  dans  la 
langue  de  l'x^rioste  et  du  Tasse. 

—  Oh!  jamais,  répondit  le  chevalier  en  poussant  un  soupir. 

—  Voilà  un  mot  bien  téméraire ,  répliqua  M""'  de  Narbal  en  riant 
et  en  se  levant  de  table. 

Le  chevalier  offrit  le  bras  à  M'"''  Du  Hautchet,  qui  paraissait  ravie 
des  attentions  qu'avait  pour  elle  l'étranger. 

Après  le  dîner,  qui  avait  eu  lieu  de  bonne  heure  selon  l'usage 
existant  alors  dans  les  petites  villes  d'Allemagne,  on  fut  se  promener 
dans  le  jardin  et  dans  le  bois  qui  en  était  le  prolongement.  Le  che- 
valier conduisait  M'"^  Du  Hautchet,  qui  lui  faisait  les  questions  les 
plus  insinuantes  sur  sa  vie,  dont  elle  désirait  ardemment  connaître 
l'histoire,  tandis  que  M""'  de  Narbal  donnait  le  bras  à  M.  de  Loewen- 
feld,  conseiller  du  grand-duc  de  Bade,  homme  capable,  disait-on, 
et  érudit  distingué,  qui  avait  étudié  la  littérature  grecque  à  Hei- 
delberg,  sous  la  direction  de  Kreutzer.  Les  trois  jeunes  personnes, 
Fanny,  Aglaé  et  Frédérique,  prirent  une  allée  écartée  et  dispa- 
rurent, en  courant,  dans  la  partie  la  plus  épaisse  du  bois.  11  faisait 
une  grande  chaleur,  mais  les  rayons  ardens  du  soleil  ne  pénétraient 
qu'avec  peine  à  travers  le  feuillage  vigoureux  de  ces  arbres  sécu- 
laires. L'allée  était  pleine  d'ombre  et  de  scintillemens  lumineux, 
des  éclaircies  naturelles  conduisaient  le  regard  vers  des  points 
moins  abrités  d'où  s'échappaient  des  traînées  d'une  lumière  écla- 
tante qui  communiquait  à  cette  végétation  touffue  des  nuances  mys- 
térieuses qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  contrées  méridionales.  Pres- 
que au  milieu  de  l'allée,  il  y  avait  un  banc  rustique,  appuyé  contre 
un  gros  chêne  isolé ,  qui  offrait  un  lieu  de  refuge  d'autant  plus 
agréable  que  l'ombre  que  projetaient  ses  branches  moussues  était 
plus  dense  que  partout  ailleurs.  Après  avoir  fait  plusieurs  tours 
dans  l'allée,  les  trois  cousines  vinrent  s'asseoir  sur  le  banc  qui  en- 
tourait le  gros  chêne. 

—  Que  pensez-vous  de  la  nouvelle  connaissance  de  ma  tante  ?  dit 
Aglaé,  dont  l'humeur  joyeuse  débordait  toujours  en  menus  propos 
enfantins.  Je  lui  trouve  une  noble  figure,  continua-t-elle ,  et  quoi- 
qu'il soit  déjà  vieux,  il  ne  me  déplaît  pas. 

—  On  est  vieux  pour  toi  lorsqu'on  n'a  plus  vingt  ans,  répondit 
Fanny  d'une  voix  dolente.  Sans  être  un  jeune  homme,  le  chevalier 
est  dans  la  force  de  l'âge,  et  sa  figure  trahit  moins  le  nombre  des 
années  que  les  soucis  d'une  existence  qui  paraît  avoir  été  agitée. 
As-tu  remarqué,  continua  Fanny  en  s' adressant  particulièrement 
à  Frédérique,  qui  jouait  avec  un  lorgnon  qu'elle  tenait  à  la  main, 
combien  le  chevalier  paraissait  ému  en  répondant  à  ma  mère?  En 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prononçant  le  mot  jamais,  il  a  poussé  un  soupir  qui  en  dit  plus  que 
de  longues  phrases. 

— •  Cet  homme  me  fait  peur,  répondit  Frédérique  après  un  court 
silence.  Je  ne  sais  pas  ce  que  j'éprouve  en  voyant  ce  front  élevé  et 
ce  regard  sévère;  mais  ce  n'est  pas  de  la  sympathie.  Je  voudrais 
qu'il  fût  déjà  loin  d'ici,  dit-elle  d'un  air  distrait  et  en  se  l^aissant 
pour  cueillir  une  petite  fleur  bleue  qui  était  au  pied  d'un  arbre. 

—  Attends,  dit  Fanny,  qui  avait  remarqué  la  nuance  délicate  de 
cette  fleur,  et  laisse-moi  essayer  une  combinaison,  ou,  comme  vous 
diriez,  vous  autres  musiciens  savans,  une  modulation  imprévue. 

Et  Faimy,  prenant  la  tête  de  Frédérique,  fixa  la  petite  fleur  sau- 
vage sur  le  côté  gauche  de  sa  belle  chevelure  blonde,  dont  les 
boucles  ondulaient  sur  un  cou  blanc  et  flexible.  —  Voyez-vous  cela! 
continua  Fanny  après  avoir  achevé  de  consolider  la  fleur  sur  la  tête 
de  sa  cousine.  Gomme  ce  bleu  se  marie  bien  avec  le  blond  cendré! 
Frédérique  ne  ressemble-t-elle  pas  ainsi  à  la  Gretchen  de  Faust  ou 
plutôt  à  la  belle  Agathe  du  FreyschiUz ,  que  nous  avons  entendu 
dernièrement  à  Manheim  ? 

—  Une  idée  en  suscite  une  autre,  dit  alors  Aglaé,  qui  se  mit  à 
courir  vers  un  buisson  de  roses  qui  était  à  l'une  des  extrémités  de 
l'allée.  Elle  en  cueillit  une  des  plus  fraîches  et  vint  l'ajuster  sur  la 
chevelure  noire  de  Fanny.  Frédérique,  suivant  l'exemple  de  ses  cou- 
sines, détacha  une  branche  de  buis  et  la  plaça  sur  la  tête  d' Aglaé, 
dont  les  cheveux  châtain  clair  formaient  une  transition  entre  la  brune 
Fanny  et  la  blonde  Frédérique.  A  voir  ces  jeunes  filles  parées  d'une 
fleur  qui  rendait  plus  saillante  la  physionomie  de  chacune,  on  eût 
dit  trois  nuances  d'un  même  sentiment,  un  heureux  accord  formé 
par  la  nature  qui  vit  de  contrastes,  et  dont  l'unité  immuable  n'em- 
pêche pas  l'infinie  variété  de  ses  modes.  C'est  ainsi  que,  sur  un 
thème  éternel,  l'art  produit  sans  cesse  des  pensers  nouveaux.  Elles 
étaient  toutes  trois  debout,  achevant  leur  toilette  improvisée,  riant 
de  bon  cœur  de  l'idée  qui  leur  avait  traversé  l'esprit,  lorsque  le 
chevalier  apparut  dans  l'allée  avec  M'"*"  Du  Hautchet,  suivi  bientôt 
de  M'"*^  de  Narbal  et  de  M.  de  Loewenfeld. 

—  Ma  chère  enfant,  dit  M'"*"  Du  Hautchet  à  Frédérique  lorsqu'elle 
fut  arrivée  près  du  groupe  des  jeunes  filles,  M.  le  chevalier,  à  qui 
j'ai  parlé  de  vos  talens,  a  le  plus  vif  désir  de  vous  entendre.  Vous 
nous  jouerez  quelque  chose,  n'est-ce  pas,  ma  toute  belle?  lui  dit- 
elle  avec  une  afféterie  de  tendresse  qui  fit  sourire  la  jeune  fille,  ou, 
ce  qui  vaudra  mieux  encore,  vous  chanterez  à  M.  le  chevalier,  qui 
est  un  grand  connaisseur,  un  morceau  de  l'opéra  à  la  mode,  je 
veux  dire  du  Freyschfitz,  qui  excite  l'enthousiasme  de  toute  l'Alle- 
magne. 


FRÉDÉRIQUE.  381 

—  Je  m'estimerai  heureux,  mademoiselle,  répondit  le  chevalier, 
de  me  ranger  au  nombre  de  vos  admirateurs. 

A  ces  paroles  prononcées  sur  un  ton  de  froide  politesse,  Frédéri- 
que  resta  silencieuse,  et  s'échappa  du  groupe  pour  aller  au-devant 
de  M'"-^  de  Narbal. 

M.  Thibaut  arriva  le  soir  de  Heidelberg.  Il  recherchait  la  société 
du  chevalier,  dont  l'instruction  variée,  l'esprit  poétique  et  le  goût 
passionné  pour  la  musique,  lui  fournissaient  matière  à  d'aimables 
et  fructueuses  discussions.  Né  dans  une  petite  ville  du  Hanovre,  en 
janvier  1772,  M.  Thibaut  avait  fréquenté  successivement  les  univer- 
sités de  Gœttingue,  de  Kœnigsberg  et  de  Kiel.  Il  avait  été  nommé 
professeur  de  droit  d'abord  à  léna,  et  puis  à  Heidelberg,  lorsqu'on 
réorganisa,  en  1805,  cette  vieille  université,  qui  remonte  aux  der- 
nières années  du  xiV  siècle.  Homme  excellent  et  fort  considéré  pour 
ses  travaux  sur  le  droit  romain,  M.  Thibaut  consacrait  ses  loisirs  et 
sa  fortune  à  satisfaire  sa  passion  pour  l'étude  approfondie  de  l'art 
musical.  Il  s'était  formé  une  des  plus  riches  collections  de  musique 
ancienne  qui  existât  en  Allemagne.  Son  goût  un  peu  exclusif  pour 
les  sources  premières  et  les  monumens  de  l'art  avait  engagé  M.  Thi- 
baut à  remonter  le  cours  de  l'histoire  jusqu'à  Palestrina  et  Orlando 
di  Lasso,  dont  les  œuvres,  péniblement  recueillies,  formaient  la  base 
de  sa  collection.  Il  avait  rattaché  ces  deux  grands  maîtres  au  mou- 
vement produit,  aux  xiv^  et  xv''  siècles,  par  ce  qu'on  appelle  l'école 
gallo-belge,  dont  ils  sont  l'épanouissement  harmonieux.  Redes- 
cendu vers  les  temps  modernes,  M.  Thibaut  avait  plus  particulière- 
ment fixé  son  admiration  sur  Sébastien  Bach  et  sur  Haendel  pour 
l'Allemagne,  sur  les  premiers  maîtres  de  l'école  napolitaine,  Scar- 
latti,  Léo,  Durante,  et  les  Vénitiens  Gabrielli,  Legrenzi,  Galdara, 
Lotti  et  Benedetto  Marcello,  pour  l'Italie.  Préoccupé  avant  tout  de 
musique  religieuse  et  des  concerts  de  la  voix  humaine,  M.  Thibaut 
ne  dépassait  guère  la  seconde  moitié  du  xviii"  siècle,  qui  marque 
l'avènement  de  la  musique  instrumentale,  et  ce  n'est  qu'avec  réserve 
qu'il  parlait  d'Haydn,  de  Mozart  et  de  Beethoven  surtout,  dont  le 
génie  épique  et  si  profondément  passionné  lui  était  peu  accessible. 
Esprit  modéré,  âme  douce  et  pacifique,  M.  Thibaut  avait  choisi 
dans  l'art  musical  les  maîtres  qui  traduisaient  le  mieux  ses  pro- 
pres sentimens,  et  il  s'était  enfermé  dans  la  période  historique  qui 
s'écoule  de  1560  à  1760,  c'est-à-dire  depuis  l'apparition  de  Pales- 
trina jusqu'à  la  mort  de  Haendel.  Il  avait  fondé  à  Heidelberg  une 
société  chantante,  composée  d'artistes  et  d'amateurs  qu'il  dirigeait 
lui-même,  et  à  laquelle  il  faisait  exécuter  tous  les  morceaux  de  mu- 
sique ancienne  qu'il  parvenait  à  se  procurer.  La  maison  de  M'""^  de 
Marbal  lui  était  infiniment  agréable,  parce  qu'il  y  trouvait  un  groupe 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  natures  aimables  et  distiaguées,  sur  lesquelles  il  essayait  les  ef- 
fets de  son  enthousiasme.  Lorsque  M.  Thibaut  avait  reçu  de  Rome, 
de  Yienne,  de  Munich  ou  de  Berlin,  quelque  morceau  inédit  de  l'un 
de  ses  maîtres  préférés,  il  accourait  à  Schwetzingen  communiquer 
à  M'"*"  de  Narbal  son  nouveau  trésor.  L'imagination  naïve  et  toute 
charmante  de  la  comtesse  se  mettait  promptement  à  l'unisson  du 
goût  éclairé  de  son  ami,  dont  elle  avivait  l'enthousiasme  en  le  par- 
tageant. Cela  donnait  lieu  à  des  scènes  piquantes  semblables  à  celles 
que  j'ai  vues  se  produire  depuis  à  l'école  d'Alexandre  Choron,  avec 
qui  M.  Thibaut  avait  plus  d'un  rapport;  mais  ce  qui  distinguait 
M.  Thibaut  de  l'illustre  fondateur  de  V école  de  musique  classique  et 
religieuse,  c'était  un  amour  extrême  pour  les  chants  naïfs  et  popu- 
laires qui  surgissent  sans  culture  comme  les  simples  fleurs  des  bois 
solitaires.  Il  en  avait  formé  une  collection  curieuse  qu'il  s'était  plu  à 
décrire  dans  son  intéressant  petit  volume  sur  la  pureté  de  l'art  mu- 
sical (1).  Par  ce  retour  vers  la  poésie  primitive  et  pour  ainsi  dire 
autochthone  que  n'a  point  contaminée  le  souffle  de  l'étranger  ni 
l'imitation  des  formes  savantes  consacrées  par  l'admiration  des  let- 
trés, M.  Thibaut  se  rapprochait  de  l'école  historique  moderne,  qui 
voulut  restaurer  le  sentiment  national  et  les  monumens  qui  en  ré- 
vèlent l'expression. 

Le  soir,  tout  le  monde  fut  réuni  dans  le  grand  salon  de  M""^'  de 
iNarbal.  Il  ouvrait,  nous  l'avons  dit,  sur  la  pelouse  du  parc,  dont  le 
bois  fermait  l'horizon.  A  droite  du  salon  se  trouvait  un  petit  cabinet 
de  retraite  avec  un  piano,  quelques  livres  de  choix  et  un  joli  tableau 
de  je  ne  sais  plus  quel  maître  allemand,  qui  représentait  une  scène 
d'un  poème  de  Goethe,  Hermann  et  Dorothée.  A  gauche  du  salon  se 
prolongeait  une  file  d'appartemens  destinés  aux  amis  qui  venaient 
demander  l'hospitahté.  La  soirée  était  belle,  et  du  salon,  qui  était 
faiblement  éclairé ,  on  pouvait  plonger  le  regard  dans  les  ombres 
épaisses  du  bois,  d'où  s'exhalaient  une  fraîcheur  délicieuse  et  des 
senteurs  enivrantes.  Le  chevalier  se  sentit  pénétré  d'une  douce  tris- 
tesse en  trouvant  dans  l'habitation  somptueuse  de  M'"''  de  Narbal 
quelque  rapport  avec  la  villa  Cadolce,  où  il  avait  passé  son  enfance. 
Remontant  par  l'imagination  le  cours  des  années,  il  lui  semblait  as- 
sister à  l'une  de  ces  conversazioni  qui  avaient  lieu  dans  le  magni- 
fique palais  du  sénateur  Zeno,  et  y  apercevoir  dans  un  coin  lumi- 
neux la  figure  adorée  de  Beata.  Tout  ce  qui  rappelait  au  chevalier 
un  temps  irréparablement  écoulé  qui  avait  rempli  son  cœur  de  ces 
rêves  d'or  de  la  jeunesse,  d'où  proviennent  les  nobles  inspirations 

(1)     Uber    Reinheit  der    Tonkunst,    page   74    de   la    seconde   édition.    Heidelberg, 
in- 18. 


FRÉDÉRIQUE.  383 

de  l'âge  mûr,  le  captivait  entièrement  et  le  rendait  presque  insen- 
sibfe  à  ce  qui  se  passait  actuellement  devant  lui. 

Il  fut  tiré  de  sa  distraction  par  le  mouvement  que  se  donnait 
M'"®  Du  Hautchet  pour  obtenir  des  trois  jeunes  fdles  qu'on  fît  un  peu 
de  musique,  voulant  se  faire  honneur  auprès  du  chevalier  d'aimer 
un  genre  de  plaisir  qui  lui  était  au  moins  indifférent.  Les  jeunes 
personnes  résistaient  avec  humeur  aux  obsessions  mielleuses  de 
M'""  Du  Hautchet,  lorsque  M.  Thibaut,  prenant  la  main  de  Frédéri- 
que,  qu'il  affectionnait  beaucoup  ;  —  Mon  enfant,  lui  dit-il,  faites- 
moi  le  plaisir  de  chanter  quelque  chose.  Chantez-nous  un  morceau 
de  Mozart,  si  c'est  possible,  pour  que  nous  puissions  avoir  l'avis 
d'un  grand  connaisseur  sur  votre  voix  et  sur  la  direction  qu'il  con- 
viendrait de  donner  à  vos  études  vocales.  M.  Rauch,  votre  maître, 
est  trop  vieux,  trop  savant  contre-pointiste  et  trop  Allemand  pour 
avoir  le  goût  éclairé  de  M.  le  chevalier  en  des  matières  si  délicates. 
—  Après  une  légère  résistance,  qu'un  mot  de  M'"^  de  Narbal  fit  dis- 
paraître, Frédérique  se  mit  au  piano,  ayant  à  ses  côtés  sa  cousine 
Aglaé.  Derrière  le  piano,  qui  occupait  le  milieu  du  salon,  juste  en 
face  de  la  porte  qui  conduisait  au  jardin,  il  y  avait  une  grande  glace 
où  se  reflétaient  la  taille  souple  et  la  belle  chevelure  blonde  de  Fré- 
dérique, surmontée  de  la  petite  fleur  bleue  que  Fanny  y  avait  pla- 
cée. D'un  côté  de  la  glace  se  trouvaient  un  portrait  de  Goethe  et  de 
l'autre  celui  de  Mozart,  âgé  de  vingt-deux  ans,  alors  qu'il  traversa 
Manheim  en  1778  pour  venir  à  Paris,  le  cœur  rempli  d'un  amour 
discret  pour  Aloïsa  de  Weber,  qu'il  ne  devait  jamais  épouser. 

Après  un  prélude  de  quelques  mesures  pendant  lequel  Frédérique 
cherchait  à  se  donner  une  contenance  de  fermeté  qu'elle  était  bien 
loin  d'avoir,  les  deux  jeunes  fdles  se  mirent  à  chanter  l'adorable 
dnetto  des  Nozze  di  Figaro, 

Su  l'aria... 

qu'elles  semblaient  avoir  choisi  tout  exprès  pour  exprimer  la  douce 
raillerie  d'une  situation  piquante.  Lorsque  Suzanne  laisse  exhaler 
de  ses  lèvres  moqueuses  cette  phrase  qu'on  ne  peut  comparer  qu'à 
un  rayon  de  soleil  attiédi  par  un  épais  feuillage  qu'il  traverse  : 

Che  soave  zefiretto 
Questa  sera  spirezà... 

et  que  la  comtesse  lui  répond  avec  un  sourire  contenu  : 

Ei  già  il  resto  capizà.... 

le  chevalier  éprouva  comme  une  secousse  intérieure  qui  lui  fit  lever 


38Zl  BEVUE    DES    DEUX    JIONDES. 

les  yeux  sur  Frédérique,  qui  chantait  cette  partie  non  sans  un  peu 
d'émotion.  Les  deux  voix  s'unirent  ensuite  dans  un  délicieux  ac- 
cord, et  le  morceau  s'acheva  comme  un  hymne  à  la  grâce  et  à  la 
beauté  du  jour.  Un  murmure  approbateur,  où  il  se  mêlait  autant  de 
politesse  que  de  vraie  satisfaction,  témoigna  aux  deux  jeunes  filles 
le  plaisir  qu'on  avait  eu  à  les  entendre.  Aglaé  était  toute  rayonnante 
des  complimens  qu'on  lui  adressait,  tandis  que  Frédérique,  moins 
communicative,  paraissait  simplement  heureuse  d'avoir  terminé  une 
tâche  qui  lui  était  peu  agréable. 

—  Comment  trouvez-vous  ce  joli  madrigal,  mon  cher  chevalier? 
dit  M.  Thibaut  en  se  frottant  les  mains  de  plaisir. 

—  Exquis!  digne  de  celui  qui  a  mérité  d'être  surnommé  le  Ra- 
phaël des  musiciens.  11  faudrait  mettre  au  bas  de  chaque  morceau 
de  Mozart  ce  que  Voltaire  disait  du  style  de  Racine  :  parfait,  inimi- 
table ! 

—  Jamais  un  compositeur  allemand  n'aura  reçu  un  plus  bel  éloge 
de  la  part  d'un  Italien,  dit  M.  de  Loewenfeld. 

—  L'auteur  de  Bon  Juan  n'appartient  exclusivement  à  aucune 
nation,  reprit  le  chevalier.  Si  le  hasard  l'a  fait  naître  à  Salzbourg, 
il  a  été  nourri  de  l'art  italien,  qui  dominait  alors  dans  toutes  les 
cours  princières  de  l'Allemagne  et  de  l'Europe.  Réni  et  consacré 
par  le  padre  Martini  de  Rologne,  qui  représentait  la  belle  tradition 
de  l'école  romaine,  c'est  dans  la  langue  de  Métastase  et  pour  des 
chanteurs  italiens  que  Mozart  a  composé  ses  chefs-d'œuvre,  Ido- 
meneo,  les  Nozze  di  Figaro  et  Don  Juan.  Son  génie,  vraiment  di- 
vin, ne  semble  pas  procéder  de  l'humaine  nature,  tant  il  est  spon- 
tané dans  ses  manifestations,  qui  jamais  ne  trahissent  l'effort.  Pour 
moi,  Mozart  n'est  pas  un  musicien  qu'on  puisse  comparer  à  aucun 
autre,  c'est  le  musicien  de  la  grâce,  de  la  tendresse  et  de  l'idéal.  .ïe 
ne  saurais  mieux  exprimer  l'effet  que  me  produit  la  musique  de 
Mozart  que  par  cette  strophe  que  lui  adressa  la  célèbre  Gorilla  en 
1770  : 

Quella  dolce  armonia  di  paradiso 

Che  a  un  estasi  d' amor  mi  apri  il  sentiero 

Mi  risuona  nel  cuor,  e  d' improviso 

Mi  porta  in  cielo  a  contemplare  il  vero  (1). 

—  Ah!  chevalier,  s'écria  M'"''  de  Narbal  avec  la  vivacité  d'im- 
pression qui  lui  était  naturelle,  pour  parler  ainsi  de  Mozart  il  faut 
avoir  bien  des  choses  dans  le  cœur  et  dans  l'esprit! 

(1)  «  J'entends  encore  cette  douce  harmonie,  digne  du  paradis,  qui,  en  remplissant 
mon  cœur  d'une  extase  d'amour,  me  transporte  jusqu'au  ciel,  en  face  de  l'cternelle  vé- 
rité. )) 


FRÉDÉRIQUE.  385 

Il  se  fit  un  peu  de  silence  après  ce  compliment  naïf  de  la  comtesse. 
M'"^  Du  Hautchet,  qui  ne  comprenait  pas  grand' chose  à  ces  finesses 
de  langage  et  de  sentiment,  et  qui  trouvait  au  fond  que  la  musique 
de  Mozart  était  une  vieillerie  fort  peu  amusante,  insistait  auprès  de 
Frédérique  pour  lui  faire  dire  quelque  morceau  du  nouvel  opéra 
qu'elle  avait  entendu  récemment  à  Manheim.  Elle  fit  part  de  son 
désir  à  M"""  de  Narbal,  qui  décida  ses  nièces  à  chanter  le  duo  du 
FreysrhiUz  entre  Agathe  et  Annette.  Aglaé  ne  se  fit  pas  longtemps 
prier,  et,  joyeuse  de  faire  entendre  de  nouveau  sa  jolie  voix  de  so- 
prano, elle  conduisit  au  piano  sa  cousine  Frédérique,  qui  n'obéissait 
qu'à  regret  au  désir  de  sa  tante.  La  comtesse  voulut  accompagner 
elle-même  le  morceau  qui  avait  été  choisi,  afin  que  Frédérique  fût 
moins  gênée  dans  l'émission  de  sa  voix  et  que  le  chevalier  pût  juger 
plus  favorablement  des  avantages  naturels  de  sa  nièce,  pour  qui  elle 
avait  une  affection  particulière.  Frédérique  portait  ce  jour-là  une 
robe  de  mousseline  à  fond  blanc ,  parsemée  de  petites  arabesques 
dont  les  couleurs  voyantes  faisaient  mieux  ressortir  sa  taille  svelte 
aux  ondulations  volupteuses.  Son  buste,  admirablement  dessiné, 
s'évasait  en  courbes  élégantes  dont  on  pouvait  suivre  les  sinuosités 
sous  un  corsage  montant  et  scrupuleusement  fermé.  De  belles  tresses 
blondes,  enroulées  autour  de  la  tête  et  contenues  par  des  épingles 
en  or,  laissaient  échapper  deux  longues  mèches  qui  se  jouaient  mol- 
lement sur  un  cou  d'albâtre,  qui  supportait  avec  grâce  un  si  riche 
fardeau.  La  petite  fleur  bleue,  fixée  dans  un  repli  de  cette  chevelure 
abondante,  penchait  un  peu  sur  l'oreille  gauche,  comme  un  sym- 
bole de  la  poésie  de  la  nature.  Frédérique,  qui  chantait  la  partie 
d'Agathe,  eut  de  la  peine  à  faire  sortir  sa  voix  un  peu  sourde,  qu'on 
ne  lui  avait  pas  appris  à  bien  diriger.  Raffermie  par  un  encourage- 
ment de  M.  Thibaut,  elle  dit  avec  une  émotion  visible  la  phrase 
incidente  : 

Tout  a  pour  toi  des  charmes, 

où  se  révèle  le  caractère  mélancolique  d'Agathe,  en  opposition  avec 
la  gaîté  insouciante  de  son  amie  Annette.  Ce  contraste  de  deux  na- 
tures de  femmes  très  différentes,  admirablement  rendu  par  le  mu- 
sicien, se  prolonge  jusqu'à  la  fin  du  morceau  sans  nuire  à  l'unité 
de  l'impression.  Lorsque  la  tendre  Agathe,  le  cœur  oppressé  par  de 
sinistres  pressentimens,  exprime  le  trouble  qui  l'agite  en  quelques 
notes  profondes  et  touchantes,  pendant  que  son  amie  l'accompagne 
des  mièvreries  de  son  enjouement,  le  chevalier  se  sentit  frappé 
comme  par  une  baguette  magique  qui  aurait  fait  sourdre  de  son 
âme  une  source  cachée  de  vie  nouvelle.  Il  regarda  avec  étonnement 
la  jeune  fille  qui  produisait  en  lui  une  telle  émotion,  puis  il  baissa  la 

TOME   XLVIII.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tête  jusqu'à  la  fin  de  ce  lied  de  l'amour,  qui  répandit  dans  le  salon 
comme  une  vapeur  d'harmonie  mystérieuse. 

—  Quelle  différence  de  style  et  de  sentiment,  dit  M.  Thibaut, 
entre  les  deux  morceaux  que  nous  venons  d'entendre!  11  semble 
qu'une  révolution  musicale  s'est  accomplie  depuis  la  mort  de  Mo- 
zart jusqu'à  l'avènement  de  Weber. 

—  C'est  une  révolution  de  l'esprit  humain,  répliqua  le  chevalier 
avec  vivacité ,  qui  sépare  l'auteur  du  Don  Juan  de  celui  du  Frey- 
schiitz.  Entre  les  deux  maîtres  très  différens  qui  ont  créé  ces  deux 
chefs-d'œuvre,  vous  oubliez  qu'il  y  a  la  révolution  française  avec 
tous  les  changenlens  qu'elle  a  produits,  non-seulement  dans  la  so- 
ciété civile  et  politique,  mais  dans  la  direction  de  la  pensée  et  jus- 
que dans  les  aflluens  qui  alimentent  l'inspiration  du  génie. 

—  Eh  quoi  !  monsieur  le  chevalier,  dit  le  conseiller  de  Loewen- 
feld,  pensez-vous  que  la  musique,  le  plus  immatériel  de  tous  les 
arts,  qui  ne  peut  exprimer  que  des  sentimens  et  n'affecte  que  la 
partie  subjective  de  nous-mêmes,  comme  disent  les  philosophes, 
soit  aussi  accessible  à  l'inlluence  des  idées  et  aux  changeraens  de 
l'histoire? 

—  Je  pourrais  vous  répondre,  monsieur,  que  je  ne  sais  pas  trop 
ce  qu'on  entend  par  un  art  immatériel,  puisqu'on  n'est  pas  encore 
parvenu  à  bien  définir  les  deux  substances  dont  on  assure  que 
l'homme  est  composé.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  l'homme  est 
sujet  aux  vicissitudes  du  temps  et  de  l'espace  où  il  se  développe,  et 
que,  sur  un  fond  permanent  qu'on  nomme  la  raison  et  la  conscience, 
tout  change  en  lui,  jusqu'aux  molécules  qui  forment  le  tissu  de  ses 
organes.  La  musique  est  un  langage,  et,  comme  tel,  il  se  modifie 
avec  les  sentimens  et  les  idées  de  ceux  qui  le  parlent.  Pour  moi, 
ajouta  le  chevalier  en  s'adressant  particulièrement  à  M.  Thibaut,  je 
trouve  que  l'auteur  du  Freyschûtz  s'inspire  d'un  ordre  d'idées  et  de 
sentimens  qui  est  au  génie  de  Mozart  ce  que  la  poésie  de  Goethe 
est  à  celle  de  Klopstock.  Je  le  répète,  une  révolution  sépare  ces  deux 
grands  musiciens  d'une  portée  et  d'un  caractère  si  différens,  et  de 
cette  révolution  est  sorti  un  nouvel  idéal  qui  ne  ressemble  pas  à 
celui  qu'entrevoyait  l'âme  pieuse,  tendre  et  sereine  de  Mozart.  Si 
j'osais,  continua  le  chevalier  en  regardant  les  deux  jeunes  personnes 
qui  venaient  de  chanter  le  duo  du  Freyschûtz^  je  dirais  que  la  muse 
de  Weber  porte,  comme  M""  Frédérique,  une  fleur  des  champs  sur 
sa  belle  chevelure  blonde  et  que  dans  les  sentimens  qu'elle  ex- 
prime se  mêle  un  parfum  de  la  nature  extérieure  que  ne  connaissait 
pas  le  génie  de  Mozart. 

—  Bravo,  chevalier,  s'écria  M.  Thibaut  en  se  levant  pour  lui 
tendre  la  main.  Voilà  une  idée  originale  et  féconde  qui  vous  mène- 


FRÉDÉRIQUE.  387 

rait  loin  si  vous  la  développiez!  J'y  vois  poindre  le  bout  du  nez  d'un 
vieux  Juif  qui  s'appelle  Spinoza. 

—  Peut-être,  répliqua  le  chevalier,  il  s'agit  seulement  de  s'en- 
tendre. 

On  fit  servir  le  thé,  et  la  conversation  prit  un  autre  cours. 

Conformément  à  l'usage  qui  existait  alors  en  Allemagne,  et  qui 
probablement  subsiste  toujours,  les  trois  jeunes  personnes,  Fanny, 
Aglaé  et  Frédérique,  présidaient  à  tous  les  menus  détails  de  l'éco- 
nomie domestique,  dont  M"""  de  Narbal  n'aimait  pas  à  s'occuper. 
Rien,  au-delà  du  Rhin,  ne  paraît  indigne  d'une  femme  bien  née,  et 
j'ai  vu,  dans  l'une  des  plus  nobles  familles  de  la  Bavière,  la  fille 
unique  de  la  maison,  d'une  rare  distinction  d'esprit,  servir  son  père 
à  table  ainsi  qu'un  étranger,  qui,  ce  jour-là,  était  admis  à  jouir  de 
ce  beau  spectacle  de  la  grâce  unie  à  la  prévoyance.  Ces  mœurs  sim- 
ples, qu'on  retrouve  jusque  dans  les  maisons  princières,  donnent 
un  plus  grand  prix  à  la  poésie  de  sentiment,  à  l'instruction  solide 
et  variée  qui  distinguent  les  femmes  allemandes.  C'est  un  contraste 
touchant  qui  avait  déjà  frappé  M'"*  de  Staël  que  de  voir  une  jeune 
fille  allemande  parler  une  ou  deux  langues  étrangères,  entendre  les 
discussions  les  plus  élevées,  cultiver  les  arts,  et,  après  vous  avoir 
charmé  par  une  sonate  de  Mozart  ou  de  Beethoven,  passer  à  l'office 
et  préparer  de  ses  mains  délicates  les  rafraîchissemens  qu'elle  va 
vous  offrir!  Une  petite  bourgeoise  française  se  croirait  perdue  dans 
l'estime  du  petit  monde  où  s'évapore  sa  vanité  si,  après  avoir  en- 
nuyé ses  amis  d'une  mauvaise  conti-edanse,  qu'elle  aura  exécutée 
sur  un  piano  discord ,  on  lui  demandait  de  savoir  comment  se  fait 
un  bouillon.  Il  en  est  de  l'art  véritable  comme  de  la  vraie  philo- 
sophie, il  ne  laisse  point  à  demi -chemin  celui  qui  en  savoure  les 
beautés,  et  au  lieu  d'égarer  la  faible  créature  qui  s'efforce  d'en 
comprendre  les  mystères,  il  la  purifie  et  l'élève  jusqu'à  la  région 
des  principes.  Le  beau  ne  serait  pas  le  beau,  s'il  pouvait  être  in- 
compatible avec  le  sens  commun,  et  la  femme  qui  a  pris  goût  aux 
chefs-d'œuvre  du  génie  n'y  apprendra  pas  à  dédaigner  les  plus 
humbles  devoirs  de  son  sexe. 

Après  un  peu  d'hésitation  dont  elle  ne  se  rendait  pas  compte, 
M"*^  Frédérique  vint  offrir  une  tasse  de  thé  au  chevalier.  Elle  mit 
dans  cette  démarche  une  certaine  gaucherie  boudeuse  qui  n'était 
pas  dépourvue  de  grâce,  mais  qui  trahissait  l'effort  qu'elle  était 
obligée  de  faire  sur  elle-même.  La  comparaison  dont  s'était  servi 
le  chevalier  pour  exprimer  le  caractère  général  de  la  musique  de 
Weber  avait  éveillé  sa  vanité  de  jeune  fille  sans  dissiper  entière- 
ment le  malaise  que  lui  faisait  éjyouver  la  présence  de  l'étranger. 

—  Vous  avez  une  voix  charmante,  mademoiselle,  lui  dit  le  che- 


388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

valier  en  acceptant  par  politesse  la  tasse  de  thé  qu'elle  lui  présen- 
tait. 

—  Oui ,  sans  doute ,  répondit  M'"*"  de  iNarbal  ;  mais  il  faudrait  sa- 
voir s'en  servir,  et  nous  n'avons  personne  ici  dont  les  conseils 
puissent  nous  diriger.  M.  Rauch,  qui  donne  des  leçons  à  ces  demoi- 
selles, est  un  savant  musicien,  un  maître  de  chapelle  accompli,  qui 
possède  sur  le  bout  des  doigts,  comme  on  dit,  la  science  abstruse 
des  Fux,  des  Marpurg  et  des  Kirnberger  (1);  mais  il  n'entend  pas 
grand' chose  à  l'art  de  chanter. 

—  Chevalier,  dit  alors  M.  Thibaut  en  posant  sa  grosse  main  sur 
la  tête  de  M"''  Frédérique,  voici  une  jolie  Allemande  qui  serait 
digne  de  recevoir  quelques  bons  avis  d'un  homme  tel  que  vous. 
Elle  connaît  la  musique  presque  aussi  bien  que  M.  Rauch,  mais  il 
lui  manque  ce  que  les  Italiens  et  les  Français  seuls  possèdent,  le 
goût,  grand  mot  dont  les  Allemands  n'ont  jamais  compris  le  sens, 
excepté  deux  génies  supérieurs,  qui  sont  Goethe  et  Mozart. 

—  Nous  serions  trop  heureux,  répliqua  M'"*'  de  Narbal,  si  M.  le 
chevalier  voulait  bien  consacrer  quelques  momens  perdus  à  nous 
expliquer  ses  idées  sur  le  plus  beau  et  le  plus  profond  de  tous  les 
arts.  Ce  que  je  viens  d'entendre  à  propos  de  Mozart  et  de  Weber 
m'entr'ouvre  un  horizon  où  mon  esprit  n'avait  jamais  pénétré, 

—  Madame,  répondit  le  chevalier  sur  un  ton  de  modestie  sin- 
cère, je  crains  que  vous  n'ayez  une  trop  haute  opinion  de  mes  con- 
naissances. En  musique  comme  en  toutes  choses,  je  ne  suis  guère 
qu'un  dilettmife,  un  oisif  qui  s'amuse  des  œuvres  du  génie,  où  il 
cherche  un  aliment  à  sa  propre  fantaisie.  Je  me  suis  trouvé  lié  avec 
de  grands  maîtres;  j'ai  connu  un  grand  nombre  d'hommes  et  d'ar- 
tistes distingués;  j'ai  beaucoup  vu  et  beaucoup  entendu  dans  mes 
longues  pérégrinations,  et  ma  vie  s'est  écoulée  à  aimer  avec  ardeur 
les  choses  qui  me  paraissaient  aimables.  C'est  là,  madame,  mon 
plus  beau  titre  à  votre  indulgence. 

—  Vous  ne  croyez  pas  sans  doute ,  chevalier,  avoir  fait  preuve 
d'une  grande  modestie,  répondit  la  comtesse  avec  un  sourire  affec- 
tueux, en  vous  reconnaissant  la  faculté  d'aimer  avec  ardeur  les 
choses  qui  vous  paraissent  dignes  d'intérêt?  On  serait  fier  à  moins. 

La  nuit  sereine  et  la  lune  resplendissante,  dont  la  douce  lumière 
pénétrait  abondamment  dans  le  salon,  convièrent  la  compagnie  à 
sortir  un  instant.  L'air  était  encore  tiède  de  la  chaleur  du  jour  et  tout 
imprégné  de  suaves  émanations.  On  aurait  pu  se  croire  loin  de  l'Al- 
lemagne, dans  une  de  ces  villas  des  bords  de  la  Brenta  dont  la  de- 
meure de  M'"''  de  Narbal  reproduisait  les  dispositions.  C'était,  nous 

(1)  C'est  le  nom  de  trois  célèbres  théoriciens  allemands. 


FRÉDÉRIQUE.  389 

l'avons  déjà  dit,  un  souvenir  de  son  grand-père,  le  ministre  de 
Gharles-Tliéodore ,  qui  avait  voulu  donner  à  sa  femme;  un  tônioi- 
gnage  permanent  de  l'amour  qu'elle  lui  avait  inspiré. 

—  Y  a-t-il  sous  le  ciel  de  l'Italie  de  plus  belles  nuits  que  celle- 
ci?  dit  M'""  de  Narbal  en  prenant  familièrement  le  bras  du  cheva- 
lier. 

—  Non,  madame,  et  il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  respiré  un  air 
aussi  pur. 

—  rS'ous  serions  tous  charmés,  répliqua  la  comtesse  après  un 
court  silence,  si  notre  pays  pouvait  vous  plaire,  monsieur  le  cheva- 
lier, et  vous  retenir  quelque  temps  parmi  nous.  Du  moins  lîous  ef- 
forcerons-nous de  vous  en  rendre  le  séjour  aussi  agréable  que  pos- 
sible, ajouta-t-elle  avec  la  sincérité  d'accent  qui  lui  était  propre. 

Plus  touché  qu'il  n'osait  l'avouer  de  ce  témoignage  de  franche 
sympathie ,  le  chevalier  ne  trouva  pas  un  mot  à  y  répondre.  Le  si- 
lence qu'il  gardait  aurait  fini  par  l'embarrasser,  si  M.  Thibaut,  se 
détachant  du  groupe  des  trois  cousines  qui  s'entretenaient  avec 
^ine  Du  Hautchet,  ne  fût  venu  lui  dire  : 

—  On  conspire  contre  vous,  mon  cher  chevalier.  Je  vous  ai  telle- 
ment calomnié  auprès  de  ces  dames  qu'elles  ont  le  plus  vif  désir  de 
vous  entendre.  Montrez  à  ces  jeunes  filles,  je  vous  en  prie,  com- 
ment on  exprime  ce  qu'on  sent  et  quelle  est  la  puissance  de  l'art 
sur  la  nature,  je  veux  dire  de  l'esprit  sur  la  matière. 

—  Docteur,  répondit  le  chevalier,  je  ne  vous  croyais  pas  si  per- 
fide !  Vous  voulez  immoler  la  victime  après  l'avoir  couronnée  de 
fleurs.  Vous  savez  très  bien  que  je  suis  comme  un  vieux  rossignol 
enroué  qui  a  passé  l'âge  des  amours. 

—  Je  ne  m'y  fierais  pas,  répliqua  M.  Thibaut  en  riant. 

On  insista  auprès  du  chevalier.  M"""'  de  Narbal  et  Du  Ilautchet 
se  joignirent  à  M.  Thibaut  pour  vaincre  la  répugnance  qu'a  tou- 
jours éprouvée  le  chevalier  de  chanter  avec  une  voix  médiocre  de- 
vant des  personnes  inconnues.  Il  céda  pourtant  aux  sollicitations 
réitérées  qu'on  lui  fit,  surtout  pour  ne  pas  désobliger  M'"''  de  Nar- 
bal, dont  la  simplicité  alTectueuse  lui  avait  gagné  le  cœur.  On  ren- 
tra dans  le  salon.  Le  chevalier  se  mit  au  piano  avec  une  bonne 
grâce  parfaite  dont  tout  le  monde  lui  sut  gré.  Il  éteignit  les  bougies 
qui  brûlaient  encore  dans  les  bobèches  d'argent,  et  pria  qu'on  éloi- 
gnât la  lampe  qui  était  sur  la  cheminée,  en  disant  :  —  Je  tiens  à  ne 
pas  détruire  en  un  instant  toutes  les  illusions  que  le  savant  docteur 
a  pu  faire  concevoir  de  moi. 

Les  dames  s'assirent  en  cercle  autour  du  piano.  M'"*  de  Narbal  et 
M.  Thibaut  étaient  à  la  droite  du  chevalier.  M'""  Du  Hautchet  et 
M.  de  Loewenfeld  à  sa  gauche  ;  au  fond,  près  de  la  porte ,  les  trois 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cousines,  Fanny,  Frédérique  et  Aglaé,  formant  un  groupe  char- 
mant, dessinaient  un  bouquet  dont  on  eût  été  heureux  de  respirer  le 
parfum.  Assise  nonchalamment  sur  un  fauteuil  de  velours,  un  bras 
appuyé  sur  la  chaise  de  Frédérique,  vers  laquelle  elle  se  penchait 
un  peu,  Fanny  exprimait,  par  sa  pose  affaissée  et  l'inclinaison  de  sa 
tête,  cette  vague  aspiration  à  l'inconnu  que  les  Allemands  nomment 
sehnsitcht,  heureuse  disposition  d'une  âme  élevée  qui,  sans  mé- 
priser les  objets  qui  l'entourent,  ne  saurait  y  trouver  l'apaisement 
du  malaise  indéfini  qui  la  tourmente.  Tandis  que  Frédérique,  un 
lorgnon  à  la  main,  qui  était  suspendu  à  son  cou  par  une  chaînette 
en  or,  le  rapprochait  incessamment  de  ses  yeux,  autant  pour  mieux 
voir  que  pour  cacher  l'expression  des  sentimens  confus  qu'elle 
éprouvait,  Aglaé  riait  comme  toujours,  et  prenait  plaisir  aux  inci- 
dens  de  la  soirée  sans  la  moindre  préoccupation.  Le  chevalier,  dont 
la  noble  figure  n'était  éclairée  que  par  les  rayons  furtifs  de  la  lune 
qu'il  voyait  planer  au-dessus  du  iDois  qui  encadrait  l'horizon,  se 
sentit  ému  en  présence  de  cet  auditoire  bienveillant  qu'il  connais- 
sait à  peine.  Les  souvenirs  lointains  de  sa  jeunesse,  vers  laquelle  il 
se  tournait  toujours,  lui  montèrent  lentement  au  cœur,  en  le  rem- 
plissant d'une  vague  tristesse  d'où  se  dégageait  une  chère  et  douce 
image.  Ce  fut  sans  aucune  préméditation,  et  comme  inspiré  par  les 
circonstances  où  il  se  trouvait,  que  le  chevalier  chanta  d'une  voix 
tremblante  cette  suave  mélodie  de  Paisiello  qui  lui  rappelait  une 
heure  fortunée  de  sa  vie  : 

Nel  cor  più  non  mi  sento 
Brillar  la  gioventù... 
Amor,  del  mio  tormento, 
Amor,  sei  colpa  tu  ! 

C'était  Beata  en  robe  blanche,  assise  sur  le  balcon  du  palais  de  son 
père,  c'était  Venise,  une  nuit  d'amour,  de  poésie  et  d'éternel  regret, 
que  le  chevalier  venait  d'évoquer  par  ce  chant  naïf  et  pur.  Il  était 
ému,  non  comme  un  virtuose  qui  s'est  assimilé  et  qui  traduit  le  sen- 
timent d' autrui,  mais  comme  un  poète  qui  exprime  sa  propre  douleur 
par  les  moyens  d'un  art  consommé.  —  De  ma  vie,  s'écria  M'"*"  de 
Narbal,  je  n'ai  rien  entendu  de  semblable!  Je  ne  sais  comment  qua- 
lifier ce  que  j'éprouve;  ce  n'est  pas  une  voix,  mais  une  âme  qui 
chante!  Ah!  chevalier,  il  y  a  quelque  chose  Là-dessous,  dit -elle  en 
désignant  du  doigt  la  place  du  cœur. 

—  Parbleu!  répondit  M.  Thibaut,  il  y  a  le  grand  art  de  l'Italie, 
dont  nous  autres  Allemands  n'avons  pas  la  moindre  idée.  Nous 
jouons  très  bien  de  la  clarinette  et  d'autres  instrumens  h  vent,  mais 
nous  n'avons  jamais  su  chanter.  Eh  bien!  dit-il  en  se  tournant  vers 


FRÉDÉRIQUE.  391 

les  trois  jeunes  filles,  dont  la  physionomie  exprimait  la  nuance  de 
plaisir  et  d'étonnement  que  chacune  d'elles  venait  d'éprouver, 
avais-je  raison  de  vous  tant  parler  du  chevalier  Sarti? 


III. 

Le  lendemain  matin,  le  chevalier  quitta  Schwetzingen  pour  re- 
tourner à  Manheim,  dont  il  aimait  le  séjour.  Revenu  dans  son  petit 
appartement,  entouré  de  ses  livres,  d'un  piano  et  de  quelques  i^ra- 
vures  de  Canaletto  qui  représentaient  difierentes  vues  de  Venise,  il 
fut  heureux  de  retrouver  sa  chère  solitude.  Depuis  longues  années, 
il  avait  contracté  l'excellente  habitude  de  tenir  un  journal  où  il  se 
plaisait  à  consigner  les  principaux  événemensde  sa  vie,  ses  impres- 
sions, le  résultat  de  ses  lectures,  tout  ce  qui  frappait  son  esprit  ou 
intéressait  son  cœur.  Le  chevalier  parcourait  souvent  ce  livre  de  sa 
destinée,  où  le  nom  de  Beata  était  inscrit  à  chaque  page  comme  le 
résumé  final  de  ses  efforts,  comme  l'étoile  polaire  vers  laquelle  se 
tournaient  incessamment  sa  raison  et  son  âme.  Le  lendemain  de  son 
arrivée  de  Schwetzingen,  le  chevalier  écrivit  dans  ce  journal,  écho 
de  sa  joie  et  de  ses  tristesses  :  ((  Fanny,  Aglaé,  Frédérique,  tiitte 
carCy...  77ia  l'iina  pik  cara  delV  altre!  (charmantes  toutes  trois,... 
mais  l'une  plus  charmante  que  les  autres.  »)  C'était  Là  un  simple 
aperçu,  une  première  ébauche  de  la  sensation  agréable,  mais  con- 
fuse, que  les  trois  jeunes  filles  avaient  produite  sur  le  chevalier. 
Fanny  cependant  l'avait  frappé  bien  plus  que  ses  deux  cousines, 
parce  qu'elle  était  la  fille  de  M'"''  de  Narbal  et  d'un  âge  plus  rap- 
proché du  sien. 

Quinze  jours  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis  son  retour  à  Man- 
heim, que  M'"*"  de  NarlDal  écrivait  au  chevalier  :  ((  Vous  nous  oubliez, 
chevalier,  vous  nous  laissez  avec  nos  regrets  et  sous  le  charme  de 
tout  ce  que  nous  avons  entendu!  Ma  fille  et  mes  nièces  ne  cessent 
de  me  demander  quand  nous  aurons  le  plaisir  de  vous  revoir.  En 
attendant,  nous  parlons  de  vous  et  de  cette  délicieuse  chanson  qui 
me  trotte  dans  l'esprit  depuis  quinze  jours  : 

Nel  cor  più  non  mi  sento 
Brillai-  la  gioventù... 

«  Venez  nous  conter  cette  histoire-là,  car  je  suis  bien  sûre  qu'il  y 
a  là-dessous  quelque  épisode  de  clair  de  lune.  Ma  voiture  est  à  vos 
ordres.  Écrivez-moi  un  mot.  )) 

Le  chevalier  retourna  à  Schwetzingen  et  descendit  chez  M'""  de 
Narbal,  qui  ne  voulut  pas  souffrir  qu'il  logeât  à  l'auberge.  —  Une 
fois  pour  toutes,  lui  dit-elle,  vous  feriez  plus  que  me  désobliger  en 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

refusant  une  hospitalité  que  je  suis  trop  heureuse  de  vous  offrir. 
Laissez-moi  traiter  en  ami  le  compatriote  de  ma  grand'mère  et 
m'acquitter  un  peu  envers  cette  chère  Venise,  où  mon  mari  a  reçu 
un  accueil  qu'il  n'a  jamais  oublié. 

Le  chevalier  Sarti  se  voyait  donc  installé  dans  la  belle  habitation 
de  M"""  de  Narbal,  au  milieu  de  trois  jeunes  filles  diversement 
douées,  dont  il  avait  éveillé  la  curiosité  par  ses  manières,  la  dis- 
tinction de  son  esprit,  et  surtout  par  l'obscurité  qui  enveloppait  son 
existence,  qu'on  supposait  avoir  été  agitée  et  un  peu  romanesque. 
Au  bout  de  quelques  jours,  il  eut  bientôt  fait  connaissance  avec  les 
différentes  personnes  qui  fréquentaient  la  maison  de  la  comtesse, 
et  particulièrement  avec  M.  Rauch,  qui  donnait  des  leçons  à  ces  de- 
moiselles, un  Allemand  de  la  vieille  roche,  qui  avait  été  attaché  à  la 
chapelle  de  Charles-Théodore.  Il  avait  passé  sa  jeunesse  à  la  cour 
de  ce  prince  magnifique,  où  il  avait  vu  Mozart  et  connu  l'abbé  Vo- 
gler.  Long,  maigre,  sec,  ridé,  tout  barbouillé  de  science  et  de  ta- 
bac, le  vieux  Rauch  était  né  à  Leipzig  en  1760,  par  conséquent  dix 
ans  après  la  mort  du  grand  Sébastien  Bach,  ce  profond  génie,  qui 
mourut  aveugle  comme  Haendel,  son  contemporain,  et  qui  fut  le 
chef  d'une  nombreuse  dynastie  de  musiciens  qui  a  duré  plus  de 
deux  cents  ans.  Doué  d'une  mémoire  aussi  prodigieuse  que  bizarre, 
et  s' aidant  des  souvenirs  de  sa  mère,  qui  avait  connu  le  vieux  Sé- 
bastien, M.  Rauch  s'était  gravé  dans  l'esprit  l'arbre  généalogique 
de  ce  clan  de  compositeurs,  depuis  le  boulanger  de  la  ville  de 
Presbourg,  en  Hongrie,  qui  en  est  le  fondateur  vers  le  milieu  du 
XVI*  siècle,  jusqu'au  docteur  Bach,  qui  a  publié  en  1817  un  ou- 
vrage sur  l'influence  physique  de  la  musique.  De  imisices  effectu 
in  liomine  sano  et  œgro.  Harmoniste  savant,  organiste  de  la  vieille 
école  et  pianiste  habile,  M.  Rauch  était  par  ses  doctrines,  par  ses 
préférences  et  ses  antipathies,  un  représentant  curieux  de  l'Alle- 
magne du  nord  et  de  l'art  qui  exprime  les  tendances  sévères  du 
protestantisme.  Luther,  Bach,  Hœndel,  Graun,  Haydn  et  Mozart, 
voilà  les  seuls  noms  admirés  sincèrement  par  M.  Rauch,  qui  n'ad- 
mettait qu'avec  une  extrême  réserve  Beethoven,  Weber,  Schubert 
et  tous  ceux  qui  ont  suivi  le  mouvement  du  xix*"  siècle.  Quant  aux 
Italiens,  ils  n'étaient  pour  M.  Bauch  que  des  compositeurs  de  chan- 
sonnettes, et  les  Français  que  des  faiseurs  de  contredanses.  Un 
cjioral  de  Luther,  une  fugue  de  Bach  et  un  bon  verre  de  vin  du 
Rhin  étaient  les  choses  les  plus  exquises  que  connût  ce  brave 
M.  Rauch,  qui  avait  toujours  à  la  bouche  cet  adage  si  connu  du 
grand  réformateur  :  «  Celui  qui  n'aime  pas  le  vin,  la  femme  et  la 
musique  reste  un  fou  pour  toute  sa  vie  (1).  » 

^^)  Wer  nicht  liebt  Wein,  Weib  und  Gesaug, 

Der  bleibt  ein  INari"  sein  Leben  lang. 


FRÉDÉRIQUE.  393 

Établi  à  Heidelberg,  où  il  était  organiste  à  l'église  de  Saint-Pierre, 
M.  Uaiich  allait  trois  fois  par  semaine  à  Schwetzingen  donner  des 
leçons  de  piano,  de  musique  et  même  d'harmonie  à  la  fille  de 
M""^  de  Narbal  et  à  ses  deux  nièces.  Faute  d'un  meilleur  conseil, 
qu'on  n'avait  pas  sous  la  main,  M.  Rauch  faisait  aussi  chanter 
à  ces  demoiselles  quelques  morceaux  de  musique  vocale,  tous 
empruntés  à  l'école  allemande,  et  particulièrement  aux  compo- 
siteurs qui  se  rapprochaient  le  plus  de  ses  maîtres  favoris,  Bach, 
Ilœndel,  Graun,  dont  les  opéras  et  les  oratorios  étaient  si  goûtés  du 
grand  Frédéric.  Plus  le  morceau  qu'avait  choisi  M.  Rauch  était  d'un 
accès  difficile  à  la  voix  humaine,  compliqué  d'intonations,  de 
rhythme  et  d'harmonie,  et  plus  il  excitait  son  admiration.  Mozart 
était  déjà  trop  simple  pour  M.  Rauch  ,  et  dans  le  fond  de  son  âme 
il  préférait  les  opéras  de  Spohr,  le  Fldelio  et  la  musique  vocale  de 
Beethoven  aux  chefs-d'œuvre  du  plus  exquis  des  musiciens.  Tout 
ce  qui  paraissait  le  don  d'une  organisation  heureuse,  le  produit 
facile  d'une  nature  inspirée,  le  fruit  spontané  de  la  grâce  et  du 
sentiment,  le  touchait  beaucoup  moins  que  ce  qui  avait  été  labo- 
rieusement enfanté  par  la  méditation  et  portait  les  traces  de  la  coo- 
pération active  de  la  volonté.  Quand  M.  Rauch  avait  dit  d'un  musi- 
cien ou  d'un  artiste  quelconque  :  er  ist  eut  tiichtiger  Kerl  {cest  un 
homme  habile  et  profond),  c'était  le  plus  grand  éloge  qu'il  pût  faire 
d'un  cerveau  o'éateur. 

M'"*^  de  Narbal,  qui  avait  la  passion  de  l'enseignement,  et  dont  la 
curiosité  investigatrice  s'amusait  presque  autant  de  la  connaissance 
des  procédés  que  des  elfets  obtenus,  assistait  avec  zèle  aux  leçons  de 
x\I.  Rauch,  dont  elle  appréciait  les  qualités  sans  méconnaître  les  dé- 
fauts. M.  Thibaut  l'avait  depuislongtempsprémunie  contre  le  goût  du 
savant  organiste,  et  il  n'avait  pas  eu  de  peine  à  la  convaincre  qu'il 
n'avait  pas  la  moindre  idée  de  ce  qu'on  entend  par  l'art  de  chanter 
proprement  dit.  M'""  de  iNarbal  pria  le  chevalier  de  venir  un  instant 
au  salon  pendant  que  M.  Rauch  faisait  déchiffrer  à  ces  demoiselles 
un  nouveau  morceau  qu'il  leur  avait  apporté.  C'était  la  première 
fois  que  le  professeur  se  rencontrait  avec  le  noble  dilettante.  La  le- 
çon finie  et  M.  Rauch  étant  parti,  le  chevalier  fut  amené  à  faire 
quelques  observations  sur  ce  qu'il  venait  d'entendre.  Il  fit  remar- 
quer à  M""'  de  Narbal  que  le  maître  ne  s'était  préoccupé,  pendant 
toute  la  durée  du  morceau,  que  de  la  justesse  de  l'intonation,  de  la 
précision  du  mouvement  et  de  l'expression  générale  des  paroles 
qui  avaient  inspiré  le  compositeur.  —  M.  Rauch  semble  ignorer, 
ajouta-t-il,  que  la  voix  humaine  est  le  plus  délicat  des  instrumens 
qu'il  faut  assouplir  par  de  nombreux  exercices  avant  que  celui  qui 
la  possède  puisse  rendre  avec  certitude  le  sens  moral  qui  résulte 
d'une  phrase  musicale.  Que  dirait-il  donc,  si  l'on  exigeait  du  pre- 


394  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mier  musicien  venu,  qui  ne  connaîtrait  pas  le  mécanisme  du  piano, 
qu'il  exécutât  une  fugue  de  Bach  dans  le  style  particulier  aux  com- 
positions de  ce  grand  maître,  qui  difTère  si  profondément  de  ce- 
lui qui  caractérise  la  musique  moderne  ?  Que  saurions-nous  de  l'es- 
prit sans  le  langage  qui  nous  en  révèle  la  puissance,  et  qu'est-ce 
que  le  sentiment  sans  la  forme  qui  nous  en  manifeste  les  nuances? 
Il  importe  de  s'occuper  d'abord  du  matériel  de  l'art,  car  je  défie  le 
plus  grand  génie  du  monde,  dit-il  en  s' asseyant  au  clavier,  de  ren- 
dre la  beauté  du  passage  que  voici,  s'il  n'a  point  appris  à  gouverner 
sa  voix  par  de  longues  et  patientes  études.  — Joignant  l'exemple  au 
précepte,  le  chevalier  parcourut  rapidement  le  morceau  apporté  par 
M.  Rauch,  dont  il  fit  ressortir  les  moindres  accens  par  une  vocalisa- 
tion si  aisée  qu'elle  paraissait  être  une  faveur  de  la  nature  plutôt 
qu'un  fruit  de  l'expérience  et  du  travail. 

—  Mais  ce  n'est  plus  le  même  morceau!  s'écria  M'"*"  de  Narbal 
avec  vivacité. 

—  Pardon,  madame,  répondit  le  chevalier,  ce  sont  les  mêmes 
notes  chantées  par  une  voix  humaine,  au  lieu  d'être  exécutées  par 
un  instrument. 

C'est  par  une  suite  d'incidens  aussi  simples  que  celui  que  je  viens 
de  raconter  que  le  chevalier  fut  conduit  insensiblement  à  donner 
quelques  conseils  de  goût  aux  trois  jeunes  personnes  que  dirigeait 
M"""  de  Narbal.  Encouragé  par  la  vive  sympathie  que  lui  témoignait 
cette  aimable  femme,  et  s' apercevant  combien  elle  était  heureuse  de 
lui  entendre  exposer  les  idées  qu'il  s'était  faites  de  l'art  et  de  l'en- 
semble des  choses  qui  donnent  une  signification  à  la  vie,  le  cheva- 
lier se  laissa  engager  plus  avant  dans  ces  relations  qu'il  ne  pouvait 
le  prévoir.  Il  eut  forcément  des  rapports  fréquens  et  moins  réservés 
avec  la  fille  de  la  comtesse  et  ses  cousines.  En  leur  parlant  de  mu- 
sique et  de  poésie,  en  leur  racontant  quelques  faits  curieux  de  la 
vie  des  grands  artistes,  en  leur  faisant  l'historique  d'une  composi- 
tion intéressante  qui  les  avait  émues,  il  touchait  nécessairement  à 
des  questions  délicates  de  l'ordre  moral.  Préservé  par  le  sentiment 
profond  qui  remplissait  son  cœur,  le  chevalier  avait  toute  raison  de 
se  croire  en  parfaite  sécurité  au  milieu  de  trois  jeunes  filles  que 
l'âge,  non  moins  que  les  convenances,  éloignait  de  lui.  Il  leur  fit 
étudier  des  duos  et  des  trios  italiens,  entre  autres  celui  du  Mariage 
secret  :  Le  faccio  un  inrhino.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  par- 
vint à  réunir  les  deux  voix  inexpérimentées  de  Fanny  et  d'Aglaé 
dans  le  duo  de  Tancredi  :  —  Lasciami,  —  et  lui-même  chanta  avec 
Mlle  Agiaé  le  délicieux  petit  chef-d'œuvre  du  troisième  acte  du  Ma- 
riage secret  entre  Paolino  et  Garolina  fuyant  la  maison  paternelle  : 

Stendemi  pur  la  niano... 
Che  mi  vacilla  il  piè, 


FRÉDÉRIQUE.  395 

dont  le  succès  fut  très  grand  dans  les  réunions  intimes  qui  avaient 
lieu  le  soir  chez  M'"''  de  Narbal.  Ces  petits  concerts  sans  prétention,  qui 
faisaient  le  bonheur  de  la  comtesse,  disposaient  aussi  ces  trois  déli- 
cieuses créatures  à  mieux  connaître  l'homme  distingué  qui  leur  en- 
tr' ouvrait  le  monde  de  l'idéal.  Quant  au  chevalier,  sans  se  prendre 
d'un  goût  bien  vif  pour  aucune  des  trois,  il  les  jugeait  et  appré- 
ciait leurs  qualités  charmantes  avec  l'impartialité  d'un  indilTéreat.  Il 
aimait  cependant  à  causer  avec  Fanny,  dont  l'esprit  était  plus  mûr 
et  le  cœur  déjà  ému  par  des  aspirations  qui  ne  demandaient  qu'à  se 
fixer  sur  un  objet  qui  en  parût  digne.  Elle  lui  témoignait  au  moins 
de  la  déférence  en  l'écoutant  avec  recueillement  quand  il  parlait  et 
en  lui  adressant  des  questions  bienveillantes  sur  les  .pays  qu'il  avait 
visités.  Il  s'amusait  de  la  gaîté  expansive  et  de  la  grâce  naturelle 
d'Aglaé,  qui  lui  montrait  de  la  reconnaissance  pour  les  petits  suc- 
cès qu'elle  obtenait  dans  les  réunions  du  soir.  Elle  s'était  même 
élevée  à  un  degré  d'émotion  dont  on  ne  l'aurait  pas  crue  capable 
dans  le  duo  du  Matrimoido  segrelo  de  Gimarosa,  qu'elle  avait  chanté 
avec  le  chevalier,  et  il  lui  était  resté  depuis  quelque  chose  de  plus 
sérieux  dans  le  regard  et  dans  le  maintien.  Quant  à  M""  Frédéri- 
que,  elle  continuait  à  être  taciturne  et  réservée  vis-à-vis  du  cheva- 
lier, qui  n'avait  pas  encore  bien  saisi  ce  caractère  de  jeune  fille. 
Tantôt  elle  paraissait  écouter  avec  intérêt  les  explications  que  don- 
nait le  chevalier  sur  le  style  d'un  morceau  ou  d'un  compositeur, 
tantôt  elle  montrait  des  dispositions  contraires  et  presque  de  l'aver- 
sion pour  cet  étranger  que  ses  cousines,  sa  tante  et  M'"*"  Du  Haut- 
chet  louaient  à  l'envi.  Le  chevalier  se  jouait  assez  agréablement  au 
milieu  de  ces  trois  jeunes  filles  qui  l'intéressaient  sans  l'émouvoir, 
qu'il  jugeait  du  haut  d'un  souvenir  ineffaçable  et  sacré;  c'étaient 
pour  lui  trois  notes  d'un  accord  délicieux  qui  le  charmait  sans  le 
troubler. 

Un  jour  que  le  chevalier  avait  été  rendre  visite  au  docteur  Thi- 
baut à  Heidelberg,  il  trouva  dans  la  bibliothèque  musicale  du  savant 
jurisconsulte  une  vieille  partition  de  Hœndel  qu'il  feuilleta  avec  cu- 
riosité. C'était  l'opéra  de  Rinaldo  que  le  grand  musicien  avait  com- 
posé à  Londres  en  1711  et  qui  renferme  l'air  si  connu  depuis  quel- 
ques années  :  Lascia  cli  io  pianga.  Jugeant  que  ce  beau  morceau 
pouvait  convenir  à  la  voix  de  M"*"  Frédérique,  le  chevalier  emporta 
la  partition  à  Schwetzingen. 

—  J'ai  découvert  un  trésor,  dit-il  à  M"^  de  Narbal,  c'est  la  par- 
tition du  premier  opéra  italien  que  Haendel  a  composé  en  Angleterre 
sur  un  sujet  qui  ressemble  à  celui  de  Y Armide  de  Gluck.  J'ai  sur- 
tout remarqué  un  air  du  plus  beau  caractère  qui  se  rapproche  plutôt 
du  récitatif  déclamé  des  premiers  maîtres  de  l'école  italienne  que  : 


396  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  mélodie  cursive  des  compositeurs  modernes.  J'ai  pensé,  ma- 
demoiselle, dit-il,  en  se  tom'nant  vers  Frédérique,  que  vous  pour- 
riez étudier  avec  fruit  ce  morceau  qui  me  semble  approprié  aussi 
bien  à  la  nature  de  votre  voix  qu'à  celle  des  sentimens  que  vous 
aimez  à  exprimer. 

La  jeune  fdle  parut  étonnée  de  cette  dernière  remarque  et  regarda 
le  chevalier  sans  proférer  un  mot.  Restés  seuls  au  salon ,  le  cheva- 
lier s'assit  au  piano  et  chanta  l'air  que  je  viens  fie  citer  avec  une 
simplicité  si  pénétrante  que  Frédérique  en  fut  émue. 

—  Gela  est  bien  beau,  dit-elle,  jamais  je  ne  pourrai  y  atteindre. 

—  Pourquoi  désespérer,  mademoiselle?  répondit  le  chevalier  avec 
douceur.  Hœndel  lui-même  s'y  est  pris  à  plusieurs  fois  avant  de 
trouver  le  chant  pathétique  que  vous  venez  d'entendre.  L'air  de 
Rinaldo,  qui  fut  chanté  dans  l'origine  par  une  cantatrice  vénitienne 
nommée  Isabella  Calliari,  qui  jouait  le  rôle  d'Almirena,  cette  mé- 
lopée touchante  de  quatorze  mesures  qui  peint  avec  tant  de  vérité 
la  douleur  d'une  âme  opprimée  qui  pleure  sa  liberté  : 

Lascia  ch'  io  pianga 
La  dara  sorte 
E  che  sospiri 
La  libL'rtà  ! 

savez-vous  où  le  maître  en  a  puisé  le  germe  ?  Dans  un  air  de  danse, 
une  sarabande  composée  pour  des  instrumens  dans  un  opéra  qu'il 
fit  représenter  dans  la  ville  de  Hambourg  en  1705,  Aucun  grand 
compositeur  n'a  été  plus  économe  de  ses  idées  que  l'auteur  du 
Messie,  qui  a  donné  à  l'Angleterre  la  seule  musique  nationale 
qu'elle  puisse  revendiquer.  Pressé  par  le  temps  et  les  circonstances 
d'une  carrière  pleine  de  lattes,  Hœndel  ne  se  faisait  aucun  scru- 
pule de  prendre  son  bien  partout  où  il  le  trouvait,  et  surtout  dans 
les  essais  de  sa  jeunesse,  qui  lui  fournissaient  les  motifs  de  nouvelles 
et  admirables  combinaisons  (1).  La  vie  tout  entière  n'est-elle  pas  le 
développement  de  quelques  inspirations  de  l'enfance  recueillies  au 
fond  de  l'âme,  comme  des  gouttes  de  rosée  matinale  dans  le  calice 
des  fleurs?  Heureux  les  hommes  qui  peuvent  fixer  ces  rayons  de 
l'aurore  et  perpétuer  l'écho  des  sentimens  éprouvés  dans  la  jeu- 
nesse ! 

Guidée  par  les  conseils  du  chevalier,  Frédérique  étudia  avec  soin 
l'air  de  Bùialdo,  qui  convenait  en  effet  à  sa  voix  de  me.zzo-sopiymo 

(1)  Voyez  la  Vie  de  Hœndel  par  Frédéric  Chrysander,  t.  le"",  p.  121.  —  Dans  la  pre- 
mière partie  de  cette  histoire,  l'abbé  Zamaria  a  relevé  plusieurs  faits  semblables  à  celui 
dont  il  est  question  ici. 


FRÉDÉRIQUE.  397 

et  qu'elle  finit  par  très  bien  comprendre.  La  première  if 's  qu'elle  le 
chanta  aux  réunions  de  31"'"  de  Narbal,  M.  Thibaut,  qui  -.'tait  pré- 
sent, et  qui  ne  connaissait  pas  ce  morceau  de  l'un  de  ses  maîtres 
favoris,  en  fut  ravi  et  félicita  la  jeune  fille  de  la  manière  dont  elle 
en  avait  rendu  le  sentiment. 

—  Vous  faites  des  miracles,  dit-il  au  chevalier,  et  ces  beaux 
yeux  vous  devront  bien  de  la  reconnaissance,  ajouta-t-il  en  frap- 
pant amicalement  sur  l'épaule  de  la  jeune  personne,  pour  tous  les 
charmans  artifices  dont  vous  leur  apprenez  l'usage. 

Soit  que  l'amour-propre  de  Frédérique  se  trouvât  flatté  des  suc- 
cès qu'elle  obtenait  dans  les  soirées  intimes  de  M'"*"  de  Narbal,  soit 
que  l'esprit  et  le  caractère  du  chevalier  fussent  mieux  appréciés  par 
elle,  elle  parut  moins  embarrassée  vis-à-vis  de  l'homme  dont  les 
conseils  lui  étaient  si  profitables.  Loin  de  fuir  sa  présence,  comme 
elle  l'avait  fait  jusqu'alors,  elle  la  recherchait.  Elle  était  toujours 
la  plus  empressée  à  se  rendre  aux  invitations  du  chevalier  quand  il 
jugeait  à  propos  de  consacrer  une  heure  de  loisir  aux  trois  cousines, 
et  s'il  restait  trop  longtemps  sans  s'occuper  d'elles,  Frédérique  ne 
craignait  pas  de  manifester  le  désir  d'avoir  son  avis  sur  un  nouveau 
morceau  qu'elle  voulait  apprendre.  Elle  se  plaisait  à  le  questionner 
sur  une  foule  de  sujets,  et  ses  réponses  la  trouvaient  attentive  et 
désireuse  d'en  comprendre  la  portée.  Le  chevalier,  sans  trop  s'aper- 
cevoir du  changement  opéré  dans  les  manières  et  la  contenance  de 
cette  jeune  personne,  prenait  plaisir  à  lui  donner  des  conseils  qui 
avaient  de  si  bons  résultats.  Il  l'avait  déjà  distinguée  de  ses  deux 
cousines  par  l'aptitude  qu'elle  montrait  pour  l'étude  de  la  musique 
sévère,  et  il  n'était  pas  resté  insensible  à  la  délectation  qu'on  éprouve 
à  communiquer  à  une  jeune  intelligence  l'étincelle  de  la  vie  morale. 

Le  chevalier,  ayant  eu  besoin  d'aller  passer  quelques  jours  à  Man- 
heim,  où  il  était  resté  plus  longtemps  qu'il  ne  le  croyait,  reçut  par 
la  poste  un  billet  qui  contenait  ces  mots  :  Ich  Uebe  sic!  arhl  ivehe 
mirl  (je  vous  aime!  hélas!  malheur  à  moi!  )  Il  n'y  avait  pas  de  si- 
gnature, et  l'écriture  fine,  mais  lisible  et  bien  formée,  était  évidem- 
ment de  la  main  d'une  femme.  Le  billet  portait  la  date  du  2  avril,  ce 
qt'.i  fit  sourire  le  chevalier,  qui  comprit  l'intention  du  badinage. 

De  retour  à  Schwetzingen,  il  fit  part  de  la  petite  mystification 
dont  il  avait  été  l'objet,  en  disant  avec  gaîté  aux  trois  cousines 
réunies  :  —  Je  vous  laisse  à  deviner,  mesdemoiselles,  ce  qui  vient 
de  m' arriver. 

—  Quoi  donc,  monsieur  le  chevalier?  répondirent  Fanny  et  Aglaé. 

—  J'ai  reçu  une  lettre  anonyme  où  l'on  se  moque  de  moi  ;  mais 
on  s'y  est  pris  trop  maladroitement  pour  me  donner  le  change  :  je 
sais  parfaitement  que  nous  sommes  dans  le  mois  d'avril  et  le  cas 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  je  dois  faire  du  cadeau  perfide  qui  m'a  été  adressé  par  une 
main  inconnue. 

Deux  ou  trois  jours  après,  vers  le  soir,  le  chevalier  se  promenait 
dans  le  jardin,  près  du  cabinet  d'étude  qui  touclK3  au  salon.  Frédé- 
rique  y  était  seule,  et  chantait  avec  beaucoup  d'émotion  l'air  de 
Hœndel  dont  il  a  été  question  plus  haut.  Le  chevalier,  s'approchant 
de  la  fenêtre  du  cabinet,  qui  n'était  pas  éclairé,  dit  à  la  jeune  fille  : 
—  Fort  bien,  mademoiselle  :  vous  avez  compris  la  pensée  du  maître, 
et  vous  l'exprimez  à  merveille. 

—  Grâce  à  vos  bons  conseils,  monsieur...  A  propos,  dit-elle  après 
un  instant  de  silence,  avez -vous  découvert  l'auteur  du  billet  que 
vous  avez  reçu  ? 

—  Mon  Dieu!  non,  et  je  ne  m'inquiète  guère  de  savoir  quelle 
peut  être  la  personne  qui  a  eu  l'idée  de  cette  mauvaise  plaisan- 
terie. 

—  Pourquoi  supposez- vous,  monsieur,  que  le  sentiment  qu'on 
vous  a  exprimé  n'est  pas  sincère? 

Cette  réflexion  naïve  de  la  jeune  personne,  son  empressement  à 
rechercher  les  conseils  du  chevalier,  éveillèrent  l'attention  du  Véni- 
tien, qui  finit  par  se  persuader  que  c'était  Frédérique  qui  lui  avait 
écrit  le  billet  mystérieux.  Il  en  fut  très  chagrin.  Son  âge,  les  souve- 
nirs qu'il  avait  dans  le  cœur,  le  respect  qu'il  devait  à  M'"*"  de  Narbal, 
tout  était  de  nature  à  l'inquiéter  sur  les  suites  d'un  tel  incident.  11 
résolut  à  l'instant  de  mesurer  ses  paroles,  de  se  contenir,  et  d'éviter 
toutes  les  occasions  qui  pourraient  donner  de  l'importance  à  la  vel- 
léité d'une  enfant;  mais,  pour  bien  comprendre  la  lutte  douloureuse 
où  allait  s'engager  le  chevalier  Sarti,  il  est  nécessaire  de  mieux 
connaître  la  femme  qui  est  le  nœud  de  cette  histoire. 

P.    SCIDO. 

[La  seconde  partie  au  prochain  n".) 


L'ANGLETERRE 


ET 


LA  VIE  ANGLAISE 


XXII. 

PAYSAGES    ET   MŒURS    DE    LA    CORNOUAILLE. 

I.    —    LES     MINES    DE    CUIVRE    ET    d'ÉTAIN. 


Un  touriste  anglais  qui  avait  fait  longtemps  l'école  buissonnière 
sur  toutes  les  routes  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande  m'ex- 
pliquait un  jour  le  motif  de  ses  excursions.  «  Je  voyage,  me  disait- 
il,  pour  me  dépouiller  de  l'égoïsme.  »  Il  serait  téméraire  d'affirmer 
que  tel  est  le  but  auquel  aspirent  les  innombrables  touristes  qui 
désertent  Londres  de  la  mi-août  à  la  fin  de  septembre.  La  plupart 
d'enti'e  eux  voyagent  pour  s'instruire  et  pour  connaître  lenr  pays. 
Et  pourtant  étendre  le  cercle  de  ses  connaissances,  n'est-ce  point 
élargir  la  sphère  de  ses  sympathies?  Il  entre  du  patriotisme  dans 
leur  enthousiasme  à  la  vue  des  beautés  très  réelles  que  renferment 
les  îles  britanniques,  nids  de  verdure  entourés  par  des  rochers  et 
des  tempêtes.  A  force  de  communiquer  avec  la  nature,  de  se  mêler 
aux  mœurs  des  différentes  provinces,  aux  usages  des  différentes 
classes  qui  composent  un  grand  état,  ils  se  renferment  moins  en 
eux-mêmes  et  participent  plus  largement  à  l'existence  des  autres. 


400  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  caractère  de  l'Anglais  en  voyage  subit  par  cette  raison  même 
une  modification  heureuse.  11  y  a  bien  çà  et  là  des  touristes  taci- 
turnes, inflexibles  sur  le  chapitre  de  l'étiquette,  et  qui  n'adressent 
jamais  la  parole  aux  personnes  qui  ne  leur  ont  point  été  présentées, 
introduccd  ',  mais  ils  constituent  certainement  une  exception  très 
rare.  Le  })lus  souvent  la  réserve  habituelle  des  manières  fait  au  con- 
traire place  à  une  joyeuse  et  cordiale  expansion,  surtout  avec  les 
étrangers.  L'Anglais  qui  a  voyagé  n'est  plus  le  même  homme.  Je 
parle  surtout  de  celui  qui  a  voyagé  sur  le  continent;  mais  ceux-là 
mêmes  qui  ont  longtemps  parcouru  le  royaume-uni  ont  tous  secoué 
en  chemin  beaucoup  de  préjugés.  L'influence  du  déplacement,  le 
commerce  avec  des  lieux  nouveaux  et  des  figures  nouvelles  agis- 
sent peut-être  d'une  manière  encore  plus  frappante  sur  le  caractère 
des  Anglaises.  Immédiatement  après  les  noces,  la  lune  de  miel 
s'inaugure  chez  nos  voisins  par  une  excursion  de  quelques  semai- 
nes [lioney  moon  trip),  destinée  à  consacrer  par  les  fêtes  de  la  na- 
ture les  chastes  joies  de  l'amour  légitime.  A  partir  de  ce  jour-là, 
les  frais  d'un  voyage  tous  les  automnes  figurent  généralement  dans 
le  budget  des  charges  domestiques.  Si,  par  un  concours  de  circon- 
stances fâcheuses,  ce  voyage  n'a  point  lieu,  et  qu'une  maladie  sur- 
vienne dans  l'année,  la  mère  de  famille  ne  manque  guère  d'en  accu- 
ser la  privation  du  changement  d'atmosphère.  Il  se  peut  d'ailleurs 
que  le  climat  lourd  et  humide  de  la  Grande-Bretagne  exige  le  dé- 
placement, et  que  les  Anglais,  en  renouvelant  leur  colonne  d'air,  ne 
fassent  qu'obéir  à  une  des  lois  de  l'hygiène  nationale. 

Cédant  à  un  usage  si  répandu,  je  me  dirigeai  à  la  fin  de  l'été  der- 
nier (1863)  vers  la  Cornouaille.  Ce  qui  m'attirait  de  ce  côté  de  l'An- 
gleterre, c'est  la  curiosité  du  nouveau  et  de  l'imprévu.  Quoique 
traversé  depuis  quelques  années  par  des  lignes  de  chemin  de  fer, 
ce  comté  a  conservé,  comme  on  dit  de  nos  jours,  une  individualité 
forte.  En  dépit  de  ses  rochers  sauvages  et  de  ses  côtes  abruptes,  il 
a  été  moins  défloré  que  d'autres  par  les  touristes.  Un  intérêt  parti- 
culier ne  s'attache-t-il  point  en  outre  à  une  contrée  si  justement 
célèbre  pour  la  richesse  de  ses  mines  et  pour  les  travaux  héroïques 
de  ses  mineurs?  Avant  de  m'occuper  de  ce  grand  théâtre  de  faits,  je 
voudrais  étudier  d'abord  le  caractère  général  du  pays  et  la  manière 
de  vivre  des  habitans. 

I. 

C'est  par  le  bateau  à  vapeur  qu'on  doit  entrer  dans  la  vieille 
Cornouaille;  autrement  par  le  chemin  de  fer  on  perdrait  beaucoup 
trop  la  vue  du  Tamar.  Cette  rivière,  qui  prend  sa  source  dans  de 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  AOl 

froides  bruyères,  au  nord-est  du  comté,  se  déroule  avec  mille  plis 
et  mille  détours  comme  un  serpent  sur  une  longueur  de  soixante 
milles  et  va  se  jeter  dans  le  détroit  de  Plymoutli,  où  elle  déploie 
à  son  embouchure  toute  la  majesté  d'un  grand  fleuve.  La  surface 
des  vagues ,  larges  et  agitées  presque  comme  celles  de  la  mer,  se 
montre  couverte  d'une  flotte  au  repos.  Il  y  a  là  des  vaisseaux  de 
toutes  les  tailles  et  de  toutes  les  formes,  depuis  les  fines  canon- 
nières jusqu'aux  gigantesques  trois-ponts,  qui  dorment  à  l'ombre  de 
leurs  mâts,  «  tous  prêts,  »  ainsi  que  dit  Ganning,  «  à  reprendre 
la  ressemblance  des  êtres  animés,  à  secouer  leurs  ailes  et  à  réveil- 
ler leurs  tonnerres.  »  De  loin  ces  gros  bâtimens  présentent  à  fleur 
d'eau  une  masse  peinte  de  larges  bandes  noires  et  blanches  qui  se 
succèdent  alternativement;  la  zone  blanche  indique  la  rangée  des 
fenêtres.  Parmi  ces  hommes  de  guerre  [men  of  ivar,  ainsi  que  les 
appelle  la  métaphore  anglaise),  il  s'en  trouve  quelques-uns  qui 
sont  des  invalides.  Démâtés,  désarmés,  ignoblement  peints  en  jaune 
clair  et  recouverts  d'un  toit,  ces  bâtimens  de  mer  servent  aujour- 
d'hui de  maisons  flottantes  au:^  marins  anglais  {sailor's  homes). 
Laissant  à  gauche ,  sur  la  rive  de  la  Gornouaille,  quelques  curieux 
villages,  \q,  steamer  diVn\Q  à  Saltash.  Ici  le  regard  est  frappé  par  une 
des  merveilles  de  l'industrie  moderne  :  je  parle  du  viaduc  qui  réunit 
le  comté  du  Devon  à  celui  de  la  Gornouaille  {Corwrall  railway 
bridge).  A  la  fois  puissant  et  léger,  ce  pont,  ouvrage  de  I.-K.  Bru- 
nel,  enjambe  l'orageuse  rivière,  appuyé  au  milieu  sur  une  seule 
arche  à  double  colonne,  tandis  que  d'autres  ^3 iliers  droits  et  élancés 
le  soutiennent  de  chaque  côté  sur  les  deux  rives.  Le  viaduc  a  tout 
près  d'un  demi-mille  de  longueur.  Pour  juger  du  caractère  de  cette 
construction  hardie,  il  faut  parcourir  le  pont  à  pied  dans  l'intervalle 
d'un  train  à  un  autre  train.  Deux  énormes  tubes  recourbés,  ressem- 
blant à  deux  voûtes  aériennes,  supportent  vaillamment  le  poids  des 
chaînes  qui  suspendent  dans  le  vide  le  plancher  de  bois  sur  lequel 
court  la  voie  ferrée.  A  peine  est-on  engagé  dans  ce  défilé  qu'on  en- 
tend passer  au-dessus  de  sa  tète  tous  les  sifllemens  et  toutes  les  voix 
de  la  tempête;  le  vent  hurle,  frémit  ou  s'engouffre  avec  des  notes 
plaintives  dans  les  chaînes  et  les  barres  de  fer  vibrantes  comme 
dans  les  cordes  d'une  immense  harpe  éolienne.  A  chaque  instant,  on 
croit  entendre  derrière  soi,  au  milieu  de  ces  mugissemens  prolon- 
gés, le  bruit  foudroyant  de  la  locomotive  qui  arrive  à  toute  vapeur. 
De  cette  hauteur  (plus  de  cent  cinquante  pieds),  la  rivière  apparaît 
au  fond  comme  un  abîme.  Vu  de  loin,  le  viaduc  de  Saltash,  avec 
ses  deux  grandes  voûtes  de  fer  qui  se  détachent  dans  le  ciel,  ne 
ressemble  pas  mal  à  un  arc  de  triomphe.  G'est  la  porte  d'entrée  qui 
convenait  à  la  Gornouaille,   «  cette  terre  sacrée  des  géans,  »  ainsi 

TOME   XLVUI.  26 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'on  l'appelle  dans  le  langage  ambitieux   des  vieilles  légendes. 

Le  Tamar,  cette  ceinture  mouvante  et  sinueuse  qui  sépare  la  Cor- 
nouaille  du  Devonshire,  est  une  belle  rivière  qui,  en  s' éloignant  de 
Saltash  et  en  remontant  aussi  loin  que  Newbridge,  baigne  tantôt 
des  rives  singulièrement  pittoresques,  tantôt  des  murs  de  rochers 
recouverts  d'une  végétation  sauvage.  Le  voyageur  qui  pénètre  dans 
la  Cornouaille  a  nécessairement  traversé  le  Devon ,  et  il  ne  tarde 
point  à  s'apercevoir  d'un  grand  changement  dans  le  style  du  pay- 
sage. Il  existe  un  véritable  contraste  entre  ces  deux  provinces.  Aux 
traits  doux  et  amollis  d'une  campagne  fertile  succède  bientôt  une 
contrée  à  physionomie  sévère,  qui  se  distingue  surtout  par  la  ru- 
desse et  la  grandeur  des  lignes.  Il  y  a  peu  de  hauts  arbres,  et  les 
habitans  du  Devon  reprochent  en  riant  à  ceux  de  la  Cornouaille  de 
n'avoir  point  même  chez  eux  assez  de  planches  pour  se  construire 
un  cercueil.  Les  voisins  sont  médisans  :  on  rencontre  çà  et  là,  sur  le 
versant  rapide  des  hautes  collines,  quelques  bois  de  jeunes  chênes  ; 
seulement  ces  arbrisseaux  n'atteignent  guère  une  taille  vénérable, 
et  sont  coupés  après  un  certain  temps  pour  faire  du  charbon.  Si  l'on 
tient  à  comprendre  la  nature  de  cette  végétation,  qui  diffère  par  tant 
de  traits  essentiels  et  frappans  du  caractère  habituel  d'un  paysage 
anglais,  il  faut  se  faire  une  idée  précise  de  la  position  et  de  la  forme 
géographique  de  la  Cornouaille. 

La  carte  de  l'Angleterre  a  été  comparée  par  des  géographes  hu- 
moristes à  la  figure  d'une  vieille  femme  qui  se  chauffe  les  mains 
et  les  pieds  au  soleil  couchant,  ou,  si  l'on  veut,  aux  volcans  éteints 
de  l'Irlande.  Ces  pieds  imaginaires  se  trouvent  formés  par  un  pro- 
montoire qui  s'avance  k  plus  de  quatre-vingts  milles  dans  l' Océan- 
Atlantique.  Ce  promontoire  lui-même  est  la  Cornouaille,  divisée 
dans  presque  toute  sa  longueur  par  une  arête  centrale  en  deux 
larges  versans  qui  se  rétrécissent  et  se  confondent  vers  la  pointe  (1). 
L'un  de  ces  versans  fait  face  à  l'ouverture  du  détroit  de  la  Manche, 
et  l'autre  au  détroit  de  Bristol.  L'arête  centrale  se  compose  d'une 
série  de  collines  plus  ou  moins  élevées  qui  commencent  dans  le 
Devonshire,  et  qui  continuent,  malgré  quelques  dépressions,  jus- 
qu'au Lrrnd's  End,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'extrémité  sud-ouest  de 
l'Angleterre.  Ces  collines  sont  pour  la  plupart  des  bosses  de  granit 
qui  se  soulèvent  de  distance  en  distance.  Elles  ont  été  assimilées 
à  d'énormes  vertèbres  qui  relient  entre  elles  les  diverses  parties 
de  la  province,  et  fortifient  en  même  temps  cette  qunie  de  terre 
contre  les  furieuses  attaques  des  deux  mers  entre  lesquelles  elle 
se  trouve  répandue.  Une  telle  chaîne  de  petites  montagnes,  em- 

(1)  Lï'tyuijlogic  de  Cornouaille  est  pointe  ou  corne  de  WaOl,  Corn-Wall. 


l' ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  A03 

brassant  dans  l'ensemble  une  étendue  de  deux  cents  acres  de  landes 
plus  ou  moins  stériles,  est  assez  peu  faite  pour  réjouir  le  voyageur. 
William  Gilpin,  un  pasteur  anglais  de  la  fin  du  dernier  siècle,  écri- 
vain descriptif  et  touriste  (1),  s'était  avancé  à  la  recherche  du  pit- 
toresque sur  la  lisière  de  ces  régions  nues  et  désolées.  Quel  fut  son 
désenchantement!  Il  s'arrêta  tout  à  coup,  le  cœur  brisé,  sur  la 
route  de  Launceston  à  Bodmin,  et  tourna  pour  jamais  le  dos  à  la 
Cornouaille.  Quant  à  moi,  j'avais  contracté  dans  le  Kent,  depuis 
plusieurs  années,  l'ennui  du  paysage  fait  à  souhait  pour  le  plaisir 
des  yeux;  aussi,  bien  loin  d'être  rebuté  par  cette  tristesse  de  la  na- 
ture, je  me  félicitai  de  trouver  chemin  faisant  comme  une  sombre 
apparition  du  désert  dans  un  coin  de  la  verte  Angleterre,  souvent 
un  peu  trop  cultivée.  Ces  solitudes,  avec  leurs  sommets  couronnés 
de  rochers  à  pic,  leurs  éternelles  bruyères  et  leurs  ravins  sauvages, 
ont  un  caractère  de  grandeur  désolée;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  Gil- 
pin se  trompait  fort  en  croyant  que  c'était  là  toute  la  Cornouaille. 
De  ces  hauteurs  arides  et  sourcilleuses  descendent  de  nombreuses 
vallées  qui  s'étendent  sur  les  côtes  de  la  mer,  et  qui,  abritées  par 
des  collines  contre  les  acres  brises,  arrosées  par  de  charmantes  ri- 
vières ou  des  ruisseaux  au  cours  lent  et  paresseux,  favorisées  d'ail- 
leurs par  une  température  douce  et  humide,  se  couvrent  pendant 
presque  toute  l'année  d'une  végétation  abondante.  C'est  là  natu- 
rellement qu'il  nous  faut  chercher  les  fermes,  les  vergers  et  les  ri- 
ches moissons,  mais  surtout  ces  jardins  délicieux  qui  forment  une 
des  gloires  de  la  Cornouaille,  et  qu'on  pourrait  appeler  les  paradis 
de  l'ouest  de  l'Angleterre. 

Les  géographes  doivent  être  aujourd'hui  revenus  d'une  vieille 
erreur  qui  consistait  à  envisager  le  système  céleste  comme  l'unique 
régulateur  des  climats.  Mille  influences  tout  à  fait  indépendantes 
des  degrés  de  distance  du  méridien,  mais  surtout  les  rapports  de 
la  terre  et  de  la  mer,  exercent  une  action  souveraine  sur  la  distri- 
bution du  froid  et  de  la  chaleur  à  la  surface  de  notre  globe.  Des 
causes  entièrement  locales  créent  ainsi  très  souvent  une  tempéra- 
ture particulière  dans  la  température  générale  d'une  contrée.  Jus- 
qu'à quel  point  en  est-il  ainsi  pour  certaines  parties  de  la  Cor- 
nouaille? Avant  de  répondre  à  une  telle  question,  il  nous  faut 
consulter  les  fleurs,  ces  thermomètres  organiques,  dont  le  témoi- 
gnage ne  peut  mentir.  Dans  divers  endroits  du  comté,  mais  toujours 
près  des  bords  de  la  mer,  on  est  étonné  de  rencontrer  le  long  des 
jardins  qui  ornent  la  façade  des  maisons  {front  gardens)  des 
plantes  d'agrément   qui  demeurent  toute   l'année   dehors,   et  qui 

(1)  Auteur  de  Remarks  on  forest  scenery  et  d'Cbservations  on  picturesque  Beauty. 
Il  était  vicaire  de  Boldre,  dans  New-Forest,  Hampshire. 


llOk  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ii'appartieiHient  plus  du  tout  à  la  flore  générale  de  l'Angleterre.  Les 
myrtes,  les  lauriers,  les  iuchsias,  les  grenadiers,  les  hortensias,  at- 
teignent une  taille  remarquable,  fleurissent  bravement  à  ciel  ou- 
vert, et  forment  entre  eux  des  haies,  des  buissons,  des  rideaux  odo- 
rans  qui  garnissent  avec  élégance  les  fenêtres  et  les  murailles.  Bien 
d'autres  surprises  m'attendaient  à  Grove-Hill,  la  charmante  pro- 
priété de  M.  Robert  Were  Fox,  un  savant  très  connu,  membre  de 
la  Société  royale.  Sa  maison  contient  de  magnifiques  tableaux,  de 
rares  porcelaines  de  Chine  et  une  riche  collection  de  minéraux; 
mais  on  est  encore  plus  frappé  de  la  beauté  de  ses  jardins,  qui  ont 
été  comparés  avec  raison  aux  jardins  des  Hespérides.  L'oranger,  le 
dattier,  le  citronnier,  passent  ici  l'hiver  en  plein  air,  fleurissent  li- 
brement et  donnent  des  fruits  mûrs.  J'ai  vu  un  arbre  sur  lequel  on 
avait  cueilli  jusqu'à  cent  vingt-trois  citrons  dans  un  jour,  tous  ex- 
cellons, et  beaucoup  plus  doux  que  ceux  qu'on  vend  sur  les  mar- 
chés. On  se  croirait  en  Italie  ou  en  Espagne;  mais  c'est  l'Espagne 
humide,  car  l'herbe  croît  en  abondance,  et  le  feuillage  des  arbres 
présente  à  l'œil  les  mêmes  teintes  vigoureuses  de  vert  bleu  foncé 
qui  distingue  la  végétation  dans  les  autres  contrées  de  l'Angleterre. 
M.  Fox  a  naturalisé  chez  lui  plus  de  trois  cents  espèces  exotiques; 
il  a  ainsi  rapproché  côte  à  côte  les  plantes  de  l'Australie  et  de  la 
Nouvelle-Zélande,  les  arbres  des  pays  froids,  les  arbres  des  climats 
moyens,  chargés  toute  l'année  de  fleurs  et  de  fruits.  Les  grands 
aloès,  non  emprisonnés  dans  une  caisse  ou  sous  des  maisons  de 
verre,  mais  plantés  hardiment  dans  le  sol,  forment  des  allées  qu'on 
dirait  naturelles.  Le  plus  extraordinaire  est  que  ces  arbres  n'ont 
point  à  Grove-Hill  les  airs  malingres  qu'on  remarque  d'ordinaire 
aux  productions  des  climats  chauds  dont  on  a  changé  la  patrie  :  ils 
croissent  au  contraire  comme  s'ils  étaient  chez  eux.  Outre  Grove- 
Hill,  qui  s'élève  sur  une  des  dernières  collines  de  Falmouth,  M.  R. 
Were  Fox  possède  dans  les  environs  une  maison  de  campagne  à 
Penjerrick,  dont  la  situation  est  vraiment  admirable,  et  où  je  passai 
quelques  jours  au  milieu  de  toutes  les  attentions  délicates  de  l'hos- 
pitalité anglaise.  Devant  la  maison  s'étend  une  vaste  pelouse  termi- 
née par  un  massif  de  grands  arbres  qui  s'écartent  vers  le  milieu 
pour  démasquer  à  distance  la  vue  de  la  mer.  Des  forêts  de  rhodo- 
dendrons et  de  camélias  croissent  avec  une  profusion  sauvage  dans 
les  parterres,  d'où  s'élancent  en  même  temps  les  plantes  grasses  et 
épineuses  des  zones  brûlantes.  La  Cornouaille  est  bien  située  au  sud- 
ouest  de  l'Angleterre,  où  elle  forme  une  sorte  de  péninsule;  mais 
cette  circonstance  seule,  quoique  évidemment  favorable,  ne  suffirait 
nullement  à  expliquer  comment  certains  endroits  de  ce  comté  jouis- 
sent d'un  climat  à  part  et  si  fortement  tranché  dans  le  climat  gêné- 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  405 

rai  de  la  Grande-Bretagne.  Quelle  est  donc  la  principale  cause  de 
ces  phénomènes  de  température  que  j'ai  pu  aussi  remarquer  à  Car- 
clew,  dans  les  magnifiques  jardins  de  sir  Charles  Lemon?  Cette  côte 
de  la  Gornouaille  se  trouve  réchauffée  durant  l'hiver  par  un  courant 
sous-marin  qui  lui  vient  du  golfe  du  Mexique,  gulf-stream. 

Il  ne  faudrait  pourtant  point,  sur  la  foi  des  fleurs,  exagérer  le 
caractère  méridional  de  la  Cornouaille.  Les  plantes  des  tropiques  y 
croissent  sur  une  terre  qui,  après  tout,  n'a  rien  de  tropical.  Tout  le 
secret  de  cette  végétation  acclimatée  consiste  dans  l'absence  de 
l'hiver,  ou  du  moins  dans  un  hiver  dépouillé  de  toutes  ses  rigueurs. 
Durant  cette  saison -là,  la  mer  est  de  quatre  à  cinq  degrés  plus 
chaude  que  la  terre,  et  le  peu  de  neige  qui  tombe  quelquefois  fond 
aussitôt  sur  les  côtes.  La  Noël,  si  célèbre  dans  les  autres  comtés  de 
la  Grande-Bretagne  pour  sa  couronne  de  frimas  ^apparaît  au  con- 
traire le  long  des  chemins  creux  et  tièdes  de  la  côte  occidentale  au 
milieu  d'une  véritable  fête  de  la  nature  à  laquelle  il  ne  manque  que 
le  feuillage  des  arbres.  Cette  partie  de  la  Cornouaille  est  par  consé- 
quent, on  le  devine,  celle  où  se  rencontrent  au  printemps  les  pre- 
mières traces  de  végétation  et  où  les  fleurs  sortent  tout  d'abord  de 
leur  sommeil  d'hiver.  D'après  les  observations  que  j'ai  recueillies 
à  Falmouth ,  à  Polperro  et  à  Penzance ,  la  saison  se  montre  alors 
plus  avancée  de  quelques  semaines  que  dans  le  nord  de  l'Italie  : 
elle  répond  en  général  à  celle  de  Naples.  Cet  avantage  persiste  jus- 
qu'à la  fin  de  mars  :  en  avril,  les  conditions  se  trouvent  à  peu  près 
égales;  mais  dans  les  mois  suivans  la  Cornouaille  perd  ce  qu'elle 
avait  gagné,  et  la  supériorité  tourne  décidément  en  faveur  des  pays 
chauds.  11  résulte  de  cette  échelle  comparative  des  climats  que  la 
côte  sud-ouest  de  la  Cornouaille  est  un  des  endroits  du  monde  où  il 
y  a  le  moins  de  différence  entre  l'hiver  et  l'été.  La  mer  exerce  sur 
elle  en  un  mot  ce  pouvoir  d'égalité  entre  les  saisons  qui  est  souvent 
un  des  caractères  de  son  commerce  avec  la  terre.  Une  telle  unifor- 
mité relative  suggère  naturellement  l'idée  d'un  printemps  perpé- 
tuel, et  telle  est  à  peu  près  l'année  en  Cornouaille;  mais  je  dois 
ajouter  que  c'est  d'orduiaire  un  printemps  pluvieux.  Comment  les 
plantes  de  la  Nouvelle-Zélande,  de  l'Australie  et  des  Florides  s'ac- 
commodent-elles aux  conditions  d'un  pareil  climat?  11  faut  croire 
que  même  les  arbres  des  tropiques  ont  moins  besoin  de  chaleur 
qu'ils  ne  craignent  le  froid.  En  serait-il  ainsi  des  animaux  étrangers 
à  nos  contrées  septentrionales?  Je  regrette,  dans  l'intérêt  de  l'his- 
toire naturelle,  que  l'expérience  n'ait  point  été  tentée,  et  que  les 
savans  de  la  Gornouaille,  après  avoir  conquis  les  espèces  végétales 
du  sud,  n'aient  point  étendu  les  mêmes  soins  à  l'acclimatation  de 
certains  êtres  vivans. 


406  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  culture,  qui  s'est  partout  modelée  sur  les  lois  de  la  tempéra- 
ture et  du  climat,  devait  évidemment  tirer  avantage  des  hivers  doux 
et  des  printemps  hâtifs  de  la  Gornouaille.  Elle  s'est  donc  surtout  at- 
tachée à  ce  que  nous  appelons  les  primeurs.  Depuis  Noël  jusqu'au 
commencement  de  mai,  elle  envoie  par  le  chemin  de  fer  au  marché 
de  Govent-Garden  des  végétaux  précoces  qui  se  vendent  naturelle- 
ment un  bon  prix.  Londres  a  de  la  sorte  sur  les  côtes  de  l'ouest  son 
potager  d'hiver.  A  côté  des  somptueux  jardins,  consacrés  surtout  à 
la  science  et  à  l'agrément,  s'élèvent  en  Gornouaille  d'autres  jarains 
qui  ont  plutôt  en  vue  l'utilité.  Il  existe  dans  presque  toutes  les 
villes  une  société  d'horticulture  {cottage  gardening  society)  qui, 
comme  son  nom  l'indique,   se  propose  d'encourager  autour  des 
chaumières  la  pratique  du  jardinage.  Tous  les  ans  ont  lieu  une  ex- 
position et  un  concours  à  la  suite  desquels  un  jury  décerne  solen- 
nellement des  médailles  aux  fleurs,  aux  légumes  et  aux  fruits  les 
plus  dignes.  J'ai  assisté  à  plusieurs  de  ces  exhibitions  intéressantes, 
qui  ont  tout  à  fait  le  caractère  de  fêtes  champêtres.  Il  faut  que  l'ex- 
posant ait  cultivé  lui-même  ses  produits,  et  j'ai  vu  à  Tavistock  (sur 
la  lisière  du  Devon  et  de  la  Gornouaille)  un  magnifique  bouquet 
qui  avait  seulement  le  tort  grave  d'être  frauduleux.  Fiez-vous  donc 
ensuite  à  l'innocence  des  fleurs!  Un  placard  annonçait  que  l'expo- 
sant était  rayé  de  la  liste  des  prix  pour  s'être  attribué  le  travail  et 
le  mérite  d'un  autre.  J'ai  admiré  aussi  dans  les  corbeilles  des  fruits 
qui  auraient  fait  honneur  aux  climats  les  plus  fortunés  :  s'ils  avaient 
un  défaut  à  mes  yeux,  c'était  en  quelque  sorte  celui  d'être  trop 
beaux;  on  les  aurait  pris  volontiers  pour  des  fruits  artificiels.  Ces 
institutions,  auxquelles  les  femmes  prennent  dans  certains  endroits 
un  intérêt  particulier,  rendent  très  certainement  de  grands  services. 
L'horticulture  pratiquée  avec  émulation  ajoute  ainsi  beaucoup  au 
bien-être  et  aux  ornemens  de  la  vie  domestique  dans  les  intérieurs 
d'ouvriers.  Quelques-unes  de  ces  sociétés  ne  se  bornent  point  à  ré- 
pandre les  bienfaits  et  le  goût  du  jardinage  dans  toutes  les  classes, 
elles  emploient  en  outre  leur  influence  à  obtenir  pour  les  travail- 
leurs des  morceaux  de  terre,  ce  qui  est  souvent  très  difficile  dans 
l'intérieur  ou  même  dans  le  voisinage  des  villes. 

La  Gornouaille  est  le  pays  des  fleurs,  et  au  milieu  de  toutes  ces 
fleurs  on  ne  s'étonnera  point  de  rencontrer  l'abeille.  La  plupart  des 
ruches  sont  grossièrement  construites  au  moyen  d'une  botte  de 
paille  serrée  par  la  tète  ;  mais  il  faut  croire  que  l'insecte  se  soucie 
assez  peu  de  la  beauté  extérieure  de  son  logis,  car  il  s'y  attache  avec 
fidélité.  J'ai  rencontré  plusieurs  de  ces  ruches  dans  le  jardin  d'un 
gentleman  qui  est  quaker.  Gette  secte  vénérable  professe  une  sorte 
de  bienveillance  universelle  qui  s'étend  à  tous  les  animaux  de  la 


l'angleterre  et  la  vie  anglaise.  407 

création;  aussi  le  propriétaire  de  ces  abeilles  se  gardait-il  bien  de 
leur  prendre  le  fruit  de  leur  travail.  Son  principe  est  que  celle 
qui  fait  le  miel  doit  aussi  le  manger.  Beaucoup  d'autres  habitans 
de  la  Gornouaille  n'y  mettent  point  tant  de  scrupules,  et  j'ai  vu 
d'humbles  collages  tirer  un  profit  assez  considérable  de  la  culture 
de  ces  mouches  industrieuses.  La  douceur  des  hivers  attire  aussi 
dans  ce  comté  quantité  d'oiseaux  qui  ajoutent  soit  aux  plaisirs  de  la 
table,  soit  à  la  vie  du  paysage.  Parmi  ces  derniers,  il  en  est  un  cu- 
rieux, tout  à  fait  particulier  à  la  Gornouaille,  et  que  les  habitans  ap- 
pellent chough.  C'est  un  oiseau  noir  qui  appartient  très  certaine- 
ment à  la  famille  des  choucas,  avec  cette  singularité  qu'il  a  le  bec 
et  les  pattes  rouges.  A  l'état  sauvage,  il  habite  les  rochers  solitaires 
et  inaccessibles;  mais  comme  il  a  le  malheur  d'être  très  recherché 
par  les  ornithologistes ,  les  enfans  de  la  campagne  lui  font  tous  une 
guerre  acharnée  et  grimpent  au  printemps  sur  le  bord  des  préci- 
pices les  plus  affreux  pour  dénicher  sa  couvée.  Le  chough,  malgré 
son  caractère  ombrageux  et  la  nature  farouche  des  lieux  qu'il  fré- 
quente à  l'état  libre,  s'apprivoise  très  aisément  :  j'en  ai  vu  un  dans 
une  maison  du  pays,  et  il  semblait  complètement  réconcilié  avec  ses 
nouveaux  hôtes.  Cet  oiseau  pourchassé  devient  de  plus  en  plus  rare; 
il  est  même  à  craindre  qu'il  ne  disparaisse  avec  le  temps.  Une  pauvre 
famille,  ayant  réussi  à  s'emparer  d'une  jeune  paire  de  choughs,  le 
frère  et  la  sœur,  les  envoya  dernièrement  au  prince  de  Galles,  qui 
reconnut  cet  hommage  par  un  cadeau  de  5  liv.  sterl.  Il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  que  le  prince  de  Galles  est  en  même  temps  duc  de 
Gornouaille. 

Je  visitai  à  Lostwithiel  les  bureaux  du  duché  (1).  Le  nom  de  cette 
ville  est  une  contraction  de  losl  ivilhin  the  hiUs ,  perdue  entre  les 
collines,  et  c'est  bien  le  nom  qui  lui  convient,  car  el'le  est  assise  au 
bord  de  la  rivière  Fovvey  et  dans  un  creux  dominé  tout  à  l'entour 
par  des  hauteurs  verdoyantes.  On  y  arrive  en  traversant  un  vieux 
pont  d'une  construction  bizarre  et  surmonté  d'un  parapet  en  zig- 
zags. Les  bureaux  du  duché  de  Gornouaille  sont  dans  un  ancien 
château,  dont  une  partie  avait  été  pendant  un  temps  convertie  en 
prison,  et  qui  présente  encore  jusque  dans  sa  vieillesse  une  assez 
noble  apparence  avec  ses  hautes  fenêtres  et  ses  portes  ogivales.  Je 
vis  là  de  grandes  cartes  dessinées  avec  un  soin  minutieux  et  indi- 
quant par  la  différence  des  couleurs  ce  qui  dans  le  comté  appartient 
au  duché  et  ce  qui  ne  lui  appartient  point.  La  part  de  ce  dernier 

(l)  L'administration  centrale  est  à  Londres.  A  la  tête  do  la  partie  qui  concerne  les 
mines  se  trouve  placé  M.  VVarington  Smyth,  professeur  au  musée  de  géologie  pratique, 
practkal  geology  Muséum.  C'est  à  lui  que  je  dois  d'avoir  pu  étudier  la  Gornouaille 
dans  certains  détails  qui  ne  sont  guère  accessibles  aux  étrangers. 


â08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  certainement  très  considérable.  Quelle  est  maintenant  l'origine  de 
ce  duché,  et  comment  se  trouve-t-il  entre  les  mains  du  prince  de 
Galles?  D'après  la  vieille  loi  anglaise,  toutes  les  mines  appartiennent 
à  la  couronne,  et  cela  parce  qu'elles  fournissent  les  matériaux  néces- 
saires pour  frapper  la  monnaie,  privilège  qui  n'est  dévolu  qu'au  sou- 
verain. De  là  vient  que  les  landes  de  Dartmoor  et  de  la  Gornouaiile,  si 
riches  en  métaux,  étaient  considérées  depuis  des  siècles  comme  pro- 
priétés royales,  lorsqu'en  1333  Edouard  III  en  fit  cadeau  à  son  fils 
aîné,  le  prince  Noir,  et  à  ses  héritiers,  les  fils  aînés  des  rois  et  des 
reines  d'Angleterre  à  perpétuité.  Ainsi  fut  constitué  par  une  charte  le 
duché  de  Gornouaiile,  qui  ne  se  composait  pas  seulement  de  terrains 
plus  ou  moins  métallifères,  mais  aussi  de  châteaux,  de  parcs,  de  ma- 
noirs, de  bourgs,  de  villes  et  d'une  forêt  toute  peuplée  de  daims. 
Parmi  les  domaines  qui  s'y  rattachent  aujourd'hui,  je  signalerai  seu- 
lement une  promenade  charmante  qui  conduit  de  Lostvvithiel  aux 
ruines  du  château  de  Restormel,  RcstonncJ-Castle.  Get  édifice  servait 
autrefois  de  résidence  aux  comtes  de  Gornouaiile.  Il  n'en  reste  plus 
aujourd'hui  que  les  murs  circulaires,  ayant  neuf  pieds  anglais  d'é- 
paisseur et  posés  comme  une  couronne  sur  le  front  d'une  colline 
herbue.  Ces  ruines,  recouvertes  par  des  masses  de  lierre  qui  les  pé- 
nètrent, forment  bien  ce  que  les  Anglais  appellent  une  scène  roman- 
tique. On  y  vient  des  environs  faire  des  pique-niques  et  des  parties  de 
plaisir.  J'avais  vu  le  lierre,  dans  plusieurs  endroits  de  la  Grande-Bre- 
tagne, cultivé  le  long  des  murs  des  jardins,  ou  croissant  de  lui-même 
parmi  les  ruines  avec  cet  avantage  que  lui  donne  un  climat  humide; 
mais  je  ne  l'avais  jamais  vu  si  vigoureux  qu'à  licstotvnel-Qisfle.  Il 
montre  une  sorte  d'amitié  touchante  pour  les  restes  de  cet  ancien 
château  qu'il  entoure  de  ses  bras  puissans,  et  dont  il  soutient  à 
moitié  dans  le  vide  les  pans  de  muraille  détachés.  Le  lierre  est  une 
des  plantes  favorites  de  l'Anglais.  Il  y  voit  un  symbole  de  ces  afiec- 
tions  fortes  et  tenaces,  mais  surtout  de  ces  pieux  sentimens  de  fa- 
mille qui  relient  comme  des  pierres  disjointes  les  souvenirs  du 
passé. 

Au  moment  où  je  visitai  la  Gornouaiile,  — ■  du  milieu  d'août  au 
milieu  de  septembre,  —  la  moisson  se  montrait  à  tous  ses  divers 
états  de  développement  (1).  On  voyait,  chemin  faisant,  les  blés 
murs  encore  sur  pied,  les  blés  couchés  à  terre  par  le  tranchant  de 
la  faux,  les  blés  liés  en  gerbes  et  rangés  à  des  distances  égales.  Il 
existe  ici  une  coutume  qui  ne  se  rencontre  point  du  tout  dans  les 
autres  comtés.  i\.près  que  le  champ  a  été  fauché,  on  réserve  une 


(1)  Cette  époque  reculée  de  la  moisson  indique  assez,  qu'à  un  printemps  très  précoce 
succède  en  Gornouaiile  un  été  tardif. 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  /l09 

poignée  d'épis  qui  restent  debout  sur  leurs  tiges  et  qu'on  appelle  le 
cou,  lu'i'k.  Couper  le  cou  de  la  tnoisson  est  une  cérémonie  qui  se 
pratique  avec  une  solennité  naïve.  Les  moissonneurs  sont  rangés  en 
cercle,  et  avant  que  l'un  d'entre  eux  porte  la  faucille  sur  cette  der- 
nière gerbe,  on  chante  ou  plutôt  on  crie  :  «  J'en  ai  un!  j'en  ai  un! 
j'en  ai  un  !  —  Qu'avez- vous?  qu'avez-vous?  qu'avez- vous?  —  Un 
cou!  un  cou!  un  cou!  »  Le  chœur  pousse  trois  vigoureux  hourrahs, 
et  le  rou,  décoré  de  fleurs  et  de  rubans,  est  emporté  à  la  ferme,  où 
la  journée  se  termine  d'ordinaire  par  quelques  libations  d'ale  ou 
même  par  un  banquet  rustique,  durant  lequel  fume  au  milieu  de  la 
table  un  gâteau  cuit  avec  des  raisins  de  Corinthe.  Cette  particula- 
rité, dont  l'usage  remonte  à  un  temps  immémorial,  n'est  pas  la 
seule  qui  distingue  une  moisson  de  la  Cornouaille.  Au  lieu  de  con- 
struire immédiatement  des  meules  de  grain,  comme  cela  se  pra- 
tique dans  les  autres  comtés  de  l'Angleterre,  on  élève  dans  le  champ 
des  tas  de  gerbes  provisoires  qu'on  appelle  arrish  ou  ivindmoivs 
(meules  de  vent).  Ces  tas  sont  de  forme  conique,  ont  environ  douze 
pieds  de  hauteur,  et  contiennent  de  deux  cents  à  trois  cents  gerbes, 
dont  la  tète  est  toujours  tournée  vers  l'intérieur.  Un  ou  plusieurs 
hommes  les  disposent  ainsi  le  jour  même  de  la  moisson,  au  moyen 
d'une  fourche  en  bois;  on  coifTe  ensuite  ces  cônes  d'un  toit  de  paille 
ou  de  roseaux.  Les  moivs,  disposés  dans  les  champs  au  nombre  de 
vingt  ou  trente,  font  songer,  vus  de  loin,  à  un  village  de  Hurons. 
Cette  coutume  toute  locale  est  évidemment  fondée  sur  l'incertitude 
du  climat;  le  grain  placé  dans  une  telle  situation  se  trouve  entière- 
ment à  l'abri  de  la  pluie,  tandis  que  les  tiges,  le  plus  souvent  grasses 
et  luunides  au  moment  du  fauchage,  ont  le  temps  de  sécher  sous 
l'influence  du  vent  et  du  soleil.  On  les  laisse  ainsi  dans  le  champ 
pendant  quelques  semaines,  au  bout  desquelles  le  fermier,  choisis- 
sant alors  son  jour  et  son  heure,  se  met  en  devoir  de  les  rentrer  et 
de  construire  la  meule  définitive.  Cette  dernière  s'élève  plus  volon- 
tiers dans  les  dépendances  de  la  ferme;  elle  s'appuie  à  la  base  sur  un 
plancher  soutenu  par  de  très  courts  piliers  à  tête  ronde,  —  énormes 
champignons  de  granit,  —  et  présente  alors  une  masse  considérable, 
d'une  architecture  beaucoup  plus  solide  et  beaucoup  plus  régulière. 
Dans  certains  endroits  de  la  Cornouaille,  par  exemple  autour  de 
Saint-Just,  les  champs  de  blé  offrent  encore  une  autre  singularité 
remarquable.  Au  milieu  s'élève  une  corbeille  de  choux,  dont  laver- 
dure  crue  et  les  larges  feuilles  contrastent  bizarrement  avec  la  cou- 
leur dorée  des  épis  mûrissans.  Sous  ces  tertres,  qui  ont  à  peu  près  la 
forme  d'une  soucoupe  renversée,  les  paysans  enterrent  les  chaumes 
de  la  dernière  moisson  et  toute  sorte  de  détritus  végétaux  qui  for- 
ment, dit-on,  en  se  décomposant,  un  assez  bon  engrais. 


/jlO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  Anglais  se  proposent  surtout,  dans  leur  agriculture,  deux 
genres  de  produits,  le  pain  et  la  viande.  C'est  naturellement  aux 
prairies  qu'ils  demandent  le  moyen  d'élever  les  bêtes  à  cornes.  Mal- 
gré une  surface  couverte  en  grande  partie  par  les  rochers  et  par  les 
bruyères,  la  Gornouaille  possède  des  vallées  fertiles,  merveilleuse- 
ment abritées  et  arrosées  par  de  petites  rivières  qui  présentent  un 
caractère  étrange.  Comme  elles  sont  presque  toutes  soumises  au 
flux  et  au  reflux  de  la  mer,  elles  revêtent  un  aspect  tout  diiïérent 
selon  l'heure  de  la  journée  à  laquelle  on  les  envisage.  11  y  a  des 
momens  où  elles  semblent  absolument  évanouies;  du  frais  courant 
d'eau  qu'on  a  rencontré  le  matin,  il  ne  reste  plus  qu'un  lit  de  sable 
humide  et  boueux.  J'ai  vu  des  chevaux  libres  traverser  alors  comme 
par  défi  ces  rivières  à  sec  et  brouter  les  brins  d'herbe  qui  croissent, 
—  on  le  dirait,  —  entre  deux  marées.  Dans  les  prairies  qui  avoisi- 
nent  de  tels  cours  d'eau  capricieux,  on  rencontre  volontiers  les  va- 
ches à  cornes  très  courtes  du  Durham,  les  belles  races  du  Devon- 
shire  aux  formes  gracieuses  et  symétriques,  mais  surtout  la  petite 
espèce  de  la  Cornouaille,  qui,  étant  après  tout  mieux  adaptée  aux 
conditions  du  climat  et  à  la  nature  des  pâturages,  fournit  un  lait 
abondant  et  renommé.  C'est  avec  ce  lait  qu'on  fait  dans  l'intérieur 
des  fermes  la  célèbre  crème  connue  sous  le  nom  de  clottcd  cream, 
dont  on  prétend,  à  tort  ou  à  raison,  que  le  prince  de  Galles  con- 
serve un  souvenir  délicieux  parmi  ses  autres  souvenirs  d'enfance. 
Côte  à  côte  avec  les  bêtes  à  cornes  paissent  tranquillement  le  cheval 
trapu  des  IVales,  dont  on  se  sert  pour  tirer  les  lourds  chariots,  et  le 
petit  cheval  gris,  originaire  de  la  Cornouaille,  qui,  croisé  avec  des 
étalons  pur  sang,  se  livre  aux  travaux  plus  légers;  mais  ce  qui  m'é- 
tonna  davantage  fut  de  trouver  au  milieu  de  cet  enclos  de  verdure 
de  gros  moutons  rouges  dont  la  vue  me  fit  songer  aux  moutons  de 
Candide  dans  le  pays  d'Eldorado.  Je  crus  d'abord  que  cette  cou- 
leur provenait  de  la  teinte  ferrugineuse  des  terres  sur  lesquelles  ils 
vivent;  mais  j'appris  plus  tard  que  c'était  le  résultat  d'un  procédé 
artificiel  destiné  à  les  préserver  contre  les  insectes  qui  s'attachent 
à  la  laine  des  brebis. 

Les  fermes  sont  généralement  peu  étendues,  surtout  si  on  les 
compare  à  celles  qui  existent  dans  d'autres  comtés  de  l'Angleterre. 
Une  partie  des  terres  se  trouve  entre  les  mains  d'une  respectable 
classe  de  fermiers  qui  les  ont  louées  pour  trois  vies  d'honune,  et 
dont  le  bail  se  renouvelle  ordinairement  à  perpétuité.  Ce  système 
est  néanmoins  en  grande  décadence,  et  la  plupart  des  fermes  se 
confient  aujourd'hui  pour  sept  ou  quatorze  ans.  Les  bâtimens,  con- 
struits en  larges  pierres  dont  la  contexture  varie  selon  le  caractère 
géologique  du  district,  se  distinguent  dans  tous  les  cas  par  un  air 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  411 

de  solidité  inébranlable.  Là  demeure  une  famille,  le  plus  souvent 
nombreuse,  au  sein  de  laquelle  s'échelonnent  tous  les  âges  de  l'hu- 
manité, depuis  l'aïeul  jusqu'au  nouveau-né  dans  les  bras  de  sa  mère. 
Leur  manière  de  vivre  est  extrêmement  simple;  les  domestiques  et 
les  ouvriers  de  la  ferme  mangent  à  la  même  table  avec  la  famille 
du  fermier.  Cette  table  est  très  frugale  :  de  la  viande  ou  du  poisson 
salé,  des  dumpUngs  (1),  du  gruau,  mais  surtout  des  pommes  de 
terre  bouillies,  en  font  généralement  tous  les  frais.  Les  fermiers, 
ainsi  que  les  laboureurs,  ne  boivent  que  de  l'eau  ou  du  thé,  si  ce 
n'est  peut-être  à  l'époque  de  la  moisson,  où  ils  se  permettent  un 
peu  de  bière.  A  côté  de  cela,  on  est  surpris  de  trouver  dans  de  tels 
intérieurs  un  grand  air  d'aisance  et  de  propreté  délicate.  Les  fils 
ont  très  souvent  reçu  de  l'éducation;  les  filles,  alertes  et  coquettes, 
font  aux  étrangers  les  honneurs  de  la  maison  avec  une  modestie  qui 
n'a  rien  de  gauche  ni  d'emprunté.  On  peut  dire  dans  un  certain  sens 
qu'U  n'y  a  plus  de  paysans.  Les  modes  de  Londres  se  retrouvent 
dans  les  plus  humbles  métairies.  Ne  s'est-on  point  moqué  des  ta- 
bleaux et  des  dessus  de  porte  où  les  bergères  du  dernier  siècle  gar- 
dent leurs  troupeaux  habillées  avec  des  robes  à  paniers?  Eh  bien! 
j'ai  vu  traire  les  vaches  dans  la  Gornouaille  par  des  jeunes  filles 
aux  mêmes  contours  artificiels;  les  cerceaux  d'acier  à  la  mode  avaient 
seulement  remplacé  les  anciens  paniers  sous  leur  jupe  flottante. 
Toute  cette  toilette  ne  les  empêche  point  de  se  livrer  bravement  au 
travail.  Dans  quelques-unes  de  ces  fermes,  on  engraisse  à  la  fois 
jusqu'à  trente  et  quarante  bœufs;  il  faut  surveiller  en  même  temps 
les  étables,  la  basse-cour  et  la  laiterie.  11  est  vrai  que  les  machines 
font  aussi  une  grande  partie  de  l'ouvrage  et  viennent  au  secours  des 
bras  industrieux  :  il  y  en  a  pour  battre  le  grain ,  pour  couper  la 
paille,  pour  émonder  l'orge  ou  l'avoine,  et  pour  préparer  la  nourri- 
ture des  bestiaux.  La  force  motrice  qui  donne  la  vie  à  ces  instru- 
mens  de  travail  est  le  plus  souvent  une  chute  d'eau.  Cette  eau 
babillarde  agite  une  grande  roue  {ivater-ivheel)^  située  à  côté  des 
ateliers  de  la  ferme,  et  qui,  en  tournant,  fait  agir  tout  le  reste. 

Dans  tous  les  pays,  deux  circonstances  ont  influé  d'une  manière 
très  notable  sur  l'architecture  des  maisons,  le  caractère  géologique 
de  la  contrée  et  le  climat.  Quant  au  caractère  géologique ,  la  Cor- 
nouaille  repose  sur  d'antiques  roches  siluriennes  et  devoniennes, 
qui  déchirent  dans  plus  d'un  endroit  la  surface  du  sol  et  qui  offrent 
à  l'industrie  des  carrières  de  pierre  en  quelque  sorte  inépuisables. 
Le  calcaire  grossier,  qu'on  ne  trouve  guère  qu'à  Plymouth  et  aux 
environs,  le  porphyre,  dont  on  se  sert  surtout  pour  les  ouvrages 

(  i  )  Boules  de  farine  délayées  avec  du  lait  et  cuites  dans  l'eau. 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'art,  les  roches  schisteuses  ou  ardoisières,  ce  qu'on  appelle  ici  la 
pierre-verte  [greenstone],  les  elvans,  excellentes  pierres  à  bâtir,  ont 
tour  à  tour  fourni  de  nombreux  et  solides  matériaux  aux  habitations 
de  l'homme.  Les  maisons  bâties  avec  ces  pierres  de  couleurs  variées 
forment  dans  les  villes  et  les  villages  des  groupes  intéressans.  Quel- 
ques-unes de  ces  maisons  sont  construites  avec  goût;  d'autres  se 
montrent  au  contraire,  comme  on  dit,  faites  de  pièces  et  de  mor- 
ceaux. Ce  ne  sont  point  après  tout  les  moins  curieuses  :  là  l'indus- 
trie humaine  s'est  contentée  de  réunir  des  pierres  irrégulières  et  à 
peine  dégrossies,  puis  de  les  lier  au  moyen  d'un  ciment  fait  avec  de 
la  terre  de  porcelaine.  Ces  lignes  blanches  courent  entre  les  masses 
sombres,  et  forment  ainsi  comme  les  caractères  d'un  alphabet  mys- 
térieux sur  la  façade  rugueuse  des  cottages.  A  mesure  qu'on  avance 
vers  le  Land's  End,  on  rencontre  le  granit.  Cette  pierre  royale  ne 
coûte,  dans  certains  endroits,  que  la  peine  de  la  ramasser.  On  doit 
donc  s'attendre  à  voir  les  plus  humbles  chaumières  et  jusqu'aux 
huttes  à  cochons  construites  avec  les  massifs  débris  d'une  telle 
roche  cyclopéenne.  Les  maisons  de  brique,  à  Londres  une  nécessité 
du  sol,  ne  figurent  là  que  comme  les  fantaisies  d'hommes  riches 
qui  tiennent  à  se  distinguer  de  la  foule.  Le  granit  a  en  effet  dans 
la  Cornouaille  le  tort  d'être  trop  commun  :  au  lieu  de  se  montrer 
fier  de  la  beauté  de  cette  roche,  dont  le  grain  serré  et  les  paillettes 
de  mica  étincellent  au  soleil,  on  la  dissimule  trop  souvent  sous  un 
ignoble  badigeon.  Une  des  qualités  de  la  pierre  est  dans  tous  les 
cas,  on  le  devine,  de  communiquer  aux  habitations  un  caractère  de 
solidité  formidable.  A  Saint-Just  et  dans  d'autres  villes,  les  épaisses 
cheminées  ont  sur  les  toits  des  airs  de  bastion,  et  il  fallait  cela  pour 
résister  aux  bourrasques  de  la  mer.  Ces  maisons  durent  des  siècles, 
et  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  dans  l'intérieur  des  vieillards  qui 
se  souviennent  que  leur  père  et  leur  grand-père  ont  vu  le  joui*  et 
sont  morts  sous  le  même  toit  hospitalier.  Le  granit  n'exerce-t-il 
point  non  plus  une  inlluence  sur  la  manière  de  bâtir  et  siu'  le  style 
architectural?  Etant  par  lui-même  une  roche  sévère,  dure  et  rebelle 
au  ciseau,  il  devait  naturellement  engendrer  dans  les  beaux-arts 
un  caractère  de  grandeur  et  de  simplicité  :  tels  sont  en  effet  les 
traits  qu'on  remarque  à  Penzance  dans  l'architecture  des  maisons 
riches. 

Le  climat  a  été  aussi  consulté  par  les  architectes.  Les  natura- 
listes ont  découvert  dans  ces  derniers  temps  que  le  tégument  des 
animaux  était  en  grande  partie  déterminé  par  les  conditions  du 
milieu  extérieur  dans  lequel  ils  vivent.  En  serait-il  ainsi,  jusqu'à 
un  certain  point,  pour  le  revêtement  externe  des  maisons?  Avant 
même  de  toucher  le  sol  de  la  Cornouaille,  on  est  fort  étonné  de 


l'Angleterre  et  la  vie  anglaise.  âl3 

trouver,  dans  les  Wilts  et  dans  le  Devon,  de  vieilles  maisons  tout 
écaillées  de  tuiles,  non-seulement  sur  les  toits,  ce  qui  n'aurait  rien 
d'extraordinaire,  mais  sur  les  pignons  et  sur  la  façade  qui  regarde 
la  rue.  De  telles  devantures  donnent  à  ces  habitations  des  airs  d'im- 
menses reptiles,  et  il  faut  ajouter,  à  cause  du  calme  qui  règne  dans 
ces  anciennes  demeures,  des  airs  de  reptiles  endormis.  C'est  évi- 
demment là  une  armure  contre  les  pluies  furieuses  du  printemps  et 
de  l'automne.  En  Cornouaille,  le  même  système  a  été  souvent  adopté 
pour  la  même  cause  ;  toute  la  différence  est  dans  le  caractère  des 
matériaux  que  fournit  le  sol.  Dans  cette  dernière  province,  les  ro- 
ches ardoisières  abondent  :  aussi  doit-on  s'attendre  à  trouver  la 
cuirasse  de  tuiles  remplacée  par  un  manteau  d'ardoises  qui  re- 
couvre la  face  extérieure  des  maisons.  Par  une  raison  également 
fondée  sur  la  nature  des  lieux,  les  massives  chaumières  de  granit 
du  Land's  End  se  montrent  percées  de  fenêtres  basses  et  étroites 
comme  les  meurtrières  d'une  forteresse.  Qui  ne  voit  là  une  précau- 
tion des  habitans  contre  la  violence  des  vents  de  mer?  Les  archi- 
tectes modernes  ont,  il  est  vrai,  négligé  ces  diverses  indications 
du  climat  dans  la  construction  des  maisons  riches,  mais  c'est  qu'ils 
s'appuient  sur  la  science  et  sur  des  ressources  plus  étendues  pour 
tenir  tête  aux  intempéries  des  saisons. 

Ne  voudrait-on  pas  maintenant  pénétrer  dans  l'intérieur  de  ces 
habitations  et  connaître  ce  qui  s'y  fait?  Je  choisirai  d'abord  le  type 
d'une  famille  de  gentleman.  Un  des  grands  avantages  de  la  Cor- 
nouaille est  que  les  propriétaires  fonciers  résident  très  volontiers 
sur  leurs  terres  et  surveillent  eux-mêmes  les  améliorations  de  l'agri- 
culture. En  France,  les  personnes  riches  vont  passer  quelques  mois 
d'été  dans  leur  château,  puis  reviennent  à  Paris  briguer  les  places 
du  gouvernement  ou  se  livrer  aux  divertissements  d'hiver.  En  An- 
gleterre, où  il  y  a  peu  de  places  à  donner  et  où  Londres  n'est  pas 
une  ville  de  plaisirs,  les  choses  se  passent  tout  autrement.  Ce 
qu'on  appelle  chez  nous  les  manières  provinciales  ne  se  rencontre 
guère  dans  le  royaume-uni.  On  trouve  dans  le  fond  des  provinces 
des  femmes  tout  aussi  distinguées,  des  esprits  tout  aussi  cultivés 
que  dans  la  métropole.  Il  y  a  des  classes,  je  l'avoue,  mais  il  n'y  a 
point  de  distances;  le  gentleman  est  le  même  d'une  extrémité  à 
l'autre  de  la  Grande-Bretagne.  La  préoccupation  de  ce  dernier  à  la 
campagne  est  de  se  créer  une  indépendance  morale;  au  lieu  d'aller 
à  Londres,  il  attire  Londres  dans  sa  maison.  Pour  cela,  il  reçoit  les 
livres  nouveaux,  les  revues,  les  journaux;  il  accueille  volontiers  à 
sa  table  les  voyageurs  qu'il  connaît  ou  qui  lui  sont  recommandés. 
L'ordonnance  de  sa  maison  présente  un  caractère  de  grandeur  et  de 
simplicité  dans  la  richesse.  A  huit  ou  neuf  heures  du  matin,  tout  le 


hill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

monde  est  debout.  On  se  réunit  dans  la  salle  du  déjeuner,  où  les 
filles  de  la  maison  donnent  au  père  et  à  la  mère  le  baiser  du  matin, 
—  baiser  à  l'anglaise,  sur  une  seule  joue,  —  et  où  l'étranger  reçoit 
les  salutations  graves  et  aHectueuses  de  la  famille.  Cependant  une 
porte  s'ouvre,  et  toutes  les  servantes  de  la  maison,  quelquefois  au 
nombre  de  sept  ou  huit,  entrent  l'une  après  l'autre  et  en  silence. 
Quand  tout  le  monde  est  rassemblé,  on  récite  la  prière,  ou  bien, 
selon  le  rite  particulier  à  d'autres  sectes,  on  lit  assis  un  chapitre 
de  la  Bible.  Ces  pratiques  religieuses  peuvent  étonner  un  étranger; 
mais  en  Angleterre,  où  la  différence  des  rangs  est  si  marquée,  n'y 
a-t-il  point  quelque  chose  de  touchant  dans  cette  admission  des 
domestiques  au  sein  de  la  famille,  pour  remplir  en  commun  ce 
qu'on  regarde  comme  un  devoir  envers  la  Divinité?  Cette  lecture 
terminée,  on  se  met  à  table,  et  l'on  prend  du  thé  ou  du  café.  Après 
le  déjeuner,  pendant  que  le  maître  de  la  maison  se  livre  générale- 
ment à  ses  études  et  à  ses  affaires,  l'étranger  a  d'ordinaire,  pour 
occuper  agréablement  ses  heures,-  une  vaste  bibliothèque,  des  col- 
lections scientifiques,  des  serres  embellies  de  plantes  rares  et  les 
jardins  qui  entourent  la  maison.  Vers  une  heure,  on  prend  le  lunch, 
ce  que  nous  appelons  en  France  le  second  déjeuner.  Dans  l'après- 
midi,  la  famille  sort  en  voiture  pour  rendre  des  visites,  pour  explo- 
rer les  environs,  ou  pour  entretenir  avec  les  fermes  et  les  chau- 
mières ces  relations  de  bienveillance  qui  comblent  jusqu'à  un  certain 
point,  dans  la  société  anglaise,  la  distance  des  conditions  et  des  per- 
sonnes. A  six  heures,  on  dîne;  les  femmes  ont  changé  de  toilette,  et 
les  hommes  sont  en  habit  noir.  La  conversation,  moins  animée, 
moins  pétillante  qu'en  France,  roule  habituellement  sur  des  sujets 
plus  sérieux.  Une  des  particularités  d'un  dîner  anglais  est  qu'après 
le  dessert  les  femmes  se  lèvent  et  quittent  la  salle  à  manger,  tandis 
que  les  hommes  se  rassoient  et  continuent  à  boire  quelques  verres 
de  vin  de  Xérès  et  de  Porto.  On  ne  trinque  jamais;  mais  le  maître 
de  la  maison  qui  veut  faire  honneur  à  son  hôte  l'invite  à  remplir  son 
verre  :  il  en  fait  autant  de  son  côté,  et  tous  les  deux  échangent  une 
inclination  de  tête  avant  de  tremper  leurs  lèvres.  Environ  une  demi- 
heure  après,  toute  la  société  se  trouve  réunie  dans  le  salon,  où  vers 
onze  heures  les  servantes  entrent  processionnellement  :  on  fait  alors 
la  prière  ou  la  lecture  du  soir,  puis  chacun  se  retire  dans  sa  chambre 
après  avoir  reçu  un  serrement  de  main  amical  de  la  part  de  tous  les 
membres  de  la  maison.  Je  crains  fort  que  ce  genre  de  vie  ne  pa- 
raisse bien  solennel  et  bien  réglé,  si  on  le  juge  au  point  de  vue  de 
nos  mœurs  françaises,  et  pourtant  on  respire  dans  ces  intérieurs  si 
dignes  comme  un  parfum  de  famille  et  d'hospitalité. 

Il  est  peut-être  curieux  d'opposer  à  de  telles  maisons  bourgeoises, 


l' ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  Z|15 

OÙ  trône  une  honnête  opulence ,  la  vie  dans  les  cottages  de  lahou- 
rcrs;  c'est  le  nom  général  qu'on  donne  ici  à  tous  les  ouvriers  de  la 
terre.  Une  seule  chambre  au  rez-de-chaussée  sert  à  la  fois  de  cui- 
sine, de  salle  à  manger  et  de  salon.  Une  grande  cheminée,  dont 
l'âtre  est  ouvert  et  sans  grille,  circonstance  rai'e  de  l'autre  côté  du 
détroit,  montre  bien  qu'elle  n'était  pas  destinée  d'abord  à  brider 
du  charbon  de  terre.  Le  combustible  autrefois  en  usage  était  des 
ajoncs,  du  genêt  épineux  et  du  gazon  sec  qui  forme,  levé  en  mottes, 
une  sorte  de  tourbe.  Aujourd'hui  ce  chauffage  est  plus  ou  moins 
mêlé  à  de  la  houille.  Un  banc  de  bois  ou  de  pierre,  placé  dans  l'in- 
térieur de  la  cheminée,  sert  comme  de  nid  à  la  famille  durant  les 
froides  veillées  d'hiver.  Les  laboureurs  obtiennent  souvent  du  fer- 
mier leur  provision  de  broussailles  et  d'herbes  sèches,  à  la  condi- 
tion de  lui  rendre  les  cendres.  Une  table  de  bois  blanc  sans  nappe, 
mais  frottée  avec  soin,  reçoit  les  mets  grossiers  et  substantiels  qu'on 
a  fait  cuire  devant  le  feu  sur  une  plaque  de  fer  rouge.  Toute  la  fa- 
mille s'assoit  autour  de  cette  table  sur  des  bancs  massifs  et  le  plus 
souvent  fixés  au  mur;  s'il  y  a  par  hasard  une  chaise  ou  un  vieux 
fauteuil  dans  la  maison,  ce  siège  est  réservé  à  la  grand'  mère.  Les 
enfans  sont  plus  ou  moins  bien  tenus,  selon  le  caractère  des  lieux 
et  des  personnes;  j'ai  vu  dans  quelques  pauvres  chaumières  des  pe- 
tites filles,  pieds  nus  et  les  cheveux  flottans  en  désordre  derrière  le 
dos,  qui  faisaient  songer  à  l'Irhinde,  et  pourtant  l'étranger  est  frappé 
de  la  beauté  de  toute  cette  marmaille  jusque  sous  les  haillons.  Leurs 
grands  yeux  noirs,  leur  teint  plutôt  fleuri  que  hâlé  par  le  soleil, 
leurs  membres  déjà  robustes  et  bien  proportionnés,  dénotent  évi- 
demment une  grande  race.  Quelle  que  soit  la  toilette  plus  ou  moins 
négligée  des  personnes,  la  chambre  est  généralement  très  propre; 
le  pavé,  lavé  à  grande  eau  tous  les  matins,  est  le  plus  souvent  sau- 
poudré d'un  sable  fin  qui  laisse  transparaître  la  blancheur  de  la 
dalle.  Les  femmes  et  les  filles,  dès  qu'elles  ont  acquis  la- force  né- 
cessaire ,  se  livrent,  hors  de  la  maison,  dans  les  étables  ou  dans  les 
champs,  à  toute  sorte  de  iravaux  rustiques;  aussi  n'est-il  pas  rare 
de  trouver  pendant  le  jour  ces  cottages  gardés  seulement  par  une 
ménagère  de  onze  à  douze  ans.  Encore  n'est-ce  pas  le  mot,  car  la 
porte  reste  du  matin  au  soir  ouverte  à  tout  venant,  avec  cette  con- 
fiance naïve  de  personnes  qui  n'ont  rien  à  défendre.  Les  laboureurs 
employés  constamment  par  un  fermier  reçoivent  assez  habituelle- 
ment leur  grain  à  un  prix  modéré  et  fixé  d'avance  pour  toute  l'an- 
née; ceux  au  contraire  qui  ne  sont  point  employés  régulièrement 
s'arrangent  avec  le  fermier  pour  obtenir  un  morceau  de  terre  qu'ils 
cultivent.  Dans  ce  cas  ils  paient  naturellement  un  droit  ou  cèdent 
une  partie  de  la  récolte.  Avec  cette  moitié  de  récolte,  qui  consiste 
le  plus  souvent  en  pommes  de  terre,  le  laboureur  trouve  moyen  de 


AIG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iiourrh'  un  cochon,  de  payer  le  loyer  de  la  chaumière  et  d'élever 
même  quelques  volailles,  La  famille,  plus  ou  moins  dispersée  pen- 
dant la  semaine,  ne  se  réunit  guère  que  le  samedi  soir  et  le  diman- 
che; j'ai  vainement  cherché,  même  alors,  ces  scènes  de  joie  et  de 
bonheur  domestique  si  volontiers  décrites  par  les  poètes  anglais. 
Les  paysans  parlent  peu  d'ordinaire,  et  il  est  assez  difficile  de  devi- 
ner la  raison  de  ce  silence  qui  ressemble  quelquefois  à  de  la  froi- 
deur. Est-ce  indifférence  pour  leur  genre  de  vie?  Est-ce  résignation, 
ou  bien  cette  sorte  de  contentement  tacite  que  donne  à  l'homme  la 
conscience  d'un  sévère  devoir  accompli? 

Dans  les  villes,  plusieurs  sociétés  savantes  ont  beaucoup  contri- 
bué, depuis  quelques  années,  à  développer  l'agriculture  ainsi  qu'à 
élever  les  connaissances  et  le  moral  de  la  population.  Londres  n'est 
point  du  tout,  comme  Paris,  un  centre  absorbant  qui  attire  plus  ou 
moins  les  intelligences  d'élite ,  et ,  en  dépit  du  mot  de  Voltaire,  les 
académies  de  province  sont  dans  plus  d'un  endroit  de  la  Grande- 
Bretagne  des  fdles  sages  qui  font  beaucoup  parler  d'elles.  Parmi  de 
telles  institutions,  je  citerai  seulement  la  Société  polytechnique  {Po- 
lytcrhnic  society),  fondée  en  1833.  Quoique  devant  son  origine  à 
deux  sœurs,  cette  société  n'a  rien  de  féminin  :  elle  tient  à  Falmouth 
des  séances  annuelles  où  se  discutent  toutes  les  questions  de  science, 
d'économie  politique  et  d'industrie.  De  son  sein  partirent  même, 
dans  ces  derniers  temps,  plusieurs  découvertes  et  plusieurs  amé- 
liorations utiles.  La  charmante  ville  de  Falmouth  était  d'ailleurs 
bien  choisie  pour  servir  de  cadre  à  ces  réunions  de  savans,  à  ces 
lectures,  à  ces  concours  et  à  ces  expositions  annuelles  qui  attirent 
de  tous  les  environs  un  très  grand  nombre  de  curieux.  Située  à 
l'embouchure  de  la  rivière  Fal,  qui  forme  en  cet  endroit  un  ma- 
gnifique estuaire,  et  sur  les  rives  ondoyantes  d'une  baie  étroite  et 
profonde,  elle  jouit  naturellement  d'un  excellent  port,  dominé  par 
de  gracieuses  collines,  entre  lesquelles  s'ouvrent  çà  et  là  des  échap- 
pées de  verdure.  La  nature  a  beaucoup  fait  pour  Falmouth  :  ses  ha- 
bitans  ont  fait  encore  plus  que  la  nature.  Ils  aiment  leur  ville,  — 
c'est  le  mot  d'un  d'entre  eux,  —  comme  on  aime  une  femme.  Aussi 
n'ont-ils  reculé  devant  aucun  sacrifice  pour  ajouter  à  la  beauté  de 
la  situation  des  travaux  utiles  qui  doivent  attirer  les  vaisseaux  dans 
un  port  déjà  commode  et  spacieux.  Le  nombre  de  ces  vaisseaux, 
qui  n'était  en  1850  que  de  1,510,  s'est  élevé  en  1860  à  2,800.  Les 
docks,  qui  ne  sont  point  encore  terminés,  présentent  néanmoins  un 
ensemble  de  constructions  imposantes.  Deux  digues  [break  ivaters) 
appuyées  sur  une  double  rangée  de  charpentes  toute  chargée  à  l'in- 
térieur de  pierres  massives,  s'avancent  à  une  distance  de  1,028  pieds 
dans  la  mer  et  protègent  l'intérieur  du  port  en  brisant  l'impétuosité 
des  lames.  Deux  graviug  docks,  vastes  bassins  de  granit,  servent 


l' ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLALSE.  'il  7 

à  réparer  les  vaisseaux ,  tandis  que  de  vastes  quais  s'étendent  sur 
un  espace  de  six  cent  quarante  pieds,  et  couvrent  de  leur  armure  de 
pierre  des  terrains  récemment  conquis  sur- la  mer.  Gomment  une 
population  de  cinq  ou  six  mille  habitans  a-t-elle  pu  trouver  les  res- 
sources nécessaires  pour  achever  ces  grands  ouvrages,  sans  compter 
ceux  qui  sont  maintenant  en  cours  d'exécution  ?  C'est  une  énigme 
dont  il  faut  demander  l'explication  à  cet  esprit  de  confiance  en  soi- 
même,  fruit  de  la  décentralisation  et  de  la  liberté,  qui  fait  en  Angle- 
terre la  force  des  provinces. 

Au  moment  où  j'arrivai  à  Falmouth,  toute  la  population  était  à 
la  veille  d'une  fête.  Il  s'agissait  de  célébrer  l'ouverture  du  chemin 
de  fer  qui  devait  relier  dans  quelques  jours  cette  ville  à  Truro  et  à 
la  grande  artère  de  la  Gornouaille.  La  longue  rue  étroite  qui  tra- 
verse toute  la  ville  en  décrivant  une  courbe  ondoyante,  et  dont  les 
pâtés  de  maisons  s' entr' ouvrent  quelquefois  sur  la  gauche  pour  dé- 
couvrir le  port,  était  déjà  décorée  de  distance  en  distance  par  des 
arcs  de  feuillage.  Des  marins  de  toutes  les  nations  et  parlant  toutes 
les  langues,  depuis  le  russe  jusqu'au  grec  et  à  l'arménien,  se  pro- 
menaient par  bandes  au  milieu  de  ces  joyeux  préparatifs.  Le  pre- 
mier train  qui  atteignit  le  débarcadère  de  Falmouth  fut  salué  par 
les  énergiques  hourras  des  matelots,  des  volontaires,  des  fores! ers ^ 
des  good  fellows  (ordres  maçonniques  d'ouvriers)  et  de  tous  les  bons 
citoyens  de  la  ville.  Un  banquet,  auquel  j'eus  l'honneur  d'être  invité, 
avait  réuni  les  principaux  habitans  de  Falmouth  et  plusieurs  mem- 
bres du  parlement  dans  une  grande  maison  en  bois  ornée  de  guir- 
landes. Les  toasts,  qui  furent  prononcés  avec  une  chaleur  tout  an- 
glaise, auraient  un  peu  égayé,  je  le  crains,  la  verve  humoristique 
de  l'auteur  de  Pickwick;  mais  cette  ambition  des  localités  qui  veulent 
tout  faire  par  elles-mêmes  et  qui  se  promettent  à  leur  manière  l'em- 
pire du  monde  a  quelque  chose  au  fond  de  respectable.  Le  jour  même 
de  l'inauguration  de  la  ligne,  une  baleine  morte  arriva  dans  le  port, 
remorquée  par  des  bateliers  de  Falmouth.  Elle  s'était  prise  elle- 
même  entre  les  rochers  de  Gagevvith  (un  petit  village  à  quelques 
lieues  de  là  sur  le  bord  de  la  mer),  où  elle  s'était  sans  doute  donné 
la  mort  en  se  débattant.  Cet  événement  fut  interprété  par  plusieurs 
comme  un  présage  des  grandeurs  futures  de  Falmouth  et  comme  un 
hommage  du  monstre  envers  cette  cité  maritime  :  ipsc  cnpi  voluit! 
Il  est  certain  du  reste  que  la  voie  ferrée  récemment  ouverte  fera 
de  Falmouth  une  ville  nouvelle;  il  ne  lui  manque  plus  maintenant 
que  de  ressaisir  le  service  des  paquebots  transatlantiques  (1). 

(1)  Ses  grands  docks,  son  port  admirable,  sa  situation  avancée  dans  le  détroit  de  la 
Manche,  ont  autorisé  Falmoutli  à  réclamer  de  nouveau  ce  privilège,  qui  lui  a  été  en- 
levé il  y  a  quelques  années. 

TOME  XLVIII.  27 


hiS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  commerce  des  villes  s'est  beaucoup  accru,  la  navigation  s'est 
étendue  le  long  des  côtes,  l'agriculture  a  fait  dans  lès  campagnes 
des  progrès  considérables;  mais  tout  cela  ne  représente  encore  que  la 
moindre  partie  des  richesses  de  la  Cornouaille.  Ses  champs  de  tra- 
vail les  plus  productifs,  ses  moissons  les  plus  abondantes  reposent 
dans  les  entrailles  de  la  terre  et  quelquefois  môme  sous  le  lit  de 
l'Océan. 


IL 

La  Cornouaille  est  la  terre  des  métaux.  Le  plomb,  le  fer,  le  co- 
balt, le  bismuth,  l'uranium,  s'y  trouvent  en  plus  ou  moins  grande 
quantité.  Près  de  Lostwithiel,  j'ai  visité,  sur  une  colline  d'où  la  vue 
embrasse  un  horizon  de  verdure  et  un  panorama  de  vallées  brus- 
quement soulevées  çà  et  là  par  des  mouvemens  de  terrain,  une  mine 
d'argent  mêlé  au  cuivre  et  à  l'antimoine.  Après  le  désastre  d'une 
première  compagnie ,  cette  mine  a  été  reprise ,  il  y  a  trois  ans ,  par 
une  nouvelle  société.  Une  machine  à  vapeur  pour  pomper  les  eaux  a 
été  appliquée  aux  travaux  souterrains.  Or  il  est  arrivé  plus  d'une  fois 
que  des  mines  qui  ne  valaient  rien  sont  devenues  bonnes  par  l'inter- 
vention des  forces  supérieures  dont  dispose  aujourd'hui  l'industrie. 
Celle-ci  donne  à  présent  20  tonnes  de  minerai  par  mois,  et  la  va- 
leur de  chaque  tonne  est  estimée  à  10  livres  sterling.  L'argent  s'ex- 
trait aussi,  et  même  en  plus  grande  quantité,  des  mines  de  plomb. 
J'ai  vu  chez  M.  Fox  une  large  théière  d'argent  qui  avait  été  coulée 
avec  un  lingot  de  la  Cornouaille.  Ce  qui  caractérise  néanmoins  la 
minéralogie  du  comté  est  la  présence  du  cuivre  et  surtout  de  l'étain. 

L'al)ondance  de  ces  deux  derniers  métaux  a  favorisé  en  Cor- 
nouaille, depuis  un  temps  immémorial,  le  développement  de  l'in- 
dustrie des  mines.  Diodore  de  Sicile  dit  que  les  anciens  Bretons 
chargeaient  l'étain  sur  des  bateaux  d'osier  recouverts  de  cuir  et  le 
conduisaient  ainsi  vers  l'île  d'Ictis.  Quelle  est  maintenant  cette 
Ictis?  On  a  cru  la  reconnaître  dans  le  Mont-Saint-Michel,  Saint 
Michaersnîount,  une  île  quand  la  marée  est  haute  et  une  presqu'île 
lorsque  les  eaux  se  retirent  (1).  L'historien  Timée,  qui  vivait  du 
temps  de  Pline,  nous  apprend  aussi  que  ces  mêmes  Bretons  arra- 
chaient l'étain  du  sein  des  rochers  et  le  transportaient  sur  des  cha- 
riots, à  la  marée  basse,  dans  les  îles  voisines.  Une  de  ces  îles,  outre 
celle  du  Mont- Saint-Michel,  était  sans  doute  Looe  island,  située 

(1)  On  a  souvent  confondu  dans  l'histoire  le  Mont- Saint -Michel  de  la  Cornouaille 
avec  notre  Mont-Saint-Michel ,  près  de  Saint-Malo.  Tous  les  deux  sont  alternativement 
séparés  du  rivage  ou  rejoints  à  la  côte  par  les  mouvemens  de  la  mer,  tous  les  deux 
ont  été  un  couvent;  mais,  plus  heureux  que  le  nôtre,  le  Saint-Michel  des  Anglais  n'a 
Jamais  été  une  prison. 


l'angleterre  et  la  vie  anglaise.  hi9 

près  de  la  côte,  à  quelques  milles  de  Liskeard.  De  ces  divers  points 
d'embarquement,  î'étain  était  chargé  sur  les  vaisseaux  phéniciens, 
qui  l'exportaient  ensuite  à  Tyr  et  à  Sidon.  On  croit  que  les  bronzes 
d'Assyrie  et  d'Egypte  étaient  faits  avec  ce  métal,  employé  de  très 
bonne  heure  dans  les  arts.  Le  commerce  de  I'étain  avait  de  même 
appelé  les  Juifs  sur  la  côte  ouest  de  l'Angleterre  bien  avant  la  con- 
quête des  Normands,  peut-être  même  avant  la  prise  de  Jérusalem. 
Il  existe  dans  la  Cornouaille  beaucoup  d'anciennes  localités  qui  por- 
tent leur  nom,  comme  Bojewyan  (en  langue  celtique  la  demeure  des 
Juifs),  Trejewas  (le  village  des  Juifs),  Marazion,  l'amère  Sion  {7nara 
ou  amara  Zion).  Quoi  de  plus  amer  en  effet  que  l'idée  de  la  patrie- 
absente  ou  déchue?  Ce  dernier  village  était  autrefois  entre  les  mains 
des  Israélites  un  grand  marché  pour  les  métaux.  J'ai  vu  dans  une 
collection  de  minéraux  et  d'antiquités  quelques  curieux  spécimens 
de  blocs  d'étain,  tels  qu'ils  étaient  préparés  pour  le  commerce  à 
l'époque  de  l'enfance  des  mines.  Parmi  ces  échantillons,  il  est  une 
masse  de  pierre  recouverte  ou  plutôt  dissimulée  à  dessein  par  une 
mince  couche  de  métal,  proclamant  ainsi  que  la  fraude  est  ancienne 
dans  le  monde.  On  retrouve  dans  plusieurs  endroits  quelques  traces 
des  fouilles  entreprises  soit  par  les  Bretons  eux-mêmes,  soit  par 
leurs  successeurs,  les  Romains  et  les  Saxons,  mais  qui  remontent 
dans  tous  les  cas  à  une  antiquité  assez  reculée.  Ces  excavations, 
pratiquées  près  de  la  surface  du  sol,  sont  fort  curieuses  et  très  pit- 
toresques; elles  forment  après  des  siècles  des  cavernes  plus  ou 
moins  obscures,  obstruées  souvent  à  l'ouverture  par  des  ronces, 
quelquefois  décorées  à  l'intérieur  de  stalactites  et  tapissées  d'élé- 
gantes fougères  qui  croissent  entre  les  rochers.  Quelques-unes  de 
ces  galeries  sont  assez  étendues,  mais  elles  manquent  tout  à  fait  de 
profondeur;  on  ignorait  alors  l'art  de  creuser  des  fosses  à  air,  shafts, 
et  celui  de  se  débarrasser  des  eaux  souterraines. 

On  reconnaît  de  loin  les  mines  d'étain  ou  de  cuivre  à  une  maison 
étroite  et  recouverte  d'un  toit  pointu,  qui  ne  ressemble  pas  mal  à 
un  moulin  à  vent.  Devant  cette  maison  s'élèvent  à  une  hauteur  assez 
considérable  deux  grosses  charpentes  qui,  écartées  l'une  de  l'autre 
à  la  base,  se  trouvent  réunies  vers  la  pointe  par  une  poutre  trans- 
versale et  forment  ainsi  un  angle  tronqué.  Le  sommet  de  cette  con- 
struction en  bois  se  montre  tantôt  nu,  tantôt  surmonté  d'une  bran- 
che d'arbre  au  feuillage  sec,  d'une  bannière  ou  d'une  girouette. 
Le  soir,  dans  les  bruyères  désertes  et  sauvages,  on  dirait  des  in- 
strumens  de  supplice,  d'énormes  gibets  qui  se  dressent  au  front 
des  collines  pour  menacer  le  voyageur.  Autour  de  cette  charpente 
s'amoncellent  des  bourrelets  de  terre,  des  tas  de  pierres  et  de  dé- 
combres, des  quartiers  de  roche  brisés  par  le  marteau.  Ce  sont  les 
entrailles  mêmes  delà  mine.  Ces  déblais  indiquent  à  la  surface  l'é- 


420  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tendue  et  la  direction  des  travaux  souterrains  ainsi  que  la  nature 
du  sous-sol.  La  marche  des  mineurs  dans  la  terre  a  été  comparée 
avec  raison  à  celle  de  la  taupe  rejetant  au  dehors  les  matériaux 
qu'elle  déplace  pour  s'ouvrir  un  passage.  De  grossiers  aqueducs 
en  bois,  appuyés  sur  de  rudes  piliers,  conduisent  quelquefois  à  une 
distance  extraordinaire  les  eaux  qui  sortent  de  l'intérieur  de  la 
terre.  Vues  de  loin,  ces  mines  semblent  désertes  et  silencieuses; 
quelquefois  pourtant  il  s'en  échappe  un  rugissement  de  vapeur. 
Chemin  faisant,  on  rencontre  des  travaux  à  tous  les  états  imagina- 
bles de  développement  ou  de  décadence;  il  y  a  des  mines  embryon- 
naires, des  mines  qui,  comme  on  dit  ici,  ont  atteint  l'âge  de  la 
virilité,  des  mines  caduques,  des  mines  mortes.  Ces  dernières,  avec 
leur  maison  vide  qui  tombe  en  ruine,  leurs  puits  abandonnés  d'où 
sort  une  odeur  de  tombe,  leurs  chantiers  de  travail  envahis  par 
l'herbe,  éveillent  un  sentiment  de  profonde  mélancolie.  Si  l'on  s'ap- 
proche des  mines  en  activité,  sortes  de  forteresses  entourées  par 
des  remparts  de  débris,  on  se  trouve  au  milieu  de  machines  qui 
étonnent  par  la  grandeur  et  qui  exécutent  d'elles-mêmes  une  série 
de  mouvemens  mystérieux.  Les  unes  agitent  dans  le  ciel  leurs  bras 
de  bois  avec  les  gestes  de  nos  anciens  télégraphes,  d'autres  en  fer 
avancent  et  reculent  à  la  surface  du  sol.  Toutes  ces  manœuvres, 
dont  on  ne  se  rend  point  compte,  peuvent  donner  lieu  aux  idées  les 
plus  fantastiques  :  on  se  croirait  transporté  dans  une  autre  planète, 
au  milieu  d'êtres  doués  très  certainement  de  la  faculté  d'agir,  mais 
à  la  vie  desquels  nous  ne  saurions  rien  comprendre.  Certains  bruits 
ramènent  bientôt  le  visiteur  à  la  réalité.  Du  fond  des  ateliers  s'é- 
chappent quelquefois  des  chants  frais  comme  des  chants  d'église, 
où  l'on  reconnaît  la  voix  des  jeunes  filles  et  des  enfans.  Çà  et  là  se 
montre  un  homme  au  pas  fatigué,  dont  les  habits  de  toile  sont  tout 
humides  et  trempés  d'une  boue  rougeâtre  :  c'est  le  mineur  qui  sort 
de  la  fosse.  La  situation  des  mines  ajoute  encore  beaucoup  au  ca- 
ractère des  travaux.  Quelques-unes  se  détachent  au  milieu  de  frais 
paysages  dont  elles  déchirent  la  surface  ;  mais  en  général  les  prin- 
cipaux groupes  se  trouvent  placés  dans  d'immenses  bruyères  as- 
sombries par  un  ciel  blafard  et  terminées  par  des  collines  nues  qui 
ondoient  derrière  des  collines.  Dès  qu'on  s'approche  des  grands 
centres  métalliques,  la  végétation  disparaît,  soit  que  l'homme,  oc- 
cupé de  recueillir  les  richesses  du  sous-sol,  ait  négligé  les  soins  de 
l'agriculture,  soit  que  la  terre  se  refuse  à  se  montrer  deux  fois  fé- 
conde. Plusieurs  des  mines  de  cuivre  et  d'étain  se  présentent  même 
au  milieu  des  scènes  les  plus  sauvages  de  la  nature. 

Une  des  plus  curieuses  est  celle  de  Carclaze,  k  trois  milles  de 
Saint- \ustel,  petite  ville  avec  une  belle  et  vieille  église.  Une  route 
d'abord  accidentée  conduit  à  un  grand  terrain  vague  {common)  tout 


l'angleïerre  et  la  vie  anglaise.  Zi21 

couvert  de  genêts  épineux  et  de  bruyères.  Comme  les  bruyères 
étaient  en  fleur  et  les  genêts  tout  parsemés  d'or,  je  ne  me  plaignis 
point  de  l'infertilité  du  sol,  et  puis  la  mer  se  découvre  à  une  cer- 
taine distance  dans  toute  sa  grandeur.  Tout  cà  coup  sur  la  sombre 
commune  s'entr'ouvre  un  abîme  devant  lequel  on  s'arrête  stupéfait. 
L'origine  de  cette  prodigieuse  excavation,  ayant  au  moins  un  mille 
de  circonférence  et  plus  de  cent  cinquante  pieds  de  profondeur,  a 
été  attribuée  par  les  ignorans  à  l'intervention  du  diable,  par  les 
érudits  aux  Romains  ou  aux  Anglo-Saxons.  Ce  n'est  point  une  mine 
proprement  dite,  c'est  une  carrière,  une  fosse  à  ciel  ouvert;  les  ou- 
vriers sont  des  streamers,  c'est-à-dire  des  hommes  qui  obtiennent 
l'étain  en  lavant  les  dépôts  formés  par  la  désagrégation  des  roches 
primitives.  L'intérieur  de  cet  abîme,  dont  la  blancheur  grisâtre 
contraste  avec  la  couleur  de  la  bruyère  et  avec  la  surface  brune 
des  landes  qui  l'environnent,  met  à  nu  des  masses  de  granit;  mais 
c'est  un  granit  ramolli  et  décomposé  par  certaines  influences  qui  ne 
sont  pas  encore  très  connues.  Le  long  des  flancs  du  précipice  cou- 
rent à  divers  étages  des  sentiers  étroits  sur  lesquels  montent  ou 
descendent  les  ouvriers,  tandis  que  d'autres  fouillent  l'épaisseur 
des  roches  pour  y  trouver  le  métal.  De  distance  en  distance  s'élè- 
vent aussi  dans  ces  profondeurs  des  roues,  des  tramtvays,  des  con- 
duits en  bois  remplis  d'eau.  Ces  roues  font  mouvoir  des  marteaux 
qui  broient  le  minerai;  l'eau  coule  et  entraîne  cette  matière  pul- 
vérisée dans  des  réservoirs  où  l'étain  se  sépare  du  granit.  Le  métal 
ainsi  purifié  et  reposé  forme  sous  l'eau  des  couches  que  l'on  pêche 
ensuite  avec  la  bêche.  Des  quantités  très  considérables  d'étain  ont 
été  extraites  depuis  des  siècles  par  ces  procédés  si  simples.  Les  ou- 
vriers se  plaignent  néanmoins  que  la  mine  ne  veut  plus  donner 
autant  qu'elle  donnait  autrefois;  aussi  plusieurs  d'entre  eux  ont-ils 
tourné  leurs  regards  vers  un  autre  ordre  de  produits. 

Dans  la  même  excavation ,  mais  de  l'autre  côté  de  la  carrière  et 
en  face  des  travaux  d'étain  [tin  ivorks) ,  un  torrent  d'abord  jau- 
nâtre, qui  change  bientôt  de  couleur  et  devient  d'une  blancheur 
de  lait,  descend  entre  les  anfractuosités  d'un  rocher.  Des  hommes 
armés  de  bêches  nourrissent  ce  torrent  en  y  jetant  des  pelletées  de 
terre  blanche.  Après  avoir  ainsi  coulé  jusqu'au  fond  de  l'abîme, 
qu'il  traverse  en  courant,  le  ruisseau  disparaît  tout  à  coup  sous 
une  voûte.  On  le  croirait  perdu;  mais  il  est  facile  de  le  retrouver  : 
il  suffit  pour  cela  de  faire  cinq  ou  six  cents  pas  sur  la  bruyère  et 
de  se  diriger  vers  un  nouveau  théâtre  de  travaux.  Là  le  ruisseau 
blanc  reparaît,  et  il  est  reçu  dans  des  réservoirs  ou  des  citernes.  Le 
liquide  laiteux,  en  restant  immobile,  dépose  au  fond  de  ces  réser- 
voirs une  sorte  de  crème  au-dessus  de  laquelle  flotte  une  couche 
d'eau  parfaitement  limpide  et  bleuâtre.  L'action  du  vent  et  du  so- 


422  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leil  suffît  pour  que  l'eau  s'évapore  au  bout  de  quelques  mois.  On 
coupe  alors  l'argile  blanche  avec  un  couteau  ou  avec  la  bêche,  et 
on  la  transporte  clans  des  maisons  de  bois  bien  ouvertes  pour  la 
faire  sécher;  elle  se  durcit  en  moellons  et  forme  la  matière  avec 
laquelle  se  pétrit  la  porcelaine. 

Jusqu'au  milieu  du  dernier  siècle,  l'art  de  faire  de  la  porcelaine 
était  à  peu  près  inconnu  en  Angleterre.  On  manquait  pour  cela  d'une 
terre  blanche,  le  kaolin,  qu'on  avait  crue  longtemps  particulière  à 
la  Chine.  En  17/i5,  un  aventurier  rapporta  de  la  Virginie  cette  même 
substance,  qui,  à  cause  de  la  rareté  du  fait,  se  vendit  alors  13  livres 
sterling  la  tonne.  Dix  ans  après,  un  quaker  de  Plymouth,  William 
Cookwor^hy,  s'associait  avec  lord  Camelford  pour  exploiter  de  con- 
cert sur  les  propriétés  de  ce  dernier,  à  Saint-Stephen,  une  veine 
d'argile  blanche  connue  depuis  sous  le  nom  de  kaolin  de  la  Gor- 
nouaille.  L'expérience  ayant  réussi,  il  établit  à  Plymouth  une  ma- 
nufacture de  porcelaine  qui  fut  ensuite  transférée  à  Bristol.  Cook- 
worthy  avait  ainsi  jeté  les  fondemens  d'une  industrie  qui  ne  tarda 
point  à  se  développer.  Aujourd'hui  ces  travaux  d'argile  (  day 
ivorks)  sont  très  répandus  dans  certaines  parties  de  la  Cornouaille, 
et  surtout  aux  environs  de  Saint-Austel.  La  matière  première  des 
fabriques  se  présente  à  l'état  de  nature  sous  deux  formes  bien  dis- 
tinctes :  china  day  (terre  de  porcelaine)  et  dilna  sione  (pierre  de 
porcelaine).  On  a  vu  comment  se  recueillait  la  première,  et  les 
procédés  varient  seulement  dans  les  détails,  selon  les  lieux  ou  la 
nature  des  eaux.  Quelques-unes  de  ces  exploitations  sont  très  in- 
téressantes, et  emploient  un  assez  grand  nombre  de  personnes, 
hommes,  femmes  et  enfans.  Les  femmes  ont  des  chapeaux  blancs, 
des  manches  blanches,  des  tabliers  blancs,  et  il  est  curieux  de  les 
voir  porter  sur  les  collines  environnantes  une  argile  plus  blanche 
encore ,  qu'elles  exposent  avec  art  aux  rayons  du  soleil.  La  pierre 
de  porcelaine  s'obtient  au  contraire  par  les  moyens  employés  le 
plus  souvent  dans  les  carrières,  c'est-à-dire  en  faisant  sauter 
la  roche.  Quand  elle  a  été  taillée,  on  la  charge  sur  des  tombereaux, 
et  on  la  dirige  vers  le  port  le  plus  voisin,  d'où  elle  est  ensuite  trans- 
portée dans  des  navires  aux  manufactures  du  Straffordshire  et  du 
Worcestershire.  Plus  de  80,000  tonnes  sont  ainsi  exportées  tous  le^ 
ans  de  la  Cornouaille,  représentant  une  valeur  de  2ZiO,000  livres 
sterling,  et  environ  sept  mille  personnes  se  trouvent  employées  soit 
à  l'extraction,  soit  au  transport  de  ce  produit.  Qu'il  se  présente 
sous  la  forme  d'argile  ou  sous  la  forme  de  pierre,  le  kaolin  de  la 
Cornouaille  provient  dans  tous  les  cas  de  la  décomposition  du  gra- 
nit, ou  tout  au  moins  du  feldspath,  qui  entre  dans  la  texture  du 
granit.  On  peut  observer  à  Garclaze  les  différens  états  de  cette  dé- 
composition dans  les  roches  plus  ou  moins  molles,  plus  ou  moins 


l' ANGLETERRE    Eï    LA    VIE    ANGLALSE.  Zi!23 

solides,  le  long  desquelles  les  ouvriers  recueillent  soit  l'étain,  soit 
la  terre  de  porcelaine. 

Les  mines  proprement  dites  difîerent  des  travaux  de  Carclaze 
[stream  ivorks),  en  ce  qu'au  lieu  de  chercher  le  métal  dans  une  ex- 
cavation à  ciel  ouvert,  les  ouvriers  le  poursuivent  au  contraire  sous 
terre  dans  des  galeries  ténébreuses.  Les  plus  pittoresques  sont  sans 
contredit  les  fameuses  mines  sous -marines  exploitées  sur  la  côte 
nord-ouest  de  la  Cornouaille,  aux  environs  de  Saint-Just.  Parmi  ces 
dernières,  qui  ont  toutes  un  caractère  grandiose,  il  faut  citer  d'a- 
bord les  mines  unies  [iinited  mines);  elles  s'étendent  tout  près  du 
cap  de  Cornouaille,  un  vaste  entassement  de  rochers  qui  s'avancent 
fièrement  dans  la  mer.  Un  groupe  de  maisons  destinées  à  loger  les 
machines  à  vapeur  s'élèvent  perchées  sur  le  front  de  hautes  falaises 
déchirées  par  la  poudre  à  canon  ou  attaquées  par  le  marteau.  Ces 
rochers  ont  défié  la  mer,  ils  sont  brisés  par  l'homme.  Leurs  ruines 
rougeâtres  contrastent  avec  la  surface  noire  des  autres  récifs  qui  les 
avoisinent,  battus  par  la  tempête.  La  mine  oppose  à  la  mer  de  ce 
côté-là  une  sorte  de  plate-forme  ressemblant  à  la  proue  d'un  na- 
vire. Les  travaux  s'étendent  le  long  de  précipices  affreux  au  fond 
desquels  écument  les  lourdes  vagues  de  l'Atlantique.  De  distance 
en  distance ,  un  ouvrier  pousse  sur  un  sentier  étroit,  ou  même  sur 
une  planche  fragile,  un  petit  chariot  chargé  de  pierres,  profitant 
des  pentes  rapides  pour  économiser  ses  forces.  Sur  le  bord  des 
abîmes  béans  apparaissent  comme  suspendus  des  lacs  d'eau  rougie 
par  une  terre  ocreuse,  ou,  si  l'on  veut,  par  l'oxyde  d'étain,  et  dans 
lesquels  s'enfoncent  jusqu'aux  genoux  des  hommes  et  des  enfans. 
Ce  liquide  coule  ensuite  dans  la  mer  :  on  dirait  le  sang  des  mines, 
et  il  colore  les  vagues  à  une  distance  assez  considérable,  ajoutant 
ainsi  une  zone  rouge  aux  zones  d'écume  et  de  vert  foncé  qui  se  dé- 
roulent avec  fracas.  Cette  côte  est  sévère  ;  mais  les  mineurs  parais- 
sent si  bien  familiarisés  avec  les  beautés  farouches  de  la  nature,  que, 
leur  tâche  terminée,  ils  vont  prendre  l'air  et  se  chauffer  au  soleil, 
avec  leurs  femmes,  dans  les  crevasses  de  Pornanven-Head,  un  rude 
promontoire,  droit  comme  un  mur,  et  auquel  il  faut  s'accrocher  des 
pieds  et  des  mains.  La  mine  du  Levant  {Levant  mine)  présente  dans 
certaines  places  un  caractère  encore  plus  formidable.  Là,  dans  des 
gorges  de  rochers  qui  s' entr' ouvrent  comme  pour  défier  toute  com- 
munication ,  les  ouvriers  ont  trouvé  moyen  de  se  faire  un  passage 
d'une  pointe  à  l'autre,  sur  de  grossiers  viaducs  suspendus  entre  le 
ciel  et  l'Océan.  Et  pourtant,  malgré  le  danger,  malgré  un  ensemble 
de  traits  sinistres,  quelle  scène  de  mouvement  et  d'activité! 

De  toutes  les  mines  dites  sous-marines,  parce  qu'elles  s'étendent 
sous  le  lit  de  l'Atlantique,  celle  qui  attire  le  plus  de  touristes  et 


424  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  curieux  est  encore  Botnllark  mine.  Sur  le  livre  où  les  visiteurs 
écrivent  leur  nom,  je  trouvai  les  signatures  du  duc  d'Aumale,  du 
prince  de  Joinville  et  du  comte  de  Paris.  On  se  souvient  encore 
sur  les  lieux  de  les  avoir  vus  descendre  dans  la  fosse  en  habits  de 
mineurs  et  avec  des  instrumens  de  travail,  puis  sortir  tout  trempés 
de  boue  en  rapportant  des  minerais  de  cuivre  et  d'étain  qu'ils 
avaient  brisés  eux-mêmes.  Botnllark  mine  emploie  plus  de  six 
cents  ouvriers,  qui  travaillent  les  uns  à  la  surface,  les  autres  dans 
l'intérieur  de  la  terre,  le  long  d'une  côte  hérissée  de  rochers  et 
battue,  on  pourrait  même  dire  ébranlée,  par  la  fureur  des  vents  et 
des  flots.  Dans  la  nature  ainsi  que  dans  les  arts,  il  y  a  des  beautés 
qid  effraient,  et  tel  est  le  caractère  de  ces  bords  de  la  mer.  Au  mi- 
lieu de  précipices  qui  donnent  le  vertige,  c'est  un  grand  spectacle 
de  voir  l'homme,  cet  être  faible,  fort  seulement  de  la  puissance  de 
son  cerveau,  s' apprêtant  à  conquérir  et  à  dominer  la  turbulence 
aveugle  des  élémens.  Le  vent  siffle  sur  sa  tête,  la  terre  manque  en 
quelque  sorte  sous  ses  pieds,  les  vagues  s'entr' ouvrent  à  une  pro- 
fondeur immense  pour  le  dévorer  :  il  ne  tremble  point.  Il  descend 
par  des  sentiers  ardus,  des  escaliers  de  bois  chancelans,  des  échelles 
droites  et  raides.  Où  va-t-il?  Sous  la  face  des  rochers  sans  doute? 
Plus  bas,  plus  bas  encore.  Il  va  sous  la  mer,  sous  ce  grand  abîme 
d'eau  dont  il  entend  distinctement  rouler  au-dessus  de  sa  tête  les 
lourds  galets  et  rugir  les  tempêtes.  Une  bande  de  ces  hardis  mi- 
neurs rencontra  un  jour  dans  les  galeries  sous-marines  un  beau 
morceau  de  cuivre  qui  n'était  que  de  trois  pieds  au-dessous  de 
l'eau.  Avec  ce  dédain  du  péril  qui  caractérise  les  hommes  de  leur 
profession,  ils  attaquèrent  le  plafond  de  la  mine,  creusèrent  un  trou 
et  le  tamponnèrent  avec  du  ciment.  Quelques-unes  des  galeries 
souterraines  s'étendent  à  plus  d'un  demi-mille  au-dessous  de  la 
mer.  Pour  descendre  dans  ces  sombres  passages,  il  a  fallu  naturel- 
lement creuser  des  fosses  le  long  de  la  côte,  et  ces  fosses  se  trou- 
vent recouvertes  par  des  maisons  blanches,  engine  hoiiscs  (maisons 
de  machines  à  vapeur),  juchées  çà  et  là  sur  le  sommet  ou  sur  les 
pentes  des  noirs  rochers,  dont  la  surface  inégale  ressemble  à  l'é- 
corce  rugueuse  d'un  arbre  centenaire  (1).  Pour  conduire  le  minerai 
au  sortir  de  la  fosse  dans  les  ateliers  de  la  mine,  on  a  du  en  outre 
construire  des  galeries  de  bois  avec  des  tramways  où  courent  de 
petites  voitures.  De  tels  ouvrages  jetés  sur  des  abhnes  sont  bien 
faits  pour  confondre  l'imagination  :  comment  ont-ils  pu  s'élever? 

(1)  La  plus  curieuse  de  ces  maisons  est  encore  celle  qu'on  désigne  sous  le  nom  de 
Crown  Engine,  et  qui  a  été  descendue  de  la  pointe  des  rochers  à  deux  cents  pieds  plus 
bas,  sur  la  face  des  écucils,  pour  permettre  aux  mineurs  de  descendre  dans  les  galeries 
sous-marines. 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  Il2b 

comment  peuvent-ils  se  maintenir?  Ces  structures,  d'un  caractère 
relativement  fragile,  semblent  à  chaque  instant  tout  près  de  s'en- 
gloutir sous  les  masses  énormes  de  roche  qui  surplombent.  Ce  n'est 
du  reste  point  impunément  que  l'homme  méprise  le  danger.  Au 
moment  où  je  visitai  Botallack,  le  souvenir  d'une  catastrophe  en- 
core assez  récente  pesait  comme  un  nuage  sur  les  sublimes  horreurs 
de  cette  mine.  Neuf  hommes  et  un  enfant  remontaient  du  fond  des 
travaux  souterrains  dans  un  chariot  {tra7?î  wngon),  quand  au  mo- 
ment où  ils  allaient  atteindre  la  surface  une  chahie  se  brisa,  et  ils 
furent  tous  précipités  dans  l'éternelle  nuit.  De  tels  accidens  n'ébran- 
lent point  d'ailleurs  la  témérité  des  mineurs,  et  en  dépit  de  désas- 
tres peut-être  inévitables  qui  n'admirerait  dans  la  mine  de  Botal- 
lack les  grandeurs  de  l'industrie  associées  aux  grandeurs  de  la 
nature  ? 

Non  contens  de  s'introduire  par  des  chemins  détournés  sous  le  lit 
de  l'Océan,  il  y  a  quelques  années  des  aventuriers  poussèrent  en- 
core bien  plus  loin  l'audace.  Tout  près  de  Penzance,  dans  une  baie 
profonde  [Moiint's  bay),  qui  baigne  la  charmante  promenade  de 
l'esplanade,  ils  avaient  ouvert  la  bouche  d'une  mine  au  sein  même 
des  vagues  de  la  mer.  Cette  mine,  connue  sous  le  nom  de  Wlierry 
mine,  avait  été  commencée  à  sept  cent  vingt  pieds  du  rivage,  et  les 
ouvriers  travaillaient  à  cent  pieds  au-dessous  de  l'eau.  L'entrée  de 
la  fosse  [shaft)  était  dans  l'intérieur  même  de  la  baie,  et  à  chaque 
retour  de  la  marée  elle  se  trouvait  enveloppée  par  les  lames  bouil- 
lonnantes. La  partie  supérieure  du  puits  consistait  en  un  caisson 
qui  s'élevait  à  douze  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  debout 
au  milieu  des  débris  qu'on  avait  tirés  des  entrailles  de  la  mine.  Les 
mineurs  descendaient  ainsi  à  travers  les  flots  dans  le  théâtre  de 
leurs  travaux  souterrains;  l'eau  suintait  continuellement  et  tombait 
goutte  à  goutte  du  plafond  des  galeries,  tandis  qu'ils  entendaient 
distinctement  au-dessus  de  leur  tète  rouler  le  tonnerre  des  vagues. 
Lue  machine  à  vapeur  avait  été  établie  sur  le  rivage;  au  moyen  de 
tuyaux,  elle  communiquait  avec  l'intérieur  de  la  fosse  et  pompait 
ainsi  les  eaux  de  la  mine,  qui,  ramenées  à  la  surface,  se  rejetaient 
bientôt  dans  la  baie.  Ces  tuyaux  passaient  le  long  d'une  plate-forme 
appuyée  sur  des  piliers.  Un  jour  il  arriva  qu'un  vaisseau  chassé  par 
la  tempête  heurta  contre  cette  plate-forme  et  emporta  une  partie  de 
la  construction.  Le  minerai  de  cuivre  recueilli  par  cette  entreprise 
hardie  était  de  bonne  qualité;  mais  les  frais  d'extraction  étaient 
énormes  et  mangèrent  peu  à  peu  les  profits.  Cette  mine  a  donc  été 
abandonnée.  Elle  a  pourtant  donné  son  nom  à  un  faubourg  de  la 
ville  qui  s'appelle  aujourd'hui  Wherry-Toivn. 

Toutes  les  mines  n'ont  point  le  même  caractère  dramatique.  Ce 
que  les  entrepreneurs  leur  demandent  n'^st  pas,  on  le  devine,  de 


Û26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fournir  des  inspirations  aux  artistes  (1),  c'est  de  payer  de  bons  di- 
videndes. Les  plus  riches  se  groupent  entre  Camborne  et  Redruth, 
sur  des  collines  qui  s'élèvent  de  trois  à  quatre  cents  pieds  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  Au  bas  de  ces  chaînes  de  collines  se  déroulent 
de  fertiles  vallées,  en  sorte  que  la  terre  se  partage  d'une  manière 
plus  ou  moins  inégale  entre  les  fermiers  et  les  mineurs.  La  sombre 
nudité  du  sol  se  rencontre  pour  ainsi  dire  côte  à  côte  avec  la  verdure 
la  plus  éclatante.  Cependant  la  campagne  elle-même  est  littérale- 
ment parsemée  de  cottages.  Ces  maisons  blanches,  tantôt  seules, 
tantôt  distribuées  par  groupes  de  deux  ou  trois,  se  montrent  solide- 
ment construites  en  pierre,  et  servent  de  demeure  aux  titans  des 
mines.  Ceux-ci  aiment  assez,  quand  ils  en  trouvent  l'occasion,  à  s'é- 
loigner des  villages;  c'est  un  moyen  pour  eux  d'obtenir  à  bon  mar- 
ché une  demi-acre  de  terre  dont  ils  font  un  champ  ou  un  jardin.  Ce 
qui  frappe  le  plus  dans  les  districts  de  mineurs  [minings  districts), 
surtout  à  certaines  heures  de  la  journée,  c'est  la  solitude.  Tout  an- 
nonce que  la  contrée  est  très  peuplée,  mais  où  sont  les  habitans? 
Sous  la  terre.  On  ne  rencontre  guère  sur  les  routes  et  dans  les  mai- 
sons que  de  vieilles  femmes  ou  de  petits  enfans.  Camborne  et  Re- 
druth sont  deux  centres  qui  doivent  toute  leur  importance  au  cuivre 
et  à  l'étain.  De  nouveaux  quartiers  ont  surgi  comme  par  enchante- 
ment depuis  ces  dernières  années;  de  longues  rangées  de  maisons, 
toutes  uniformes  et  présentant  de  loin  l'apparence  d'une  caserne, 
s'étendent  dans  différentes  directions  autour  de  l'ancien  noyau  de  la 
ville.  Ces  maisons,  ainsi  que  me  disait  un  Anglais,  sont  les  cham- 
pignons de  la  mine;  elles  ont  poussé  là  uniquement  à  cause  du  voi- 
sinage des  travaux.  Qu'on  monte  sur  une  colline,  et  l'on  ne  décou- 
vrira tout  à  l'entour  que  de  grandes  cheminées  en  forme  d'obélisques, 
qui  sont  aux  mines  ce  que  le  mât  est  aux  vaisseaux.  Quelques-unes 
sont  des  mines  d'étain,  d'autres  des  mines  de  cuivre;  le  plus  sou- 
vent encore  elles  fournissent  l'un  et  l'autre  métal.  Il  y  en  a  qui  pré- 
sentent encore  un  caractère  de  grandeur  et  de  poésie  à  cause  de 
l'association  avec  les  traits  romantiques  du  paysage.  Telle  est  celle 
de  Carn-Rrea,  située  près  d'une  colline  nue  et  sévère,  couronnée  au 
sommet  par  d'immenses  quartiers  de  roche  aplatis  et  couchés  les 
uns  sur  les  autres,  dont  les  antiquaires  rapportent  l'origine  aux  an- 
ciens druides,  et  les  géologues  aux  convulsions  de  la  nature.  Près 
du  sommet,  un  large  rocher  dentelé  ou  pour  mieux  dire  digité  est, 
selon  les  vieilles  traditions  du  pays,  la  main  pétrifiée  d'un  géant 
qui  d'une  seule  enjambée  atteignait  Saint-Agnès,  situé  à  cinq  milles 
de  Carn-Rrea.  Laissant  le  fabuleux  pour  la  réalité,  nous  nous  diri- 
geons vers  la  mine  de  Dolcoath  [Dolcoath  mine),  près  de  Camborne, 

(1)  Un  des  meilleurs  peintres  anglais  prépare  en  ce  moment  même  pour  l'expositioa 
prochaine  un  tableau  représentant  une  dos  vues  de  BolaUack  mine. 


l'angleterre  et  la  vie  anglaise.  hT7 

où  nous  serons  à  même  d'étudier  de  près  le  caractère  des  fouilles  et 
la  série  des  travaux  métallurgiques. 

Cette  mine,  aujourd'hui  l'une  des  plus  florissantes  et  qui  donne 
à  ses  actionnaires  un  million  net  de  livres  sterling,  avait  été  re- 
gardée pendant  un  temps  comme  épuisée.  Tout  le  monde  en  dés- 
espérait, et  les  actions  étaient  tombées  à  rien,  lorsqu'on  eut  le 
bonheur  de  trouver  une  veine  d'une  richesse  extraordinaire.  Ces 
vicissitudes  ne  sont  point  rares  dans  la  fortune  des  mines;  celle  de 
Botallack  avait  pareillement  été  abandonnée.  On  rencontre  encore 
d'autres  alternatives  curieuses.  La  mine  de  Dolcoath  avait  été  pen- 
dant un  temps  extrêmement  riche  en  cuivre  :  elle  ne  donne  plus  au- 
jourd'hui que  de  l'étain;  il  est  vrai  que  les  travaux  se  développaient 
alors  dans  la  roche  ardoisière ,  tandis  qu'ils  pénètrent  maintenant 
dans  le  granit.  Percer  le  granit  était  regardé  autrefois  comme  une 
entreprise  impossible,  ou  tout  au  moins  improductive;  mais  à  pré- 
sent l'art  des  mineurs  ne  connaît  plus  d'obstacles.  Les  travaux  sont 
situés  tout  près  de  la  ville  dans  une  contrée  triste  et  découverte; 
on  croit  qu'il  y  avait  anciennement  des  arbres,  peut-être  même  des 
forêts,  mais  que  ces  arbres  et  ces  forêts  ont  été  brûlés  pour  fondre 
le  métal  dans  un  temps  où  l'on  ne  faisait  point  usage  du'  charbon 
de  terre.  Je  fus  d'abord  introduit  dans  la  chambre  où  le  comité  tient 
ses  séances,  commiiieeroom.  Presque  toutes  les  mines  de  cuivre  et 
d'étain  appartiennent  à  des  compagnies.  Quand  quelques  individus 
croient  avoir  trouvé  du  minerai  dans  un  terrain  et  qu'ils  réussissent 
à  faire  partager  aux  autres  leur  conviction ,  ils  forment  générale- 
ment une  société  qui  lance  alors  des  actions  pour  réaliser  un  ca- 
pital. Ces  actions  sont  soumises,  surtout  dans  les  commencemens,  à 
toutes  les  viciss>itudes  du  marché.  Celles  des  greal  Devon  Consols, 
grandes  mines  du  Devonshire ,  qui  servent  depuis  plusieurs  années 
d'énormes  dividendes  (l),  avaient  été  fort  dépréciées  à  l'origine  : 
personne  n'en  voulait.  Je  connais  aussi  un  habitant  de  la  Cornouaille 
qui  aurait  pu  faire  une  fortune,  s'il  eût  seulement  voulu  donner  son 
nom  à  une  société  qui  lui  offrait  en  échange  des  morceaux  de  papier 
ayant  aujourd'hui  une  valeur  de  plusieurs  milliers  de  livres  ster- 
ling. Ces  transactions  ont  tout  le  caractère  d'un  jeu  et  d'une  loterie; 
les  uns  y  recueillent  l'opulence,  les  autres  la  ruine.  Le  marché  des 
actions  de  mines  présente  en  Cornouaille  les  fluctuations  les  plus 
étranges,  et  il  n'est  pas  très  rare  de  voir  ces  valeurs  varier  de  200  et 
même  300  pour  100  en  une  semaine.  Souvent,  quand  une  mine 
baisse,  les  chefs  de  l'entreprise,  qui  ont  intérêt  à  se  débarrasser  de 
leurs  actions,  essaient  de  faire  croire  à  une  prospérité  factice.  Les 

(1)  Ou  les  appelle  dans  le  Devonshire  les  lionnes  des  mines  à  cause  de  la  p-andeur 
et  de  la  puissance  des  travaux.  Elles  sont  situées  à  deux  ou  trois  milles  de  Tavistock, 
sur  la  lisière  des  moors  ou  terres  vagues  et  incultes. 


Zl"2S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

meilleures  pièces  de  minerai  qu'on  tenait  en  réserve  pour  la  circon- 
stance sont  alors  rapportées  en  triomphe  du  sein  de  la  fosse  comme 
si  on  venait  de  toml3er  sur  une  nouvelle  veine.  Les  sages  se  défient 
et  appellent  cela  dans  le  langage  du  pays  «  arracher  les  yeux  de 
la  mine.  » 

Dans  la  chambre  du  comité,  je  vis  des  cartes  indiquant  à  mer- 
veille le  plan  et  la  structure  intérieure  d'une  mine.  Il  existe  pour 
tout  le  district  une  véritable  géographie  souterraine;  les  arrondis- 
semens  et  les  limites  de  ces  noirs  royaumes  sont  nettement  tracés 
avec  l'étendue  et  la  profondeur  de  chaque  mine,  le  nombre  de  puits, 
les  noms  des  filons.  Iodes,  la  direction  des  rues  et  des  galeries  qui 
n'ont  jamais  vu  la  lumière  du  jour.  L'intérieur  de  la  terre  est  partagé 
tout  aussi  bien  que  la  surface.  Le  principe  de  la  loi  anglaise  est  que 
tout  terrain  métallique  appartient  à  la  couronne,  à  moins  qu'elle 
n'abandonne  ce  privilège,  comme  en  Gornouaille,  au  propriétaire 
du  sol.  Avant  d'ouvrir  une  mine,  les  avcntHriers  (c'est  le  nom  si- 
gnificatif qu'on  donne  aux  entrepreneurs  de  ces  travaux)  ont  donc 
à  payer  un  droit  dit  de  royauté  [roijulty).  Ce  droit  se  paie  soit  au 
prince  de  Galles  comme  duc  de  Gornouaille,  si  le  métal  qu'on  veut 
poursuivre  se  trouve  sous  un  terrain  vague  et  inculte,  soit,  dans 
le  cas  contraire,  au  maître  de  la  propriété  dont  il  s'agit  d'attaquer 
le  sous-sol.  Le  droit  de  royauté  varie  beaucoup,  selon  les  circon- 
stances; mais  il  consiste  généralement  en  une  part  convenue  sur  le 
minerai  qui  se  découvrira  plus  tard.  Geci  fait,  les  travaux  commen- 
cent. Ge  qu'on  se  propose  en  ouvrant  une  mine  est  d'atteindre  dans 
le  sein  de  la  terre,  c'est-à-dire  dans  les  fentes  et  les  crevasses  des 
rochers,  les  veines  du  métal  qui  en  Gornouaille  se  dirigent  vers 
l'est  ou  vers  l'ouest.  Pour  cela,  on  creuse  d'abord  un  puits  perpen- 
diculaire à  une  profondeur  d'environ  soixante  pieds.  Alors  on  pra- 
tique des  galeries  appelées  niveaux,  levels.  Le  tracé  de  ces  gale- 
ries se  trouve  déterminé  par  la  direction  bien  connue  des  veines; 
un  groupe  de  mineurs  travaille  donc  vers  l'est  tandis  qu'un  autre 
fouille  vers  l'ouest,  de  manière  à  former  deux  tunnels  d'une  ten- 
dance tout  opposée.  Quand  on  a  ainsi  ouvert  une  centaine  de  mè- 
tres, il  se  présente  un  obstacle ,  le  manque  d'air.  Get  obstacle  a  été 
prévu  :  aussi  deux  autres  troupes  d'ouvriers  se  mettent  à  l'ouvrage 
pour  creuser  de  la  surface  deux  autres  puits  qui  iront  rejoindre  et 
ventiler  les  deux  premières  galeries  souterraines.  On  peut  conti- 
nuer, en  vertu  de  ce  système,  les  niveaux  à  n'importe  quelle  lon- 
gueur, la  seule  condition  étant  d'ouvrir  une  fosse  à  air  de  100  mè- 
tres en  100  mètres.  Il  s'en  faut  pourtant  de  beaucoup  que  les  mines 
puissent  s'étendre  indéfiniment;  elles  rencontrent,  chemin  faisant, 
une  limite  infranchissable  dans  la  lisière  des  autres  mines  environ- 
nantes. Ne  pouvant  s'accroître  en  longueur,  elles  doivent  alors  s'ac- 


L  ANGLETERRE    ET    LA    VTE    ANGLAISE.  /i29 

croître  en  profondeur.  TJn  troisième  corps  d'ouvriers  reprend  le 
puits  originel,  appelé  d'ordinaire  englue  sliafl,  et  le  conduit  à 
soixante  pieds  plus  bas  dans  le  sein  de  la  terre.  Ici  la  construction 
des  tunnels  ou  niveaux  se  poursuit  d'après  les  mêmes  principes  que 
nous  avons  indiqués,  et  le  second  étage  souterrain  reçoit  comme 
le  premier  l'air  par  le  moyen  de  puits  ouverts  de  distance  en  dis- 
tance. Ce  second  étage  est  quelquefois  suivi  d'un  troisième  ou  même 
d'un  quatrième;  qui  peut  dire  où  s'arrêtera  avec  le  temps  la  pro- 
fondeur des  fosses?  C'est  l'ensemble  de  ces  travaux,  accrus  et  mul- 
tipliés depuis  des  années,  que  j'allais  visiter  dans  la  raine  de  Dol- 
coath. 

Une  mine  est  un  être;  elle  vit,  elle  travaille,  elle  respire;  les 
puits  sont  des  poumons,  les  tuyaux  de  la  pompe  son  système  circu- 
latoire: elle  mange  du  charbon  de  terre  qu'on  lui  jette  par  tonnes; 
elle  a  un  nom,  une  personnalité,  un  sexe.  Les  Anglais,  qui  n'ont 
point  comme  nous  dans  leur  langue  le  masculin  et  le  féminin  pour 
les  choses  inanimées,  mais  qui  les  rangent  toutes  dans  le  genre 
neutre,  ont  fait  une  exception  en  faveur  de  la  mine,  ainsi  qu'ils  en 
en  avaient  déjà  fait  une  autre  pour  le  vaisseau,  ship.  Elle  est  une 
femme,  une  sorte  de  sombre  Proserpine  aux  traits  d'une  beauté  fa- 
rouche et  glaciale.  Les  ouvriers  en  parlent  avec  respect;  elle  les 
tue  et  ils  l'aiment.  C'est  pour  eux  la  mystérieuse  puissance  du  bien 
et  du  mal.  Elle  s'arrache  les  entrailles  pour  enrichir  le  genre  hu- 
main :  chaque  jour,  elle  élargit  ses  plaies,  d'où  coulent  l'étain  et  le 
cuivre  ;  mais  elle  a  des  souffles  empoisonnés  qui  abrègent  la  vie  du 
mineur  et  des  abîmes  qui  l'engloutissent.  De  tous  les  organes  qui 
frappent  et  étonnent  à  première  vue  le  voyageur  dans  le  gigantesque 
mécanisme  d'une  mine  de  la  Cornouaille,  le  plus  remarquable  est 
encore  la  pompe  à  vapeur, /^2^mjo  engine.  Douée  d'une  taille  et  d'une 
force  colossales,  elle  va  chercher  l'eau  à  des  profondeurs  extraordi- 
naires, et  pourtant  cette  machine  à  haute  pression  est  si  admirable- 
ment docile,  qu'elle  se  laisse  conduire  par  la  main  d'un  enfant.  Elle 
habite  une  chambre  élégante  et  tenue  aussi  propremeiit  que  le  bou- 
doir d'une  Jady.  Au  moyen  d'une  sorte  de  montre,  cow}tn\  elle  mar- 
que elle-même  le  nombre  de  ses  vibrations  et  indique  ainsi  la  somme 
de  travail  qu'elle  accomplit.  Le  résultat  de  ces  calculs  est  publié  une 
fois  par  mois  dans  les  journaux  de  la  localité.  Pour  comprendre  l'uti- 
lité de  telles  machines,  sans  lesquelles  il  n'y  aurait  point  de  travaux 
possibles,  ou  tout  au  moins  de  travaux  profonds,  il  faut  savoir  que  la 
mine  est,  selon  le  langage  d'un  poète  de  la  Cornouaille,  une  grande 
désolée,  qui  verse  des  larmes  éternelles.  Ces  larmes,  tombant  goutte 
à  goutte  des  voûtes  et  des  piliers,  s'amassent  bientôt  au  fond  en  lacs, 
en  mares  tièdes  et  ténébreuses.  Si  l'on  ne  se  débarrassait  des  eaux 
par  des  moyens  mécaniques,  toute  la  mine  serait  successivement 


liZO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

noyée.  La  quantité  de  ces  eaux  souterraines  varie  d'ailleurs  avec  la 
nature  des  lieux;  aux  environs  de  Camborne,  où  le  district  est  sou- 
mis à  un  drainage  perpétuel,  elle  est  moins  considérable  que  dans 
d'autres  endroits,  qui  ne  sont  point  occupés  par  les  mêmes  travaux. 
11  ne  faudrait  pas  croire  au  reste  que  les  pompes  ramènent  toutes 
ces  eaux  à  la  surface  :  il  y  a  des  mines  qui  ne  ramènent  que  la  quan- 
tité nécessaire  à  leur  consommation;  il  y  en  a  même  d'autres,  comme 
celle  de  Dolcoath,  qui  ont  recours  à  une  source  voisine  pour  arroser 
leurs  travaux  extérieurs.  Elever  les  eaux  à  de  telles  hauteurs  est  une 
énorme  dépense,  et  la  science,  d'accord  avec  l'économie,  a  suggéré 
aux  ingénieurs  des  mines  d'autres  moyens  d'écoulement.  On  cherche 
en  pareil  cas  un  niveau  d'où  les  ondes  mortes  puissent  s'échapper 
d'elles-mêmes  vers  une  rivière  ou  vers  la  mer.  De  telles  ouvertures 
ou  tranchées  s'appellent  adits.  La  fonction  de  la  pompe  est  alors  de 
pousser  les  eaux  vers  ces  conduits  artificiels.  Il  arrive  souvent  que 
de  pareils  ouvrages  présentent  un  caractère  stupéfiant  de  hardiesse. 
Le  greal  adil  (grande  sortie)  qui  reçoit  les  eaux  de  plusieurs  mines 
dans  les  arrondissemens  de  Gwennap  et  de  Redruth  s'étend,  en 
comptant  les  ramifications,  sur  une  longueur  de  plus  de  trente 
milles,  et  dans  quelques  endroits  il  est  à  quatre  cents  pieds  de  la 
surface  du  sol.  La  principale  branche  parcourt  à  elle  seule  une  dis- 
tance de  cinq  milles  et  demi,  et  elle  s'ouvre  dans  la  mer  à  Restron- 
get-Greek  (la  crique  de  Restronget).  Voilà,  si  je  ne  me  trompe,  des 
travaux  de  terrassement  et  de  construction  qui  donnent  une  assez 
grande  idée  de  la  Cornouaille. 

Ces  eaux,  attirées  du  fond  des  mines,  donnent  à  toute  la  province 
une  physionomie  singulière;  on  les  reconnaît  aisément  à  la  couleur. 
Dans  certains  endroits,  par  exemple  à  Helston,  je  les  ai  vues  courir 
des  deux  côtés  de  la  rue  dans  des  conduits  de  pierre  où  elles  for- 
ment autant  de  ruisseaux  qui  nettoient  et  rafraîchissent  la  ville. 
Elles  deviennent  même  des  rivières  et  des  lacs.  A  un  mille  d'Hel- 
ston,  on  trouve  une  prairie  humide  et  grasse  traversée  au  milieu 
par  un  courant  d'une  couleur  de  brique  dont  le  sédiment  déteint 
sur  la  verdure  de  l'herbe.  Ce  courant  grossit  et  va  se  perdre  dans 
un  lac,  Looe-Pool,  entouré  de  bancs  de  sable  qui  se  trouvent  tout  à 
fait  submergés  durant  la  saison  des  crues.  La  surface  du  lac,  ayant 
environ  sept  milles  de  circonférence,  se  ride  et  s'agite;  l'onde  est 
refoulée  avec  plus  ou  moins  de  violence  par  une  brise  fraîche  qui 
vient  de  la  mer.  Peu  à  peu  le  rivage  se  relève  en  une  berge  escarpée 
et  se  trouve  couvert  par  un  bois  à  droite  duquel  s'élève  la  charmante 
propriété  de  Penrose,  où  demeure  M.  Rogers,  un  membre  du  par- 
lement. Ces  feuillages  contrastent  d'une  manière  pittoresque  avec 
la  couleur  rouge  du  Looe-Pool,  h  la  surface  duquel  nagent  des 
cygnes  blancs.  On  quitte  le  bois  par  un  sentier  arda  qui  serpente 


l'angleterre  et  la  vie  anglaise.  /i;H 

entre  les  rochers,  et  l'on  se  trouve  bientôt  en  face  d'un  des  specta- 
cles les  plus  extraordinaires  de  la  nature.  A  l'extrémité  du  lac  se 
montre  la  mer,  dont  il  n'est  séparé  que  par  un  banc  de  sable  ap- 
pelé la  Barrière  [Bar).  Cette  lisière  de  sable  fin  a  environ  deux 
cents  pas  de  largeur,  et  elle  ferme  toute  communication  entre  la 
mer  et  le  Looe-Pool.  En  se  promenant  sur  la  barre,  on  a  devant 
soi  l'Océan,  masse  verdâtre  et  obscure  avec  une  frange  d'écume, 
derrière  soi  le  lac,  qui  chemin  faisant  a  un  peu  changé  de  couleur  : 
il  est  maintenant  d'un  rose  glacé  d'argent.  Ce  contraste  est  saisis- 
sant :  ici  le  calme  ou  tout  au  plus  un  léger  frémissement  de  l'onde, 
là  le  sombre  abîme  où  s'engendrent  les  tempêtes.  Le  Looe-Pool 
n'est  pourtant  pas  toujours  aussi  tranquille.  11  arrive  souvent,  sur- 
tout pendant  l'hiver,  que  la  masse  des  eaux  descendant  des  collines 
surpasse  de  beaucoup  celle  que  laisse  filtrer  en  tout  temps  dans  la 
mer  la  barre  de  sable.  Le  lac  grossit,  déborde,  arrête  le  travail  des 
moulins,  inonde  les  chemins  et  la  partie  basse  de  la  ville.  En  pa- 
reil cas,  la  corporation  d'Helston  se  rend  chez  le  maître  du  manoir 
(M.  Rogers),  et,  selon  une  très  ancienne  coutume,  lui  présente  une 
bourse  de  cuivre  contenant  trois  demi-deniers;  elle  demande  en 
même  temps  la  permission  de  couper  la  barre.  Ceci  fait,  les  ouvriers 
se  mettent  à  l'œuvre;  on  ouvre  dans  le  sable  une  petite  tranchée 
qu'élargit  bientôt  la  violence  du  courant,  et  un  immense  fleuve  se 
précipite  dans  la  mer,  non  sans  livrer  un  combat  terrible  avec  les 
puissantes  vagues  marines  qui  le  repoussent.  C'est,  dit-on,  une 
scène  étrange  et  grandiose,  surtout  au  clair  de  lune,  que  le  passage 
tumultueux  de  toutes  ces  eaux.  La  nouvelle  en  arrive  jusqu'aux  îles 
Scilly,  apportée  en  quelque  sorte  par  la  couleur  rouge  de  la  mer. 
La  barre  coupée  se  reforme  et  se  répare  au  bout  de  quelques  jours 
au  moyen  des  sables  que  chassent  les  vagues  de  l'Océan,  surtout 
par  les  temps  de  tempête.  La  mer,  ainsi  que  la  liberté,  se  limite 
elle-même. 

Revenons  à  la  mine  de  Dolcoath.  Les  ouvriers  de  ces  grandes  en- 
treprises se  partagent  en  deux  ordres  de  travaux  bien  distincts ,  les 
travaux  souterrains,  underground  works,  et  les  travaux  qui  s'exé- 
cutent à  la  surface  du  sol,  ground  woi^ks.  Occupons-nous  d'abord 
des  premiers,  qui  présentent  un  intérêt  particulier  à  cause  des  dan- 
gers qui  s'y  attachent.  La  mine  de  Dolcoath  a  deux  mille  pieds  de 
profondeur.  Elle  se  développe  sur  un  espace  de  trois  quarts  de 
milles  carrés,  et  l'une  de  ses  branches  passe  par-dessous  le  chemin 
de  fer.  11  n'y  en  a  guère  de  plus  profondes,  mais  il  y  en  a  de  beau- 
coup plus  étendues  ;  les  consolidated  mines  (mines  consolidées)  se 
prolongent  sous  terre  à  soixante-trois  milles!  On  descend  dans  l'in- 
térieur le  plus  souvent  par  des  échelles  fixées  aux  parois  de  la  fosse; 
à  Dolcoath  pourtant  et  dans  quelques  autres  mines,  il  y  a  une  man- 


A32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciigbie  (machine  pour  descendre  et  pour  faire  monter  les  hommes), 
sorte  d'escalier  mouvant,  dont  l'excellente  invention  a  pris  nais- 
sance, il  y  a  quelques  années,  dans  la  Société  polytechnique  de  Fal- 
mouth.  Quiconque  désire  visiter  les  noires  régions  d'une  mine,  fût- 
il  le  prince  de  Galles  lui-même,  doit  avant  tout  revêtir  les  habits  de 
mineur.  Ces  habits  consistent  en  un  pantalon  de  toile,  une  veste 
doublée  de  grosse  flanelle,  un  serre-tête  et  un  chapeau  rond,  véri- 
table casque  destiné  à  protéger  le  crâne  contre  les  pierres  et  les 
quartiers  de  roche  qui  tombent  çà  et  là  des  plafonds  de  la  mine. 
Chaque  mineur  a  dans  une  chambre  commune  une  grande  valise  de 
bois  où  il  serre  ses  habits  de  ville,  et  où  il  prend,  avant  d'entrer 
dans  la  mine,  ses  habits  de  travail.  Ainsi  accoutré,  une  lumière 
fixée  sur  le  rebord  de  son  chapeau  dans  un  morceau  d'argile  molle, 
un  paquet  de  chandelles  attaché  à  la  boutonnière  de  sa  veste,  il 
s'enfonce  et  disparaît  bientôt  dans  la  bouche  du  puits.  Il  descend 
d'étage  en  étage  jusqu'à  ce  qu'il  ait  atteint  la  veine  sur  laquelle  il 
travaille.  L'intérieur  des  mines  d'étain  ou  de  cuivre  présente  un 
aspect  lugubre.  On  y  marche,  tantôt  debout,  tantôt  courbé,  quel- 
quefois même  on  y  rampe,  selon  l'élévation  ou  l'écrasement  des 
voûtes.  Au  fond  de  ces  solitudes,  où  l'on  entend  en  quelque  sorte 
frémir  à  ses  oreilles  le  sombre  bourdonnement  de  la  nuit,  se  ren- 
contrent de  distance  en  distance  les  athlétiques  enfans  de  la  Cor»- 
nouaille  dans  les  attitudes  les  plus  étranges  et  les  plus  tourmen- 
tées; on  dirait,  à  la  faible  lueur  des  chandelles,  les  cariatides 
vivantes  de  la  mine.  Au  reste,  ces  lieux  sinistres  n'ont  point  du  tout 
pour  les  mineurs  ce  caractère  d'horreur  sépulcrale  qui  produit  une 
impression  si  forte  de  mélancolie  sur  l'esprit  d'un  étranger.  Ils  se 
plaignent  seulement  de  l'élévation  de  la  température  et  de  l'air 
stagnant  qu'on  respire  dans  certains  espaces  bas  et  resserrés.  Dans 
les  mines  qui  s'étendent  sous  la  mer,  la  chaleur  est  quelquefois 
si  forte  et  l'air  si  comprimé,  que  les  ouvriers  se  font  jeter  sur  le 
corps  des  seaux  d'eau  pour  se  rafraîchir  et  pour  être  à  même  de 
continuer  leur  travail.  Les  accidens  sont  fréquens  et  terribles  ;  ils 
proviennent  le  plus  souvent  de  la  chute  des  blocs  qui  se  détachent 
et  écrasent  les  mineurs;  d'autres  fois  c'est  le  pied  qui  glisse  le  long 
des  fatales  échelles ,  ou  bien  la  poudre  qui  éclate  tout  à  coup  à  la 
face  des  ouvriers  au  moment  où  ils  croyaient  la  charge  avortée  dans 
les  trous  de  la  roche.  A  Saint-Just,  j'ai  rencontré  sur  les  chemins  au 
moins  une  dizaine  de  mineurs  aveugles  ou  défigurés.  Parmi  ces 
accidens,  il  en  est  sans  doute  d'inévitables;  mais  il  en  est  aussi 
qu'on  pourrait  aisément  prévenir.  Déjà  quelques  réformes  utiles  ont 
été  introduites  dans  ces  dernières  années;  les  échelles  ont  été  rac- 
courcies, la  situation  de  ces  échelles  est  moins  perpendiculaire,  et 
des  plates-formes  ont  été  établies  de  distance  en  distance  pour  que 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLALSE.  433 

les  hommes  puissent  se  reposer.  On  comprendra  tout  de  suite  à 
quelles  rudes  épreuves  ce  mode  d'ascension  met  les  forces  humai- 
nes, quand  on  saura  qu'il  faut  quelquefois  une  heure  aux  ouvriers 
pour  remonter  du  fond  des  travaux  à  la  surface  de  la  terre.  Les 
améliorations  trouvent  malheureusement  un  obstacle  dans  la  force 
de  la  routine  et  trop  souvent  aussi  dans  la  parcimonie  des  action- 
naires. La  man-engine,  qui  remplace  les  échelles  si  avantageuse- 
ment, coûte  environ  1,200  livres  sterling  à  établir;  il  faut  construire 
un  shafl  (puits)  tout  exprès  pour  l'adapter,  et  souvent  les  entre- 
prises les  plus  riches  se  refusent  à  de  telles  dépenses.  Les  accidens 
causés  par  la  poudre  à  canon  et  par  le  forage  des  roches  pourraient 
aussi  être  atténués  par  de  récentes  inventions  que  j'ai  vues  trop  ra- 
rement employées  dans  les  mines  de  la  Cornouaille. 

Les  mineurs  restent  six  ou  huit  heures  sous  terre.  Leur  tâche,  — 
et  elle  est  dure,  —  consiste  naturellement  à  arracher  le  métal  et  à 
le  séparer  de  la  roche  qui  le  recèle.  Tandis  que  les  hommes  brisent 
ainsi  les  masses  d'ardoise  ou  de  granit,  d'énormes  seaux,  kibblcs, 
glissent  lourdement  le  long  des  chaînes  et  rapportent  à  la  surface 
par  toutes  les  bouches  de  la  mine,  le  plus  souvent  au  nombre  de  sept 
ou  huit,  le  produit  des  travaux.  Au  bout  de  ce  temps-là,  le  premier 
groupe  d'ouvriers  a  fini  ce  qu'on  appelle  une  inonde,  et  il  est  rem- 
placé sur  les  lieux,  comme  disent  les  Anglais,  par  de  nouvelles 
mains.  Dans  les  exploitations  où  l'on  travaille  huit  heures  de  suite, 
il  y  a  par  conséquent  trois  rondes  successives  de  mineurs  toutes  les 
vingt-quatre  heures.  La  mine  ne  se  repose  jamais,  et  certains  ou- 
vriers préfèrent  même  de  beaucoup  être  employés  aux  heures  de 
nuit;  il  est  vrai  que  la  nuit  est  de  la  même  couleur  que  le  jour  dans 
ces  mornes  souterrains.  Au  moment  où  les  hommes  se  rassemblent 
pour  remonter,  on  voit  se  former  dans  les  coins  obscurs  et  dans  les 
voies  de  sortie  quelques  groupes  mouvans  de  chandelles  allumées, 
sorte  d'étoiles  filantes.  Revenir  à  la  surface  pour  les  mineurs,  c'est 
revenir  à  l'herbe,  to  grass.  On  les  voit  alors  sortir  un  à  un  pâles, 
couverts  de  sueur,  altérés  d'air  frais.  Avec  quelle  joie  ils  respirent 
le  premier  souffle  de  la  brise  qui  vient  dilater  les  poumons  !  Et 
pourtant  ce  brusque  changement  d'atmosphère,  ce  passage  subit 
de  l'air  chaud  et  stagnant  à  un  courant  d'air  vif,  surtout  durant  les 
nuits  froides  et  glacées,  est  une  source  de  maladies  souvent  mor- 
telles. Les  mains,  le  visage,  les  habits  tout  couverts  d'une  terre 
rougeâtre,  ils  courent  pour  se  laver  vers  un  bassin  rempli  d'eau  tiède 
qui  coule  toujours  en  abondance  de  la  machine  à  vapeur.  Quelques 
minutes  après,  ils  ont  changé  d'apparence  et  reprennent  d'un  pas 
lent  le  chemin  de  leurs  cottages.  Ce  n'est  point  parmi  les  mineurs 
qu'il  faut  chercher  des  exemples  de  longévité.  Ils  ne  vivent  point 

TOME    XLVIlI.  28 


034  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  moyenne  au-delà  de  quarante  ans.  Le  vicaire  de  Saint-Just, 
M.  Hadow,  me  résumait  ainsi  le  mélancolique  résultat  de  ses  obser- 
vations et  de  son  expérience  :  «  J'ai  vu,  me  disait-il,  beaucoup  de 
veuves  parmi  les  femmes  de  mineurs;  mais  parmi  eux  je  n'ai  ja- 
mais vu  un  homme  veuf.  »  Ceux  qui  n'ont  point  été  tués  par  des 
accidens  périssent  d'épuisement  et  d'excès  de  travail  :  la  roche  est 
si  dure  et  les  échelles  sont  si  longues  !  Ce  qu'il  y  a  d'admirable  est 
le  sang-froid  stoïque  avec  lequel  ils  envisagent  leur  sort.  La  Gor- 
nouaille  est  fière  et  avec  raison  de  ses  mineurs.  Qui  dira  jamais  ce 
que  l'Angleterre  doit  à  ces  hommes?  Ils  enfantent  des  richesses,  et 
ils  jouissent  cà  peine  du  nécessaire. 

Parmi  les  mineurs,  les  uns  travaillent  à  la  pièce,  les  autres  à  ce 
qu'on  appelle  Iribute.  Il  nous  faut  expliquer  le  sens  de  ces  deux  mots. 
Quand  on  ouvre  une  mine,  les  travaux  s'exécutent  tous  à  la  pièce, 
ce  qui  veut  dire  à  tant  par  toise.  Plus  tard,  quand  la  mine  est  arri- 
vée à  l'état  d'exploitation,  les  mêmes  arrangemens  se  continuent; 
mais  il  se  présente  aussi  un  autre  mode  de  rémunération  qui  con- 
stitue un  véritable  progrès  sur  le  système  habituel  des  salaires. 
A  côté  des  ouvriers  à  la  tâche,  appelés  ici  liitmen,  il  y  a  les  irihu- 
ters.  Ces  derniers  n'ont  point  du  tout  une  règle  de  paiement  fixe,  ils 
entreprennent  à  leurs  risques  et  périls.  L'intérieur  de  la  mine  se 
trouve  alors  ouvert  à  l'inspection  de  tous  les  mineurs  qui  vivent 
dans  la  localité,  et  chaque  compartiment  ou  pitch  est  adjugé  par 
voie  d'enchères  à  deux  ou  à  quatre  hommes.  Cet  arrangement  n'est 
d'ailleurs  que  pour  deux  mois,  et  à  l'expiration  de  ce  terme  les  tra- 
vaux se  rouvrent  à  la  concurrence.  La  raison  d'un  bail  si  court  est 
dans  l'incertitude  qu'offrent  de  telles  entreprises.  Les  filons  de  mé- 
tal paraissent  et  disparaissent.  Ils  ressemblent,  comme  me  disait  un 
savant  ingénieur  des  mines  de  la  Cornouaille,  à  ces  veines  noires 
qu'on  voit  courir  sur  le  marbre  et  qui  s'évanouissent  tout  à  coup. 
Qui  sait  à  quelle  profondeur  et  dans  quelle  direction  il  faut  les  pour- 
suivre? La  nature  et  la  densité  de  la  roche  changent  aussi  de  dis- 
tance en  distance.  Il  y  a  donc  là  un  ensemble  de  chances  qui  défient 
tous  les  calculs.  Le  tributer  peut  fouiller  pendant  des  mois  sans 
trouver  de  métal,  tandis  qu'il  peut  avoir  le  bonheur  de  tomber  au 
bout  de  quelques  jours  sur  une  veine  très  riche.  D'autres  fois  encore 
un  filon  très  riche  à  l'origine  s'appauvrit  soudainement,  ou  bien  il 
prend,  comme  on  dit  ici,  «  le  mors  aux  dents,  »  c'est-à-dire  qu'il 
se  rompt  et  se  cabre  dans  l'intérieur  de  la  roche.  11  en  résulte  que 
les  gains  des  trîbuters  se  trouvent  soumis  aux  variations  les  plus 
étranges,  depuis  1  shilling  jusqu'à  200  et  même  300  livres  ster- 
ling par  mois.  Je  donne  évidemment  les  deux  extrémités  de  l'é- 
chelle, mais  les  degrés  n'en  sont  pas  moins  très  inégaux.  La  part  du 
tributer  sur  la  quantité  de  minerai  qu'il  brise  diffère  aussi  con- 


l'Angleterre  et  la  vie  anglaise.  Z|35 

sidérablement  selon  les  terrains  et  selon  la  nature  des  travaux.  On 
voit  par  là  que  la  vie  du  trihuler  est  exposée  à  bien  des  désenchan- 
temens,  souvent  même  à  des  revers  qui  engloutissent  son  travail 
et  ses  petites  économies.  Et  pourtant  sa  situation,  comparée  à  celle 
des  autres  mineurs,  a  quelque  chose  de  princier  [princdy  tributcr). 
Il  se  trouve  associé  dans  une  certaine  proportion  aux  bénéfices  de  la 
mine ,  il  est  son  maître ,  et  si,  tout  compte  fait,  il  ne  gagne  guère 
plus  qu'un  autre,  il  accroît  par  ce  mode  de  rémunération  libre  ce 
que  l'homme  met  avec  raison  bien  au-dessus  des  gros  profits,  —  la 
dignité.  Malheureusement  les  entrepreneurs  des  mines  n'utilisent 
guère  les  tributcrs  que  dans  les  mauvais  filons  ;  ils  font  exploiter  les 
meilleurs  par  des  ouvriers  à  la  tâche. 

Les  travaux  de  surface  [groimd  ivorks)  présentent  un  caractère 
tout  différent  de  ceux  qui  s'accomplissent  dans  l'intérieur  de  la 
mine.  Il  s'agit  maintenant  de  préparer  pour  le  commerce  le  minerai 
arraché  aux  entrailles  de  la  terre.  Si  ce  minerai  est  du  cuivre,  et 
s'il  est  riche  en  métal,  les  travaux  se  trouvent  très  simplifiés;  si  au 
contraire  c'est  à  l'étain  que  nous  avons  affaire,  il  faut  le  dégager 
à  travers  une  série  d'opérations.  Dans  les  deux  cas,  la  main-d'œuvre 
est  confiée  aux  femmes  et  aux  enfans.  Ces  ouvrages  s'accomplissent 
moitié  en  plein  air  et  moitié  dans  de  grands  hangars  de  bois  [sheds] 
qu'il  est  curieux  de  visiter.  Les  procédés  différens  et  successifs  se 
réduisent  d'ailleurs  à  casser,  à  broyer,  à  laver  et  à  brûler  le  mine- 
rai (1).  Le  minerai  est  cassé  à  l'aide  de  marteaux  par  des  femmes, 
ou,  s'il  se  montre  trop  dur,  par  des  hommes.  Les  femmes  se  dis- 
tinguent surtout  par  une  coiffure  particulière  :  un  fond  de  carton  re- 
couvert d'une  pièce  de  calicot  à  dessins  et  à  couleurs  variés,  main- 
tenu autour  de  la  tête  par  des  rubans,  tandis  que  de  grandes  aiies 
tombent  et  flottent  autour  de  la  figure.  Un  tel  appareil  de  toilette 
remplit  à  la  fois  le  rôle  d'un  chapeau,  d'un  bonnet  et  d'un  voile;  il 
protège  merveilleusement  le  visage  contre  le  soleil,  et  les  filles  des 
mines  tiennent  beaucoup  à  conserver  la  fraîcheur  de  leur  teint.  Le 
second  procédé,  le  broyage  du  minerai,  est  accompli  par  une  ma- 
chine [stampiiig  macldne).  De  lourdes  poutres  perpendiculaires  à 
tête  carrée,  qui  se  succèdent  sur  une  môme  ligne  comme  des  tuyaux 
d'orgue,  tombent  l'une  après  l'autre  avec  une  force  énorme,  et  pul- 
vérisent l'étain  mêlé  à  la  roche.  Le  bruit  de  cette  machine  est  as- 
sourdissant. Dans  les  mines  situées  sur  le  bord  de  la  mer,  c'est  le 
seul  qui  puisse  lutter  avec  la  voix  des  grandes  eaux.  Le  minerai  est 
maintenant  de  la  poudre;  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  cette 
poudre  soit  pure.  Pour  séparer  l'étain  de  la  poussière  humide  des 

(1)  On  se  fera  une  idée  de  la  quantité  de  matières  étrangères  qui  se  trouvent  d'abord 
associées  à,  l'étain,  quand  on  saura  que  le  minerai  ne  donne  guère  en  métal  que  1  1/2 
pour  100. 


hZQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

roches,  on  a  recours  aux  divers  procédés  du  lavage.  Cette  troisième 
opération  est  beaucoup  plus  compliquée  que  les  deux  autres.  L'eau 
se  montre  naturellement  le  principal  agent  des  travaux;  elle  forme 
çà  et  là  des  réservoirs  où,  mêlée  à  l'oxyde  d'étain  qui  la  colore  en 
rouge,  elle  se  trouve  agitée  constamment,  à  l'aide  de  râteaux,  de 
balais  et  d'autres  instrumens,  par  la  main  des  femmes. 

Une  des  pratiques  les  plus  intéressantes  est  celle  qu'on  appelle 
framing  ou  racking.  Le  rarh  ou  hand-frmne  présente  assez  exac- 
tement la  figure  d'un  ancien  bois  de  lit  tel  qu'on  en  rencontre  en- 
core dans  les  hôpitaux  et  les  casernes.  11  se  compose  d'un  cadre 
ou  bordure  au  fond  duquel  est  une  large  planche  en  forme  de 
table  placée  sur  un  plan  incliné.  La  poudre  de  minerai  est  posée 
sur  ce  que  j'appellerai  la  tête  du  lit  ;  l'eau  coule  et  entraîne  indif- 
féremment avec  elle  toute  cette  matière;  l'ouvrière  ramène  alors 
l'étain  vers  le  haut  de  la  planche,  et  le  distribue  sur  la  partie  su- 
périeure au  moyen  d'un  râteau  plat.  Le  métal  finit  par  rester  à  cause 
de  sa  pesanteur,  tandis  que  l'eau  boueuse  s'échappe  vers  le  bas  par 
une  fente,  et  tombe  dans  un  réceptacle.  Ceci  fait,  la  table  tourne 
sur  ses  axes,  c'est-à-dire  sur  deux  pivots  situés  à  droite  et  à  gau- 
che, puis  se  renverse  de  côté  :  le  dépôt  de  métal  qui  reste  seul  alors 
à  la  surface  est  chassé  par  l'eau  dans  des  boîtes  destinées  à  le  re- 
cevoir. Les  autres  appareils,  quoique  fort  nombreux  et  très  divers, 
sont  tous  des  applications  d'une  même  loi  naturelle,  la  loi  de  gra- 
vité spécifique.  L'étain  étant  le  corps  le  plus  lourd  de  tous  ceux 
qu'on  traite  dans  les  ateliers  de  la  mine,  la  science  pratique  s'est 
emparée  de  cette  circonstance  pour  le  recueillir  et  le  dépouiller  des 
matières  étrangères. 

•  Il  reste  au  minerai  une  dernière  épreuve  à  subir,  la  calcination. 
On  le  brûle  dans  des  fours  d'où  s'échappe  une  fumée  blanche,  in- 
dice de  la  présence  de  l'arsenic.  Les  murs  eux-mêmes  distillent  le 
poison;  l'air  en  est  chargé.  Des  hommes,  les  habits  tout  couverts 
d'une  poussière  grisâtre  si  fatale  à  la  vie  animale,  un  mouchoir  de 
poche  serré  contre  les  lèvres,  passent  comme  des  ombres  devant 
les  bouches  de  la  fournaise.  Près  de  la  maison  où  l'on  brûle  le  mi- 
nerai [hurning  kouse),  au  milieu  des  vapeurs  et  des  tas  d'arsenic, 
j'ai  pourtant  vu  une  belle  jeune  fille  dont  les  hautes  couleurs  et  l'air 
de  santé  florissante  semblaient  défier  ces  influences  pernicieuses. 
Après  tout,  les  poisons  ont  leur  valeur;  l'arsenic  se  recueille  avec 
grand  soin  et  se  vend  ensuite  une  livre  sterling  la  tonne.  —  A  l'ex- 
trémité des  hangars  {sheds),  je  rencontrai  enfin  un  tas  de  minerai 
qui  était  le  résultat  de  tous  les  travaux  précédens,  et  qui  se  trouvait 
suffisamment  préparé  pour  le  commerce.  Chemin  faisant,  il  avait 
un  peu  changé  de  couleur  :  de  rouge,  il  était  devenu  brun  par  l'ac- 
tion du  feu.  Il  y  en  avait  dans  ce  tas  pour  1,000  livres  sterling. 


L  ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  /i37 

La  mine  de  Dolcoatl)  emploie  treize  cents  personnes,  cinq  cents 
dans  les  travaux  souterrains  et  huit  cents  à  la  surface  du  sol.  Ces 
ouvriers  et  ouvrières  sont  payés  une  fois  par  mois.  Tous  les  mora- 
listes de  la  Cornouaille  condamnent  ce  système  de  paiement  à  longs 
intervalles,  qui  contraste  d'une  manière  si  pénible  avec  l'habitude 
généralement  adoptée  en  Angleterre  de  remettre  chaque  semaine 
à  l'ouvrier  le  fruit  de  son  travail.  J'ai  assisté  dans  la  mine  de  Botal- 
lack  à  la  distribution  des  salaires;  la  table  du  bureau  était  littérale- 
ment couverte  d'or;  près  de  1,500  livres  sterling  allaient  se  disperser 
en  quelques  heures.  Bien  peu  de  cette  pluie  d'or  tombe  d'ailleurs 
dans  la  main  de  chacun;  le  gain  d'un  mineur  est  en  moyenne  de 
17  shillings  par  semaine.  Le  grand  jour  du  paiement  est  en  même 
temps  celui  où  a  lieu  pour  le  mois  suivant  ce  qu'on  pourrait  appe- 
ler le  marché  des  travaux.  Le  régisseur  de  la  mine,  gênerai  mana- 
ger, s'avance  dans  la  chambre  vers  une  fenêtre  dont  le  vasistas  su- 
périeur a  été  abaissé,  et,  montant  sur  une  chaise,  il  s'adresse  de  là 
comme  d'une  tribune  à  l'assemblée  des  mineurs,  qui  sont  restés  en 
plein  air.  Un  registre  à  la  main,  il  lit  à  haute  voix  les  demandes 
d'argent  qui  ont  été  faites  par  les  ouvriers  pour  tant  de  toises  de 
travail,  et  ce  que  la  mine  est  décidée  à  leur  offrir.  La  réduction  est 
en  général  très  considérable;  mais  elle  est  presque  toujours  accep- 
tée. Les  ouvriers  savent  très  bien  qu'ils  rencontreraient  ailleurs  les 
mêmes  conditions. 

Cependant  le  minerai,  que  nous  avons  vu  préparer  dans  les  ate- 
liers de  la  mine,  sort  bientôt  des  hangars  pour  se  rendre  sur  un 
autre  théâtre  de  travaux.  Si  c'est  de  l'étain,  il  est  acheté  par  les 
fonderies  de  la  Cornouaille,  tin.  smelting  works.  La  plus  importante 
de  ces  fonderies  est  celle  de  M.  Bolitho  à  Penzance.  Là  le  minerai, 
apporté  dans  des  sacs  sur  de  lourds  chariots,  est  soumis  à  un  exa- 
men et  payé  selon  sa  valeur;  il  passe  ensuite  par  une  nouvelle  série 
d'épreuves  très  intéressantes  jusqu'à  ce  qu'il  devienne  métal.  La 
Cornouaille  produit  environ  par  mois  1,300  tonnes  de  minerai  d'é- 
tain,  qui  se  réduisent  par  la  fonte  à  850  tonnes  de  métal,  et  repré- 
sentent par  an  un  capital  d'un  million  de  livres  sterling.  L'étain 
fondu  en  Cornouaille  est  ensuite  dirigé  vers  la  principauté  de  Galles 
et  le  Stradfordshire ,  où  il  est  converti  en  lames  et  appliqué  aux 
divers  besoins  de  l'industrie.  S'il  s'agit  du  cuivre  au  contraire,  le 
minerai  se  vend  d'abord  à  Redruth  ou  à  Truro,  selon  un  mode  par- 
ticulier de  transactions  auquel  on  a  donné  le  nom  de  tieketing.  Dans 
une  salle  consacrée  à  cet  usage,  on  annonce  la  quantité  de  mi- 
nerai qui  est  arrivée  ce  jour-là  sur  le  marché  et  la  qualité  telle 
qu'elle  a  été  déterminée  par  des  essais  faits  d'avance  sur  les  échan- 
tillons, samples.  Les  enchérisseurs,  biclders,  rangés  autour  d'une 
table,  écrivent  sans  mot  dire  leurs  otfres  sur  un  morceau  de  papier, 


438  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ticket,  qu'ils  plient  et  déposent  dans  un  verre.  Un  commis,  clcrk  of 
tfie  ticketings,  ouvre  alors  les  bulletins  et  proclame  le  plus  haut 
chilTre  auquel  le  minerai  doit  être  adjugé.  C'est,  on  le  voit,  une 
sorte  de  vente  aux  enchères,  mais  conduite  avec  le  plus  parfait  si- 
lence. Le  résultat  du  scrutin,  c'est-à-dire  le  prix  des  marchandises, 
est  publié  le  lendemain  par  les  journaux.  Le  cuivre  ainsi  acheté 
est  plus  tard  envoyé  par  eau  dans  la  principauté  de  Galles,  le  plus 
souvent  à  Swansea,  où  s'élèvent  d'immenses  fonderies,  copper 
smelling  ivorks.  La  raison  pour  laquelle  le  cuivre  n'est  point  fondu 
en  Gornouaille  est  que  ce  comté  ne  fournit  point  de  charbon  de 
terre. 

L'ouest  de  l'Angleterre  doit  très  certainement  la  plus  grande  partie 
de  ses  richesses  à  la  présence  des  métaux;  mais  que  serait  ce  capital 
dormant  dans  le  sein  de  la  terre  sans  l'énergie  et  l'habileté  de  ses 
mineurs?  Ceux  de  la  Gornouaille  constituent  surtout  une  race  d'élite: 
on  reconnaît  encore  à  première  vue  des  paysans,  tant  ils  se  distin- 
guent par  la  stature  et  par  un  air  de  réflexion  et  de  confiance  en 
eux-mêmes.  Cette  supérioiité  physique  et  morale  tient  à  la  nature 
de  leurs  travaux,  qui  développent  les  forces  du  corps,  mais  qui 
exercent  encore  plus  le  jugement,  l'intelligence  et  toutes  les  facul- 
tés de  l'esprit.  Les  enfans  de  mineurs  vont  généralement  à  l'école 
jusqu'à  dix  ou  douze  ans.  Passé  cet  âge,  ils  entrent  dans  la  mine,  où 
ils  travaillent  d'abord  à  la  surface;  puis,  la  jeunesse  et  les  forces  ve- 
nant, ils  descendent  peu  à  peu  sous  terre.  Au  bout  de  quelque  temps, 
ils  connaissent  aussi  bien  la  valeur  des  minerais  et  la  manière  de  les 
poursuivre  que  les  savans  eux-mêmes.  On  a  dit  des  mineurs  de  la 
Gornouaille  qu'ils  possédaient  les  mathématiques  de  la  taupe.  Doués 
en  effet  d'une  sorte  d'instinct  et  d'un  coup  d'œil  admirable,  ils 
trouvent  moyen  de  résoudre  dans  la  pratique  certains  problèmes 
qui  semblent  exiger  tous  les  calculs  de  la  géométrie.  A  quelle  hau- 
teur atteindrait  cette  pénétration  d'esprit,  si  elle  était  aidée  par  l'é- 
tude? Malheureusement  c'est  une  question  à  laquelle  il  est  difficile 
de  répondre,  car  à  peine  ont-ils  mis  le  pied  dans  la  mine  qu'ils  n'ont 
plus,  pour  compléter  une  éducation  bien  imparfaite,  que  les  cours 
du  soir  et  les  écoles  du  dimanche ,  sunday  srhools.  Dans  ces  der- 
nières, ils  apprennent  tout  au  plus  à  lire  la  Bible.  Depuis  quelques 
années,  un  professeur  de  Londres,  M.  Robert  Hunt,  archiviste  du 
Practical  geology  Muséum,  a  établi  en  Gornouaille  une  association 
des  mineurs,  miners'  association,  dont  les  membres  peuvent  assister 
à  des  cours  de  chimie,  de  minéralogie  et  de  géologie.  Cette  institu- 
tion rend  des  services,  mais  elle  rencontre  plus  d'un  obstacle  dans 
certains  préjugés  retranchés  derrière  l'ignorance  et  la  routine.  Chez 
lui,  le  mineur  s'occupe  plus  ou  moins  de  son  jardin,  où  il  cultive 
des  fleurs  et  des  légumes.  Sa  maison,  qu'il  a  très  souvent  bâtie  lui- 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  h'^9 

même,  n'a  point  du  tout  une  mauvaise  apparence.  L'ameublement 
en  est  simple  ;  mais  on  y  trouve  généralement  deux  choses  qui  con- 
stituent l'orgueil  d'un  intérieur  anglais,  des  escaliers  recouverts 
d'un  beau  tapis  et  des  fenêtres  bien  claires  garnies  de  frais  rideaux. 
Avec  les  étrangers,  il  se  montre  bon  et  hospitalier,  quoique  sous  une 
écorce  rude  et  un  peu  grossière.  Sa  manière  de  vivre  est  extrême- 
ment sobre;  il  ne  mange  jamais  de  viande  qu'aux  jours  de  grandes 
fêtes.  On  peut  se  faire  une  idée  de  la  cuisine  des  mineurs,  même 
sans  entrer  chez  eux.  Dans  les  hangars  de  la  mine  de  Dolcoath,  il 
est  une  salle  où  les  ouvriers  font  sécher  leurs  habits  et  cuire  leur 
dîner  dans  un  four.  Ce  dîner  consiste  dans  un  pâté  de  navets,  turnip 
pic,  ou  un  peu  de  farine  et  de  raisins  de  Corinthe  délayés  ensem- 
ble et  que  l'on  dore  ensuite  au  moyen  d'une  plaque  de  fer  chaud. 
Le  long  des  côtes,  les  mineurs  ajoutent  à  cet  ordinaire  si  frugal 
quelques  poissons.  Ayant  vu  de  sang-froid  la  mine  et  ses  horreurs, 
ils  ne  tremblent  point  devant  la  mer.  Montés  sur  de  frêles  barques, 
ils  vont  pêcher  eux-mêmes  leur  provision  d'hiver.  Ils  salent  ce  pois- 
son, —  le  plus  souvent  de  grandes  anguilles  de  mer,  —  et  le  sus- 
pendent au  plafond  pour  le  faire  sécher  :  c'est  le  jambon  de  ces  cot- 
tages (1).  Avec  tout  cela,  ils  sont  assez  contens  de  leur  sort.  Si  leur 
régime  est  austère,  ils  ont  peu  de  besoins,  et  puis  ils  jouissent  d'un 
avantage  inestimable  à  leurs  yeux,  l'indépendance.  Dormant  peu, 
occupés  le  plus  souvent  aux  heures  de  nuit,  ils  se  promènent  durant 
la  journée  seuls  ou  avec  leurs  femmes;  on  les  prendrait  volontiers 
pour  des  artistes.  Payés  d'après  ce  qu'ils  font,  ayant  un  contrat  qui 
détermine  la  nature  et  l'étendue  du  travail,  ils  ne  reconnaissent 
guère  d'autre  maître  que  leur  devoir.  Veulent-ils  émigrer,  le  monde 
entier  leur  est  ouvert.  En  Californie,  en  Australie,  dans  la  Nouvelle- 
Zélande  ,  partout  où  il  y  a  des  mines,  on  rencontre  des  mineurs  de 
la  Cornouaille.  Au  moment  de  la  fièvre  d'or,  la  ville  de  Camborne 
se  trouva  tout  à  coup  presque  déserte;  on  fut  obligé  de  faire  venir 
des  ouvriers  de  l'Irlande.  Si  d'ailleurs  le  travail  seul  enrichit  peu  le 
mineur,  il  n'en  est  plus  du  tout  de  même  du  travail  associé  à  la  spé- 
culation. Les  grandes  fortunes  de  la  Cornouaille  sont  très  souvent 
sorties  du  fond  des  mines,  et  plus  d'un  ancien  ouvrier  est  aujour- 
d'hui un  riche  propriétaire. 

On  connaîtrait  mal  la  vie  des  mineurs,  si  l'on  ne  s'occupait  aussi 
de  leurs  femmes.  Les  filles,  ainsi  que  les  garçons,  entrent  dans  les 
ateliers  à  la  fleur  de  l'âge.  Leur  tâche  est,  on  l'a  vu,  de  casser  et  de 
préparer  le  minerai.  L'exercice  du  marteau  et  du  râteau  élargit 

(1)  Dans  les  environs  de  Saint-Just,  quelques  mineurs  ont  encore  recours  à  un  autre 
moyen  pour  accroître  leur  bien-être  domestique  :  ils  louent  une  vache  ou  la  moitié 
d'une  vache,  c'est-à-dire  que  le  lait  de  la  bote  se  divise  entre  deux  familles,  qui  la 
traient  alternativement. 


Ii!l0  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

leurs  épaules,  développe  leurs  formes;  aussi  sont-elles  généralement 
bien  faites,  et  elles  le  savent.  Sur  le  théâtre  de  leurs  occupations 
journalières,  elles  se  montrent  propres  et  bien  vêtues;  si,  par  ha- 
sard, quelques-unes  d'entre  elles  n'ont  pas  des  souliers  cirés  et 
luisans,  elles  les  cachent  avec  un  air  de  honte  sous  leur  jupe  trop 
courte,  quand  un  étranger  visite  les  travaux.  Au  moment  de  quit- 
ter l'atelier,  elles  réparent  à  la  hâte,  mais  avec  art,  le  désordre 
que  le  lavage  des  minerais  a  introduit  dans  leur  toilette.  Elles  s'a- 
vancent alors  par  groupes  à  travers  les  champs.  Ces  groupes  pré- 
sentent plus  d'un  contraste  :  les  jeunes  filles  rient,  chantent  et  aga- 
cent les  jeunes  gens,  les  enfans  jouent,  tandis  que  les  vieux  mineurs 
marchent  en  silence  et  d'un  air  absorbé,  songeant  à  leur  souper. 
A  mesure  qu'on  passe  devant  les  cottages  rangés  sur  le  bord  de  la 
route,  la  troupe  joyeuse  diminue  naturellement,  et  celui  ou  celle 
qui  demeure  le  plus  loin  de  la  mine,  ainsi  que  le  dernier  survi- 
vant d'une  nombreuse  famille,  continue  son  chemin  dans  la  soli- 
tude. Les  jeunes  filles  ont  travaillé  toute  la  journée  pour  un  bien 
faible  salaire,  généralement  sept  ou  hmt  pence.  Quelquefois  cet  ar- 
gent est  honorablement  employé  à  soutenir  une  vieille  mère,  ou 
bien  à  accroître  dans  une  proportion  quelconque  le  bien-être  de  la 
famille;  mais  trop  souvent  aussi  ce  mince  et  pauvre  gain  ne  sert 
qu'à  satisfaire  la  coquetterie.  En  vain  les  parens  cherchent- ils  à 
combattre  ce  penchant  funeste;  les  jeunes  filles  sortent  de  la  maison 
mises  avec  simplicité,  mais  au  détour  d'une  haie  elles  tirent  de 
leur  poche  un  voile,  une  broche  ou  tout  autre  ornement  qu'elles 
ajoutent  à  leur  toilette.  Les  ouvrières  des  juines  ont  d'ailleurs  un 
ennemi  intime,  c'est  le  packman.  On  donne  ce  nom  à  un  colporteur 
qui  vend  quelquefois  de  tout,  du  sucre,  du  café,  du  thé,  mais  sur- 
tout des  étoffes  et  des  habits.  Comme  il  reparaît  tous  les  quinze 
jours,  on  l'appelle  aussi,  dans  le  langage  familier,  Jonhny  fortnight 
(Jean -la-quinzaine).  Cet  homme  tente  les  jeunes  filles  par  leur  côté 
faible,  la  vanité.  Comme  il  ne  demande  point  en  argent  comptant 
la  valeur  de  ses  marchandises,  et  qu'il  se  contente  au  contraire  d'un 
léger  paiement  par  quinzaine  ou  par  mois,  le  marché  est  bientôt 
conclu.  A  quoi  bon  être  jolie,  si  l'on  ne  fait  point  aussi  quelques 
frais  pour  aider  et  relever  la  nature?  La  jeune  fille  est-elle  sur  le 
point  de  se  marier,  \t  packman  lui  persuade  qu'elle  a  besoin  d'une 
corbeille  de  noces.  Elle  paiera  plus  tard  cette  dette  sur  les  gains  de 
son  mari,  et  la  transaction  sera  tenue  secrète,  car  Jonhny  fortnight 
se  représente  comme  un  modèle  de  discrétion.  C'est  toujours  la 
même  histoire,  le  pacte  de  la  jeune  fille  qui  se  donne  au  diable. 
A  partir  de  ce  jour  en  effet,  elle  tombe  sous  la  dépendance  de  cet 
homme,  qui  la  menace  de  tout  révéler,  si  elle  ne  tient  point  ses  en- 
gagemens,  ou  si  elle  refuse  les  marchandises  offertes  par  la  suite. 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  liki 

Il  est  vrai  que  les  mineurs  ont  recours,  de  leur  côté,  aux  mêmes 
moyens  pour  se  procurer  les  habits  du  dimanche.  En  Gornouaille, 
le  dimanche  est  aux  jours  de  la  semaine  ce  ([u'est  aux  pantomimes 
anglaises  la  scène  finale  de  la  transformai  ion.  Vous  ne  reconnaî- 
triez plus  dès  le  matin  la  population  ordinaire  des  mineurs,  larves 
sous  terre  pendant  la  semaine,  papillons  au  soleil  du  sabbat.  Les 
hommes  ont  ce  jour-là  des  habits  noirs,  leurs  femmes  des  robes 
de  soie  et  des  chapeaux  à  fleurs.  Après  tout,  cette  tendance  est-elle 
blâmable?  L'élégance  étant  un  des  fruits  de  la  civilisation,  tout  le 
monde  veut  y  atteindre,  comme  au  signe  extérieur  d'une  vie  hono- 
rable et  laborieuse.  Les  Anglais  ne  comprennent  guère  que  l'éga- 
lité par  en  haut,  l'égalité  qui  aspire.  A  celle-là,  ils  sacrifient  beau- 
coup; aussi,  malgré  de  profondes  différences  de  rang  et  de  fortune, 
la  Grande-Bretagne  est-elle  de  toutes  les  nations  celle  où  le  costume 
se  montre  le  plus  uniforme  et  se  rapproche  le  plus  du  luxe. 

Les  mines  de  la  Gornouaille  sont  pour  le  royaume-uni  une  source 
toujours  renaissante  de  richesses.  Les  Anglais  attribuent  ces  ri- 
chesses à  la  nature  du  sous-sol,  mais  aussi  en  grande  partie  au  sys- 
tème de  libre  exploitation  par  les  compagnies.  Ils  ne  professent,  je 
dois  le  déclarer,  qu'une  estime  médiocre  pour  notre  administration 
française  des  mines,  toute  chargée  de  règlemens  et  de  lisières.  Ge 
n'est  point  qu'ils  ne  reconnaissent  beaucoup  de  science  et  de  talent 
à  nos  élèves  de  l'École  des  mines,  mais  ils  accusent  l'état  de  trop 
intervenir  et  d'exercer  ainsi  une  pression  funeste  sur  l'esprit  d'ini- 
tiative et  sur  les  ressources  morales  du  pays  dans  l'exécution  des 
travaux.  Notre  belle  organisation,  avec  le  service  ordinaire^  le  ser- 
vice extraordinaire  et  le  service  délaclié ,  ne  les  tente  nullement. 
On  voit  trop,  disent-ils  encore,  au-dessus  de  tous  ces  rouages  la 
main  du  pouvoir;  on  ne  distingue  point  assez  l'action  des  individus, 
ni  la  force  impulsive  des  capitaux  associés.  Que  voulez-vous?  ces 
malheureux  Anglais  n'entendent  rien  aux  bienfaits  d'un  gouverne- 
ment paternel.  Se  croyant  assez  grands  pour  traiter  eux-mêmes 
leurs  affaires,  ils  ont  écarté  la  protection  de  l'état,  et,  mettant  vi- 
goureusement la  main  à  l'œuvre,  ils  ont  forcé  les  entrailles  de  la 
terre  à  les  enrichir.  Si  l'on  jugeait  des  deux  systèmes  par  les  con- 
séquences, comme  l'Évangile  nous  recommande  de  juger  l'arbre 
aux  fruits,  on  n'hésiterait  point  à  se  prononcer  pour  le  dernier.  Le 
self  government  appliqué  à  l'industrie  des  mines  a  produit  en  Gor- 
nouaille des  fortunes  auxquelles  on  ne  peut  rien  comparer;  il 
donne  du  travail  à  quinze  ou  vingt  mille  ouvriers,  et  d'une  pointe 
de  terre  à  laquelle  la  nature  avait  beaucoup  refusé,  il  a  fait  une 
corne  d'abondance  pour  la  Grande-Bretagne. 

Alphonse  Esquiros. 


LA 


SCIENCE    IDÉALE 


LA  SCIENCE  POSITIVE 


A     M.     ERNEST     RENAN. 


Votre  exposition  du  système  ou  plutôt  de  l'histoire  du  monde, 
telle  que  vous  l'entendez,  a  dû  exciter,  j'en  suis  sûr,  l'étonnement  de 
bien  des  gens.  Les  uns  n'admettent  point  qu'il  soit  permis  de  traiter 
de  pareilles  questions,  parce  qu'ils  ont  à  priori  des  solutions  com- 
plètes sur  l'origine  et  sur  la  fin  de  toutes  choses.  Les  autres  au 
contraire  ne  conçoivent  même  pas  que  l'on  puisse  les  aborder  à  au- 
cun point  de  vue  d'une  manière  sérieuse  et  parvenir  à  des  solutions 
qui  aient  le  moindre  degré  de  probabilité.  Ils  rejettent  complète- 
ment les  expositions  de  ce  genre  et  les  regardent  comme  étrangères 
au  domaine  scientifique.  En  fait,  la  légitimité  et  surtout  la  certi- 
tude de  semblables  conceptions  peuvent  toujours  être  controver- 
sées, parce  que  les  données  positives  d'un  ordre  général  et  imper- 
sonnel et  les  aperçus  poétiques  d'un  ordre  particulier  et  individuel 
concourent  à  en  former  la  trame. 

C'est  des  premières  données  que  les  systèmes  de  cette  nature 
tirent  leur  force  ou  plutôt  leur  degré  de  vraisemblance;  c'est  par 
les  autres  qu'ils  prêtent  le  flanc  et  sont  exposés  à  être  traités  de 
pures  chimères.  Mais  si  l'on  n'accepte  le  mélange  de  ces  deux  élé- 
mens,  tout  système  régulier,  toute  conception  d'ensemble  de  la  na- 


LA    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  Z|âS 

ture  est  impossible.  Et  cependant  l'esprit  humain  est  porté  par  une 
impérieuse  nécessité  à  aflirmer  le  dernier  mot  des  choses,  ou  tout  au 
moins  à  le  chercher.  C'est  cette  nécessité  qui  rend  légitimes  de 
semblables  tentatives,  mais  à  la  condition  de  leur  assigner  leur  vrai 
caractère,  c'est-à-dire  de  montrer  explicitement  quelles  sont  les 
données  positives  sur  lesquelles  on  s'appuie  et  quelles  sont  les  don- 
nées hypothétiques  que  l'on  a  introduites  pour  rendre  la  construc- 
tion possible.  En  un  mot,  il  faut  bien  marquer  que  l'on  procède  ici 
par  une  tout  autre  méthode  que  celle  de  la  vieille  métaphysique, 
et  que  les  solutions  auxquelles  on  arrive,  loin  d'être  les  plus  cer- 
taines dans  l'ordre  de  la  connaissance,  et  celles  dont  on  déduit  à 
priori  tout  le  reste  par  voie  de  syllogisme,  sont  au  contraire  les 
plus  flottantes.  Bref,  dans  les  tentatives  qui  appartiennent  à  ce  que 
j'appellerai  la  science  idéale,  qu'il  s'agisse  du  monde  physique  ou 
du  monde  moral,  il  n'y  a  de  probabilité  qu'à  la  condition  de  s'ap- 
puyer sur  les  mêmes  méthodes  qui  font  la  force  et  la  certitude  de 
la  science  positive. 

1. 

La  science  positive  ne  poursuit  ni  les  causes  premières  ni  la  fin 
des  choses;  mais  elle  procède  en  établissant  des  faits  et  en  les  rat- 
tachant les  uns  aux  autres  par  des  relations  immédiates.  C'est  la 
chaîne  de  ces  relations,  chaque  jour  étendue  plus  loin  par  les  efforts 
de  l'intelligence  humaine,  qui  constitue  la  science  positive.  Il  est 
facile  de  montrer  clans  quelques  exemples  comment,  en  partant  des 
faits  les  plus  vulgaires,  de  ceux  qui  font  l'objet  de  l'observation 
journalière,  la  science  s'élève,  par  une  suite  de  pourquoi  sans  cesse 
résolus  et  sans  cesse  renaissans,  jusqu'aux  notions  générales  qui 
représentent  l'explication  commune  d'un  nombre  immense  de  phé- 
nomènes. 

Commençons  par  des  notions  empruntées  à  l'ordre  physique. 
Pourquoi  une  torche,  une  lampe  éclairent-elles?  Yoilà  une  ques- 
tion bien  simple,  qui  s'est  présentée  de  tout  temps  à  la  curiosité  hu- 
maine. Nous  pouvons  répondre  aujourd'hui  :  parce  que  la  torche, 
en  brûlant,  dégage  des  gaz  mêlés  de  particules  solides  de  charbon 
et  portés  à  une  température  très  élevée.  —  Cette  réponse  n'est  pas 
arbitraire  ou  fondée  sur  le  raisonnement;  elle  résulte  d'un  examen 
direct  du  phénomène.  En  effet,  les  gaz  concourent  à  former  cette 
colonne  brûlante  qui  s'échappe  de  la  cheminée  des  lampes;  la  chi- 
mie peut  les  recueillir  et  les  analyser  dans  ses  appareils.  Le  charbon 
se  déposera,  si  l'on  introduit  dans  la  flamme  un  corps  froid.  Quant  à 
la  haute  température  des  gaz,  elle  est  manifeste,  et  elle  peut  être 


liàh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mesurée  avec  les  instrumens  des  physiciens.  —  Voilà  donc  la  lu- 
mière de  la  torche  expliquée,  c'est-à-dire  rapportée  à  ses  causes 
prochaines. 

Mais  aussitôt  s'élèvent  de  nouvelles  questions.  Pourquoi  la  torche 
dégage-t-elle  des  gaz?  Pourquoi  ces  gaz  renferment-ils  du  charbon 
en  suspension?  Pourquoi  sont-ils  portés  à  une  température  élevée? 
—  On  y  répond  en  soumettant  ces  faits  à  une  observation  plus  appro- 
fondie. La  torche  renferme  du  charbon  et  de  l'hydrogène,  tous  deux 
élémens  combustibles.  Ce  sont  là  des  faits  observables  :  le  charbon 
l)eut  être  isolé  en  chauffant  très  fortement  la  matière  de  la  torche  ; 
l'hydrogène  fait  partie  de  l'eau  qui  se  produit  lorsqu'on  brûle  la 
torche.  Ces  deux  élémens  combustibles  de  la  torche  enflammée  s'u- 
nissent avec  un  des  élémens  de  l'air,  l'oxygène,  ce  qui  est  un  nou- 
veau fait  établi  par  l'analyse  des  gaz  dégagés.  Or  cette  union  des 
élémens  de  la  torche,  charbon  et  hydrogène,  avec  un  élément  de 
l'air,  l'oxygène,  produit,  comme  le  prouve  l'expérience  faite  sur  les 
élémens  isolés,  une  très  grande  quantité  de  chaleur.  Nous  avons 
donc  expliqué  l'élévation  de  la  température.  En  même  temps  nous 
expliquons  pourquoi  la  torche  dégage  des  gaz.  C'est  surtout  parce 
que  ses  élémens  unis  à  l'oxygène  produisent,  l'un  (le  charbon)  de 
l'acide  carbonique,  naturellement  gazeux,  l'autre  (l'hydrogène) 
de  l'eau,  qui  à  cette  haute  température  se  réduit  en  vapeur,  c'est- 
à-dire  en  gaz.  —  Enfin  le  charbon  pulvérulent  et  suspendu  dans 
la  flamme,  à  laquelle  il  donne  son  éclat,  se  produit,  parce  que 
l'hydrogène ,  plus  combustible  que  le  charbon ,  brûle  le  premier 
aux  dépens  de  l'oxygène,  tandis  que  le  charbon  mis  à  nu  arrive 
à  l'état  solide  jusqu'à  la  surface  extérieure  de  la  flamme  :  selon 
qu'il  y  brûle  plus  ou  moins  complètement,  la  flamme  est  éclairante 
ou  fuligineuse. —  Voilà  donc  la  série  de  nos  seconds  pourquoi  réso- 
lue, expliquée,  c'est-à-dire  ramenée  par  l'observation  des  faits  à 
des  notions  d'un  ordre  plus  général. 

Ces  notions  se  réduisent  en  définitive  à  ceci  :  la  combinaison  avec 
l'oxygène  des  élémens  de  la  torche,  c'est-à-dire  du  carbone  et  de 
l'hydrogène,  produit  de  la  chaleur.  —  Elles  sont  plus  générales  que 
le  fait  particulier  dont  nous  sommes  partis.  En  elfet,  elles  expli- 
quent non-seulement  pourquoi  la  torche  est  lumineuse,  mais  aussi 
pourquoi  la  combustion  du  bois,  de  la  houille,  de  l'huile,  de  l'es- 
prit-de-vin,  du  gaz  de  l'éclairage,  etc.,  produit  de  la  lumière.  L'ob- 
servation de  ces  effets  divers  prouve  qu'ils  dérivent  d'une  même 
cause  prochaine.  Presque  tous  les  phénomènes  de  lumière  et  de 
chaleur  que  nous  produisons  dans  la  vie  commune  s'expliquent  de 
la  même  manière.  On  voit  ici  comment  la  science  positive  s'élève  à 
des  vérités  générales  par  l'étude  individuelle  des  phénomènes.  Avant 


LA   SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  hhb 

d'insister  toutefois  sur  le  caractère  de  sa  méthode,  poursuivons-en 
les  applications  jusqu'à  des  vérités  d'un  ordr^  plus  élevé. 

Pourquoi  le  charbon,  l'hydrogène,  en  se  combinant  avec  l'oxy- 
gène, produisent-ils  de  la  chaleur?  Telle  est  la  question  qui  se  pré- 
sente maintenant  à  nous.  L'expérience  des  chimistes  a  répondu  que 
c'est  là  un  cas  particulier  d'une  loi  générale,  en  vertu  de  laquelle 
toute  combinaison  chimique  dégage  de  la  chaleur.  Le  soufre  de  l'al- 
lumette qui  brûle,  c'est-à-dire  qui  s'unit  à  l'oxygène,  le  phosphore 
qui  se  combine  à  ce  même  oxygène  avec  une  lueur  éblouissante,  le 
fer  détaché  des  pieds  des  chevaux  qui  brûle  en  étincelles,  le  zinc 
qui  produit  cette  lumière  bleuâtre  et  aveuglante  des  feux  d'artifice, 
fournissent  de  nouveaux  exemples,  connus  de  tout  le  monde  et  pro- 
pres à  démontrer  cette  loi  générale.  Elle  embrasse  des  milhers  de 
phénomènes  qui  se  développent  chaque  jour  devant  nos  yeux.  La 
chaleur  de  nos  foyers  et  de  nos  calorifères,  celle  qui  fait  marcher 
les  machines  à  vapeur,  aussi  bien  que  celle  qui  maintient  la  vie  et 
l'activité  des  animaux,  sont  produites,  l'expérience  le  prouve,  par 
la  combinaison  des  élémens.  Nous  voici  donc  arrivés  à  l'une  des 
notions  fondamentales  de  la  chimie,  à  l'une  des  causes  qui  produi- 
sent les  effets  les  plus  nombreux  et  les  plus  importans  dans  l'uni- 
vers. 

Nous  ne  sommes  cependant  pas  encore  au  bout  de  nos  pourquoi. 
Derrière  chaque  problème  résolu,  l'esprit  humain  soulève  aussitôt 
un  problème  nouveau  et  plus  étendu.  Pourquoi  la  combinaison  chi- 
mique dégage-t-elle  de  la  chaleur?  Voilà  ce  que  l'on  se  demande 
maintenant.  Or  les  expériences  les  plus  récentes  tendent  à  établir 
que  la  réponse  doit  être  tirée  des  faits  qui  réduisent  la  chaleur  à 
des  explications  purement  mécaniques.  La  chaleur  paraît  n'être 
autre  chose  qu'un  mouvement,  ou  plus  exactement  un  travail  spé- 
cial des  dernières  particules  des  corps;  en  effet,  ce  mouvement  peut 
être  transformé  à  volonté  et  d'une  manière  équivalente  dans  les 
travaux  ordinaires,  produits  par  l'action  de  la  pesanteur  et  des  agens 
mécaniques  proprement  dits.  Telle  est  précisément  l'origine  du  tra- 
vail des  machines  à  vapeur.  Or,  dans  l'acte  de  la  combinaison  chi- 
mique, les  particules  des  corps  changent  de  distance  et  de  position 
relatives,  d'où  résulte  un  travail  qui  se  traduit  par  un  dégagement 
de  chaleur.  C'est  en  vertu  d'un  effet  analogue,  mais  plus  palpable, 
que  le  fer  frappé  par  le  marteau  s'échauffe,  le  rapprochement  des 
particules  du  fer  et  le  genre  de  mouvement  qu'elles  ont  pris  don- 
nant lieu  à  cette  même  transformation  équivalente  d'un  phénomène 
mécanique  en  un  phénomène  calorifique.  Tout  dégagement  de  cha- 
leur produit,  soit  par  une  action  chimique,  soit  par  une  action  de 
toute  autre  nature,  devient  ainsi  un  cas  particulier  de  la  mécanique. 


Zi/i()  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  physique  et  la  chimie  se  ramènent  dès  lors  à  la  mécanique, 
non  en  vertu  d'aperçus  obscurs  et  incertains,  non  à  la  suite  de  rai- 
sonnemens  à  priori^  mais  au  moyen  de  notions  indubitables,  tou- 
jours fondées  sur  l'observation  et  sur  l'expérience,  et  qui  tendent 
à  établir,  par  l'étude  directe  des  transformations  réciproques  des 
forces  naturelles,  leur  identité  fondamentale. 

Pour  atteindre  à  de  si  grands  résultats,  pour  enchaîner  une  telle 
multitude  de  phénomènes  par  les  liens  d'une  même  loi  générale  et 
conforme  à  la  nature  des  choses,  l'esprit  humain  a  suivi  une  mé- 
thode simple  et  invariable.  Il  a  constaté  les  faits  par  l'observation 
et  par  l'expérience;  il  les  a  comparés,  et  il  en  a  tiré  des  relations, 
c'est-à-dire  des  faits  plus  généraux,  qui  ont  été  à  leur  tour,  et  c'est 
là  leur  seule  garantie  de  réalité,  vérifiés  par  l'observation  et  par  l'ex- 
périence. Une  généralisation  progressive,  déduite  des  faits  anté- 
rieurs et  vérifiée  sans  cesse  par  de  nouvelles  observations,  conduit 
ainsi  notre  connaissance  depuis  les  phénomènes  vulgaires  et  parti- 
culiers jusqu'aux  lois  naturelles  les  plus  abstraites  et  les  plus  éten- 
dues; mais  dans  la  construction  de  cette  pyramide  de  la  science 
toutes  les  assises,  de  la  base  au  sommet,  reposent  sur  l'observation 
et  sur  l'expérience.  C'est  un  des  principes  de  la  science  positive 
qu'aucune  réalité  ne  peut  être  établie  par  le  raisonnement.  Le  monde 
ne  saurait  être  deviné.  Toutes  les  fois  que  nous  raisonnons  sur  des 
existences,  les  prémisses  doivent  être  tirées  de  l'expérience  et  non 
de  notre  propre  conception  ;  de  plus  la  conclusion  que  l'on  tire  de 
telles  prémisses  n'est  que  probable  et  jamais  certaine  :  elle  ne  devient 
certaine  que  si  elle  est  trouvée,  à  l'aide  d'une  observation  directe, 
conforiTi»  à  la  réalité. 

Tel  est  le  principe  solide  sur  lequel  reposent  les  sciences  mo- 
dernes, l'origine  de  tous  leurs  développemens  véritables,  le  fil  con- 
ducteur de  toutes  les  découvertes  si  rapidement  accumulées  depuis 
le  commencement  du  xvii*'  siècle  dans  tous  les  ordres  de  la  con- 
naissance humaine. 

Cette  méthode  est  tard  venue  dans  le  monde  ;  son  triomphe,  sinon 
sa  naissance,  est  l'œuvre  des  temps  modernes.  L'esprit  humain  d'a- 
bord avait  procédé  autrement.  Lorsqu'il  osa  pour  la  première  fois 
s'abandonner  à  lui-même,  il  chercha  à  deviner  le  monde  et  à  le 
construire,  au  lieu  de  l'observer.  C'est  par  la  méditation  poursuivie 
pendant  des  années,  par  la  concentration  incessante  de  leur  intelli- 
gence, que  les  sages  indiens  s'elTorçaient  d'arriver  à  la  conception 
souveraine  des  choses,  et  par  suite  à  la  domination  sur  la  nature. 
Les  Grecs  n'eurent  pas  moins  de  confiance  dans  la  puissance  de  la 
spéculation,  comme  en  témoignent  l'histoire  des  philosophes  de  la 
Grande-Grèce  et  celle  des  néo-platoniciens.  Le  rapide  progrès  des 


LA.    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  Ilh7 

sciences  mathématiques  entretenait  cette  illusion.  A  l'aide  de  quel- 
ques axiomes  tirés  soit  de  l'esprit  humain,  soit  de  l'observation,  et 
en  procédant  uniquement  par  voie  de  raisonnement,  la  géométrie 
avait  commencé,  dès  le  temps  des  Grecs,  à  élever  ce  merveilleux 
édifice,  qui  a  subsisté  et  subsistera  toujours  sans  aucun  changement 
essentiel.  La  logique  règne  ici  en  souveraine,  mais  c'est  dans  le 
monde  des  abstractions.  Les  déductions  mathématiques  ne  sont 
certaines  que  dans  leur  ordre  même;  elles  n'ont  aucune  existence 
effective  en  dehors  de  la  logique.  Si  on  les  applique  à  l'ordre  des 
réalités ,  où  elles  constituent  un  instrument  puissant ,  elles  tombent 
aussitôt  sous  la  condition  commune,  c'est-à-dire  que  les  prémisses 
doivent  être  tirées  de  l'observation,  et  que  la  conclusion  doit  être 
contrôlée  par  cette  même  observation;  mais  le  vrai  caractère  de  ces 
applications  ne  fut  pas  reconnu  d'abord,  et  l'on  a  cru  en  général, 
jusque  dans  les  temps  modernes,  pouvoir  construire  le  système  du 
monde  par  voie  de  déduction  et  à  fimage  de  la  géométrie. 

Au  commencement  du  xwiV  siècle,  le  changement  de  méthode  s'o- 
père d'une  manière  décisive  dans  les  travaux  de  Galilée  et  des  aca- 
démiciens de  Florence.  Ce  sont  les  véritables  ancêtres  de  la  science 
positive  :  ils  ont  posé  les  premières  assises  de  l'édifias  qui  depuis 
n'a  pas  cessé  de  s'élever.  Le  xviii*'  siècle  a  vu  le  triomphe  de  la  nou- 
velle méthode  :  des  sciences  physiques,  où  elle  était  d'abord  renfer- 
mée, il  l'a  transportée  dans  les  sciences  politiques,  économiques, 
et  jusque  dans  le  monde  moral.  Diriger  la  société  conformément  aux 
principes  de  la  science  et  de  la  raison,  tel  a  été  le  but  final  du 
wiii*^  siècle.  L'organisation  primitive  de  l'Institut  est  là  pour  en  té- 
moigner. Mais  l'application  de  la  science  aux  choses  morales  ré- 
clame une  attention  particulière ,  car  cette  extension  universelle  de 
la  méthode  positive  est  décisive  dans  l'histoire  de  l'humanité. 

Jusqu'ici  j'ai  parlé  surtout  des  sciences  physiques,  et  j'ai  dit  que 
l'on  ne  saurait  arriver  à  la  connaissance  des  choses  autrement  que 
par  l'observation  directe.  Ceci  est  vrai  pour  le  monde  des  êtres 
vivans  comme  pour  celui  des  êtres  inorganiques,  pour  le  monde 
moral  comme  pour  le  monde  physique. 

Dans  l'ordre  moral,  comme  dans  l'ordre  matériel,  il  s'agit  d'abord 
d'établir  les  faits  et  de  les  contrôler  par  l'observation,  puis  de  les 
enchaîner  en  s'appuyant  sans  cesse  sur  cette  même  observation. 
Tout  raisonnement  qui  tend  à  les  déduire  à  prioj^i  de  quelque 
axiome  abstrait  est  chimérique  ;  tout  raisonnement  qui  tend  à  op- 
poser les  unes  aux  autres  des  vérités  de  fait,  et  à  en  détruire  quel- 
ques-unes en  vertu  du  principe  logique  de  contradiction,  est  éga- 
lement chimérique.  C'est  l'observation  des  phénomènes  du  monde 
moral,  révélés  soit  par  la  psychologie,  soit  par  l'histoire  et  l'écono- 


/l/jS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mie  politique,  c'est  l'étude  de  leurs  relations  graduellement  géné- 
ralisées et  incessamment  vérifiées  qui  servent  de  fondement  à  la 
connaissance  scientifique  de  la  nature  humaine.  La  méthode  qui 
résout  chaque  jour  les  problèmes  du  monde  matériel  et  industriel 
est  la  seule  qui  puisse  résoudre  et  qui  résoudra  tôt  ou  tard  les  pro- 
blèmes fondamentaux  relatifs  à  l'organisation  des  sociétés. 

C'est  en  établissant  les  vérités  morales  sur  le  fondement  solide 
de  la  raison  pratique  que  Kant  leur  a  donné,  à  la  fin  du  siècle  der- 
nier, leur  base  véritable  et  leurs  assises  définitives.  Le  sentiment 
du  bien  et  du  mal  est  un  fait  primordial  de  la  nature  humaine  ;  il 
s'impose  à  nous  en  dehors  de  tout  raisonnement,  de  toute  croyance 
dogmatique,  de  toute  idée  de  peine  ou  de  récompense.  La  notion  du 
devoir,  c'est-à-dire  la  règle  de  la  vie  pratique,  est  par  là  reconnue 
comme  un  fait  primitif,  en  dehors  et  au-dessus  de  toute  discussion. 
Elle  ne  peut  plus  désormais  être  compromise  par  l'écroulement  des 
hypothèses  métaphysiques  auxquelles  on  l'a  si  longtemps  rattachée. 
Il  en  est  de  même  de  la  liberté,  sans  laquelle  le  devoir  ne  serait 
qu'un  mot  vide  de  sens.  La  discussion  abstraite  si  longtemps  agitée 
entre  le  fatalisme  et  la  liberté  n'a  plus  de  raison  d'être.  L'homme 
sent  qu'il  est  libre  :  c'est  un  fait  qu'aucun  raisonnement  ne  saurait 
ébranler.  Voilà  quelques-unes  des  conquêtes  capitales  de  la  science 
moderne. 

Ainsi  la  science  positive  a  conquis  peu  à  peu  dans  l'humanité  une 
autorité  fondée,  non  sur  le  raisonnement  abstrait,  mais  sur  la  con- 
formité nécessaire  de  ses  résultats  avec  la  nature  même  des  choses.  " 
L'enfant  se  plaît  dans  le  rêve,  et  il  en  est  de  même  des  peuples  qui 
commencent;  mais  rien  ne  sert  de  rêver,  si  ce  n'est  à  se  faire  illu- 
sion à  soi-même.  Aussi  tout  homme  préparé  par  une  éducation  suffi- 
sante accepte-t-il  d'abord  les  résultats  de  la  science  positive  comme 
la  seule  mesure  de  la  certitude.  Ces  résultats  sont  aujourd'hui  de- 
venus si  nombreux,  que,  dans  l'ordre  des  connaissances  positives, 
l'homme  le  plus  ordinaire,  pourvu  d'une  instruction  moyenne,  a 
une  science  infiniment  plus  étendue  et  plus  profonde  que  les  plus 
grands  hommes  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge. 

Les  anciennes  opinions,  nées  trop  souvent  de  l'ignorance  et  de  la 
fantaisie,  disparaissent  peu  à  peu  pour  faire  place  à  des  convictions 
nouvelles,  fondées  sur  l'observation  de  la  nature,  j'entends  de  la 
nature  morale  aussi  bien  que  de  la  nature  physique.  Les  premières 
opinions  avaient  sans  cesse  varié,  parce  qu'elles  étaient  arbitraires; 
les  nouvelles  subsisteront,  parce  que  la  réalité  en  devient  de  plus 
en  plus  manifeste,  à  mesure  qu'elles  trouvent  leur  application  dans 
la  société  humaine,  depuis  l'ordre  matériel  et  industriel  jusqu'à 
l'ordre  moral  et  intellectuel  le  plus  élevé.  La  puissance  qu'elles 


LA    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  449 

donnent  à  l'homme  sur  le  monde  et  sur  l'homme  lui-même  est  leur 
plus  solide  garantie.  Quiconque  a  goûté  de  ce  fruit  ne  saurait  plus 
s'en  détacher.  Tous  les  esprits  réfléchis  sont  ainsi  gagnés  sans  re- 
tour, à  mesure  que  s'efface  la  trace  des  vieux  préjugés,  et  il  se 
constitue  dans  les  régions  les  plus  hautes  de  l'humanité  tout  un 
ensemble  de  convictions  qui  ne  seront. plus  jamais  renversées. 

II. 

J'ai  dit  cet^u'était  la  science  positive,  son  objet,  sa  méthode,  sa 
certitude;  je  vais  maintenant  parler  de  la  science  idéale.  Commen- 
çons par  son  objet. 

La  science  positive  n'embrasse  qu'une  partie  du  domaine  de  la 
connaissance,  telle  que  l'humanité  l'a  poursuivie  jusqu'à  présent. 
Elle  assemble  les  faits  observés  et  construit  la  chaîne  de  leurs  rela- 
tions ;  mais  cette  chaîne  n'a  ni  commencement  ni  fin,  je  ne  dis  pas 
certains,  mais  même  entrevus.  La  recherche  de  l'origine  et  celle 
de  la  lin  des  choses  échappent  à  la  science  positive.  Jamais  elle 
n'aborde  les  relations  du  fini  avec  l'infini.  Cette  impuissance  doit- 
elle  être  regardée  comme  inhérente  à  l'intelligence  humaine?  Faut- 
il,  avec  une  école  qui  compte  en  France  et  ailleurs  d'illustres  par- 
tisans, faut-il  regarder  comme  vaine  toute  curiosité  qui  s'étend 
au-delà  des  relations  immédiates  entre  les  phénomènes?  Faut-il  re- 
jeter parmi  les  stériles  discussions  de  la  scolastique  tous  les  autres 
problèmes,  parce  que  la  solution  de  ces  problèmes  ne  comporte  ni 
la  même  clarté,  ni  la  même  certitude? 

La  réponse  doit  être  cherchée  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  : 
c'est  la  seule  manière  de  rester  fidèle  à  la  méthode  elle-même.  Or 
la  science  des  relations  directement  observables  ne  répond  pas  com- 
plètement et  n'a  jamais  répondu  aux  besoins  de  l'humanité.  En 
deçà  comme  au-delà  de  la  chaîne  scientifique,  l'esprit  humain 
conçoit  sans  cesse  de  nouveaux  anneaux;  là  où  il  ignore,  il  est 
conduit  par  une  force  invincible  à  construire  et  à  imaginer,  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  remonté  aux  causes  premières.  Derrière  le  nuage  qui 
enveloppe  toute  fin  et  toute  origine,  il  sent  qu'il  y  a  des  réalités 
qui  s'imposent  à  lui,  et  qu'il  est  forcé  de  concevoir  idéalement,  s'il 
ne  peut  les  connaître.  Il  sent  que  là  résident  les  problèmes  fonda- 
mentaux de  sa  destinée.  Ces  réalités  cachées,  ces  causes  premières, 
l'esprit  humain  les  rattache  d'une  manière  fatale  aux  faits  scienti- 
fiques, et,  réunissant  le  tout,  il  en  forme  un  ensemble,  un  système 
embrassant  l'universalité  des  choses  matérielles  et  morales. 

Ce  procédé  de  l'esprit  humain  représente  donc  un  fait  d'obser- 
vation, prouvé  par  l'étude  de  chaque  époque,  de  chaque  peuple, 

TOME  XLVIII.  29 


Zl50  REVUE    DEô    DEUX    MONDES. 

de  chaque  individu;  il  n'est  pas  permis  de  refuser  de  l'apercevoir. 
C'est  ici  un  fait  comme  tant  d'autres  :  son  existence  nécessaire  dis- 
pense d'en  discuter  la  légitimité.  Il  se  passe  dans  l'ordre  intellec- 
tuel et  moral  quelque  chose  d'analogue  à  ce  qui  existe  dans  l'ordre 
politique.  L'existence  actuelle  d'un  gouvernement  idéal  et  absolu- 
ment parfait  a  toujours  été  à  bon  droit  regardée  comme  chimérique, 
et  cependant  jamais  un  peuple  n'a  pu  subsister  un  seul  moment 
sans  un  système  gouvernem,ental  plus  ou  moins  imparfait.  De  même, 
dans  l'ordre  de  l'intelligence,  la  connaissance  rigoureuse  de  l'en- 
semble des  choses  est  inaccessible  à  l'esprit  humain,  et  cependant 
chaque  homme  est  forcé  de  se  construire  ou  d'accepter  tout  fait 
un  système  complet,  embrassant  sa  destinée  et  celle  de  l'univers. 

Comment  ce  système  doit-il  être  construit?  C'est  la  question  de  la 
méthode  dans  la  science  idéale.  Nous  allons  rappeler  quel  procédé 
scientifique  les  hommes  ont  en  général  suivi  jusqu'ici  dans  cette 
construction,  puis  nous  dirons  quelle  est,  à  notre  avis,  la  méthode 
qui  résulte  de  l'état  intellectuel  présent  et  du  développement  ac- 
quis par  les  sciences  positives. 

Interrogeons  les  premiers  philosophes  :  ((  Thaïes  regarde  l'eau 
comme  premier  principe  (1).  Anaximène  et  Diogène  établissent  que 
l'air  est  antérieur  à  l'eau  et  qu'il  est  le  principe  des  corps  simples. 
Hippase  de  Métaponte  et  Heraclite  d'Ephèse  admettent  que  le  feu 
est  le  premier  principe.  Empédocle  reconnaît  quatre  élémens,  àpii- 
tant  la  terre  aux  trois  que  nous  avons  nommés.  Anaxagore  de  Clazo- 
mène  prétend  que  le  nombre  des  principes  est  infini.  Presque  toutes 
les  choses  formées  de  parties  semblables  ne  sont  sujettes  à  d'autre 
production,  à  d'autre  destruction  que  l'agrégation  ou  la  séparation; 
en  d'autres  termes,  elles  ne  naissent  ni  ne  périssent,  elles  subsis- 
tent éternellement  (2).  » 

La  plupart  de  ces  systèmes  ne  sont  pas  fondés  seulement  sur  la 
considération  de  la  matière;  mais  ils  recourent  en  même  temps  à 
des  notions  morales  et  intellectuelles.  Parménide  invoque  comme 
principe  u  l'Amour,  le  plus  ancien  des  Dieux;  »  Empédocle  introduit 
((  l'Amitié  et  la  Discorde,  »  causes  opposées  des  effets  contraires, 
c'est-à-dire  du  bien  et  du  mal,  de  l'ordre  et  du  désordre,  qui  se 
trouvent  dans  la  nature.  Anaxagore  recourt  à  «  l'Intelligence  »  pour 
expliquer  l'ordre  universel,  tout  en  préférant  d'ordinaire  rendre 
raison  des  phénomènes  par  a  des  airs,  des  éthers,  des  eaux  et  beau- 
coup d'autres  choses  déplacées,  »  au  jugement  de  Platon  (3). 

(1)  Mptaphysique  iVAristote,  livre  i'''';  tome  I,  p.  14  et  suiv.,  traduction  de  MM.  Pierron 
et  Zévort. 

(2)  C'est  à  peu  près  la  doctrine  des  corps  simples  de  la  chimie  moderne. 

(3)  Phédon,  xcvii. 


LA    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  â51 

Voici  maintenant  le  monde  expliqué  par  des  considérations  pure- 
ment logiques.  «  Du  temps  de  ces  philosophes  et  avant  eux  (1),  ceux 
qu'on  nomme  pythagoriciens  s'appliquèrent  d'abord  aux  mathéma- 
tiques. Nourris  dans  cette  étude,  ils  pensèrent  que  les  principes  des 
mathématiques  étaient  les  principes  de  tous  les  êtres.  Les  nombres 
sont  de  leur  nature  antérieurs  aux  idées ,  et  les  pythagoriciens 
croyaient  apercevoir  dans  les  nombres,  plutôt  que  dans  le  feu,  la 
terre  et  l'eau,  une  foule  d'analogies  avec  ce  qui  est  et  ce  qui  se  pro- 
duit. Telle  combinaison  des  nombres  leur  semblait  la  justice,  telle 
autre  l'âme  et  l'intelligence.  »  C'est  pourquoi  «  ils  pensèrent  que 
les  nombres  sont  les  élémens  de  tous  les  êtres.  » 

Mais  je  ne  veux  pas  retracer  ici  l'histoire  de  la  métaphysique.  Il 
me  suffira  d'avoir  montré  par  quelques  exemples  comment  elle  a 
procédé  à  l'origine.  Le  vrai  caractère  de  sa  méthode  se  manifeste 
sans  déguisement  dans  ces  premiers  essais  naïfs  où  chaque  philo- 
sophe, frappé  vivement  par  un  phénomène  physique  ou  moral,  le 
généralise,  en  tire  par  voie  de  raisonnement  une  construction  com- 
plète et  l'explication  de  l'univers.  Depuis  lors  jusqu'aux  temps  mo- 
dernes, quels  qu'aient  été  l'art  et  la  profondeur  de  ses  construc- 
tions systématiques,  la  métaphysique  n'a  guère  changé  de  procédé. 
Elle  pose  un  ou.  plusieurs  axiomes,  empruntés  soit  au  sens  intime, 
soit  à  la  perception  extérieure;  puis  elle  opère  par  voie  rationnelle 
et  conformément  aux  règles  de  la  logique.  Elle  poursuit  la  série  de 
ses  déductions  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  constitué  le  système  complet 
du  monde,  car,  comme  dit  Aristote,  «  le  philosophe  qui  possède  par- 
faitement la  science  du  général  a  nécessairement  la  science  de  toutes 
choses...  Ce  qu'il  y  a  de  plus  scientifique,  ce  sont  les  principes  et 
les  causes.  C'est  par  leur  moyen  que  nous  connaissons  les  autres 
choses,  tandis  qu'eux,  ce  n'est  pas  par  les  autres  choses  que  nous 
les  connaissons  (2).  » 

Le  triomphe  de  cette  méthode  est  dans  l'érection  des  grandes  ma- 
chines scolastiques  du  moyen  âge,  où  le  syllogisme,  partant  de  cer- 
tains axiomes  imposés  dogmatiquement  et  au-dessus  de  toute  dis- 
cussion, règne  ensuite  en  maître  de  la  base  au  sommet.  Jusque 
dans  les  temps  modernes.  Descartes,  qui  renverse  l'ancien  édifice 
de  l'autorité  philosophique,  demeure  fidèle  à  la  méthode  déduc- 
tive.  «  J'ai  remarqué,  dit-il  (3) ,  certaines  lois  que  Dieu  a  tellement 
établies  dans  la  nature,  et  dont  il  a  imprimé  de  telles  notions  en 
nos  âmes,  qu'après  y  avoir  fait  assez  de  réflexion  nous  ne  saurions 

(1)  Aristote,  Métaphysique,  livre  i"*'';  trad.  de  MM.  Pierron  et  Zévort,  p.  23, 

(2)  Métaphysique,  livre  I""";  traduction  déjà  citée.  Le  texte  est  plus  énergique  :  Aià 
yàp  TaÙTa  xal  Èx  xoûxwv  tàXXa  yvcopiî^exat,  à>X'  où  xaiJTa  5ià  twv  Û7tox£i|ji£V(i)v. 

(3)  Discours  sur  la  Méthode,  v*  partie. 


i52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.  douter  qu'elles  ne  soient  exactement  observées  en  tout  ce  qui  est 
ou  qui  se  fait  dans  le  monde.  »  Et  plus  loin  (1)  :  «  Mais  l'ordre 
que  j'ai  tenu  en  ceci  a  été  tel.  Premièrement  j'ai  tâché  de  trou- 
ver en  général  les  principes  ou  premières  causes  de  tout  ce  qui 
est  ou  qui  peut  être  dans  le  monde,  sans  rien  considérer  pour  cet 
effet  que  Dieu  seul  qui  l'a  créé,  ni  les  tirer  d'ailleurs  que  de  cer- 
taines semences  de  vérité  qui  sont  naturellement  dans  nos  âmes. 
Après  cela,  j'ai  examiné  quels  étaient  les  premiers  et  plus  ordinaires 
effets  qu'on  pouvait  déduii-e  de  ces  causes,  et  il  me  semble  que  par 
là  j'ai  trouvé  des  cieux,  des  astres,  une  terre,  et  môme  sur  la  terre 
de  l'eau,  de  l'air,  du  feu,  des  minéraux,  et  quelques  autres  telles 
choses ,  qui  sont  les  plus  communes  de  toutes  et  les  plus  simples, 
et  par  conséquent  les  plus  aisées  à  connaître.  Puis,  lorsque  j'ai 
voulu  descendre  à  celles  qui  étaient  plus  particulières,  il  s'en  est 
tant  présenté  à  moi  de  diverses,  que  je  n'ai  pas  cru  qu'il  fût  possible 
à  l'esprit  humain  de  distinguer  les  formes  ou  espèces  de  corps  qui 
sont  sur  la  terre  —  d'une  infinité  d'autres  qui  pourraient  y  être,  si 
c'eût  été  le  vouloir  de  Dieu  de  les  y  mettre,  ni  par  conséquent  de 
les  rapporter  à  notre  usage,  si  ce  n'est  qu'on  vienne  au-devant  des 
causes  par  les  effets,  et  qu'on  se  serve  de  plusieurs  expériences 
particulières.  »  J'ai  cru  devoir  rapporter  ce  passage,  quoique  un 
peu  long,  à  cause  de  la  netteté  avec  laquelle  Descartes  y  caracté- 
rise sa  méthode.  Ce  grand  mathématicien,  que  l'on  a  souvent  pré- 
senté comme  l'un  des  fondateurs  de  la  méthode  scientifique  mo- 
derne, place  au  contraire  le  raisonnement  et  la  déduction  au  début 
et  dans  tout  le  cours  de  sa  construction.  L'expérience  n'y  intervient 
que  comme  accessoire  et  pour  démêler  les  complications  extrêmes 
du  raisonnement. 

Il  n'est  pas  jusqu'au  dernier  des  métaphysiciens,  Hegel,  qui  n'ait 
voulu  à  son  tour  reconstruire  le  monde  à  jjriori,  en  identifiant  les 
principes  des  choses  avec  ceux  d'une  logique  transformée.  L'idéal 
des  philosophes  a  presque  toujours  été  «  un  système  de  principes 
et  de  conséquences  qui  soit  vrai  par  lui-même  et  par  l'harmonie 
qui  lui  est  propre  (2).  »  Eh  bien!  il  faut  le  dire  sans  détour,  cet 
idéal  est  chimérique  :  l'expérience  des  siècles  l'a  prouvé.  Dans  le 
monde  moral  aussi  bien  que  dans  le  monde  physique,  toutes  les 
constructions  de  systèmes  absolus  ont  échoué,  comme  dépassant  la 
portée  de  la  nature  humaine.  Bien  plus,  une  telle  prétention  doit 
être  regardée  désormais  «  comme  la  chose  la  plus  opposée  à  la  con- 
naissance du  vrai  dans  le  monde  physique,  aussi  bien  que  dans  le 

(1)  Discours  sur  la  Méthode,  vi"  partie. 

(2)  Tennemann,  Manuel  de  l'Histoire  de  la  Philosophie,  traduction  de  M.  Cousin, 
t.  I",  p.  43  (1839). 


LA    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  ^53 

monde  moral  (1).  »  x\ucune  réalité,  je  le  répète  encore  une  fois,  ne 
peut  être  atteinte  par  le  raisonnement.  Les  mathématiques,  dont 
la  méthode  avait  séduit  les  anciens  aussi  bien  que  Descartes,  sont 
ici  hors  de  cause;  elles  ne  contiennent,  tous  les  géomètres  sont  au- 
jourd'hui d'accord  sur  ce  point,  d'autre  réalité  que  celle  que  l'on  y 
a  mise  à  l'avance  sous  forme  d'axiome  ou  d'hypothèse,  et  cette  réa- 
lité traverse  le  jeu  des  symboles  sans  cesser  de  demeurer  identique 
à  elle-même.  Au  contraire,  pour  passer  d'un  fait  réel  à  un  autre 
fait  réel,  il  faut  toujours  recourir  à  l'observation. 

La  métaphysique  cependant  n'est  pas  un  simple  jeu  de  l'esprit 
humain;  elle  renferme  un  certain  ordre  de  réalités,  mais  qui  n'ont 
pas  d'existence  démontrable  en  dehors  du  sujet.  La  véritable  signi- 
fication de  cette  science  a  été  clairement  établie  par  Kant  dans  sa 
Critique  de  la  Raison  pure.  Elle  étudie  les  conditions  logiques  de 
la  connaissance,  les  catégories  de  l'esprit  humain,  les  moules  sui- 
vant lesquels  il  est  obligé  de  concevoir  les  choses.  Par  là,  la  méta- 
physique aussi  peut  être  regardée  comme  une  science  positive, 
assise  sur  la  base  solide  de  l'observation.  Hâtons-nous  d'ajouter 
cependant  que  ces  moules,  envisagés  indépendamment  de  toute 
autre  réalité,  sont  vides,  aussi  bien  que  ceux  des  mathématiques, 
qui  d'ailleurs  dérivent  des  mêmes  notions ,  quoique  dans  un  ordre 
plus  restreint. 

Non-seulement  la  critique  directe  de  la  raison  prouve  qu'il  en  est 
ainsi,  mais  on  arrive  au  même  résultat  par  l'examen  des  systèmes 
qui  se  sont  succédé  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Tout  système 
métaphysique,  quelles  que  soient  ses  prétentions,  n'a  de  portée  que 
dans  l'ordre  logique;  dans  l'ordre  réel,  il  ne  fait  autre  chose  qu'ex- 
primer plus  ou  moins  parfaitement  l'état  de  la  science  de  son  temps; 
c'est  une  nécessité  à  laquelle  personne  n'a  jamais  échappé. 

Examinons  en  effet  quelques-unes  des  conceptions  que  nous  avons 
indiquées  tout  à  l'heure.  Les  systèmes  de  l'école  ionienne  répondent 
à  un  premier  coup  d'œil  jeté  sur  la  nature.  La  notion  des  lois  du 
monde  physique  commence  à  apparaître  à  Anaxagore,  comme  en 
témoignent  ces  explications  qui  scandalisaient  si  fort  Platon.  L'école 
de  Pythagore  transporte  dans  ses  théories  générales  les  découvertes 
merveilleuses  qu'elle  vient  de  faire  en  géométrie,  en  astronomie,  en 
acoustique.  Platon  lui-même,  lorsqu'il  nous  explique  à  priori,  par 
la  bouche  de  Timée,  le  plan  suivi  par  Dieu  dans  l'ordonnance  du 
monde,  expose  une  astronomie,  une  physique  et  une  physiologie  qui 
répondent  précisément  à  l'état  fort  imparfait  des  connaissances  de 
l'époque  où  il  vivait.  Dans  l'ordre  social,  sa  République  nous  repré- 

(1)  Lettres  à  M.  Villemain,  par  M.  E.  Chevreul,  sur  la  Méthode  en  général,  p.  3(3, 
1856. 


h^h  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sente  une  construction  imaginaire ,  dont  la  plupart  des  matériaux 
sont  empruntés  à  des  données  contemporaines.  Cette  notion  de  la 
beauté,  qui  donne  tant  de  charme  et  d'éclat  aux  écrits  du  philosophe 
grec,  est  la  même  que  celle  des  artistes  de  son  temps.  En  face  du 
merveilleux  développement  de  l'art  grec,  la  théorie  du  beau  s'élève, 
théorie  à  priori  et  absolue  en  apparence,  en  réalité  conçue  à  l'aide 
de  données  extérieures  présentes  sous  les  yeux  du  philosophe. 

Descartes,  pour  arriver  à  la  réforme  de  la  philosopliie,  n'échappe 
pas  à  la  loi  commune.  Il  termine  le  Discours  sur  la  Méthode  en  an- 
nonçant qu'il  a  exposé  les  lois  de  la  natiu^e  <(  sans  appuyer  ses  rai- 
sons sur  aucun  autre  principe  que  sur  les  perfections  infinies  de 
Dieu,  »  d'où  il  pense  déduire  les  propriétés  de  la  lumière,  le  sys- 
tème des  astres,  la  distribution  de  l'air  et  de  l'eau  à  la  surface  de  la 
terre,  la  formation  des  montagnes,  des  rivières,  des  métaux,  des 
plantes,  et  jusqu'à  la  structure  de  l'homme.  — Mais  le  raisonne- 
ment fondé  sur  les  attributs  de  Dieu  le  conduira-t-il  à  quelque  dé- 
couverte nouvelle?  Nullement;  les  résultats  sont  tout  simplement 
conformes  aux  connaissances  positives  que  l'on  avait  acquises  par 
l'expérience  au  milieu  du  xvii^  siècle.  Descartes  supprima  son  livre 
à  cause  de  la  condamnation  de  Galilée ,  dont  il  partageait  les  opi- 
nions sur  le  système  du  monde.  S'il  avait  vécu  cinquante  ans  plus 
tôt,  nous  n'aurions  pas  éprouvé  cette  perte.  Descartes,  resté  fidèle 
aux  opinions  astronomiques  du  xvi*'  siècle,  eût  été  orthodoxe  :  il 
aurait  démontré  à  priori  que  le  soleil  tourne  autour  de  la  terre. 

Hegel  enfin,  pour  terminer  par  un  contemporain,  n'échappe  pas 
à  la  nécessité  commune  de  la  métaphysique  :  l'univers,  qu'il  croit 
avoir  construit  uniquement  à  l'aide  de  la  logique  transcendante,  se 
trouve  conforme  de  point  en  point  aux  connaissances  à  posteriori. 
C'est  ainsi  qu'il  dresse  à  priori  toute  la  philosophie  de  l'histoire  de 
son  temps,  non  sans  en  grossir  les  derniers  événemens  par  un  effet 
d'optique  naturel  à  un  contemporain.  S'il  fallait  pénétrer  plus  avant 
dans  son  système,  je  pourrais  montrer  comment  la  vue  profonde 
qui  fait  tout  reposer  sur  le  passage  perpétuel  de  l'être  au  phéno- 
mène et  du  phénomène  à  l'être  est  sortie  des  progrès  mêmes  des 
sciences  expérimentales.  Il  suffit  pour  le  concevoir  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  le  développement  des  connaissances  scientifiques  relatives 
au  feu  et  à  la  lumière.  A  l'origine,  le  feu  était  regardé  comme  un 
élément,  comme  un  être,  à  un  titre  aussi  complet,  aussi  absolu  que 
n'importe  quel  autre.  Aujourd'hui  ce  n'est  plus  qu'un  phénomène, 
un  mouvement  spécial  des  particules  matérielles.  Il  y  a  plus  :  après 
avoir  établi  une  distinction  entre  la  flamme  et  les  particules  enflam- 
mées, on  a  voulu  pendant  quelque  temps  donner  à  la  première  pour 
support  un  fluide  particulier,  le  calorique,  dont  la  combinaison  avec 


LA    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  555 

les  élémens  constituerait  les  corps  tels  que  nous  les  connaissons. 
C'était  l'opinion  de  Lavoisier.  Mais  voici  aujourd'hui  que  l'être  ca- 
lorique s'évanouit  à  son  tour  et  se  résout  en  un  pur  phénomène  de 
mouvement.  Le  principe  de  contradiction  absolue  entre  l'être  et  le 
phénomène,  sur  lequel  reposait  la  vieille  logique  abstraite,  cesse 
d'être  applicable  aux  réalités.  Pour  la  science  moderne,  aussi  bien 
que  pour  le  langage  figuré  de  nos  aïeux,  les  Aryas  et  les  Hellènes, 
l'être  et  le  phénomène  se  confondent  dans  leur  perpétuelle  trans- 
formation. 

Cette  impuissance  de  la  logique  pure  tient  à  une  cause  plus  géné- 
rale. Pour  raisonner,  nous  sommes  forcés  de  substituer  aux  réalités 
certaines  abstractions  plus  simples,  mais  dont  l'emploi  enlève  aux 
conclusions  leur  rigueur  absolue.  Telle  est  la  cause  qui  rend  illu- 
soires toutes  les  déductions  des  systèmes  philosophiques.  Malgré 
leurs  prétentions,  ils  n'ont  jamais  fait  et  ils  n'ont  pu  faire  autre 
chose  que  retrouver,  au  moyen  d'un  à  priori  prétendu,  les  con- 
naissances de  leur  temps. 

Cependant,  si  leur  méthode  doit  être  abandonnée,  en  sera-t-il  de 
même  des  problèmes  qu'ils  ont  abordés?  Faut-il  renoncer  à  toute 
opinion  sur  les  fins  et  sur  les  origines,  c'est-à-dire  sur  la  destinée 
de  l'individu,  de  l'humanité  et  de  l'univers?  Chose  étrange!  cette 
science  a  été  la  première  qui  ait  excité  la  curiosité  humaine,  et  c'est 
elle  aujourd'hui  qui  a  besoin  d'être  justifiée.  L'obstination  de  l'es- 
prit humain  à  reproduire  ces  problèmes  prouve  qu'ils  sont  fondas 
sur  des  sentimens  généraux  et  innés  au  cœur  humain,  sentimens  qui 
doivent  être  distingués  soigneusement  des  constructions  échafau- 
dées  à  tant  de  reprises  pour  les  satisfaire.  Ils  sont  donc  légitimes 
en  tant  que  sentimens.  Faut-il  les  chasser  du  domaine  de  la  science, 
parce  qu'ils  ne  peuvent  être  résolus  avec  certitude,  et  en  aban- 
donner la  solution  au  mysticisme?  Je  ne  le  pense  pas. 

La  méthode  véritable  de  la  science  idéale  résulte  clairement  des 
données  inscrites  dans  l'histoire  même  de  la  philosophie.  Il  s'agit 
de  faire  maintenant  avec  méthode  et  pleine  connaissance  de  cause 
ce  que  les  systèmes  ont  fait  avec  une  sorte  de  dissimulation  incon- 
sciente. En  un  mot,  dans  ces  problèmes  comme  dans  les  autres,  il 
faut  accepter  les  conditions  de  toute  connaissance,  et,  sans  pré- 
tendre désormais  à  une  certitude  illusoire,  subordonner  la  science 
idéale  à  la  même  méthode  qui  fait  le  fondement  solide  de  la  science 
positive.  Pour  construire  la  science  idéale,  il  n'y  a  qu'un  seul  moyen, 
c'est  d'appliquer  à  la  solution  des  problèmes  qu'elle  pose  tous  les 
ordres  de  faits  que  nous  pouvons  atteindre,  avec  leurs  degrés  iné- 
gaux de  certitude,  ou  plutôt  de  probabilité. 

Ici  chaque  science  apportera  ses  résultats  les  plus  généraux.  Les 


A5!i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mathématiques  mettent  à  nu  les  mécanismes  logiques  de  l'intelli- 
gence humaine;  la  physique  nous  révèle  l'existence,  la  coordination, 
la  permanence  des  lois  naturelles;  l'astronomie  nous  montre  réali- 
sées les  conceptions  abstraites  de  la  mécanique,  l'ordre  universel  de 
l'univers  qui  en  découle,  enfin  la  périodicité  qui  est  la  loi  générale 
des  phénomènes  célestes. 

C'est  l'étude  de  ces  sciences  qui  nous  conduit  d'abord  à  exclure 
du  monde  l'intervention  de  toute  volonté  particulière,  c'est-à-dire 
l'élément  surnaturel.  Aux  débuts  de  l'humanité,  tout  phénomène 
était  regardé  comme  le  produit  d'une  volonté  particulière.  L'expé- 
rience perpétuelle  nous  a  au  contraire  appris  qu'il  n'en  était  jamais 
ainsi.  Toutes  les  fois  que  les  conditions  d'un  phénomène  se  trou- 
vent réalisées,  il  ne  manque  jamais  de  se  produire. 

Avec  la  chimie  s'introduisent  pour  la  première  fois  les  notions 
d'être  ou  de  substance  individuelle.  La  plupart  des  vieilles  formules 
de  la  métaphysique  s'y  trouvent  en  quelque  sorte  réalisées  sous  une 
forme  concrète;  mais  en  même  temps  apparaissent  des  notions  nou- 
velles relatives  aux  transformations  perpétuelles  de  la  matière,  à  ses 
combinaisons  et  à  ses  décompositions,  aux  propriétés  spécifiques 
inhérentes  à  son  existence  même.  C'est  ici  que  la  puissance  créa- 
trice de  l'homme  se  manifeste  avec  le  plus  d'étendue,  soit  pour  re- 
produire les  êtres  naturels  par  la  connaissance  des  lois  qui  ont  pré- 
sidé à  leur  formation,  soit  pour  en  fabriquer,  en  vertu  de  ces  lois 
mêmes,  une  infinité  d'autres  que  la  nature  n'aurait  jamais  enfantés. 

Au-delà  de  la  chimie  commencent  les  sciences  de  la  vie,  c'est-à- 
dire  la  physiologie,  cette  physique  des  êtres  vivans,  qui  poursuit  la 
connaissance  de  leurs  mécanismes,  puis  la  science  des  animaux  et 
celle  des  végétaux,  concentrées  jusqu'à  présent  dans  l'étude  des 
classifications.  C'est  cette  dernière  étude  que  l'on  appelle  la  mé- 
thode naturelle  en  zoologie  et  en  botanique  :  elle  manifeste  à  la  fois 
certains  cadres  nécessaires  de  la  connaissance  humaine  et  certains 
pri-ncipes  généraux  qui  paraissent  régler  l'harmonie  et  la  formation 
des  êtres  vivans.  La  science  parviendra-t-elle  un  jour  à  une  connais- 
sance plus  claire  de  ces  derniers  principes,  de  façon  à  s'emparer  de 
la  loi  génératrice  des  êtres  vivans,  comme  elle  a  réussi  à  s'emparer 
de  la  loi  génératrice  des  êtres  minéraux?  Il  est  facile  de  comprendre 
quelle  serait  l'importance  philosophique  d'une  pareille  découverte. 
L'affirmation  peut  passer  ajuste  titre  pour  téméraire;  mais  peut- 
être  la  négation  l'est-elle  encore  davantage,  comme  exposée  à  être 
renversée  demain  par  quelque  découverte  inattendue. 

Nous  voici  parvenus  dans  un  ordre  nouveau,  celui  des  phéno- 
mènes historiques.  A  l'évolution  nécessaire  du  système  solaire  et 
des  métamorphoses  géologiques  succède  un  monde  où  la  liberté  est 


LA    SCIENCE    IDEALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  /|57 

apparue  avec  la  race  humaine  :  celle-ci  a  introduit  dans  les  choses 
un  élément  nouveau  et  changé  le  cours  des  fatalités  naturelles.  A  ce 
point  de  vue,  l'histoire  forme  parmi  les  sciences  un  groupe  à  part. 
Malheureusement  les  lois  de  l'histoire  sont  plus  difficiles  à  décou- 
vrir que  celles  du  monde  physique,  parce  que  dans  l'histoire  l'ex- 
périmentation n'intervient  guère  et  que  l'observation  est  toujours 
incomplète.  Jamais  nous  ne  pourrons  connaître  un  passé,  que  nous 
ne  pouvons  reconstruire  pour  le  faire  apparaître  encore  une  fois 
devant  nos  yeux,  avec  la  même  certitude  qu'une  série  de  phéno- 
mènes physiques.  Vous  savez  mieux  que  personne  par  quels  mer- 
veilleux artifices  de  divination,  appuyés  sur  les  indices  les  plus  di- 
vers, l'historien  supplée  à  cette  éternelle  impuissance,  et  reconstruit, 
en  partie  par  les  faits,  en  partie  par  l'imagination,  un  monde  qu'il 
n'a  pas  connu,  que  personne  ne  reverra  jamais. 

Parmi  les  résultats  généraux  qui  sortent  de  l'étude  de  l'histoire, 
il  en  est  un  fondamental  au  point  de  vue  philosophique  :  c'est  le 
fait  du  progrès  incessant  des  sociétés  humaines,  progrès  dans  la 
science,  progrès  dans  les  conditions  matérielles  d'existence,  pro- 
grès dans  la  moralité,  tous  trois  corrélatifs.  Si  l'on  compare  la  con- 
dition des  masses,  esclaves  dans  l'antiquité,  serves  dans  le  moyen 
âge,  aujourd'hui  livrées  à  leur  propre  liberté  sous  la  seule  condition 
d'un  travail  volontaire,  on  reconnaît  là  une  évolution  manifestement 
progressive.  En  s' attachant  aux  grandes  périodes,  on  voit  clairement 
que  le  rôle  de  l'erreux'  et  de  la  méchanceté  décroît  à  proportion  que 
l'on  s'avance  dans  l'histoire  du  monde.  Les  sociétés  deviennent  de 
plus  en  plus  policées,  et  j'oserai  dire  de  plus  en  plus  vertueuses.  La 
somme  du  bien  va  toujours  en  augmentant,  et  la  somme  du  mal 
en  diminuant,  à  mesure  que  la  somme  de  vérité  augmente  et  que 
l'ignorance  diminue  dans  l'humanité.  C'est  ainsi  que  la  notion  du 
progrès  s'est  dégagée  comme  un  i'ésultat  à  posteriori  des  études 
historiques. 

Enfin  au  sommet  de  la  pyramide  scientifique  viennent  se  placer 
les  grands  sentimens  moraux  de  l'humanité,  c'est-à-dire  le  senti- 
ment du  beau,  celui  du  vrai  et  celui  du  bien,  dont  l'ensemble  con- 
stitue pour  nous  l'idéal.  Ces  sentiniens  sont  des  faits  révélés  par 
l'étude  de  la  nature  humaine  :  derrière  le  vrai,  le  beau,  le  bien, 
l'humanité  a  toujours  senti,  sans  la  connaître,  qu'il  existe  une  réa- 
lité souveraine  dans  laquelle  réside  cet  idéal,  c'est-à-dire  Dieu,  le 
centre  et  l'unité  mystérieuse  et  inaccessible  vers  laquelle  converge 
l'ordre  universel.  Le  sentiment  seul  peut  nous  y  conduire;  ses  as- 
pirations sont  légitimes,  pourvu  qu'il  ne  sorte  pas  de  son  domaine 
avec  la  prétention  de  se  traduire  par  des  énoncés  dogmatiques  et  à 
priori  dans  la  région  des  faits  positifs. 


458  '  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sciences  physiques,  sciences  morales,  c'est-à-dire  sciences  des 
réalités  démontrables  par  l'observation  ou  par  le  témoignage,  telles 
sont  donc  les  sources  uniques  de  la  connaissance  humaine.  C'est 
avec  leurs  notions  générales  que  nous  devons  construire  la  pyra- 
mide progressive  de  la  science  idéale.  Aucun  problème  ne  lui  est 
interdit  :  loin  de  là,  elle  seule  a  qualité  pour  les  résoudre ,  car  la 
méthode  que  je  viens  d'exposer  est  la  seule  qui  conduise  à  la  vérité. 

Quelle  est  la  certitude  des  résultats  fournis  par  la  méthode  qui 
nous  sert  de  guide  dans  la  science  idéale ,  voilà  ce  qui  nous  reste  à 
examiner.  La  vérité,  nous  devons  l'avouer,  ne  saurait  être  atteinte 
par  la  science  idéale  avec  la  même  certitude  que  par  la  science  po- 
sitive. Ici  éclate  l'imperfection  de  la  nature  humaine.  En  effet,  la 
science  idéale  n'est  pas  entièrement  formée,  comme  la  science  po- 
sitive, par  une  trame  continue  de  faits  enchaînés  à  l'aide  de  relations 
certaines  et  démontrables.  Les  notions  générales  auxquelles  arrive 
chaque  science  particulière  sont  disjointes  et  séparées  les  unes  des 
autres  dans  une  même  science,  et  surtout  d'une  science  à  l'autre. 
Pour  les  rejoindre  et  en  former  un  tissu  conthiu,  il  faut  recourir  aux 
tâtonnemens  et  à  l'imagination,  combler  les  vides,  prolonger  les 
lignes.  C'est  en  quelque  sorte  un  édifice  caché  derrière  un-nuage 
et  dont  on  aperçoit  seulement  quelques  contours.  Cette  construction 
est  nécessaire,  car  chaque  homme  la  fait  à  son  tour,  et  construit  à 
sa  manière,  d'après  son  intelligence  et  son  sentiment,  le  système 
complet  de  l'univers;  mais  il  ne  faut  pas  se  faire  illusion  sur  le 
caractère  d'une  telle  construction.  Plus  on  s'élève  dans  l'ordre  des 
conséquences,  plus  on  s'éloigne  des  réalités  observées,  plus  la  cer- 
titude ou,  pour  mieux  dire,  la  probabihté  diminue.  Ainsi,  tandis 
que  la  science  positive  une  fois  constituée  l'est  à  jamais,  la  science 
idéale  varie  sans  cesse  et  variera  toujours.  C'est  la  loi  même  de  la 
connaissance  humaine.  Ce  qu'il  s'agit  de  faire  aujourd'hui,  c'est  de 
constater  cette  loi  et  de  s'y  conformer,  en  sachant  à  l'avance  que 
tout  système  n'a  de  vérité  qu'en  proportion,  non  de  la  rigueur  de 
ses  raisonnemens,  mais  de  la  somme  de  réalités  que  l'on  y  intro- 
duit. 11  ne  s'agit  plus  désormais  de  choisir  le  système,  le  point  de 
Yue  le  plus  séduisant  par  sa  clarté  ou  par  les  espérances  qu'il  entre- 
tient. Rien  ne  sert  de  se  tromper  soi-même.  Les  choses  sont  d'une 
manière  déterminée,  indépendante  de  notre  désir  et  de  notre  vo- 
lonté. 

Parmi  les  hommes  distingués  qui  font  aujourd'hui  profession  de 
métaphysique,  beaucoup  ne  paraissent  pas  encore  avoir  compris 
cette  nouvelle  manière  de  poser  le  problème;  ils  discutent  contre 
des  faits  qui  ne  sauraient  être  attaqués  par  le  syllogisme  ;  ils  affir- 
ment comme  des  réalités  ce  qu'ils  ont  emprunté  au  seul  raisonne- 


LA    SCIENCE    IDÉALE    ET    LA    SCIENCE    POSITIVE.  459 

ment.  Faute  de  comprendre  le  point  de  vue  des  savans,  ils  argu- 
mentent contre  le  matérialisme,  le  spiritualisme,  le  panthéisme,  etc.  ; 
ils  fabriquent  des  définitions  et  en  déduisent  des  conséquences  pour 
les  combattre.  11  est  plus  d'un  philosophe  qui  crée  des  chimères 
pour  avoir  le  mérite  de  les  dissiper,  sans  s'apercevoir  que  le  pro- 
grès de  l'esprit  humain  a  changé  les  pôles  de  la  démonstration,  et 
qu'il  s'escrime  contre  ses  propres  fantômes  dans  l'arène  solitaire  de 
la  logique  abstraite.  Tous  ces  procédés  sont  précisément  l'opposé  de 
la  philosophie  expérimentale,  qui  déclare  toute  définition  logique 
du  réel  impossible,  et  qui  repousse  toute  déduction  absolue  et  à 
priori. 

En  résumé,  la  science  idéale  reprend  les  problèmes  de  l'ancienne 
métaphysique  au  point  de  vue  des  existences  réelles,  et  par  une  mé- 
thode empruntée  à  la  science  positive;  mais  elle  ne  peut  arriver  à  la 
même  certitude.  Si  elle  parvient  à  certains  grands  traits  généraux 
tirés  de  la  connaissance  de  la  nature  humaine  et  du  monde  exté- 
rieur, elle  assemble  ces  traits  par  des  liens  individuels.  A  côté  des 
faits  démontrés,  la  fantaisie  tient  et  tiendra  toujours  ici  la  part  la 
plus  large.  La  même  chose  arrivait  dans  les  anciens  systèmes;  seu- 
lement on  exposait  à  priori  et  comme  les  résultats  nécessaires  du 
raisonnement  ce  même  assemblage  de  réalité  et  d'imagination  que 
nous  devons  désormais  présenter  sous  son  véritable  caractère. 

Vous  avez  exposé  votre  manière  de  comprendre  le  système  gé- 
néral des  choses  en  vous  appuyant  sur  l'ensemble  des  faits  que  vous 
connaissez,  et  en  achevant  la  construction  à  votre  point  de  vue  per- 
sonnel. Peut-être  aussi  composerai -je  un  jour  mon  De  natiirâ  re- 
rum,  qui,  malgré  notre  accord  sur  la  méthode,  différera  sans  doute 
à  quelques  égards  du  vôtre  :  aujourd'hui  j'ai  préféré  mettre  en  évi- 
dence le  caractère  de  la  méthode  nouvelle,  dire  en  quoi  elle  diffère 
de  la  méthode  ancienne,  et  montrer  comment,  à  côté  de  la  science 
positive  et  universelle,  qui  s'impose  par  sa  certitude  propre,  puis- 
qu'elle n'affirme  que  des  réalités  observables,  on  peut  élever  la 
science  idéale,  tout  aussi  nécessaire  que  la  science  positive,  mais 
dont  les  solutions,  au  lieu  d'être  imposées  et  dogmatiques  comme 
autrefois,  ont  désormais  pour  principal  fondement  les  opinions  in- 
dividuelles et  la  liberté. 

M.  Berthelot. 


LE 


LITTORAL  DE  LA  FRANCE 


m. 

LES    PLAGES    ET    LE    BASSIN    D'ARCACHOPT. 


Jadis  perdu  dans  la  solitude  rarement  violée  des  landes,  le  bas- 
sin d'Arcachon  n'était  visité  que  par  les  goélands  et  les  canards  sau- 
vages, et  les  habitans  clair-semés  de  ses  bords  étaient  pour  la  plu- 
part des  hommes  incultes,  privés  de  toute  communication  avec  le 
reste  du  monde.  Semblable  et  même  supérieure,  sous  bien  des  rap- 
ports, aux  estuaires  brumeux  des  Pays-Bas,  la  petite  mer  intérieure 
d'Arcachon  formait  avec  eux  un  contraste  absolu  par  son  aspect  dé- 
sert et  son  état  d'abandon.  Autant  le  Zuyderzée  et  les  bouches  de 
la  Meuse  présentent,  depuis  des  siècles,  d'animation  sur  leurs  eaux 
et  sur  leurs  bords,  autant  le  bassin  d'Arcachon  et  ses  plages  ofl raient 
de  tristesse  solennelle  il  y  a  quelques  années.  Au-dessus  des  digues 
qui  bordent  les  rivages  hollandais  apparaissent  en  longues  rangées 
les  villages,  les  fermes,  les  moulins  à  vent;  la  surface  des  golfes  est 
toute  parsemée  d'embarcations,  et  dans  chaque  crique  se  balance 
une  petite  forêt  de  mâts.  Récemment  encore,  les  eaux  du  bassin 
d'Arcachon  ne  portaient  que  des  barques  et  des  chaloupes  de  pê- 
che; sur  les  bords,  on  ne  voyait  que  des  marécages,  des  forêts  de 
couleur  sombre,  et  çà  et  là  quelque  maison  basse  en  pierre  ou  en 
bois.  Aujourd'hui  ce  coin  de  la  France,  que  visitent  en  même  temps 
la  mode  et  le  commerce,  est  en  voie  de  transformation  rapide;  mais, 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  461 

quelles  que  soient  les  modifications  apportées  par  le  progrès  mo- 
derne, elles  n'enlèveront  point  à  cette  région  géographique  les  ca- 
ractères distinctifs  qui  en  font  un  petit  monde  à  part,  ayant  une 
même  histoire  dans  le  passé  et  une  même  destinée  dans  l'avenir.  La 
série  de  nos  études  sur  le  littoral  de  la  France  (l)  ne  peut  donc  mieux 
se  continuer  que  par  le  tableau  de  cette  région  où  les  dunes  et  la 
plaine,  les  forêts  et  les  bruyères,  les  promontoires,  les  chenaux  et 
les  bancs  de  sable  alternent  de  manière  à  composer  un  ensemble 
harmonieux. 

I. 

Le  bassin  d'Arcachon  doit  évidemment  sa  forme  présente  aux 
mêmes  agens  qui,  pendant  le  cours  des  siècles,  ont  séparé  de  la 
mer  et  graduellement  repoussé  dans  l'intérieur  du  continent  les  an- 
ciennes baies  de  Carcans,  de  La  Ganau,  de  Biscarrosse,  aujourd'hui 
changées  en  étangs.  Les  chaînes  de  dunes  parallèles  qui  se  dressent 
en  barrière  entre  la  zone  lacustre  du  Médoc  et  le  rivage  de  l'Atlan- 
tique se  prolongent  aussi,  comme  une  immense  digue,  au-devant 
du  bassin;  mais  elles  n'ont  pu  en  fermer  complètement  l'entrée.  Un 
détroit  de  plus  de  3  kilomètres  de  largeur  fait  encore  communiquer 
les  eaux  du  golfe  de  Gascogne  et  celles  de  la  petite  mer  d'Arcachon. 
Cet  ancien  estuaire,  situé  à  l'issue  d'une  dépression  profonde  où 
coule  la  Leyre,  la  rivière  la  plus  considérable  du  plateau  des  landes, 
a  de  tout  temps  renfermé  une  masse  d'eau  assez  puissante  pour  que 
les  courans  alternatifs  du  flux  et  du  reflux  aient  pu  maintenir  une 
large  ouverture  au  bassin  en  écrêtant  sans  cesse  la  barre  qui  conti- 
nue le  rivage  des  landes;  mais  si  les  sables  rejetés  par  les  vagues 
n'ont  pu  isoler  complètement  l'estuaire  d'Arcachon  et  changer  cette 
baie  d'eau  salée  en  étang  d'eau  douce,  ils  en  ont  du  moins  con- 
sidérablement déplacé  l'entrée  en  la  repoussant  par  degrés  vers  le 
sud.  Le  dét]"oit  de  communication  se  reploie  parallèlement  à  la  mer, 
de  manière  à  former  un  angle  droit  avec  l'axe  du  bassin.  Du  milieu 
de  cette  grande  nappe  d'eau,  on  voit  s'arrondir  de  toutes  parts  un 
horizon  de  terres,  et  si  l'on  ne  savait  dans  quelle  direction  se  trouve 
l'Océan,  ce  serait  précisément  là  où  il  n'est  pas,  c'est-à-dire  du  côté 
des  plages  basses  de  l'intérieur,  qu'on  serait  tenté  de  le  chercher. 

L'espace  triangulaire  que  remplissent  à  haute  marée  les  eaux  du 
bassin  comprend  plus  de  150  kilomètres  carrés,  et  le  développe- 
ment des  rivages  dépasse  60  kilomètres.  L'aspect  de  cette  vaste 
étendue  change  à  toute  heure  du  jour,  suivant  les  oscillations  de  la 

(!)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  18G2  et  du  1"  août  1863. 


A62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marée,  qui  atteignent  à  l'époque  des  équinoxes  une  amplitude  de 
près  de  5  mètres.  Au  moment  de  la  plus  grande  élévation  du  flot,  la 
surface  du  bassin  est  une  immense  nappe  d'eau  verdâtre  qui  semble 
se  confondre  au  loin  avec  les  rivages  indécis  des  landes  maréca- 
geuses; une  seule  terre,  difficile  à  distinguer  de  ces  longues  traî- 
nées, tantôt  obscures,  tantôt  lumineuses,  qui  sont  dues  à  la  fois  aux 
reflets  du  ciel  et  à  la  marche  des  courans,  se  dessine  au-dessus  des 
flots  de  marée  :  c'est  l'île  aux  Oiseaux.  A  mesure  cependant  que  le 
niveau  s'abaisse  sous  l'action  du  reflux,  l'île  s'allonge  et  s'élargit, 
les  pointes  de  sable  ou  de  vase  s'avancent  dans  l'intérieur  du  bassin, 
des  bancs  émergent  çà  et  là,  et  lorsque  le  jusant  a  ramené  dans  la 
mer  toute  l'eau  apportée  par  le  flux,  il  ne  reste  plus,  au  lieu  de 
l'immense  nappe  liquide,  que  des  chenaux  plus  ou  moins  étroits 
serpentant  sur  le  fond  de  la  baie  mis  à  découvert.  A  l'époque  des 
plus  basses  marées,  ces  chenaux  tortueux  et  leurs  nombreuses  ra- 
mifications, qu'on  a  souvent  comparées  aux  suçoirs  d'une  gigan- 
tesque méduse,  ne  recouvrent  même  pas  le  tiers  du  bassin  :  tout  le 
reste  de  l'espace  est  occupé  par  des  bancs  auxquels  l'aspect  de 
leurs  vases  molles  a  fait  donner  le  nom  de  crassafs. 

Lorsque  ces  surfaces  plus  ou  moins  vaseuses,  que  le  flot  cache  et 
révèle  tour  à  tour,  apparaissent  au-dessus  des  eaux ,  elles  donnent 
à  l'ensemble  du  bassin  un  aspect  pareil  à  celui  des  grandes  lagunes 
marécageuses  des  régions  non  encore  habitées  par  l'homme.  On  croi- 
rait avoir  sous  les  yeux  une  image  du  chaos  primitif,  tant  les  eaux  et 
les  terres  se  pén^rent  et  s'entremêlent.  Souvent,  lorsque  le  ciel  est 
couvert  de  nuages,  on  ne  sait  plus  reconnaître  ni  les  chenaux,  ni  les 
crassats  dans  les  stries  parallèles  qui  raient  la  superficie  de  l'étang. 
Tout  semble  confondu  en  une  même  masse  plus  ou  moins  liquide. 
Des  champs  de  boue,  revêtus  de  salicornes  rouges  et  d'autres  plantes 
marines,  séparent  le  rivage  solide  de  cette  surface  douteuse,  qui 
n'est  plus  la  mer  et  qui  n'est  pas  le  continent.  Les  trembleyres  ou 
«  prairies  tremblantes  »  qui  marquent  les  contours  des  anciennes 
baies,  les  savanes  que  parsèment  des  bouquets  d'arbres,  et  que  des 
coulées  tortueuses  divisent  en  îles  et  en  presqu'îles,  enfin  les  forêts 
et  les  dunes  qui  bornent  à  l'ouest  la  dépression  du  bassin,  complè- 
tent le  paysage  étrange  et  primitif  oflert  par  l'aspect  des  eaux,  des 
sables  et  des  boues. 

Quoi  qu'en  disent  les  éruditsdu  département,  il  n'est  pas  probable 
que  ces  rivages  aient  jamais  été  habités  par  une  population  consi- 
dérable. C'est  de  là  que  nombre  d'écrivains  gascons  font  partir  les 
conquérans  qui,  sous  la  conduite  de  leurs  brenns,  allèrent  envahir 
l'Italie,  la  Germanie,  toute  l'Europe  orientale,  et  fondèrent  des  éta- 
blissemens  permanens  jusque  dans  l' Asie-Mineure;  mais  il  est  plus 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  463 

facile  d'admettre  que  les  Boïens  du  littoral,  au  lieu  d'avoir,  comme 
une  ruche  d'abeilles  trop  remplie,  répandu  leurs  essaims  dans  les 
contrées  lointaines,  n'étaient  eux-mêmes  qu'une  simple  colonie  en- 
voyée dans  le  pays  des  Ibères  par  quelque  puissante  tribu  celtique 
de  la  Gaule  centrale.  A  cette  époque  aussi  bien  que  de  nos  jours, 
le  sol  des  landes  n'était  pas  assez  riche  pour  nourrir  une  population 
nombreuse.  Des  marais  et  des  étangs,  auxquels  on  n'avait  pas  su 
procurer  d'écoulement,  couvraient  de  vastes  surfaces;  tout  autour 
s'étendaient  à  perte  de  vue  les  bruyères  et  les  ajoncs.  Forcément 
limité  par  les  difficultés  de  la  vie  matérielle ,  le  nombre  des  Boïens 
devait  se  mesurer  aux  ressources  qu'offraient  la  chasse,  les  pêche- 
ries du  bassin  et  peut-être  aussi  le  commerce  de  la  résine.  Le  pois- 
son, plus  abondant  et  surtout  plus  facile  à  prendre  que  le  gibier, 
devait  former  l'aliment  principal  de  la  tribu  :  aussi  tous  les  villages 
des  Boïens  se  trouvaient-ils,  comme  ceux  de  leurs  descendans,  à 
une  faible  distance  du  rivage.  Sur  certaines  plages  basses  que  me- 
naçait le  flot  de  marée,  les  pêcheurs  avaient  eu  soin  d'élever  de 
petits  monticules  sur  lesquels  ils  plaçaient  leurs  demeures,  et  qui 
leur  permettaient  de  dominer  au  loin  la  vaste  étendue  des  flots  et 
des  savanes.  On  voit  encore  sur  les  bords  du  bassin  d'Arcachon  plu- 
siers  de  ces  1  ombelles^  assez  bien  conservées. 

Le  principal  village  des  Boïens  portait  le  nom  de  la  tribu,  Boios. 
Ce  n'était  sans  doute  qu'une  localité  peu  importante,  car  \ Itinéraire 
d'Antonin  est  le  premier  document  qui  en  signale  l'existence.  Une 
voie  romaine,  suivant  à  peu  près  le  même  tracé  que  la  route  ac- 
tuelle et  le  chemin  de  fer,  mettait  Boïos  en  communication  avec 
Bordeaux;  une  autre  voie  reliait  la  petite  cité  à  la  grande  route  des 
Gaules  en  Espagne;  mais  sur  quel  emplacement  était-elle  située? 
On  ne  le  sait  pas  exactement.  D'après  la  tradition ,  le  guide  le  plus 
sûr  en  pareille  matière,  Boïos  se  trouvait  autrefois  à  plusieurs  ki- 
lomètres de  distance  à  l'ouest  de  La  Teste  de  Buch.  Aux  premiers 
siècles  du  christianisme,  cette  bourgade  fut  ravagée  par  les  Bar- 
bares, et,  chose  plus  terrible  encore,  elle  perdit  le  rempart  de  forêts 
qui  la  protégeait  contre  la  marche  des  dunes.  Maintenant  le  lieu 
qu'elle  occupa  est  recouvert  par  des  collines  mouvantes  ou  par  les 
eaux  de  l'Océan.  Fuyant  devant  les  sables,  les  Boïens  ou  Bouges 
fondèrent  un  deuxième  village  plus  à  l'est,  dans  la  scouhe  [aylva) 
où  s'élèvent  aujourd'hui  les  monticules  connus  sous  le  nom  de 
Dunes  de  l'Église.  Des  amas  de  briques  et  de  plâtras,  au  milieu  des- 
quels on  a  récemment  découvert  plusieurs  squelettes,  marquent 
encore  la  place  occupée  par  le  village  des  fugitifs.  Sans  doute  la 
forêt  protectrice  qui  retenait  les  sables  fut  détruite  pour  la  seconde 
fois  par  la  liache  ou  par  le  feu,  car  La  Teste  de  Buch,  ou  capitale 


à64  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  Bougés,  dut  se  déplacer  encore  et  s'établir  plus  à  l'est,  à  l'en- 
droit où  elle  se  trouve  aujourd'hui.  De  même  que  la  plupart  des  au- 
tres bourgades  du  littoral,  le  village  poursuivi  eut  continué  son 
voyage  à  travers  le  plateau  des  landes,  si  Brémontier  et  ses  succes- 
seurs n'avaient,  par  de  nouveaux  semis,  définitivement  arrêté  la 
dune  envahissante. 

Sauf  ces  migrations  périodiques,  l'histoire  des  Bougés  se  réduit 
à  peu  de  chose.  Grâce  à  leur  pauvreté  et  à  leur  éloignement  de  ces 
grands  chemins  des  nations  où  passaient  continuellement  les  armées 
en  marche,  les  habitans  riverains  du  bassin  d'Arcachon  eurent,  pen- 
dant les  guerres  incessantes  du  moyen  âge,  moins  souvent  à  subir 
les  horreurs  de  la  conquête  que  leurs  voisins  du  Bordelais;  mais  ils 
durent  payer  par  un  rude  esclavage  le  douteux  honneur  d'avoir  pour 
maîtres  de  puissans  barons,  fameux  dans  les  fastes  des  batailles. 
Les  seigneurs  de  La  Teste,  mieux  connus  sous  le  nom  de  captaux 
de  Buch,  exerçaient  le  droit  de  haute  et  de  basse  justice,  c'est-à- 
dire  que  dans  toute  l'étendue  de  leur  domaine  ils  pouvaient  empri- 
sonner ou  mettre  à  mort  leurs  sujets  sans  en  référer  à  un  tribunal, 
ni  à  leur  suzerain  de  France  ou  d'Angleterre.  Ils  possédaient  en 
toute  propriété  les  landes,  les  forêts,  les  cultures  et  les  pêcheries 
du  captalat;  tout  berger,  tout  laboureur  était  serf  et  leur  appartenait 
comme  une  tête  de  bétail;  des  chartes  octroyées  en  bonne  forme 
par  le  roi  d'Angleterre  leur  assuraient  à  jamais  la  possession  des 
manans  du  pays.  Le  célèbre  Jehan  de  Grailly,  qui  pendit  tant  de 
Jacques  pour  le  compte  de  ses  bons  amis  de  France  et  de  Navarre, 
faisait  son  métier  de  massacreur  avec  la  bonne  conscience  que  lui 
donnaient  ses  droits  de  maître  absolu  sur  son  peuple  de  La  Teste. 
Soumis  à  un  tel  régime,  qui  d'ailleurs  était  celui  de  presque  toute 
la  France,  les  villages  du  captalat  de  Buch  ne  pouvaient  guère  pros- 
pérer. L'arbitraire  et  la  servitude  changeaient  le  pays  en  un  désert. 
Vers  1500,  on  comptait  seulement  une  quarantaine  de  maisons  à 
La  Teste,  la  capitale  de  toute  la  contrée.  Plus  tard,  chaque  atteinte 
portée  au  pouvoir  féodal  eut  aussitôt  pour  résultat  l'accroissement 
de  la  population,  du  commerce  et  de  la  richesse  ;  cependant,  vers 
la  fin  du  siècle  dernier,  M.  de  Villers  évaluait  à  quatre  mille  seule- 
ment le  nombre  des  habitans  de  toutes  les  communes  riveraines 
du  bassin  (1).  Depuis  lors,  la  révolution  de  1789  a  établi  enfin  le 
régime  du  droit  commun,  et  préparé  la  situation  actuelle;  mais  il 
reste  encore  quelque  chose  à  faire,  puisque  diverses  coutumes  lé- 
guées par  les  siècles  du  moyen  âge  ont  empêché  jusqu'à  nos  jours 
la  constitution  définitive  de  la  propriété  dans  les  forêts  voisines. 

(1)  La  population  dépasse  actuellement  le  chift're  de  16,000  âmes. 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  /|65 

Gomme  tous  les  villages  des  landes,  La  Teste  et  les  autres  loca- 
lités du  littoral  d'Arcachon  sont  habitées  en  partie  par  des  résiniers; 
mais  à  ces  hommes  sauvages,  qui  semblent  tenir  de  la  nature  des 
grands  bois  au  fond  desquels  ils  passent  presque  toute  leur  exis- 
tence, il  faut  ajouter  les  marins  et  les  pêcheurs,  qui  de  leur  côté  se 
trouvent  moins  souvent  dans  leurs  maisons  qu'à  bord  de  leurs  pi- 
nasses, sur  les  eaux  du  bassin  ou  de  l'Océan.  Parfois  la  population 
masculine  presque  entière,  à  l'exception  des  infirmes  et  des  enfans, 
est  absente  des  villages,  et  seulement  un  petit  nombre  de  femmes 
restent  pour  garder  les  demeures  et  vaquer  aux  soins  du  ménage. 
Résiniers  et  marins  formaient  jadis  comme  deux  races  distinctes  et 
vivaient  dans  un  état  d'hostilité  plus  ou  moins  ouverte.  Si  l'antago- 
nisme a  disparu  de  nos  jours,  le  contraste  persiste,  et  il  ne  faut  pas 
avoir  séjourné  longtemps  dans  le  pays  pour  savoir  distinguer  les 
hommes  exerçant  l'un  ou  l'autre  métier.  Le  résinier  se  fait  remar- 
quer par  ses  membres  grêles,  ses  joues  pâles  et  creuses,  son  regard 
fixe,  son  silence  obstiné,  la  sauvagerie  de  ses  mœurs,  sa  rigide  éco- 
nomie :  il  est  sombre  comme  si  le  mystère  de  la  forêt  pesait  tou- 
jours sur  lui,  et  quand  il  se  déride,  sa  gaîté  fait  une  explosion  fé- 
roce. Le  marin  au  contraire  est  un  joyeux  compagnon;  son  teint 
hâlé  est  pourtant  rose,  ses  membres  sont  forts,  sa  démarche  assu- 
rée :  il  aime  à  rire  et  à  chanter,  il  dépense  généreusement  le  produit 
de  ses  pénibles  voyages.  Il  faut  ajouter  toutefois  que  les- progrès 
de  l'instruction  et  du  bien-être  atténuent  peu  à  peu  la  différence 
qui  existe  entre  les  deux  classes.  Le  résinier  a  déposé  sa  veste  rouge 
pour  prendre  le  costume  ordinaire  des  paysans;  grâce  au  renchéris- 
sement constant  des  produits  qu'il  livre  au  commerce,  il  peut  s'a- 
cheter des  champs,  se  bâtir  une  maison,  modifier  son  genre  de  vie 
sordide;  sa  position  sociale  s'améliore,  et,  devenant  un  bourgeois 
à  la  ville,  il  cesse  d'être  un  sauvage  dans  les  bois. 

Avant  la  construction  du  chemin  de  fer,  La  Teste  de  Buch  était 
l'entrepôt  de  tous  les  villages  du  littoral  des  landes  jusqu'au-delà 
de  Mimizan.  Les  marins  du  bassin  d'Arcachon  étaient  alors  les  inter- 
médiaires d'un  assez  grand  commerce  avec  les  ports  de  la  Bretagne, 
principalement  avec  Nantes  :  c'est  là  qu'il  allaient  vendre  toutes  les 
résines  de  la  contrée  pour  apporter  en  échange  diverses  denrées  et 
des  pierres  de  construction.  Ils  ne  faisaient  aucun  trafic  avec  Bor- 
deaux, sans  doute  parce  que  cette  ville  pouvait  s'approvisionner  à 
meilleur  compte  de  résines  et  de  goudrons  dans  les  communes  en- 
vironnantes; lorsqu'un  navire  de  La  Teste  entrait  dans  la  Gironde, 
c'était  uniquement  pour  échapper  à  la  tempête.  Les  voies  de  com- 
munication rapide  ont  de  nos  jours  presque  entièrement  supprimé 
la  navigation  de  cabotage  qui  existait  entre  le  bassin  d'Arcachon  et 

TOME    XLVIII.  30 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Bretagne.  Seulement  quatre  chasse-marée,  ayant  chacun  de  50  à 
80  tonneaux  de  jauge,  se  balancent  sur  les  eaux  du  port  de  La  Teste 
ou  se  penchent  dans  la  vase  des  crassats.  Il  ne  reste  plus  aux  ma- 
rins que  la  ressource  de  la  pêche,  soit  en  pleine  mer,  soit  au  milieu 
du  bassin  d'Arcachon.  Heureusempnt,  sur  toute  la  partie  du  littoral 
français  comprise  entre  Vannes  et  Saint-Jean-de-Luz,  il  n'existe  pas 
de  parages  aussi  poissonneux  que  ceux  du  quartier  maritime  de  La 
Teste. 

La  pêche  maritime,  connue  encore  sous  le  vieux  nom  de  pêougue, 
dérivé  du  latin  pclagus^  n'est  point  exempte  de  dangers,  car  elle  se 
fait  pendant  la  saison  des  tourmentes,  en  hiver  et  au  printemps. 
Après  avoir  franchi  la  barre,  il  faut  tenir  la  mer  par  tous  les  temps, 
s'occuper  à  la  fois  de  la  pose  des  filets  et  du  salut  de  l'embarcation, 
savoir,  au  moment  propice,  glisser  sur  les  brisans,  pressentir  l'ap- 
proche de  la  tempête  pour  rentrer  à  la  hâte  dans  le  bassin  et  quel- 
quefois pour  s'enfuir  vers  les  abris  qu'offrent  l'embouchure  de  la 
Gironde  ou  les  pertuis  de  la  Saintonge.  Malheureusement,  dans  ces 
parages  du  golfe  de  Gascogne ,  les  variations  atmosphériques  se 
produisent  d'une  manière  soudaine  et  parfois  tout  à  fait  imprévue. 
Il  ne  se  passe  guère  de  saison  d'hiver  sans  qu'une  ou  plusieurs  cha- 
loupes de  pêche  ne  périssent  en  essayant,  malgré  le  vent,  de  forcer 
l'entrée  du  bassin  d'Arcachon. 

11  y  a  quelques  années,  les  pêcheurs  qui  s'aventuraient  sur  la 
mer  étaient  encore  bien  plus  exposés  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui  : 
lorsqu'ils  se  laissaient  surprendre  par  une  violente  tempête  loin  du 
rivage,  il  ne  leur  restait  plus  qu'à  lutter  contre  une  mort  presque 
Inévitable.  Alors  les  chaloupes  de  pêche  n'avaient  pas  même  de 
quille ,  et  le  pont  était  remplacé  par  quelques  solives  sur  lesquelles 
s'asseyaient  les  rameurs:  pourtant  un  équipage  de  treize  hommes 
s'embarquait  sur  ces  espèces  de  pirogues,  à  peine  supérieures  à 
celles  des  peuplades  sauvages.  Arrivés  à  l'endroit  favorable,  les 
marins  jetaient  de  lourds  filets,  réseaux  de  100  mètres  de  longueur 
assujettis  à  des  flotteurs  de  liège,  puis  ils  veillaient.  Quels  que  fus- 
sent l'état  de  l'atmosphère  et  les  menaces  de  l'horizon,  ils  devaient 
se  maintenir  près  du  filet,  qui  repi'ésentait  pour  eux  un  capital  de 
plusieurs  centaines  de  francs  et  l'avenir  de  la  famille.  Malheur  à  eux 
quand  la  force  du  vent  ou  la  hauteur  des  lames  de  fond  les  obli- 
geait à  laisser  dans  la  mer  leurs  engins  de  pêche,  et  à  s'enfuir 
vers  l'estuaire  de  la  Gironde,  éloigné  de  plus  de  100  kilomètres! 
Malheur  aussi  lorsqu'ils  étaient  surpris  par  l'orage  après  une  pêche 
abondante  et  que  les  bordages  de  leur  bateau  pesamment  chargé 
étaient  à  peine  élevés  de  quelques  pouces  au-dessus  de  la  mer! 
Pour  empêcher  les  vagues  de  déferler  dans  la  ninasse,  ils  tendaient 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  Zi67 

une  toile  en  guise  de  pont;  mais  contre  la  mer  furieuse  c'était  là  un 
bien  faible  obstacle,  et  chaque  lame  qui  passait  sur  la  tète  des  ma- 
rins remplissait  à  demi  la  frêle  embarcation.  Parfois  un  seul  coup 
de  vague  faisait  sombrer  le  bateau  en  pleine  mer.  Pendant  l'hiver 
de  1835  à  1836,  une  flottille  de  six  chaloupes,  portant  soixante- 
dix-huit  pêcheurs  de  La  Teste,  fut  engloutie  en  un  seul  jour.  Les 
débris  des  bateaux  et  les  cadavres  furent  roulés  par  les  flots  le  long 
de  la  plage  des  landes  du  Médoc,  et  plusieurs  semaines  après  le 
désastre  on  découvrait  encore  çà  et  là  des  lambeaux  de  chair  hu- 
maine à  demi  mangés  par  les  crabes. 

Depuis  cet  événement  terrible ,  qui  fit  des  centaines  d'orphelins 
à  La  Teste,  quelques  armateurs  firent  construire  pour  la  pêche  des 
embarcations  insubmersibles;  mais  ils  eurent  à  lutter  contre  l'oppo- 
sition des  marins  eux-mêmes,  qui  ne  voulaient  pas  monter  sur  ces 
bateaux  dans  la  crainte  puérile  qu'on  ne  les  accusât  de  lâcheté.  Ce- 
pendant on  a  graduellement  remplacé  toutes  les  anciennes  barques 
par  des  bateaux  pontés,  et  le  matériel  de  pêche  a  été  modifié.  Les 
chaloupes  surprises  par  la  tempête  peuvent  du  moins  tenir  la  mer 
sans  courir  le  risque  de  sombrer  sous  le  poids  des  vagues  et  ne  sont 
en  danger  imminent  de  perdition  que  dans  le  voisinage  des  côtes. 
Au  lieu  des  filets  lourds  et  coiiteux  qu'on  employait  autrefois,  on  se 
sert  du  chalut,  espèce  de  sac  qui  traîne  sur  le  fond  de  la  mer  der- 
rière le  navire,  et  dans  lequel  les  poissons,  gros  et  petits,  viennent 
se  prendre  d'eux-mêmes.  Un  équipage  de  trois  hommes  suffit  à  la 
manœuvre,  tandis  que  treize  matelots  étaient  jadis  nécessaires  pour 
le  même  travail. 

Si  l'existence  des  pêcheurs  du  bassin  est  moins  dangereuse  que 
celle  des  marins  de  la  pêoiigue,  elle  n'est  guère  moins  fatigante  et 
moins  rude  pendant  les  mauvais  temps.  A  chaque  bourrasque,  l'eau 
du  bassin  se  hérisse  en  lames  courtes  et  pointues  qui  secouent  et 
disloquent  les  embarcations;  les  vents,  masqués  par  les  dunes  et 
les  promontoires,  changent  encore  plus  brusquement  qu'en  pleine 
mer;  les  bancs  de  sable,  cachés  sous  la  surface  de  l'eau,  obligent 
les  rameurs  à  faire  de  continuels  détours.  Et  puis  le  flux  et  le  re- 
flux n'attendent  pas;  il  faut  être  prêt  en  même  temps  qu'eux  pour 
se  faire  porter  aux  pêcheries  par  la  force  du  courant  et  ne  perdre 
aucun  des  momens  favorables  à  la  prise  du  poisson.  Ceux  qui  veu- 
lent recueillir  des  coquillages  sur  les  crassats  ne  sont  pas  moins 
pressés.  Ils  arrivent  à  l'instant  précis  où  le  banc  de  vase  commence 
d'émerger,  puis  ils  descendent  sur  l'îlot  sans  cesse  agrandi  et  s'at- 
tachent aux  pieds  des  patins  ou  planchettes  de  forme  carrée ,  qui 
les  soutiennent  sur  la  vase  molle  ;  ils  suivent  lentement,  et  courbés 
en  deux,  le  flot,  qui  se  retire  par  degrés.  Au  changement  de  marée, 


hQS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  pêcheurs  battent  en  retraite  à  leur  tour  et  travaillent  à  reculons. 
Enfin,  quand  la  lisière  d'écume  se  resserre  autour  d'eux  et  les  en- 
vironne de  cercles  de  plus  en  plus  étroits,  il  ne  leur  reste  qu'à  sauter 
dans  leur  barque,  soulevée  par  l'eau  montante. 

Poissons  et  coquillages  sont  portés  à  la  ménagère,  qui  est  le  vé- 
ritable chef  de  la  maison,  aussi  bien  à  La  Teste  que  dans  toutes  les 
autres  villes  du  littoral  français  habitées  par  des  pêcheurs.  C'est  la 
femme  qui  dirige  seule  les  affaires  de  la  communauté  pendant  les 
longues  absences  du  mari.  Sur  elle  peut  tomber  aussi  d'un  moment 
à  l'autre  tout  le  poids  de  la  famille,  et  si  par  malheur  l'homme  périt 
dans  quelque  naufrage,  c'est  à  elle  qu'incombe  le  soin  d'élever  les 
fils  pour  ce  dangereux  métier  de  marin  qui  a  déjà  coûté  la  vie  à 
leur  père.  La  femme  décide  le  plus  souvent  en  dernier  ressort  dans 
toutes  les  transactions  commerciales,  et  se  charge  de  vendre  les 
produits  journaliers  de  la  pêche.  Avant  que  le  chemin  de  fer  de 
Bordeaux  à  La  Teste  fût  construit,  c'était  bien  souvent  elle  qui  en- 
treprenait, en  charrette  ou  à  cheval,  le  pénible  voyage  de  Bor- 
deaux ;  en  toute  saison  et  par  tous  les  temps,  elle  traversait  de  nuit 
les  marais  et  les  bruyères  du  Médoc  afin  d'arriver  de  bon  matin  sur 
le  marché  de  la  métropole  et  repartir  aussitôt  après  avoir  vendu  sa 
marchandise.  Les  femmes  et  les  jJoissonniers  de  profession  étaient 
les  seuls  qui  connussent  la  grande  ville  et  qui  en  racontassent  les 
merveilles  aux  pêcheurs  et  aux  résiniers  de  La  Teste,  enfermés  de 
tous  côtés  par  le  désert  des  landes. 

II. 

Quelques  années  à  peine  s'étaient  écoulées  depuis  la  construction 
des  premiers  chemins  de  fer  que  déjà  Bordeaux,  jalouse  de  posséder 
aussi  une  petite  voie  ferrée  comme  Paris,  Lyon  et  les  grandes  cités 
de  l'Angleterre,  demandait  la  concession  d'une  ligne  dirigée  sur  La 
Teste.  Certainement  ce  n'était  point  l'un  des  travaux  publics  les 
plus  importans  que  l'on  pût  entreprendre  à  cette  époque.  Le  poisson 
frais,  destiné  à  former  le  grand  élément  du  trafic,  ne  valait  pas  les 
5  ou  6  millions  de  francs  que  devait  coûter  l'établissement  du  chemin 
de  fer,  et  l'on  ne  pouvait  guère  espérer  alors  que  la  pose  des  rails 
aurait  un  jour  pour  résultat  la  mise  en  culture  et  le  peuplement  des 
landes.  Néanmoins  les  capitalistes  bordelais,  soutenus  par  le  patrio- 
tisme local,  réussirent  à  constituer  leur  société,  et  le  7  juillet  1841, 
deux  années  avant  que  les  chemins  de  fer  de  Paris  à  Orléans  et  à 
Rouen  fussent  inaugurés,  celui  de  Bordeaux  à  La  Teste  était  ouvert 
au  public.  Ainsi  qu'on  aurait  pu  s'y  attendre,  le  trafic  ne  fut  pas 
même  assez  considérable  pour  couvrir  les  frais  de  l'entreprise ,  et  si 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  /i69 

la  compagnie  ne  tomba  pas  bientôt  en  faillite,  ce  fut  grâce  à  de  con- 
tinuelles faveurs  du  gouvernement  et  à  la  patience  des  actionnaires. 
Enfin  l'état  dut  placer  le  chemin  sous  séquestre  et  l'administrer  lui- 
même  jusqu'à  ce  qu'une  société  puissante  vînt  faire  de  cette  insi- 
gnifiante voie  ferrée  la  tête  de  ligne  du  chemin  de  fer  de  Bordeaux 
à  Rayonne,  destiné  à  devenir  un  jour  la  grande  artère  transversale 
de  l'Europe  entre  Ârkhangel  et  Lisbonne. 

Si  les  actionnaires  n'ont  pas  eu  à  se  féliciter  de  la  construction 
du  chemin  de  fer  de  La  Teste,  en  revanche  les  habitans  riverains  du 
bassin  d'Arcachon  lui  doivent  leur  prospérité.  Grâce  à  la  vapeur, 
une  population  jadis  perdue  dans  le  désert  se  trouvait  reliée  au 
reste  du  monde,  et  voyait  s'ouvrir  devant  elle  un  avenir  imprévu. 
Ce  n'était  plus  par  familles  isolées,  mais  par  centaines,  que,  pen- 
dant la  belle  saison,  les  baigneurs  venaient  de  Bordeaux  et  du  reste 
de  la  France  se  plonger  dans  les  eaux  du  bassin  et  se  promener  sur 
les  plages.  Les  fringantes  amazones  effarouchaient  par  leurs  caval- 
cades les  résiniers  à  demi  sauvages.  On  commençait  à  construire 
des  chalets,  de  somptueuses  villas  au  milieu  de  ces  dunes  où,  récem- 
ment encore,  les  habitans  ne  songeaient  qu'à  préparer  crt  arcan- 
son  (1)  qui  a  donné  son  nom  à  la  plage  des  bains  et  au  bassin  lui- 
même. 

La  ville  naissante  se  développe  sur  plusieurs  kilomètres  de  lon- 
gueur entre  le  rivage  sablonneux  de  la  baie  et  le  pied  de  hautes 
dunes  couronnées  de  pins.  Les  grands  arbres  que  la  hache  a  respec- 
tés, les  monticules  couverts  de  broussailles,  les  fourrés  d'arbousiers 
rappellent  encore  en  divers  endroits  la  nature  sauvage;  mais  au 
bord  de  l'eau  il  ne  reste  plus  rien  de  l'ancienne  forêt  :  partout  s'é- 
lèvent des  édifices  capricieux  et  fantastiques  imités  de  tous  les  styles 
et  bariolés  de  toutes  les  couleurs.  Des  jardins  odorans  et  touffus  les 
entourent.  Devant  la  plage  de  sable  blanc,  doucement  inclinée  et 
rayée  d'herbes  marines  qu'a  délaissées  le  flot,  coulent  tantôt  vers 
l'extrémité  du  bassin,  tantôt  vers  la  haute  mer,  les  eaux  d'un  pro- 
fond canal  sur  lequel  se  balancent  les  bateaux  de  plaisance  et  les 
embarcations  des  pêcheurs.  Au  nord,  l'île  aux  Oiseaux,  les  rivages 
d'Ares,  de  Lanton  et  d'Audenge  se  dessinent  comme  des  lignes 
grises  à  la  surface  de  l'eau,  tandis  que  le  promontoire  boisé  du 
Ferret  s'allonge  à  l'ouest  entre  le  bassin  et  la  haute  mer,  dont  on 
entend  presque  toujours  gronder  la  voix  terrible. 

Arcachon  ressemble  d'une  manière  étonnante  à  ces  villes  améri- 
caines qui  s'installent  en  pleine  forêt  vierge  et  projettent  leurs  rues 
dans  la  solitude,  sans  se  préoccuper  des  obstacles.  En  se  promenant 

(!)  Résine  coulée  dans  des  moules  en  terre.  On  l'appelait  aussi  arcasson  et  arcachon. 


470  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  le  bord  de  la  petite  mer  intérieure  des  landes,  ceux  qui  connais- 
sent la  Louisiane  pourraient  se  croire  transportés  à  Madisonville, 
à  la  Passe-Christiane,  à  Pascagoula  :  ce  sont  les  mêmes  construc- 
tions éparses  et  entourées  d'arbustes,  les  mêmes  collines  couvertes 
de  pins,  le  même  bassin  aux  longues  plages  basses.  Cependant  Ar- 
cachon  est  aujourd'bui  plus  prospère  que  ces  villes  de  planteurs, 
abandonnées  ou  détruites  depuis  le  commencement  de  la  rébellion. 
De  tous  les  côtés  on  voit  s'élever  de  nouvelles  constructions,  des 
chalets  suisses,  des  manoirs  gothiques,  des  pavillons  moresques  et 
jusqu'à  des  pagodes  hindoues  et  des  temples  chinois.  Au  sommet  de 
l'une  des  principales  dunes  qui  dominent  Arcachon  surgit  une  es- 
pèce de  mosquée  peinte  de  couleurs  éclatantes;  plus  haut  encore  se 
dresse  une  gracieuse  tourelle  à  jour;  au-delà,  des  maisonnettes 
éparses  se  nichent  dans  chaque  repli  des  collines.  La  ville  grandis- 
sante transforme  graduellement  la  forêt  en  un  parc  de  plaisance  au 
moyen  des  allées  sinueuses  qu'elle  projette  au  loin  dans  toutes  les 
directions.  La  construction  des  maisons,  la  mise  en  culture  des  jar- 
«dins,  le  percement  des  routes  et  tous  les  embellissemens  de  la  ville 
exigent  un  si  grand  nombre  d'ouvriers  que  de  proche  en  proche  le 
taux  des  salaires  augmente  dans  les  localités  environnantes  et  jus- 
qu'à Bordeaux.  En  même  temps  la  valeur  des  terrains  s'accroît  dans 
une  proportion  rapide,  et  des  propriétaires  qui  retiraient  un  bien 
maigre  profit  de  leurs  forêts  vendent  maintenant  le  mètre  carré 
de  sable  aussi  cher  que  s'il  était  situé  sur  la  grande  rue  d'une  cité 
populeuse. 

La  petite  ville  de  bains  naguère  inconnue  a  pris  une  fière  devise 
qu'elle  ne  peut  manquer  de  réaliser  un  jour  :  H  cri  soUtudo,  hodie 
vicus,  crus  chutas.  La  prospérité  sur  laquelle  les  habitans  d' Ar- 
cachon comptent  avec  confiance  ne  saurait  d'ailleurs  étonner  per- 
sonne, car  ce  point  du  littoral  offre  toutes  les  conditions  nécessaires 
pour  attirer  et  retenir  les  visiteurs.  Arcachon  a  surtout  l'inappré- 
ciable privilège  d'être  situé  à  proximité  d'un  grand  centre  de  popu- 
lation. Le  court  voyage  de  Bordeaux  à  la  plage  des  bains  n'est  pas 
une  fatigue.  Une  heure  après  avoir  quitté  les  rues  bruyantes  et  pou- 
dreuses de  la  ville,  on  peut  se  promener  solitairement  sur  le  sable 
au  bord  du  flot  marin.  Bientôt  des  trains  rapides  abrégeront  encore 
la  distance,  et  trois  quarts  d'heure  suffiront  pour  la  traversée  de 
toute  la  péninsule  du  Médoc  entre  la  rive  de  la  Garonne  et  celle  du 
bassin.  On  le  comprend  :  c'est  là  un  avantage  qui  assure  à  la  ville 
d' Arcachon  une  grande  supériorité  sur  Royan  et  les  autres  stations 
de  bains  du  golfe  de  Gascogne.  Même,  lorsque  le  chemin  de  fer  de 
Bordeaux  à  la  Pointe-de-Grave  sera  terminé,  les  voyageurs  pourront 
gagner  la  baie  d' Arcachon  en  deux  fois  moins  de  temps  qu'il  ne  leur 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  471 

faudrait  pour  atteindre  Royan  ou  la  plage  de  Soulac.  Pendant  les 
jours  de  fête,  les  Bordelais  se  rendent  souvent  par  centaines  à  Ar- 
cachon  afin  de  s'y  reposer  quelques  heures,  et  maintenant  on  parle 
d'organiser  des  trains  spéciaux  pour  les  personnes  qui  désirent  passer 
leur  soirée  au  casino  ou  sur  la  plage  des  bains.  Déjà  le  nombre  des 
visiteurs  d'un  jour  est  sextuple  de  celui  des  baigneurs  qui  résident 
dans  la  ville  pendant  une  ou  plusieurs  semaines  (1). 

La  prospérité  d'Arcachon  se  rattache  d'ailleurs  à  une  loi  sociale 
dont  la  mise  en  pratique  était  jadis  entravée  par  la  misère  et  la 
difficulté  des  communications,  mais  qui ,  grâce  aux  chemins  de  fer 
et  aux  progrès  du  bien-être  général,  approche  d'une  manière  tou- 
jours plus  complète  de  sa  réalisation  définitive.  La  vie  normale  de 
l'homme  se  compose  d'une  succession  de  contrastes.  Après  le  tra- 
vail pénible  dans  la  cité  bruyante,  il  lui  faut  le  repos  à  la  cam- 
pagne; après  la  vue  des  hautes  maisons  et  des  rues  étroites,  il  lui 
faut  l'aspect  de  la  mer  ou  des  grands  bois;  après  ]a  société  des 
gens  d'affaire  ou  des  compagnons  de  labeur,  il  lui  faut  celle  des 
amis  de  plaisir  et  quelquefois  les  promenades  solitaires  dans  la  na- 
ture vierge  des  bruits  humains.  L'aggravation  continuelle  du  tra- 
vail accompli  par  les  hommes  de  notre  époque,  la  tension  de  plus 
en  plus  énergique  de  toutes  les  forces  de  l'esprit  et  du  corps,  ren- 
dent le  besoin  périodique  de  déplacement  et  de  repos  d'autant  plus 
impérieux.  L'organisme  de  la  société  ne  peut  donc  se  développer 
d'une  manière  satisfaisante,  si  des  villes  de  plaisir  et  de  noncha- 
loir,  à  population  plus  ou  moins  nomade,  ne  font  pas  équilibre  aux 
grandes  cités  où  les  hommes  s'agitent  et  bourdonnent  dans  une  in- 
cessante activité.  Tous  ceux  qui  travaillent  par  le  bras  et  par  la 
pensée  n'ont  pas  encore  le  bonheur  de  pouvoir  retremper  ainsi  leurs 
forces  et  leur  courage  dans  la  vivifiante  nature,  et  par  une  singu- 
lière ironie  du  sort  on  rencontre  souvent  parmi  les  habitués  des 
villes  de  repos  des  gens  paresseux  et  inutiles  qui  ne  savent  où  pro- 
mener leur  ennui.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  développement  des  villes  du 
littoral  ou  des  montagnes  qu'on  visite  en  foule  pendant  la  belle 
saison  est  lié  d'une  manière  intime  à  la  prospérité  des  grands  cen- 
tres industriels  ou  commerciaux.  C'est  Bordeaux  qui  a  fait  Arca- 
chon;  c'est  encore  Bordeaux  qui  lui  donnera  plus  tard  une  impor- 
tance bien  plus  grande,  lorsque  les  progrès  de  la  science  et  de 

(1)  La  population  sédentaire  de  la  ville  s'élève  à  1,000  habitans  à  peine;  mais  un 
recensement  local  nous  apprend  que,  pendant  la  saison  de  1862,  10,402  personnes  ont 
séjourné  un  mois  en  moyenne  sur  la  plage  d'Arcachon.  Pendant  la  même  saison , 
tous  les  convois  du  chemin  de  fer  ont  transporté  de  Bordeaux  à  Arcachon  plus  de 
60,000  voyageurs,  qui  pour  la  plupart  voulaient  passer  seulement  un  jour  ou  quelques 
heures  sur  le  bord  de  la  mer.  En  18C3,  la  foule  s'est  encore  accrue. 


Zi72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'industrie  auront  rendu  les  populations  plus  mobiles  et  plus  faciles 
à  déplacer  qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui.  En  devenant  le  complé- 
ment nécessaire  de  la  capitale  du  sud-ouest  de  la  France,  Arcachon 
deviendra  aussi,  par  la  force  de  l'exemple,  le  rendez-vous  principal 
des  contrées  environnantes. 

Cette  ville  n'eût-elle  pas  le  privilège  d'être  le  point  du  littoral  le 
plus  rapproché  de  Bordeaux,  qu'un  avenir  prospère  ne  lui  serait 
pas  moins  assuré  par  les  avantages  exceptionnels  qui  la  distinguent. 
Sur  toute  la  plage  des  landes,  de  l'embouchure  de  la  Gironde  à 
celle  de  i'Adour,  c'est  le  seul  endroit  où  l'uniformité  générale  de 
la  rive  soit  interrompue  par  un  paysage  riant.  Une  vaste  baie  d'eau 
salée,  propre  aux  bains  de  mer,  y  déroule  à  perte  de  vue  sa  nappe 
verte  entre  des  rives  d'aspect  varié;  de  pittoresques  monticules  cou- 
ronnés de  pins  s'élèvent  dans  l'enceinte  même  de  la  ville  ;  les  mai- 
sons brillent  au  milieu  de  la  verdure;  une  forêt  magnifique  em- 
brasse les  groupes  de  maisons  dans  une  ceinture  de  grands  arbres, 
et  s'étend  au  loin  sur  les  longues  croupes  et  dans  les  vallons  paral- 
lèles des  dunes.  La  foret  d'Arcachon  et  celle  de  La  Teste,  qui  la 
continue  au  sud ,  offrent  des  sites  d'un  aspect  saisissant.  Sur  les 
hauteurs,  les  pins  à  l'écorce  moussue  se  distribuent  en  quinconces 
irréguliers,  et  laissent  entrevoir  çà  et  là  les  vallées  lointaines  et  la 
mer.  Plus  fertile,  le  sol  des  bas-fonds  est  presque  entièrement 
caché  par  une  épaisse  végétation  ;  dans  les  intervalles  laissés  entre 
les  pins  et  sous  l'ombrage  de  cette  première  forêt  en  croît  une  se- 
conde, composée  de  chênes  et  d'arbousiers;  des  houx,  des  bruyères, 
des  genêts  hauts  de  5  à  6  mètres,  se  mêlent  à  ces  arbres  et  forment 
des  fourrés  souvent  impénétrables.  Ailleurs,  principalement  sur  la 
lisière  orientale  des  dunes,  on  voit  s'ouvrir  de  distance  en  distance 
de  vastes  cirques,  au  fond  desquels  s'étendent  des  br/ious  ou  ma- 
récages, restes  d'anciens  lacs  dont  les  eaux  ont  été  absorbées  par 
les  innombrables  racines  de  la  forêt.  Le  résinier  lui-même  n'aime 
pas  à  s'aventurer  dans  ces  espaces  au  sol  encore  spongieux  où  les 
arbres  des  diverses  essences  se  groupent  dans  la  pittoresque  har- 
monie que  leur  a  donnée  la  nature  :  des  pins  énormes,  les  uns  déjà 
rongés  au  cœur,  les  autres  encore  vivans,  penchent  au  bord  des 
braous  leurs  troncs  âgés  de  plusieurs  siècles,  et  projettent  leurs 
longues  branches  dégarnies  de  feuilles  au-dessus  de  la  forêt  vierge. 
En  cheminant  ainsi  à  travers  les  admirables  solitudes  des  grands 
bois,  0  1  peut  voyager  pendant  des  lieues  et  gagner  la  cime  du 
Truc-de-la-Truque,  ou  celle  des  Monts-de-Lascours ,  qui  sont  les 
dunes  les  plus  élevées  de  l'Europe  entière.  De  ces  hauteurs  on  re- 
descend soit  vers  l'étang  de  Gazaux,  dont  la  nappe  d'eau  transpa- 
rente couvre  des  milliers  d'hectares,  soit  vers  le  rivage  de  la  mer, 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  473 

en  face  de  l'entrée  du  bassin.  En  cet  endroit,  les  brisans  de  la  passe, 
les  îles  et  les  îlots  qui  se  forment  et  se  reforment  près  de  l'embou- 
cliure,  les  talus  de  sable  affouillés  à  la  base,  composent  un  tableau 
changeant  que  le  géologue  étudie  et  que  l'artiste  admire. 

Le  climat  d'Arcachon  est  supérieur  à  celui  des  contrées  environ- 
nantes et  rappelle,  sinon  par  la  pureté  du  ciel,  du  moins  par  l'éga- 
lité de  la  température,  le  climat  des  stations  d'hiver  les  plus  fré- 
quentées de  la  Provence  et  de  la  Ligurie.  La  hauteur  moyenne  du 
thermomètre  est  de  15  degrés  sur  les  rives  du  bassin  d'Arcachon, 
c'est-à-dire  qu'elle  est  à  peine  inférieure  à  celle  de  Nice.  En  hiver, 
la  température  moyenne  est  de  8  degrés  au  bord  de  la  plage  et  de 
10  degrés  dans  l'intérieur  de  la  forêt  :  c'est  le  doux  climat  hiver- 
nal de  Cannes  et  de  Menton  (1).  Dans  les  Ictlcs  ou  vallons  étroits 
qui  séparent  les  rangées  parallèles  des  dunes,  l'atmosphère  est  tou- 
jours parfaitement  calme,  et  même  en  décembre  et  en  janvier,  alors 
que  la  froide  bise  du  nord-ouest  fait  ployer  les  grands  pins,  les  per- 
sonnes qui  se  promènent  dans  les  bas-fonds  jouissent  d'une  tem- 
pérature agréable  qui  ferait  croire  à  la  venue  prématurée  du  prin- 
temps ou  h  la  prolongation  de  l'automne.  Les  arbousiers,  ces 
charmans  arbustes  des  forêts  provençales  que  signalent  au  loin 
leurs  baies  d'un  rouge  éclatant,  sont  probablement  indigènes  dans 
la  forêt  d'Arcachon,  car  on  les  y  désigne  par  le  nom  local  de  lédou- 
nès,  et  depuis  un  temps  immémorial  leurs  fruits  servent  à  fabriquer 
une  boisson  fermentée,  qui  jadis  était  d'un  usage  général  chez  les 
résiniers.  Les  cistes  et  d'autres  plantes  qui  rappellent  les  bords  de 
la  Méditerranée  tapissent  aussi  le  sable  des  dunes.  Le  myrte,  ré- 
cemment acclimaté,  prospère  dans  les  jardins  et  bientôt  sans  doute 
aura  franchi  les  haies  pour  se  propager  au  milieu  des  bois.  A  La 
Teste,  on  voit  un  olivier  grandir  depuis  plusieurs  années  au  pied 
de  hautes  dunes  qui  l'abritent  contre  le  vent  d'ouest;  l'oranger 
lui-même  résiste  aux  gelées  et  passe  l'hiver  en  pleine  terre  dans  les 
vallons  de  la  forêt,  parfaitement  garantis  des  vents  froids.  En  toute 
saison,  sauf  pendant  les  mois  de  décembre  et  de  janvier,  les  ajoncs, 
les  genêts  sont  couverts  de  leurs  innombrables  fleurs  jaunes.  On  le 
voit,  les  vallons  das  dunes  seront  un  jour  d'admirables  jardins  d'ac- 
climatation. 

Où  la  vie  des  plantes  se  développe  d'une  manière  si  remarquable, 
il  est  naturel  de  penser  que  la  santé  de  l'homme  prospère  aussi.  On 
cite  en  effet  l'exemple  des  résiniers  de  la  forêt,  qui  vivent  longtemps, 
exempts  de  maladie,  bien  qu'ils  se  nourrissent  mal  et  négligent  tous 


(t)  Il  est  probable  que  la  température  hivernale  est  encore  plus  douce  sur  la  plage 
du  village  d'Ares,  qui  est  tourné  vers  le  midi. 


h' h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  coml'orts  de  l'existence.  Une  petite  colonie  de  familles  étran- 
gères s'est  installée  déjà  dans  les  villas  d'hiver  construites  sur  le 
revers  méridional  des  dunes  d'Arcachon.  L'expérience  de  ces  nou- 
veau-venus, malades  pour  la  plupart,  prouvera  une  fois  de  plus  que 
l'odeur  des  pins  et  l'électricité  dégagée  par  les  émanations  rési- 
neuses exercent  une  heureuse  influence  sur  la  marche  de  plusieurs 
maladies  et  principalement  des  affections  de  poitrine.  Les  habitans 
des  villas  de  la  forêt  jouiront  en  outre  de  la  douce  température  hi- 
vernale qui  distingue  le  climat  d'Arcachon;  souvent  aussi  ils  auront 
la  satisfaction  de  voir  passer  sur  leurs  têtes,  sans  en  recevoir  les 
ondées,  de  gros  nuages  que  le  vent  de  l'Atlantique  chasse  rapide- 
ment vers  l'intérieur  des  terres,  où  ils  crèvent  en  averses.  Cepen- 
dant, il  faut  le  dire,  après  un  agréable  hiver  vient  le  mois  des  pluies 
et  des  brusques  tempêtes,  le  triste  mois  de  mai  que  nos  poètes  ont 
tant  chanté  parce  qu'il  est  beau  dans  la  Grèce.  En  été,  les  chaleurs 
sont  presque  intolérables  dans  les  vallons  des  dunes;  mais  sur  les 
bords  du  bassin  la  brise  marine  ou  les  vents  qui  soufflent  de  l'inté- 
rieur du  continent  rafraîchissent  constamment  l'atmosphère.  L'écart 
que  les  météorologistes  ont  constaté  entre  la  température  estivale  de 
la  forêt  et  celle  de  la  plage  est  de  6  degrés  environ  (1).  Ainsi  dans 
une  zone  de  quelques  centaines  de  mètres  de  largeur  on  trouve 
deux  climats  parfaitement  distincts  :  l'un  favorise  la  création  d'un 
quartier  d'hiver  pour  les  malades;  l'autre  convient  davantage  au 
quartier  d'été,  que  fréquentent  déjà  depuis  quelques  années  les  bai- 
gneurs et  les  hommes  de  plaisir.  Deux  villes  juxtaposées,  ayant 
chacune  sa  population  distincte,  remplacent  l'antique  solitude  d'Ar- 
cachon. 

111- 

C'est  un  fait  souvent  démontré  par  l'histoire  que  la  décadence 
morale  peut  coïncider  avec  les  progrès  matériels,  lorsque  les  res- 
sources de  la  contrée  proviennent  d'opérations  plus  ou  moins  aléa- 
toires, et  non  pas  d'un  travail  régulier.  De  même  aussi  les  bénéfices 
intermittens,  réalisés  dans  la  plupart  des  villes  de  bains  par  suit^e 
de  l'affluence  temporaire  des  étrangers,  peuvent  exercer  une  action 
démoralisante  sur  les  habitans,  et  les  accoutumer  à  ne  plus  compter 
sur  eux-mêmes,  à  se  croiser  paresseusement  les  bras,  à  tout  de- 
mander au  hasard.  Ce  serait  donc  un  grand  malheur  pour  Arcachon, 
si  cette  ville  naissante  n'avait  aucune  industrie  locale  et  devait  pas- 

(1)  Les  températures  moyennes  de  Tété  sont,  d'après  les  observations  de  M.  Hameau, 
de  27°, 4  dans  la  forêt  et  de  21",6  sur  le  rivage  du  bassin. 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  /i75 

ser,  comme  tant  d'autres  stations  de  bains,  par  des  alternatives  d'ac- 
tivité fébrile  et  de  chômage  complet;  mais  heureusement  les  Arca- 
chonnais  ont  en  commun  avec  les  habitans  de  La  Teste  et  ceux  des 
autres  localités  riveraines  les  ressources  que  leur  offre  le  bassin. 
Pêcheurs,  bateliers,  gardiens  des  parcs  à  huîtres,  passent  la  moitié 
de  leur  vie  sur  les  flots  ou  sur  les  crassats,  et  tirent  leur  subsis- 
tance de  ce  grand  réservoir  où  les  êtres  pullulent  par  milliards. 

Le  premier  regard  que  l'on  jette  sur  le  bassin  d'Arcachon  révèle 
déjà  l'une  des  industries  locales.  Sur  le  pourtour  de  tous  les  bancs 
on  voit  des  rangées  de  pieux  battus  à  marée  haute  par  une  eau  ver- 
dâtre  et  floconneuse,  souillés  à  marée  basse  par  les  sables  et  la  boue 
des  crassats.  Ces  rangées  de  pieux,  qui  surgissent  de  la  surface  du 
bassin,  ne  servent,  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  qu'à 
gâter  le  paysage  en  donnant  à  la  baie  marine  l'aspect  d'un  marais 
hérissé  des  branches  d'une  antique  forêt  submergée  ;  mais  au  com- 
mencement de  l'hiver,  alors  que  les  canards  sauvages  descendent 
par  bandes  nombreuses  vers  le  midi,  les  chasseurs  déploient  leurs 
filets  entre  les  pieux  des  crassats,  et  attendent  que  les  oiseaux  vien- 
nent se  prendre  d'eux-mêmes.  A  l'heure  du  reflux,  les  canards  s'a- 
battent sur  les  bancs  émergés,  précisément  à  l'endroit  où  la  lisière 
écumeuse  du  flot  se  mêle  au  sol  vaseux.  La  marée  succède  au  re- 
flux: l'eau  gagne  peu  à  peu  et  rétrécit  les  contours  de  l'îlot;  les 
canards  reculent  à  mesure  devant  la  masse  liquide  envahissante, 
et,  prenant  leur  vol  parallèlement  à  la  surface  de  l'eau,  ils  vont  se 
heurter  contre  les  fdets  et  se  débattent  vainement  entre  les  mailles. 
La  besogne  des  chasseurs  est  alors  bien  simple  :  ils  n'ont  plus  qu'à 
massacrer  les  victimes.  On  dit  que  les  habitans  de  La  Teste  ont, 
dans  l'espace  d'un  seul  hiver,  vendu  jusqu'à  cent  mille  canards  sur 
les  marchés  de  Bordeaux;  mais  depuis  quelques  années  le  produit 
des  chasses  a  diminué  considérablement.  C'est  que  le  nombre  des 
chasseurs  augmente  en  proportion  dans  les  landes  des  environs  de 
Bordeaux  et  dans  tout  le  reste  de  la  France.  Avant  de  se  poser  sur 
les  crassats  du  bassin  d'Arcachon,  les  bandes  de  canards  sauvages 
ont  été  décimées  en  route. 

Outre  les  pieux  qui  servent  à  la  pose  des  fdets,  on  aperçoit  aussi 
en  certains  endroits  de  longues  perches  qui  ploient  sous  la  force  du 
courant.  Ces  perches  indiquent  les  limites  des  concessions  huîtrières 
faites  à  divers  particuliers  depuis  que  l'on  s'occupe  (ïosfréoculture 
dans  le  bassin  d'Arcachon.  De  tout  temps  on  a  péché  des  huîtres 
excellentes  dans  la  baie;  au  fond  des  chenaux,  là  où  les  courans 
alternatifs  des  marées  sont  le  plus  rapides,  on  trouvait  des  /mitres 
de  grave-,  sur  les  sables  des  crassats,  on  recueillait  ces  fameuses 
huîtres  de  gravette,  qui  étaient  expédiées  ensuite  dans  tout  le  reste 


476  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'Europe,  et  qui  se  sont  développées  d'une  manière  si  remar- 
(juable  sur  les  bancs  de  sable  d'Ostende.  Néanmoins,  par  leur  incurie 
et  leur  avidité,  les  pêcheurs  avaient  presque  complètement  dépeuplé 
le  bassin  et  ne  rencontraient  plus  que  des  huîtres  isolées,  trop  peu 
nombreuses  pour  faire  l'objet  d'un  commerce  lucratif.  Depuis  que 
la  pêche  est  interdite  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  la 
surface  des  crassats  s'est  peuplée  de  nouvelles  huîtres,  et  mainte- 
nant il  en  existe  des  millions  sur  le  fonds  commun  réservé  aux 
pêcheurs.  L'épargne  de  ce  capital  vivant  semble  tellement  néces- 
saire qu'à  la  saison  de  18G/i  on  ne  permettra  aux  marins  de  recueil- 
lir les  huîtres  du  domaine  publie  que  pendant  l'espace  d'une  seule 
journée. 

L'économie  bien  entendue  suffirait  seule  pour  rendre  aux  huî- 
trières  leur  ancienne  richesse;  mais,  afin  de  hâter  le  peuplement 
du  bassin,  on  a  eu  recours  à  l'importation  d'huîtres  étrangères. 
Chargé  de  la  mission  d'ensemencer  la  baie,  M.  Coste  a  fait  choix, 
pour  l'établissement  de  son  parc  modèle,  des  fonds  émergens  qui 
occupent  une  position  très  favorable  au  nord-est  de  l'île  aux  Oi- 
seaux, et  sur  lesquels  existaient  déjà  des  colonies  d'huîtres  de  gra- 
vette.  C'est  là  qu'il  a  fait  déposer  en  rangées  parallèles,  comme  sur 
les  plates -bandes  d'un  verger,  des  chargemens  entiers  d'huîtres, 
prises  non-seulement  dans  les  chenaux  du  bassin  où  la  pêche  est 
interdite,  mais  aussi  sur  les  bancs  de  Noirmoutiers,  du  Morbihan, 
de  Normandie,  d'Espagne  et  d'Angleterre;  il  a  même  reçu  de  ces 
huîtres  de  la  Virginie  qui  pullulent  dans  les  planiaiions  de  la  Che- 
sapeake,  où  elles  atteignent  jusqu'à  quinze  pouces  de  longueur,  et 
qui  contribuent  pour  une  si  forte  part  à  l'alimentation  des  habitans 
de  Baltimore,  de  New-York  et  des  autres  grandes  villes  de  l'Union 
américaine  (1).  Toutes  les  mesures  indiquées  par  la  théorie  et  l'ex- 
périence ont  été  prises  pour  assurer  le  succès  de  cette  tentative 
d'acclimatation.  On  a  pavé  d'abord  les  crassats  d'un  lit  de  coquilles 
de  toute  espèce  destinées  à  servir  de  reposoir  au  naissai)i,  c'est-à- 
dire  aux  animalcules  qui  s'échappent  par  myriades  du  manteau 
d'une  seule  huître  mère.  Puis,  sur  toutes  les  plates-bandes  ense- 
mencées, on  a  placé  des  appareils  collecteurs,  grandes  caisses  en 
bois  de  diverses  formes,  garnies  intérieurement  de  fascines  dont 
les  branches  arrêtent  au  passage  une  grande  partie  des  germes 
naissans.  Plusieurs  surveillans  sont  chargés  du  service  général  de 
l'établissement  et  de  l'entretien  des  appareils;  en  outre  l'équipage 
d'un  brick  de  l'état  qui  se  balance  dans  la  rade,  en  face  d'Ar- 

(1)  Des  huîtres  de  la  môme  espèce  se  trouvent,  dit-on,  à  l'état  fossile  dans  quelques 
terrains  des  environs  de  Bordeaux. 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  hll 

cachon ,  est  souvent  mis  en  réquisition  pour  les  travaux  du  parc. 

Quelle  que  soit  l'importance  des  résultats  obtenus  par  M,  Goste 
dans  sa  <(  ferme-école  »  de  l'île  aux  Oiseaux,  ces  résultats  n'auto- 
risent point  à  porter  un  jugement  définitif  sur  l'avenir  de  l'ostréo- 
culture,  telle  qu'elle  se  pratique  dans  le  bassin  d'Arcachon,  Pour 
hasarder  une  opinion,  il  importe  avant  tout  de  connaître  la  situation 
des  entreprises  privées  dans  lesquelles  la  question  pratique  des  bé- 
néfices annuels  est  prise  en  considération  :  ce  sont  les  propriétaires 
qu'il  faut  consulter.  Au  nombre  de  plus  de  cent  dix,  ils  ont  obtenu 
la  concession  de  pays  ayant  en  moyenne  de  3  à  Zi  hectares  de  su- 
perficie, et  comprenant  ensemble  ùOO  hectares,  c'est-à-dire  plus 
de  la  moitié  des  fonds  émergens  qui  conviennent  à  l'élève  des  huî- 
tres. Ces  parcs,  situés  principalement  autour  de  l'île  aux  Oiseaux  et 
sur  les  bords  des  chenaux  de  La  Teste,  de  Gujan,  du  Teich,  d'Ares, 
occupent  presque  sans  exception  des  crassats  où  il  n'existait  pas 
d'huîtres  avant  l'époque  de  la  concession.  Suivant  l'exemple  qui 
leur  avait  été  donné  pour  la  première  fois  par  divers  habitans  de 
La  Teste,  et  qu'a  renouvelé  plus  tard  sur  une  grande  échelle  le 
fondateur  de  l'établissement  domanial,  les  propriétaires  ont  ense- 
mencé leurs  parcs  au  moyen  d'huîtres  pêchées  sur  les  crassats 
du  fonds  commun  ou  bien  importées  à  grands  frais  des  diverses 
contrées  de  la  France  et  de  l'étranger;  ils  ont  également  imité,  en 
les  modifiant  de  plusieurs  manières,  les  appareils  collecteurs  qui 
servent  à  fixer  le  naissain.  Leurs  efforts,  continués  avec  persévé- 
rance, n'ont  point  été  infructueux;  mais  en  général  les  proprié- 
taires ne  réalisent  de  bénéfices  qu'à  la  condition  d'acheter  chaque 
année  du  renouvelain,  c'est-à-dire  des  huîtres  du  fonds  commun, 
qu'ils  sèment  dans  leurs  parcs.  La  production  n'est  pas  assez  rapide 
pour  que  le  naissain  suffise  à  repeupler  les  crassats  après  l'enlève- 
ment des  huîtres  marchandes,  et  le  nombre  des  mollusques  ne  peut 
être  maintenu  que  par  de  continuelles  importations.  On  évalue  à 
sept  ou  huit  par  mètre  carré  la  proportion  des  huîtres  qui  vivent 
sur  les  fonds  concédés  du  bassin  d'Arcachon;  à  ce  taux,  il  existerait 
environ  30  millions  d'huîtres  dans  la  partie  de  la  baie  exploitée  di- 
rectement par  les  propriétaires.  D'après  M.  Coste,  le  bassin,  bien 
exploité,  devrait  fournir  annuellement  au  commerce  800  millions 
d'huîtres,  donnant  un  revenu  de  IZi  à  15  millions  de  francs  (1).  On 
le  voit,  les  producteurs  ont  encore  beaucoup  à  faire  pour  réaliser  les 
espérances  qu'on  fonde  sur  eux. 

Il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que,  pour  récolter  des  huîtres,  les 

(1)  En  186'2,  le  revenu  brut  des  huitrières  s'est  élevé  à  376,000  francs.  Depuis  cinq 
ans,  la  production  totale  a  été  de  65  millions  d'huîtres,  représentant,  à  2  francs  50  C(>n- 
times  le  cent,  la  somme  de  1,625,000  francs. 


/i78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

concessionnaires  de  parcs  ne  se  contentent  pas  d'ensemencer  le  sable 
des  crassats,  ils  ont  en  outre  des  frais  considérables  de  surveillance 
et  d'entretien,  et  quelques-uns  d'entre  eux  ont  à  lutter  contre  de  sé- 
rieuses difficultés.  Sur  chaque  huîtrière  se  balance  à  marée  haute  et 
s'engrave  à  basse  mer  un  lourd  ponton,  espèce  de  caisse  goudronnée 
que  doit  habiter  le  gardien  chargé  de  protéger  la  concession  contre 
les  pêcheurs  braconniers.  A  cette  première  dépense,  qui  représente 
déjà  près  de  100,000  francs  pour  toute  l'étendue  du  bassin,  il  faut 
ajouter  celles  que  nécessitent  l'établissement  et  la  réparation  des 
appareils  collecteurs  ainsi  que  l'achat  du  renouvelain.  Ce  n'est  pas 
tout  :  les  éleveurs  doivent  encore  veiller  à  ce  que  les  coquilles  des 
jeunes  huîtres  ne  deviennent  ni  trop  plates  ni  trop  irrégulières,  et 
dans  la  double  intention  de  leur  donner  la  forme  voulue  et  de  hâter 
leur  développement,  ils  font  détraquer,  c'est-à-dire  détacher  les 
uns  des  autres  les  individus  qui  sont  agglomérés  en  grappes.  Et 
puis  tous  les  crassats  ne  conviennent  pas  également  à  l'ostréccul- 
ture  :  les  uns,  trop  vaseux,  communiquent  un  mauvais  goût  à  la 
chair  de  l'animal;  les  autres,  composés  de  sables  trop  purs,  ne  l'en- 
graissent pas  assez  rapidement;  d'autres  encore  restent  trop  long- 
temps à  découvert  pendant  la  période  du  reflux,  et  les  huîtres, 
laissées  périodiquement  à  sec,  ne  peuvent  se  développer  qu'avec 
lenteur.  Enfin ,  pour  énumérer  les  principaux  obstacles  qui  s'oppo- 
sent à  l'extension  de  la  nouvelle  industrie,  il  faut  ajouter  que  l'huître 
a  d'innombrables  ennemis  parmi  les  êtres  qui  l'entourent.  Sur  le 
million  de  germes  que  la  mère  laisse  échapper  comme  une  espèce  de 
pollen,  presque  tout  est  dévoré  au  passage,  et  quelques  individus 
seulement  ont  la  chance  de  se  fixer  et  de  croître  sur  une  coquille 
ou  sur  une  branche.  Ceux-là  mêmes  qui  parviennent  à  prendre  un 
point  d'appui  et  à  se  développer  ne  sont  pas  à  l'abri  du  danger  : 
dès  qu'ils  ouvrent  leurs  valves,  l'ennemi  s'approche.  Des  mollusques 
de  diverses  espèces  en  font  leur  pâture  ;  parfois,  si  l'on  en  croit  le 
témoignage  des  pêcheurs,  les  crabes,  ces  terribles  ravageurs  de  la 
mer,  se  glissent  sournoisement  à  côté  de  l'huître  entre-bâillée,  avan- 
cent avec  précaution  l'une  de  leurs  pinces,  puis  d'un  élan  soudain 
la  posent  sur  le  muscle  de  l'animal,  et,  devenus  maîtres  de  leur 
proie,  la  dégustent  à  loisir.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  crevettes  qui  ne 
fassent  aussi  la  chasse  aux  huîtres  de  petite  taille. 

Les  réservoirs  à  poissons  établis  récemment  près  de  la  rive  sep- 
tentrionale et  sur  d'autres  points  du  littoral  de  la  baie  donnent  un 
bénéfice  plus  sûr  et  plus  constant  que  les  huîtrières;  mais  ils  de- 
mandent une  première  mise  de  fonds  très  considérable  pour  la  con- 
struction des  digues,  des  levées,  des  écluses  destinées  à  enfermer  le 
poisson.  Sous  peine  d'insuccès,  les  ingénieurs  chargés  de  l'établis- 


LE    LlTTOllAL    DE    LA    FRANCE.  ^79 

sèment  des  réservoirs  doivent  en  tracer  le  plan  général  et  en  fixer 
le  niveau  avec  le  plus  grand  soin,  la  moindre  erreur  de  leur  part 
pouvant  causer  la  mort  d'innombrables  poissons.  La  nappe  d'eau 
entourée  de  digues  est-elle  trop  élevée,  le  flot  de  marée  n'y  pé- 
nètre pas  avec  assez  d'abondance,  et  les  êtres  emprisonnés  meuient 
d'asphyxie.  Le  niveau  du  réservoir  est-il  trop  bas  au  contraire,  les 
courans  alternatifs  de  flot  et  de  jusant  ne  s'établissent  pas  avec  as- 
sez de  force  et  ne  peuvent  produire  ces  chasses  salutaires  qui  em- 
pêchent l'eau  de  se  corrompre  en  la  renouvelant.  Privés  d'air,  les 
poissons  périssent  encore.  S'il  faut  éviter  de  donner  une  grande 
profondeur  au  réservoir,  de  peur  qu'il  ne  renferme  des  espaces  dé- 
pourvus d'herbes  et  par  conséquent  inutiles  comme  pâlnragcs,  il 
faut  cependant  que  la  tranche  d'eau  soit  assez  considérable  pour 
que  les  poissons  ne  soient  pas  exposés  à  souffrir  par  l'effet  des  sé- 
cheresses ou  bien  à  périr  pendant  les  gelées.  Les  constructeurs 
de  réservoirs  ne  doivent  pas  négliger  non  plus  de  creuser  de  dis- 
tance en  distance  des  fossés  d'abri  où  les  poissons  puissent  se  réfu- 
gier parmi  les  joncs  lorsque  la  brise  ou  la  tempête  agite  les  vagues 
du  bassin.  Plusieurs  réservoirs,  dans  l'établissement  desquels  on 
n'avait  pas  su  prendre  toutes  les  précautions  nécessaires,  n'ont 
donné  d'abord  que  de  très  médiocres  résultats. 

Quant  à  l'emmagasinement  des  poissons,  rien  n'est  plus  facile, 
car  les  victimes  viennent  d'elles-mêmes  au-devant  de  la  mort.  A 
l'heure  du  jusant,  elles  s'avancent  à  l'encontre  du  courant  qui  sort 
des  réservoirs  et  pénètrent  joyeusement  dans  l'écluse  en  sautillant 
les  unes  par-dessus  les  autres  et  en  frétillant  de  la  queue.  Au  retour 
de  la  marée,  lorsque  le  courant  change  de  direction  et  se  précipite 
dans  les  réservoirs,  les  poissons  essaient  de  le  remonter  de  nouveau 
pour  se  rendre  vers  la  mer;  mais  à  la  porte  même  ils  sont  arrêtés 
par  un  filet  tendu  au  travers  de  l'écluse.  Par  centaines  et  par  mil- 
liers, ils  se  pressent,  ils  se  superposent  en  couches  devant  la  porte 
fatale;  puis  le  courant  chauge  encore,  et  ils  reviennent  pâturer  dans 
leur  nouveau  gîte.  Nombre  de  poissons  meurent  dans  cette  prison, 
où  les  conditions  de  leur  vie  sont  changées,  où  manquent  surtout  le 
mouvement  et  le  mélange  éternel  des  flots  qui  parcourent  librement 
l'étendue  de  la  baie.  D'autres  poissons,  tels  que  le  bar,  le  muge,  la 
sole,  s'accoutument  à  vivre  en  captivité;  mais  ils  perdent  la  faculté 
de  se  reproduire  et  se  bornent  à  engraisser.  Seule,  l'anguille  fraie 
dans  les  réservoirs,  dit-on,  comme  si  elle  n'avait  pas  changé  de  sé- 
jour. Maîtres  de  cette  foule  de  poissons  grossie  par  chaque  nouvelle 
marée,  les  pêcheurs  peuvent  jeter  leurs  filets  avec  la  certitude  de 
les  retirer  remplis.  Ils  s'emparent  au  plus  tôt  du  bar,  qui  est  un 
animal  àe  proie,  et  conservent  les  individus  des  autres  espèces,  at- 


ZI80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tendant  qu'ils  aient  atteint  les  dimensions  voulues.  Ainsi  les  ré- 
servoirs sont  de  simples  pêcheries  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
cet  art  de  la  pisciculture  renouvelé  des  anciens.  La  dilTérence  est 
grande  entre  les  gardiens  des  viviers  landais  et  ces  pêcheurs  de 
la  Chine  qui,  si  nous  devons  en  croire  les  voyageurs,  appellent  les 
poissons  par  leur  nom,  marquent  les  uns  pour  la  re})roduction,  les 
autres  pour  l'engraissement,  et  soignent  la  population  de  leurs  étangs 
comme  nos  ménagères  soignent  les  volailles  de  leur  basse-cour. 

Les  principaux  réservoirs  du  bassin  d'Arcachon  sont  d'anciens 
marais  salans  qu'on  a  transformés  au  moyen  de  quelques  déblais. 
Les  propriétaires  riverains  sont  d'autant  plus  disposés  à  opérer  ce 
changement  que  les  salines  leur  donnent  un  revenu  inférieur  à  ce- 
lui de  la  pêche,  et  que  d'ailleurs  une  saison  trop  pluvieuse  peut 
faire  manquer  complètement  la  récolte.  En  revanche ,  l'exploitation 
des  viviers  n'est  interrompue  par  aucune  mauvaise  année,  et  les  dé- 
penses sont  relativement  très  faibles  (1).  Aussi  plusieurs  personnes 
qui  n'ont  pas  de  marais  salans  à  changer  en  réservoirs  demandent- 
elles  la  concession  de  vastes  fonds  émergens  qui  bordent  les  che- 
naux de  la  partie  méridionale  du  bassin,  et  qu'il  serait  facile  d'en- 
diguer. L'administration  de  la  marine,  propriétaire  de  tous  les 
terrains  que  recouvrent  les  plus  hautes  marées  d'équinoxe,  refuse 
d'accueillir  ces  demandes,  et  pour  motiver  son  refus  elle  invoque 
les  droits  des  pêcheurs  du  littoral,  intéressés  à  ne  pas  voir  accapa- 
rer au  profit  de  quelques-uns  une  grande  partie  du  poisson  de  tout 
le  bassin  ;  en  même  temps  elle  affirme,  à  tort  ou  à  raison,  que  les 
réservoirs  sont  une  cause  permanente  d'insalubrité  pour  les  com- 
munes riveraines. 

A  l'industrie  de  la  pêche  se  rattache  l'élève  des  sangsues,  qui  se 
pratique  depuis  un  petit  nombre  d'années  sur  une  échelle  considé- 
rable dans  quelques  mares  situées  près  des  rives  du  bassin.  Quelque 
mépris  que  l'on  tienne  à  honneur  d'afficher  pour  la  vie  des  ani- 
maux, il  est  certainement  peu  de  personnes  étrangères  au  métier 
qui  puissent  suivre  sans  une  vive  répugnance  tous  les  détails  de 
l'hirudiculture.  Jadis  on  avait  l'habitude  de  précipiter  dans  les  ma- 
rais à  sangsues  de  malheureux  chevaux  écloppés,  couverts  de  plaies 
et  de  blessures;  mais  ces  pauvres  bêtes  avaient,  suivant  les  éle- 
veurs de  sangsues,  le  tort  grave  de  se  laisser  périr  trop  tôt;  les  veines 
ouvertes  par  les  ventouses  des  annélides  ne  se  refermaient  pas,  et 

(1)  Les  marais  salans  d'Arcachon  rapportent  environ  150  francs  par  hectare  et  par 
an,  tandis  que  pendant  le  môme  espace  de  temps  un  hectare  de  pêcherie  exploité 
réguli(^rement  produit  200  francs.  Année  moyenne,  on  tire  des  réservoirs  d'Arcachon 
100,000  kilogrammes  de  poisson ,  vendus  75,000  francs  sur  leï  marchés  de  Bordeaux. 
La  quantité  de  sel  récolté  annuellement  ne  dépasse  pas  400  tonnes. 


LE    LITTORAL   DE    LA    FRANCE.  081 

laissaient  échapper  tout  le  sang  de  la  vie.  Maintenant  on  trouve 
beaucoup  plus  avantageux  de  livrer  des  vaches  en  proie  aux  sang- 
sues. Effaré,  hagard  et  néanmoins  résigné,  le  lourd  animal  subit 
avec  un  étonnement  stupide  les  attaques  des  suceurs  attachés  en 
grappes  à  son  ventre  et  à  ses  jambes;  mais  au  moment  où  il  va  suc- 
comber d'épuisement,  on  le  fait  remonter  sur  la  berge,  puis  on  le 
ramène  au  pâturage,  pour  lui  faire  reprendre  un  peu  de  vie  et  le 
préparer  à  fournir  un  nouveau  repas.  Ainsi  de  deux  semaines  en 
deux  semaines  l'animal  est  mangé  en  détail,  jusqu'au  jour  de  la 
mort  définitive.  L'âne,  qu'on  emploie  pour  nourrir  les  jeunes  sang- 
sues, est  moins  résigné  que  la  vache  :  il  se  cabre,  lance  des  ruades, 
essaie  de  mordre;  puis,  quand  il  est  enfin  tombé  dans  l'étang  sous 
une  grêle  de  coups,  il  se  démène  avec  terreur.  Du  reste,  ses  bles- 
sures, comme  celles  du  cheval,  restent  longtemps  ouvertes,  et  gé- 
néralement il  succombe  après  avoir  été  servi  deux  fois  en  pâture 
aux  sangsues.  Un  éleveur  d'Audenge,  qui  possède  4  hectares  de 
marais,  y  jette  chaque  année  plus  de  deux  cents  vaches  et  plu- 
sieurs dizaines  d'ânons  servant  à  nourrir  800,000  annélides  (1).  On 
le  voit,  rhirudiculture  est  pour  les  habitans  riverains  du  bassin 
d'Arcachon  une  ])ranche  assez  importante  de  l'exploitation  générale 
des  eaux. 

Quant  à  l'exploitation  du  sol,  elle  a  été  jusqu'à  nos  jours  assez 
négligée,  sauf  dans  la  petite  commune  du  Teich ,  et  les  terrains  in- 
cultes touchent  en  plusieurs  endroits  aux  plages  du  bassin.  Depuis 
un  siècle,  diverses  compagnies,  dont  quelques-unes  ont  eu  des  mil- 
lions entre  leurs  mains,  ont  essayé  de  mettre  en  culture  des  cen- 
taines de  kilomètres  carrés;  mais  de  leurs  travaux  il  ne  reste  guère 
que  des  plantations  d'arbres,  un  canal  hors  d'usage  et  de  grandes 
maisons  inhabitées.  De  même  que  dans  les  autres  parties  des  landes, 
l'énergie  individuelle  des  propriétaires  isolés  commence  à  faire  sur 
le  pourtour  du  bassin  ce  que  les  riches  compagnies  n'ont  pu  ac- 
complir, et,  grâce  aux  avantages  que  donnent  aux  riverains  la  faci- 
lité des  communications  et  les  rapports  incessans  avec  Bordeaux, 
on  ne  saurait  douter  que  l'agriculture  et  la  sylviculture  ne  se  déve- 
loppent bientôt  assez  rapidement.  Chose  remarquable  toutefois,  c'est 
précisément  là  où  le  progrès  serait  le  plus  facile  à  réaliser  que  l'ex- 
ploitation du  sol  se  fait  de  la  manière  la  plus  barbare.  L'antique  fo- 
rêt de  La  Teste,  qui  date  probablement  de  l'époque  des  Ibères  et 
des  Gaulois,  et  dont  quelques  parties  ont  vaillamment  résisté,  pen- 
dant tout  le  moyen  âge,  contre  les  assauts  de  la  mer  et  des  sables, 

(1)  On  expédie  chaque  année  1,500,000  sangsues  des  bords  du  bassin  d'Arcachon  à 
Bordeaux.  La  vache  à  sangsues  coûte  50  francs,  et  sa  carcasse  est  revendue  20  francs. 

TOME  XLVUI.  31 


Â82  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  forêt,  qui  fut  jadis  l'une  ries  plus  belles  de  la  France,  est  en- 
core grevée  d'usages  qui  rappellent  les  mauvais  temps  de  la  féoda- 
lité, et  rendent  complètement  impossible  tout  essai  de  sylviculture 
rationnelle. 

La  forêt  ou  montagne  de  La  Teste  couvre  une  superficie  de 
3,85/i  hectares  en  dunes  et  en  lettes.  Elle  appartient  à  un  certain 
nombre  de  particuliers  dont  les  droits  sont  parfaitement  distincts, 
et  cependant  elle  est  ouverte  comme  une  lande  publique  à  la  libre 
entrée  de  tous  les  habitans  et  au  libre  parcoui's  du  bétail.  En  vertu 
d'anciens  titres,  les  citoyens  des  communes  de  La  Teste  et  de  Gujan 
peuvent  s'approvisionner  dans  toute  l'étendue  de  la  forêt  du  bois  de 
chauflage  et  de  construction  nécessaire  à  leurs  besoins.  Contre  les 
droits  des  propriétaires,  ils  invoquent  leurs  droits  immémoriaux 
d'îisagers;  ils  sont  eux-mêmes  possesseurs  par  la  jouissance.  La 
conséquence  de  cet  état  de  choses  est  facile  à  deviner  ;  le  conflit  des 
intérêts  et  des  droits  inconciliables  empêche  la  propriété  de  se  con- 
stituer, et  la  forêt,  qui  n'est  plus  indivise  et  qui  n'est  pas  encore 
partagée,  reste  livrée  à  une  exploitation  barbare.  Le  bétail  piétine 
le  sol,  casse  les  branches  et  broute  les  jeunes  arbres;  les  usagers 
abattent  les  billes  qui  leur  conviennent,  et  laissent  de  côté  le  bois 
mort  ainsi  que  les  troncs  difficiles  h  couper.  De  leur  côté,  les  pos- 
'sesseurs  titulaires  ne  prennent  aucun  soin  d'aménager  leur  portion 
d'une  forêt  qu'ils  voient  livrée  au  pillage,  et  n'exploitent  pas  avec 
plus  de  discernement  que  les  usagers.  Dans  toute  la  montagne  de 
La  Teste,  il  n'existe  déjà  plus  de  bois  de  chêne  pouvant  servir  à  la 
construction;  on  ne  rencontre  que  de  vieux  troncs  contournés  ou  de 
jeunes  tiges  utiles  seulement  pour  servir  de  pieux.  Tandis  que,  dans 
une  forêt  de  pins  bien  aménagée,  le  nombre  des  grands  arbres  ex- 
ploités en  résine  est  de  150  par  hectare,  on  n'en  compte  que  50  sur 
le  même  espace  dans  la  forêt  de  La  Teste,  et  même  il  n'en  reste  plus 
que  10  dans  certaines  lisières  de  bois  particulièrement  exposées 
aux  déprédations  de  toute  nature.  Le  revenu  total,  qui  devrait  dé- 
passer un  demi-million,  atteint  à  peine  160,000  francs,  et  doit  né- 
cessairement diminuei"  chaque  année,  puisque  la  consommation  an- 
nuelle dépasse  la  production,  et  que  la  foule  des  usagers,  qui  est 
de  sept  mille  aujourd'hui,  s'accroît  incessamment  avec  la  popula- 
tion des  communes  intéressées.  Dans  la  forêt  de  La  Teste,  la  pro- 
priété, telle  qu'elle  existe,  n'est  que  le  droit  d'abuser. 

Il  est  urgent  de  remédier  à  cet  état  de  choses,  déplorable  pour 
les  intérêts  matériels  et  bien  plus  fâcheux  encore  pour  les  intérêts 
moraux,  car  les  discussions  sans  cesse  renouvelées  finissent  par  en- 
gendrer les  haines;  à  force  de  revendiquer  leurs  droits  opposés,  les 
(lynnt-pins  et  les  non-ayant-pins  en  arrivent  à  se  détester  cordiale- 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  A 8 3 

ment.  Pour  concilier  les  esprits,  il  faut  donc  mettre  un  terme  à  cet 
enchevêtrement  d'intérêts  hostiles,  faire  entrer  l'ordre  dans  ce  cliaos 
digne  du  moyen  âge,  qui  l'a  produit  et  légué  à  la  société  moderne. 
Rien  ne  serait  plus  facile.  Que  les  possesseurs  titulaires  abandon- 
nent aux  usagers,  en  pleine  et  absolue  propriété,  une  partie  de  la 
forêt  représentant  ou  dépassant  la  valeur  capitalisée  des  droits 
d'usage;  que  de  leur  côté  les  habitans  des  communes,  héritiers  des 
avantages  cédés  jadis  par  le  seigneur  aux  manans  de  son  captalat, 
consentent  à  échanger  ces  droits,  qui  rappellent  leur  antique  ser- 
vage, contre  un  titre  qui  les  fera  propriétaires,  et,  si  la  répartition 
est  faite  d'une  manière  équitable,  toutes  les  parties  n'auront  qu'à  se 
féliciter  de  l'issue  du  procès  (1).  Alors  seulement  la  propriété  sera 
constituée  et  les  détenteurs  du  sol  pourront  s'occuper  de  reboiser  les 
espaces  dégarnis,  d'élever  des  pins  et  des  chênes  pour  la  construc- 
tion, d'aménager  régulièrement  leurs  bois,  de  faire  de  la  sylvicul- 
ture en  un  mot.  Dans  l'intérêt  de  la  production,  il  est  à  désirer  aussi 
que  l'état  aliène  bientôt  toutes  les  forêts  qu'il  a  plantées  sur  les 
dunes  et  qu'il  a  gardées,  d'abord  en  qualité  de  tuteur,  puis  comme 
propriétaire,  en  dépit  des  incessantes  réclamations  des  communes. 
Entre  les  mains  des  particuliers,  ces  forêts  donneront  un  revenu 
bien  plus  considérable  qu'elles  n'en  donnaient  au  budget  et  contri- 
bueront d'une  manière  bien  plus  efficace  à  l'accroissement  de  la  ri- 
chesse nationale. 

IV. 

Dans  ses  rêves  d'avenir,  Ârcachon  ne  se  contente  pas  d'aspirer 
au  rôle  de  cité.  La  petite  ville  des  landes  se  voit  aussi  grand  port 
de  commerce,  et  les  eaux  de  son  bassin  se  couvrent  déjà  de  na- 
vires innombrables!  La  magnifique  baie,  dont  la  nappe  s'étend  à 
perte  de  vue,  rend  cette  ambition  facile  à  comprendre.  A  l'excep- 
ùon  de  quelques  villes  privilégiées,  telles  que  Rio-Janeiro  et  San- 
Francisco,  les  grands  entrepôts  maritimes  du  monde  pourraient  en- 
vier cet  immense  port  presque  fermé,  où  les  navires  sont  en  sûreté 
comme  dans  un  lac.  Les  rades  du  bassin  occupent  de  vastes  es- 
paces, et  présentent  des  profondeurs  assez  considérables  pour  les 
navires  du  plus  fort  tirant  d'eau.  L'une,  qu'abrite  du  côté  de  l'ouest 
la  péninsule  boisée  du  cap  Ferret,  offre  de  8  à  15  mètres  d'eau  et 
s'étend  parallèlement  au  rivage  de  près  de  (i  kilomètres  de  lon- 
gueur. La  rade  d'Eyrac,  qui  forme  le  chenal  entre  la  plage  d'Ar- 

(I)  Cette  thèse  est  exposée  avec  beaucoup  de  clarté  dans  un  écrit  local  de  M.  A.  Bi«;- 
serié,  intitulé  :  Des  Droits  d'usage  dans  la  forêt  de  La  Teste. 


484  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cachon  et  Fîle  aux  Oiseaux,  est  encore  plus  grande  que  celle  du 
Ferret,  et  la  profondeur  y  varie  de  8  à  20  mètres.  Sans  compter  la 
rade  de  Moullo ,  située  au  sud  du  bassin  proprement  dit,  dans  le 
goulet  d'entrée,  et  trop  exposée  aux  vents  d'ouest,  les  mouillages 
d'Arcachon  occupent  ensemble  une  superficie  de  près  de  700  hec- 
tares ou  7' kilomètres  carrés.  D'après  les  calculs  de  l'ingénieur  Pai- 
rier,  sept  mille  cinq  cents  navires  de  800  tonneaux  pourraient  y 
trouver  place.  Au  lieu  de  cette  immense  flotte,  sept  fois  plus  con- 
sidérable par  le  tonnage  que  toute  la  marine  commerciale  de  la 
France ,  on  n'aperçoit  dans  la  vaste  étendue  des  eaux  que  des  cha- 
loupes, des  barques,  des  pontons  épars,  et  devant  la  plage  des 
bains  quelques  yachts  de  plaisance. 

La  solitude  relative  des  excellentes  rades  du  bassin  d'Arcachon 
peut  sembler  d'autant  plus  étonnante  que  sur  cette  côte  des  landes, 
qui  offre  un  développement  total  de  230  kilomètres  environ,  il 
n'existe  pas  un  seul  autre  port  où  puissent  entrer  les  navires.  Au 
nord,  au  sud  de  la  passe  d'Arcachon,  le  rivage  se  prolonge  d'un  côté 
jusqu'à  l'embouchure  de  la  Gironde,  et  de  l'autre  jusqu'à  l'Adour, 
en  formant  des  sinuosités  tellement  faibles  que  sur  nos  cartes  on  les 
dessine  en  ligne  droite  et  que  les  navigateurs  du  large  ne  peuvent 
en  reconnaître  la  position,  si  ce  n'est  à  la  vue  d'un  phare  ou  d'une 
balise.  Nulle  part,  sur  tout  le  littoral  de  l'Europe,  il  n'existe  de 
plage  aussi  complètement  dépourvue  d'abris;  mais  aussi ,  par  un 
singulier  contraste,  c'est  précisément  vers  le  milieu  de  cette  côte 
inhospitalière  que  s'ouvre  l'un  des  havres  intérieurs  les  plus  vastes 
du  monde.  Comme  port  de  commerce,  il  doit  nécessairement  de- 
meurer à  peu  près  inutile,  tant  que  les  landes  voisines  ne  fourniront 
pas  à  l'exportation  des  produits  considérables;  mais,  comme  bassin 
de  refuge,  ne  devrait-il  pas  donner  un  asile  à  tous  les  bâtimens  que 
la  tempête  surprend  au  large  et  dont  un  certain  nombre  périssent 
chaque  année  sur  les  sables  de  la  côte?  Et,  puisque  les  guerres  sont 
encore  parmi  les  redoutables  éventualités  de  l'avenir,  n'est-il  pas 
absolument  nécessaire,  comme  mesure  de  défense  nationale,  de 
ménager  une  retraite  assurée  aux  navires  de  guerre  ou  de  commerce 
poursuivis  par  les  croiseurs?  De  1809  à  181/i,  alors  que  les  navi- 
gateurs américains  persistaient  à  trafiquer  avec  la  France  en  dépit 
du  blocus  des  côtes,  vingt-trois  navires  des  États-Unis,  jaugeant 
ensemble  près  de  5,000  tonneaux,  vinrent  chercher  un  refuge  dans 
le  bassin  d'Arcachon  et  y  débarquèrent  leurs  marchandises  à  desti- 
nation de  Bordeaux,  Pendant  le  même  espace  de  temps,  un  seul 
bâtiment  français  s'était  risqué  sur  la  barre  pour  échapper  à  l'en- 
nemi. 

Malheureusement  la  petite  mer  intérieure  des  landes,  qui  pour- 


LE    LITTORAL   DE    L\    FRANCE.  flSb 

rait  être  si  utile  comme  port  de  relâche  en  temps  de  paix  et  comme 
port  de  refuge  en  temps  de  guerre,  est  séparée  de- la  mer  par  des 
bancs  de  sable  où  les  navires  courent  grand  risque  d'échouer  pen- 
dant les  tempêtes.  La  barre  se  déplace  et  varie  souvent;  mais, 
quelles  qu'en  soient  la  forme  et  les  dimensions,  elle  ne  cesse  jamais 
d'être  redoutable.  Actuellement  cette  porte  sous-marine  du  bassin 
s'ouvre  en  plein  golfe  de  Gascogne,  à  4  kilomètres  en  droite  ligne  à 
l'ouest  du  cap  Ferret.  Elle  est  assez  profonde,  même  pour  les  grands 
navires,  puisqu'elle  a  depuis  longtemps  de  7  à  8  mètres  aux  plus 
basses  mers,  et  que  deux  fois  par  jour  cette  profondeur  constante 
augmente  de  3  à  5  mètres.  A  l'endroit  le  moins  large,  l'ouverture 
ménagée  entre  les  deux  bancs  de  sable  ou  mails,  du  nord  au  sud,  dé- 
passe un  demi-kilomètre.  Les  embarcations  peuvent  y  pénétrer  faci- 
lement; mais  les  véritables  dangers  commencent  lorsque  la  barre  est 
déjà  franchie,  et  que  le  navire  cherche  à  gagner  l'entrée  proprement 
dite,  située  à  une  lieue  plus  loin,  entre  le  banc  du  Toulinguet  et  le 
banc  de  Matoc.  En  effet,  au  dedans  de  la  barre,  le  chenal,  très  pro- 
fond d'ailleurs,  change  brusquement  de  direction  et  se  rejette  au 
sud,  puis  au  sud-est  pour  se  reployer  une  seconde  fois  à  l'entrée  du 
bassin  et  se  prolonger  au  nord  vers  Arcachon.  Sous  l'impulsion 
d'un  vent  d'ouest  ou  de  sud-ouest,  le  navire  passe  facilement  au- 
dessus  de  la  barre;  mais  dès  qu'il  est  entré  dans  le  chenal  tortueux 
qui  mène  au  bassin,  le  même  vent  du  large  qui  l'a  poussé  heureu- 
sement entre  les  dangers  de  la  passe  le  fait  maintenant  dériver  à 
gauche  sur  les  brisans,  et,  si  la  mer  est  grosse,  il  est  infaillible- 
ment perdu.  En  temps  calme,  les  embarcations  engagées  dans  les 
sinuosités  du  chenal  d'entrée  ont  encore  à  craindre  un  autre  danger 
et  peuvent  être  entraînées  sur  les  bancs  par  des  courans  de  ma- 
rée qui  portent  alternativement  vers  la  haute  mer  et  vers  le  bassin. 
On  se  fera  une  idée  de  la  violence  de  ces  courans  redoutables  en 
apprenant  que  chaque  marée  moyenne  de  vive  eau  introduit  dans 
le  bassin  une  masse  liquide  de  336  millions  de  mètres  cubes.  Ré- 
partie d'une  manière  uniforme  pendant  les  six  heures  du  flot,  cette 
quantité  d'eau  se  déverserait  dans  la  baie  au  taux  de  155,000  mè- 
tres cubes  par  seconde  :  c'est  à  peu  près  le  débit  moyen  du  fleuve 
des  Amazones. 

En  montant  sur  l'une  des  hautes  dunes  qui  dominent  l'entrée  du 
bassin,  on  peut  suivre  facilement  du  regard  les  diverses  sinuosités 
du  chenal.  A  ses  pieds,  on  voit  s'étendre  la  nappe  d'eau  profonde  de 
l'entrée,  que  partage  en  deux  bras  le  banc  d'Arguin,  signalé  par  une 
ligne  semi-circulaire  de  brisans.  Au-dehà,  de  longues  crêtes  paral- 
lèles d'écume  blanche  révèlent  la  position  du  banc  de  Toulinguet, 
qui  continue  en  travers  de  l'entrée  la  pointe  du  cap  Ferret.  Plus 


A86  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

loin  encore,  la  vaste  courbe  que  décrit  le  chenal  apparaît  connue 
une  étroite  bande  verdâtre  séparée  de  la  haute  mer  par  une  troi- 
sième rangée  de  vagues  blanchissantes.  L'ensemble  de  ces  nappes 
d'eau  tranquilles  alternant  avec  les  zones  agitées  des  brisans  pro- 
duit l'eiret  d'un  labyrinthe,  et  l'on  se  demande  à  première  vue  com- 
ment les  navires  peuvent  s'y  risquer  sans  courir  à  une  perte  cer- 
taine. Lorsque  la  mer  est  bouleversée  par  des  vents  de  tempête 
souillant  de  l'ouest  ou  du  sud-ouest,  la  houle  du  large  ne  brise  pas 
seulement  sur  les  bancs  de  sable,  elle  déroule  aussi  ses  crêtes  écu- 
meuses  sur  toute  l'étendue  de  l'espace  triangulaire  compris  entre  le 
cap  Ferret  et  la  pointe  du  Sud.  Des  vagues  de  6  à  8  mètres  de  hau- 
teur bondissent  par-dessus  la  barre  et  se  poursuivent  à  travers  les 
bancs  et  les  chenaux  jusqu'au  rivage  du  continent;  les  bouées 
énormes  ancrées  à  côté  de  la  passe  disparaissent  parfois  sous  des 
masses  tourbillonnantes  d'eau  et  d'écume.  Alors  les  chaloupes  de 
pèche  ou  les  chasse-marée  de  cabotage  qui  se  trouvent  au  large  de 
la  barre  doivent  rester  prudemment  en  dehors  sous  peine  d'être 
portés  sur  les  bancs  et  défoncés  par  les  vagues  chargées  de  sable  : 
il  leur  faut  tenir  la  haute  mer  ou  s'enfuir  vers  le  nord.  Jadis  les  em- 
barcations réfugiées  dans  la  Gironde  ou  dans  les  pertuis  de  la  Sain- 
tonge  devaient  courir  le  risque  de  se  présenter  une  seconde  fois  de- 
vant la  barre  avec  le  mauvais  temps;  de  nos  jours,  les  pêcheurs 
que  la  tempête  a  forcés  de  relâcher  dans  le  port  de  Bordeaux  font 
charger  leur  pinasse  sur  un  vv9,gon  de  chemin  de  fer  et  reviennent 
triomphalement  à  La  Teste  traînés  par  la  vapeur. 

Si  la  passe  qui  donne  entrée  dans  le  bassin  d'Arcachon  occupait 
une  position  fixe,  elle  serait  depuis  longtemps  connue  et  pratiquée 
de  tous  les  navigateurs  qui  parcourent  le  golfe  de  Gascogne,  et 
peut-être  aurait-on  déjà  découvert  les  moyens  de  rendre  la  barre 
accessible  par  tous  les  vents;  mais  la  passe  est  mobile  :  elle  saute 
brusquement  d'un  endroit  à  un  autre  pendant  le  cours  des  tempêtes 
et  dans  l'espace  d'une  seule  année  se  déplace  parfois  de  plusieurs 
kilomètres.  Des  bancs  occupent  la  place  où  s'allongeaient  les  che- 
naux; des  passages  se  creusent  là  où  se  trouvaient  les  bas-fonds;  la 
topographie  sous-marine  change  constamment,  et  c'est  à  leurs  ris- 
ques et  périls  que  les  pilotes  doivent  en  étudier  l'ensemble,  sans 
cesse  modifié.  En  17/i2,  le  grand  chenal  suivait  le  rivage  du  conti- 
nent, immédiatement  à  la  base  des  dunes,  et  communiquait  avec 
la  haute  mer  par  une  passe  ouverte  au  sud  de  l'entrée  entre  une 
pointe  de  sable  et  l'île  de  Matoc,  aujourd'hui  disparue.  Depuis  cette 
époque,  chaque  nouvelle  carte,  chaque  rapport  des  hydi'ographes 
ou  des  ingénieurs  ont  constaté  quelque  changement  dans  la  direc- 
tion des  passes  et  la  forme  des  rivages  :  cependajit  l'entrée  principale 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  487 

n'a  cessé  d'osciller  entre  le  sud  et  le  sud-ouest  jusqu'en  l'année 
1827.  Alors,  à  la  suite  d'une  violente  tempête,  cette  ancienne  passe 
s'est  graduellement  oblitérée,  tandis  qu'un  nouveau  chenal  s'ou- 
vrait au  nord  de  l'entrée,  non  loin  du  cap  Ferret  et  sur  l'emplace- 
ment d'une  autre  passe  déjtà  comblée.  Actuellement  la  barre  la  plus 
profonde  se  reporte  peu  à  peu  vers  l'ouest.  L'étude  comparative  de 
toutes  les  modifications  accomplies  depuis  un  siècle  dans  le  régime 
de  la  grande  passe  semble  prouver  que  sous  l'action  de  la  houle  du 
nord -ouest  l'ouverture  tend  naturellement  à  se  déplacer  d'année 
en  année  vers  le  sud  pour  longer  la  rive  orientale  jusqu'au  moment 
où  des  tempêtes  exceptionnelles  et  de  grands  apports  de  sable  con- 
trarient la  direction  du  courant  et  le  repoussent  vers  le  nord. 

Aux  déplacemens  de  la  passe  correspondent  les  changemens  des 
rivages.  Les  flots  et  les  vents  modifient  sans  cesse  la  forme  de  la 
côte,  et  souvent  un  petit  nombre  d'années  suffit  pour  donner  un 
aspect  tout  nouveau  à  l'ensemble  du  littoral.  Ainsi  le  cap  Ferret, 
cette  même  pointe  qui,  sous  le  nom  de  Curianum  promonlorium ^ 
se  trouvait  peut-être  du  temps  des  Romains  directement  à  l'ouest 
de  la  baie,  ne  cesse  de  changer  les  courbes  de  sa  plage,  et  depuis 
un  siècle,  c'est  par  centaines  de  mètres  et  par  kilomètres  qu'il  faut 
évaluer  ses  mouvemens  alternatifs  d'empiétement  et  de  recul.  En 
1768,  l'extrémité  méridionale  du  cap  était  située  à  plus  de  h  kilo- 
mètres au  nord-ouest  de  l'endroit  qu'elle  occupe  aujourd'hui.  Pen- 
dant la  fin  du  xviii"  siècle  et  au  commencement  du  nôtre,  les  vents 
de  la  région  du  nord,  qui  souillent  dans  ces  parages  plus  fréquem- 
ment que  les  autres  courans  atmosphériques  (1),  ont  fait  avancer 
chaque  année  les  dunes  du  promontoire  dans  la  direction  du  sud, 
tandis  que  la  houle  du  large,  obéissant  à  la  même  impulsion,  ajou- 
tait sans  cesse  à  la  pointe  de  nouvelles  masses  de  sable.  En  moins 
d'un  demi-siècle,  le  cap  se  prolongea  ainsi  de  6  kilomètres  vers  le 
sud-est,  avec  une  vitesse  moyenne  de  127  mèti-es  par  an  ou  d'un 
pied  par  jour.  La  pointe  croissait  pour  ainsi  dire  à  vue  d'œil;  mais 
en  1837,  la  passe  ayant  brusquement  changé  de  direction  et  s'étant 
portée  vers  le  nord,  le  courant  de  marée  se  mit  à  ronger  la  péninsule 
et  la  fit  graduellement  reculer  vers  le  nord-ouest.  En  1854,  l'extré- 
mité du  cap  avait  rétrogadé  de  1,800  mètres  :  maintenant  on  la  dit 
à  peu  près  stationnaire  ;  mais  si  le  chenal  se  déplace  vers  le  sud, 
il  n'est  pas  douteux  que  la  pointe  du  cap  ne  recommence  à  empié- 
ter sur  la  mer  dans  la  même  direction. 


(1)  Les  veots  de  la  région  du  nord  soufflent  en  moyenne  cent  quatre-vingt-cinq 
jours,  c'est-à-dire  exactement  une  moitié  de  l'année.  Les  vents  de  l'est,  de  l'ouest  et 
de  la  région  du  sud  régnent  pendant  l'autre  moitié. 


488  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Depuis  un  siècle,  la  côte  d'Arcachon  n'a  guère  moins  cbann^é  que 
Ja  péninsule  du  cap.  Érodée  par  le  courant,  elle  n'a  cessé  de  reculer 
vers  l'est,  tantôt  d'une  manière  presque  imperceptible,  tantôt  avec 
une  efTraj^ante  rapidité.  Depuis  1768,  la  plage  a  perdu  2  kilomètres 
de  largeur  moyenne  sur  une  longueur  totale  de  12  kilomètres  entre 
Arcachon  et  la  pointe  du  Sud  :  là  où  se  trouve  maintenant  le  rivage 
extérieur  du  cap  Ferret  se  développait  autrefois  le  littoral  du  con- 
tinent. La  partie  de  la  côte  sur  laquelle  se  construisent  les  gracieux 
chalets  de  la  ville  est  elle-même  menacée,  et  si  on  ne  la  consoli- 
dait pas  au  moyen  de  travaux  d'art  contre  l'action  du  courant  laté- 
ral qui  vient  la  ronger,  elle  se  fondrait  dune  après  dune,  et  dispa- 
raîtrait tôt  ou  tard  dans  les  flots.  Il  y  a  quelques  années  à  peine, 
elle  était  attaquée  par  les  eaux  de  marée  sur  une  longueur  de  plu- 
sieurs kilomètres,  et  les  propriétaires  riverains  voyaient  avec  ter- 
reur la  vague  inexorable  se  rapprocher  de  leurs  maisons.  Actuel- 
lement les  plages  voisines  d'Arcachon  ne  sont  plus  érodées;  mais 
à  quelques  kilomètres  au  sud  l'œuvre  de  destruction  s'accomplit 
d'une  manière  vraiment  redoutable.  Le  courant  de  marée,  qui  se 
rend  alternativement  de  la  mer  dans  le  bassin,  et  du  bassin  dans 
la  mer,  vient  frapper  contre  la  rive  et  gagne  incessamment  sur  la 
base  des  dunes. 

C'est  un  beau  spectacle  que  présentent  ces  talus  de  sable,  hauts 
de  50  mètres,  reculant  à  vue  d'œil  devant  la  mer.  Composés  de  mo- 
lécules sans  cohésion,  ces  talus  offrent  une  inclinaison  moyenne 
d'environ  hb  degrés;  mais  en  certains  endroits  des  couches  de  sable 
fortement  comprimées  ou  bien  agglutinées  par  l'humidité  résistent 
à  l'éboulement  et  se  dressent  en  parois  verticales  :  ce  sont  alors 
autant  de  gradins  du  haut  desquels  le  sable  mobile  plonge  en  cas- 
catelles.  Lorsque  le  vent  souille  avec  force,  d'innombrables  fdets  de 
sable  descendent  ainsi  d'assise  en  assise  du  sommet  de  la  dune  jus- 
qu'à la  base  :  on  dirait  une  cataracte  d'eau  grisâtre  partagée  en  une 
multitude  de  nappes.  Les  grands  arbres  qui  croissent  au  sommei 
de  la  dune,  et  dont  le  vent  incline  le  branchage  vers  la  terre,  re- 
muent le  sol  avec  leurs  racines  comme  avec  un  énorme  levier,  et 
chacun  de  leurs  efforts  fait  couler  un  large  ruisseau  de  sable.  Enfin 
ils  se  déracinent  eux-mêmes  et  sont  entraînés  sur  la  pente  du  talus 
comme  par  une  avalanche.  Des  pins  au  feuillage  encore  vert  héris- 
sent partout  les  éboulis  et  finissent  par  glisser  dans  le  courant  qui 
les  emporte.  Au  pied  de  la  dune,  la  mer  gagne  lentement,  centi- 
mètre par  centimètre,  et  l'on  voit  la  rive  se  fondre  pour  ainsi  dire 
en  laissant  à  nu  l'ancien  sous-sol  des  landes.  La  plus  grande  partie 
de  ces  sables  arrachés  à  la  base  des  talus  est  aujourd'hui  reportée 
sur  les  plages  du  banc  de  Matoc,  au  sud  de  l'entrée  du  bassin    Là 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  489 

se  trouvait  autrefois  une  île  assez  étendue,  sur  laquelle  on  avait 
bâti  quelques  cabanes  de  pêcheurs.  Vers  la  fin  du  siècle  dernier, 
cette  île,  incessamment  rongée  par  le  flot,  disparut,  et  il  n'en  resta 
plus  qu'un  banc  de  sable  couvert  à  chaque  marée.  Maintenant  l'île 
commence  à  surgir  une  seconde  fois  au-dessus  de  la  surface  de  la 
mer,  et  depuis  deux  ans  elle  se  couvre  d'une  légère  verdure. 

Ce  sont  là  les  côtes  incertaines  et  changeantes,  ce  sont  les  sables 
qu'il  s'agirait  de  fixer  par  des  travaux  permanens  de  manière  à  con- 
tenir le  courant  dans  son  lit  actuel,  ou  bien  à  lui  donner  une  direc- 
tion définitive,  préférable  à  celle  qu'il  suit  aujourd'hui.  C'est  une 
mission  difficile  que  d'avoir  à  lutter  contre  une  mer  qui  dévore  et 
reconstruit  si  rapidement  ses  plages;  aussi  les  ingénieurs  chargés 
d'émettre  une  opinion  sur  le  problème  de  l'amélioration  du  chenal 
d'entrée  ont-ils  presque  tous  différé  d'avis  sur  les  moyens  à  em- 
ployer. En  1768,  Kerney  proposait  de  réunir  par  une  digue  l'île  de 
Matoc  à  la  pointe  extrême  du  cap  Ferret  et  de  rejeter  ainsi  toutes 
les  eaux  dans  la  passe  du  sud,  afin  d'obtenir  l'approfondissement 
nécessaire.  Plus  tard,  M.  de  Villers  demandait  qu'on  endiguât  la 
même  passe  au  moyen  de  deux  jetées  en  clayonnage  laissant  à  l'en- 
trée du  bassin  une  largeur  de  quinze  cents  toises;  il  conseillait  aussi 
de  nettoyer  la  barre  en  y  traînant  des  herses  en  fer,  comme  on  l'a 
fait  depuis  avec  succès  aux  bouches  du  Mississipi  et  à  celles  du 
Danube.  L'île  de  Matoc,  sur  laquelle  al.  de  Villers  voulait  appuyer 
une  de  ses  jetées,  disparut  pendant  qu'on  discutait  encore  les  plans 
de  l'ingénieur,  et  d'autres  projets  durent  être  mis  en  avant.  En  1829, 
le  baron  d' Haussez,  préfet  de  la  Gironde  et  bientôt  après  ministre 
de  la  marine,  ne  visait  à  rien  moins  qu'à  rétablir  l'entrée  du  bas- 
sin dans  l'état  où  elle  se  trouvait  probablement  avant  l'époque  his- 
torique, et,  pour  obtenir  ce  résultat,  il  proposait  de  creuser  un  ca- 
nal à  travers  la  péninsule  du  cap  Ferret  et  de  fermer  l'embouchure 
actuelle  au  moyen  de  carcasses  de  navires  coulés  dans  la  passe.  Tne 
commission  chargée  d'étudier  ce  plan  lui  donna  son  approbation; 
mais  on  peut  se  demander  avec  Beautemps- Beaupré,  l'ingénieur 
hydrographe  le  plus  compétent  de  notre  siècle,  s'il  eût  été  prudent 
d'entreprendre  comme  au  hasard  un  travail  aussi  gigantesque,  sans 
pouvoir  affirmer  d'avance  qu'un  banc  ne  se  formerait  pas  à  la  nou- 
velle entrée,  et  que  les  rapides  courans  de  l'ancien  chenal  se  laisse- 
raient museler  par  une  faible  barrière  de  pontons  submergés.  La 
révolution  de  1830,  qui  fit  tomber  du  pouvoir  le  baron  d' Haussez, 
écarta  aussi  brusquement  ses  projets,  et  quelques  années  après  l'in- 
génieur Monnier  déclarait  qu'il  était  impossible  de  fixer  la  passe  et 
de  l'améliorer  d'une  manière  définitive  par  un  travail  humain. 

En  1855,  M.  Pairiei',  ingénieur  ordinaire  de  la  Gironde,  a  pré- 


490  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sente  un  nouveau  projet  de  travaux  accompagné  d'un  mémoire  des 
plus  intéressans  sur  l'hydrographie  générale  du  bassin  d'Arcachon, 
D'après  ce  plan,  il  s'agirait,  non  pas  de  modifier  le  régime  de  la 
passe,  mais  au  contraire  de  la  maintenir  telle  qu'elle  existe  aujour- 
d'hui en  fixant  d'une  manière  définitive  les  rivages  de  l'entrée.  Une 
digue  partant  de  la  pointe  de  Moullo,  au  sud  d'Arcachon,  longe- 
rait la  rive  orientale  sur  une  longueur  de  5,300  mètres,  puis,  se 
détachant  du  bord  par  une  gracieuse  courbe,  s'avancerait  à  plus 
de  3  kilomètres  en  mer,  de  manière  à  former  une  rive  de  pierre  au 
grand  courant  du  chenal.  Une  deuxième  jetée,  enracinée  à  l'extré- 
mité du  cap  Ferret  et  protégée  à  son  origine  par  des  épis  d'ensable- 
ment pareils  à  ceux  de  la  Pointe-de-Grave,  continuerait  au  sud  la 
péninsule  du  cap,  et  réduirait  l'entrée  du  bassin  à  2  kilomètres  de 
largeur.  L'ensemble  des  travaux  projetés  offre  un  développement 
total  d'environ  11  kilomètres  de  digues.  On  le  voit,  la  tâche  des  in- 
génieurs est  formidable,  et  ce  qui  l'aggrave  encore,  c'est  que  la 
pierre  manque  à  Arcachon  et  qu'il  faudra  nécessairement  importer 
des  carrières  de  Bretagne  tous  les  blocs  destinés  aux  enrochemens. 
Et  pourtant,  lorsque  les  travaux  seront  achevés,  la  partie  du  chenal 
qui  se  dirige  vers  le  nord-ouest,  et  dans  laquelle  ont  lieu  tous  les 
sinistres,  ne  sera  même  pas  comprise  entre  les  jetées;  sur  une  lon- 
gueur de  près  de  5  kilomètres,  elle  restera  exposée  à  tous  les  chan- 
gemens  imprévus  que  peut  lui  faire  subir  l'action  des  vents  et  des 
courans.  Là  commence  le  domaine  de  l'inconnu,  car  les  oscillations 
des  barres  dépendent  d'une  foule  de  circonstances  qui  n'ont  pas 
encore  été  soumises  au  calcul.  Toutefois  il  est  permis  d'espérer 
que,  grâce  à  la  suppression  des  petites  passes  et  à  la  disposition 
des  jetées  contenant  toute  la  masse  des  eaux  de  marée,  le  chenal 
s'ouvrirait  directement  à  l'ouest,  dans  le  sens  le  plus  favorable  à 
l'entrée  des  navires  qui  viennent  de  la  haute  mer. 

Présenté  il  y  a  déjà  huit  années,  le  projet  de  M.  Pairier  devrait 
être  modifié  dans  quelques  détails.  Depuis  1855,  la  rive  orientale 
de  l'entrée  a  été  emportée  sur  une  largeur  considérable,  le  banc  de 
Matoc  s'est  changé  en  îlot,  d'autres  bancs  se  sont  formés  ou  dé- 
placés; mais  la  direction  du  chenal  est  restée  sensiblement  la  même, 
et  par  conséquent  le  plan  général  des  travaux  est  encore  applicable  : 
on  est  arrêté  seulement  par  l'importance  des  sommes  nécessaires. 
Le  devis  approximatif  est  fixé  à  11  millions  de  francs;  mais  après 
les  dépenses  prévues  viennent  souvent  les  dépenses  imprévues  : 
les  rivages  peuvent  s'ébouler,  le  régime  des  courans  et  des  passes 
peut  se  modifier  brusquement,  les  tempêtes  peuvent  emporter  les 
épis  ou  renverser  les  digues,  et  si  le  bassin  d'Arcachon  doit  offrir 
en  temps  de  guerre  un  refuge  assuré  à  tous  les  navires ,  ne  doit-il 


LE    LITTORAL    DE    LA    FRANCE.  Z|91 

pas  être  mis  en  état  de  défense  militaire?  Au  lieu  des  fortins  ruinés 
dont  les  canons  sont  renversés  dans  le  sable  depuis  1815,  ne  faut-il 
pas  construire  maintenant  sur  les  deux  rives  de  formidables  batte- 
ries cuirassées,  munies  de  tous  les  engins  de  destruction  que  la 
science  moderne  a  inventés?  Cette  perspective  de  dépenses  efi'raie  à 
bon  droit  et  fait  retarder  indéfiniment  l'entreprise  des  travaux .:  on 
se  demande  si  l'œuvre  qu'il  s'agit  d'accomplir  est  bien  en  rapport 
avec  la  faible  importance  commerciale  d'Arcachon  et  des  autres 
communes  riveraines  du  bassin. 

Cependant  quelque  chose  se  fera  certainement,  et  ce  que  le-  gou- 
vernement n'entreprend  pas  aujourd'hui,  des  associations  l'accom- 
pliront demain.  La  plage  d'Arcachon  et  toute  la  rive  du  sud,  qui 
représentent  pour  les  propriétaires  une  valeur  de  plusieurs  mil- 
lions, ne  tarderont  pas  à  être  protégées  contre  les  érosions  du  flot 
par  le  remblai  d'un  chemin  de  fer,  et  les  architectes  pourront  sans 
crainte  bâtir  chalets  et  villas  au  bord  de  la  mer  et  sur  les  talus  af- 
fermis des  dunes.  En  fixant  les  rivages,  on  aura  déjà  rendu  la  di- 
rection des  courans  moins  incertaine  et  facilité  la  navigation  dans 
le  chenal  de  l'entrée.  Grâce  au  commerce,  qui  ne  peut  manquer  de 
s'accroître  en  même  temps  que  la  population  riveraine  du  bassin  et 
la  richesse  des  habitans,  d'autres  améliorations  se  réaliseront  suc- 
cessivement :  les  dangers  du  passage  seront  balisés  d'une  manière 
plus  complète,  des  pilotes  iront  au-devant  des  navires  pour  leur 
montrer  la  passe;  des  remorqueurs  les  saisiront  à  l'entrée  et  les 
mèneront  jusque  dans  la  rade.  La  barre  d'Arcachon  cessera  d'être 
un  épouvantail;  les  marins  étrangers  apprendront  à  la  braver  comme 
ils  affrontent  déjà  depuis  des  siècles  la  barre  bien  plus  redoutable, 
de  l'Adour,  et  tôt  ou  tard  on  verra  les  prés  salés  de  La  Teste  trans- 
formés en  docks  et  le  grand  mouillage  de  Piquey  couvert  de  bâti- 
mens.  Certes  la  France  serait  coupable,  comme  nation,  si  elle  ne 
trouvait  pas  le  moyen  d'utiliser  cet  admirable  bassin,  qui  pourrait 
donner  asile  à  des  milliers  de  navires;  mais  tous  les  progrès  sont 
solidaires,  et  puisque  l'immense  désert  des  landes  est  graduelle- 
ment conquis  à  l'agriculture,  on  peut  espérer  aussi  que  le  commerce 
s'emparera  bientôt  de  cette  petite  mer  d'Arcachon,  naguère  si  peu 
connue. 

Elisée  Reclus. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre  18G3. 

Le  discours  prononcé  par  l'empereur  à  la  réunion  des  chambres  a  bien 
moins  eu  l'air  de  l'ouverture  d'une  session  française  que  de  l'inauguration 
d'une  session  européenne.  Le  tour  nouveau  que  l'empereur  a  donné  aux 
questions  étrangères  par  la  proposition  imprévue  d'un  congrès  a  produit 
d'abord  en  Europe  et  ensuite  en  France  l'effet  d'un  véritable  coup  de 
théâtre.  On  en  était  resté  au  piteux  échec  des  trois  puissances  qui  avaient 
plaidé  la  cause  de  la  Pologne  :  triste  tableau  où,  l'Angleterre  se  retirant, 
l'Autriche  demeurant  à  l'écart,  la  France  n'avait  plus  à  contempler  que  la 
brutalité  moscovite  s'acharnant  sur  des  femmes  en  deuil  et  sur  les  volon- 
taires de  la  mort.  La  toile  baissée  sur  ce  morne  spectacle  tout  à  coup  se 
relève,  et  nous  montre  la  perspective  pittoresque  et  chatoyante  d'un  con- 
grès européen. 

L'impression  produite  par  cet  habile  coup  de  théâtre  demeurera  comme 
un  des  plus  curieux  phénomènes  de  notre  époque.  Cette  impression  serait, 
s'il  en  était  besoin,  une  démonstration  nouvelle  du  trouble  profond  qui 
règne  dans  les  esprits.  Nous  avons  dit  que  l'émotion  excitée  par  le  discours 
de  l'empereur  avait  été  d'abord  plus  vive  en  Europe  qu'en  France.  Cela 
devait  être.  Il  est  un  témoignage  que  nous  rendrons  volontiers  à  l'empe- 
reur. Il  a  eu  la  hardiesse,  trop  rare  chez  les  hommes  politiques,  d'élever  la 
question  européenne  à  sa  généralité  la  plus  haute,  et  la  courageuse  sincé- 
l'ité  de  présenter  à  l'Europe  le  miroir  où  elle  pouvait  voir  en  face  le  mal  dont 
elle  est  travaillée.  Il  a  dit  à  l'Europe  qu'elle  s'abrite  sous  un  édifice  miné  par 
le  temps  et  détruit  pièce  à  pièce  par  les  révolutions  ;  il  lui  a  déclaré  d'une 
façon  figurative,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  inquiétante,  que  les  traités  de 
1815  ont  cessé  d'exister,  et  qu'elle  n'a  plus  au  milieu  d'elle  que  des  droits 
sans  titres,  des  devoirs  sans  règle,  des  prétentions  sans  frein;  il  lui  a  mon- 
tré, à  travers  le  déchirement  successif  du  pacte  fondamental,  les  passions 
surexcitées,  et  uu  midi  comme  au  nord  de  puissans  intérêts  réclamant  des 


REVUE.    CHRONIQUE.  ^93 

solutions;  il  lui  a  rappelé  qu'elle  se  ruine  en  armemens  exagérés  et  qu'elle 
épuise  ses  ressources  les  plus  précieuses  dans  une  vaine  ostentation  de 
ses  forces,  qu'en  continuant  de  tels  erremens  personne  ne  recueille  de  la 
paix  la  sécurité  féconde  qu'elle  doit  engendrer,  de  la  guerre  les  succès 
glorieux  qu'elle  peut  promettre;  il  lui  a  remontré  que  c'est  une  faute  de 
donner  de  l'importance  à  l'esprit  subversif  des  partis  extrêmes  en  s'op- 
posant  par  d'étroits  calculs  aux  légitimes  aspirations  des  peuples;  il  l'a 
avertie  que  la  guerre  vers  laquelle  on  marche  fatalement  en  s'obstinant 
à  maintenir  un  passé  qui  s'écroule  est  un  péril  d'autant  plus  redouta- 
ble que  les  perfectionnemens  nés  de  la  civilisation  qui  a  lié  les  peuples 
entre  eux  par  la  solidarité  des  intérêts  matériels  rendraient  la  guerre  plus 
destructive  encore.  L'Europe,  l'Europe  continentale,  voulons-nous  dire,  ne 
pouvait  point  ne  pas  ressentir  la  vérité  poignante  de  ces  paroles.  Le  mal 
dont  elle  a  conscience  devait  prendre  à  ses  yeux  une  gravité  d'autant  plus 
grande  qu'il  était  proclamé,  dénoncé  par  le  souverain  qui  est  à  la  tête  de 
la  France,  que  le  langage  d'un  souverain  placé  dans  une  telle  situation  ne 
peut,  en  aucun  cas,  être  le  vain  bruit  d'une  déclamation  philanthropique, 
et  que  ce  langage  est  en  lui-même  un  acte  politique  qui  ne  saurait  demeu- 
rer sans  résultats.  En  effet,  l'empereur,  en  signalant  le  danger,  n'a  point 
hésité  à  indiquer  ce  qui  dans  sa  pensée  serait  le  salut.  La  combinaison  pré- 
servatrice proposée  par  lui  est  un  congrès  où  tous  les  souverains  devraient 
se  rendre,  sans  système  préconçu,  sans  ambition  exclusive,  pour  établir, 
même  au  prix  de  sacrifices  personnels  un  ordre  de  choses  désormais  fondé 
sur  l'intérêt  bien  compris  des  princes  et  des  peuples.  L'empereur  ne  se 
contente  donc  point  de  fournir  aux  gouvernemens  étrangers  un  sujet  de 
méditation;  il  leur  suggère  un  mode  d'action,  et  cette  suggestion  n'est  pas 
sans  mettre  en  jeu  leur  responsabilité,  car,  suivant  les  mots  du  discours 
impérial,  un  refus  ferait  supposer  de  secrets  projets  qui  craignent  le  grand 
jour. 

Une  sorte  de  frémissement  européen  a  d'abord  répondu  à  ce  puissant  ap- 
pel. La  presse  allemande  a  été  pendant  quelques  jours  curieuse  à  étudier  : 
les  journaux  de  Vienne  surtout  ont  publié,  à  propos  du  discours  impérial, 
des  appréciations  d'une  remarquable  sagacité.  C'est  le  malheureux  privi- 
lège de  l'Autriche  d'être  l'état  où  les  difficultés  politiques  du  continent 
prennent  le  caractère  le  plus  aigu;  là  est  le  point  maladif  de  l'Europe ,  et 
Ton  a  eu  tout  de  suite  à  Vienne  le  pressentiment  que  les  combinaisons  qui 
pourraient  sortir  du  congrès  évoqué  par  la  pensée  impériale  devraient 
avoir  l'Autriche  ou  comme  le  plus  efficace  des  auxiliaires,  ou  comme  la 
victime  la  plus  maltraitée.  Les  opinions  de  la  presse  anglaise  n'ont  point, 
en  cette  circonstance,  présenté  le  même  intérêt.  L'Angleterre  ne  croit 
évidemment  point  participer  aux  maux  décrits  par  l'empereur,  et  le  dis- 
cours de  lord  Palmerston  au  banquet  du  lord-maire  fait  assez  voir  qu'elle 
est  loin  de  s'imaginer  qu'elle  soit  malade;  les  inquiétudes,  les  périls,  les 
douleurs  du  continent  ne  l'affectent  qu'indirectement,  et  ne  lui  inspirent 


h9h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  de  platoniques  sympathies;  elle  est  toujours  ce  fragment  détaché  du 
volume  du  monde  dont  parle  Shakspeare  dans  Cymbeline,  qui  appartient  bien 
au  volume,  mais  n'y  est  pas  enfermé,  is  as  of  il  but  nol  in  il.  En  France, 
l'opinion  publique  n'a  pas  d'abord  répondu  par  un  mouvement  spontané  au 
discours  impérial.  Nous  aussi,  nous  avons  un  peu  la  prétention,  et  il  nous 
semble  que  nous  n'avons  pas  tort,  de  n'être  point  aussi  malades  que  d'au- 
tres nations  du  continent.  Nous  ne  parlerons  pas  d(^s  interprétations  am- 
biguës et  contradictoires  auxquelles  le  discours  a  donné  lieu,  les  uns  y 
voyant  la  certitude  de  la  conservation  de  la  paix,  les  autres  la  revendica- 
tion finale  par  les  armes  des  principes  de  la  révolution  européenne.  Qu'il 
fût  possible,  en  commentant  de  bonne  foi  le  discours  impérial,  d'en  tirer 
ainsi  les  déductions  les  plus  contraires,  cela  paraissait  tout  d'abord  peu 
rassurant.  Cependant  la  publicité  donnée  à  la  lettre  d'invitation  adressée 
par  l'empereur  aux  souverains  a  fait  luire  tout  à  coup  un  éclair  de  con- 
fiance. La  lettre  d'invitation  a  obtenu  sur-le-champ  le  succès  qui  avait 
manqué  au  discours  impérial.  Cette  lettre  est  bien  tournée,  elle  est  écrite 
avec  entrain,  sur  le  ton  de  la  confiance;  l'empereur  s'y  met  en  scène  et  y 
fait  apparaître  notre  Paris  révolutionnaire  avec  un  mélange  heureux  de 
modestie  et  de  fierté.  Un  morceau  réussi  suffit  à  mettre  en  gaîté  notre  ner- 
veux parterre.  On  s'est  laissé  aller  à  un  petit  mouvement  de  joie  frivole.  Le 
congrès  sera  un  miracle,  ou  il  ne  sera  rien.  On  a  voulu  se  donner  le  plaisir 
innocent  de  rêver  le  miracle  et  d'y  croire.  On  a  entrevu  dans  Paris  en  fête 
la  somptueuse  troupe  des  empereurs  et  des  rois  :  le  tsar  qui  aurait  ordonné 
au  bourreau  Mouravief  de  chômer,  le  saint-père  qui  viendrait,  entouré  de 
princes  hérétiques  et  schismatiques,  présider  et  bénir  le  concile  œcumé- 
nique de  la  politique  européenne,  la  reine  Victoria  oubliant  un  jour  son 
deuil  éternel,  et  ces  bons  petits  princes  allemands,  les  médiatisés  volon- 
taires de  l'avenir,  se  consolant  d'avance  dans  nos  petits  théâtres  de  la  perte 
d'un  pouvoir  hérissé  pour  eux  de  tant  de  soucis  :  il  y  avait  de  quoi  s'arrê- 
ter avec  complaisance  devant  cette  vision  du  temps  de  Charlemagne;  le 
public  parisien,  ne  voulant  penser  à  autre  chose,  l'a  contemplée  un  instant 
avec  ravissement. 

Les  mots  ont  leur  fortune;  il  en  est  qui  ont  une  magie  de  passade.  Le  mot 
talismanesque  du  jour  est  évidemment  le  congrès.  Quand  disparut  à  Saint- 
Domingue  le  roi  Christophe,  ce  précurseur  méconnu  de  Soulouque,  notre 
bon  Béranger  entonna  son  fameux  refrain,  sur  l'air  de  la  Calacoua  : 

Vite  un  congrès , 
Deux,  trois  congrès, 
Quatre  congrès, 
Cinq  congrès,  dix  congrès! 

Les  congrès  ont  fait  bien  du  chemin  depuis  le  temps  où  chantait  Béranger  : 
ils  se  sont  popularisés,  vulgarisés,  démocratisés.  Ils  ont  cessé  d'Otre  les 
carrousels  exclusifs  de  la  diplomatie.  Les  congrès  se  sont  faits  tout  à  tous; 


REVUE.    —    CHROMIQLE.  /l95 

il  y  en  a  pour  toute  chose  et  pour  tout  le  monde.  II  y  a  des  congrès  pour 
les  médecins  et  les  jurisconsultes,  des  congrès  pour  la  statistique  et  les 
sciences  naturelles,  des  congrès  enfin  pour  les  sciences  sociales.  Cette 
mode  n'est  point  faite  pour  rendre  les  congrès  politiques  moins  accep- 
tables au  public;  mais  peut-être  la  facilité  avec  laquelle  foisonnent  les 
congrès  scientifiques  fait -elle  trop  oublier  au  public  les  difficultés  par- 
ticulières que  rencontrent  la  formation  des  congrès  diplomatiques  et  la  na- 
ture des  résultats  qu'on  peut  attendre  raisonnablement  de  ces  pompeuses 
assemblées. 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'être  quakers,  saint-simoniens,  humanitaires 
d'aucune  secte,  cela  va  sans  dire,  pour  saluer  de  nos  vœux  l'œuvre  de  res- 
tauration du  droit  public  qu'entreprend  aujourd'hui  l'empereur.  On  nous 
prendrait  pourtant  pour  dSS  béats,  si,  au  lieu  de  discerner  les  difficultés 
de  cette  entreprise,  nous  nous  contentions  de  rouler  les  yeux  avec  com- 
ponction en  égrenant  d'une  main  stupide  le  chapelet  des  formules  admi- 
ratives.  Tâchons  au  moins  de  savoir  ce  que  nous  faisons.  La  première 
difficulté  que  doit  rencontrer  le  projet  impérial  réside  d'abord  dans  les  cir- 
constances où  il  se  présente,  circonstances  essentiellement  diff'érentes  de 
l'ordinaire  état  de  choses  qui  donne  lieu  aux  congrès.  Les  congrès  jusqu'à 
présent  n'ont  été  que  la  conséquence  des  guerres;  celui  que  l'empereur 
veut  essayer  serait  un  produit  de  la  paix,  et  aurait  pour  objet  de  prévenir 
la  guerre.  Un  congrès  après  la  guerre  est  plus  facile  à  réunir  et  à  conduire 
qu'un  congrès  avant  la  guerre,  et  cela  pour  deux  raisons.  En  premier  lieu, 
le  congrès  qui  suit  la  guerre  est  nécessité  par  l'issue  même  de  la  guerre  ; 
en  second  lieu,  l'objet  et  la  conduite  d'un  tel  congrès  sont  tracés  et  définis 
par  la  nature  et  les  résultats  de  la  lutte  à  laquelle  il  vient  mettre  un  terme. 
Avoir  pour  raison  d'être  la  nécessité,  avoir  un  objet  défini  par  la  force 
impérieuse  des  événemens,  tel  est  le  double  caractère  de  la  constitution 
et  de  l'œuvre  des  congrès  qui  ont  été  jusqu'à  présent  connus  dans  le 
monde  moderne.  Les  formes  du  monde  politique,  dans  leurs  continuelles 
variations,  sont  beaucoup  moins  soumises  à  la  fantaisie  ou  à  la  volonté  des 
individus  que  ne  le  croient  les  esprits  superficiels  et  les  âmes  vulgaires; 
elles  se  déterminent  par  des  nécessités  qui  courbent  les  volontés  les 
plus  fortes  et  qui  agissent  avec  la  même  puissance  que  les  lois  du  monde 
physique.  Cette  nécessité  est  le  grand  ouvrier  des  afl'aires  humaines.  C'est 
le  génie  de  l'homme  d'état  de  la  pressentir  et  d'y  conformer  ses  com- 
binaisons; elle  est  d'un  secours  décisif  pour  ceux  qui  ne  la  négligent 
point  dans  leurs  calculs  :  quand  on  essaie  de  s'en  passer  ou  de  la  violen- 
ter, on  ne  fait  rien  de  positif  ou  de  durable.  Ainsi  le  caractère  des  con- 
grès connus  jusqu'à  présent,  et  qui  ont  déterminé  les  phases  importantes 
de  l'histoire,  est  d'avoir  été  suscités  par  la  force  des  choses,  d'avoir  eu  une 
tâche  définie  par  les  événemens  dont  ils  venaient  régler,  légaliser  et  con- 
sacrer les  résultats.  Ce  caractère  manque  au  congrès  proposé  par  l'empe- 
reur. Si  honnête  et  si  prudente  que  soit  la  pensée  qui  a  inspiré  le  projet 


Zi96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

impérial,  il  est  évident  qu'elle  émane  d'une  initiative  volontaire,  qu'elle 
fait  appel  au  libre  arbitre  et  aux  convenances  de  ceux  auxquels  ce  projet 
s'adresse.  Les  politiques  savent  aussi  bien  que  les  philosophes  distinguer  la 
différence  qui  sépare  les  conseils  de  la  prudence  des  ordres  de  la  néces- 
sité. Le  propre  des  faits  nécessaires,  c'est  qu'ils  s'imposent,  c'est  qu'ils  ral- 
lient les  jugemens  et  réunissent  les  volontés;  le  propre  au  contraire  des 
mobiles  d'action  puisés  dans  les  raisons  de  prudence,  c'est  qu'ils  sont  sou- 
mis à  des  appréciations  et  à  des  interprétations  diverses,  parce  qu'elles 
demeurent  libres.  Pour  ne  prendre  qu'un  exemple,  sur  la  déclaration  qui 
est  le  point  de  départ  du  projet  impérial,  des  divergences  pourront  se  pro- 
duire et  se  produiront  infailliblement.  Quand  l'empereur  a  dit  que  les  trai- 
tés de  1815  ont  cessé  d'exister,  son  assertion  est  vraie  historiquement  par- 
lant; mais  au  point  de  vue  juridique  elle  sera  contestée.  Historiquement, 
il  est  vrai  que  les  combinaisons  arrêtées  à  Vienne  ont  été  modifiées  sur 
des  points  importans,  il  est  vrai  que  l'une  de  ces  combinaisons  est  main- 
tenant ouvertement  attaquée  par  la  Russie;  mais  au  point  de  vue  du  droit 
international  il  serait  inexact  de  dire  que  l'Europe  est  sans  régime  légal, 
et  que  son  régime  légal  n'a  pas  ses  racines  dans  les  actes  du  congrès  de. 
Vienne.  Le  traité  de  1815,  si  l'on  nous  permet  de  mêler  le  familier  au  grave, 
c'est  le  couteau  de  Jeannot:  ce  n'est  plus  la  même  gaîne,  ce  n'est  plus  la 
même  lame,  le  couteau  subsiste.  Il  est  élémentaire  que  lorsqu'un  contrat 
reçoit  des  modifications  du  consentement  des  parties,  ces  modifications 
n'apportent  aucune  altération  à  sa  vertu  et  à  sa  vitalité  intrinsèque.  Les 
exemples  mêmes  cités  par  l'empereur  ont  confirmé  cette  vérité.  Il  faut 
écarter  l'exemple  de  la  Grèce,  car  la  Turquie  n'avait  pas  pris  part  aux 
actes  de  Vienne;  mais  la  création  de  la  Belgique  et  l'avènement  de  la  dy- 
nastie napoléonnienne  sont  des  modifications  matérielles  apportées  aux 
traités  de  1815  :  elles  n'en  sont  point  la  violation,  puisqu'elles  ont  reçu  le 
consentement  et  l'adhésion  des  parties  contractantes.  De  violation  actuelle 
et  flagrante,  il  n'y  a  que  celle  que  la  Russie  commet  à  cette  heure  même 
aux  dépens  de  la  Pologne;  or,  lorsqu'il  s'agit  d'appliquer  la  loi  au  coupable 
qui  la  viole,  est-il  opportun  de  proclamer  l'abolition  de  la  loi?  Des  diver- 
gences considérables  ne  manqueraient  donc  pas  d'éclater  au  point  de  départ 
même  du  débat  que  l'on  veut  ouvrir,  si  la  déclaration  que  les  traités  de 
1815  ont  cessé  d'exister  était  portée  de  la  sphère  des  formes  historiques 
dans  la  région  du  droit. 

Que  sera-ce  si  de  la  question  de  savoir  s'il  est  opportun  de  donner  dans 
un  prochain  congrès  de  nouvelles  assises  au  droit  européen,  on  passe  à  la 
définition  de  l'œuvre  qui  sera  confiée  à  ce  congrès?  L'invitation  de  l'empe- 
reur est  fondée  sur  des  raisons  de  prudence  générale,  et  fait  appel  aux 
sentimens  généreux  des  souverains,  à  leur  esprit  de  désintéressement,  de 
sacrifice,  à  leurs  vertus  en  un  mot.  Dans  les  questions  de  principes  et  d'in- 
térêts, on  n'a  rien  fait  quand  on  s'adresse  aux  hommes  au  nom  de  la  vertu, 
car  enfin  chacun  entend  pratiquer  la  vertu  à  sa  manière.  11  n'est  guère 


RETUE.    —   CHRONIQUE.  497 

possible  de  réunir  des  cliefs  d'état  et  des  hommes  politiques,  pour  les  ame- 
ner à  conclure  sur  leurs  intérêts  les  plus  positifs  des  transactions  solen- 
nelles et  décisives,  en  se  bornant  à  les  prier  de  venir  sans  parti-pris  et  sans 
système  préconçu.  On  ne  peut  pas  sérieusement  fonder  un  tel  accord  sur 
la  garantie  anticipée  d'une  abdication  universelle.  Quand  on  adresse  des 
invitations  de  cette  sorte,  on  est  tenu  de  faire  connaître  d'avance  à  ses 
hôtes  le  menu  du  repas  qu'on  entend  leur  offrir.  La  lettre  d'invitation  au 
congrès  que  le  Moniteur  a  fait  connaître  ne  peut  manquer  d'être  accompa- 
gnée ou  suivie  d'un  programme  des  questions  qui  seront  soumises  au  con- 
grès. Que  le  principe  du  congrès  soit  admis  par  courtoisie  dans  les  diverses 
cours  et  les  divers  états  de  l'Europe,  nous  le  voulons  bien;  mais  on  ne  se 
décidera  réellement  à  venir  que  sur  la  présentation  ou  la  fixation  plus  ou 
moins  concertée  d'un  programme.  Comment  demanderait-on  à  des  person- 
nages sérieux  de  travailler  à  l'établissement  de  l'ordre  futur  de  l'Europe 
dans  la  confusion  d'une  Babel?  Le  programme  des  questions  n'est  pas  tout, 
il  y  a  aussi  à  régler  la  forme  et  la  sanction  des  décisions.  Les  questions  se- 
ront-elles décidées  par  des  votes?  Qui  votera?  comment  votera-t-on?  Sous 
quel  mode  de  groupement  numérique  des  votes  placera-t-on  la  sanction 
des  délibérations?  Il  faut  s'être  entendu  d'avance  sur  tout  cela,  car  enfin 
la  politesse  internationale  exclut  les  surprises. 

Les  questions  qui  devront  former  le  programme  du  congrès  ne  sont  un 
mystère  pour  personne  :  il  suffit  de  les  énumérer  pour  avoir  une  médiocre 
confiance,  nous  ne  disons  pas  seulement  dans  l'efficacité,  mais  dans  la  réu- 
nion même  du  congrès.  Les  trois  questions  proéminentes  du  moment  qui 
peuvent  donner  lieu  à  une  révision  des  traités  de  1815  sont  les  suivantes  : 
la  question  italienne,  la  question  allemande,  la  question  polonaise.  Dans  la 
question  italienne,  il  y  a  en  présence  l'intérêt  italien  contre  l'intérêt  au- 
trichien, l'intérêt  italien  contre  l'intérêt  de  la  cour  de  Rome.  Nous  croyons 
que  dans  de  vastes  combinaisons  européennes  l'Autriche  ne  se  refuserait 
point  à  entrer  en  discussion  sur  l'intérêt  que  représente  pour  elle,  dans 
l'état  de  la  péninsule,  la  possession  de  la  Vénétie.  Tout  ce  que  l'on  sait  de 
la  cour  de  Vienne  porte  à  penser  qu'elle  n'admettrait  point  le  débat  sur  la 
situation  du  pape.  La  cour  de  Rome  serait-elle  plus  désintéressée  dans  sa 
propre  cause  que  l'Autriche  ne  veut  l'être  pour  elle?  Se  montrerait-elle 
moins  papiste  que  l'Autriche?  Personne  n'a  le  droit  de  le  supposer.  Le  pape 
ne  soumettra  point  le  règlement  de  ce  qu'il  appelle  ses  droits  à  une  assem- 
blée de  souverains  dont  la  majorité  serait  composée  ou  balancée  par  des 
hérétiques  et  des  schismatiques;  il  n'abandonnera  ce  qu'il  considère  comme 
un  droit  et  un  devoir  à  un  arbitrage  d'aucune  sorte.  La  réunion  d'un  con- 
grès n'autoriserait  donc  pas  l'espoir  d'une  solution  quelconque  de  la  ques- 
tion italienne.  Sur  ce  point,  l'empereur  a  déjà  fait  une  expérience  assez 
concluante.  11  était  question  d'un  congrès  après  la  guerre  d'Italie  comme 
11  en  avait  été  question  avant.  Ce  congrès  allait  se  réunir;  le  pape  allait  s'y 

TOME   XLVni.  32 


hdS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fa.ire  représenter  par  le  cardinal  Antonelli  :  le  pape  se  retira,  et  le  con- 
grès n'eut  pas  lieu  sur  une  simple  lettre  de  l'emptîreur  demandant  au  pape 
d'accepter  comme  un  fcUt  accompli  la  perte  de  la  Romagne,  Passons  à  l'Al- 
lemagne; la  leçon  de  Texpérience  est  ici  plus  récente  encore:  elle  date  de 
quelques  mois  à  peine.  L'affaire  de  la  reconstitution  de  la  confédération 
germanique  est  une  affaire  essentiellement  intérieure  pour  l'Allemagne: 
nous  aurions  des  précautions  à  prendre,  si  l'équilibre  germanique  était 
troublé  par  quelque  combinaison  arbitraire  et  violente;  mais  la  France 
mentirait  à  tous  ses  principes,  si  elle  entendait  faire  obstacle  au  dévelop- 
pement naturel  des  peuples  allemands  cherchant  pour  leur  vie  nationale 
une  organisation  plus  rationnelle  et  meilleure.  Qu'est-il  arrivé  l'été  der- 
nier? L'empereur  d'Autriche,  par  un  acte  d'initiative  qui  semble  avoir 
servi  de  prélude  et  d'exemple  à  l'évocation  de  congrès  européen  dont  nous 
sommes  témoins,  a  essayé  de  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement  unitaire 
allemand.  Il  a  fait  le  congrès  de  Francfort.  Les  princes  allemands,  attirés 
vers  lui  par  leurs  sentimens  de  confédérés,  par  les  habitudes  d'une  longue 
intimité  politique,  ou  par  ce  dernier  rayon  de  l'ancien  saint-empire  qui 
ne  s'est  point  tout  à  fait  éteint  sur  la  couronne  d'Autriche,  répondent 
avec  empressement  à  l'invitation  de  François-Joseph.  On  se  réunit  avec 
éclat,  on  discute  avec  entrain,  l'Allemagne  a  son  jour  de  fête;  mais  quoique 
la  France  n'ait  fait  que  froncer  le  sourcil,  quoique  le  roi  de  Prusse  ait 
seul  refusé  de  se  joindre  à  ses  confédérés,  l'œuvre  avorte  dans  ses  propres 
difficultés,  et  personne  ne  sait  plus  où  en  est  aujourd'hui  le  projet  de  ré- 
forme fédérale.  Nous  le  demandons  :  y  a-t-il  des  chances  que  la  question 
allemande  se  puisse  mieux  régler  à  Paris  qu'à  Francfort?  N'est-il  pas  au 
moins  présomptueux  d'imaginer  que  le  congrès  projeté  réussira  à  conci- 
lier les  prétentions  rivales  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  et  fera  mieux 
que  les  Allemands  ne  la  savent  faire  eux-ïnêmes  l'œuvre  si  difficile  et  si 
complexe  de  la  réforme  du  pacte  fédéral?  Reste  la  question  polonaise;  sur 
ce  point,  l'enseignement  est  d'hier.  Les  trois  premières  puissances  de  l'Eu- 
rope viennent  de  consumer  sans  résultats  huit  grands  mois  à  exprimer  les 
mêmes  opinions  en  faveur  de  la  Pologne  et  à  faire  entendre  d'identiques 
remontrances  à  la  Russie.  Elles  n'ont  réussi  à  rien.  L'idée  du  congrès  est 
un  expédient  né  de  leur  énorme  échec.  Nous  le  demandons  cette  fois  en- 
core, si  la  France,  l'Angleterre  et  l'Autriche,  appliquées  à  la  même  ques- 
tion, ne  sont  point  parvenues,  en  huit  mois,  à  nouer  une  action  commune, 
le  concert  sera-t-il  plus  facile  à  établir  entre  elles  au  sein  d'un  congrès 
universel,  lorsqu'à  côté  de  la  question  qui  les  unissait  au  moins  morale- 
ment éclateront  toutes  les  questions  diverses  qui  peuvent  les  diviser, 
lorsqu'au  lieu  de  n'avoir  à  s'entendre  qu'entre  elles  trois,  elles  auront  à 
parler  à  droite  et  à  gauche  aux  états  grands  ou  petits  qui  s'agiteront  et 
bourdonneront  autour  d'elles,  lorsqu'au  lieu  d'avoir  en  leur  présence  la 
Russie  isolée,  sommée  de  rendre  compte  de  sa  conduite  en  Pologne,  elles 
se  trouveront  en  présence  de  la  Russie,  qui  pourra  leur  dire  en  face  qu'elle 


REVUE.    CHRONIQUE.  /|99 

a  le  droit  et  que  c'est  son  bon  plaisir  de  fouler  aux  pieds  des  traités  qui 
ont  cessé  d'exister,  qui,  au  lieu  de  se  défendre,  pourra  attaquer,  qui 
pourra  répondre  Italie,  Allemagne  ou  Danube  toutes  les  fois  qu'on  lui  par- 
lera Pologne.  Ainsi  voilà  les  trois  grandes  questions  qui  travaillent  l'Europe 
dans  les  idées,  dans  les  intérêts,  dans  le  sang.  On  ne  veut  pas  ou  on  ne 
peut  pas  les  résoudre  sous  leur  forme  la  plus  simple,  par  les  moyens  les 
plus  directs  :  seront- elles  plus  faciles  à  manier  et  à  trancher,  si  l'on  par- 
vient à  les  entasser  en  fouillis  au  sein  d'un  congrès? 

Quant  à  nous,  nous  admirons  la  naïveté  des  gens  qui  attendent  de  la  ré- 
union d'un  congrès  une  sorte  de  panacée  pacifique.  Les  esprits  clairvoyans 
admettront  bien  qu'il  serait  possible  que,  faute  de  s'entendre  sur  un  pro- 
gramme préliminaire,  le  congrès  projeté  ne  fût  point  réuni.  Dans  ce  cas, 
les  difficultés  européennes  décrites  par  l'empereur  n'en  subsisteraient  pas 
moins  :  elles  seraient  aggravées  au  contraire  par  les  espérances  excitées, 
par  les  maux  dénoncés,  par  la  fermentation  générale  que  l'état  présent  des 
choses  ne  peut  manquer  d'entretenir.  L'insuccès  d'une  tentative  si  solen- 
nelle n'aurait  pas  amélioré  la  situation  de  la  France.  Il  se  peut  aussi  que 
l'accueil  varié  fait  à  nos  ouvertures  par  les  diverses  puissances  place  la 
France  dans  une  position  contradictoire  et  bizarre.  Si  par  exemple  l'An- 
gleterre et  l'Autriche  montraient,  ce  qui  n'est  pas  improbable,  une  grande 
hésitation  à  se  rendre  à  un  congrès  chargé  de  changer  la  légalité  actuelle 
de  l'Europe,  si  en  même  temps  la  Russie,  à  laquelle  les  espiègleries  diplo- 
matiques ne  coûtent  rien,  si  la  Prusse,  suivante  de  la  Russie,  acceptaient 
avec  empressement  le  projet  impérial,  nous  nous  trouverions  dans  cette 
position  étrange  d'être  séparés  des  puissances  avec  lesquelles  nous  avons 
fait  campagne  cette  année  et  réunis  à  celles  que  nous  avons  combattues 
avec  une  énergie  diplomatique  incontestable.  Par  un  chassé -croisé  triste- 
ment comique,  partis  pour  être  évêques,  nous  reviendrions  meuniers.  C'est 
en  effet  la  seule  utilité  pratique  des  congrès  que  de  nouer  ou  d'éprouver 
des  alliances.  Même  ceux  qui  sont  faits  après  les  guerres  amènent  de  sin- 
guliers reviremens.  N'a-t-on  pas  vu  à  Vienne,  en  1815,  une  alliance  de  la 
France,  de  l'Autriche  et  de  l'Angleterre  contre  la  Russie  sortir  un  moment 
des  péripéties  du  congrès?  Cette  alliance  fût  allée  peut-être  jusqu'à  la 
guerre,  et  eût  épargné  à  l'Europe  trente-cinq  ans  de  prépotence  russe  sans 
le  retour  de  Napoléon  de  l'île  d'Elbe  et  le  terrible  épisode  des  cent -jours. 
Pour  nous,  la  seule  chance  heureuse  que  nous  puissions  espérer  du  con- 
grès, s'il  se  réunit,  c'est  une  franche  alliance  de  la  France  et  de  l'Autriche 
sur  la  question  polonaise,  c'est  la  préparation  d'une  guerre  localisée  qui 
rendrait  à  la  Pologne  entière  son  indépendance.  L'intérêt  de  l'Autriche  lui 
conseille  avec  une  évidence  impérieuse  de  se  rapprocher  de  nous  et  de 
rechercher  sa  sécurité  future  dans  l'émancipation  et  la  constitution  d'une 
grande  Pologne.  Il  est  certain  en  effet  que  si  la  lutte  ne  s'engage  point  sur 
le  terrain  polonais,  l'Autriche  y  prêtant  à  la  France  un  concours  résolu 
et  vigoureux,  c'est  sur  la  cour  de  Vienne  que  tomberont  d'abord  les  pé- 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rils  que  l'empereur  et  tous  les  hommes  politiques  entrevoient  dans  la  si- 
tuation présente  de  l'Europe.  Nulle  part  peut-être  la  direction  naturelle 
de  l'intérêt  autrichien  dans  cette  crise  n'a  été  plus  fortement  signalée  que 
dans  un  écrit  tout  à  fait  remarquable  qui  vient  de  paraître  sous  ce  titre  : 
Des  Conditions  d'une  paix  durable  en  Pologne.  L'auteur  est  le  même  écri- 
vain polonais  qui  a  publié,  il  y  a  quelques  mois,  la  Pologne  et  la  cause  de 
l'ordre^  brochure  dont  la  Revue  a  plusieurs  fois  entretenu  ses  lecteurs. 
Quoi  qu'il  arrive  au  surplus,  aucune  évolution  diplomatique,  nous  en  avons 
le  ferme  espoir,  ne  peut  réussir  à  écarter  la  question  polonaise  du  premier 
plan  qu'elle  occupe  sur  le  théâtre  de  l'Europe.  Un  des  plus  justes  repro- 
ches qui  aient  été  adressés  au  congrès  de  Vienne,  c'est  de  n'avoir  pourvu 
qu'aux  intérêts  des  souverains  et  d'avoir  éloigné  de  son  œuvre  le  droit  et 
l'âme  des  peuples.  Pour  la  première  fois  aujourd'hui  depuis  qu'ils  existent, 
les  traités  de  1815  pouvaient,  dans  le  cas  de  la  Pologne,  prêter  secours  à 
une  nation  opprimée.  Ils  consacraient  en  faveur  des  Polonais  une  légalité 
bâtarde;  violée  par  la  Russie  d'après  le  témoignage  de  l'Europe  entière, 
cette  légalité  ouvrait  à  la  Pologne  une  nouvelle  destinée.  Ils  fournissaient 
à  l'Europe  les  élémens  d'un  arrêt  pour  proclamer  la  déchéance  de  la  do- 
mination qu'ils  avaient  conférée  à  la  Russie  sur  le  royaume  de  Varsovie 
et  sur  les  provinces  polonaises.  Est-ce  en  ce  moment,  lorsque,  dépouillés 
par  le  temps  de  leurs  plus  malfaisantes  dispositions,  ils  donnaient  enfin  à 
an  peuple  une  arme  de  droit  et  de  salut  qu'il  convenait  d'en  proclamer 
l'abrogation?  Pourquoi  tant  se  hâter?  Est-ce  bien  l'honneur  de  la  France 
qui  réclamait  cette  impatience?  11  y  a  longtemps  que  les  traités  de  1815  ont 
perdu  le  droit  de  nous  faire  rougir,  il  y  a  longtemps  que  nous  avons  le 
droit  de  les  montrer  avec  orgueil  comme  un  trophée  à  ceux  qui  nous  les 
avaient  imposés.  Nous  pouvons  leur  dire  :  Malgré  vous,  malgré  ces  chaî- 
nes où  vous  nous  aviez  liés,   la  France  a  seule  grandi  sur  le  continent 
depuis  un  demi  -  siècle  ;  vous  nous  aviez  trouvés  épuisés  et  accablés,  et 
maintenant  nous  sommes  sains,  et  c'est  vous  qui  êtes  malades;  vous  aviez 
cru  nous  affaiblir,  et  maintenant,  après  avoir  condensé  nos  ressources 
et  notre  puissance  dans  les  limites  que  vous  nous  aviez  tracées,  c'est  nous 
qui  sommes  forts  et  vous  qui  êtes  faibles.  —  Ce  que  nous  avons  à  détester 
dans  les  traités  de  1815,  ce  n'est  plus  qu'une  date  humiliante,  et  c'est 
toujours  la  cause  de  notre  humiliation,  cette  politique  infatuée  qui  deux 
fois  a  fait  tomber  la  France  presque  expirante  aux  pieds  de  l'étranger; 
mais,  quant  aux  traités  eux-mêmes,  ils  n'ont  réussi  qu'à  établir  aux  yeux 
du  monde  la  vitalité  de  notre  race  et  la  rapidité  avec  laquelle  l'action  fé- 
conde de  la  liberté  a  pu  chez  nous  réparer  les  maux  du  despotisme. 

Aussi,  malgré  le  grand  apparat  de  la  perspective  du  congrès  qui  vient  de 
nous  être  montrée,  nous  demeurons  persuadés  que  le  temps  est  passé  pour 
la  France  où  les  diversions  étrangères  pouvaient  y  obscurcir  l'intérêt  des 
questions  intérieures.  La  vive  excitation  que  la  pensée  d'un  congrès  donne 
à  l'opinion  se  reportera  naturolleiiienî,  quand  les  difiicultés,  les  lenteurs, 


REVUE.    CHRONIQUE.  501 

les  vicissitudes  inévitables  de  cette  combinaison  se  seront  produites,  sur 
les  conditions  et  les  garanties  de  notre  liberté.  Notre  jeune  session  légis- 
lative est  encore  dans  les  broussailles  de  la  vérification  des  pouvoirs.  Jus- 
qu'à présent  même,  la  discussion  n'a  point  encore  abordé  les  élections  qui 
semblent  devoir  être  contestées  avec  le  plus  d'éclat.  Les  intéressantes  pro- 
testations abondent,  munies  de  pièces  curieuses.  Nous  citerons  celle  des 
électeurs  de  Perpignan  à  propos  de  l'élection  de  M.  Isaac  Pereire,  celle's 
de  M.  de  Mornay,  de  M.  Lefèvre-Pontalis,  etc.  Il  y  aura  là  tout  un  ordre  de 
documens  qui ,  joint  aux  débats  de  la  chambre  sur  la  vérification  des  pou- 
voirs, fournira  les  matériaux  d'une  page  instructive  et  piquante  de  l'his- 
toire contemporaine.  Nous  remarquons  avec  plaisir  que  des  esprits  cu- 
rieux et  libéraux  s'occupent  déjà  de  cette  portion  de  notre  histoire,  et  en 
recueillent  pour  ainsi  dire  les  notes  dans  d'intéressantes  publications  qui 
seront  plus  tard  consultées  avec  fruit.  Déjà  le  mouvement  électoral  de 
cette  année  a  été  raconté  de  la  sorte  ;  il  y  aura  lieu  de  compléter  les  vo- 
lumes publiés  à  ce  sujet  par  M.  Ferry  et  un  spirituel  écrivain  anonyme , 
lorsque  les  protestations  envoyées  à  la  chambre  seront  passées  par  l'é- 
preuve de  la  discussion  contradictoire.  Sur  les  données  de  ces  premiers 
travaux,  grâce  au  répertoire  des  faits  qu'ils  contiennent,  il  sera  permis  en- 
suite aux  publicistes  de  juger  avec  ensemble  et  d'un  peu  haut  cette  grande 
question  de  l'action  administrative  en  matière  d'élection,  qui  altère  évi- 
demment le  régime  constitutionnel  en  France,  puisqu'elle  compromet,  à  l'o- 
)"igine  même  du  pouvoir  législatif,  le  principe  de  la  division  des  pouvoirs 
La  vie  parlementaire  recommence  à  la  fois  sur  plusieurs  points  de  l'Eu- 
rope. La  session  espagnole  est  ouverte;  mais  la  politique  parlementaire  es- 
pagnole est  tellement  concentrée  dans  les  questions  de  personnes,  qu'elle 
finit  par  devenir  pour  les  étrangers  ou  fastidieuse  ou  absolument  inintelli- 
gible. L'ouverture  des  chambres  prussiennes  offre  assurément  un  plus  vif 
intérêt.  Les  élections  ont  ramené  dans  la  seconde  chambre  prussienne  une 
majorité  libérale,  et  le  roi,  si  l'on  en  juge  par  son  discours  d'ouverture, 
ne  paraît  pas  se  départir  des  idées  d'organisation  militaire  qui  l'ont  mis  en 
lutte  avec  la  représentation  du  pays.  Les  élémens  du  conflit  qui  paralyse  la 
Prusse  plus  encore  qu'il  ne  la  trouble  subsistent  donc.  Il  faut  s'attendre  à 
voir  se  prolonger  à  Berlin  la  situation  déplorable  dont  la  durée  étonne  et 
attriste  l'Europe.  Existe-t-il  quelque  moyen  de  vaincre  l'obstination  de 
la  couronne,  ou  bien  l'entêtement  du  roi  et  de  ses  ministres  pourra-t-11 
parvenir  à  lasser  la  patience  du  peuple  prussien?  La  suite  de  la  session 
nous  apportera  la  réponse  à  ces  questions.  Ne  traitons  pas  cependant  avec 
trop  de  dédain  les  misères  de  la  politique  prussienne.  M.  de  Bismark,  après 
la  dissolution  de  l'ancienne  chambre,  avait  jugé  convenable  d'enqirunter 
à  notre  législation  de  la  presse  le  régime  des  avertissemens,  si  commode 
pour  le  pouvoir.  Nous  avons  remarqué  que  dès  l'ouverture  de  la  session  le 
ministre  prussien  a  soumis  à  la  chambre  la  question  des  journaux.  Cet  ap- 
pel au  pouvoir  législatif  dans  une  question  qui  est  naturellement  de  son 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ressort  nous  paraît  devoir  être  constaté  à  l'honneur  de  M.  de  Bismark. 
Après  nous  avoir  copiés  et  suivis,  voilà  que  ce  ministre  a  la  bonne  idée  de 
nous  devancer.  Pourquoi  ne  l'en  louerions-nous  point?  Le  jour  où  on 
l'imiterait  en  France  et  où  l'on  porterait  à  la  chambre  la  révision  du  ré- 
gime de  la  presse,  ne  serions-nous  pas  obligés  de  nous  livrer  au  plus  ly- 
rique enthousiasme  et  de  saluer  l'ère  nouvelle  où  la  libre  pensée  aurait 
recouvré  parmi  nous  ses  indispensables  garanties? 

Mais  parmi  les  pays  où  la  vie  politique  recommence,  il  en  est  un  qui  est 
à  notre  porte  et  qui  a  des  droits  particuliers  à  notre  sympathique  atten- 
tion. Nous  parlons  de  la  Belgique,  de  ce  phénomène  d'un  petit  peuple  qui 
parle  français  et  qui  jouit  régulièrement  des  libertés  les  plus  complètes, 
qui  nous  prouve  à  côté  de  nous  que  la  liberté  est  la  condition  pratique  du 
bon  gouvernement  d'une  société  florissante  par  l'activité  intellectuelle,  in- 
dustrielle et  commerciale.  La  Belgique,  toute  raisonnable  qu'elle  est,  a  des 
partis  passionnés.  C'est  le  pays  catholique  où  la  question  moderne  de  la. 
séparation  de  la  société  et  de  l'état  laïque  et  du  pouvoir  religieux  entretient 
sans  interruption  entre  les  partis  la  lutte  la  plus  active.  La  presse  libérale 
s'était  accordée  à  reprocher  au  discours  du  roi  de  s'être  tenu  à  l'écart  de 
eette  incessante  controverse,  de  n'avoir  parlé  que  des  intérêts  matériels, 
de  n'avoir  point  affirmé  les  principes  qui  viennent  de  triompher  dans  les 
élections  communales,  où  s'est  prononcée  avec  plus  de  netteté  que  jamais 
l'antipathie  du  pays  pour  la  politique  cléricale.  On  semblait  craindre  que 
le  ministère  libéral  ne  reculât  dans  sa  voie.  M.  Frère-Orban,  l'éminent  mi- 
nistre des  finances,  n'a  point  tardé  à  rassurer  ses  amis.  Il  a  déclaré  au  sé- 
nat, pendant  la  discussion  de  l'adresse,  que  le  ministère  n'avait  nullement 
l'intention  de  se  transformer  en  un  simple  cabinet  d'affaires,  qu'il  reste 
ce  qu'il  est,  qu'il  persiste  dans  les  projets  de  loi  présentés  par  lui  il  y  a 
deux  ans.  Il  a  notamment  annoncé  que  les  projets  sur  la  législation  des 
fabriques  d'église  et  sur  le  temporel  du  culte  seraient  prochainement  pré- 
sentés aux  chambres.  Une  déclaration  non  moins  importante  a  été  émise  par 
M.  Frère.  On  sait  l'agitation  qu'entretient  à  Anvers  la  question  des  fortifica- 
tions. Un  des  inconvéniens  des  petits  pays,  c'est  que  les  questions  locales, 
en  se  passionnant,  s'y  éternisent.  Les  Anversois  voulaient  engager  à  nou- 
veau la  question  des  fortifications  en  offrant  au  gouvernement  des  transac- 
tions partielles.  M.  Frère,  avec  la  netteté  ferme  qui  convient,  même  dans 
un  petit  état,  à  un  homme  politique  sérieux,  a  voulu  couper  court  à  ces 
difficultés  toujours  renaissantes  :  «  Aux  yeux  du  gouvernement,  a-t-il  dit, 
la  question  anversoise  est  résolue.  «  Il  était  bon  qu'on  en  finît  avec  cette 
question  anversoise.  La  fortification  d'Anvers  est  le  faible  tribut  que  la 
Belgique  paie  à  l'instabilité  générale  de  l'Europe.  La  dette  est  désagréable 
à  payer  quand  on  est  un  pays  libre,  sage  et  tranquille,  nous  n'en  discon- 
venons pas;  mais  enfin  elle  a  été  acceptée  :  qu'on  paie  donc  et  que  tout 

soit  dit.  E.    F0RCA1>1  . 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  503 


REVUE   MUSICALE. 


Nous  avons  à  parler  aujourd'hui  d'un  événement  qui  s'est  passé  au  Théîl- 
tre-Lyrique  le  k  novembre  :  on  y  a  donné  la  première  représentation  d'un 
ouvrage  en  cinq  actes,  les  Troi/eiis,  paroles  et  musique  de  M.  Berlioz.  11  y  a 
longtemps  que,  dans  le  monde  des  beaux  esprits,  on  s'entretenait  de  cette 
conception  épique  d'un  homme  hardi  et  patient  qui  aurait  consacré  à  l'édi- 
fication de  son  rêve  autant  d'années  qu'il  eu  a  fallu  aux  Grecs  pour  pren- 
dre la  ville  de  Priara.  On  assurait  aussi  que  le  plan  primitif  de  M.  Berlioz 
embrassait  les  deux  grands  épisodes,  la  prise  de  Troie  et  la  fuite  d'Énée. 
L'auteur  a  été  obligé  de  modérer  son  ambition  et  de  se  contenter  de  cinq 
actes,  dont  l'action  se  passe,  on  le  sait  bien,  à  Carthage.  Toute  une  légende 
se  rattache,  dit-on,  à  l'œuvre  de  M.  Berlioz,  qui  a  été  refusée  par  l'admi- 
nistration de  l'Opéra,  et  qui  n'aurait  peut-être  pas  trouvé  d'asile  sans  la 
bonne  volonté  de  M.  Carvalho,  directeur  subventionné  du  Théâtre-Lyrique. 
Quelle  que  soit  la  valeur  de  cet  ouvrage,  on  ne  peut  que  louer  M.  le  direc- 
teur du  Théâtre -Lyrique  d'avoir  tendu  la  main  à  un  homme  de  mérite  qui 
est  Français,  et  qui  a  bien  le  droit  d'offrir  à  son  pays  le  fruit  de  ses  talens. 

Avant  d'examiner  de  près  le  sujet  traité  par  M.  Berlioz,  on  peut  se  de- 
mander s'il  est  prudent  de  transporter  sur  un  théâtre  ces  grandes  figures 
de  la  poésie  antique  qui,  depuis  tant  de  siècles,  vivent  dans  la  mémoire  des 
peuples  civilisés.  N'est-il  pas  téméraire  de  détacher  d'un  poème  qui  oc- 
cupe dans  l'éducation  publique  presque  la  place  de  la  Bible  un  épisode 
d'amour  raconté  par  Virgile  dont  chaque  vers  est  gravé  dans  notre  mémoire 
comme  une  parole  de  l'Évangile?  Avez- vous  prévu  que  le  public  d'une 
grande  ville  comme  Paris  ne  manquerait  pas  d'établir  une  comparaison  re- 
doutable entre  des  vers  d'atelier  et  la  langue  divine  du  contemporain  d'Ho- 
race? Vous  êtes-vous  bien  rendu  compte  de  la  grande  difficulté  de  votre 
entreprise,  où  il  faut  absolument  que  la  musique,  art  nouveau,  enveloppe 
la  poésie  de  Virgile,  s'en  pénètre  et  en  traduise  à  sa  manière  les  mysté- 
rieuses beautés?  Illustre  auteur  de  symphonies  fantastiques,  de  Benvenulo 
Cellini,  de  V Enfance  du  Christ  et  d'une  opérette  en  deux  actes,  Béatrice  et 
Bénédîct,  représentée  sur  le  théâtre  de  Bade  avec  un  succès  qui  n'a  pu 
se  renouveler,  voyons  comment  vous  avez  traduit  en  votre  langue  ce  rêve 
d'amour  qui  charme  l'humanité  depuis  tant  de  siècles! 

Quelques  mesures  de  symphonie,  que  l'auteur  qualifie  de  laniento,  pré- 
cèdent le  lever  du  rideau,  qui  laisse  voir  de  loin  Troie  en  flammes!...  A  la 
bonne  heure,  nous  voilà  en  pleine  fiction,  car  il  est  assez  difficile  qu'on  ait 
pu  voir  de  Carthage  l'incendie  de  la  grande  ville  de  Priam.  Un  rapsode  ra- 
conte alors  la  grande  catastrophe  qui  a  effrayé  le  monde  entier.  Après  ce 


50/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

récit,  qui  n'est  pas  autrement  remarquable,  on  entend  derrière  la  coulisse 
un  chœur  de  rapsodes  et  un  rhythme  de  marche  triomphale  qui  célèbre  la 
gloire  de  la  malheureuse  Cassandre.  Il  faut  noter  déjà  dans  cette  introduc- 
tion, qui  ne  produit  qu'un  effet  de  fantasmagorie,  que  le  musicien  n'ob- 
serve pas  toujours  la  prosodie  de  ses  propres  vers,  et  qu'il  estropie  les 
mots  pour  les  faire  entrer,  per  fas  et  nefas,  dans  ses  rhythmes  violens. 
Voyez  dans  la  partition  (page  Ih)  comment  le  compositeur  a  traduit  ces 
lieaux  vers  : 

Unie  à  la  lyre  troyenne, 
Te  porte  nos  pieux  concerts! 

La  toile  tombe  après  ce  prologue,  qui  tient  la  place,  dit  le  librello,  d'un 
opéra  en  trois  actes  qui  avait  pour  sujet  la  prise  de  Troie.  L'auteur  a  donc 
versifié  et  mis  en  musique  tout  le  iv  livre  de  Y  Enéide.  Honni  soit  qui  mal 
y  pense  ! 

Le  premier  acte  nous  présente  une  vaste  salle  de  verdure  dans  le  palais 
de  Didon.  Une  partie  du  peuple,  réuni  dans  le  palais,  chante  la  gloire  de 
Carthage  naissante  et  celle  de  la  reine  qui  a  mené  à  bonne  fin  de  si  grands 
travaux.  Didon  survient  au  milieu  de  cette  foule  enthousiaste,  à  qui  elle 
adresse  quelques  paroles  dans  un  récitatif  informe.  L'air  en  sol  bémol 
qss'elle  chante  ensuite  : 

Chers  Tyriens,  tant  de  nobles  travaux, 

n'a  aucune  valeur,  et  c'est  tout  au  plus  si  l'ensemble  bruyant  et  confus  qui 
termine  cette  scène  peut  être  écouté  sans  fatigue.  Il  faut  voir  dans  la  par- 
tition les  intervalles  que  le  compositeur  donne  à  réaliser  à  des  voix  aiguës 
chantant  en  chœur!  Et  que  dirons-nous  du  duo  des  deux  sœurs?  comment 
U^  rimeur  et  le  compositeur  français  a-t-il  interprété  ce  dialogue  immortel  : 

Anna  soror,  quœ  me  suspensam  insoninia  terrent? 

Hélas!  rien  ne  peut  se  comparer  à  ce  morceau  si  vulgaire,  si  mal  dessiné, 
si  tourmenté  d'intonations  impossibles,  qu'on  le  prendrait  pour  l'œuvre 
u'un  sourd.  Il  faut  entendre  les  répliques  que  se  font  ces  deux  sœurs  dans 
le  passage  en  ;?^t  majeur  qui  précède  la  conclusion,  qui  vaut  un  peu  mieux 
que  le  reste.  Passons  sur  un  air  bizarre  de  lopas,  poète  de  la  cour  de 
Didon,  et  sur  tous  ces  détails  explicatifs.  Rien  ne  ressort  dans  cette  scène 
décousue,  où  Ascagne,  fils  d'Énée,  vient  implorer  la  pitié  de  la  reine.  C'est 
un  mélange  de  récits  confus  et  informes  qui  aboutissent  à  un  lulli  formi- 
dable d'une  longueur  démesurée  et  d'une  sonorité  brutale.  Ainsi  se  termine 
le  premier  acte,  par  un  cri  de  guerre  sauvage. 

Un  intermède  fantastique  où  l'auteur  a  eu  la  prétention  de  peindre  uni^ 
chasse  roijale  dans  une  forêt,  vierge  de  l'Afrique,...  avec  toute  sorte  d'inci- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  505 

dens  surnaturels,  cette  scène  grandiose,  comme  dit  le  livret,  est  une  orp;ie 
de  sons,  de  cris,  où  l'oreille  éperdue  ne  sait  à  quel  hurlement  se  prendr*^ 
Pauvre  M.  Berlioz!  il  a  voulu  dans  ce  chaos  imiter  la  chasse  fantastique  du 
Freyschûlz ! 

Le  second  acte  s'ouvre  dans  les  jardins  de  Didon,  situés  au  bord  d<^  la 
mer.  On  voit  réunis  un  grand  nombre  d'hommes  et  de  femmes  qui  enlon- 
rent  les  grands  personnages,  Didon,  Énée,  Ascagne,  etc.  Un  ballet,  des 
danses  d'esclaves  nubiennes,  d'aimées  d'Egypte,  s'exécutent  devant  la  cour. 
La  musique  de  ce  divertissement  est  fort  jolie,  surtout  le  motif  qui  accom- 
pagne le  pas  des  esclaves  nubiennes,  qui  est  original.  La  chanson  que  le 
poète  lopas  chante  sur  l'ordre  de  la  reine  est  une  mélodie  un  peu  tour- 
mentée, mais  d'un  accent  touchant  et  vrai.  Après  ce  chant,  Knée  s'approeiie 
de  Didon  en  lui  disant  un  mot  galant.  «  Énée,  lui  répond  la  reine,  daignez 
achever  le  récit  commencé  de  votre  long  voyage.  «  Quand  Énée  a  satisfait  au 
désir  de  la  reine  en  lui  apprenant  le  sort  de  la  pauvre  Andromaque,  elle 
s'écrie,  en  faisant  un  retour  sur  elle-même  :  —  0  pudeur!  —  et  il  résulte 
de  ce  cri  échappé  du  cœur  de  la  reine  un  quintette  qui  est  clairement 
écrit  et  qui  renferme  de  jolis  détails.  —  Bannissons  ces  tristes  souvenirs^ 
dit  le  héros  troyen.  Venez,  chère  Didon,  respirer  les  soupirs  de  cette  brise 
caressante.  —  C'est  sur  ces  paroles  que  le  compositeur  a  écrit  un  septuor 
charmant,  qui  est  le  meilleur  morceau  de  la  partition.  Ce  n'est,  à  vrai  dire, 
qu'un  grand  nocturne;  mais  l'effet  n'en  est  pas  moins  délicieux.  Le  public 
l'a  fait  répéter,  et  il  a  eu  bien  raison.  Cette  scène  de  rêverie,  que  M.  Ber- 
lioz a  rendue  avec  un  si  rare  bonheur,  doit  le  convaincre  que  la  vériié 
dramatique  n'est  pas  incompatible  avec  la  belle  musique,  et  que  le  pro- 
blème de  l'art  sera  toujours  de  réunir  ces  deux  élémens  dans  un  ensemble 
harmonieux.  Le  duo  qui  suit,  entre  Énée  et  Didon,  a  l'inconvénient  de  ré- 
péter le  motif  du  septuor  qu'on  vient  d'entendre.  Ce  duo  est  joli  cependant, 
mais  trop  long,  et  d'un  style  élégiaque  qui  ne  convient  guère  aux  deux 
grands  personnages  qui  le  chantent.  C'est  en  général  le  défaut  de  toute  la 
partition  des  Troyens. 

Au  troisième  acte,  on  voit  les  Troyens  au  bord  de  la  mer,  qui  se  dispo- 
sent à  quitter  Carthage  pour  suivre  la  destinée  qui  les  pousse  en  Italie. 
Toutes  les  scènes  de  soldats  sont  manquées,  et  on  ne  peut  même  s'arrêter 
au  récitatif  informe  ni  à  l'air  que  chante  Énée  d'un  ton  héroïquement  vul- 
gaire. A  part  un  petit  chant  du  matelot  Hylas,  il  n'y  a  rien  dans  les  deux 
derniers  actes  qu'on  puisse  signaler.  Le  morceau  d'ensemble  que  chantent 
les  Troyens,  le  duo  d'Énée  avec  Didon,  la  scène  horrible  de  la  mort  de  la 
reine,  tout  cela  révèle  une  imagination  surmenée  et  d'une  rare  impuissance. 

L'exécution  des  Troyens  est  aussi  bonne  que  possible,  si  l'on  songe  aux 
difficultés  que  présente  l'interprétation  d'une  telle  œuvre.  M'""  Charton- 
Demeur,  dont  le  goût  pourrait  être  plus  pur,  ne  se  tire  pas  mal  du  rôle  de 
Didon,  où  elle  est  obligée,  dans  la  scène  finale,  de  pousser  des  cris  de 


50(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hyène.  M.  Monjauze  est  parfaitement  digne  do  l'eprésenter  l'Énée  de  M.  Ber- 
lioz, car  on  ne  peut  pas  être  plus  commun  ni  plus  trivial  que  le  héros  de 
Virgile  tel  qu'il  se  montre  travesti  par  le  librettiste  français.  Les  chœurs 
et  l'orchestre  méritent  des  éloges;  les  beaux  costumes,  les  décors  très  va- 
riés, les  petits  ballets,  tout  cela  forme  un  spectacle  assez  imposant,  où 
il  ne  manque  guère  que  l'intérêt,  la  mélodie  et  le  sens  commun. 

Nous  sommes  à  l'aise  avec  M.  Berlioz,  car  nous  n'avons  pas  attendu  les 
Troyens  pour  prédire,  il  y  a  dix  ans,  que  cet  homme  d'esprit  et  d'imagination 
n'avait  pas  la  faculté  particulière  de  composer  des  opéras.  Il  a  déjà  prouvé 
cette  impuissance  par  Benvenuto  Cellini  et  par  une  opérette  en  deux  actes, 
Béatrice  el  Benedict,  où  l'on  ne  trouve  absolument  qu'un  madrigal  à  deux 
voix,  et  qui  ressemble  au  duo  entre  Didon  et  Énée  au  second  acte  des 
Troyens.  En  terminant  cette  analyse  un  peu  rapide,  je  dirai  que,  si  M.  Ber- 
lioz a  échoué  et  comme  poète  et  comme  musicien  dramatique  dans  l'œuvre 
qu'il  vient  de  produire,  les  cinq  actes  des  Troyens  prouvent  cependant  que 
l'auteur  d'une  telle  conception  n'est  pas  un  artiste  ordinaire,  et  qu'il  avait 
le  droit  de  se  faire  entendre.  Que  M.  Berlioz  se  rassure  donc  :  s'il  est 
tombé,  il  est  tombé  de  haut,  et  son  désastre  n'affaiblira  pas  l'estime  qu'on 
doit  à  un  homme  qui  a  consacré  dix  ans  de  sa  vie  à  réaliser  son  rêve. 


ESSAIS   ET   NOTICES. 


DE    QUELQUES    TRAVAUX    RÉCENS    SUR    SCHILLER    ET    GOETHE    (1). 

Ce  n'est  pas  une  coïncidence  fortuite  que  celle  de  la  traduction  française 
des  Œuvres  de  Schiller  par  M.  Régnier,  et  des  importantes  publications 
d'histoire  littéraire  de  M.  Saint-René  Taillandier,  commentaires  intelligens 
des  œuvres  allemandes,  avec  le  moment  où  l'étude  des  langues  étrangères 
prend  enfin  racine  dans  notre  éducation  publique.  L'Allemagne  sent  plus 
vivement  que  jamais  le  tort  de  n'avoir  pas  encore  donné  une  édition  critique 
de  Schiller,  et  attend  avec  impatience  de  la  grande  maison  Cotta,  que  son 
privilège  oblige,  après  l'édition  en  12  volumes  de  M'"''  de  Gleiehen,  déjà  su- 
périeure aux  précédentes,  la  publication  des  travaux  patiens  et  conscien- 
cieux du  docteur  Joachim  Meyer,  de  Nuremberg.  Le  regrettable  Jacques 
Grimm  était  l'interprète  de  l'opinion  publique  lorsqu'il  affirmait  en  1859, 
dans  une  séance  solennelle  de  l'académie  des  sciences  de  Berlin,  qu'outre 
les  statues  et  les  bustes,  il  restait  à  élever  à  la  gloire  de  Schiller  un  autre 
monument  plus  grand  encore.  «  Celui  qui  nous  est  né  il  y  a  justement  un 
siècle  repose  depuis  cinquante  ans  dans  le  sein  de  la  terre,  et  nous  n'a- 

(1)  Correspondance  entre  Goethe  et  Schiller,  par  M.  Saint-René  Taillandier,  2  vol. 
in-1 8.  —  Lettres  inédites  de  Sismondi,  par  le  môme,  1  vol.  in-18.  —  OEuvres  de  Schiller, 
traduites  en  français  par  M.  Régnier,  membre  de  l'Institut,  8  vol.  in-8". 


REVUE.    CHRONIQUE.  507 

vons  pas  une  édition  critique  de  ses  œuvres,  les  présentant  dans  Ituir  suite 
réelle,  avec  les  différentes  leçons.  »  Grimm  ajoutait  :  «  Un  grand  pas  a  été 
fait  cependant,  car  la  nouvelle  traduction  donnée  en  France  par  les  soins 
de  M.  Régnier,  qui  connaît  à  fond,  non-seulement  notre  langue  d'aujour- 
d'hui, mais  encore  Tancienne  langne  allemande,  peut  servir,  à  beaucoup 
d'égards,  de  modèle...  »  En  attendant,  les  documens  s'amassent  et  s'impri- 
ment de  divers  côtés,  en  plus  grand  nombre  qu'à  aucune  autre  époque: 
volumes  d'œuvres  inédites,  correspondances  partielles,  etc.  (1).  Ces  divers 
indices  et  beaucoup  d'autres,  qu'il  serait  facile  d'accumuler,  montrent  que 
dans  les  deux  pays,  en  Allemagne  comme  en  France,  on  s'occupe  active- 
ment d'une  cause  que  l'on  sent  commune.  Les  publications  récentes  de 
MM.  Régnier  et  Saint- René  Taillandier  ont  chez  nous  leur  signification 
propre  dans  ce  mouvement  qui  se  propage. 

Avec  les  qualités  qui  la  distinguent  et  les  conditions  dans  lesquelles  elle 
a  été  préparée,  la. nouvelle  traduction  de  Schiller  nous  semble  être  préci- 
sément le  signal  de  l'adoption  définitive  des  œuvres  qu'elle  contient  par 
l'esprit  français,  et  de  leur  admission  dans  le  cercle  de  notre  éducation 
classique.  M.  Régnier  n'y  a  pas  admis  certains  ouvrages  d'une  authenticité 
douteuse  ni  la  correspondance,  où  s'agitent  des  discussions  théoriques- 
quelquefois  peu  précises  et  non  exemptes  de  subtilité;  mais  les  ouvrages 
consacrés  de  Schiller  sont  désormais  présentés  par  lui  au  public  français 
dans  une  traduction  qui  a  toutes  les  qualités  d'un  modèle  en  ce  genre. 
L'auteur  était  préparé  à  ce  travail  par  un  long  enseignement  de  la  philo- 
logie allemande,  par  une  patiente  interprétation,  dix  fois  reprise,  de  cha- 
que vers  de  ces  poèmes  en  vue  de  cet  enseignement,  de  telle  sorte  que 
tous  les  soins  que  pourrait  prendre  le  traducteur  le  plus  scrupuleux  pour 
un  texte  des  anciens  auteurs  classiques  se  sont  trouvés  appliqués  aux  œu- 
vres les  plus  graves  dans  le  domaine  plus  rapproché  de  nous  des  littéra- 
tures étrangères.  C'est  ce  qui  justifie  le  témoignage  de  Jacques  Grimm, 
que  nous  citions  tout  à  l'hsure.  Avec  cela,  M.  Régnier,  tout  français  par  les 
habitudes  d'esprit,  n'était  pas  homme  à  se  contenter  d'à  peu  près  dans  sa 
traduction,  et,  s'il  lui  arrive  de  rencontrer  dans  l'auteur  qu'il  interprète 
le  vague  et  l'indécis  de  la  pensée,  il  le  dit  dans  ses  notes  ou  dans  l'excel- 
lente introduction  qu'il  a  placée  en  tète  de  son  premier  volume.  Ce  sont 
ces  qualités  qui  expliquent  et  justifient  sans  doute  ce  que  nous  disions 
plus  haut  de  l'importance  de  sa  publication. 

Quant  à  l'immense  correspondance  de  Schiller,  ou  concernant  Schiller, 
c'est  un  monument  d'autre  sorte.  Ce  que  le  génie  du  poète  a  mis  admira- 
blement en  œuvre  dans  ses  poèmes,  il  le  discute  ici  en  mille  aperçus  théo- 
riques, où  le  subtil  et  l'incertain  se  mêlent  au  droit  sens  et  à  la  ferme  rai- 
son. 11  y  a  ici  besoin  de  commentaires,  et  cette  lecture  ne  s'adresse  pas  à 
tous.  Elle  n'en  est  pas  moins,  au  point  de  vue  de  l'esthétique  et  de  l'his- 
toire des  idées  littéraires,  d'une  importance  extrême.  M.  Saint-René  Tail- 

(1)  Parmi  ces  dernières,  la  correspondance  de  la  femme  de  Schiller,  publiée  en  deux 
volumes  par  sa  fille,  M'""  la  baronne  de  Gleiclien-Ruszvvurm  (Cnaiiolts  von  Schiller 
und  ihre  Freunde)^  est  certainement  une  des  plus  remarquables. 


508  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jandier  en  a  élucidé  un  principal  épisode  en  publiant  et  commentant,  à 
l'aide  de  la  traduction  de  M"""  de  Carlowitz  revue  par  lui,  l'histoire  de  la 
célèbre  et  féconde  amitié  entre  Goethe  et  Schiller. 

Le  l/i  juin  179/i,  Schiller,  qui  venait  de  fonder  avec  Guillaume  de  Hum- 
boldt  et  Fichte  son  recueil  littéraire  intitulé  Les  Heures,  écrivit  d'Iéna  une 
lettre  à  Goethe  pour  invoquer  sa  collaboration.  Cette  lettre  est  la  première 
page  de  la  volumineuse  correspondance  qu'allaient  échanger  les  deux  poètes, 
et  le  premier  monument  de  l'union  féconde  qui  allait  s'établir  entre  eux. 
Chacun  d'eux  avait  jusque-là  creusé  son  sillon  à  part.  Goethe,  âgé  de 
quarante-cinq  ans,  avait  déjà  donné  Goetz  de  Berlichingen  (1773),  IVer- 
Iher  (177Zi),  fphigénie  (1786),  Egmont,  le  Tasse,  un  grand  nombre  de  ses 
ballades,  et  commencé  le  Faust,  c'est-à-dire  qu'il  était  déjà  en  possession 
de  la  gloire  après  avoir  renouvelé  le  théâtre  et  la  poésie  lyrique.  Schiller 
avait  dix  ans  de  moins;  mais  les  Brigands  (1781),  Fiesque,  Don  Carlos, 
Amour  et  intrigue,  ne  lui  avaient  pas  valu  une  moindre  renommée.  Goethe, 
après  s'être  vite  élevé  au-dessus  des  agitations  de  la  Sturm  und  Drang- 
Periode,  avait  fait  le  voyage  d'Italie,  s'était  trouvé  en  face  de  l'antique  et 
était  revenu  amoureux  de  la  beauté  pure.  Schiller,  poète  révolutionnaire 
dans  les  Brigands ,  ennemi  de  la  société  politique  dans  Fiesque,  de  la  so- 
ciété civile  dans  Amour  et  intrigue,  citoyen  du  monde  avec  le  marquis  de 
Posa,  sortait  à  peine  d'une  période  d'agitation  qui  semblait  avoir  suscité 
de  la  part  de  Goethe  mille  défiances  contre  lui.  Tout  à  coup  ces  deux 
esprits,  qu'une  apparente  divergence  séparait,  rapprochés  et  mis  en  con- 
tact, se  reconnaissent  comme  frères,  s'éprennent  et  s'enchantent  mutuel- 
lement. Les  premières  lettres  qu'échangent  les  deux  poètes  sont  remplies 
des  témoignages  de  ce  charme  mutuel  et  inattendu.  Une  virile  tendresse  de 
cœur  est  de  la  partie  assurément,  témoin  les  larmes  de  Goethe  en  1805, 
quand  la  mort  lui  enlève  son  ami;  mais  c'est  dans  le  monde  des  idées  à 
peu  près  exclusivement  que  la  correspondance  nous  montre  le  commerce 
constant  de  ces  deux  esprits.  «  Chaque  moment  dont  j'ai  pu  disposer,  dit 
Schiller,  je  l'ai  passé  avec  Goethe,  et  ce  temps  que  je  passais  auprès  de  lui, 
je  l'employais  exclusivement  à  élargir  l'horizon  de  mon  savoir...  Je  crois 
sentir  qu'il  a  exercé  sur  moi  une  influence  profonde...  >• 

Toute  cette  correspondance,  qui  n'est  qu'une  perpétuelle  discussion  de 
théories,  nous  offre,  à  vrai  dire,  un  des  arsenaux  des  idées  littéraires  de  la 
première  moitié  de  notre  siècle.  Il  est  inoui  quelle  richesse  d'aperçus  s'y 
déploie  de  part  et  d'autre,  et  dans  quel  océan  l'on  se  sent  engagé  quand  on 
lit  avec  attention  toute  la  série  de  ces  lettres.  M.  Saint-René  Taillandier 
a  rendu  cette  vaste  lecture  facile,  non  pas  seulement  par  le  choix  qu'il  a 
fait  dans  un  si  riche  ensemble,  mais  encore  par  les  étapes  qu'il  y  a  ména- 
gées. Les  épisodes  suivant  lesquels  il  a  distingué  les  différens  groupes  n'in- 
terrompent pas  par  leur  succession  la  carrière  une  fois  ouverte,  ils  mon- 
trent au  contraire  les  occasions  diverses  qui  ont  pu  mettre  en  lumière 
alternativement  tel  ou  tel  aspect  d'une  même  théorie  se  transformant  tant 
que  dure  cette  correspondance. 

Le  premier  épisode  qui  se  trouve  ainsi  marqué  est  la  rédaction  en  com- 
mun des  Heures.  Au  bout  de  dix-huit  mois,  l'insuccès  de  cette  publication 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  509 

périodique  est  démontré,  mais,  pendant  ce  temps,  Schiller  a  conçu  l'idée 
d'une  libre  association  intellectuelle  avec  Goethe,  et,  pendant  que  son  ami 
travaille  avec  une  ardente  persévérance  au  Wilhelm  lUeister,  il  songe  lui- 
même  à  des  drames  et  à  une  épopée  :  les  personnages  de  Gustave-Adolphe 
et  de  Wallenstein  commencent  à  devenir  les  hôtes  favoris  de  son  imagi- 
nation poétique.  —  Le  second  épisode  est  la  composition  en  commun  des 
Xénies,  en  1796.  Par  ces  épigrammes  faites  à  deux,  Schiller  et  Goethe  met- 
tent en  déroute  les  traditions  littéraires  à  l'aide  desquelles  les  partisans  du 
passé  avaient  attaqué  la  publication  des  Heures.  «  Le  succès  prodigieux 
que  ces  distiques  ailés  rencontrèrent  auprès  de  l'esprit  public  était  pour 
les  deux  poètes,  dit  avec  raison  M.  Saint-René  Taillandier,  un  engagement 
d'honneur  à  justifier  leurs  ironies  et  leurs  colères  par  des  chefs-d'œuvre, 
afin  que  le  précepte  suivît  de  près  la  satire.  »  Goethe  répondit  par  les  cinq 
■^  premiers  chants  dCHennann  et  Dorothée,  et  Schiller  par  la  préparation  de 
Wallenslein.  —  La  composition  d'IIermann  et  Dorothée  vient  ensuite,  et 
suggère  plus  abondamment  encore  à  l'examen  de  Schiller  et  de  Goethe 
des  problèmes  variés  d'esthétique  littéraire.  Schiller  affirme  que  le  travail 
critique  auquel  son  esprit  a  été  sollicité  par  la  lecture  et  la  discussion  de 
ce  poème  a  été  pour  lui  ime  grande  crise.  Après  avoir  lu  le  Wilhelm  Meis- 
ter,  il  a  abandonné  les  théories  abstraites,  et  il  a,  en  signe  de  ce  retour, 
commencé  son  Wallenstein  en  prose.  Après  Hermann  et  Dorothée,  il  l'écrit 
en  vers,  le  remanie  de  fond  en  comble,  et  inaugure  ce  qu'on  a  appelé  en 
Allemagne  la  période  classique  de  son  génie.  Toutes  ces  phases,  avec  leurs 
raisons  diverses,  souvent  subtiles,  sont  expliquées  dans  ses  lettres  avec  un 
détail  qu'il  serait  difficile  de  condenser  sans  compromettre  la  solidité  et  la 
physionomie  même  de  tout  l'édifice.  Ces  nuances  infinies  échappent  en 
vérité  à  toute  analyse  ;  il  faut  se  plonger  soi-même  au  sein  de  ces  discus- 
sions infinies  :  on  y  reconnaît  bientôt  les  voix  d'une  grande  époque  intel- 
lectuelle dans  sa  période  de  riche  enfantement. 

Après  Hermann  et  Dorothée  et  Wallenslein,  les  principaux  actes  de  cette 
double  vie  littéraire,  où  désormais  tout  est  mis  en  commun,  sont  Faust, 
Marie  Stuart  et  Guillaume  Tell.  On  sait  que  ce  dernier  sujet,  qui  a  été 
pour  Schiller  l'occasion  de  son  chef-d'œuvre,  lui  a  été  suggéré  par  son 
ami.  Goethe  raconte  qu'en  1797,  visi-tant  une  fois  encore  le  lac  des  Quatre- 
Gantons,  il  ne  put  résister  à  l'idée  de  peindre  dans  un  poème  cette  nature 
charmante  et  grandiose.  Il  fallait  animer  cette  terre  si  imposante  avec  des 
figures  humaines  dont  la  grandeur  égalât  la  majesté  des  lieux.  La  légende 
de  Guillaume  Tell  s'offrit  alors  naturellement  à  lui.  Déjà,  plein  de  ce  beau 
sujet,  il  commençait  à  additionner  ses  hexamètres.  «  J'apercevais  le  lac, 
dit-il,  aux  tranquilles  clartés  de  la  lune;  j'illuminais  les  brouillards  dans 
les  profondeurs  des  montagnes;  je  voyais  les  eaux  étinceler  sous  les  rayons 
les  plus  doux  du  soleil  matinal  ;  dans  la  forêt,  dans  la  prairie,  tout  était  vie 
et  allégresse;  puis  je  représentais  un  orage,  armé  d'éclairs  et  de  tonnerre, 
qui  du  sein  des  gorges  sombres  se  précipitait  sur  le  lac.  Je  peignais  aussi 
le  calme  des  nuits...  Je  me  représentais  Guillaume  Tell  comme  un  être  naï- 
vement héroïque,  d'une  vigueur  saine  et  entière,  heureux  de  vivre,  avec 
une  âme  enfantine  où  sommeille  encore  la  conscience  de  l'homme;  j'en  fai- 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sais  un  portefaix  montagnard,  parcourant  les  cantons,  partout  connu, 
aimé,  partout  rendant  de  grands  services,  au  reste  tranquillement  occupé 
à  sa  besogne,  travaillant  pour  sa  femme  et  ses  enfans,  et  ne  s'inquiétant 
pas  de  savoir  qui  est  le  maître,  qui  est  le  valet...  »  Gessler  lui  apparaissait 
comme  un  petit  despote  faisant  le  mal  et  quelquefois  le  bien  par  passe- 
temps,  sans  nulle  conscience  de  la  digfiité  humaine.  Walter  Fùrst  au  con- 
traire, Stauffacher,  Winckelried,  ces  patriotes  animés  des  meilleurs  senti- 
mens  de  l'âme  humaine,  et  de  la  force  de  volonté  nécessaire  pour  briser  un 
joug  détesté,  devenaient  «ses  héros,  ses  forces  supérieures,  agissant  avec 
conscience  d'elles-mêmes.  »  Mais,  entraîné  par  d'autres  occupations,  Goethe 
ajournait  toujours  l'accomplissement  de  son  dessein;  il  finit  par  abandon- 
ner son  sujet  à  Schiller,  qui,  sans  avoir  vu  la  Suisse,  composa  cependant 
une  œuvre  pleine  de  réalité.  C'est  assurément  ici  un  des  plus  intéressans 
épisodes  de  cette  double  vie  littéraire  et  un  de  ceux  qui  mettent  le  mieux 
en  relief  la  différence  des  deux  esprits.  Ce  même  Goethe,  qui  recevait  une 
impression  si  vive  de  la  nature,  au  sein  de  laquelle  il  se  plongeait  comme  en 
s'oubliant  lui-même,  et  qui,  par  des  conceptions  puissantes,  créait  à  la  fa- 
çon de  Shakspeare  des  types  supérieurs,  aurait-il  plié  son  génie  et  la  poé- 
sie épique  aux  douces  et  harmonieuses  proportions  que  Schiller,  sur  la 
scène  dramatique,  a  su  observer?  Goethe  eût-il  fait  cette  patiente  étude 
de  la  chronique  de  Tschudi,  dont  Schiller  a  emprunté  avec  tant  de  bon- 
heur les  récits  légendaires?  —  Goethe,  poète  épique,  était  appelé  à  donner 
le  Faust,  tandis  que  Schiller,  par  le  Guillawne  Tell  (180/i),  devenait,  sui- 
vant sa  p]'opre  expression,  «  maître  des  choses  du  théâtre.  « 

Le  nom  de  M""^  de  Staël  apparaît,  vers  la  fin  de  la  correspondance  entre 
Goethe  et  Schiller,  comme  pour  annoncer  le  groupe  d'esprits  qui  servit  de 
médiateur  entre  l'Allemagne  créatrice  de  la  seconde  moitié  du  xviii^  siècle 
et  la  France  du  xix",  si  prête  à  recevoir  et  à  féconder,  en  les  transformant, 
tous  les  germes  nouveaux.  Ce  groupe  littéraire,  à  la  tête  duquel  on  doit  la 
placer  elle-même,  nous  est  montré  précisément,  dans  le  second  des  deux 
ouvrages  récemment  publiés  par  M.  Taillandier,  sous  des  couleurs  nou- 
velles, empruntées  aux  documens  inédits  que  contenait  le  musée  Fabre  à 
Montpellier.  Les  premières  impressions  de  Schiller  en  présence  de  M'"*  de 
Staël  expriment  d'une  façon  naïve  et  probablement  fort  exacte  l'étonne- 
ment  que  causa  à  l'esprit  germanique  cette  rencontre  avec  l'esprit  français, 
si  vivement  représenté.  «  M""=  de  Staël  est  réellement  à  Francfort,  écrit-il 
à  Goethe  le  30  novembre  1803,  et  nous  pouvons  nous  attendre  à  la  voir 
bientôt  ici-.  Pourvu  qu'elle  comprenne  l'allemand,  nous  en  aurons  raison; 
mais  lui  expliquer  noire  religion  en  phrases  françaises,  mais  lutter  contre 
sa  volubilité  française,  c'est  là  une  tâche  trop  rude.  Nous  ne  saurions  nous 
tirer  d'affaire  aussi  aisément  que  Schelling  avec  Camille  Jordan,  qui  était 
venu  à  lui  armé  de  pied  en  cap  des  principes  de  Locke  {mil  Locke  angezo- 
gen)  :  «  je  méprise  Locke  »  dit  Schelling,  et  naturellement  l'adversaire  ne 
souflla  plus  mot.  »  Le  21  décembre,  il  écrit  :  «  M""  de  Staël  vous  appa- 
raîtra complètement  telle  que  vous  avez  dû  la  construire  à  priori.  Tout  en 
elle  est  d'une  seule  pièce;  on  n'y  trouve  aucun  trait  étranger  et  faux. 
Voilà  pourquoi,  malgré  l'immense  distance  qui  sépare  notre  pensée  de  la 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  511 

sienne,  on  se  sent  à  Taise  près  d'elle,  on  peut  tout  entendre  de  sa  part, 
et  on  se  sent  disposé  à  tout  lui  dire.  C'est  la  représentation  aussi  parfaite 
qu'intéressante  de  la  culture  de  l'esprit  français.  Dans  tout  ce  que  nous 
appelons  philosophie,  par  conséquent  sur  les  principes  élevés  de  toutes 
choses,  on  est  en  opposition  avec  elle,  et  cette  opposition  se  maintient  en 
dépit  de  son  éloquence;  son  naturel  et  ses  sentimens  valent  mieux  que  sa 
métaphysique,  et  sa  belle  intelligence  s'élève  souvent  jusqu'à  la  puissance 
du  génie.  Voulant  tout  expliquer,  tout  comprendre,  tout  mesurer,  elle 
n'admet  rien  d'obscur,  rien  d'impénétrable,  et  ce  que  le  flambeau  de  sa 
raison  ne  peut  éclairer  n'existe  pas  pour  elle.  De  là  son  insurmontable 
aversion  pour  la  philosophie  idéaliste  {idcalphilofiophie);  cette  philosophie 
çst  pour  son  intelligence  un  air  méphitique  qui  la  tue.  Le  sens  poétique 
tel  que  nous  le  comprenons  lui  manque  complètement;  aussi  ne  peut-elle 
s'approprier,  dans  les  œuvres  de  ce  genre,  que  le  côté  passionné,  oratoire 
et  général;  elle  n'approuvera  jamais  le  faux,  mais  elle  n'apprécie  pas  tou- 
jours le  vrai.  Ce  peu  de  mots  vous  prouvera  que,  par  la  netteté,  la  décision 
et  la  vivacité  spirituelle  de  sa  nature,  elle  doit  exercer  une  influence 
agréable  et  bienfaisante.  Il  n'y  a  de  fatigant  chez  elle  que  l'agilité  peu  com- 
mune de  sa  langue,  car  elle  met  son  auditoire  dans  la  nécessité  de  se  trans- 
former au  point  de  n'être  plus  que  l'organe  de  l'ouïe.  » 

De  son  côté  Goethe  émet,  lui  aussi,  à  propos  de  M"""  de  Staël,  de  fort 
curieux  jugemens.  Travaillant  pour  le  recueil  des  Heures  à  la  traduction 
d'un  petit  ouvrage  qu'elle  venait  de  publier,  il  mande  à  Schiller  qu'il  «  s'est 
efforcé  de  donner  au  vague  français  quelque  chose  de  plus  déterminé  et 
de  plus  voisin  de  la  manière  allemande.  »  Par  ces  mots  :  die  frcmzôsische 
Unbestimnitheil,  il  entend,  je  pense,  le  vague  ou  l'indéterminé  de  la  pensée 
française,  et  non,  comme  traduit  M""^  de  Garlovvitz,  le  vague  de  la  langue;  la 
maxime  est  suffisamment  osée  déjà,  et  il  ne  faut  pas  en  forcer  la  significa- 
tion; mais  on  doit  avouer  d'ailleurs  qu'il  a  laissé  dans  un  certain  vague  lui- 
même  l'expression  de  sa  pensée.  Goethe  écrit  encore  :  «  Comme  la  bonne 
dame  est  à  la  fois  d'accord  et  en  désaccord  avec  elle-même!  mil  sichselbsl 
eins  imd  uneins!))  Il  reconnaît  bien  son  ardeur  d'intelligence,  son  carac- 
tère sympathique  et  passionné,  mais  une  telle  visite  a  été  pour  lui  un  mo- 
ment de  lutte  pénible;  elle  l'a  forcé,  dit-il,  à  exhiber  ses  vieux  tapis  et  ses 
vieilles  armes  de  défense.  C'est  précisément  la  même  impression  que  Schil- 
ler a  ressentie  :  «  Notre  amie  est  partie,  dit-il,  et  je  me  sens  tout  juste 
dans  le  même  état  que  si  je  relevais  d'une  grande  maladie.  »  Placez  à  côté 
de  ces  curieux  témoignages  les  belles  et  nobles  pages  du  livre  De  V Alle- 
magne, où  M"'*  de  Staël  apprécie  le  génie  des  deux  poètes  qu'elle  a  appris 
à  connaître,  et  voyez  de  quel  côté  viennent  se  placer  la  conception  vive, 
l'équitable  et  ferme  jugement.  Du  reste  ce  n'était  pas  Goethe  et  Schiller 
seulement  qui  restaient  étonnés  et  comme  interdits  en  face  d'une  intelli- 
gence aussi  française  que  l'était  M"""  de  Staël;  le  recueil  des  lettres  de 
Charlotte  Schiller  que  nous  citions  tout  à  l'heure,  et  qui  contient  des  cor- 
respondances venues  de  tous  côtés,  témoigne  que  tous  les  esprits  allemands 
avaient  subi  la  même  impression,  tant  il  est  vrai  qu'il  y  avait  là  une  ren- 
contre de  deux  génies  entièrement  divers.  On  lira  avec  intérêt  dans  la  pu- 


Ôi2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blication  do  M""  la  J)aronne  de  Gleichen-Ruszwurni  les  jugemens  de  Char- 
lotte elle-même  sur  Delphine  ei  Corinne,  et  on  y  recueillera  en  particulier 
les  échos  jusqu'à  présent  peu  connus  de  la  réputation  littéraire  de  M""=  de 
Staël  dans  un  petit  cercle  de  beaux  esprits,  qui  siégeait  à  Copenhague,  et  à 
la  tête  duquel  était  placée  une  M""'  Brun,  femme  d'esprit  et  de  cœur.  C'est 
dire  que  sans  doute  il  serait  possible  aujourd'hui,  avec  tant  de  renseigne- 
mens  épars,  de  reconstruire  le  récit  d'un  des  épisodes  les  plus  intéressans 
que  l'histoire  littéraire  puisse  offrir. 

Il  faut  lire,  si  l'on  veut  en  suivre  les  conséquences  immédiates,  le  volume 
dans  lequel,  tout  récemment  aussi,  M,  Taillandier  nous  a  fait  connaître  une 
correspondance  inédite  de  Sismondi.  Il  est  impossible  assurément  de  se 
rendre  compte  des  origines  littéraires  du  xix"  siècle,  si  l'on  n'a  fait  ample 
connaissance  avec  ce  petit  monde  de  Coppet  qui  a  servi  de  premier  inter- 
médiaire entre  l'Allemagne  et  la  France.  Rien  de  plus  attachant  que  d'ob- 
server de  près,  comme  on  peut  le  faire  par  la  lecture  de  lettres  intimes, 
les  qualités  d'esprit  franches  et  vives  qui  rendaient  possible  à  ce  groupe 
d'initiateurs  intelligens  un  rôle  prédestiné.  Tout  ce  que  la  connaissance 
entière  de  la  vie  et  des  écrits  de  Chateaubriand  par  exemple  nous  a  ap- 
porté d'élémens  d'appréciation  et  de  jugement  définitif  sur  son  caractère 
et  son  génie  ne  nous  a  pas  rendus  juges  plus  clairvoyans  à  son  égard  que 
ne  l'était  Sismondi  en  présence  même  de  ses  premières  œuvres.  Il  faut  lire 
à  ce  sujet  de  très  curieux  passages  dans  le  livre  de  M.  Taillandier.  A  côté 
des  lettres  de  Sismondi,  galerie  nombreuse  et  variée,  où  tant  de  physiono- 
mies littéraires  apparaissent,  M.  Taillandier  a  placé  des  lettres  de  Bon- 
stetten ,  de  M"""  de  Staël,  de  M""-  de  Souza,  ces  dernières  portant  l'em- 
preinte d'un  charme  et  d'une  grâce  remarquables.  Toutes  sont  adressées 
à  cette  princesse  d'Albany  dont  M.  de  Reumont  avait  donné  une  bonne 
esquisse,  et  dont  M.  Taillandier,  grâce  à  une  foule  de  documens  nouveaux 
par  lui  mis  au  jour,  et  en  même  temps  habilement  employés,  a  restitué 
désormais  l'entière  et  vivante  physionomie. 

En  résumé,  par  ces  trois  publications  diverses,  mais  qui  se  complètent  et 
s'expliquent  mutuellement,  la  Comtesse  d'Albany,  la  Correspondance  entre 
Goethe  et  Schiller^  les  Lettres  inédites  de  Sismondi^  M.  Saint-René  Taillan- 
dier apporte  de  très  nouveaux  et  très  graves  élémens  à  l'histoire  et  à  la  cri- 
tique littéraires  du  temps  qui  nous  a  immédiatement  précédés,  et  duquel 
nous  sommes  intimement  solidaires.  L'auteur  de  ces  publications,  qui 
poursuit  depuis  vingt  ans  par  la  parole  et  par  la  plume,  avec  un  talent 
toujours  applaudi,  la'double  et  parallèle  histoire  de  la  littérature  allemande 
et  de  la  littérature  française,  a  d'autant  plus  de  droits  à  la  reconnaissance 
de  tous  ceux  qui  pensent  et  étudient  que  la  littérature  s'est  plus  intime- 
ment mêlée  de  nos  jours  à  tout  l'ensemble  de  la  vie  intellectuelle  et  mo- 
rale, et  qu'une  connaissance  plus  entière  du  génie  allemand,  si  original  et 
si  fécond,  nous  apparaît  enfin  comme  indispensable  à  l'esprit  français,  ne 
fût-ce  que  pour  l'aider  à  se  bien  discerner  et  à  se  juger  lui-même. 

A.    CEFFROY. 

V.  DE  Mars. 


L'ANNEAU  D'AMASIS 


Ulla  dilà_,â,  to  léonga  (si  Dieu  donne,  je  prendrai) 
(Proverbe  mahratte.) 


I. 


C'était  en  1834,  sur  le  Rhin,  entre  Mayence  et  Cologne.  Le  ba- 
teau à  vapeur  sur  lequel  j'avais  pris  passage  portait  le  nom  de  la 
LoreJey,  cette  sirène  allemande  sujet  de  tant  de  ballades  et  de  tant 
de  traditions  diverses.  Nos  deux  petits  canons,  qui  venaient  de  sa- 
luer le  Bheinsleùi,  rechargés  à  nouveau,  allaient  rendre  hommage 
à  la  mystérieuse  marraine  de  notre  léger  navire,  lorsque  la  conver- 
sation des  passagers,  dans  ce  moment-là  fort  animée,  fut  tout  à 
coup  interrompue  par  un  choc  bruyant.  Ils  tournèrent  tous  la  tête, 
par  un  même  mouvement,  du  côté  où  le  bruit  appelait  leur  atten- 
tion, et  virent  avec  surprise  qu'il  provenait  d'une  petite  table  brus- 
quement renversée  à  terre  par  le  plus  grave ,  le  plus  silencieux ,  le 
plus  réservé  de  la  compagnie,  —  celui  qu'on  avait  baptisé  le  «  gen- 
tilhomme noir,  »  faute  de  connaître  son  nom,  sa  profession  et  le 
titre  que  sans  doute  il  devait  porter.  Sa  physionomie,  son  aspect 
général  inspiraient  le  respect  et  forçaient  pour  ainsi  dire  à  la  défé- 
rence. Nulle  morgue  chez  lui,  rien  qui  repoussât  la  sympathie; 
mais  en  même  temps  rien  qui  permît  de  se  familiariser,  s'il  ne  vous 
y  conviait  lui-même,  avec  un  personnage  aussi  éminemment  dis- 
tingué. 11  était  de  ceux  qui  traversent  une  foule  sans  être  exposés 

(1)  The  Ring  of  Amasis  (2  vol.,  Chapman  et  Hall,  Londres),  c'est  le  titre  d"iin  roman 
qui  vient  d'obtenir  en  Angleterre  un  succès  général  et  légitime.  Cette  composition 
originale,  qui  montre  sous  une  face  nouvelle  le  talent  d'Owen  Meredith,  le  fils  de 
Bulwer,  nous  a  paru  mériter  d'être  connue  en  France,  et  le  cadre  du  récit  où  nous 
essayons  de  la  reproduire  permettra  mieux  qu'une  simple  analyse  d'en  apprécier  la 
valeur. 

TOME   XLVIII.   —   !"■   DÉCEMBRE.  33 


Mil  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  moindre  contact,  et  la  barrière  indéfinie  qui  le  rendait  inacces- 
sible le  dérobait  presque  aux  regards.  Personne  ne  lui  parlait,  per- 
sonne ne  parlait  de  lui,  bien  qu'il  eût  infailliblement  attiré  l'atten- 
tion d'un  chacun.  Ce  fut  donc  une  grande  surprise  que  de  lui  voir 
commettre  une  maladresse  et  presque  une  incongruité  en  renversant 
le  meuble  placé  devant  lui.  M.  Home,  avec  ses  tables  tournantes, 
n'a  jamais  plus  étonné  son  monde.  Quant  au  noir  gentleman  lui- 
même,  il  s'éloigna  sans  paraître  avoir  pris  garde  le  moins  du  monde 
à  ce  futile  incident.  Il  s'éloigna,  et  je  le  suivis  comme  malgré  moi, 
poussé  par  une  sorte  de  curiosité  magnétique. 

Debout,  les  bras  croisés,  il  contemplait  l'eau  bouillonnante  que 
faisaient  écumer,  siffler,  rejaillir  en  blanche  écume  les  rapides  évolu- 
tions de  la  roue,  et  je  me  demandais,  en  regardant  cette  figure  im- 
passible, ce  que  ferait  un  pareil  homme,  si  quelque  désastre  le  pla- 
çait en  face  d'un  de  ses  semblables  aux  prises  avec  les  flots  et  sur 
le  point  de  périr.  —  Sous  peine  de  déchoir  à  mes  yeux,  pensai-je, 
il  faudrait  même  alors  que  cette  physionomie  demeurât  impertur- 
bable; sans  cela,  je  n'y  verrais  plus  qu'un  vain  masque  à  la  merci  du 
premier  hasard. ..  —  Au  moment  où  ces  réflexions  me  préoccupaient, 
une  cloche  retentit  du  côté  de  Saint-Goar.  Le  bateau  ralentit  sa 
marche,  et  nous  vîmes  une  petite  nacelle  se  détacher  du  rivage  poux 
venir  nous  accoster  :  elle  n'amenait,  en  fait  de  passagers,  qu'une 
femme  et  un  enfant,  un  petit  garçon  d'environ  six  ans,  qui  sem- 
blait endormi  sur  les  genoux  de  sa  mère.  Au  commandement  du 
capitaine,  les  aubes  avaient  cessé  de  jouer,  le  bateau  s'était  mis  à 
la  dérive;  mais  de  ses  flancs  émus  se  détachaient  encore  de  larges 
vagues,  dont  les  fortes  ondulations  faisaient  vaciller  d'un  bord  à 
l'autre  la  frêle  embarcation  qui  venait  à  nous.  J'avais  cessé  de  la 
regarder,  quand  un  cri  perçant  me  fit  tressaillir  :  —  Jésus  Maria! 
mon  enfant,  mon  enfant!  —  Et  tous  les  passagers,  attirés  par  cette 
clameur  aiguë,  se  ruèrent  à  la  fois  du  côté  de  l'échelle  au  sommet 
de  laquelle  je  me  tenais.  En  essayant  de  saisir  la  corde  qu'on  lui 
avait  jetée  du  steamer,  le  batelier,  paraît-il,  avait  perdu  l'équilibre 
et  fait  chavirer  sa  misérable  nacelle.  Au  moment  où  je  pus  me  ren- 
dre compte  de  l'accident,  on  hissait  cet  homme  le  long  des  flancs  du 
navire,  et  un  de  nos  matelots,  qui  du  haut  de  l'échelle  s'était  préci- 
pité dans  le  fleuve,  venait  d'arrêter  la  pauvre  femme  sous  la  roue  et 
près  de  périr. — Mais  l'enfant?  où  était  l'enfant? — La  force  du  cou- 
rant nous  avait  déjà  fait  franchir  quelques  brasses,  et  c'est  à  peine 
si  l'on  distinguait  encore  au-dessus  du  courant  un  petit  chapeau  de 
paille  dont  les  rubans  bleus  s'agitaient  au  souftle  de  la  brise.  Après 
un  moment  de  silence  absolu,  l'anxiété  générale  se  traduisit  par  une 
espèce  de  gémissement  comprimé.  Nous  venions  de  voir  distincte- 


l'anneau  d'amasis.  515 

ment  les  petites  mains  de  l'enfant,  qui  se  débattait  en  vain,  et  dont 
les  forces  s'épuisaient  rapidement.  Il  enfonça,  et  nous  le  perdîmes 
de  vue;  mais  l'instant  d'après  la  petite  tête  blonde  revint  à  la  siir- 
fece  de  l'eau  :  un  même  cri  partit  de  toutes  les  poitrines  et  salua 
cette  réapparition  inespérée.  Ensuite  chacun  demeura  muet;  tous 
les  visages  étaient  tournés ,  tous  les  regards  étaient  tendus  dans  la 
même  direction,  car  on  distinguait  maintenant  de  ce  côté,  coupant 
ronde  par  des  mouvemens  d'une  régularité,  d'une  précision  ma- 
thématicpies,  les  deux  bras  noirs  d'un  nageur  intrépide.  On  eût  dit 
qu'il  était  là  pour  son  plaisir,  tant  il  y  avait  de  tranquillité,  pour 
ne  pas  dire  d'indifférence,  dans  ces  allures  d'où  semblait  dépendre 
la  vie  d'un  être  humain  ;  aussi  le  sentiment  général  était-il  celui 
d'une  impatience  indignée  plutôt  que  d'une  reconnaissante  admira- 
tion. Cet  homme  ne  déployait  évidemment  pas  la  moitié  de  la  force 
dont  il  disposait.  A  une  faible  distance  de  l'enfant  près  de  dispa- 
raître, et  alors  qu'un  vigoureux  élan  l'eût  mis  à  même  de  le  saisir, 
il  laissa  perdre  cette  occasion  suprême.  Les  spectateurs  poussèrent 
un  cri  de  réprobation,  qu'il  n'entendit  certainement  pas,  car  il  ve- 
nait de  plonger  à  son  tour.  Ici  nouveau  silence,  résultat  d'une  in- 
dicible anxiété ,  silence  de  mort  qu'on  eût  dit  devoir  être  éternel, 
mais  qui,  après  quelques  secondes,  —  chacune  valait  un  siècle,  — 
fut  rompu  par  une  clameur  triomphale.  Le  nageur  et  l'enfant  ve- 
naient de  reparaître  tous  deux  :  plus  de  doute,  ce  dernier  était 
sauvé  ! 

Plus  à  loisir,  plus  lentement  que  jamais,  s' abandonnant  au  cou- 
rant et  poussant  devant  lui,  comme  une  chose  morte,  le  petit  être 
qu'il  venait  d'arracher  à  l'abîme,  indifférent  à  ce  résultat  de  ses  ef- 
forts, indifférent  à  l'intérêt  dont  lui-même  il  était  devenu  le  centre, 
le  (i gentleman  noir»  regagnait  peu  à  peu  le  bateau.  Je  vis  descendre 
la  chaloupe  qu'on  envoyait  recueillir  l'enfant,  je  vis  l'infatigable 
nageur  refuser  le  secours  que  cette  chaloupe  lui  offrait,  et  alors, 
seulement  alors,  je  cherchai  sur  les  visages  des  passagers  le  reflet 
des  émotions  joyeuses  qui  m'animaient.  Toutes  les  physionomies 
étaient  radieuses,  sauf  une  seule;  tous  les  regards  brillaient  de  la 
même  ardeur,  excepté  ceux  d'une  femme  que  je  fus  tenté  de  prendre 
un  moment  pour  la  Loreley  elle-même.  Belle  sans  doute,  mais  de 
cette  beauté  pétrifiante  qui ,  comme  celle  de  la  Méduse  antique , 
glace  le  sang  dans  les  veines,  calme,  indifférente,  implacable,  elle 
assistait  (et  je  ne  sais  depuis  combien  de  minutes)  à  cette  lutte  dont 
une  vie  était  l'enjeu  avec  le  plus  complet  nonchaloir.  Assise  sur  la 
plate-forme  du  couloir  près  duquel  j'étais  debout,  et  de  là  dominant 
la  foule  agitée,  elle  semblait  n'avoir  d'autre  souci  que  de  réchauffer 
au  soleil  le  marbre  vivant  dont  elle  était  faite.  Ses  bras  se  déro- 
baient sous  la  longue  écharpe  de  soie  dont  les  plis,  ramenés  autour 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  sa  poitrine,  laissaient  en  relief  la  perfection  sculpturale  de  ses 
magnifiques  épaules.  Je  m'étonnais  qu'elle  m'apparût  presque  subi- 
tement. Quant  au  ((  genûcman  noir,  »  je  l'avais  complètement  perdu 
de  vue,  et  j'étais  encore  absorbé  dans  l'intense  contemplation  où 
me  plongeait  cette  créature  mystérieuse,  que  mon  imagination  s'obs- 
tinait à  confondre  avec  la  Loreley  des  légendes,  quand  il  parut  sur 
la  plate -forme  et  se  dressa  soudainement  devant  elle.  Qu'il  était 
changé,  ce  visage  dont  j'avais  admiré  l'immobile  beauté!  Une  sup- 
plication muette,  mais  ardente,  se  peignait  dans  ces  traits  qu'on  eût 
pu  croire  condamnés  à  ne  rien  exprimer.  Le  frémissement  douloureux 
des  lèvres,  la  prière  passionnée  qui  se  lisait  dans  le  regard  avaient 
l'éloquence  de  ces  appels  suprêmes  qu'un  agonisant  vous  adresse 
sans  prononcer  une  seule  parole,  et  cependant,  du  haut  de  son  iso- 
lement glacial,  la  belle  Loreley,  silencieuse,  elle  aussi,  laissait  tom- 
ber un  regard  froid  et  sans  réponse  sur  cette  figure  dont  chaque 
linéament  l'implorait.  Alors  une  voix  profonde  et  comme  brisée, 
dont  l'émission  coûtait  évidemment  un  effort  inoui,  murmura  ces 
paroles  inarticulées  :  —  Jamais  donc?...  —  Et  la  réponse  de  la  Lo- 
reley, incisive  et  pénétrante  comme  la  note  la  plus  aiguë  du  haut- 
bois, fut  une  sorte  d'écho  ironique  et  funèbre  pareil  à  celui  que  ren- 
voie une  ruine  déserte.  —  Jamais!  —  avait-elle  dit  simplement. 

Une  pâleur  cadavéreuse  vint  blêmir  encore  le  visage  livide  du 
malheureux  à  qui  elle  notifiait  ainsi  un  immuable  arrêt;  mais  la 
minute  d'après  ses  traits  de  marbre  avaient  repris  leur  calme  habi- 
tuel, et  il  disparut  dans  l'escalier  de  la  cabine  avec  aussi  peu  de 
bruit,  avec  autant  d'impassible  sérénité  que  lorsqu'il  avait  traversé 
le  pont  quelques  instans  auparavant.  La  Loreley  le  suivit  presque 
aussitôt.  Revenu  près  de  l'enfant  dont  l'existence  avait  été  un  mo- 
ment si  compromise,  je  m'assurai  que  l'accident  n'aurait  pour  lui 
aucune  suite  fâcheuse,  et  je  confirmais  cette  bonne  nouvelle  à  sa 
mère  éplorée,  lorsqu'un  valet  de  chambre  à  cheveux  gris  vint  prier 
respectueusement  la  brave  femme,  au  nom  du  comte  et  de  la  com- 
tesse R,..,  de  leur  amener  elle-même  l'enfant  malade  dans  un  salon 
réservé  où  on  venait  de  tout  préparer  pour  lui  donner  les  soins  que 
réclamait  son  état. 

Lorsque  les  quatre  acteurs  de  ce  petit  drame  eurent  disparu,  le 
steward  du  bateau  fut  accablé  de  questions  sur  le  compte  du  ((  gen- 
tleman noir.  »  Les  renseignemens  qu'il  put  nous  donner  se  bornaient 
à  peu  de  chose.  Nous  apprîmes  que  l'objet  de  notre  curiosité  s'ap- 
pelait le  comte  Edmond  R...,  qu'il  possédait  un  immense  majorât 
dans  la  Silésie  prussienne,  et  qu'en  lui  semblait  devoir  s'éteindre  la 
très  ancienne  famille  dont  il  était  le  dernier  représentant.  Quant  à 
ma  mystérieuse  Loreley,  quant  à  cette  magicienne  au  front  sévère 
dont  les  fascinations  m'avaient  un  moment  dompté,  ce  n'était  après 


l'anneau  d'amasis.  517 

tout,  —  il  fallut  en  prendre  mon  parti,  —  qu'une  comtesse  silé- 
sienne,  la  femme  du  plus  excellent  nageur  que  nous  eussions  vu  les 
uns  ou  les  autres.  Autant  on  exaltait  l'humanité  de  ce  dernier,  au- 
tant la  froide  impassibilité  de  la  comtesse  soulevait  de  commen- 
taires raalveillans,  parmi  les  femmes  surtout,  car  il  se  trouva  bien 
quelques  hommes  pour  la  défendre  et  pour  expliquer  sa  tranquillité 
par  la  certitude  où  elle  était  de  voir  son  mari  se  tirer  sain  et  sauf 
du  danger  qu'à  nos  yeux  il  semblait  courir.  Cette  interprétation 
charitable  avait  toute  chance  d'être  accueillie  et  ralliait  déjà  an  cer- 
tain nombre  de  partisans,  lorsqu'un  digne  conseiller  intime,  remar- 
quable par  son  excessif  embonpoint,  nous  déclara  qu'au  vu  et  au  su 
de  la  Silésie  tout  entière  la  comtesse  avait  la  tête  légèrement  dé- 
rangée.—  Cette  affection  mentale,  ajoutait  le  Geheimer-Obcr-Rath 
(le  haut  conseiller  intime),  devait  être  réputée  incurable,  car  il  n'a- 
vait jamais  ouï  dire  qu'on  eût  essayé  de  la  combattre  par  aucune 
espèce  de  traitement.  Le  comte  et  la  comtesse  R...  résidaien>t 
presque  toute  l'année  sur  le  majorât  du  comte,  situé  à  quelque  dix 
milles  de  Breslau,  dans  l'isolement  le  plus  complet,  n'allant  chez 
personne  et  ne  recevant  personne.  De  temps  à  autre  ils  quittaient 
l'Allemagne  pour  venir  passer  quelques  mois  à  Paris.  Il  n'existait 
aucun  héritier- direct  du  vaste  majorât,  qui  après  le  décès  du  comte 
devait  échoir  à  une  branche  collatérale.  Aussi  personne  en  Silésie 
ne  s'intéressait  à  la  destinée  de  ce  couple  étrange. 

Ces  détails  inattendus  mirent  fm  à  la  discussion  qu'ils  étaient 
venus  interrompre.  Nous  approchions  du  terme  de  notre  voyage,  et 
le  petit  groupe  de  causeurs  qui  s'était  jusque-là  maintenu  se  dis- 
persa petit  à  petit.  Chacun,  excepté  moi,  paraissait  avoir  pris  son 
parti  de  ne  plus  songer  à  ce  qui  venait  de  se  passer  sous  nos  yeux. 
Penché  sur  l'avant  du  bateau  et  les  yeux  fixés  sur  les  flots  jaunâ- 
tres, je  sondais  par  la  pensée  l'inexprimable  douleur  que  je  croyais 
avoh*  entrevue  derrière  la  pâle  immobilité  des  traits  de  la  comtesse 
et  la  torture  morale  qui  se  trahissait  dans  les  éclairs  çà  et  là  j^tés 
par  les  grands  yeux  noirs  de  son  mari.  —  Non,  me  disais-je,  quoi 
qu'il  en  puisse  être  du  secret  de  ces  deux  âmes,  j'en  ai  vu  assez 
pour  les  savoir  unies  à  jamais  dans  la  commune  angoisse  d'une  des- 
tinée irréconciliable. 

Le  soleil  se  couchait  cependant,  et  il  avait  presque  disparu  lorsque 
nous  longeâmes  lentement  les  murailles  noircies  de  la  vieille  cité 
impériale.  La  tour  massive  de  la  lourde  cathédrale  se  profilait  en 
noir  sur  un  horizon  teint  de  pourpre,  et  quand  je  levai  les  yeux  sur 
cette  grue  gigantesque  qui  étend  son  bras  de  squelette  vers  l'an- 
tique u  rocher  du  Dragon,  »  il  me  sembla  que  peut-être  elle  l'inter- 
pellait en  ces  termes  :  —  Nul  ne  peut  rappeler  le  passé;  l'internunable 
retour  des  ans  lasse  et  attriste  le  cœur.  Des  temps  qui  ne  sont  plus, 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  ne  reste  guère  que  nous  ici-bas.  Sachons  nous  réconcilier  l'un  et 
l'autre!... 

Et  le  rocher  d'où  l'immense  fabrique  du  Dom  a  été  tirée  piene  à 
pierre  ne  répondait  que  par  un  silence  obstiné  à  cette  mélancolique 
adjuration. 

n. 

Je  ne  sais  pourquoi  un  événement  aussi  insignifiant  que  celui 
dont  je  viens  de  donner  les  détails  s'était  à  ce  point  emparé  de  mon 
imagination.  Qu'avais-je  vu  en  somme?  Une  barque  chavirée  et  un 
petit  garçon  sauvé  d'un  naufrage  par  un  noble  silésien  qui  paraissait 
fort  expert  dans  l'art  de  la  natation,  —  celui-ci  marié  à  une  femme 
d'une  beauté  remarquable,  mais  sans  que  le  bonheur  semblât  prési- 
der à  leur  hymen.  Rien  de  merveilleux  dans  tout  ceci.  Les  bateaux 
mal  dirigés  coulent  aisément  à  fond;  les  gens  qui  savent  nager  font 
ce  qu'ils  peuvent  pour  sauver  un  enfant  qui  se  noie,  et  il  n'^st 
guère  besoin  d'une  intervention  spéciale  de  la  destinée  pour  qu'une 
Ijelle  femme  vive  en  mauvais  termes  avec  son  mari  ;  mais  en  revan- 
che il  y  a  dans  la  vie  des  momens  où,  sans  aucun  préliminaire  ap- 
parent, une  puissance  invisible  écarte  le  voile  qui  dérobe  à  notre 
œil  intérieur  tout  un  monde  obscurément  entrevu.  La  vision  interne 
prend  alors  des  facultés  surnaturelles.  Les  barrières  du  temps  et 
de  l'espace  sont  annihilées.  Ce  que  le  télescope  nous  révèle  de  l'u- 
nivers extérieur,  ce  regard  où  l'âme  se  concentre  nous  le  révèle  à 
son  tour  de  cet  autre  univers  que  l'homme  porte  en  lui-même.  Les 
poètes  dans  leurs  heures  d'inspiration,  les  amans  lorsque  la  passion 
les  domine,  ont  de  ces  clairvoyances  passagères.  Du  même  coup 
d'œil  Roméo  lit  tous  les  secrets  du  cœur  de  Juliette;  Shakspeare, 
du  même  coup  d'œil,  pénètre  ceux  de  l'âme  universelle.  Toutefois 
ces  éclairs  d'intuition  ne  sont  point  le  partage  exclusif  de  l'amour  et 
du  génie,  puisque  sur  le  pont  de  la  Lorcley  (et  sans  que  jamais  j'aie 
pu  savoir  comment)  la  destinée  entière  de  deux  êtres  humains  m'a- 
vait été  soudainement  révélée  par  un  simple  regard  jeté  sur  eux. 
J'avais  lu  au  plus  profond  de  leur  être,  j'avais  découvert  sans  effoit 
leurs  sentimens  les  plus  intimes,  je  n'avais  eu  besoin,  pour  me  gui- 
der dans  ce  labyrinthe  obscur,  d'aucune  révélation  sur  les  événe- 
mens  de  leur  vie.  Je  leur  pressentais,  je  leur  voyais  une  pensée 
commune  qui  les  séparait  k  jamais,  une  pensée  inconciliable  avec 
toute  idée  d'union  et  d'harmonie.  Qu'on  me  pardonne  ici  le  vague 
des  expressions  dont  je  me  sers  :  il  répond  tant  bien  que  mal  à  l'in- 
définissable conception  que  je  m'efforce  de  rendre. 

Ce  phénomène  au  reste  m'avait  fortement  touché.  Je  suis  con- 
vaincu qu'il  a  imprimé  une  direction  spéciale  à  mes  pensées  ulté- 


l'anneau  d'amasis.  519 

rieures,  et  qu'il  exerça  une  forte  influence  sur  les  études  médicales 
auxquelles  j'allais  alors  me  livrer.  Elles  eurent  désormais  pour  but 
de  me  procurer  ces  leviers  à  l'aide  desquels  on  forcerait  l'accès  du 
mystérieux  atelier  où  s'élabore  la  pensée  humaine.  Elles  se  concen- 
trèrent sur  ce  point  de  l'organisme  vital  où  se  réunissent,  pour  se 
séparer  ensuite,  les  deux  ordres  de  facultés  qui  constituent  notre 
nature.  A  quoi  bon  nous  le  dissimuler  en  effet?  Ni  l'intelligence  ni  le 
corps  ne  se  peuvent  considérer  isolément.  "Vainement  combattrons- 
nous  la  fièvre  à  force  de  quinine,  si  nous  ne  trouvons  un  opiat,  un 
calmant  pour  le  cerveau  surexcité.  Tout  aussi  vainement  verserions- 
nous  un  baume  moral  sur  une  plaie  de  l'esprit,  si  nous  ne  pouvons, 
en  guérissant  le  corps,  rendre  à  la  volonté  l'énergie  propre  et  les 
étais  qui  lui  manquent.  De  là  une  nécessité  impérieuse,  celle  d'étu- 
dier à  fond  les  conditions  d'alliance  qui  permettent  d'équilibrer  les 
différentes  fonctions  dynamiques  de  la  vie;  aller ms  sic  altéra  poscit 
ope^n... 

Mais  je  m'aperçois  que  je  me  laisse  envahir  par  les  préoccupa- 
tions professionnelles  qui  remplirent  à  Paris  deux  années  de  ma 
jeunesse.  Pendant  ces  deux  ans  consacrés  à  étudier  auprès  des  maî- 
tres de  la  science,  je  visitai  maint  asile  d'aliénés,  je  m'assis  mainte 
fois  au  chevet  des  malades  torturés  par  la  fièvre,  cherchant  à  sur- 
prendre les  secrets  de  leur  délire.  De  mes  propres  sensations  je 
fis  une  étude  assidue,  nonobstant  les  difficultés  que  présentent  ces 
opérations  métaphysiques  où  l'intelligence  est  à  la  fois  le  sujet  et 
l'instrument.  Ainsi,  —  qu'on  me  laisse  en  donner  une  idée,  —  mon 
domestique  avait  ordre  de  m'éveiller  la  nuit  à  diverses  reprises, 
pour  me  mettre  à  même  de  surprendre  la  marche  furtive  de  mes 
propres  rêves.  Je  voulais,  constatant  mes  impressions  dans  toute 
leur  vivacité,  comparer  l'influence  des  différentes  heures  et  des  con- 
ditions difierentes  auxquelles  le  corps  est  successivement  soumis. 
Ces  observations  devaient  me  fournir  la  matière  d'un  traité  de  psy- 
chologie que  je  me  réservais  de  compléter  à  loisir  dans  la  force  et 
la  maturité  de  l'âge. 

Je  n'en  étais  pas  moins  hanté  de  temps  à  autre  par  le  souvenir 
du  mystérieux  personnage  dont  j'ai  parlé.  Une  sorte  de  rancune 
bizarre  me  poussait  à  vouloir  pénétrer  dans  sa  vie  intérieure,  comme 
il  était  lui-même  entré  dans  la  mienne.  Le  tourment  qu'il  infli- 
geait à  ma  curiosité  se  transformait  à  mes  yeux  en  un  droit  légi- 
time sur  tous  les  secrets  de  sa  vie,  et  comme  je  ne  manquais  ni 
de  loisirs  ni  de  ressources  pécuniaires,  je  me  donnai  plus  d'une  fois 
la  mission  de  retrouver  dans  le  monde  parisien,  qui  ne  m'était  pas 
•entièrement  fermé,  les  traces  du  comte  et  de  la  comtesse  R...  Mes 
recherches  cependant  furent  vaines.  Je  m'informai  à  toutes  les  am.- 
bassades,  je  m'enquis  dans  tous  les  grands  hôtels  et  chez  tous  les 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

principaux  fournisseurs  de  la  capitale;  j'allai  même  jusqu'à  faire 
prendre  des  renseignemens  aux  bureaux  de  la  police.  Toutes  les  ten- 
tatives échouèrent  également,  et  je  dus  renoncer  à  l'espérance  de 
retrouver  le  mystérieux  voyageur,  qui  avait  depuis  longtemps  sans 
doute  quitté  Paris.  Lorsque  je  m'arrêtai  à  cette  conviction,  j'étais 
moi-même  à  la  veille  de  mon  départ,  et,  comme  il  arrive  en  pa- 
reille circonstance,  mes  amis  me  pressaient  de  passer  une  dernière 
fois  en  revue  toutes  les  curiosités  de  cette  ville  unique  à  laquelle 
j'allais  dire  adieu  pour  jamais.  Je  ne  sais  comment  je  me  laissai  aller 
à  écouter  leurs  conseils  et  à  mener  pendant  quelques  jours  l'exis- 
tence absurde  du  si(/htseer,  du  chercheur  de  curiosités,  car  je  n'en 
connais  guère  de  plus  fatigante  pour  le  corps  et  de  plus  nulle  pour 
le  souvenir.  Toujours  est-il  qu'un  beau  soir,  voulant  réaliser  le  pro- 
gramme arrêté  d'avance  par  ces  officieux  malavisés,  je  pénétrai,  — 
c'était  la  première  fois  de  ma  vie,  —  dans  une  des  maisons  de  jeu 
que  l'édilité  parisienne  tolérait  encore  à  cette  époque.  Le  tableau 
qu'elle  m'offrit  d'abord  ne  fut  pas  exactement  celui  que  je  m'atten- 
dais à  y  trouver.  Sur  aucun  de  ces  visages  plombés  et  flétris  que  je 
voyais  se  grouper  autour  des  ta])les  de  jeu  ne  se  traduisait  en  signes 
extérieurs  cette  monomanie  fiévreuse  qu'on  exalte  infiniment,  selon 
moi,  lorsqu'on  la  classe  parmi  les  passions;  mais  ce  calme  de  com- 
mande, cette  froideur  affectée,  ce  front  impassible  que  le  joueur 
veut  offrir  aux  coups  du  sort,  perdent  tout  leur  prestige  quand  on 
songe  à  la  cupidité  qui  l'agite.  Rien  n'est  répugnant  pour  un  es- 
prit sain  comme  ces  parades  d'héroïsme  à  propos  d'une  râtelée 
d'or  ou  d'argent,  ces  grands  airs  à  propos  de  gros  sous.  Le  dégoût 
allait  donc  me  chasser  de  ce  salon  splendide ,  lorsque  mon  atten- 
tion fut  attirée  par  les  remarques  qu'échangeaient  à  voix  haute  un 
certain  nombre  de  spectateurs  comme  moi  réunis  autour  du  trente- 
et-quanmte.  Elles  étaient  motivées  par  la  singulière  persistance 
d'un  joueur  qui,  laissant  toujours  sa  mise  sur  la  rouge,  avait  gagné 
quinze  fois  de  suite.  Je  me  faufilai  dans  le  groupe  afin  de  contem- 
pler, moi  aussi,  tout  à  mon  aise  l'heureux  champion  qui  venait  de 
voir  si  magnifiquement  récompensée  sa  merveilleuse  fidélité  à  une 
seule  couleur.  Il  m'était  désigné  de  reste  par  le  tas  de  pièces  d'or, 
de. rouleaux  et  de  billets  de  banque  accumulés  en  face  de  lui,  et 
c'est  tout  au  plus  si  je  pus  retenir  un  cri  de  surprise  lorsque  dans 
ce  favori  de  la  fortune  je  reconnus  le  comte  R... 

L'impression  que  sa  vue  produisit  sur  moi  me  rappela  vivement 
celle  que  j'avais  ressentie  jadis  en  le  voyant  sur  le  pont  du  bateau 
à  vapeur  contempler  d'un  œil  calme  et  froid  le  bouillonnement  des 
eaux  tumultueuses.  Un  contraste  analogue  existait  maintenant  entre 
le  flegme  imperturbable  empreint  sur  le  visage  de  cet  homme  et 
l'orage  de  passions  que  déchaînait  sur  les  vagues  humaines  dont 


l'anneau  d'amasis.  52S 

il  était  entouré  le  succès  inoui  de  son  insolente  combinaison.  On 
venait  de  battre  les  cartes  pour  une  nouvelle  taille.  Bien  convain- 
cue désormais  que  la  fortune  ne  pouvait  faire  divorce  avec  celui 
qu'elle  protégeait  si  évidemment,  la  majorité  des  pontes  se  réglait 
sur  lui,  et  comme  il  semblait  ne  pas  vouloir  empocher  son  gain,  de 
nouveaux  enjeux  couvrirent  cette  partie  de  la  table  qui  avait  été 
jusque-là  si  étrangement  favorisée  par  le  sort;  mais  tout  à  coup, 
au  moment  précis  où  le  croupier  s'écriait  :  «  Le  jeu  est  fait,  rien 
ne  va  plus,  »  la  pile  d'or  et  de  billets  qui,  par  une  espèce  d'at- 
traction irrésistible,  avait  appelé  sur  la  rouge  les  mises  de  presque 
tous  les  joueurs  présens,  se  trouva  transportée,  —  par  un  mouve- 
ment imperceptible,  tant  il  fut  rapide,  —  du  côté  de  la  chance  op- 
posée. Pris  complètement  à  court  par  ce  brusque  changement,  les 
autres  pontes  laissèrent  échapper  l'instant  décisif  où  ils  auraient  pu 
suivre  le  drapeau  victorieux  sur  le  nouveau  terrain  où  il  allait  se 
planter,  car  cette  fois  ce  fut  ronge  qui  perdit  et  noire  qui  gagna. 
Par  une  de  ces  inspirations  instantanées  que  rien  ne  saurait  expli- 
quer, le  joueur  dont  la  bonne  chance  était  déjà  l'objet  de  tant  d'ad- 
miration venait  pour  la  seizième  fois  de  dompter  la  fortune,  et  ce 
coup  final  mettait  la  banque  tout  à  fait  à  sec. 

La  stupéfaction  se  lisait  sur  tous  les  visages.  Quant  à  moi,  qui 
n'avais  pas  perdu  de  vue  un  seul  instant  cette  scène  étrange,  je  ne 
pouvais  rien  comprendre  à  ce  qui  venait  de  se  passer.  Mes  yeux  n'a- 
vaient pas  quitté  le  comte  une  seule  seconde;  aussi  étais-je  con- 
fondu, paralysé,  par  le  témoignage  contradictoire  de  mes  sens. 
D'une  part,  ils  m'affirmaient  que  l'enjeu  avait  changé  de  place,  et 
de  l'autre,  avec  non  moins  de  certitude,  que  le  joueur  sur  lequel 
mon  attention  se  portait  aussi  intense  que  possible  n'avait  pas 
quitté,  fût-ce  un  instant,  la  position  où  je  le  voyais  encore,  assis 
et  les  bras  croisés,  ayant  l'air  de  ne  prendre  au  jeu  aucune  sorte 
d'intérêt  quelconque.  Il  paraissait  impossible  qu'il  eût  touché  lui- 
même  à  sa  mise  sans  que  je  m'en  fusse  aperçu.  Et  pourtant,  si  ce 
n'était  lui,  qui  donc  avait  pu  changer  son  enjeu  de  place?  Parmi  les 
assistans,  nul  ne  doutait  que  le  coup  ne  fût  l'œuvre  du  joueur  lui- 
même.  Personne  eîTectivement  n'éleva  la  moindre  objection,  et  les 
croupiers,  qui  passent  pour  avoir  les  cent  yeux  d'Argus,  ne  songè- 
rent pas  à  contester  la  loyauté  de  cette  manœuvre,  si  funeste  aux 
intérêts  qu'ils  représentaient.  Pour  tout  dire,  je  dois  ajouter  que 
j'étais  si  occupé  à  contempler  le  visaga  du  comte,  que  je  prêtais 
peu  d'attention  à  ce  qui  se  passait  sur  la  table.  Je  me  souviens 
seulement  du  jet  de  lumière  violette  mêlé  au  reflet  du  métal  fauve, 
et  qu'on  eût  pris  pour  l'étincelle  de  quelque  joyau  rapidement  agité 
dans  le  voisinage  du  tas  d'or. 

Je  ne  saurais  du  reste  rendre  un  compte  exact  des  impressions 


522  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

confuses  qui  m'assaillirent  en  ce  moment,  car  aussitôt  après  il  se  fit 
un  grand  tumulte.  Les  croupiers  se  levèrent  à  la  hâte,  les  joueurs 
mécontens,  qui  déjà  s'éloignaient  de  la  table,  s'arrêtèrent  court,  et 
tous  dirigèrent  vers  le  Silésien  des  regards  où  se  peignait  l'effroi  le 
plus  vif.  Son  visage  couvert  d'une  pâleur  livide  n'était  plus  recon- 
naissable,  ses  yeux  grands  ouverts  semblaient  prêts  à  sortir  de 
leurs  orbites ,  ses  lèvres  bleuâtres  avaient  un  aspect  hideux.  Je  vis 
son  corps,  dans  un  état  de  rigidité  cadavérique,  vaciller  pesamment 
et  quitter,  par  un  mouvement  de  projection  en  avant,  le  fauteuil  sur 
lequel  il  était  assis.  La  seconde  d'après,  il  gisait  à  nos  pieds  privé 
de  tout  sentiment. 

On  porta  le  comte  dans  une  chambre  voisine  où  je  le  suivis  aus- 
sitôt. Dès  que  j'eus  décliné  ma  qualité  de  médecin,  chacun  s'em- 
pressa de  me  faire  place.  L'apoplexie  me  semblait  à  craindre,  et  je 
jugeai  qu'une  saignée  devait  être  pratiquée  à  l'instant  même.  Heu- 
reusement ma  lancette  ne  me  quittait  jamais;  l'opération  put  donc 
avoir  lieu  sans  retard.  Lorsqu'elle  fut  achevée,  on  nous  laissa  seuls, 
mon  client  et  moi.  Sa  physionomie  était  redevenue  calme;  son  vi- 
sage, quoique  pâle  encore,  avait  repris  sa  teinte  naturelle  et  cette 
noble  expression  qui  chez  lui  semblait  être  un  don  de  nature  plutôt 
que  le  résultat  d'un  effort  quelconque.  A  mesure  que  je  le  contem- 
plais ainsi  plongé  dans  un  sommeil  aussi  paisible  que  celui  de  l'en- 
fance, je  sentais  prévaloir  en  moi  de  plus  en  plus  un  sentiment  de 
respectueuse  commisération.  Un  profond  soupir,  un  faible  mouve- 
ment, m'indiquèrent  bientôt  que  le  malade  reprenait  ses  sens.  Je 
m'écartai  doucement;  le  silence  dont  nous  étions  enveloppés  me 
semblait  auguste  à  certains  égards,  et  je  n'osais  pas  y  porter  at- 
teinte. 

Après  une  courte  pause ,  soulevant  le  bras  que  mes  ligatures  ne 
retenaient  point  captif,  le  comte  me  fit  signe  d'approcher.  J'obéis  à 
l'instant  même.  Il  prit  ma  main  dans  la  sienne  et  me  regarda  lon- 
guement avec  une  sorte  de  mélancolie.  Quel  qu'en  pût  être  l'objet, 
cet  examen  lui  donna  sans  doute  des  résultats  satisfaisans,  car  uu 
faible  sourire  éclaira  ses  traits,  et  sans  aucune  affectation  d'embar- 
ras, sans  cordialité  trop  accentuée,  il  m'adressa  la  parole  en  ces 
termes  :  —  Ce  n'est  pas,  je  crois,  la  première  fois  que  nous  nous 
voyons  ;  certains  pressentimens  m'avertissent  que  cette  rencontre 
ne  sera  pas  la  dernière.  Je  ne  vous  remercie  pas  :  l'observance 
d'une  vaine  étiquette  me  paraît  déjà  trop  peu  de  vous  à  moi,  et  il 
me  semble,  d'un  autre  côté,  que  j'irais  trop  loin,  si  dès  à  présent  je 
vous  accordais  davantage.  Je  me  bornerai  donc  à  vous  prier  de  ve- 
nir compléter  chez  moi  le  traitement  dont  je  puis  encore  avoir  be- 
soin et  que  vous  avez  si  bien  commencé.  Je  suis,  ne  le  croyez-vou.n 
pas,  en  état  de  me  mettre  en  route  ?... 


L  ANNEAU    D  AMASIS.  523 

En  serrement  de  main  fut  échangé  entre  nous,  et  je  le  quittai  sans 
ajouter  un  mot  pour  faire  avancer  une  voiture  de  remise.  Au  mo- 
ment où  je  remontais  pour  l'avertir  qu'elle  était  prête,  le  banquier 
m'arrêta  sur  le  seuil  même  de  la  chambre  où  était  le  comte  :  —  Par- 
don, docteur,...  veuillez  m'excuser;...  mais  l'argent?...  Que  ferons- 
nous  de  l'argent? 

A  travers  la  porte,  légèrement  entre-bâillée,  le  comte  avait  sans 
doute  entendu  la  question,  car  il  parut  aussitôt,  et  après  s'être  ex- 
cusé poliment  sur  le  trouble  qu'il  avait  pu  causer  dans  la  maison  : 
—  Vous  voudrez  bien,  dit-il,  conserver  en  vos  mains  le  montant  de 
mes  bénéfices...  Monsieur  que  voici,  ajouta-il  en  me  montrant, 
viendra  demain  en  prélever  la  moitié  pour  en  disposer  selon  mes 
ordres;  quant  au  surplus,  je  vous  prierai  de  vouloir  bien  le  distri- 
buer au  personnel  de  votre  établissement  comme  compensation  de 
l'embarras  et  des  craintes  que  j'ai  pu  donner. 

Je  montai  naturellement  en  voiture  avec  le  comte,  que  j'accompa- 
gnai jusqu'à  son  hôtel,  situé  dans  le  faubourg  Saint-Germain. 
C'était  une  magnifique  maison  meublée  dont  il  occupait  tout  le 
premier  étage,  et  au  seuil  de  laquelle  vint  le  recevoir  le  même  valet 
de  chambre  à  cheveux  gris  que  je  me  rappelais  avoir  vu  sur  le  pont 
du  bateau  à  vapeur.  C'est  entre  ses  mains  que  je  laissai  le  comte 
avec  toutes  les  recommandations  nécessaires  et  la  promesse  for- 
melle de  revenir  le  voir  dès  le  lendemain  matin.  Quant  à  la  com- 
tesse, il  n'en  fut  pas  question  ce  soir-là,  et  une  sorte  de  pressenti- 
ment intérieur  m'avertit  que  je  ne  reverrais  plusses  nobles  traits, 
sa  physionomie  implacable.  La  Loreley  avait  disparu  de  ma  vie. 

Le  comte,  à  notre  seconde  entrevue,  m'accueillit  avec  une  ex- 
quise bienveillance.  Le  prompt  rétablissement  qu'il  s'obstinait  à  me 
devoir  convenait  tout  à  fait,  me  dit-il,  aux  nécessités  de  sa  situa- 
tion présente,  qui  exigeait  son  départ  immédiat  pour  la  Silésie;  il 
se  sentait  assez  bien  pour  ne  pas  redouter  la  fatigue  du  voyage ,  et 
se  mettrait  en  route  dès  le  soir  même...  Mais  auparavant  il  avait 
une  requête  à  me  présenter...  Ces  derniers  mots  me  firent  dresser 
l'oreille,  car  ils  pouvaient  être  le  point  de  départ  de  cette  intimité 
croissante  qui  peut-être  à  la  longue  me  livrerait  un  jour  le  secret 
dont  la  possession  était  devenue  peu  à  peu,  presque  à  mon  insu,  l'un 
des  principaux  buts  de  mon  existence.  Je  fus  toutefois  déçu  dans 
mon  attente.  —  Vous  savez,  me  dit  le  comte,  que  j'ai  disposé  de 
vous  hier  au  soir  sans  vous  en  demander  la  permission,  et  que  vous 
devez  vous  présenter  aujourd'hui  même  chez  le  banquier  de  la 
rue  ***  pour  y  recevoir  une  somme  dont  je  ne  connais  pas  le  chiffre 
exact;  elle  ne  doit  pas  laisser  d'être  assez  importante.  Cet  argent 
dont  l'origine  me  fait  honte,  il  me  serait  pénible  d'y  toucher.  Je  ne 
suis  pas  un  joueur,  monsieur,  faites-moi  l'honneur  de  le  croire.  La. 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

curiosité  seule  m'avait  attiré ,  comme  vous  peut-être,  dans  cette 
maison  où  nous  nous  sommes  retrouvés.  Il  m'a  paru  convenable  d'y 
payer  mon  admission  au  moyen  d'une  mise  insignifiante,  et  je  ne 
l'avais  laissée  sur  la  table  avec  tant  de  persistance  que  pour  en 
venir  à  mes  fins  premières.  Vous  savez  comment  les  choses  ont 
tourné... 

Ici  le  comte  s'interrompit.  Il  me  sembla  que  son  regard  évitait  le 
mien  et  que  ses  lèvres  frémissaient  légèrement  ;  mais  il  se  remit 
bien  vite,  et  abrégeant  ce  qu'il  avait  à  me  dire  :  —  Votre  nom, 
poursuivit-il,  ne  m'est  pas  étranger;  il  a  été  plus  d'une  fois  men- 
tionné devant  moi  par  des  amis  de  la  famille  de  votre  mère  avec 
lesquels  le  hasard  m'avait  mis  en  rapport.  Je  sais  à  quelle  noble 
tâche  vous  avez  consacré  votre  vie,  et  je  me  suis  parfois  senti  jaloux 
du  dévouement  qui  est  devenu  votre  premier  mobile.  Permettez- 
moi  donc  de  m'y  associer,  et  veuillez  accepter  la  somme  en  ques- 
tion, qui  peut  devenir,  employée  par  vous,  l'utile  auxiliaire  des 
soins  que  vous  prodiguez  à  tant  de  misères  cachées.  Quand  vous  en 
aurez  disposé ,  souvenez-vous  encore  que  vous  avez  un  banquier  en 
Allemagne.  Deux  lignes  de  vous  adressées  au  château  de  L. . .,  près  de 
Breslau,  et  auxquelles  vous  prendrez  soin  de  joindre  le  nom  de  la 
personne  que  vous  regarderez  comme  digne  de  quelques  secours,  y 
trouveront  toujours  un  accueil  favorable...  Et  maintenant  adieu!... 
Nous  nous  retrouverons  un  jour,  j'en  suis  convaincu,  bien  que  je  ne 
sache  encore  ni  comment  ni  à  quelle  époque  le  sort  nous  réunira. 

Ce  fut  ainsi  que  nous  prîmes  congé  l'un  de  l'autre,  et  que  l'é- 
nigme à  la  solution  de  laquelle  j'avais  cru  toucher  se  déroba  une 
fois  encore  à  mon  impatiente  curiosité.  Pour  le  coup  en  revanche, 
je  sentais  qu'un  lien  venait  de  se  former  entre  cet  homme  et  moi, 
un  lien  que  le  temps  et  la  distance  pourraient  atténuer,  mais  qu'ils 
ne  parviendraient  pas  à  détruire. 

III. 

En  quittant  Paris  quelques  semaines  plus  tard,  j'allai  m'établir  à 
Berlin,  où  je  comptais  passer  un  certain  temps  au  sein  de  cette 
atmosphère  intellectuelle,  plus  subtile,  dirait-on,  dans  la  capitale 
de  la  Prusse  que  dans  tout  le  reste  de  l'Allemagne.  Ce  fut  là  que  je 
publiai  presque  immédiatement  après  mon  arrivée,  et  pour  me  pro- 
duire dans  le  monde  littéraire  allemand,  une  brochure  dont  l'édi- 
teur n'eut  guère  à  se  louer.  C'était  un  Traité  des  apparitions,  des- 
tiné à  éclaircir  certains  points  de  la  phénoménologie  du  cerveau. 
Bien  qu'assez  froidement  accueillie  du  public,  cette  œuvre,  incom- 
plète à  trop  d'égards,  me  valut  une  des  chaires  de  médecine  à 
J' université  de  Breslau,  et,  grâce  au  crédit  que  trouve  partout  la 


L  ANNEAU   D  AJIASIS.  525 

robe  du  professeur,  je  parvins  à  me  créer  dans  cette  ville  des  rela- 
tions qui  me  promettaient  une  carrière  facile,  sinon  brillante.  J'avais 
presque  entièrement  perdu  de  vue  mon  début  dans  la  publicité  et 
les  déboires  d'amour-propre  qu'il  m'avait  valus,  lorsqu'un  incident 
tout  particulier  vint  me  le  remettre  en  mémoire. 

Certain  soir  où  j'étais  rentré  plus  tard  que  de  coutume  et  où  je 
travaillais  après  minuit  dans  mon  cabinet,  une  visite  me  fut  annon- 
cée. La  lueur  incertaine  de  ma  lampe  ne  me  laissa  tout  d'abord  en- 
trevoir qu'un  homme  de  haute  taille  dont  les  épaules  voûtées  et 
l'attitude  souffrante  m'inspirèrent  une  sorte  de  compassion;  aux  pre- 
miers mots  qui  sortirent  de  ses  lèvres,  je  reconnus  sa  voix.  Ce  grand 
vieillard  était  le  comte  Edmond  R...  En  le  revoyant  après  tant  d'an- 
nées (car  ceci  se  passait  en  1842),  je  fus  affecté  comme  on  l'est  à 
l'aspect  d'une  belle  statue  brisée.  Ses  cheveux  étaient  encore  abon- 
dans,  mais  blancs  comme  la  neige;  son  visage  était  labouré  de  i-ides 
profondes;  une  sorte  de  découragement  et  de  désespoir  s'accusait 
dans  le  contour  atténué  de  ses  lèvres  flétries.  Il  avait  encore  cette 
pose  de  tète  altière,  cette  majesté  d'attitude  qui  le  caractérisaient 
jadis;  mais  c'était  la  majesté  de  la  résignation,  la  dignité  qui  survit 
à  la  défaite.  L'ensemble  de  ses  traits  et  de  sa  tournure  n'exprimait 
en  somme  que  ceci  :  une  fatigue  indicible. 

Les  premières  paroles  échangées  entre  nous  se  ressentirent  de 
notre  mutuel  embarras;  mais  le  comte,  bientôt  rendu  à  son  sang- 
froid  ordinaire  :  —  Je  ne  suis  pas  venu,  dit-il,  je  ne  suis  pas  venu 
cette  fois  pour  vous  échapper  comme  jadis.  Lors  de  notre  première 
rencontre,  la  curiosité  obstinée  de  votre  regard  m'avait  déplu,  j'en 
conviens,  et  presque  irrité.  Si  accoutumé  que  je  fusse  à  ne  pas  per- 
mettre que  de  pareilles  impressions  vinssent  troubler  mon  égalité 
d'âme  ordinaire,  je  m'étonnai  en  cette  circonstance  de  me  voir  im- 
poser malgré  moi  un  souvenir  pénible,  —  celui  de  la  sensation  toute 
particulière,  quoique  indéfinie,  que  j'avais  éprouvée  en  me  voyant 
devenu  l'objet  de  votre  attentif  examen.  Plusieurs  années  après,  un 
nouveau  hasard  vous  rendit  pour  la  seconde  fois  le  témoin  d'une 
de  ces  crises  rares  où  l'émotion  me  domine  complètement,  et  alors 
il  me  fut  impossible  de  ne  pas  voir  dans  cet  arrangement  providen- 
tiel autre  chose  qu'un  jeu  du  hasard  et  un  accident  simplement  for- 
tuit. Depuis  lors,  une  impulsion  intérieure  m'a  plusieurs  fois  porté 
vers  vous,  et  je  ne  sais  encore  si  je  dois  y  reconnaître  la  voix  même 
de  ma  destinée  ou  le  vulgaire  désir  de  vous  détromper  sur  mon 
compte.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  longtemps  résisté,  craignant  de  dé- 
truire par  cette  démarche  compromettante  une  dernière  es]:)érance, 
la  seule  qui  me  reste,  et  à  laquelle  me  rattache  la  routine  de  mes 
pensées  plutôt  qu'un  calcul  de  ma  raison.  Ma  présence  ici  ce  soir 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VOUS  prouve  que  toutes  mes  résistances  ont  été  vaincues.  J'ai  dû  cé- 
der à  un  ascendant  supérieur,  et  me  voici... 

Je  ne  saurais  décrire  l'espèce  de  tremblement  intérieur  dont  je 
me  sentis  saisi  en  écoutant  ces  paroles,  prononcées  avec  l'accent  de 
la  simplicité  la  plus  vraie.  Un  aveu  pareil,  fait  par  un  homme  que 
je  savais  à  la  fois  doué  d'un  orgueil  très  susceptible  et  fort  habile  à 
déguiser,  à  réprimer  les  plus  vives  émotions,  modifia  brusquement 
le  cours  de  mes  pensées.  Les  confidences  qu'il  m'annonçait,  et  dont 
j'avais  eu  soif  si  longtemps,  m'inspiraient  maintenant  une  véritable 
répugnance.   Je   me  refusais  intérieurement   à   la  responsabilité 
qu'elles  allaient  faire  peser  sur  moi,  et  mon  silence  gêné,  mon  air 
contraint,  le  firent  sans  doute  comprendre  au  comte,  qui  reprit 
après  une  pause  momentanée  :  —  Je  ne  crois  pas  me  tromper;  trop 
de  circonstances  diverses  ont  pesé  sur  ma  résolution  pour  qu'elles 
ne  soient  pas  l'œuvre  du  destin.  Pendant  ces  dernières  années,  votre 
nom  a  été  sans  cesse  ramené  sous  mes  yeux,  sans  cesse  il  retentis- 
sait à  mes  oreilles.  Dernièrement  encore,  enveloppant  je  ne  sais 
quelles  nouveautés  futiles  que  mon  libraire  m'avait  fait  passer,  un 
lambeau  de  papier  imprimé  arrêta  tout  à  coup  mes  regards;  j'y  lus 
ces  mots,  qui  m'apparurent  comme  un  oracle  écrit  sur  la  muraille 
en  caractères  flamboyans,  et  qui  depuis  lors  n'ont  cessé  de  me  han- 
ter :  «  La  vision  existe  pour  le  voyant,  mais  pour  lui  seul.  Elle  pré- 
suppose son  action.  Isolée,  toute  une  série  de  pensées  criminelles, 
sans  résultante  dans  l'ordre  des  faits,  ne  saurait  produire  des  appa- 
ritions permanentes  ou  périodiques.  Du  moins  n'ai-je  rien  connu  de 
pareil.  »  Peut-être  avez-vous  sondé  assez  avant  les  secrets  de  ma 
vie  pour  deviner  l'impression  que  ce  passage  produisit  sur  moi.  Je 
me  hâtai  de  demander  l'ouvrage  auquel  appartenait  le  fragment  que 
j'avais  sous  les  yeux.  A  peine  me  fut-il  arrivé  que  j'en  interrogeai 
avidement  le  titre.  Le  nom  de  l'auteur  s'y  trouvait,  et  ce  nom  était 
le  vôtre...  Maintenant,  recommença-t-il  après  s'être  interrompu 
tout  à  coup  et  voyant  que  je  continuais  à  me  taire,  nous  aborderons, 
s'il  vous  plaît,  le  sujet  de  ma  visite.  Ce  cas  particulier  dont  votre 
expérience  médicale  ne  vous  fournit  aucun  exemple,  c'est  moi,... 
moi,  vous  dis-je,...  qui  vais  vous  l'oflrir... 

Tout  en  parlant  ainsi,  le  comte  avait  porté  la  main  à  son  front 
comme  s'il  redoutait  que  ce  front  n'éclatât  sous  l'effort  d'une  pé- 
nible révélation.  —  Je  n'ai  plus  longtemps  à  vivre,  poursuivit-il,  et 
je  dois  me  mettre  en  règle  vis-à-vis  de  tous.  S'il  est  vrai  que  la 
connaissance  du  mal  importe  à  ceux  qui  veulent  faire  le  bien,  vous 
avez  droit  à  cette  confession  suprême.  Épargnez-moi  seulement  ce 
qu'elle  aurait  de  trop  pénible,  et  ne  me  demandez  pas  d'être  votre 
guide  sur  cet  épineux  sentier  où  les  traces  sanglantes  d'un  voya- 


L  ANNEAU    d'aMASIS.  527 

geiir  fatigué  suffiront  à  vous  montrer  la  voie...  Prenez  ces  papiers, 
vous  les  lirez  à  loisir... 

Se  levant  à  ces  mots,  il  plaça  devant  moi  un  pli  cacheté  sur  l'en- 
veloppe duquel  était  son  adresse ,  puis,  après  un  profond  salut,  se 
dirigea  rapidement  vers  la  porte.  —  Une  question,  une  seule,  m'é- 
criai-je.  La  comtesse,  qu'est-elle  devenue? 

La  haute  stature  du  comte  sembla  grandir  encore  au  moment  où 
il  se  retournait  pour  me  faire  face  dans  une  attitude  imposante  et 
presque  redoutable.  Désignant  de  la  main  un  point  de  l'espace  vide 
et  avec  une  singulière  expression  de  physionomie  :  —  La  comtesse 
est  là,  me  dit-il,  là,  debout,  à  la  droite  de  son  mari!... 

Resté  seul ,  j'ouvris  l'espèce  de  dossier  que  le  comte  m'avait 
laissé.  J'éprouvais  alors  un  peu  de  cette  émotion  qu'a  dû  connaître 
tout  juge  chargé  de  statuer  sur  une  question  de  vie  ou  de  mort. 
N'étais-je  pas,  à  moi  seul,  le  jury  convoqué  par  le  comte  Edmond 
R...,  pour  prononcer  sur  toute  sa  vie  un  verdict  définitif?  Des  let- 
tres ,  des  fragmens  de  journal,  tels  étaient  les  documens  qu'il  m'a- 
vait remis,  et  où  je  cherchai  curieusement  la  réponse  aux  doutes 
qui  m'obsédaient  depuis  si  longtemps.  Le  résumé  que  j'en  fis  alors 
et  que  je  complétai  ensuite  par  quelques  citations  donne,  telle  que 
j'ai  cru  la  trouver,  l'explication  de  cette  destinée  mystérieuse. 

IV. 

En  glissant  sur  les  eaux  rapides  de  la  Weidnitz,  on  n'aperçoit  qu'un 
instant,  derrière  d'épais  massifs,  l'antique  château  de  L...  C'est 
là  qu'après  un  mariage  d'amour  devenu,  par  exception,  un  heu- 
reux mariage,  le  comte  Arthur  R...  était  venu  se  fixer  définitivement. 
Edmond,  le  premier  né  de  ses  trois  enfans,  fut  longtemps  investi 
des  privilèges  d'un  fils  unique,  car  il  avait  quatorze  ans  à  Fépoquq 
où  son  frère  Félix  vint  au  monde.  A  Félix,  deux  ans  plus  tard,  suc- 
cédait une  sœur  du  nom  de  Marie,  douée  d'une  santé  fort  délicate, 
et  qui  mourut  à  l'âge  de  trois  ans.  Plus,  le  bonheur  de  la  comtesse 
avait  été  complet  jusque-là,  plus  lui  fut  sensible  ce  premier  coup 
du  destin,  la  perte  de  sa  fille  unique;  mais  le  ciel  lui  réservait  une 
compensation.  La  plus  ancienne  et  la  meilleure  amie  de  la  comtesse, 
la  compagne  de  son  enfance,  avait  été  mariée  très  jeune,  en  Bo- 
hême, au  prince  G...,  si  connu  à  Vienne  par  ses  folles  prodigalités 
et  par  les  désordres  de  sa  vie.  Elle  était  morte  dans  la  première  an- 
née de  son  mariage,  donnant  le  jour  à  une  fille,  et  sa  prière  su- 
prême, adressée  à  l'époux  qui  allait  la  perdre,  le  conjurait  de  con- 
fier l'éducation  de  leur  enfant  à  l'amitié  dévouée  de  la  comtesse 
Arthur. 

Ce  ne  fut  pas  sans  regret  que  le  prince  G...  put  se  résoudre  à 


528  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tenir  la  promesse  obtenue  par  la  mourante.  La  petite  Juliette  ce- 
pendant fut  conduite  au  château  de  L...,  et  prit  dans  la  famille  du 
comte  la  place  que  la  mort  de  Marie  avait  laissée  vide.  Quant  à  son 
père,  il  eut  bientôt  oublié  dans  le  tourbillon  de  sa  vie  de  plaisirs 
la  double  perte  qu'il  venait  de  faire.  Son  immense  fortune  fut  dis- 
sipée en  peu  d'années,  et,  se  trouvant  alors  presque  insolvable  en 
face  de  créanciers  pressans,  il  conclut  avec  eux  des  arrangemens 
par  suite  desquels  il  fut  réduit  à  prendre  du  service  actif  dans 
l'armée  impériale.  Ce  fut  ainsi  qu'il  joua  son  rôle  à  la  bataille  d'As- 
pern,  où  une  balle  vint  l'étendre  mort  à  la  tête  de  son  régiment. 

Tuteur  désigné  de  l'orpheline,  le  comte  Arthur  parvint  à  sauver 
quelques  débris  de  la  fortune  dont  elle  était  frustrée,  et  Juliette 
grandit  dans  le  château  de  L...,  entre  les  deux  fils  du  comte,  ad- 
mise dans  la  famille  au  même  titre  qu'eux,  les  regardant  comme 
ses  frères,  et  portant  à  ses  parens  adoptifs  une  affection  toute  filiale 
sur  laquelle  aucun  souvenir  étranger  n'avait  jamais  fait  planer  le 
moindre  nuage.  Aimée  de  chacun  parce  qu'elle  était  essentiellement 
aimante,  tout  contribuait  à  développer  en  elle  ce  qui  était  le  trait 
caractéristique  de  sa  belle  nature,  cette  croyance  en  autrui,  cette 
confiance  généreuse,  apanage  de  toute  âme  sincère. 

L'éducation  d'Edmond  s'était  faite  sous  les  yeux  de  son  père  et 
l'avait  mis  à  part  de  tout  contact  avec  les  enfans  de  son  âge;  il  lui 
devait  des  habitudes  d'esprit  prématurément  sérieuses,  qui,  jointes 
à  sa  supériorité  d'âge,  lui  donnaient  vis-à-vis  de  son  frère  et  de  sa 
sœur  adoptive,  dont  il  protégeait  les  jeux  sans  s'y  mêler,  une  sorte 
d'autorité  paternelle.  Félix  et  Juliette  regardaient  avec  une  espèce 
de  vénération  ce  jeune  savant  ambitieux,  strictement  docile  à  toutes 
les  inspirations  du  devoir,  et  qui  n'avait  pas  voulu  laisser  tomber 
dans  des  mains  étrangères  l'éducation  de  ces  deux  petits  êtres,  ses 
élèves  dès  le  berceau.  Son  ascendant  sur  eux  était  immense.  Félix 
se  sentait  fier  d'avoir  un  pareil  frère,  et  Juliette  regardait  Edmond 
avec  cette  ardeur  romanesque  à  laquelle  s'abandonnent  si  volontiers 
les  jeunes  filles  naturellement  enthousiastes.  Les  années  s'écoulaient 
cependant,  années  de  paisibles  études  et  d'innocentes  joies  sur  les- 
quelles nous  ne  nous  arrêterons  pas.  Le  jour  vint  où  Félix,  qui  se 
destinait  à  la  carrière  militaire,  dut  entrer  dans  une  des  écoles  où 
l'on  s'y  prépare.  Edmond  profita  de  la  liberté  qui  lui  était  ainsi 
rendue  pour  commencer  une  série  de  voyages  dont  celui  d'Angle- 
terre fut  en  quelque  sorte  la  préface.  C'était  le  moment  où  les  mer- 
veilles du  monde  oriental  commençaient  à  exciter  la  curiosité  des 
savaus  d'Europe.  Admis  à  visiter  les  riches  collections  du  British 
Muséum,  Edmond  ne  se  trouva  pas  impunément  face  à  face  avec  les 
mystiques  souvenirs  de  l'ère  égyptienne.  11  entrevit  au  bord  du  Nil 
le  berceau  probable  de  toutes  les  connaissances  humaines,  et  conçut 


l'anneau  d'amasis.  5'29 

un  ardent  désir  d'aller  scruter  de  près  les  vestiges  tle  ce  monde  à 
jamais  évanoui,  A  Paris,  où  il  se  rendit  après  avoir  quitté  Londres 
et  où  Champollion  lui-même  lui  expliqua  les  divers  monumens  que 
le  général  Bonaparte  avait  rapportés  de  la  terre  des  Pharaons,  il 
sentit  son  désir  s'accroître  encore,  et  quelques  semaines  après  il 
remontait  le  Nil  à  bord  d'une  cange  équipée  k  ses  frais,  en  compa- 
gnie d'un  drogman  que  le  consul  d'Angleterre  lui  avait  recommandé, 
avec  son  Hérodote,  son  Strahon,  et  un  firman  tout  spécial  obtenu  à 
Constantinople.  Du  journal  de  ses  explorations  scientifiques,  tenu 
sans  doute  avec  l'exactitude  la  plus  scrupuleuse,  quelques  pages 
seules  avaient  été  détachées  pour  moi  par  le  comte  R...,  et  l'analyse 
en  doit  trouver  place  ici. 

Le  voyageur  est  à  Thèbes,  sur  cette  immense  terrasse  de  brique 
où  se  dresse,  faisant  face  au  Nil,  le  temple  d'Ammon  Chnouphis, 
colossale  construction  à  laquelle  on  arrive  par  une  avenue  bordée 
de  six  cents  sphinx  énormes ,  et  dont  chaque  salle ,  supportée  par 
cent  trente-quatre  colonnes,  renfermerait  aisément  une  cathédrale 
du  moyen  âge.  En  vertu  du  firman  qui  autorisait  ses  fouilles,  le  comte 
Edmond  avait  réparti  plusieurs  escouades  d'ouvriers  sur  divers  points 
des  catacombes  voisines  du  temple.  Lui-même,  pour  travailler  plus 
à  son  aise,  s'était  retiré  sur  la  terrasse,  et  du  byssus  qui  la  proté- 
geait contre  l'outrage  des  siècles  il  venait  de  dégager  la  momie  d'un 
jeune  homme,  de  quelque  rejeton  royal,  selon  toute  apparence. 
La  conservation  de  cette  relique  était  aussi  parfaite  qu'on  la  pût 
souhaiter,  et  ce  fut  quelque  chose  d'étrange  à  voir  que  le  tête-à- 
tête  silencieux  de  ces  deux  jeunes  gens,  l'un  mort  depuis  t^ois  mille 
ans  peut-être,  l'autre  dans  tout  l'éclat  de  la  vie,  qui  semblaient 
s'interroger  du  regard,  surpris  de  se  trouver  en  présence.  De  même 
que  dans  la  fleur  flétrie  un  botaniste  exercé  retrouve  l'élégance  de 
type  et  la  richesse  de  coloris  qui  la  caractérisèrent  autrefois,  de 
même,  par  l'effet  d'un  instinct  particulier  que  des  études  assidues 
commençaient  à  développer  en  lui,  Edmond  en  était  venu  à  pou- 
voir reconstituer  dans  son  imagination,  devant  une  momie  dessé- 
chée, l'être  vivant  qu'elle  fut  jadis.  Ce  fils  de  roi  qu'il  venait  d'ar- 
racher aux  ténèbres  d'une  crypte  égyptienne  lui  apparaissait  dans 
toute  la  mélancolique  beauté  de  la  jeunesse  moissonnée  avant  terme. 

Suivant  un  usage  universellement  adopté,  un  papyrus  était  joint 
à  la  momie,  et  ce  papyrus,  Edmond  travaillait  à  le  déchiffrer.  Il  lui 
était  souvent  arrivé,  par  intuition  plutôt  que  par  un  travail  assidu, 
d'interpréter  avec  succès  les  images  hiéroglyphiques  où  se  trou- 
vait, symbolisée  sous  des  formes  qui  varient  peu,  l'histoire  de  la 
migration  de  l'âme  après  la  mort  à  partir  du  moment  où  elle 
'quitte  la  dépouille  charnelle  jusqu'à  celui  où  elle  se  présente,  es- 

TOME  XLVIII.  31 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cortée  de  deux  génies,  devant  la  mystique  balance  du  suprême  ju- 
gement. L'un  des  plateaux,  on  le  sait,  supporte  le  vase  d'iniquités 
qu'on  suppose  rempli  de  tous  les  péchés  imputés  à  l'âme,  et  sur 
l'autre  est  placée  une  plume  qui,  par  une  subtile  ironie,  représente 
les  bonnes  actions  dont  l'âme  coupable  pourra  se  prévaloir  en  face 
de  l'œil  qui  voit  tout.  Assis  entre  deux  sphinx,  s3niibo]es  de  sagesse, 
Hélios  et  Amasis  président  au  jugement;  Thoth,  qu'on  reconnaît  ai- 
sément à  sa  tête  d'ibis,  est  en  quelque  sorte  le  greffier  du  redoutable 
tribunal;  Harpocrate,  le  dieu  du  silence,  un  doigt  sur  les  lèvres, 
étayé  de  la  baguette  divinatoire,  est  assis  en  face  de  Thoth.  Enfin 
du  haut  de  son  trône  le  maître  universel,  le  divin  Osiris,  siégeant 
devant  les  portes  du  monde  inférieur,  s'apprête  à  prononcer  la  sen- 
tence suprême. 

Telle  est  en  général  la  forme  extérieure  de  ces  passeports  déli- 
vrés à  l'âme  pour  son  voyage  éternel;  mais  sur  celui  qu'examinait 
Edmond  une  longue  série  d'images,  précédant  le  tableau  que  nous 
venons  de  décrire,  semblait  raconter  certains  incidens  remarquables 
de  la  vie  que  le  défunt  avait  menée  ici-bas.  —  La  première  repré- 
sentait un  homme  dans  la  maturité  de  l'âge,  revêtu  des  insignes 
de  la  royauté,  debout  entre  deux  jeunes  gens.  Sa  main  droite  levée 
tenait  un  anneau,  et  d'un  geste  impérieux  désignait  un  trône  gros- 
sièrement esquissé  dans  le  même  compartiment  du  tableau.  Les 
noms  des  trois  personnages  étaient  inscrits  au-dessus  de  leurs  têtes 
en  caractères  hiéroglyphiques  qu'Edmond  n'eut  aucune  peine  à  dé- 
chiffrer. Ce  roi  qu'il  avait  sous  les  yeux  était  le  dernier  souverain 
de  la  dix-neuvième  dynastie,  le  Thôuoris  dont  pvnrle  Manéthon,  et 
qui  est  aussi  mentionné  quelquefois  sous  le  nom  de  Rhamsès  IX. 
Les  deux  figures  placées  à  droite  et  à  gauche  devaient  être  sans 
doute  Sethos  et  Amasis,  les  deux  fils  de  Thôuoris,  à  qui  le  prince 
ne  transmit  pas  la  couronne.  —  Sous  ce  premier  compartiment  une 
seconde  série  d'images  montrait  Amasis,  le  plus  jeune  des  deux 
princes ,  inscrivant  sur  un  papyrus  certains  caractères  en  écriture 
cursive,  tandis  que  de  la  main  gauche  il  tenait  à  la  hauteur  de  ses 
yeux  le  même  anneau  qu'on  avait  vu  aux  mains  du  roi  dans  l'image 
précédente.  Amasis,  bien  évidemment,  reproduisait  ou  interprétait 
les  caractères  gravés  sur  l'amulette  de  l'anneau.  Sethos,  le  frère 
aîné,  tournant  le  dos  au  trône,  était  représenté  s'éloignant.  —  Le 
troisième  dessin,  occupant  comme  les  autres  un  compartiment  sé- 
paré, représentait  les  deux  frères,  chacun  dans  une  barque  et  vo- 
guant sur  un  cours  d'eau,  probablement  le  Nil.  —  Dans  le  quatrième 
et  dernier  tableau,  on  ne  voyait  plus  que  Sethos,  debout,  les  bras 
croisés,  à  la  proue  de  la  barque.  L'autre  nacelle  allait  sombrer.  ,. 
L'eau  du  fleuve  recouvrait  à  demi  la  quille  renversée.  Amasis  avait 


l'anneau  d'amasis.  531 

disparu.  On  apercevait  seulement  au-dessus  de  l'eau  une  main  qui 
s'agitait,  et  à  l'annulaire  de  cette  main  la  même  bague  qui  figu- 
rait d'une  manière  si  importante  dans  les  trois  tableaux  précédens. 

Venaient  ensuite  les  symboles  relatifs  à  la  migration  de  l'âme 
d'Amasis.  On  la  voyait  s'envoler  du  cœur  du  défunt  sous  la  forme 
d'un  oiseau  (1)  portant  à  son  bec  la  clé  sacrée  des  mythes  religieux. 
Anubis,  le  messager  des  dieux,  reconnaissable  à  sa  tête  de  chacal, 
venait  devant  le  tribunal  d'Osiris  déposer  dans  le  plateau  des  bonnes 
actions,  à  côté  de  la  plume  symbolique,  l'anneau  royal  auquel  fai- 
saient allusion  tous  les  tableaux  antérieurs.  Sous  ce  poids  inusité, 
le  plateau  du  bien  s'affaissait,  celui  du  mal  s'élevait  d'autant,  et 
l'âme  sortait  victorieuse  de  l'épreuve  décisive. 

Une  circonstance  particulière  ajoutait  à  l'intérêt  avec  lequel  notre 
jeune  égyptologue  s'efforçait  de  pénétrer  le  sens  du  mystérieux  pa- 
pyrus. A  l'index  de  la  main  droite,  la  momie  qu'il  avait  devant  lui 
portait  un  anneau  dans  lequel  était  incrustée  une  améthyste  d'une 
grandeur  et  d'une  beauté  remarquables,  et  on  retrouvait  sur  cette 
améthyste  des  caractères  exactement  semblables  à  ceux  dont  Thoth 
se  servait  sur  le  papyrus  pour  enregistrer  l'arrêt  des  dieux. 

L'attention  du  jeune  comte  était  si  fortement  engagée  dans  le  tra- 
vail auquel  il  se  livrait,  que  les  objets  extérieurs  semblaient  avoir 
perdu  toute  prise  sur  ses  sens.  Il  ne  s'aperçut  donc  pas  qu'un 
homme  survenu  à  petit  bruit  et  debout  à  côté  de  lui  le  contemplait 
d'un  air  triste,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  dans  un  silence  pro- 
fond. Il  ne  s'en  aperçut  du  moins  que  lorsque  le  soleil,  en  s' abais- 
sant à  l'horizon,  projeta  sur  le  papyrus  l'ombre  allongée  du  nou- 
veau-venu. Levant  alors  les  yeux,  il  vit  en  face  de  lui,  drapé  dans 
son  burnous  blanc  à  larges  plis,  un  de  ces  jeunes  cheiks  kabyles 
dont  les  audacieuses  razzias  inspirent  tant  de  craintes  aux  voya- 
geurs du  désert.  Dans  son  immobilité  sculpturale,  et  grâce  au  con- 
traste de  son  visage  fauve  sur  la  blancheur  du  tissu  qui  l'encadrait, 
on  eût  dit  une  statue  de  marbre  et  de  bronze.  Le  premier  mouve- 
ment du  comte  fut  de  porter  vivement  la  main  vers  la  carabine  à 
deux  coups  dont  il  ne  se  séparait  guère  pendant  ses  expéditions  en 
pays  perdu;  mais  il  ne  put  s'empêcher  de  rougir  en  voyant  la  phy- 
sionomie du  jeune  Arabe  exprimer  à  l'instant  même  un  tranquille 
dédain.  Au  fait,  si  ce  dernier  eût  nourri  des  projets  hostiles,  rien 
ne  l'eût  empêché  de  les  réaliser  par  surprise  avec  toute  chance  de 
succès.  Pour  toute  réponse  à  cette  méfiance  irréfléchie,  et  plutôt 
avec  l'accent  du  conseil  que  celui  du  reproche,  le  Kabyle,  s'expri- 
mant  en  langue  franque,  prononça  ces  simples  paroles  : 

(1)  Cet  oiseau  est  une  espèce  de  faucon,  le  haith  des  Égyptiens,  appelé  haz  dans  les 
autres  langues  de  l'Orient.  Il  est  assez  curieux  que  les  Allemands  de  nos  jours  aient 
encore  le  mot  de  baize  pour  désigner  la  cliasse  au  faucon. 


53*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Tu  ne  devrais  pas,  étranger,  porter  atteinte  au  repos  de  la 
tombe.  Les  vivans  ne  peuvent  rien  gagner  à  converser  avec  les 
morts. . . 

Secrètement  charmé  que  cette  interpellation  directe  le  dispensât 
d'expliquer  un  mouvement  dont  il  avait  honte,  Edmond  se  hâta  d'y 
répondre. 

—  Vous  auriez  peut-être  raison,  dit -il,  si  cette  tombe  gardait 
moins  bien  ses  secrets,  et  encore  ne  lui  réclamais-je  pas  ceux  du 
monde  où  les  morts  habitent,  je  lui  demandais  simplement  de  ren- 
dre à  notre  existence  terrestre  ce  qu'elle  paraît  lui  avoir  dérobé. 

—  (<omment  sais-tu,  reprit  l'Arabe,  si  la  révélation  des  secrets 
confiés  à  la  tombe  peut  en  quoi  que  ce  soit  profiter  aux  vivans?... 
Aussi  longtemps  qu'une  force  est  cachée,  aussi  longtemps  qu'elle 
dort,  comment  te  faire  une  idée  de  son  action,  bonne  ou  mauvaise? 

—  Après  un  sommeil  si  démesurément  prolongé,  murmura  Ed- 
mond qui  se  parlait  à  lui-même,  je  ne  connais  pas  de  force  dont 
l'action  puisse  subsister  encore. 

—  Vraiment!  reprit  l'Arabe  après  un  instant  de  silence.  Que  dis- 
tu  donc  d'un  grain  de  blé  ramassé  aujourd'hui  dans  un  de  ces  tom- 
beaux que  tu  fouilles,  semé  demain  dans  quelque  sillon,  et  qui  n'en 
germera  pas  moins,  contemporain  des  Pharaons,  sur  cette  terre  d'où 
le  dernier  d'entre  eux  a  disparu  depuis  des  milliers  d'années?  Gom- 
ment supposes-tu  que  l'effort  des  siècles,  impuissant  à  détruire  les 
facultés  fécondantes  d'un  grain  de  blé,  puisse  prévaloir  contre  l'in- 
visible germe  des  passions  humaines? 

Edmond  resta  frappé  d'une  argumentation  si  subtile,  appuyée  sur 
un  fait  dont  il  avait  par  lui-même  expérimenté  l'exactitude.  Son  in- 
terlocuteur au  surplus  ne  semblait  pas  attendre  de  lui  une  réponse 
catégorique;  il  s'était  rapproché  de  la  momie,  qu'il  examinait  avec 
un  regard  scrutateur  et  passionné.  Tout  à  coup,  étendant  son  bras 
basané,  il  saisit  la  main  du  mort  et  relira  l'anneau  que  le  doigt  des- 
séché gardait  encore,  puis,  fixant  son  œil  brillant  sur  la  pierre  vio- 
lette aux  reflets  lumineux  et  traduisant  les  caractères  qui  s'y  trou- 
vaient gravés  :  —  Oui,  murmura-t-il  à  part  lui,  dans  une  sorte  de 
dialogue  intérieur,  voilà  bien  les  paroles  fatidiques  de  Seb-Chro- 
nos,  celui  qui  détruit  et  qu'on  ne  détruit  pas!...  Le  inonde  m'ap- 
■partient^  et  vers  moi  convergent  toutes  choses.  A  moi  seul  je  crée^ 
à  moi  seul  je  détruis.  Je  veux  ce  que  je  veux.  Je  donne  et  j' enlève. 
Je  distribue ,  je  retire  aux  mortels  leur  félicité  passagère.  Sorti 
de  la  poussière  terrestre,  Vhojnme  ne  doit  pas  faire  obstacle  à  la 
main  du  sort.  Qu'il  ne  toucJie  jamais  de  son  doigt  de  fange  à  l'œuvre 
d'en  haut! 

—  Est-ce  donc  là  le  sens  exact  de  cette  amulette?  s'écria  tout  à 
coup  le  comte  Edmond. 


l'anneau  d'amasis.  533 

—  Ce  sont  les  jjarolcs  qu'elle  porte,  répliqua  le  Kabyle,  posant 
la  bague  dans  la  main  du  comte...  Puisses-tu  n'en  jamais  vérifier  le 
sens  par  toi-même!  Celui  qui  en  a  expérimenté  le  premier  la  ter- 
rible signification  est  maintenant  étendu  devant  toi.  Voici  la  pre- 
mière victime  de  l'oracle. 

Et  l'Arabe  désignait  du  doigt  la  momie  couchée  à  ses  pieds.  Pre- 
nant alors  le  papyrus  étalé  devant  Edmond  :  —  Tu  vois  ici,  conti- 
nua-t-il,  Thôuoris  et  ses  deux  enfans,  —  Sethos  l'aîné,  Amasis  le  plus 
jeune.  Méconnaissant  les  prérogatives  de  l'âge,  le  roi  désigne  comme 
successeur  celui  de  ses  fils  qui  interprétera  l'énigme  de  l'anneau. 
En  cherchant  ainsi  à  donner  le  sceptre  au  plus  sage,  il  manqua  lui- 
même  de  sagesse,  car  il  portait  atteinte  à  l'ordre  établi  par  la  na- 
ture. Quoi  qu'il  en  soit,  Amasis  se  trouve  doué  du  génie  le  plus 
pénétrant,  et  c'est  lui  qui  dégage,  pour  son  malheur,  le  sens  précis 
de  l'amulette.  «  L'homme  ne  doit  pas  faire  obstacle  à  la  main  du 
sort.  —  Qu'il  ne  touche  jamais  de  son  doigt  de  fange  à  l'œuvre  d'en 
haut.  »  De  ces  maximes  qui  lui  coûtent  un  trône,  Sethos  garde  un 
souvenir  profond.  Elles  ne  sont  pas  mieux  gravées  sur  la  pierre  de 
l'anneau  que  dans  l'âme  du  jeune  prince.  Amasis,  son  père  une  fois 
mort,  monte  sur  le  trône  qui  lui  est  assigné.  Sethos  courbe  la  tête 
et  s'incline  devant  les  décrets  rendus  par  l'oracle.  Ils  représentent 
à  ses  yeux  la  volonté  du  Dieu  tout-puissant;  mais  jamais  il  n'ou- 
bliera les  paroles  sacrées,  et  vienne  le  jour  où  son  frère,  sur  le 
point  de  disparaître  dans  les  flots  du  Nil,  lui  tendra  une  main  sup- 
pliante, Sethos  se  gardera  d'intervenir  entre  lui  et  le  destin.  Telle 
fut  la  fin  d' Amasis.  Sous  les  yeux  mêmes  de  son  frère  Sethos,  les 
eaux  le  prirent  vivant  et  ne  restituèrent  que  son  cadavre. 

—  Sethos  lui-même,  que  devint-il?  s'écria  Edmond,  que  cet 
étrange  récit,  éclairant  tout  à  coup  l'obscurité  d'un  drame  antique, 
avait  vivement  ému.  Un  sourire  amer  crispa  les  lèvres  du  chef  ka- 
byle. —  Ne  disais-tu  pas,  répondit-il,  —  et  ces  paroles  lentement 
prononcées  semblaient  empreintes  d'une  inexprimable  ironie,  —  ne 
disais-tu  pas  que  tu  ne  demandais  jamais  à  la  tombe  les  secrets  du 
monde  qui  n'est  pas  le  nôtre?... 

Edmond,  pris  à  court  par  ce  sarcasme  inattendu,  baissa  les  yeux 
sous  le  regard  du  Kabyle.  Ils  s'arrêtèrent  sur  l'améthyste  qu'il  te- 
nait à  la  main.  La  pierre  mystique  semblait  darder,  par  tous  les 
angles  de  ses  facettes  lumineuses,  des  feux  irrités,  des  éclairs  sa- 
crilèges. Le  soleil  s'était  caché  cependant,  sans  qu'il  s'en  aperçût, 
denière  le  noir  rideau  des  montagnes  libyennes;  le  large  disque  de 
la  pleine  lune  inondait  de  ses  clartés  d'argent  l'atmosphère  encore 
brûlante  et  l'immensité  des  plaines  arides.  Lorsque  le  comte  releva 
les  yeux,  le  mystérieux  habitant  du  désert  n'était  plus  à  ses  côtés. 
De  même  qu'il  s'était  approché,  de  même  il  s'éloignait  sans  que  sa 


534  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

îiiai'che  laissât  le  moindre  bruit.  Edmond  vit  cette  espèce  de  muet 
fantôme  s'éloigner  et  se  perdre  dans  rol)scurité  parmi  les  colonnes 
énormes  du  temple  d'Ammon  Glmoupliis. 

Appelés  aussitôt  et  lancés  à  la  poursuite  du  chef  arabe,  les  servi- 
teurs d'Edmond  ne  purent  lui  en  rapporter  aucune  nouvelle.  Vaine- 
ment dès  le  lendemain  explora-t-on  les  villages  environnans;  per- 
sonne n'avait  vu  arriver  ni  repartir  ce  personnage  aux  allures  fan- 
tastiques. Aucune  tribu  kabyle  ne  s'était  montrée  dans  le  voisinage, 
€e  qui  s'expliquait  du  reste  par  l'effroi  que  devait  inspirer  aux 
maraudeurs  une  escorte  aussi  nombreuse  et  aussi  bien  armée  que 
celle  du  comte  Edmond. 

■Plus  ce  dernier  y  songeait,  moins  son  entrevue  avec  le  chef  arabe 
lui  paraissait  devoir  être  classée  parmi  les  faits  certains  ou  même 
probables.  Pour  le  confirmer  dans  ses  souvenirs,  si  précis  qu'ils 
fussent,  le  témoignage  d'un  tiers  aurait  été  nécessaire,  et  encore,  à 
rencontre  de  ce  témoignage,  s'il  eût  existé,  la  nature  elle-même 
semblait  vouloir  produire  le  sien.  Tout  autour  du  temple  d'Ammon, 
et  notamment  aux  endroits  où  l'apparition  s'était  montrée,  un  sable 
abondant  et  fin  recouvre  le  sol.  Le  plus  léger  poids  laisse  son  em- 
preinte sur  cette  poussière  subtile,  et  nulle  trace  pourtant  n'accusait 
le  passage  du  chef  arabe.  De  là  mille  doutes,  mille  scrupules.  Ne 
se  pouvait-il  pas  que  l'imagination  du  jeune  comte,  surexcitée  par 
l'étude  assidue  des  symboles  peints  que  lui  offrait  le  papyrus,  eût 
évoqué  ce  fantôme,  arrivé  tout  exprès  pour  résoudre  l'énigme,  jus- 
que-là impénétrable?  Restait,  il  est  vrai,  l'interprétation  de  l'an- 
neau; mais  cette  interprétation  était-elle  exacte?  Ne  pouvait-elle 
être  sortie  de  son  cerveau  comme  l'apparition  elle-même?  Et  l'amé- 
thyste? Pour  s'expliquer  comment  elle  était  venue  dans  sa  main 
sans  qu'il  eût  conscience  de  l'avoir  enlevée  au  doigt  de  la  momie, 
il  fallait  trouver  une  hypothèse  satisfaisante.  N'arrive -t- il  donc 
jamais  que,  sous  l'empire  d'une  préoccupation  idéale,  le  sentiment 
du  réel  s'efface  en  nous?  Il  y  avait  là  néanmoins  un  véritable  mys- 
tère que  l'esprit  du  jeune  Allemand  se  fatiguait  à  sonder.  Rebuté  à 
la  fin  par  l'inutilité  de  ses  eflbrts,  il  laissa  ce  fait  inexplicable  dans 
les  régions  crépusculaires  du  doute  :  le  temps  atténuait  d'ailleurs 
la  vivacité  des  images  conservées  par  un  souvenir  de  plus  en  plus 
vague,  et  l'apparition  du  chef  kabyle,  chassée  à  la  longue  du  do- 
maine des  faits  extérieurs,  devint  peu  à  peu  une  simple  idée... 

Les  yeux  d'Edmond,  les  yeux  de  son  corps,  n'avaient  peut-être 
jamais  eu  devant  eux  le  visage  du  chef  arabe;  mais  ne  se  pouvait-il 
pas  également  que  devant  son  regard  intellectuel,  —  devant  les 
yeux  de  son  esprit,  si  l'on  peut  risquer  ce  mot,  —  eût  passé  l'âme 
de  Sethos  l'Égyptien? 


l'anneau  d'amasis.  535 

V. 

Il  y  ici  une  lacune  dans  le  journal  du  comte  Edmond,  et  nous  le 
retrouvons  en  Silésie,  dans  le  vieux  château  de  ses  pères,  entouré 
de  la  même  tendresse  et  des  mêmes  respects  qui  faisaient  jadis  de 
lui  une  sorte  d'idole.  Juliette,  parvenue  à  cet  âge  charmant  où  s'o- 
père la  transformation  qui  investit  la  jeune  fille  des  plus  beaux  pri- 
vilèges de  la  femme,  ne  voit  rien  au  monde  de  plus  attachant  et  de 
plus  imposant  à  la  fois  que  cet  ami  d'enfance  si  intelligent,  si  stu- 
dieux et  si  grave.  Il  n'aurait  qu'à  vouloir  pour  devenir  l'arbitre 
de  ses  destinées.  Une  seule  de  ces  paroles  que  la  passion  inspire 
éveillerait  aisément  dans  ce  jeune  cœur  les  premières  vibrations  de 
l'amour  ;  mais  Edmond  n'a  rien  de  passionné  :  chaque  page  de  son 
journal  nous  le  montre  enfermé  en  lui-môme,  ermite  ou  plutôt  pri- 
sonnier dans  la  demeure  à  part  que  lui  fait  sa  réserve  habituelle. 
Nul  ne  sait  ce  qui  s'y  passe,  et  les  sentimens  de  tendresse  qui  peu- 
vent y  pénétrer  ne  s'en  exhalent  jamais.  On  dirait  une  de  ces  églises 
sombres  où  tout  est  silence  et  majesté.  Il  est  changé  cependant;  à 
l'égard  de  Juliette,  son  attitude  n'est  plus  la  même.  Sa  voix,  quand 
il  lui  parle,  prend  un  accent  plus  pénétrant  et  plus  doux;  mais  s'il 
l'aime,  cet  amour  farouche,  au  lieu  de  s'attester,  s'oublie  :  au  lieu 
de  sortir  aux  champs,  bannière  déployée,  animé  d'un  désir  de  con- 
quête, il  se  dissimule  à  lui-même,  et  plane  vaguement  dans  la  ré- 
gion des  rêves  ébauchés,  des  aspirations  incomplètes. 

Depuis  le  retour  d'Edmond,  le  vieux  château  silésien  s'est  trans- 
formé en  une  espèce  de  musée  archéologique.  Dans  les  salles  voû- 
tées, les  maçons  du  voisinage  sont  venus  dresser  parmi  les  arceaux 
en  ogives  des  pylônes  et  des  chapiteaux  égyptiens.  Piédestaux  et 
statues,  sarcophages  etpapijri,  scarabées,  crocodiles  empaillés,, 
tupinambis  et  pierres  précieuses,  sans  parler  de  quelques  beaux 
sphinx  aux  membres  de  granit  poli,  aux  regards  d'enfant  étonné, 
emplissent  mainte  chambre  où  Edmond  et  Juliette  travaillent  de 
concert  à  classer,  à  disposer  dans  un  ordre  harmonieux  ces  richesses, 
venues  du  fond  de  l'Orient  et  pour  ainsi  dire  du  fond  des  âges. 

—  La  belle  bague!  s'écria  un  jour  Juliette,  retirant  de  son  enve- 
loppe d'ouate  et  portant  près  d'une  haute  fenêtre,  pour  l'examiner 
plus  à  l'aise,  une  superbe  améthyste  aux  reflets  de  pourpre. 

L'étude  assidue  d'un  papyrus  lacéré  en  plusieurs  endroits  absor- 
bait pour  le  moment  toute  l'attention  du  jeune  comte  :  —  Je  suis 
ravi,  dit-il  d'un  air  distrait,  que  vous  ayez  trouvé  quelque  chose  à 
votre  goût  parmi  ces  curiosités  baroques. 

—  Et  vous  me  l'offrez,  Edmond?...  Merci  mille  fois!...  \0ye7. 
comme  cet  anneau  me  va  bien!...  Vous  l'aurez  commandé  tout  ex- 
près pour  moi  chez  quelque  orfèvre  de  Sarastro. 


536  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Juliette,  elle,  n'était  pas  savante.  Ses  notions  sur  l'Egypte  an- 
cienne se  bornaient,  on  le  voit,  à  quelques  souvenirs  confus  du  li- 
bretto  de  la  Znubcrflotc. 

—  Maintenant,  reprit-elle  avec  une  pétulance  joyeuse  en  faisant 
scintiller  au  soleil  le  joyau  dont  elle  venait  de  s'emparer,  qu'on 
vienne  me  disputer  ma  conquête  !  je  la  défendrai  envers  et  contre 
tous...  Gare  à  qui  la  touche!  On  ne  l'aura  qu'avec  ma  vie! 

—  Remarquez,  reprit  Edmond  sans  lever  la  tète,  que  vous  prenez 
là,  sans  y  songer,  un  engagement  solennel  vis-à-vis  de  celui  à  qui 
vous  vous  donnerez  un  jour  tout  entière...  L'anneau  lui  revient  de 
droit  d'après  vos  paroles...  Puisse-t-il  comprendre  la  valeur  du 
double  cadeau  que  vous  lui  ferez  ainsi  ! 

—  Soit,  répondit  Juliette  en  riant,  ce  sera  donc  là  mon  anneau 
de  fiançailles;  je  n'en  aurai  certainement  pas  d'autre,  et  je  suis 
sûre  qu'il  me  portera  bonheur,  car  c'est  une  amulette,  un  talis- 
man, n'est-il  pas  vrai?..  Voyez  plutôt  les  merveilleux  caractères  qui 
s'y  trouvent  gravés!,..  Je  "voudrais  bien  savoir  ce  qu'ils  disent... 

Edmond,  vers  qui  la  jeune  fdle  se  penchait  et  qui  commençait  à 
craindre  pour  son  frêle  papyrus,  eflleuré  çà  et  là  par  de  belles  bou- 
cles brunes,  le  replaça  soigneusement  sous  verre  avant  de  se  déci- 
der à  relever  la  tête;  mais  alors  une  sensation  de  malaise,  une  sorte 
de  frisson  le  prit  aussitôt,  car  l'antique  anneau  qu'il  voyait  au  doigt 
de  Juliette  n'était  autre  que  celui  de  Seb-Chronos,  ou,  pour  mieux 
dire,  celui  d'x\masis.  Une  secousse  violente,  subitement  imprimée - 
à  son  imagination,  le  transporta  parmi  les  ruines  de  Thèbes,  en 
face  du  temple  d'Ammon.  Il  revit  devant  lui  le  jeune  chef  kabyle 
et  se  sentit  sous  son  regard  étiiicelant  de  haine;  en  même  temps  les 
caractères  gravés  flamboyèrent  sur  le  fond  lumineux  de  l'améthyste, 
et  à  leurs  vibrations  radieuses  un  faible  bruit  se  mêla ,  venu,  sem- 
blait-il, d'une  incalculable  distance.  Cet  étrange  son,  pénétrant  les 
rayons  violets  et  leur  prêtant  pour  ainsi  dire  une  âme,  un  langage, 
se  changea  peu  à  peu  en  paroles  distinctes.  Comme  dans  un  rêve,  la 
lumière  se  faisait  voix,  l'ébiouissement  se  faisait  oracle.  Les  paroles 
issues  de  la  flamme  étaient  précisément  celles  de  Seb-Chronos,  le 
destructeur  éternel  :  —  Je  distribue,  je  retire  aux  mort  eh  leur  fé- 
licité passagère.  Ne  faites  pas  obstacle  à  la  main  du  sort... 

—  Eh  bien!  fmirez-vous  par  me  traduire  ces  hiéroglyphes?... 
C'était  la  douce  voix  de  Juliette  qui  venait  ainsi,  fort  à  propos, 
rompre  le  charme  du  talisman  et  rappeler  Edmond  aux  réalités  de 
la  vie.  Honteux  de  lui-même  et  de  ses  visions,  il  allait  essayer  de 
les  expliquer  à  Juliette,  lorsque  le  cor  d'un  postillon  fit  retentir 
dans  la  cour  du  château  ses  notes  aiguës.  C'était  peut-être  là  le 
secret  des  vibrations  lointaines  qui  se  mêlaient  tout  à  l'heure  aux 
rayonnemens-  de  l'améthyste.  Qu'on  adopte  ou  non  cette  hypothèse, 


l'anneau  d'amasis.  537 

une  calèche  de  poste  venait  de  s'arrêter  sous  la  fenêtre  auprès  de 
laquelle  Edmond  et  Juliette  se  tenaient  debout;  des  voix  confuses 
s'élevèrent  de  toutes  parts;  un  pas  agile,  un  bruit  d'éperons  et  de 
sabre  traînant  se  firent  entendre  sur  l'escalier;  la  porte  de  la  galerie 
égyptienne  fut  brusquement  poussée,  et  un  jeune  officier,  tapageur 
et  rieur,  se  précipita  dans  les  bras  d'Edmond...  C'était  son  frère 
Félix. 

Ils  se  revoyaient  pour  la  première  fois  depuis  le  retour  du  jeune 
comte.  Félix  en  effet  n'avait  pu  quitter  l'école  militaire  de  M...,  où 
le  retenait  l'approche  des  examens;  mais  fort  heureusement  pour 
lui,  — car  son  application  n'avait  jamais  été  remarquable,  — la 
marche  rapide  des  événemens,  l'impérieuse  nécessité  des  circon- 
stances venaient  d'abréger  ses  études  et  de  faciliter  singulièrement 
son  admission  dans  les  rangs  de  l'armée  prussienne.  On  était  alors 
au  mois  de  mars  1813,  au  lendemain  de  la  défection  du  général 
Yorke.  La  Prusse  tout  entière  se  levait  à  l'appel  de  son  roi.  Univer- 
sités et  lycées  peuplaient  à  l'envi  les  régimens;  les  écoles  militaires 
naturellement  marchaient  en  tête,  et  c'est  ainsi  qu'après  un  sem- 
blant d'épreuves  le  bouillant,  l'étourdi  Félix  avait  pu  se  faire  ad- 
mettre comme  officier  dans  le  fameux  corps  franc  des  hussards  de 
Lutzow.  —  Mais  ce  n'est  pas  tout,  ajouta-t-il,  pressant  la  main  de 
son  frère;  vous  êtes,  sans  vous  en  douter,  mon  compagnon  d'armes 
et  mon  collègue.  J'ai  là-bas,  dans  mon  portemanteau ,  votre  com- 
mission toute  scellée...  Allons,  Edmond,  la  chasse  commence,  les 
limiers  sont  déchaînés  de  toutes  parts,  et  ce  vieux  renard  de  Boi^a- 
parte  sera  bien  habile  s'il  échappe  à  la  meute  lancée  sur  lui... 

YI. 

FRAGMENT    d'UNE    LETTRE     DE     JULIETTE. 

L...  14  juin  1814. 

Ils  sont  revenus,  chère  Teresa.  Tous  deux  ont  échappé  à  la 


mort.  Que  de  soucis  ils  nous  ont  causés!  Combien  de  dangers  cou- 
rus et  de  fatigues  subies  !  Les  voilà  cependant  tous  deux  et  toujours 
les  mêmes,  Edmond  plus  grave  et  plus  réservé  que  jamais,  Félix 
plus  impétueux  et  plus  brouillon.  Le  premier  partage  sa  vie  entre 
ses  études  favorites  et  les  soins  du  domaine ,  que  notre  père  lui  a 
délégués  en  partie,  l'autre  fume  et  chasse  tout  le  jour;  mais  là-des- 
sus, Teresa,  n'allez  pas  vous  le  figurer  sous  les  dehors  d'un  rustre 
égoïste.  Un  mot  d'Edmond  suffit  pour  arrêter  au  plus  vif  de  ses  fo- 
lies cet  affectueux  étourdi.  Edmond  est  pour  lui  comme  un  second 
père.  Et  que  ne  lui  doit-il  pas  en  effet!  Sans  ce  prudent  et  zélé  pro- 
tecteur, dans  le  cours  de  cette  campagne  qu'ils  viennent  de  faire  à 
deux,  notre  bouillant  cadet  eût  péri  vingt  fois.  Quel  rare  jeune 


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homme,  cet  Edmond!  quelle  âme  sublime!  quelle  intelligence  pro- 
fonde! Ce  qui  m'attriste,  c'est  que  ces  dons  extraordinaires  ne  don- 
nent pas  le  bonheur.  Félix  est  heureux,  lui;  l'ambition  ne  le  dévore 
pas,  et  dans  sa  sphère  inférieure,  plus  rapprochée  de  nous,  il  ré- 
pand autour  de  lui  les  trésors  d'une  inaltérable  gaîté.  Qui  faut-il 
envier  ?  qui  faut-il  plaindre  ?. . . 

AUTRE    FRAGMENT. 

21  juillet  1814. 

Que  de  sages  avis  perdus,  ma  Teresa!  Vous  ne  vous  rendez  pas 
compte  de  nos  relations.  Chacun  d'eux  séparément  pourrait  troubler 
mon  repos;  réunis,  ils  se  font  pour  ainsi  dire  équilil3re  et  se  neutra- 
lisent. Entre  eux  deux,  je  suis  en  paix,  parce  que  je  suis  à  ma  vraie 
place  :  ma  vie  est  le  complément  nécessaire  des  leurs.  A  nous  trois, 
nous  ne  faisons  qu'un.  Deux  de  nous,  sans  l'autre,  ne  formeraient 
que  la  moitié  d'une  individualité  mutilée.  Absolument  séparés  l'un 
de  l'autre,  je  n'imagine  pas  comment  un  de  nous  pourrait  vivre... 
Edmond  cependant,  à  la  rigueur,  se  passerait  peut-être  de  nous. 
Edmond  est  notre  règle,  notre  appui,  le  centre  vers  lequel  nous  gra- 
vitons. Je  n'ai  jamais  rencontré  de  caractère  aussi  complet.  Chez 
Félix  et  chez  moi,  le  bonheur  est  en  quelque  sorte  un  instinct;  nous 
nous  y  laissons  aller  sans  calcul,  sans  effort  pour  l'atteindre,  comme 
deux  cygnes  se  laissent  aller  cote  à  côte  au  fil  de  l'eau... 

AUTRES     FRAGMENS    A    DIVERSES     DATES. 

11  m'arrive,  Teresa,  une  aventure  terrible.  Mo4i  sort  est  fixé  à  ja- 
mais. Je  mourrai  fille,  ceci  est  certain.  J'ai  perdu  mon  anneau  de 
mariage.  Yoici  le  désastre  en  quelques  mots. 

Une  partie  de  balle  était  organisée.  Pour  mieux  tenir  ma  raquette, 
je  retirai  l'anneau  de  mon  doigt  et  le  plaçai,  bien  roulé  dans  mon 
mouchoir,  sur  le  piédestal  du  ^rand  sphinx  qu'Edmond  a  fait  ériger 
à  l'extrémité  du  jeu  de  boule.  Nous  fîmes  ensuite  une  promenade 
en  bateau  et  revînmes  par  les  bois  au  clair  de  lune.  Dans  le  cours 
de  la  soirée  et  quand  nous  fumes  réunis  au  salon,  je  m'aperçus 
pour  la  première  fois  que  la  bague  n'était  plus  passée  à  mon  doigt, 
et  je  montai  immédiatement  dans  ma  chambre  pour  y  ]n-endre  le 
mouchoir  où  je  me  rappelais  parfaitement  l'avoir  nouée.  Je  le  re- 
trouvai où  je  l'avais  laissé,  sur  la  table  de  toilette,  et  je  le  déroulai 
avec  grand  soin.  De  ses  plis  s'échappa  un  petit  papillon  de  nuit  qui 
s'en  alla  tout  effarouché  brûler  ses  ailes  de  velours  à  la  flamme  de 
ma  bougie.  C'était,  je  pense,  un  de  ces  jolis  sphinx  que  nous  avons 
tant  pourchassés,  vous  et  moi,  dans  les  prairies  du  château.  Malgré 
cette  conjecture  essentiellement  probable,  je  n'en  suis  pas  moins 


l'anneau  d'amasis.  539 

convaincue  que  le  papillon  était  mon  fiancé.  L'anneau  magique,  se- 
crètement métamorphosé,  sera  devenu  cet  amant  téméraire  que  le 
désespoir  a  conduit  au  suicide;  dans  tous  les  cas,  il  avait  disparu  de 
mon  mouchoir  et  n'a  pas  été  retrouvé  depuis  lors...  Pleurez  sur  le 
malheur  qui  m'arrive!  je  suis  veuve  d'im  papillon... 


Je  t'écris,  ma  Teresa,  le  cœur  plein  de  joie,  mais  d'une  joie 

calme  parce  qu'elle  est  complète.  A  toi,  mon  amie,  ma  sœur  d'adop- 
tion, je  dois  faire  partager,  si  je  puis,  ce  bonheur,  auquel  je  ne  sau- 
rais trouver  un  nom  dans  aucune  langue  connue. 

Ne  raillons  plus  l'anneau  magique  :  je  dois  tout  à  cette  puissante 
amulette.  Tu  ne  saurais  lire  la  page  que  je  vais  tracer  sans  partager 
la  reconnaissance  que  m'inspirent  ce  vieux  talisman  oriental  et  sa 
bénigne  influence. 

Le  lendemain  du  jour  où  je  fis  partir  ma  dernière  lettre  à  ton 
adresse,  nous  fûmes  réveillées,  ma  mère  et  moi,  par  de  joyeuses 
fanfares.  Une  vingtaine  de  chasseurs  arrivaient  chez  nous  à  l'impro- 
viste;  il  fallut  se  lever  en  toute  hâte  pour  leur  faire  accueil.  Pendant 
le  déjeuner,  dans  cette  salle  d'armes  que  tu  connais,  les  yeux  des 
convives  s'arrêtèrent  sur  ce  portrait  de  famille  où  sont  représentés 
deux  personnages  d'autrefois,  un  cavalier  et  une  châtelaine,  celle-ci 
remettant  au  premier,  qui  les  reçoit  avec  toute  la  déférence  de  l'an- 
cienne galanterie,  sa  ceinture  et  son  cor  de  chasse.  La  ressemblance 
de  Félix  et  de  son  aïeul  fut  généralement  remarquée,  et  l'un  des 
convives  voulut  absolument  trouver  quelques  rapports  entre  ma 
figure  et  celle  de  la  grande  dame  d'autrefois.  De  ces  rapproche- 
mens  naquit  l'idée,  assez  naturelle,  de  nous  faire  exécuter,  à  Félix 
et  à  moi,  une  espèce  de  tableau  vivant,  représentation  plus  ou 
moins  fidèle  de  l'image  encadrée  dans  les  lambris  de  chêne.  Au 
moment  où  Félix,  se  prêtant  à  la  plaisanterie,  venait  s'agenouiller 
devant  moi,  je  lui  fis  remarquer  en  riant  que  le  vent,  engouffré  dans 
la  cheminée,  avait  chassé  sur  le  parquet  maintes  cendres  mêlées 
de  menus  charbons.  Il  risquait  donc,  à  ce  jeu,  la  blancheur  imma- 
culée de  son  vêtement  de  chasse.  Pareil  obstacle  n'était  pas  fait 
pour  l'arrêter  un  instant  :  il  prit  son  mouchoir,  l'étala  sur  les  cendres 
éparses  et  se  mit  à  genoux  avec  sa  vivacité  accoutumée;  mais  au 
même  moment  je  vis  se  contracter  son  visage  sous  l'influence  d'une 
douleur  poignante.  En  essayant  de  se  relever,  il  étendit  machinale- 
ment les  bras,  et  ses  mains,  qui  cherchaient  un  point  d'appui,  ren- 
contrèrent un  léger  guéridon  chargé  de  fragiles  curiosités,  cristaux 
et  porcelaines  pour  la  plupart.  La  chute  du  meuble  fut  immédiate, 
et  il  s'ensuivit  un  affreux  dégât,  durant  lequel  Félix  eut  la  main 
j)rofondément  entamée  par  un  fragment  de  cristal.  Edmond  releva 


540  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  frère,  étancha  son  sang,  qui  coulait  à  flots,  et,  lui  recomman- 
dant de  rester  auprès  de  nous,  ])artit  à  sa  place  pour  guider  les 
chasseurs. 

Après  leur  départ,  Félix  tomba  peu  à  peu  dans  une  espèce  de 
somnolence ,  et ,  tout  en  causant  à  voix  basse  avec  ma  mère  auprès 
du  fauteuil  où  il  était  étendu,  je  né  sais  quel  hasard  de  conversa- 
tion me  fit  prononcer,  à  propos  de  la  bague  perdue,  le  mot  de  fian- 
çailles ou  plutôt  celui  de  fiancé.  Félix  ouvrit  les  yeux  aussitôt  :  — 
Fiancé?  répéta-t-il  avec  un  accent  fiévreux;  de  qui  s'agit-il,  je  vous 
prie? 

—  De  personne,  répondis-je  un  peu  contrariée;  mais  cette  simple 
assurance  ne  parut  pas  l'avoir  calmé,  car,  la  comtesse  ayant  quitté  la 
chambre  peu  d'instans  après,  il  se  mit  à  me  regarder  avec  de  grands 
yeux  hagards  pendant  que  je  lui  racontais  l'histoire  du  cadeau  d'Ed- 
mond, de  la  destination  qu'il  avait  reçue  et  de  l'embarras  où  me 
jetait  la  perte  de  ce  bijou,  combinée  avec  l'espèce  de  serment  que 
j'avais  prêté.  Félix ,  de  plus  en  plus  rêveur,  écoutait  à  peine  ces 
niaiseries  par  lesquelles  je  cherchais  à  l'amuser.  —  Fiancée  !  répéta- 
t-il  enfin,  A  ce  compte,  vous  ne  seriez  plus  ma  sœur?...  —  .le  ne 
sais  comment  cette  parole  m'attrista  tout'  à  coup  et  me  rendit 
muette.  Un  silence  pénible  s'établit  entre  nous,  et,  voulant  le  rom- 
pre à  tout  prix,  je  lui  demandai  quelques  détails  sur  la  cause  de 
cette  chute  étrange  qu'il  avait  faite  à  mes  pieds.  —  En  vérité,  me 
dit-il,  je  l'ignore  moi-même;  mon  genou,  en  se  posant  sur  le  par- 
quet, a  dû  rencontrer  une  pierre,  un  clou  quelconque,  car  j'ai  res- 
senti à  l'instant  même  une  douleur  pénétrante  qui  n'est  pas  encore 
tout  à  fait  dissipée. 

—  Venez  avec  moi,  lui  dis-je,  nous  allons  rechercher  ensemble 
l'origine  de  cet  accident... 

Dans  la  salle  où  le  déjeuner  avait  été  servi,  tout  se  retrouvait 
encore  en  place,  les  domestiques  n'y  étant  pas  entrés  depuis  lors. 
Les  cendres  blanchissaient  toujours  le  parquet,  le  mouchoir  de  Félix 
restait  étalé  au  même  endroit,  c'est-à-dire  en  face  de  la  cheminée, 
et,  tandis  qu'il  se  baissait  pour  le  ramasser,  je  m'étais  inclinée,  moi 
aussi,  cherchant  à  retrouver  parmi  les  débris  de  verre  et  de  porce- 
laine l'objet  dont  le  contact  avait  pu  lui  causer  une  douleur  si  poi- 
gnante au  moment  où  il  mettait  genou  en  terre. 

—  Ne  cherchez  plus,  je  le  tiens!  s'écria-t-il,  explorant  du  pouce 
et  de  l'index  tous  les  plis  du  mouchoir.  Et  juge  de  notre  surprise 
lorsque,  l'ouvrant  tout  à  fait,  il  eut  mis  à  découvert...  l'anneau 
mystérieux,  l'anneau  d'Egypte!... 

Nous  nous  regardions  l'un  l'autre  en  silence,  et  Dieu  seul  peut 
savoir  ce  qui  se  passait  alors  au  fond  de  nos  cœurs... 

Comment  tout  cela  peut-il  s'expliquer?  Nous  ne  nous  le  sommes 


l'anneau  d'amasis.  5H 

demandé  que  bien  plus  tard  en  nous  promenant,  appuyés  l'un  à 
l'autre,  dans  cette  allée  à  l'extrémité  de  laquelle  se  dresse  le  sphinx 
providentiel.  Félix  s'est  souvenu  alors  qu'il  avait,  lui  aussi,  placé 
son  mouchoir  sur  le  piédestal,  pendant  la  partie  de  balle;  l'étourdi, 
en  s' éloignant,  aura  pris  le  mien  à  la  place,  et  l'entraînement  du  jeu 
m'aura  empêché  de  remarquer  l'échange.  Plus  tard,  bien  persuadée 
que  l'anneau  avait  dû  se  perdre  dans  les  bois  ou  dans  l'allée,  je  n'ai 
pas  songé  à  vérifier  s'il  se  trouvait  dans  mi  autre  mouchoir  que  le 
mien,  où  j'étais  bien  sûre  de  l'avoir  caché... 

Au  retour  des  chasseurs,  mon  second  père,  tout  heureux  de  l'u- 
nion projetée,  voulait  la  leur  annoncer  sans  retard.  La  comtesse  n'a 
pas  jugé  qu'il  fût  convenable  de  communiquer  cette  nouvelle  à  per- 
sonne avant  qu'Edmond,  le  chef  futur  de  la  famille,  eût  connu  et 
ratifié  l'engagement  mutuel  qui  nous  lie  désormais,  son  frère  et 
moi. 

Edmond  cependant  n'avait  pas  reparu.  Le  retour  de  nos  hôtes, 
les  apprêts  du  souper,  le  tumulte  et  le  désordre  qui  régnaient  dans 
le  château  n'avaient  pas  tout  d'abord  permis  qu'on  fit  attention  à 
son  absence.  Quand  on  s'informa  de  lui,  aucun  domestique  ne  put 
fournir  le  moindre  renseignement,  sauf  un  jardinier  qui  prétendait 
l'avoir  aperçu  derrière  les  charmilles  du  jeu  de  boule.  Un  des  chas- 
seurs raconta  qu'Edmond ,  immédiatement  après  Yhallali ,  s'était 
éloigné  au  petit  galop,,  prétextant  quelque  chose  à  voir  dans  les 
environs,  et,  comme  on  fait  en  ce  moment  le  cadastre  du  domaine, 
cette  excuse  n'avait  rien  que  de  plausil^le.  Elle  nous  rassura  tous,  et 
les  chasseurs  affamés  se  mirent  à  manger  comme  des  ogres.  Le 
comte  était  tout  entier  aux  devoirs  de  l'hospitalité,  mais  notre  mère 
conservait  une  physionomie  soucieuse  qui  me  parut  de  mauvais 
augure.  Vers  la  fin  du  repas,  une  certaine  agitation  se  manifesta 
parmi  les  valets,  et  l'un  d'eux  vint  parler  bas  à  l'oreille  du  comte, 
qui,  devenu  tout  à  coup  fort  pâle,  voulut  se  lever  pour  quitter  la 
table.  Quand  il  vit  la  comtesse  déjà  debout  se  disposer  à  le  suivre, 
il  se  rassit  et  fit  comparaître  devant  lui  le  groom  d'Edmond,  qui 
entra  tout  effaré,  porteur  des  plus  tristes  nouvelles.  Le  cheval  de 
son  maître  venait,  disait-il,  de  rentrer  à  l'écurie  selle  vide,  brides 
rompues  et  les  flancs  couverts  d'écume.  A  peine  eus-je  le  temps  de 
recevoir  dans  mes  bras  la  comtesse  évanouie.  Félix,  tête  nue,  s'é- 
lança hors  de  la  salle.  Les  chasseurs  le  suivirent  en  courant,  et 
quelques  minutes  après  une  trentaine  de  cavaliers,  maîtres  et  ser- 
viteurs, chacun  portant  une  torche  allumée,  s'éparpillaient  autour 
du  château  dans  toutes  les  directions.  On  les  voyait  au  loin  parmi 
les  bois  ténébreux  passer,  disparaître,  se  montrer  à  nouveau  comme 
autant  de  feux  follets.  Quelle  nuit,  Teresa!  quelle  nuit  afTreuse! 

Au  point  du  jour,  quelques-uns  revinrent,  pâles  de  fatigue,  hâves 


bh'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  défaits,  sans  rapporter  aucune  nouvelle  satisfaisante.  Tout  ce 
qu'ils  savaient  de  certain,  c'est  qu'Edmond  ne  s'était  pas  rendu  à 
l'endroit  où  devaient  commencer  les  travaux  de  triangulation.  Quel- 
que accident  avait  dû  l'arrêter  sur  la  route.  Félix  d'ailleurs  n'était 
pas  rentré.  Après  quelques  instans  de  repos,  on  se  remit  en  quête 
de  plus  belle,  et  le  comte  cette  fois,  prenant  mon  bras  sans  articuler 
un  seul  mot,  se  traîna  péniblement  du  côté  d'une  éminence  qui  do- 
mine la  Weidnitz.  Il  y  a  là  un  petit  banc  de  bois  sur  lequel  nous 
nous  assîmes  tous  deux,  lui  cachant  sa  figure  dans  ses  mains,  moi 
baignant  ses  cheveux  blancs  de  larmes  amères.  Je  ne  saurais  te 
peindre,  ma  bien- aimée  Teresa,  le  désordre  de  mes  pensées  et 
l'espèce  d'inertie  morale  où  il  m'avait  jeté  dans  ces  heures  fatales, 
alors  que  tout  semblait  s'écrouler  autour  de  moi.  Figure-toi  les  an- 
goisses du  cauchemar  mêlées,  je  ne  sais  comment,  à  la  perception 
des  choses  réelles,  et  l'éblouissement  des  larmes  transformant  en 
chimères  hideuses  tout  ce  qui  se  passait  sous  mes  yeux. 

Nous  avions  devant  nous  une  grande  nappe  d'eau  blanche  sur 
laquelle  flottait  au  loin,  parmi  les  brouillards  livides,  une  barque 
noire.  Pour  moi,  cet  esquif  était  un  cercueil  découvert  que  la  mer 
emportait  lentement  et  au  fond  duquel  je  croyais  discerner  le  ca- 
davre du  malheureux  Edmond.  Ses  traits  rigides  étaient  plus  tran- 
quilles et  plus  sévères  que  jamais.  Je  le  vis  tout  à  coup  se  redresser 
sur  son  séant  et  tendre  vers  moi  des  mains  suppliantes.  Je  m'élan- 
çais pour  voler  à  son  secours,  mais  une  invisible  main  me  retenait 
en  place...  Le  rêve  cessa,  la  vision  s'évanouit.  Au  lieu  de  cette  mer 
et  de  ce  cercueil,  je  ne  vis  plus  que  la  barque,  lentement  amenée 
par  le  courant  vers  une  des  anses  de  la  rivière.  Un  homme  assis  à 
la  proue  de  la  nacelle  se  leva  dès  qu'elle  eut  touché  terre,  et  mit  le 
pied  sur  la  berge.  Cet  homme,  c'était  Edmond. 

Il  a  fallu  le  harceler  de  questions  pour  savoir  au  juste  ce  qui  lui 
est  arrivé.  —  L'accident  de  Félix  lui  avait,  paraît-il,  laissé  quelques 
inquiétudes,  et  c'est  pour  cela  qu'il  abandonna  la  chasse  immédia- 
tement après  la  mort  du  cerf.  La  nuit  le  surprit  au  moment  où  il 
pénétrait  dans  la  forêt ,  et  ne  lui  permit  pas  de  retrouver  son  che- 
min. Pendant  que,  descendu  de  cheval,  il  cherchait  à  se  reconnaître 
dans  les  taillis,  sa  monture,  attachée  à  un  arbre,  s' effraya  de 
quelque  bruit,  rompit  ses  rênes  et  partit  au  galop.  Edmond  erra 
toute  la  nuit  dans  diverses  directions  et  ne  se  retrouva  qu'à  l'au- 
rore sur  les  bords  de  la  Weidnitz,  dont  il  suivit  d'abord  les  méan- 
dres sinueux  jusqu'au  moment  où,  parmi  les  roseaux  du  rivage, 
il  aperçut  une  nacelle  vide  appartenant  probablement  à  l'un  de 
nos  gardes.  C'était  là  pour  sa  fatigue  un  secours  inespéré  dont  il 
se  prévalut  à  l'instant  même,  quand  il  se  fut  assuré  que  la  barque 
ne  faisait  pas  eau.   Une  branche  de  sapin,  la  plus  droite  et  la 


l'anneau  d'amasis.  5i3 

plus  forte  qu'il  put  couper  à  l'aide  de  son  couteau  de  chasse,  de- 
vait lui  servir  à  se  diriger;  mais  les  eaux  avaient  grossi,  ce  gou- 
vernail incomplet  devint  bientôt  inutile,  et  il  ne  lui  resta  plus 
d'autre  ressource  que  de  se  laisser  aller  à  la  dérive.  Couché  au  fond 
de  la  barque,  le  froid  l'avait  engourdi  peu  à  peu,  et  il  n'était  sorti 
de  sa  torpeur  qu'en  éprouvant  le  contre-coup  du  choc  subi  par  la 
nacelle  au  moment  où  elle  touchait  le  rivage... 

Tel  a  été  le  récit  d'Edmond.  Après  toutes  les  craintes  qu'il  nous 
avait  données,  tu  comprends  les  transports  de  joie  qu'a  fait  éclater 
son  retour.  Le  comte  pleurait  en  silence;  notre  mère  ne  pouvait  se 
lasser  d'embrasser  Edmond.  Félix  avait  perdu  la  tête.  Quant  au 
pauvre  Edmond  lui-même,  il  semblait  brisé  de  fatigue,  et  la  tête 
basse,  l'œil  éteint,  la  voix  altérée,  restait  étranger  à  ces  transports 
causés  par  sa  présence. 

Après  de  telles  crises,  le  bonheur  se  goûte  mieux  encore,  et,  je  te 
le  répète,  ma  Teresa,  il  n'en  est  pas  de  pareil  au  mien. 


Je  suis  ravie  de  pouvoir  te  dire  que  la  santé  d'Edmond  cesse  de 
nous  donner  de  graves  inquiétudes.  11  était  dans  un  état  alarmant; 
une  fièvre  violente  ne  lui  laissait  presque  aucun  répit,  et,  parmi 
les  incohérentes  divagations  qu'elle  lui  dictait,  il  en  était  de  bien 
étranges,  de  bien  effrayantes,  surtout  pour  une  âme  chrétienne. 
Sans  être  positivement  athée,  notre  aîné  ne  croit  à  rien  que  sa  rai- 
son ne  sanctionne,  et  cette  orgueilleuse  raison  n'admet  que  ce  que 
l'esprit  peut  démontrer  à  l'esprit.  Pour  toute  religion,  il  a  celle  du 
devoir.  La  vie  est  à  ses  yeux  une  tâche  perpétuelle  et  sans  autre 
récompense  qu'elle-même,  une  lutte  où  l'athlète  victorieux  ne  re- 
çoit pas  de  couronne,  mais  à  laquelle  on  ne  saurait  se  refuser  sans 
encourir  une  déchéance  morale  mille  fois  pire  que  la  mort  phy- 
sique. Se  laisser  dominer  et  vaincre  par  une  passion  terrestre  équi- 
vaut pour  lui  à  se  laisser  rouler  dans  la  boue  par  un  adversaire  de 
chair  et  d'os.  Une  partie  de  son  infaillibilité  tient,  je  crois,  à  ce 
qu'il  ne  comprend  pas  qu'une  faute  soit  pardonnable.  Son  austère 
croyance  bannit  du  ciel  la  miséricorde  infinie. 

On  a  beau  l'aimer,  on  le  craint  toujours  un  peu,  et  je  ne  puis  at- 
tribuer qu'à  cette  crainte  déraisonnable  la  répugnance  que  j'é- 
prouvais à  lui  laisser  notifier  par  ses  parens  les  promesses  échan- 
gées entre  son  frère  et  moi.  C'est  tout  au  plus  si  j'osais  lever  les 
yeux  sur  lui  et  soutenir  la  sombre  fixité  de  son  regard,  tandis  que 
notre  père,  le  voyant  en  état  de  supporter  l'émotion  inséparable 
d'une  pareille  nouvelle,  la  lui  communiquait  devant  nous.  Edmond 
l'a  reçue  avec  un  sourire.  —  Eh  quoi!  mes  amis,  nous  a-t-il  dit  aus- 
sitôt, pensiez-vous  donc  que  votre  secret  ne  m'eût  pas  été  révélé 


bllll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

depuis  longtemps?...  Il  m'appartenait  avant  que  vous  en  eussiez 
conscience,  et  le  parti  que  vous  prenez  comble  tous  mes  vœux...  Je 
n'attendais  que  ce  moment  pour  vous  apprendre  que,  moi  aussi, 
j'ai  fait  choix  d'une  compagne.  D'ici  à  quelque  temps,  irois  heu- 
reuses familles  habiteront  ensemble  notre  vieux  château... 

Il  se  marie,  maTeresa!  Edmond  se  marie!  et,  bien  que  le  secret 
m'ait  été  demandé,  je  ne  saurais,  sans  faire  outrage  à  notre  amitié, 
te  cacher  de  quoi  il  s'agit.  Tu  connais  de  longue  date  cet  éternel 
procès  au  sujet  du  domaine  de  Rosenberg,  près  d'Oëls?  Le  posses- 
seur actuel,  à  qui  mes  chers  protecteurs  en  disputent  la  propriété, 
paraît  devoir  mourir  sans  enfans.  Son  héritière  présomptive  est  une 
nièce  qu'on  dit  charmante.  Tu  comprends  qu'un  mariage  avec  Ed- 
mond serait  la  solution  naturelle  d'un  litige  où  l'orgueil  des  deux 
familles  est  encore  plus  engagé  que  leur  intérêt  pécuniaire.  Ed- 
mond a  vu  cette  jeune  personne  lors  de  sa  dernière  excursion  à 
Breslau;  elle  lui  plaît,  il  l'épouse  :  quoi  de  plus  simple?  Et  pour- 
tant il  y  a  là  quelque  chose  qui  me  répugne  :  je  ne  m'attendais  pas 
à  voir  Edmond  se  marier  par  calcul,  par  transaction,  si  tu  veux,  et 
cette  pauvre  enfant,  dont  les  dix-huit  ans,  le  frais  visage,  la  grâce 
candide,  se  transforment  ainsi  en  un  appoint  nécessaire  pour  qu'un 
vilain  procès  s'éteigne  à  la  satisfaction  des  deux  parties,  cette 
pauvre  enfant  me  semble  vraiment  à  plaindre. . . 


Au  moment  où  Juliette  écrivait  ces  lignes,  Edmond  traçait  sur  les 
pages  de  son  journal  une  véhémente  imprécation  contre  lui-même 
et  son  misérable  amour.  «  Comment  se  fait-il,  y  est-il  dit  entre  au- 
tres choses,  comment  se  fait-il  que  ni  eux,  ni  personne  à  côté  d'eux, 
—  pas  même  ma  mère,  —  n'ait  deviné  les  angoisses  de  mon  cœur, 
la  torture  qui  m'est  infligée?  Comment  Juliette  ignore-t-elle  ce  que 
je  souffre?  Gomment,  devant  moi,  peut-elle  lui  prodiguer  ainsi  les 
sourires  les  plus  doux,  les  paroles  les  plus  caressantes?  Je  suis  donc 
investi  d'une  rare  puissance  de  dissimulation,  et  mon  masque  est 
bien  impénétrable!...  Il  m'étouffe,  ce  masque,  mais  je  ne  saurais 
le  détacher...  Ah!  tant  mieux,  tant  mieux  mille  fois!...  Le  jour 
viendra  peut-être  où  j'aurai  mis  le  pied  sur  l'hydre  aux  âpres  mor- 
sures, étouffé  des  ardeurs  indignes  de  moi,  et  où  je  pourrai  re- 
construire l'édifice  de  ma  vie,  cet  édifice  qu'un  souffle  du  printemps, 
un  tour  de  valse,  un  baiser  furtif  sous  quelque  tonnelle  du  jardin, 
viennent  de  faire  écrouler  autour  de  moi. 

«  Le  destin  l'a  voulu.  L'anneau  fatal  a  décidé;  mais  l'arrêt  qui 
semble  irrévocable  l'est-il  en  effet?  N'existe-t-il  plus  de  ces  chances 
inattendues  que  la  sagesse  antique  signalait  sur  le  chemin  de  la 
coupe  remplie  aux  lèvres  altérées  du  buveur?...  Un  crime?  Allons 


l'anneau  d'amasis.  5Û5 

donc!...  Une  fatalité  tout  au  plus...  L'invoquer  serait  infâme,  l'es- 
pérer serait  coupable,  l'attendre  est  permis...  Lutter  contre  elle, 
l'anneau  le  défend.  » 

Ici  est  intercalée  une  lettre  de  l'intendant  du  comte,  l'honnête 
Joachim  Furchtegott  Schumann  ,  adressée  à  l'honorable  baronne 
Thérèse  N...,  l'amie  et  la  correspondante  de  Juliette.  Cette  lettre 
est  datée  du  15  septembre  et  raconte  en  termes  diffus  le  terrible 
événement  de  la  veille.  La  voici  par  extraits  et  considérablement 
abrégée. 

«  ...Hier  donc,  très  honorée  madame,  vers  huit  heures  du  matin, 
et  par  un  temps  fort  couvert,  nos  deux  jeunes  seigneurs  se  mirent  en 
campagne  pour  aller  sur  la  Weidnitz  tuer  des  canards  sauvages.  Le 
fils  du  garde-chasse  était  avec  eux  dans  la  barque,  et  ils  n'avaient 
emmené  qu'un  chien  d'arrêt,  lequel,  resté  au  rivage,  les  accompa- 
gnait en  chassant.  Monseigneur  Félix  était  encore  plus  gai  que  de 
coutume,  ainsi  que  l'a  remarqué  dans  sa  déposition  le  jeune  garçon 
qui  était  de  la  partie.  Assis  sur  l'avant,  tandis  que  son  frère  était  au 
gouvernail,  et  chaussé  d'énormes  bottes  de  marais,  il  s'amusait  à 
faire  pencher  la  nacelle  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  ce  que 
lui  fit  remarquer  monseigneur  Edmond,  ajoutant  que,  s'il  tombait  à 
l'eau,  ses  lourdes  bottes  l'empêcheraient  de  nager,  à  quoi  monsei- 
gneur Félix  répondit  en  riant  que  ses  bottes  lui  semblaient  une  paire 
d'escarpins.  Sur  ces  entrefaites,  le  chien  dont  j'ai  parlé  vint  à  ûiire 
partir  une  biche,  et,  rappelé  à  plusieurs  reprises,  —  c'est  un  ani- 
mal tout  jeune,  imparfaitement  dressé,  —  continua  de  suivre  la 
piste.  Messeigneurs  débarquèrent  le  fils  du  garde,  chargé  de  leur 
ramener  le  chien,  et  cet  enfant  raconte  qu'en  s' éloignant  du  rivage 
il  entendit  encore  pendant  quelques  minutes  les  éclats  de  rire  de 
monseigneur  Félix.  Le  chien  ne  fut  rattrapé  qu'au  bout  d'un  quart 
d'heure,  et  lorsque  le  fils  du  garde  revint  de  cette  poursuite,  il  re- 
trouva la  barque  fort  au-delà  du  point  où  on  lui  avait  donné  rendez- 
vous.  Elle  était  vide  et  nageait  k  la  dérive,  ce  qui  l'étonna  tout 
d'abord.  Il  fit  cependant  cette  réflexion  que  ses  maîtres  avaient  pu 
descendre  à  terre,  la  barque  mal  attachée  se  remettre  à  flot,  et  dans 
cette  supposition  il  appela  de  tous  côtés,  déchargeant  aussi  son  fusil 
à  plusieurs  reprises.  Aucune  réponse  à  tous  ces  signaux.  Ses  per- 
plexités lui  revinrent  alors,  d'autant  plus  pressantes  qu'il  vit,  accro- 
ché après  une  branche  de  saule ,  le  bonnet  du  comte  Félix.  Le 
chien,  devant  ce  bonnet,  se  mit  à  hurler,  et  l'honorée  madame  sait 
bien  que  c'est  là  un  présage  funèbre.  L'enfant  effarouché  vint  don- 
ner l'alarme  au  château,  et  dans  l'espace  de  trois  quarts  d'heure  les 
bords  de  la  rivière  furent  littéralement  couverts  de  gens  accourus 
pour  aider  aux  recherches  et  prêter  secours.  Quelques-uns  s'étaient 

TOME    XLMII.  35 


5Zi6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mis  dans  l'eau  jusqu'au  cou,  et  ce  fut  un  de  ceux-là  qui  découvrit 
au  bout  de  quelque  temps,  dans  un  retrait  du  fleuve,  à  dix  pas  en- 
viron de  l'extrême  berge,  le  comte  Edmond  à  moitié  enfoui  dans  une 
vase  marécageuse.  Les  mains  de  sa  seigneurie,  ramenées  violemment 
derrière  sa  tête  et  crispées  dans  sa  chevelure,  montraient  qu'elle 
avait  obéi,  en  se  précipitant,  h  un  mouvement  de  désespoir.  Quant 
à  monseigneur  Félix,  si  parfaitement  digne  de  toute  espèce  de  re- 
grets, on  n'a  pu  retrouver  jusqu'à  présent  aucune  trace  de  son  ca- 
davre. Il  a  dû  tomber  du  bateau  par  suite  des  mouvemens  désor- 
donnés qu'il  lui  imprimait,  et  monseigneur  Edmond  aura  tout 
hasardé  pour  le  tirer  d'affaire,  ce  qu'indiquent  l'état  de  ses  vête- 
mens  saturés  d'eau  et  celui  de  ses  bottes,  qu'il  a  fallu  fendre  du 
haut  en  bas  pour  pouvoir  le  déchausser,  ainsi  que  le  sable  dont  il 
était  couvert  et  les  fragmens  d'herbes  qui  se  sont  attachés  après 
lui  pendant  qu'il  plongeait  au  secours  de  son  malheureux  frère. 

((  Humble  prière  à  l'honorée  baronne  de  partir  à  lettre  vue  pour 
le  château  de  L...  J'écris  par  le  même  courrier  afin  qu'elle  trouve 
des  relais  préparés  sur  toute  la  route.  » 

VII. 

La  baronne  Thérèse  ne  put  passer  que  quelques  jours  auprès  de 
ses  amis.  Après  son  départ,  sa  correspondance  avec  Juliette  redevint 
plus  active  que  jamais.  C'est  de  leurs  lettres  à  l'une  et  à  l'autre  que 
j'ai  pu  dégager  le  sommaire  des  événemens  postérieurs  à  la  mort 
du  comte  Féhx. 

Edmond  demeura  plongé  pendant  plusieurs  semaines  dans  un 
désespoir  sombre  et  farouche,  qui  ajoutait  une  anxiété  de  plus  aux 
regrets  amers  de  ses  parens  et  de  Juliette.  On  eût  dit  qu'il  se  croyait 
responsable  de  la  mort  de  son  frère  et  que  cet  événement  tragique 
le  laisserait  à  jamais  inconsolable.  Un  jour  cependant,  et  sans  qu'on 
pût  s'expliquer  ce  phénomène,  le  profond  chagrin  auquel  il  était  en 
proie  sembla  s'apaiser  soudain.  Il  reprit  une  sorte  de  sérénité, 
s'occupa  plus  assidûment  que  jamais  de  l'administration  du  do- 
maine et  se  hâta  de  tout  mettre  en  ordre,  de  régler  ce  qui  concer- 
nait l'avenir,  comme  on  le  fait  à  la  veille  d'un  départ  prochain.  Ses 
parens  un  matin  le  virent  partir  pour  Breslau  sans  se  douter  de 
ses  projets  ultérieurs;  mais  il  leur  écrivit,  une  fois  là,  qu'il  se  ren- 
dait à  Saint-Pétersbourg  pour  y  demander  à  faire  partie  d'une  ex- 
pédition russe  préparée  contre  les  montagnards  du  Caucase.  Cette 
iDrusque  détermination  ne  surprit  aucun  de  ceux  qu'elle  intéressait 
le  plus  directement.  Les  lettres  que  le  jeune  comte  écrivit  ensuite, 
empreintes  d'une  tranquillité  singulière,  ne  renfermaient  que  des 
descriptions  du  pays  où  il  se  trouvait,  des  observations  curieuses  sur 


l'anneau  d'amasis.  v5/i7 

les  mœurs  tclierkesses,  et  ne  faisaient  aucune  mention  des  événemens 
de  la  campagne.  Ce  fut  par  une  autre  source,  et  principalement  par 
les  bulletins  officiels  envoyés  à  Saint-Pétersbourg,  qu'on  apprit  à 
quels  dangers  quotidiens  avait  échappé  le  jeune  comte,  qui  s'expo- 
sait toujours  au  premier  rang  et  semblait  se  précipiter  aveuglément 
au-devant  des  balles. 

La  lettre  qui  annonçait  son  retour  au  foyer  domestique  est  datée 
du  mois  de  mai  1817.  Son  père  la  lut  avec  un  frémissement  de  joie 
et  sans  se  douter  que  ses  bras  ne  s'ouvriraient  plus  à  ce  fils  exilé 
depuis  deux  ans.  Tel  était  cependant  l'arrêt  du  destin,  et  quand  le 
comte  Edmond  rentra  dans  le  clicàteau  de  ses  pères,  la  propriété  de 
l'immense  domaine,  l'autorité  du  chef  de  famille  reposaient  désor- 
mais sur  sa  tête.  L'antique  race  des  R...  n'avait  plus  que  lui  pour 
représentant.  Deux  années  de  fatigues  guerrières  avaient  fortifié 
son  corps,  bruni  son  visage,  donné  à  sa  voix  je  ne  sais  quel  ac- 
cent impérieux,  à  sa  démarche  certaines  allures  martiales  qui  aug- 
mentaient encore  l'ascendant  de  son  intelligence  supérieure  et  de 
son  rang  élevé.  Il  était  d'ailleurs  de  ces  soleils-nh  auxquels  na- 
turellement tout  se  subordonne,  autour  desquels  tout  gravite.  Il  ne 
faut  donc  pas  s'étonner  que,  moins  d'un  an  après  le  retour  d'Ed- 
mond, la  comtesse  douairière  étant  allée  rejoindre  son  époux,  Juliette 
se  soit  trouvée  sans  défense  contre  les  graves  supplications  du  jeune 
comte,  qui  lui  demandait  humblement  de  confondre  à  jamais  leurs 
tristes  souvenirs,  d'associer  à  jamais  leurs  destinées  douloureuses, 
qui  semblaient  marquées  au  même  sceau.  Peut-être  eût-elle  mieux 
résisté,  s'il  n'eût  mis  une  extrême  délicatesse  à  solliciter  pour  lui 
ce  qui  était  pour  elle  un  immense  avantage  social.  Au  lieu  de  lui 
représenter  qu'elle  était  orpheline  et  sans  fortune,  il  réclamait,  lui, 
comme  orphelin,  les  consolations  et  l'appui  moral  de  la  jeune  fille. 
Au  lieu  de  s'offrir  à  elle  comme  un  dédommagement,  il  lui  deman- 
dait des  secours,  une  force,  sans  lesquels  il  ne  pouvait  manquer  de 
fléchir,  de  se  décourager  et  de  succomber  à  la  longue. 

Ces  mélancoliques  appels  à  la  pitié  de  Juliette  empruntaient  à  cer- 
taines circonstances  particulières  une  irrésistible  influence.  Elle  avait 
vu  plus  d'une  fois  Edmond  en  proie  à  de  singuliers  accès  d'humeur 
noire,  attribués  par  lui  aux  suites  d'une  fièvre  violente  qui  avait 
failli  l'emporter  pendant  ses  campagnes  du  Caucase,  et  que  les  chi- 
rurgiens russes  avaient  combattue  par  des  remèdes  excessivement 
énergiques.  De  temps  en  temps,  à  des  intervalles  qui  semblaient 
s'éloigner,  le  jeune  comte  blêmissait  tout  à  coup,  ses  yeux  s'arrê- 
taient avec  une  fixité  vitreuse  sur  un  point  déterminé  de  l'espace  ; 
ses  traits,  d'ordinaire  impassibles,  se  contractaient  sous  l'action  d'un 
affreux  spasme.  Les  lèvres  serrées  et  respirant  avec  peine,  il  avait 
tous  les  dehors  d'un  homme  frappé  d'horreur,  et  tout  cela  sans 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

motif  apparent,  sans  cause  appréciable,  sans  le  moindre  symptôme 
précurseur  qui  laissât  pressentir  la  crise  et  permît  de  se  prémunir 
contre  elle.  La  dernière  de  ces  attaques,  antérieure  d'un  mois  à  la 
mort  de  la  comtesse  douairière,  avait  eu  lieu  sous  ses  yeux  et  sous 
ceux  de  Juliette  pendant  une  promenade  en  voiture  où  Edmond  les 
escortait  à  cheval.  «  iNous  étions,  écrivait-elle  à  son  amie,  sur  la 
route  du  vieux  moulin  et  près  de  l'endroit  où  elle  rejoint  la  nou- 
velle chaussée  qui  longe  la  hauteur  appelée  chez  nous  le  Banc  du 
Géant.  Au  détour  de  la  vallée,  au  point  même  de  la  jonction  des 
deux  routes,  s'élève  un  poteau  indicateur  dont  la  branche  hori- 
zontale, —  le  bras,  si  tu  l'aimes  mieux,  —  tournée  de  notre  côté, 
semblait  nous  défendre  d'aller  plus  loin.  C'est  tout  au  moins  ce 
que  je  me  suis  figuré  depuis  lors.  Edmond  se  trouvait  juste  en  face 
du  poteau,  et  il  allait  tourner  l'angle  de  la  route,  lorsque  tout  à 
coup  il  poussa  un  faible  cri.  Je  vis  les  rênes  glisser  de  ses  mains,  je 
le  vis  jeter  ses  bras  en  avant  et  ramener  ensuite  ses  mains  sur  ses 
yeux,  puis  il  vacilla  sur  sa  selle  comme  si  une  balle  fût  venue 
l'atteindre,  et  le  moment  d'après  il  gisait  à  terre  dans  un  état  de 
complète  insensibilité.  Nous  nous  jetâmes  aussitôt  hors  de  la  voi- 
ture pour  courir  à  son  secours,  et  nous  étions  encore  penchées  sur 
lui,  cherchant  à  le  faire  revenir,  lorsqu'un  bruit  épouvantable  nous 
força  de  lever  les  yeux.  Le  moulin,  que  nous  avions  tout  à  l'heure 
en  vue,  venait  de  disparaître.  Un  énorme  fragment  de  roc,  autour 
duquel  essaimaient  des  nuages  de  poussière  blanche ,  était  tombé 
sur  la  route  et  nous  barrait  le  passage.  Les  chevaux  prirent  peur, 
s'emportèrent,  et  je  ne  sais  comment  le  cocher  les  eût  arrêtés,  si 
la  voiture  n'avait  chaviré  fort  à  propos.  Personne  au  surplus  n'était 
blessé.  L'écroulement  d'un  mur  mal  étayé  par  les  maçons  a  déter- 
miné la  chute  de  ce  rocher,  qu'on  avait  déplacé  en  faisant  la  route 
et  qui,  sans  l'accident  arrivé  à  Edmond,  nous  aurait  infailliblement 
écrasés  tous.  » 

On  lit  à  la  même  date  dans  le  journal  du  jeune  comte  :  «  Com- 
ment faire  pour  douter  de  ce  qui  s'affirme  ainsi?  De  même  que  j'ai 
vu,  dans  le  désordre  de  cette  embuscade  où  les  Tcherkesses  nous 
avaient  attirés,  la  main  fatale  détourner  un  fusil  braqué  sur  ma 
poitrine,  de  même  j'ai  reconnu  à  l'extrémité  de  ce  bras,  qui  nous 
défendait  de  passer  outre,  l'anneau  flamboyant  que  je  sais  au  fond 
de  la  Weidnitz.  Dans  cette  protection  invisible  dont  je  suis  ainsi  en- 
touré, mon  âme  pressent  une  menace.  Quand  doit-elle  se  réaliser? 
Ces  apparitions  ne  frapperont-elles  jamais  d'autres  yeux  que  les 
miens?...  Après  tout,  pourquoi  des  remords?...  L'action  seule  en- 
gendre des  conséquences...  Ce  qui  n'est  pas  fait,  réellement  fait, 
n'existe  point...  Ce  qui  n'existe  point  ne  saurait  avoir  de  résultat. 
Tous  les  actes  de  ma  vie,  et  jusqu'aux  mouvemens  de  ma  pensée, 


l'anneau  d'amasis.  5A9 

scrupuleusement  pesés  par  moi,  ne  me  donnent  pas  une  somme  de 
causes  égale  à  la  somme  des  elïets  produits.  Cette  é(piation  dégage 
ma  responsabilité,  rassure  ma  conscience  et  me  cuirasse  contre  les 
fantômes  ennemis...  Je  ne  reconnais  pour  loi  de  ma  nature  que  la 
loi  de  mon  intelligence,  et  selon  cette  loi,  inscrite  il  y  a  vingt  siè- 
cles sur  l'anneau  d'Egypte,  je  suis  pur  de  toute  souillure.  Courage 
donc  et  marchons  en  avant  !  » 

VIII. 

Le  mariage  allait  s'accomplir  devant  un  petit  nombre  de  témoins 
dans  la  chapelle  particulière  du  château.  Edmond  était  au  pied  de 
l'autel ,  à  côté  de  sa  belle  fiancée  ;  mais  ses  pensées  flottaient  hors 
du  sanctuaire  :  il  ne  voyait  ni  le  prêtre,  ni  Juliette,  ni  les  regards 
sympathiques  des  amis  qui  l'entouraient;  il  attendait  le  spectre,  il 
se  préparait  au  combat  surhumain  dont  la  menace  planait  sur  lui. 
Chacune  de  ses  facultés,  sentinelle  vigilante,  guettait  l'approche  de 
l'ennemi.  Ses  nerfs  tendus  à  l'excès  développaient  en  lui  une  sorte 
de  sixième  sens  dont  les  perceptions  subtiles  étaient  à  la  hauteur 
de  cette  tâche  nouvelle  qui  consistait  à  voir  l'invisible,  à  repousser 
l'impalpable.  Rien  au  reste  ne  trahissait  son  angoisse  intérieure. 
Son  maintien  était  assuré,  son  attitude  était  imposante,  et  son  re- 
gard limpide,  son  aflable  sourire,  n'exprimaient  qu'une  joyeuse  sé- 
rénité. Au  moment  où  le  prêtre  se  tournait  pour  bénir  les  jeunes 
époux,  Edmond  crut  avoir  victoire  gagnée.  Le  gant  jeté  au  fantôme 
n'avait  pas  été  relevé.  Dans  la  citadelle  de  l'âme,  gardée  de  tout 
point,  la  vision  hideuse  n'avait  pu  pénétrer  par  aucune  issue.  Ce 
fut  donc  avec  un  geste  d'orgueilleux  triomphe  qu'il  étendit  la  main 
pour  saisir  celle  de  Juliette  et  cimenter  ainsi  leur  union  à  jamais  in- 
dissoluble... 

Le  fantôme  l'attendait  là  :  dans  la  main  de  Juliette,  il  vit  celle  de 
son  frère  Félix. 

Ce  n'était  pas  le  moment  de  faiblir.  Il  voulut  dégager  la  main  de 
sa  fiancée,  ouvrir  de  force  ces  doigts  de  mort  qui  l'enveloppaient  de 
leur  étreinte;  mais  ceci  lui  fut  impossible.  L'améthyste  le  repous- 
sait, l'améthyste  dardait  sur  lui  mille  rayons  haineux.  Avec  le  sif- 
flement du  serpent  et  la  vibration  de  ses  brillantes  écailles,  l'amé- 
thyste lui  disait  tout  bas  :  Ne  fais  pas  obstacle  à  la  main  du  sort. 
Vainement  sa  volonté  se  révoltait-elle.  Frappés  d'une  sorte  de  pa- 
ralysie, ses  membres  lui  refusaient  service.  Le  prêtre  à  ce  moment 
prononça  les  paroles  sacrées.  Edmond  entendait  et  voyait  tout;  il 
articula  machinalement  l'inviolable  vœu.  Il  l'articula,  chose  hor- 
rible, au  nom  du  mort... 

La  cérémonie  avait  pris  fin;  le  mariage  était  accompli.  Edmond, 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

resté  fidèle  à  la  promesse  qu'il  s'était  faite,  avait  maiiitenii,  sous  le 
contrôle  de  sa  volonté  de  fer,  ses  muscles  et  ses  nerfs  profondément 
ébranlés;  mais  il  se  sentait  à  bout  de  forces.  Une  espèce  de  marée 
montante  faisait  affluer  le  sang  sous  son  crâne.  Sa  cervelle  bouillon- 
nait, il  se  sentait  au  bord  de  l'abîme,  il  prévoyait  un  accès  terrible. 
Toutefois  une  certaine  lucidité  lui  restait  encore;  il  put  calculer,  à 
une  minute  près,  combien  de  temps  il  pourrait  rester  maître  de  lui- 
même  au  prix  d'un  suprême  effort  qui  lui  coûterait  sans  doute  la 
perte  de  sa  raison.  Ce  fut  ainsi  qu'il  conduisit  la  jeune  épousée  à 
la  salle  des  banquets,  où  ils  reçurent  tous  deux  les  félicitations  de 
leurs  hôtes.  Chacun  obtint  de  lui  un  regard  amical,  une  parole  cour- 
toise. Toujours  calme,  toujours  avec  les  formes  de  l'urbanité  la  plus 
exquise,  ils  le  virent  ensuite  se  dérober  à  leurs  empressemens. 

Le  valet  de  chambre  du  comte  Edmond,  averti  par  un  signe  de 
son  maître,  le  suivit  dans  l'appartement  qu'il  occupait  à  l'extrémité 
du  château.  Une  fois  là,  sans  que  sa  tranquillité  parût  troublée, 
Hans  que  sa  voix  attestât  la  moindre  agitation  :  —  Je  vous  donne 
cinq  minutes,  lui  dit  le  comte.  Allez  me  chercher  parmi  les  gens 
de  livrée  ou  les  garçons  d'écurie  quatre  hommes  des  plus  robustes; 
qu'ils  se  munissent,  et  en  quantité,  des  longes,  des  cordes,  des 
courroies  les  plus  solides...  Maintenant  faites  diligence!... 

Dressé  depuis  longtemps  à  une  obéissance  passive,  le  valet  de 
chambre  salua  et  sortit.  Avant  le  terme  fixé,  il  était  de  retour,  suivi 
de  l'escouade  requise.  Chacun  des  cinq  hommes  avait  sa  provision 
de  cordes.  Le  comte  ordonna  de  fermer  la  porte  en  dedans,  ce  qui 
fut  fait  à  l'instant  même.  Il  était  debout  au  pied  de  son  lit;  son  bras 
droit,  enlacé  autour  d'une  des  massives  colonnes  qui  supportaient 
le  ciel  de  ce  meuble  gothique,  s'y  cramponnait  avec  énergie.  Une 
pâleur  livide  avait  envahi  son  visage  :  —  Vite!  vite!...  Les  pieds, 
les  mains!  attachez  tout!...  Cet  ordre  étrange  fut  articulé  d'une 
voix  sèche  et  brisée,  mot  par  mot,  avec  un  effort  évident.  Les  do- 
mestiques stupéfaits  le  contemplaient  bouche  béante,  sans  pouvoir 
trouver  une  seule  parole.  Quant  à  lui,  ses  yeux  parlaient  encore,  et 
avec  une  éloquence  menaçante,  mais  ses  lèvres  ne  s'ouvraient  plus. 
Pas  un  des  valets  n'osait  bouger.  L'épaisse  charpente  du  lit  sculpté 
se  mit  alors  à  craquer  dans  toutes  ses  membrures,  la  lourde  spirale 
de  chêne  à  laquelle  Edmond  semblait  collé,  arrachée  soudain  de  ses 
mortaises,  et  tournant  en  l'air  comme  une  massue,  fut  lancée  contre 
une  énorme  glace,  dont  les  menus  éclats  volèrent  de  toutes  parts, 
et  le  ciel  du  lit  s'affaissa  bruyamment...  Suivit  une  lutte  horrible 
que  nous  ne  décrirons  pas.  Les  cinq  athlètes  en  sortirent  mutilés, 
mais  vainqueurs.  Au  milieu  des  meubles  renversés  et  brisés,  le 
pauvre  fou  gisait  pantelant  comme  une  bête  fauve  prise  dans  les 
toiles  du  chasseur.  L'impassible  valet  de  chambre,  devinant  les  in- 


l'anneau  d'amasis.  551 

tentions  de  son  maître  et  dans  quelle  pensée  il  avait  choisi  pour 
théâtre  de  ce  hideux  conflit  la  partie  la  plus  reculée  du  château, 
recommanda  expressément  le  silence  à  ses  subordonnés.  Alors  seu- 
lement il  alla  prévenir  la  jeune  comtesse... 

Les  médecins  déclarèrent,  après  plusieurs  jours  de  traitement, 
durant  lesquels  la  maladie  avait  pris  un  cours  régulier,  que  le  soin 
de  veiller  sur  le  comte  Edmond  pouvait  être  laissé  à  sa  jeune  femme. 
Thérèse  et  Juliette  s'établirent  aussitôt  près  du  malade;  mais  la 
première  dut  s'éloigner  peu  après,  et  Juliette  demeura  seule  dans 
l'espèce  de  cachot  qu'elle  partageait  avec  son  mari.  Toute  sorte  de 
lumière  blessant  les  yeux  du  malade,  on  maintenait  autour  de  lui 
une  obscurité  complète.  Dans  la  pièce  voisine,  où  se  tenait  sa  femme, 
.une  lampe  aux  rayons  atténués,  brûlant  du  matin  au  soir,  rempla- 
çait la  lumière  extérieure.  Entre  les  deux  chambres,  aucune  autre 
barrière  qu'une  tenture  mobile,  derrière  laquelle  Juliette  se  tenait 
fréquemment  aux  écoutes,  et  qu'elle  soulevait  de  temps  à  autre  pour 
jeter  un  regard  furtif  sur  le  malheureux,  dont  les  apostrophes  inco- 
hérentes, les  sourdes  imprécations,  les  prières  passionnées  arri- 
vaient tour  à  tour  jusqu'à  son  oreille.  Plus  d'une  fois,  dans  ce  tor- 
rent désordonné  de  paroles  confuses,  il  s'en  trouva  qui  jetaient  sur 
le  passé,  comme  par  éclairs,  une  lumière  terrible.  Juliette  les  re- 
cueillait en  frémissant.  Concentrant  peu  à  peu,  par  un  effort  de  son 
intelligence,  ces  rayons  épars,  elle  eut  devant  elle,  comme  en  dépit 
d'elle-même,  la  vérité  tout  entière.  Cette  vérité  formidable,  pareille 
au  masque  hideux  de  la  Méduse  antique,  fit  de  ce  jeune  être  vivant 
une  statue  implacable,  dont  le  froid  regard,  l'immuable  rigidité, 
s'imposaient  par  la  terreur  à  la  mémoire  étonnée,  et  lorsque  le  ma- 
lade se  réveilla  un  matin,  après  quelques  heures  d'un  sommeil  pai- 
sible, maître  de  lui-même  et  de  ses  pensées,  — lorsqu'avec  ces  per- 
ceptions vagues  d'une  convalescence  pressentie  il  se  rendit  compte 
de  tout  ce  qui  l'entourait,  —  lorsqu'il  leva  sur  la  femme  qui  lui 
avait  prodigué  tant  de  soins  ses  yeux  chargés  de  reconnaissance, 
l'idole  de  sa  jeunesse  lui  apparut  transformée.  C'était  encore  un 
ange,  il  est  vrai;  mais  c'était  l'ange  du  jugement. 

Elle  savait  tout,  et  il  vit  qu'elle  savait  tout. 

—  Pourquoi  ne  lui  as-tu  pas  tendu  la  main?  disait-elle. 

Son  crime  était  debout  devant  lui,  crime  étrange,  auquel  la  pas- 
sion n'avait  eu  aucune  part,  issu  d'une  pensée-démon,  produite 
elle-même  par  cette  faiblesse  superstitieuse  qu'on  a  si  souvent  re- 
marquée chez  les  hommes  dépourvus  de  foi. 

Dans  une  crise  décisive  de  sa  vie,  alors  que,  déçu  dans  toutes  ses 
espérances ,  il  avait  vu  cette  volonté  si  ferme  sur  laquelle  il  comp- 
tait impuissante  à  dominer  les  orages  du  cœur,  la  maxime  fataliste 
inscrite  sur  l'an  neau  égyptien  était  tout  à  coup  devenue  sa  devise 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  sa  règle.  Bien  décidé  à  subir  son  destin,  quel  qu'il  fût,  il  l'était 
également  à  ne  point  repousser  les  chances  favorables  que  l'incon- 
stance du  sort  amènerait  devant  lui.  Au  prix  d'un  acte  criminel, 
toute  félicité  humaine  lui  aurait  semblé  trop  chèrement  payée;  mais 
il  croyait  pouvoir  caresser  impunément  le  rêve  et  la  chimère  d'un 
désir  coupable. 

Telles  étaient  ses  dispositions,  lorsque,  assiégé  de  pressentimens 
sinistres,  il  monta  dans  la  barque  où  son  frère  l'appelait.  Plus  il 
était  sombre  et  pensif,  plus  Félix  donnait  carrière  à  sa  pétulance 
folle,  à  son  exubérante  vivacité.  Il  le  raillait  impitoyablement  d'avoir 
choisi  avec  tant  de  prudence  l'héritière  de  Rosenberg.  —  Vous  serez 
riche,  très  riche,  lui  disait-il,  et  avec  l'argent  épargné  sur  les  pro- 
cès à  venir  vous  aurez  de  quoi  donner  à  votre  comtesse  une  tiare  de. 
diamans...  Mais,  si  riche  que  cet  hymen  vous  fasse,  jamais  vous 
n'aurez  de  quoi  me  payer  ceci... —  Et  le  malheureux  jeune  homme, 
en  prononçant  ces  dangereuses  paroles,  s'amusait  à  faire  scintiller 
par  manière  de  défi  la  mystérieuse  améthyste.  Edmond,  taciturne 
et  sombre,  avait  cessé  de  répondre  autrement  que  par  quelques 
monosyllabes  à  ses  insolentes  saillies. 

On  sait  comment  ils  restèrent  seuls  après  le  départ  de  leur  jeune 
compagnon.  A  droite  et  à  gauche,  ils  avaient  les  hautes  berges  de 
la  rivière;  au-dessous  d'eux,  le  courant  profond  et  rapide.  Félix, 
averti  à  plusieurs  reprises  par  son  frère,  n'en  continuait  pas  moins 
à  fah"e  pencher  la  barque  par  vaine  bravade  tantôt  d'un  côté,  tan- 
tôt de  l'autre.  Edmond  n'ouvrait  plus  la  bouche.  Au  dedans  de  lui 
commençait  à  fermenter  une  vie  nouvelle,  où  se  confondaient  une 
sorte  d'espoir  craintif,  une  angoisse  mêlée  de  joie.  En  brusque  mou- 
vement de  Félix  mit  soudain  la  proue  de  la  barque  en  opposition 
directe  avec  le  courant;  l'un  des  côtés  s'enfonça  jusqu'à  fleur  d'eau. 
Félix  perdit  l'équilibre,  et,  après  quelques  efforts  pour  se  retenir, 
glissant  malgré  lui,  disparut  sous  l'onde.  Quand  il  revint  à  la  sur- 
face, l'impulsion  de  sa  chute  avait  déjà  fait  avancer  la  nacelle,  et  il 
se  trouvait  dans  le  sillage  à  quelques  pas  en  arrière.  Il  s'efforça 
de  l'atteindre,  mais  l'impétuosité  du  courant  la  faisait  voguer  assez 
vite,  et  sur  cette  nacelle  rapidement  entraînée,  pas  une  main  ne  se 
levait  pour  lui  venir  en  aide,  pas  une  rame  ne  lui  était  tendue.  Sous 
les  coups  réitérés  de  ses  bras,  une  sorte  de  tourbillon  s'était  formé 
où  il  se  débattait  péniblement.  Ses  habits  trempés,  ses  lourdes 
bottes  pleines  d'eau  gênaient  ses  mouvemens  et  l'entraînaient  au 
fond,  La  barque  légère  voguait  toujours. 

—  Assez,  Edmond!  Arrêtez-vous,  pour  l'amour  du  ciel!...  Je  suis 
assez  puni  comme  cela...  Ma  force  est  à  bout...  J'enfonce!...  Je 
n'en  puis  plus!... 

Devant  les  yeux  d'Edmond  se  dressa  dans  ce  moment  une  image 


l'anneau  d'amasis.  553 

depuis  longtemps  familière,  une  image  plus  vieille  que  lui  de  plu- 
sieurs siècles,  celle-là  même  que  sa  curiosité  mondaine  était  allée 
disputer  aux  ténèbres  de  la  nécropole  égyptienne,  et  qu'il  avait 
conservée  depuis  lors  au  fond  de  son  cœur,  l'honorant  d'un  culte 
silencieux.  A  sa  place  et  à  celle  de  Félix,  il  n'y  avait  plus  que  deux 
ombres,  deux  fantômes  impalpables,  —  Sethos,  le  prince  déshérité, 
en  face  de  l'usurpateur  Âmasis.  Et  alors,  aussi  froid  que  le  spectre 
de  ses  rêves,  sans  émotion  et  sans  mouvement,  debout,  les  bras 
croisés,  il  regarda. 

Il  regarda  son  frère  aux  prises  avec  la  mort.  Une  terreur  indéfi- 
nissable en  cet  instant  fatal  passa  dans  les  yeux  et  sur  le  visage  de 
Félix.  Ce  n'était  pas  l'horreur  du  trépas  imminent,  ce  n'était  pas 
le  saisissement  hagard  de  l'homme  qui  va  sombrer,  c'était  une  peur 
spéciale  ,  aux  étreintes  plus  poignantes.  Félix  venait  de  lire  sur 
la  physionomie  de  son  frère  Edmond  une  pensée  qui  suffit,  en 
moins  d'une  seconde,  pour  geler  comme  un  froid  subit  l'essence 
même  de  son  être.  Il  frissonna,  comme  frissonnent  les  anges  quand 
leur  regard  descend  au  fond  dugouiïre  infernal.  Ses  illusions  frater- 
nelles, sa  confiance  presque  filiale  s'éteignirent  du  même  coup  avec 
un  cri  d'agonie.  Quant  à  l'aîné  des  deux  frères,  il  demeura  debout, 
impassible,  à  la  pointe  de  son  esquif,  tandis  que  l'autre  continuait 
à  se  débattre  dans  le  souple  réseau  liquide  qui  montait  peu  à  peu 
autour  de  lui.  Leurs  regards  échangeaient  un  dialogue  qui  ne  sera 
jamais  écrit  dans  aucune  langue  humaine.  Ce  duel  de  leurs  yeux, 
au  sein  de  cette  solitude  où  tout  se  taisait,  entouré  d'un  affreux  si- 
lence que  ne  venait  pas  même  interrompre  le  cri  plaintif  de  l'oiseau 
des  marais,  avait  quelque  chose  qui  serrait  le  cœur. 

Ce  fut  à  une  brassée  de  la  barque  tout  au  plus  que  Félix  épuisé 
se  laissa  couler.  Au  moment  où  le  flot  passa  sur  sa  tête ,  sa  longue 
chevelure  brune  s'épandit  et  surnagea  un  moment.  Comme  le  bou- 
quet sombre  de  quelque  plante  aquatique ,  elle  allait  et  venait , 
chose  déjà  morte,  au  gré  du  flot  capricieux. 

Le  bras  droit  étendu,  la  main  qui,  toujours  agitée,  appelait  en- 
core à  l'aide,  s'élevèrent  une  fois  de  plus.  Par  un  mouvement  in- 
volontaire, Edmond  se  pencha  pour  les  saisir.  Il  n'avait  qu'à  étendre 
le  bras,  et  son  frère  était  sauvé;...  mais  sur  la  main  droite  de 
l'homme  qui  se  noyait  un  pâle  rayon  de  soleil  vint  se  jouer  au  ha- 
sard, et  les  reflets  d'une  flamme  violette  arrivèrent  droit  aux  yeux 
d'Edmond.  Une  voix  intérieure  s'éleva,  qui  lui  disait  :  Ne  touche  ja- 
mais de  ton  doigt  de  fange  à  l'œuvre  d'en  haut  ! 

Il  se  rejeta  en  arrière...  La  main  de  Félix  avait  disparu. 

Il  la  revit  encore  une  fois,  mais  elle  n'avait  plus  ni  mouvement 
ni  prière.  L'agonie  la  raidissait  déjà,  et,  tendue  ainsi  vers  le  ciel,  à 
qui  elle  semblait  demander  vengeance,  elle  menaçait  l'immobile 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

meurtrier.  Le  flot  inclina  bientôt  cette  main  crispée  et  la  recouvrit 
de  sa  nappe  sombre...  Cette  fois  tout  était  dit. 

Combien  de  temps  Edmond  resta-t-il  les  yeux  fixés  sur  le  flot 
mobile,  sans  la  complicité  duquel  les  perfides  insinuations  de  son 
mauvais  ange  n'eussent  jamais  prévalu?  C'est  ce  que  lui-même 
n'aurait  pu  dire.  Les  aboiemens  d'un  chien  le  tirèrent  de  cette  con- 
templation où  il  s'abîmait.  Il  se  réveilla  tout  à  coup,  trempé  de 
sueur,  comme  au  sortir  d'un  rêve  pénible.  Remords  et  craintes,  il 
n'avait  plus  d'autres  compagnons.  Son  isolement  le  terrifia.  Un  gé- 
missement aigu  sortit  de  sa  poitrine,  et,  se  prenant  la  tête  à  deux 
mains,  il  se  précipita  dans  le  fleuve... 

Jamais  Edmond  n'obtint  le  pardon  de  Juliette.  On  a  vu  quelque- 
fois l'amour  survivre  à  l'estime.  L'amour  est  à  lui-même  sa  propre 
excuse  :  il  ne  s'explique  pas,  il  est,  comme  Dieu,  parce  qu'il  est; 
mais  Juliette  n'aimait  pas  Edmond,  elle  l'honorait  d'une  espèce  de 
culte.  Or,  en  trompant  sa  confiance,  il  s'était  profané  lui-même.  En 
manifestant  sa  faiblesse,  il  avait  encouru  ce  mépris  que  la  femme 
la  moins  forte  éprouvera  toujours  en  face  d'une  défaillance  virile,  et 
surtout  lorsque  cette  défaillance  la  frappe  dans  ce  qui  est  le  plus 
noble  attribut  de  la  nature  féminine  :  —  la  confiance  en  autrui  im- 
plicite et  sans  réserve. 

IX. 

J'avais  passé  toute  la  nuit  en  face  de  ce  formidable  dossier. 
L'aube  pointait  à  l'horizon  quand  je  me  levai,  juge  sévère,  pour 
prononcer  sur  le  coupable  une  condamnation  sans  appel.  Plus  il  y 
avait  en  lui  de  noblesse  native  et  de  facultés  puissantes,  moins  je 
me  sentais  porté  à  l'absoudre.  Je  multipliais  son  crime  par  la  somme 
de  ses  vertus.  Comment  avait-il  pu  être  dupe  de  cette  erreur  gros- 
sière qui  établit  une  difl'érence  entre  le  bien  qu'on  ne  fait  pas  et  le 
mal  qu'on  pourrait  faire,  entre  les  souhaits  coupables  et  le  bien 
qu'on  n'a  pas  voulu?  Gomment  avait-il  oublié  que  dans  toute  exis- 
tence il  peut  se  présenter  un  moment  suprême  oii  les  matériaux 
dont  un  homme  est  fait,  prenant  feu  tout  à  coup  et  se  consumant, 
laissent  voir  à  nu  les  élémens  constitutifs  de  sa  véritable  nature? 

Irrité,  méprisant,  je  me  sentais  inflexible,  quand  une  main  douce 
et  fraîche  se  posa  sur  mon  front  brûlant.  Une  voix  bien  connue 
m'interpellait  avec  l'accent  du  reproche  le  plus  tendre  :  —  Pourquoi, 
mon  cher  cœur,  cette  longue  veille?  Combien  de  fois  ne  m'avez-vous 
pas  dit  vous-même  que  la  nuit  n'est  pas  l'amie  de  l'homme... 

—  Cette  parole  vient  du  ciel ,  m*écriai-je  en  pressant  sur  mon 
cœur  ma  pauvre  femme  effrayée. 


l'anneau  d'amasis.  555 

—  Non,  me  répétais-je,  la  nuit  n'est  pas  l'amie  de  l'homme.  — 
Et  à  mesure  que  je  voyais  croître  au  dehors  la  lumière  du  jour,  je 
me  sentais  plus  rapproché  de  cette  clémence  infmie  qui  fait  luire 
le  même  soleil  sur  les  bons  et  sur  les  méchans. 

—  Attelez  sur-le-champ,  m'écriai-je  en  dépit  des  supplications 
de  ma  douce  Gretchen.  Je  ne  serais  pas  digne  du  titre  de  médecin 
si,  avant  de  songer  à  mon  repos,  je  n'allais  rendre  à  ce  malheureux 
la  paix  à  laquelle  il  aspire. . . 

Le  comte  me  reçut  debout.  Nous  nous  regardâmes.  Mes  bras  s'ou- 
vrirent, il  se  laissa  tomber  sur  ma  poitrine.  —  Enfin!  s'écria-t-il 
avec  un  soupir  de  délivrance.  —  Sur  cette  âme  aride  et  pour  la 
première  fois  depuis  tant  d'années  venaient  s'abattre  les  douces 
rosées  de  la  pitié  humaine. 

Glissons  sur  les  tristes  journées  qui  suivirent.  Cette  vieillesse 
précoce  déclinait  rapidement.  Un  jour  vint,  —  le  dernier  de  l'an- 
née 18Zi2,  le  jour  de  la  Saint-Sylvestre,  —  où  je  m'assis  au  chevet 
du  comte  Edmond  R...  pour  assister  à  son  agonie.  Depuis  la  con- 
fession que  j'avais  reçue,  cette  âme  naturellement  haute  avait  repris 
son  vol  peu  à  peu  vers  les  régions  épurées.  Elle  se  rendait  à  elle- 
même  le  témoignage  que,  si  le  crime  avait  été  grand,  l'expiation 
avait  été  cruelle. 

J'avais  la  main  sur  le  poignet  gauche  du  mourant,  et  je  notais 
l'affaiblissement  graduel  de  son  pouls.  Les  battemens  s'arrêtèrent, 
et  je  crus  que  le  comte  avait  passé;  mais  il  se  souleva  au  contraire 
et  put  se  tenir  assis  sur  son  lit.  Le  regard  de  ses  yeux  largement 
ouverts  s'élevait  dans  la  direction  du  ciel.  Sa  main  droite,  elle 
aussi,  semblait  chercher  en  l'air  un  objet  invisible  dont  elle  voulait 
se  saisir.  Tout  son  corps  était  agité  à  intervalles  inégaux  par  des 
convulsions  spasmodiques.  Soudain,  avec  un  accent  passionné  : 

—  Frère!  frère!  s'écria-t-il,  au  nom  du  Dieu  de  clémence,  sauve 
mon  âme  immortelle!...  Ta  main,  frère!  ta  main!...  Ne  la  retire 
pas,  ou  je  suis  da4uné!... 

Je  me  sentis  frémir  de  la  tête  aux  pieds.  C'était  là,  presque  mot 
pour  mot,  l'adjuration  suprême  du  malheureux  Félix  au  moment  où 
la  vie  se  dérobait  à  lui,  et  je  crus  que  l'heure  du  châtiment  final 
était  arrivée. 

Je  me  trompais,  car  un  sourire  céleste  vint  éclairer  les  traits  du 
mourant.  De  cette  main  qu'il  avait  tendue,  il  attira  vers  ses  lèvres 
un  je  ne  sais  quoi  sans  nom  qu'il  couvrit  de  fervens  baisers...  Puis, 
retombant  à  la  renverse,  le  comte  Edmond  exhala  son  dernier  soupir. 

Espérons  qu'il  est  entré  dans  la  paix  de  Dieu. 

E.-D.    FORGUES, 


LE 


MATÉRIALISME  CONTEMPORAIN 


UNE  THÉORIE  ANGLAISE  SUR  LES  CAUSES  FINALES. 


Il  est  une  disposition  qui  tend  à  dominer  dans  les  sciences,  et 
dont  le  matérialisme  contemporain  ne  manque  pas  de  se  préva- 
loir (1)  :  c'est  l'aversion  non  déguisée  des  savans  pour  les  causes 
finales  et  pour  tout  ce  qui  y  ressemble.  Je  ne  m'explique  pas  bien, 
je  l'avoue,  cette  aversion.  En  quoi  donc  l'hypothèse  d'un  plan  et 
d'un  dessein  dans  la  nature  (car  c'est  en  cela  que  consiste  la  doc- 
trine des  causes  finales)  est-elle  contraire  à  l'esprit  scientifique?  Il 
faut  distinguer  soigneusement  ici  deux  ordres  d'idées  :  la  méthode 
et  le  fond  des  choses.  La  méthode  des  causes  finales  peut  être  sté- 
rile et  nuisible  dans  la  science,  sans  qu'il  en  résulte  pour  cela  qu'il 
n'y  ait  point  de  causes  finales  dans  la  réalité.  Sans  doute,  si  nous 
commençons  par  supposer  que  tel  phénomène  a  un  but  et  un  cer- 
tain but,  nous  pouvons  être  entraînés  par  là,  pour  mettre  les  choses 
d'accord  avec  ce  but  imaginaire,  à  supprimer  des  faits  réels  et  à 
en  introduire  de  chimériques  :  il  ne  faut  donc  point  partir  de  cette 
idée  préconçue,  et  que  l'expérience  pourrait  démentir;  mais  si  c'est 
là  une  mauvaise  méthode  pour  découvrir  les  faits  (et  cela  même 
est-il  vrai  sans  restriction?),  s'ensuit-il  que  les  faits,  une  fois  dé- 
couverts, ne  révéleront  pas  des  convenances,  un  plan,  une  inten- 

(1)  Voyez,  une  première  étude  sur  le  Matérinlisme  contemporain  dans  la  Revue  du 
15  août  dernier. 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  557 

tien,  une  finalité?  Pourquoi  vouloir  à  toute  force  qu'il  n'y  ait  rien 
de  semblable  dans  les  choses?  N'est-ce  pas  là  un  préjugé  tout  aussi 
dangereux,  tout  aussi  trompeur  que  le  premier,  quoiqu'il  lui  soit 
contraire?  Le  désir  de  ne  pas  trouver  de  causes  finales  dans  la  na- 
ture peut  m'Induire  à  des  théories  chimériques  aussi  bien  que  le 
désir  opposé.  Ainsi  le  vrai  principe  de  la  méthode  scientifique  en 
cette  circonstance  doit  être  l'indilTérence  aux  causes  finales  et  non 
pas  l'hostilité.  Un  naturaliste  célèbre  de  notre  temps,  M.  Flourens, 
a  très  bien  dit  :  «  11  faut  aller  non  pas  des  causes  finales  aux  faits, 
mais  des  faits  aux  causes  finales.  »  C'est  dans  le  même  sens  que 
Bacon  les  écartait  de  la  physique,  pour  les  renvoyer  à  la  méta- 
physique. 

Les  naturalistes  se  persuadent  qu'ils  ont  écarté  les  causes  finales 
de  la  nature  lorsqu'ils  ont  démontré  comment  certains  effets  résul- 
tent nécessairement  de  certaines  causes  données.  La  découverte  des 
causes  efficientes  leur  paraît  un  argument  décisif  contre  l'existence 
des  causes  finales.  Il  ne  faut  pas  dire,  selon  eux,  «  que  l'oiseau  a  des 
ailes  pour  voler,  mais  qu'il  vole  parce  qu'il  a  des  ailes.  »  Mais  en 
quoi,  je  vous  prie,  ces  deux  propositions  sont-elles  contradictoires  ? 
En  supposant  que  l'oiseau  ait  des  ailes  pour  voler,  ne  faut-il  pas 
que  le  vol  résulte  de  la  structure  des  ailes?  Et  ainsi,  de  ce  que  le 
vol  est  un  résultat,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  conclure  qu'il  n'est 
pas  un  but.  Faudrait-il  donc,  pour  que  vous  reconnussiez  un  but 
et  un  choix ,  qu'il  y  eût  dans  la  nature  des  effets  sans  cause ,  ou 
des  effets  disproportionnés  à  leurs  causes?  Des  causes  finales  ne 
sont  pas  des  miracles;  pour  atteindre  un  certain  but,  il  faut  que 
l'auteur  des  choses  ait  choisi  des  causes  secondes  précisément  pro- 
pres à  l'effet  voulu.  Par  conséquent  quoi  d'étonnant  qu'en  étudiant 
ces  causes  vous  puissiez  en  .déduire  mécaniquement  les  effets  ?  Le 
contraire  serait  impossible  et  absurde.  Ainsi  expliquez -nous  tant 
qu'il  vous  plaira  qu'une  aile  étant  donnée,  il  faut  que  l'oiseau  vole  : 
cela  ne  prouve  pas  du  tout  qu'il  n'ait  pas  des  ailes  pour  voler.  De 
bonne  foi,  si  l'auteur  de  la  nature  a  voulu  que  les  oiseaux  volassent, 
que  pouvait-il  faire  de  mieux  que  de  leur  donner  des  ailes? 

Cet  accord  des  causes  efficientes  et  des  causes  finales  a  été  admi- 
rablement exprimé  par  Hegel  dans  cette  pensée  spirituelle  et  pro- 
fonde :  «  La  raison,  dit-il,  est  aussi  rusée  que  puissante.  Sa  ruse 
consiste  en  ce  que,  pendant  qu'elle  permet  aux  choses  d'agir  les 
unes  sur  les  autres  conformément  à  leur  nature ,  et  de  s'user  dans 
ce  travail  sans  se  mêler  et  se  confondre,  elle  ne  fait  par  là  que  réa- 
liser ses  fins.  On  peut  dire  à  cet  égard  que  la  Providence  divine  est 
vis-à-vis  du  monde  et  des  événemens  qui  s'y  passent  la  ruse  abso- 
lue. Dieu  fait  que  l'hommo  trouve  sa  sati'^faction  dans  ses  passions 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  ses  intérêts  particuliers,  pendant  qu'il  accomplit  ses  fins,  qui  sont 
autres  que  ces  intérêts  et  ces  passions  ne  se  le  proposent.  » 

Je  n'ai  besoin  que  de  rappeler  les  faits  Lien  connus,  si  souvent 
cités ,  qui  donnent  lieu  de  croire  que  la  nature ,  au  moins  dans  les 
êtres  vivans  (je  laisse  le  reste),  a  suivi  un  plan  et  un  dessein,  s'est 
proposé  un  but,  et  a  cherché  les  meilleurs  moyens  pour  le  réaliser. 
Les  principaux  ^e  ces  faits  sont  la  structure  des  organes  si  bien  ap- 
propriés à  la  fonction  qu'ils  doivent  remplir,  comme  l'œil  à  la  vue, 
le  cœur  à  la  circulation  du  sang;  l'appropriation  des  organes  au 
milieu,  comme  la  structure  des  poumons  pour  la  respiration  dans 
l'air  et  des  branchies  pour  la  respiration  dans  l'eau;  la  corrélation 
des  organes  entre  eux,  —  notamment  le  rapport  sur  lequel  Cuvier 
a  tant  insisté  entre  la  forme  des  dents  et  tout  le  système  osseux  de 
l'animal;  les  sexes,  si  merveilleusement  combinés  l'un  pour  l'autre; 
la  sécrétion  du  lait  dans  les  mamelles  après  l'enfantement  dans  la 
classe  des  mammifères;  les  instincts  industrieux  des  animaux,  etc. 
Tous  ces  faits  ont  été  si  souvent  développés,  surtout  au  xviir  siècle, 
que  nous  nous  contenterons  de  les  indiquer  en  renvoyant  aux  livres 
si  curieux  et  trop  oubliés  de  Nieuwentyk,  de  Poley,  de  Reimarus 
enfin,  le  maître  de  Kant,  qui  le  nomme  plusieurs  fois  avec  une  res- 
pectueuse admiration.  Eh  bien!  en  présence  de  tant  d'exemples  di- 
vers, d'une  signification  si  éclatante,  ne  nous  sera-t-il  pas  permis 
de  dire,  comme  font  les  savans  dans  des  circonstances  semblables, 
que  tout  se  passe  comme  si  la  cause,  quelle  qu'elle  soit,  qui  a  fait 
les  organes  dans  l'être  vivant  avait  eu  devant  les  yeux  l'effet  parti- 
culier que  chacun  d'eux  devait  produire,  et  l'effet  commun  qu'ils 
devaient  produire  tous  ensemble,  en  d'autres  termes  que  cette 
cause  a  eu  un  plan  et  s'est  proposé  un  but?  Ce  but,  prévu  et  déter- 
miné à  l'avance,  est  ce  que  l'on  appelle  une  cause  finale. 

Toutefois  prenons  garde  de  nous  laisser  subjuguer  par  l'imagi- 
nation et  par  l'habitude.  Peut-être  l'hypothèse  des  causes  finales 
n'est-elle,  comme  l'ont  pensé  Épicui-e  et  Spinoza,  que  l'ignorance 
des  causes  véritables  ;  peut-être  une  étude  plus  approfondie  nous 
apprendra-t-elle  à  démêler  quelque  cause  réelle  qui  nous  échappe, 
et  nous  montrera  quelque  effet  naturel  là  où  nous  croyons  voir  la 
main  d'une  volonté  prévoyante.  Ainsi,  dans  les  tours  d'adresse  par 
lesquels  un  prestidigitateur  nous  éblouit,  nous  croirions  volontiers 
à  une  puissance  magique  et  surnaturelle,  parce  que  nous  ignorons 
les  causes  très  simples  et  souvent  très  grossières  qui  amènent  ces 
merveilleux  effets.  La  nature  ne  serait-elle  pas  aussi  une  magi- 
cienne qui  nous  cache  ses  fils,  ses  ressorts,  son  jeu,  et  qui,  nous 
montrant  les  effets  en  voilant  les  causes,  nous  jette,  comme  dit 
Spinoza,  dans  un  stupide  étonnement? 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  559 

Pendant  longtemps,  la  philosophie  matérialiste,  aussi  ignorante 
des  lois  de  la  nature  que  la  philosophie  contraire,  s'était  contentée 
d'attribuer  au  hasard  et  à  des  rencontres  fortuites  ces  harmonies  et 
ces  convenances  qui  nous  émerveillent.  Ce  vague  appel  à  des  causes 
fortuites  laissait  toute  sa  force  à  l'argument  que  les  spiritualistes 
tiraient  de  l'ordre  de  l'univers.  Dire  en  effet,  avec  les  anciens  épicu- 
riens, que  la  terre  féconde  et  amollie  a  pu  produire  à  l'origine,  par 
une  vertu  spontanée,  toute  sorte  d'êtres  vivans,  —  que  les  atomes, 
en  se  combinant  suivant  les  lois  de  la  pesanteur  et  du  dinamcn,  ont 
amené  ici  des  plantes  et  là  des  animaux,  ici  des  poissons  et  là  des 
hommes,  que  des  milliards  de  formes  ont  été  enfantées  qui,  étant 
impropres  à  la  vie,  ont  succombé,  qu'on  a  vu  des  moitiés  d'êtres 
vivans  sortir  de  la  boue  fétide  avec  un  corps  inachevé,  que  toute 
sorte  d'organes  se  sont  rencontrés  au  hasard,  et  qu'enfin  parmi  ces 
rencontres  un  certain  nombre  ont  été  heureuses ,  et  ont  formé  les 
plantes  et  les  animaux  que  nous  connaissons  :  —  un  tel  système,  qui 
est  celui  que  nous  expose  Lucrèce,  est  tellement  grossier  et  mal- 
adroit que  c'était  autrefois  une  bonne  fortune  pour  la  philosophie 
s^^iritualiste  d'avoir  à  le  réfuter.  L'extravagance  de  pareilles  expli- 
cations, l'absence  même  de  toute  explication  démontraient  ici  mieux 
qu'aucun  argument  l'impossibilité  d'écarter  de  l'univers  une  cause 
prévoyante  et  intentionnelle. 

Mais  dans  ces  derniers  temps,  —  à  peu  près  depuis  un  demi- 
siècle,  —  la  science  s'est  portée  avec  un  puissant  effort  sur  ce  pro- 
blème, et  a  essayé  de  ramener  à  certaines  causes  déterminées,  à 
certaines  lois  naturelles,  le  grand  mystère  des  appropriations  orga- 
niques. Elle  n'a  pu  se  contenter  d'un  si  aveugle  emploi  des  causes 
fortuites,  et  elle  a  cherché  à  établir  un  rapport  plus  précis,  plus 
vraisemblable  entre  les  causes  et  les  effets.  Elle  a  compris  que  dire 
d'une  manière  vague  que  la  matière,  en  se  combinant,  a  formé  des 
êtres  vivans,  c'était  ne  rien  dire,  car  le  problème  est  précisément 
d'expliquer  comment  la  matière  a  pu  produire  des  êtres  aptes  à  la 
vie.  11  fallait  trouver  quelque  raison  précise  et  particulière  à  ces 
appropriations  merveilleuses,  que  le  hasard  ne  peut  expliquer.  De 
là  plusieurs  hypothèses  plus  ou  moins  spécieuses,  dont  le  matéria- 
lisme s'est  hâté  de  s'emparer,  et,  pour  dire  toute  la  vérité,  il  faut 
reconnaître  que  le  combat  est  devenu  plus  sérieux  qu'il  ne  l'était 
autrefois. 

Parmi  ces  hypothèses,  l'une  des  plus  intéressantes  et  des  plus  in- 
génieuses est  celle  qu'un  célèbre  naturaliste  anglais,  M.  Darwin,  a 
développée  tout  récemment,  avec  infiniment  de  science  et  d'esprit, 
dans  son  livre  sur  l'origine  et  la  formation  des  espèces.  Ce  livre, 
lorsqu'il  a  paru,  a  déjà  été,  dans  la  Revue,  l'objet  d'une  étude  scien- 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.tifique  (1).  Nous  voudrions  l'examiner  ici  dans  son  rapport  avec  la 
l^lîllosophie,  et  en  particulier  avec  le  problème  des  causes  finales. 

On  trouvera  peut-être  bien  hardi  que  la  philosophie  donne  son 
avis  sur  une  théorie  qui  paraît  être  du  ressort  exclusif  des  zoolo- 
gistes; mais  reconnaissons  que  l'histoire  naturelle,  dans  ses  plus 
hautes  conceptions,  touche  aux  confins  de  la  philosophie,  et  entre 
assez  volontiers  en  conflit  avec  elle.  Pourquoi  la  philosophie  ne  s'a- 
vancerait-elle pas  à  son  tour  sur  un  terrain  qui  la  touche  de  si  près? 
Pourquoi  n'essaierait-elle  pas  d'interroger  des  systèmes  qui  peu- 
vent avoir  pour  elle  de  si  graves  conséquences,  et  de  soumettre  à  la 
critique,  dans  la  mesure  de  sa  compétence,  celles  de  ces  doctrines 
qui  ne  sont  guère  jusqu'ici  que  de  simples  hypothèses  et  de  pures 
possibilités?  La  philosophie  naturelle  est  encore,  comme  diraient 
les  positivistes,  dans  sa  période  métaphysique,  c'est-à-dire  que  le 
possible,  le  probable,  le  conjectural,  s'y  mêlent  au  réel,  la  pure 
conception  à  l'observation  et  à  l'expérience.  La  métaphysique  n'est 
donc  pas  incompétente  en  cette  affaire,  et  l'analyse  des  idées  abs- 
traites, qui  est  le  génie  du  métaphysicien,  peut  se  marier  utilement 
à  l'esprit  d'observation  et  d'interprétation  qui  est  le  trait  distinctif 
du  vrai  savant. 

I. 

Avant  d'examiner  l'hypothèse  de  M.  Darwin,  il  faut  rappeler  d'a- 
bord, sans  y  insister  beaucoup,  les  hypothèses  analogues  qui  ont 
précédé  la  sienne,  et  auxquelles  lui-même  fait  encore  une  certaine 
part  dans  sa  doctrine. 

Plusieurs  principes  ou  agens  ont  été  proposés  pour  expliquer  sans 
aucune  cause  finale  les  appropriations  organiques.  Les  principaux 
sont  l'action  des  milieux,  l'habitude  et  le  besoin.  C'est  par  l'action 
combinée  de  ces  agens  que  Lamarck  explique  la  transformation 
progressive  de  l'animalité,  qui  s'est  élevée,  suivant  lui,  par  un  per- 
fectionnement continu,  de  la  forme  la  plus  élémentaire  à  la  plus 
complexe,  de  la  monade  à  l'humanité  :  théorie  redoutable  que  Di- 
derot, dans  l'audace  féconde  de  son  inventive  imagination,  semble 
avoir  le  premier  rêvée,  et  qu'un  esprit  aventureux  du  dernier  siè- 
cle, Benoît  de  Maillet,  a  développée  avant  Lamarck  dans  un  livre 
moitié  ridicule,  moitié  profond ,  le  Telliamed,  qui  a  provoqué  les 
railleries  de  Voltaire  et  le  majestueux  dédain  de  Cuvier. 

Nul  doute  que  les  conditions  extérieures  dans  lesquelles  un  ani- 
mal se  trouve  placé  n'agissent  sur  lui  et  ne  le  modifient  dans  une 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l''""  avril  1860. 


LE    MATÉRIALISME    CO^TEM^'(^!lAl^.  561 

certaine  mesure.  C'est  l'ensemble  de  ces  circonstances  (air,  eau,  ac- 
cidens  météorologiques,  éducation,  etc.)  que  l'ou  appelle  le  milieu. 
Eh  bien!  disent  certains  naturalistes,  si  c'était  le  milieu  lui-même, 
qui,  modelant,  assouplissant  l'animal  à  ses  influences,  le  rend  propre 
à  vivre  précisément  au  sein  de  ces  influences,  y  aurait-il  donc  à 
s'étonner  de  l'accord  qui  existe  entre  les  organes  et  le  miliiMi, 
comme  si  l'on  s'étonnait,  par  exemple,  qu'un  fleuve  trouvât  préci- 
sément un  lit  tout  fait  pour  le  recevoir,  tandis  que  c'est  lui-même 
qui  se  fait  son  lit?  Ce  serait  là  un  vrai  cercle  vicieux.  Par  exemple, 
serait-il  raisonnable  de  dire  que  les  paysans  ont  été  doués  par  la 
nature  d'une  force  d'organisation  plus  grande  que  celle  des  autres 
hommes,  parce  qu'ils  étaient  destinés  à  subir  de  plus  grandes  in- 
tempéries, le  chaud,  le  froid,  la  pluie,  la  neige,  le  vent,  et  que  la 
Providence  leur  a  ménagé  ainsi  plus  de  chances  de  conserver  leur 
existence,  si  nécessaire  au  bien-être  de  l'humanité?  N'est-il  pas  ma- 
nifeste qu'on  prendrait  ici  l'effet  pour  la  cause?  Car  si  les  paysans 
sont  forts,  c'est  précisément  parce  qu'ils  ont  eu  à  résister  à  de  nom- 
breux accidens  physiques  qui  fortifient  quand  ils  ne  tuent  pas.  De 
pareilles  causes  finales  ne  peuvent  être  admises  par  personne.  Eh 
bien  !  si  l'on  pouvait  établir  que  toutes  les  modifications  organiques 
ont  pour  cause  une  action  de  milieu,  n'aurait-on  ])oint  par  là  porté 
le  coup  le  plus  sérieux  à  la  doctrine  des  causes  finales? 

Il  faut  reconnaître  que  les  conditions  extérieures  agissent  sur  l'or- 
ganisation et  la  modifient,  mais  jusqu'où  et  dans  quelle  mesure?  C'est 
là  le  grand  débat  qui  partage  les  naturalistes  et  qui  donne  lieu  au- 
jourd'hui à  d'importantes  recherches  expérimentales.  Nous  n'avons 
pas  l'intention  de  nous  y  engager.  Jusqu'ici  cependant  il  ne  paraît  pas 
que  les  actions  de  milieu,  telles  que  nous  pouvons  les  connaître  et  les 
observer,  pénètrent  bien  profondément  dans  l'organisation.  Les  plus 
importantes  sont  celles  que  nous  produisons  artificiellement  par  la 
domestication;  mais  avons-nous  jamais  créé  un  seul  organe?  Quelque 
grande  que  l'on  fasse  la  part  à  ces  actions  extérieures,  on  admettra 
difficilement  qu'elles  puissent  déterminer  la  formation  des  organes 
les  plus  complexes  et  les  plus  importans.  Par  exemple,  certains  ani- 
maux respirent  par  les  poumons  et  d'autres  par  les  branchies,  et 
ces  deux  sortes  d'organes  sont  parfaitement  appropriés  aux  deux 
milieux  de  l'air  et  de  l'eau.  Comment  concevoir  que  ces  deux  mi- 
lieux aient  pu  produire  des  appareils  si  complexes  et  si  bien  appro- 
priés? De  tous  les  faits  constatés  par  la  science,  en  est-il  un  seul 
qui  puisse  justifier  une  extension  aussi  grande  de  l'action  des  mi- 
lieux? Si  l'on  dit  que  par  milieu  il  ne  faut  pas  seulement  entendre 
l'élément  dans  lequel  vit  l'animal,  mais  toute  espèce  de  circonstance 
extérieure,  je  demande  que  l'on  me  détermine  quelle  est  précisé- 

TOME   XLVIII.  3G 


562  REVUE  DES    DEUX    MONDES. 

ment  la  circonstance  qui  a  fait  prendre  à  tel  organe  la  forme  du  pou- 
mon, à  tel  autre  la  forme  de  branchies;  quelle  est  la  cause  précise 
qui  a  fait  le  cœur,  cette  machine  hydraulique  si  puissante  et  si  aisée, 
et  dont  les  mouvemens  sont  si  industrieusenient  combinés  pour  re- 
cevoir le  sang  qui  vient  de  tous  les  organes  du  cœur  et  pour  le  leur 
renvoyer;  quelle  est  la  cause  enfin  qui  a  lié  tous  ces  organes  les 
uns  aux  autres,  et  a  fait  de  l'être  vivant,  suivant  l'expression  de 
Guvier,  «  un  système  clos,  dont  toutes  les  parties  concourent  à  une 
action  commune  par  une  réaction  réciproque.  »  Que  sera-ce  si  nous 
passons  aux  organes  des  sens,  au  plus  merveilleux,  l'œil  de  l'homme 
ou  celui  de  l'aigle?  Darwin  lui-même  s'arrête  un  instant,  presque 
effrayé  de  ce  problème.  L'esprit  de  système  qui  le  soutient  le  fait 
passer  outre;  mais,  parmi  les  savans  qui  n'ont  pas  de  système,  en 
est-il  un  qui  ose  soutenir  qu'il  entrevoie  d'une  manière  quelconque 
comment  la  lumière  aurait  pu  produire  par  son  action  l'organe  qui 
lui  est  approprié,  ou  bien,  si  ce  n'est  pas  la  lumière,  quel  est  l'a- 
gent extérieur  assez  puissant,  assez  habile,  assez  ingénieux,  assez 
bon  géomètre,  pour  construire  ce  merveilleux  appareil  qui  a  fait 
dire  à  Newton  :  a  Celui  qui  a  fait  l'œil  a-t-il  pu  ne  pas  connaître 
les  lois  de  l'optique?  »  Grande  parole,  qui,  venant  d'un  si  grand 
maître,  devrait  bien  faire  réfléchir  un  instant  les  improvisateurs  de 
systèmes  cosmogoniques,  si  savans  sur  l'origine  des  planètes,  et 
qui  passent  avec  tant  de  complaisance  sur  l'origine  de  la  conscience 
et  de  la  vie  ! 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  facile  à  expliquer,  à  ce  qu'il  semble,  parles  ac- 
tions de  milieu,  c'est  la  coloration  de  la  peau.  Or  on  dispute  même, 
et  c'est  un  débat  qui  se  prolonge  encore  entre  les  naturalistes,  pour 
savoir  si  la  différence  de  milieu  peut  expliquer  la  différence  de  la 
race  caucasique  et  de  la  race  nègre.  Et  même,  par  une  contradic- 
tion piquante,  ce  sont  souvent  les  mêmes  naturalistes,  si  complai- 
sans  pour  les  actions  extérieures  quand  il  s'agit  de  rapprocher  le 
singe  de  l'homme,  qui  deviennent  les  plus  exigeans  et  les  plus  in- 
crédules lorsqu'on  cherche  à  expliquer  par  les  mêmes  actions  la 
différence  des  blancs  et  des  noirs.  Sans  entrer  dans  ce  débat,  je 
me  contenterai  de  dire  que  si  l'unité  de  l'espèce  humaine  est  en- 
core un  problème  pour  les  naturalistes,  à  plus  forte  raison  en  est-il 
de  même  pour  l'unité  de  l'animalité  tout  entière. 

Au  reste,  ce  qui  prouve  mieux  que  tout  raisonnement  l'insuffi- 
sance du  principe  des  milieux,  c'est  que  les  naturalistes  les  plus 
favorables  à  ce  principe  ne  s'en  sont  pas  contentés  et  en  ont  invoqué 
d'autres  concurremment  avec  celui-là.  Il  y  a  même  ici  une  re- 
marque à  faire,  qui  n'est  pas  sans  intérêt  :  c'est  que  le  naturaliste 
qui  passe  pour  avoir  attaché  le  plus  d'importance  à  l'action  des  mi- 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  563 

lieux,  Lamarck,  entend  cette  action  dans  un  sens  très  difTcrent  de 
celui  qu'on  attendrait  d'après  l'opinion  reçue,  car  il  attribue  au 
milieu  beaucoup  plutôt  une  action  perturbatrice  qu'une  action  plas- 
tique. 

La  loi  fondamentale  suivant  Lamarck ,  c'est  la  complication  pro- 
gressive des  organismes.  Or  ce  n'est  pas  le  milieu  qui  produit  cette 
progression.  Le  milieu  au  contraire,  ou  cause  modifiante,  ne  fait 
que  la  troubler  :  c'est  lui  qui  amène  des  interruptions ,  des  hiatus, 
de  véritables  désordres ,  et  empêche  la  série  animale  de  présenter 
cette  échelle  graduée  et  continue  qu'avait  défendue  Bonnet  suivant 
ce  principe  célèbre  :  nalura  non  facil  saltus.  Quel  est  donc  le  vrai 
principe  formateur  de  l'animalité  selon  Lamarck?  C'est  un  prin- 
cipe distinct  du  milieu,  indépendant  du  milieu,  un  principe  qui, 
abandonné  à  lui-même,  produirait  une  série  interrompue  dans  un 
ordre,  parfaitement  gradué  :  c'est  ce  qu'il  appelle  le  pouvoir  de  la 
yie.  «  Tout  porte  ici,  dit-il  dans  son  mauvais  style,  sur  deux  bases 
essentielles  et  régulatrices  des  faits  observés  et  des  vrais  principes 
zoologiques,  savoir  :  1°  sur  \q  pouvoir  de  la  rie,  dont  les  résultats 
sont  la  composition  croissante  de  l'organisme  et  par  suite  la  pro- 
gression citée;  2°  sur  la  cause  modifiante,  dont  les  produits  sont  des 
interruptions ,  des  déviations  diverses  et  irrégulières  dans  le  pouvoir 
de  la  vie.  —  11  suit  de  ces  deux  bases  essentielles  :  d'abord  qu'il 
existe  une  progression  réelle  dans  la  composition  de  l'organisation 
des  animaux  que  la  cause  modifiante  n'a  pu  empêcher,  ensuite  qu'il 
n'y  a  pas  de  progression  soutenue  et  régulière  dans  la  distribution 
des  races  d'animaux,  parce  que  la  cause  modifiante  a  fait  varier 
presque  partout  celle  que  la  nature  eût  régulièrement  formée,  si 
cette  cause  modifiante  n'eût  pas  agi.  » 

Cette  distinction  entre  l'action  perturbatrice  du  milieu  et  son  ac- 
tion plastique  est  de  la  plus  haute  importance  pour  la  question  qui 
nous  occupe,  car  l'appropriation  des  organes  aux  fonctions  n'étant 
plus  l'efiet  du  milieu,  mais  de  la  vie,  le  problème  reste  tout  entier, 
et  il  s'agit  toujours  de  savoir  comment  la  vie,  cause  aveugle  et  in- 
consciente et  même  cause  mécanique  (Lamarck  admet  la  génération 
spontanée),  comment,  dis-je,  une  telle  cause  peut  accommoder 
toutes  les  parties  de  l'animal  à  leurs  usages  respectifs  et  les  lier 
ensemble  à  une  action  commune.  Dans  cette  doctrine,  le  milieu 
ne  peut  plus  être  invoqué  comme  cause,  puisqu'il  n'est  qu'un  ob- 
stacle, et  que  sans  lui  les  formes  organiques  seraient  encore  plus 
régulières  et  plus  harmonieuses  qu'elles  ne  le  sont. 

Le  milieu  étant  donc,  de  l'aveu  même  de  Lamarck,  un  principe 
insuffisant  pour  expliquer  la  production  des  formes  organiques,  et 
par  conséquent  leur  appropriation,  ce  qu'il  appelle  le  pouvoir  de  la 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vie  sera-t-il  plus  heureux,  et  par  quels  moyens  obtiendra-t-il  cet 
effet?  Ici  Lamarck  fait  appel  à  deux  nouveaux  agens  que  nous  avons 
déjà  indiqués,  l'habitude  et  le  besoin.  Il  établit  deux  lois  :  la  pre- 
mière, c'est  que  le  besoin  produit  les  organes;  la  seconde,  c'est  que 
l'habitude  les  développe  et  les  fortifie. 

Insistons  sur  la  différence  de  ce  principe  et  du  précédent.  Dans 
l'hypothèse  du  milieu,  la  cause  modifiante  et  transformante  est  tout 
extérieure.  Rien  ne  vient  de  l'objet  transformé.  Il  est  comme  une 
cire  molle  par  rapport  à  la  main  qui  la  modèle  et  qui  la  pétrit.  Ainsi 
en  est- il  de  ces  roches  qui  sous  l'action  des  eaux  se  creusent  et 
deviennent  des  grottes,  des  temples,  des  palais.  Il  est  de  toute 
évidence  qu'il  n'y  a  là  nulle  appropriation  préméditée.  En  est -il  de 
même  quand  vous  invoquez  le  pouvoir  de  l'habitude  ou  du  besoin? 
Non  sans  doute,  car  ce  ne  sont  pas  là  des  causes  externes,  mais  des 
causes  internes  :  quoique  déterminées  par  les  circonstances  exté- 
rieures, elles  agissent  néanmoins  du  dedans;  elles  sont  avec  le  mi- 
lieu des  causes  coopératrices.  Ce  sont  elles,  et  non  plus  les  mi- 
lieux, qui  accommodent  l'être  vivant  à  ses  conditions  d'existence. 
Eh  bien  !  en  supposant  que  ces  causes  puissent  rendre  compte  de 
toutes  les  appropriations  organiques  (ce  qui  est  plus  que  douteux), 
je  dis  que  l'on  n'aurait  encore  rien  gagné  par  là,  car  cette  puis- 
sance d'accommodation  est  elle-même  une  appropriation  merveil- 
leuse. Ici  ce  n'est  plus  seulement,  comme  tout  à  l'heure,  une  cause 
physique  modelant  l'animal  ou  le  végétal  du  dehors;  c'est  un  pou- 
voir interne  concourant  avec  l'action  externe  et  s' accommodant  aux 
besoins  de  l'être  vivant.  Eh  quoi!  il  y  a  dans  l'être  vivant  une  puis- 
sance telle  que  si  le  milieu  se  modifie,  l'être  vivant  se  modifie 
également  pour  pouvoir  vivre  dans  ce  milieu  nouveau!  Il  y  a  une 
puissance  de  s'accommoder  aux  circonstances  du  dehors,  d'en  tirer 
parti,  de  les  appliquer  à  ses  besoins!  Et  dans  une  telle  puissance 
vous  ne  voyez  pas  une  finalité!  Imaginez  que  l'être  vivant  ait  la 
nature  dure  et  inflexible  de  la  pierre  et  du  métal,  chaque  change- 
ment de  milieu  devient  pour  lui  une  cause  de  destruction  et  de 
mort;  mais  la  nature  l'a  fait  souple  et  flexible.  Or  dans  une  telle 
flexibilité  je  ne  puis  m'empêcher  de  reconnaître  une  pensée  préser- 
vatrice de  la  vie  dans  l'univers. 

On  le  verra  mieux  en  examinant  la  chose  de  plus  près.  Il  faut  ici 
admettre  deux  cas  :  ou  bien  l'animal  a  conscience  de  son  besoin,  ou 
il  n'en  a  pas  conscience,  car  les  animaux  inférieurs,  suivant  La- 
marck, sont  dénués  de  sensibilité  aussi  bien  que  les  végétaux.  Dans 
ce  second  cas,  Lamarck  soutient  que  la  production  d'un  organe  a 
une  cause  toute  mécanique  ;  par  exemple  «  un  nouveau  mouvement 
produit  dans  les  fluides  de  l'animal.  »  ?.Iais  alors,  si  l'organe  n'est 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  565 

que  le  résultat  d'une  cause  mécanique,  d'un  mouvement  de  fluides, 
sans  aucun  sentiment,  et  par  conséquent  sans  aucun  eflbrt,  com- 
ment se  trouve-t-il  avoir  une  appropriation  quelconque  avec  les 
besoins  de  l'animal'/  Gomment  les  fluides  iront-ils  précisément  se 
porter  vers  le  point  où  la  production  d'an  organe  serait  nécessaire? 
et  comment  produiraient-ils  un  organe  approprié  au  milieu  où  l'ani- 
mal vit?  Quant  à  dire  qu'il  est  le  produit  de  toute  espèce  d'organes, 
les  uns  utiles,  les  autres  inutiles,  les  autres  nuisibles,  et  que  l'ani- 
mal ne  subsiste  que  lorsque  le  nombre  des  organes  utiles  vient  à 
l'emporter,  n'est-ce  pas  tout  simplement  revenir  à  l'hypothèse  d'É- 
picure  et  attribuer  tout  au  hasard,  ce  que  l'on  voulait  éviter?  D'ail- 
leurs les  faits  donnent-ils  raison  à  cette  hypothèse?  Si  les  combi- 
naisons d'organes  sont  fortuites,  le  nombre  des  organes  inutiles  ou 
nuisibles  devrait  être  infiniment  plus  grand  qu'il  ne  l'est  (en  suppo- 
sant même  qu'il  y  en  ait  un  seul  de  ce  genre,  ce  qui  n'est  pas  dé- 
montré), car  ces  deux  conditions  n'excluent  pas  absolument  la  vie. 
Et  dire  que  cela  a  été  autrefois  ainsi,  c'est  se  jeter  dans  l'inconnu, 
sans  compter  que  les  découvertes  paléontologiques  ne  donnent  pas 
à  penser  que  les  animaux  fossiles  aient  été  plus  mal  construits  que 
ceux  d'aujourd'hui. 

Si  au  contraire  c'est  un  besoin  ressenti  qui  déterminerait  lui- 
même  la  direction  des  fluides,  comment  les  fluides  se  dirigeront-ils 
précisément  là  où  le  besoin  existe,  et  produiront-ils  précisément  le 
genre  d'organes  qui  est  nécessaire  à  la  satisfaction  du  besoin?  Un 
animal  éprouve  le  besoin  de  voler  pour  échapper  à  des  ennemis 
dangereux  ;  il  fait  effort  pour  mouvoir  ses  membres  dans  le  sens  où 
il  doit  le  plus  facilement  se  soustraire  à  leur  poursuite.  Comment 
cet  effort  et  ce  besoin  combinés  réussiront-ils  à  faire  prendre  aux 
membres  antérieurs  la  forme  de  l'aile,  cette  machine  si  délicate  et 
si  savamment  combinée  que  toute  la  mécanique  la  plus  subtile  de 
l'homme  peut  à  peine  soupçonner  comment  on  pourra  l'imiter? 
Pour  que  le  mouvement  des  fluides  puisse  amener  des  combinai- 
sons aussi  difficiles,  il  faut  autre  chose  qu'un  besoin  vague  et  un 
eflbrt  incertain. 

Lamarck  reconnaît  «  qu'il  est  très  difficile  de  prouver  par  l'obser- 
vation »  que  le  besoin  produit  l'organe;  mais  il  soutient  que  la  vé- 
rité de  cette  première  loi  se  déduit  logiquement  de  la  seconde  loi, 
attestée  par  l'expérience,  d'après  laquelle  l'organe  se  développe  par 
l'expérience  et  par  l'habitude.  Ainsi,  selon  lui,  de  ce  que  l'habitude 
développe  les  organes,  il  s'ensuit  que  le  besoin  peut  les  créer.  Qui 
ne  voit  l'abîme  qu'il  y  a  entre  ces  deux  propositions?  Quoi!  parce 
qu'un  organe  étant  donné  croît  ou  se  développe  par  l'exercice,  on 
en  conclura  que  le  besoin  peut  produire  un  organe  qui  n'existe  pas! 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  production  d'un  organe  qui  n'existe  pas  peut-elle  s'assimiler  au 
développement  d'un  organe  qui  existe  ?  Nous  voyons  bien  que  l'exer- 
cice augmente  les  dimensions,  la  force,  la  facilité  d'action  d'un  or- 
gane, mais  non  pas  qu'il  le  multiplie  et  qu'il  en  change  les  condi- 
tions essentielles.  Le  saltimbanque  a  des  muscles  plus  déliés  que 
les  autres  hommes.  En  a-t-il  d'autres?  en  a-t-il  plus?  sont-ils  dis- 
posés différemment?  De  bonne  foi,  si  grand  que  l'on  suppose  le  pou- 
Yoir  de  l'habitude,  ce  pouvoir  peut-il  aller  jusqu'à  la  création? 

Je  sais  que  l'on  peut  invoquer  la  théorie  de  l'unité  de  composi- 
tion, et  soutenir  avec  les  partisans  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  que 
tous  les  organes  ne  sont  au  fond  qu'un  seul  et  même  organe  diver- 
sement développé,  que  par  conséquent  l'exercice  et  l'habitude  ont 
pu  produire  successivement,  quoique  lentement,  ces  diversités  de 
forme  qui  ne  sont  que  des  différences  de  développement.  Mais  la 
doctrine  de  l'unité  organique  poussée  jusque-là  n'est- elle  point 
elle-même  une  hypothèse?  Les  grandes  objections  de  Cuvier  contre 
cette  hypothèse  ont-elles  été  toutes  écartées  par  la  science  mo- 
derne? L'unité  de  type  et  de  composition  dans  la  série  animale 
ne  serait- elle  pas  un  idéal  et  un  abstrait  plutôt  que  l'expression 
exacte  et  positive  de  la  réalité?  Et  d'ailleurs  suffirait-il  de  montrer 
que  deux  organes  différens  sont  analogues  l'un  à  l'autre,  c'est-à- 
dire,  suivant  Geoffroy  Saint-Hilaire,  situés  à  la  même  place  et  liés 
par  les  mêmes  rapports  aux  organes  avoisinaiis,  pour  conclure  de 
là  que  l'un  de  ces  organes  a  pu  prendre  la  forme  de  l'autre?  Non,  il 
faudrait  voir  cet  organe  passer  lui-même  d'une  forme  à  une  autre. 
Autrement  l'analogie  ne  prouve  pas  la  transition.  Ainsi  par  exemple, 
de  ce  que  la  trompe  de  l'éléphant  est  l'analogue  du  nez  humain,  il 
ne  s'ensuit  pas  que  le  nez  puisse  se  changer  en  trompe,  et  la 
trompe  se  changer  en  nez.  Au  reste,  Geoffroy  Saint-Hilaire  a  pris 
soin  de  séparer  lui-même  son  hypothèse  de  celle  de  Lamarck,  et  il 
disait  spirituellement  qu'on  peut  bien  soutenir  qu'un  palais  et  une 
chaumière  répondent  à  un  même  type  fondamental,  sans  affirmer 
pour  cela  que  le  palais  ait  commencé  par  être  une  chaumière,  ni 
que  la  chaumière  deviendra  un  palais. 

Il  est  des  cas  où  l'analogie  est  certaine  et  la  transformation  pos- 
sible, mais  où  l'on  comprend  toutefois  difficilement  comment  l'ha- 
bitude aurait  pu  produire  cette  transformation.  C'est  ainsi  qu'il  pa- 
raît démontré  en  anatomie  comparée,  par  les  recherches  de  Goethe 
et  d'Oken,  que  le  crâne  est  l'analogue  des  vertèbres,  qu'il  est  lui- 
même  une  vertèbre  élargie  et  développée.  Eh  bien  !  comment  l'ha- 
bitude a-t-elle  pu  opérer  une  pareille  métamorphose  et  changer  la 
vertèbre  supérieure  de  la  colonne  vertébrale  en  une  cavité  capable 
de  contenir  l'encéphale?  Voici  ce  qu'il  faudrait  supposer  :  c'est  qu'un 


LE    JIATÉRIALISiME    CONTEML'ORAIN.  567 

animal  qui  n'aurait  qu'une  moelle  épinière,  à  force  de  l'exercer,  a 
réussi  à  produire  cette  expansion  de  matière  nerveuse  que  nous 
appelons  le  cerveau,  qu'à  mesure  que  cette  partie  supérieure  s'é- 
largissait, elle  refoulait  les  parois  d'abord  molles  qui  la  recouvrent 
jusqu'à  ce  qu'elle  les  eût  forcées  à  prendre  sa  propre  forme,  celle 
de  la  boîte  crânienne;  mais  que  d'hypothèses  dans  cette  hypothèse! 
D'abord  il  faudrait  imaginer  des  animaux  qui  eussent  une  moelle 
épinière  sans  cerveau,  car  si  ces  deux  organes  se  montrent  toujours 
ensemble,  rien  n'indique  que  l'un  ait  précédé  l'autre,  et  il  est  tout 
aussi  plausible  de  considérer  la  moelle  épinière  comme  un  prolon- 
gement du  cerveau  que  le  cerveau  comme  un  épanouissement  de 
la  moelle  épinière.  Ce  qui  semble  l'indiquer,  c'est  qu'on  trouve 
déjà  l'analogue  du  cerveau  même  dans  les  animaux  qui  n'ont  pas 
de  moelle  épinière,  dans  les  mollusques  et  les  articulés.  Or,  si  le 
cerveau  préexiste  dans  les  animaux  vertébrés,  le  crâne  préexiste  :  il 
n'est  donc  pas  le  produit  de  l'habitude.  Ajoutez  qu'on  comprend  dif- 
ficilement l'exercice  et  l'habitude  se  produisant  sans  cerveau;  ce 
sont  des  faits  qui  résultent  de  la  volonté ,  et  il  semble  bien  que  le 
cerveau  soit  l'organe  de  la  volonté.  Ajoutez  enfin  qu'il  faudrait  en- 
core admettre  que  la  matière  osseuse  eût  d'abord  été  cartilagineuse, 
afin  de  se  prêter  aux  élargissemens  successifs  nécessités  par  le  pro- 
grès du  système  nerveux,  ce  qui  impliquerait  une  remarquable  ac- 
commodation dans  cette  souplesse  primitive  de  la  matière,  sans 
laquelle  le  développement  du  système  nerveux  eût  été  impossible. 
Je  laisse  aux  zoologistes  à  décider  si  toutes  les  hypothèses  que  nous 
venons  de  présenter  sont  plausibles  et  concordent  avec  les  faits. 

Au  reste  il  nous  sera  permis  de  nous  appuyer  ici  sur  l'autorité 
de  l'illustre  Cuvier,  qui  juge  dans  les  termes  les  plus  sévères  l'hy- 
pothèse de  Lamarck  (1).  «Des  naturalistes,  plus  matériels  dans 
leurs  idées  et  ne  se  doutant  pas  même  des  observations  philosophi- 
ques dont  nous  venons  de  parler,  sont  demeurés  humbles  sectateurs 
de  Maillet  (Telliamed)  ;  voyant  que  le  plus  ou  moins  d'usage  d'un 
membre  en  augmente  ou  en  diminue  quelquefois  la  force  et  le  vo- 
lume, ils  se  sont  imaginés  que  des  habitudes  et  des  influences  ex- 
térieures longtemps  continuées  ont  pu  changer  par  degrés  les  ani- 
maux au  point  de  les  faire  arriver  successivement  à  toutes  celles 
que  montrent  maintenant  les  différentes  espèces  :  idée  peut-être  la 
plus  superficielle  et  la  plus  vaine  de  toutes  celles  que  nous  avons 
déjà  eu  à  réfuter.  On  y  considère  en  quelque  sorte  les  corps  orga- 
nisés comme  une  simple  motte  de  pâte  ou  d'argile  qui  se  laisserait 
mouler  entre  les  doigts.  Aussi,  du  moment  où  ces  auteurs  ont  voulu 

(1)  Cuvier,  Anatomie  comparée,  p.  100. 


568  Rl'VUE    DES    DEUX    MONDES. 

entre;-  dans  le  détail,  ils  sont  tombés  dans  le  ridicule.  Quiconque 
ose  avancer  sérieusement  qu'un  poisson,  à  force  de  se  tenir  au  sec, 
pourrait  voir  ses  écailles  se  fendiller  et  se  changer  en  plumes,  et 
devenir  lui-même  un  oiseau,  ou  qu'un  quadrupède,  à  force  de  pé- 
nétrer dans  des  voies  étroites,  de  se  passer  à  la  fdière,  pourrait  se 
changer  en  serpent,  ne  fait  autre  chose  que  prouver  la  plus  pro- 
fonde ignorance  de  l'anatomie.  » 

Je  n'insisterai  pas  plus  longtemps  d'ailleurs  sur  la  théorie  de  La- 
marck,  l'insuffisance  en  étant  démontrée  par  la  théorie  même  que 
M.  Darwin  a  essayé  d'y  substituer.  Nous  sommes  autorisé  à  mettre 
en  question  la  puissance  modificatrice  des  milieux  et  des  habitudes 
lorsque  nous  entendons  ce  naturaliste  dire  <(  qu'il  n'a  pas  grande 
confiance  en  l'action  de  tels  agens.  »  Quel  est  celui  qu'il  leur  substi- 
tue? C'est  ce  qu'il  nous  faut  examiner. 

II. 

Le  fait  qui  a  servi  de  point  de  départ  au  système  de  M.  Darwin  est 
un  fait  si  prosaïque  et  si  vulgaire,  qu'un  métaphysicien  n'eût  jamais 
daigné  y  jeter  les  yeux.  Il  faut  pourtant  que  la  métaphysique  s'ha- 
bitue à  regarder,  non  pas  seulement  au-dessus  de  nos  têtes,  mais  à 
nos  côtés  et  à  nos  pieds.  Eh  quoi!  Platon  n'admettait-il  pas  qu'il  y  a 
une  idée  divine  même  du  fumier,  même  de  la  boue?  Ne  dédaignons 
donc  pas  d'entrer  avec  M.  Darwin  dans  les  étables  des  éleveurs,  de 
chercher  avec  lui  les  secrets  de  l'industrie  bovine,  chevaline,  por- 
cine, et,  dans  ces  productions  de  l'art  humain,  de  découvrir,  s'il  est 
possible,  les  artifices  de  la  nature.  Sans  doute,  lorsqu'il  y  a  plu- 
sieurs années ,  une  exposition  universelle  rassemblait  à  Paris  les 
plus  beaux  échantillons  de  ces  diverses  industries,  lorsque  chaque 
année  encore,  dans  les  concours  de  départemens ,  on  voit  décerner 
des  prix  aux  plus  beaux  produits  de  l'élevage,  qui  eût  cru,  qui  pour- 
rait croire  que  dans  ces  expositions  et  ces  concours  la  théodicée  fût 
intéressée?  Et  cependant  les  faits  de  la  nature  se  lient  les  uns  aux 
autres  par  un  lien  si  subtil  et  si. continu,  et  les  accidens  les  plus 
insignifians  en  apparence  sont  tellement  gouvernés  par  des  raisons 
générales  et  permanentes,  que  rien  ne  peut  être  indifférent  aux 
méditations  du  penseur,  surtout  des  faits  qui  touchent  de  si  près 
au  mystère  de  la  vie. 

L'élève  des  bestiaux  est  une  véritable  industrie,  et  une  industrie 
qui  a  des  règles  précises  et  rigoureuses,  des  méthodes  suivies.  La 
plus  importante  de  ces  méthodes  est  ce  que  l'on  appelle  la  méthode 
de  sélection  ou  d'élection.  Voici  en  quoi  elle  consiste.  Lorsqu'il  veut 
obtenir  l'amélioration  d'une  race  dans  un  sens  déterminé,  l'éleveur 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  569 

choisira  les  individus  les  plus  remarquables  sous  le  rapport  de  la 
qualité  qu'il  recherche  :  si  c'est  la  grosseur,  les  plus  gros;  si  c'est 
la  taille,  les  plus  grands;  si  c'est  la  légèreté,  les  plus  sveltes;  si  c'est 
l'intelligence,  les  plus  fins,  les  plus  ingénieux,  les  plus  habiles.  Les 
produits  qui  résulteront  de  ce  premier  choix  posséderont  les  qua- 
lités de  leurs  pareiis  à  un  degré  de  plus,  car  on  sait  que  les  carac- 
tères individuels  se  transmettent  et  s'accumulent  par  l'hérédité.  Si 
l'on  opère  sur  ces  produits  comme  on  a  fait  sur  les  premiers  indivi- 
dus, la  qualité  cherchée  ira  sans  cesse  en  croissant,  et  au  bout  de 
plusieurs  générations  on  aura  obtenu  ces  belles  races,  toutes  de 
création  humaine,  que  se  disputent  les  pays  agricoles,  et  qui,  par 
des  croisemens  bien  entendus,  donnent  lieu  à  d'autres  races  nou- 
velles, ou  du  moins  à  d'innombrables  variétés. 

Eh  bien!  ce  que  fait  l'homme  avec  son  art,  pourquoi  la  nature  ne 
le  ferait-elle  pas  de  son  côté?  Pourquoi  ne  pas  admettre  une  sorte 
d'élection  naturelle  qui  se  serait  opérée  dans  la  suite  des  temps? 
Pourquoi  ne  pas  admettre  que  certains  caractères  individuels,  qui 
ont  été  primitivement  le  résultat  de  certains  accidens,  se  sont  trans- 
mis ensuite  et  accumulés  par  voie  héréditaire,  et  que  par  ce  moyen 
se  seraient  produites  dans  la  même  espèce  des  variétés  très  diffé- 
rentes, comme  nous  en  produisons  nous-mêmes?  Admettons  main- 
tenant, avec  M.  Darwin,  un  second  principe  sans  lequel  le  premier 
ne  pourrait  produire  tout  ce  qu'il  contient  :  ce  principe,  c'est  le 
principe  de  la  concurrence  vitale.  Voici  en  quoi  il  consiste.  Tous  les 
êtres  de  la  nature  se  disputent  la  nourriture;  tous  luttent  pour 
vivre,  pour  subsister.  Or  il  n'y  a  pour  un  certain  nombre  donné 
d'animaux  qu'une  certaine  somme  de  subsistances;  tous  ne  peuvent 
donc  également  se  conserver.  Dans  cette  lutte,  les  faibles  succom- 
bent nécessairement,  et  la  victoire  est  au  plus  fort.  Les  forts  seuls 
survivent,  et  établissent  le  niveau  entre  la  population  et  les  subsis- 
tances. On  reconnaît  ici  la  célèbre  loi  de  Malthus,  qui  a  soulevé  de 
si  grands  débats  dans  l'économie  politique,  et  que  M.  Darwin  trans- 
porte de  l'homme  à  l'animalité  tout  entière. 

Cette  loi  étant  donnée,  et  elle  est  indubitable,  voyons  comment 
agit  l'élection  naturelle.  Les  individus  d'une  espèce  donnée  qui 
auront  acquis  par  accident  un  caractère  plus  ou  moins  avantageux 
à  leur  conservation,  et  l'auront  transmis  à  leurs  descendans,  se- 
ront mieux  armés  dans  la  concurrence  vitale;  ils  auront  plus  de 
chances  de  se  conserver,  et  quand  ce  caractère  se  sera  perfec- 
tionné par  le  temps,  il  constituera  à  cette  variété  particulière  une 
vraie  supériorité  dans  son  espèce.  Imaginez  maintenant  quelque 
changement  dans  le  milieu  ambiant  qui  fasse  que  cet  avantage,  qui 
n'avait  pas  encore  beaucoup  servi,  devienne  tout  à  coup  très  né- 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cessaire,  comme  dans  un  refroidissement  subit  un  poil  plus  long, 
plus  épais  :  ceux  qui  auront  obtenu  cet  avantage  en  profiteront  et 
subsisteront,  tandis  que  les  autres  périront.  On  voit  que  l'appro- 
priation dans  cette  hypothèse  résultera  d'une  rencontre  entie  la 
production  accidentelle  d'un  avantage  perfectionné  par  l'hérédité  et 
un  changement  accidentel  de  milieu. 

Voyons  maintenant  comment,  à  l'aide  de  ces  principes,  M.  Dar- 
win parvient  à  expliquer  l'origine  des  espèces.  C'est  que,  dans  un 
même  type  donné,  il  peut  se  produire  accidentellement  des  avan- 
tages de  diverse  nature,  et  qui  ne  se  font  pas  concurrence  :  chacun 
profite  du  sien,  sans  nuire  à  celui  qui  en  a  un  autre.  De  là  des  va- 
riétés différentes,  bien  armées,  quoique  différemment,  pour  la  con- 
currence vitale.  Ceux  au  contraire  qui  sont  restés  fidèles  au  type 
originel,  et  qui  n'ont  acquis  aucun  avantage  nouveau  propre  à  les 
conserver  dans  un  milieu  nouveau,  ceux-là  périssent.  C'est  ainsi  que 
le  type  primitif  disparaît;  les  variétés  extrêmes  subsistent  seules,  et 
ces  variétés,  devenant  de  plus  en  plus  dissemblables  par  le  temps, 
seront  appelées  espèces,  parce  que  l'on  aura  perdu  les  traces  de 
leur  origine  commune. 

Appliquons  cette  théorie  à  un  exemple  peu  flatteur  pour  l'espèce 
humaine,  mais  qui  est  tellement  indiqué  ici  que  ce  serait  un  faux 
scrupule  que  de  ne  pas  aller  jusque-là.  L'une  des  objections  les 
plus  ardentes  que  l'on  ait  faites  à  Darwin,  c'est  que  si  sa  théorie  est 
vraie,  il  faut  admettre  que  l'homme  a  commencé  par  être  un  singe, 
ce  qui  est  fort  humiliant  :  à  quoi  un  partisan  de  M.  Darwin  a  ré- 
pondu ((  qu'il  aimait  mieux  être  un  singe  perfectionné  qu'un  Adam 
dégénéré.  »  Or,  dans  la  théorie  de  M.  Darwin ,  il  n'est  pas  vrai  que 
l'homme  descende  du  singe,  car  s'il  en  descendait,  comme  il  a  sur 
lui  un  grand  avantage,  il  l'aurait  vaincu  dans  la  concurrence  vi- 
tale, et  par  conséquent  l'aurait  absorbé  et  détruit.  Ce  qui  est  vrai, 
c'est  que  le  singe  et  l'homme  dérivent  l'un  et  l'autre  d'un  même 
type  qui  s'est  perdu,  et  dont  ils  sont  les  déviations  divergentes.  En 
un  mot,  dans  cette  hypothèse,  les  singes  ne  sont  pas  nos  ancêtres, 
mais  ils  sont  nos  cousins-germains. 

Généralisons  cet  exemple.  11  ne  faut  pas  dire  que  les  vertébrés 
ont  été  des  mollusques,  ni  les  mammifères  des  poissons  ou  des  oi- 
seaux; mais  les  quatre  embranchemens  seraient  quatre  rayonne- 
mens  distincts  partis  d'une  souche  primitive.  Dans  chaque  embran- 
chement, le  type  primitif  se  serait  également  diversifié,  et  c'est  par 
ces  déterminations  successives,  cette  addition  de  différences,  cette 
accumulation  de  caractères  nouveaux  dans  des  séries  toujours  di- 
vergentes, que  les  espèces  actuelles  se  sont  produites.  En  un  mot, 
le  règne  organisé  a  toujours  été  du  général  au  particulier,  et,  comme 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  571 

l'on  dirait  en  logique,  en  augmentant  sans  cesse  le  contenu  de  sa 
compréhension. 

Tel  est,  je  crois,  dans  ses  bases  essentielles,  et  sans  y  rien  chan- 
ger, le  système  de  M.  Darwin,  système  qu'il  défend  avec  des  res- 
sources d'esprit  vraiment  inépuisables,  et  surtout  avec  une  admi- 
rable sincérité,  car,  à  l'inverse  des  inventeurs  de  systèmes  qui 
n'exposent  que  les  faits  favorables  à  leurs  idées  et  taisent  les  faits 
contraires,  M.  Darwin  consacre  la  moitié  de  son  livre  à  exposer  les 
difficultés  et  les  objections  que  son  principe  peut  soulever,  et  quel- 
ques-unes sont  si  formidables  qu'il  a  grand' peine  à  en  atténuer  la 
portée.  A-t-il  été  cependant  jusqu'à  la  difficulté  capitale  qui  pèse 
sur  tout  le  système,  et  qui  pour  nous  tient  notre  esprit  en  sus- 
pens? C'est  ce  que  nous  ne  croyons  pas,  et  c'est  ce  que  nous  essaie- 
rons d'établir. 

Le  véritable  écueil,  à  notre  avis,  de  la  théorie  de  M.  Darwin,  le 
point  périlleux  et  glissant,  c'est  le  passage  de  l'élection  artificielle 
à  l'élection  naturelle  :  c'est  d'établir  qu'une  nature  aveugle  et  sans 
dessein  a  pu  atteindre,  par  la  rencontre  des  circonstances,  le  même 
résultat  qu'obtient  l'homme  par  une  industrie  réfléchie  et  calculée. 
Dans  l'élection  artificielle  en  effet,  ne  l'oublions  pas,  l'homme  choisit 
les  élémens  de  ses  combinaisons;  pour  atteindre  un  but  désiré,  il 
choisit  deux  facteurs  doués  déjà  f  un  et  l'autre  du  caractère  qu'il 
veut  obtenir  ou  perfectionner.  S'il  y  avait  quelque  différence  entre 
les  deux  facteurs,  le  produit  serait  incertain  et  mixte,  ou  bien,  lors 
même  que  le  caractère  de  l'un  des  facteurs  y  prédominerait,  il  y  se- 
rait toujours  affaibli  par  le  mélange  avec  un  caractère  contraire. 

Pour  que  l'élection  naturelle  obtînt  les  mêmes  résultats,  c'est- 
à-dire  Faccumulation  et  le  perfectionnement  d'un  caractère  quel- 
conque, il  faudrait  que  la  nature  fût  capable  de  choix;  il  faudrait, 
pour  tout  dire,  que  le  mâle  doué  de  tel  caractère  s'unît  précisé- 
ment avec  une  femelle  semblable  à  lui.  Dans  ce  cas,  je  reconnais 
que  le  multiple  de  ces  deux  facteurs  aurait  la  chance  d'hériter 
de  ce  caractère  commun  et  même  d'y  ajouter.  Il  faudrait  encore  que 
ce  multiple  ou  produit  cherchât  dans  son  espèce  un  autre  individu 
qui  aurait  aussi  accidentellement  atteint  ce  même  caractère.  De 
cette  manière,  par  une  suite  de  choix  semblables,  la  nature  pour- 
rait faire  ce  que  fait  findustrie  humaine,  car  elle  agirait  exactement 
de  même. 

Mais  qui  ne  voit  que  j'évoque  une  hypothèse  impossible?  Car 
comment  admettre  qu'un  animal  qui  aura  subi  une  modification  ac- 
cidentelle (une  nuance  de  plus  ou  de  moins  dans  la  couleur  par 
exemple)  ira  précisément  découvrir  dans  son  espèce  un  autre  indi- 
vidu atteint  en  même  temps  de  la  même  modification?  Cette  mo- 
dication  étant  accidentelle  et  individuelle  à  l'origine,  elle  doit  être 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rare,  et  par  conséquent  il  y  a  très  peu  de  chances  que  deux  indivi- 
dus se  rencontrent  et  s'unissent;  l'aveugle  désir  qui  porte  le  mâle 
vers  la  femelle  ne  peut  avoir  une  telle  clairvoyance,  et  s'il  l'avait, 
quel  éclatant  témoignage  de  finalité!  Et  en  supposant  par  impos- 
sible qu'une  telle  rencontre  ait  lieu  une  fois,  comment  admettre 
qu'elle  se  renouvelle  à  la  seconde  génération,  puis  à  la  troisième,  à 
la  quatrième,  puis  ainsi  de  suite?  Ce  n'est  qu'à  cette  condition  d'une 
rencontre  constante  entre  deux  facteurs  semblables  que  la  variété 
se  produira.  Autrement,  déviant  à  chaque  nouveau  couple,  les  mo- 
difications n'auront  aucun  caractère  constant,  et  le  type  de  l'espèce 
restera  seul  identique.  On  triomphe  du  peu  de  temps  qu'il  faut  à 
l'industrie  humaine  pour  obtenir  une  variété  nouvelle,  et  l'on  dit  : 
Que  ne  peut  faire  la  nature,  qui  a  des  siècles  à  sa  disposition  !  Il 
me  semble  qu'ici  le  temps  ne  fait  rien  à  l'affaire.  Tout  le  nœud 
est  dans  la  multiplication  de  l'avantage  cherché,  multiplication  qui 
exige  une  pensée  qui  choisit. 

On  trouve  dans  l'espèce  humaine  elle-même  des  exemples  de  va- 
riétés produites  par  élection;  mais  cela  tient  à  des  unions  constantes 
et  suivies  entre  des  sujets  semblables.  Ainsi  le  type  Israélite  est 
bien  reconnaissable  et  persiste  encore  depuis  des  siècles  malgré  les 
changemens  du  milieu  ;  mais  les  Israélites  se  marient  entre  eux  et 
conservent  de  cette  façon  les  traits  distinctifs  qui  les  caractérisent. 
Supposez  des  mariages  mixtes,  supposez  que,  les  préjugés  dispa- 
raissant, les  Israélites  en  vinssent  à  se  marier  avec  les  autres  par- 
ties de  la  population  :  combien  de  temps  durerait  le  type  Israélite? 
Il  serait  bien  vite  absorbé  et  transformé.  Il  y  a  près  de  Potsdam, 
nous  a  dit  M.  de  Quatrefages  (1),  un  village  particulièrement  re- 
marquable par  la  taille  des  habitans.  A  quoi  tient  cette  particula- 
rité? Elle  vient,  dit-on,  de  ce  que  le  père  de  Frédéric  le  Grand,  qui 
aimait  les  beaux  hommes,  choisissait  les  plus  grandes  paysannes 
qu'il  pût  rencontrer  pour  les  marier  à  ses  grenadiers.  C'est  bien  là 
de  l'élection,  mais  artificielle,  ne  l'oublions  pas.  C'est  ainsi  que  Pla- 
ton dans  sa  Répuhlique ,  tout  en  prescrivant  de  tirer  au  sort  les 
époux,  conseillait  cependant  aux  magistrats  de  tricher  un  peu  et  de 
réunir  sans  en  avoir  l'air  les  plus  belles  femmes  aux  plus  beaux 
hommes  afin  d'obtenir  de  vigoureux  citoyens.  On  voit,  par  tous  ces 
exemples,  que  l'élection  suppose  toujours  la  rencontre  d'un  carac- 
tère commun  dans  les  deux  sexes  :  c'est  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu 
dans  la  nature,  ce  caractère  tout  accidentel  étant  d'abord  très  rare, 
et  ceux  qui  le  posséderaient  en  même  temps  n'ayant  aucune  rai- 
son de  se  rencontrer  et  de  se  choisir. 

Je  sais  que  Darwin  distingue  deux  sortes  d'élection  artificielle  : 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  1""  avril  1861. 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  573 

l'une  qu'il  appelle  méthodique,  l'autre  inconsciente.  L'élection  mé- 
thodique est  celle  de  l'éleveur  qui  combine  ses  élémens,  comme  en 
mécanique  on  combine  les  rouages  d'une  machine.  L'élection  in- 
consciente est  celle  par  laquelle  on  obtient  l'amélioration  ou  la  mo- 
dification d'une  espèce  sans  avoir  précisément  cherché  ce  résultat, 
comme  celle  d'un  chasseur  par  exemple,  qui  n'a  nulle  prétention 
de  perfectionner  la  race  canine,  mais  qui,  par  goût,  est  amené  à 
choisir  les  m.eilleurs  chiens  qu'il  puisse  se  procurer,  et  obtient  par 
la  force  des  choses  une  accumulation  de  qualités  dans  cette  race. 
C'est  ainsi  vraisemblablement  que  se  sont  formées  les  diverses  va- 
riétés canines.  Il  n'y  a  pas  là  une  méthode  systématique,  et  cepen- 
dant le  résultat  est  le  même,  quoique  plus  lent.  Il  en  est  de  même 
dans  la  nature,  d'après  M.  Darwin.  Elle  pratique  une  élection  in- 
consciente, et  l'agent  qui  remplace  ici  le  choix,  c'est  la  concurrence 
vitale.  Les  mieux  avantagés  l'emportent  nécessairement  par  le  droit 
du  plus  fort,  et  la  nature  se  trouve  avoir  ainsi  choisi  spontanément 
et  sans  le  savoir  les  sujets  les  mieux  doués  pour  résister  aux  at- 
teintes du  milieu,  en  un  mot  les  mieux  appropriés. 

Nous  voici  au  cœur  du  système.  Pour  le  bien  apprécier,  distin- 
guons deux  cas  diflerens  :  ou  bien  le  milieu  ambiant  ne  change 
pas,  ou  bien  il  change.  Qu'arrivera-t-il  dans  ces  deux  hypothèses? 
Il  faut  remarquer  une  grande  différence  entre  la  doctrine  de  La- 
marck  et  celle  de  Darwin.  Suivant  le  premier,  tant  que  le  milieu 
ne  change  pas,  l'espèce  doit  rester  immobile,  une  fois  appropriée 
par  l'habitude  à  ce  milieu  :  ayant  en  effet  ce  qu'il  lui  faut  pour  vivre, 
on  ne  voit  pas  pourquoi  elle  ferait  effort  pour  changer.  Cependant 
si  le  changement  a  pour  cause  l'élection  naturelle,  il  doit  pouvoir 
se  produire  même  dans  un  milieu  immobile,  car,  si  bien  appropriée 
que  soit  une  espèce,  on  conçoit  toutefois  qu'elle  le  soit  davantage  : 
il  peut  toujours  se  produire  quelques  accidens  qui  assureraient  à 
certains  individus  un  avantage  sur  d'autres,  et  leur  ouvrirait  en 
quelque  sorte  un  débouché  plus  grand.  Et  ainsi  on  ne  voit  pas  pour- 
quoi dans  cette  hypothèse  les  espèces  ne  varieraient  point  sous  nos 
yeux.  Il  ne  faudrait  même  pas  pour  cela,  à  ce  qu'il  semble,  des 
temps  infinis,  quand  on  songe  avec  quelle  rapidité  l'industrie  hu- 
maine crée  des  variétés  nouvelles. 

Pourquoi  donc  ne  voit-on  pas  de  telles  modifications  se  produire? 
C'est  que  le  principe  de  l'élection  naturelle,  même  uni  au  principe 
de  la  concurrence  vitale,  ne  peut  pas,  à  ce  qu'il  semble,  avoir  la 
vertu  que  lui  attribue  M.  Darwin.  Supposons  en  effet  que,  dans  les 
pays  chauds,  la  couleur  soit  un  avantage  qui  rende  les  habitans 
plus  aptes  à  supporter  l'ardeur  du  climat;  supposez  que  dans  l'un 
de  ces  pays  il  n'y  ait  que  des  blancs,  et  qu'à  un  moment  donné  un 


57/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

individu  se  trouve  accidentellement  coloré  en  noir,  celui-là  aura  un 
avantage  sur  ses  compatriotes  :  il  vivra,  si  vous  voulez,  plus  long- 
temps. Mais  le  voilà  qui  se  marie.  Qui  pourra-t-il  épouser  ?  Une 
blanche  sans  contredit,  la  couleur  noire  étant  accidentelle.  L'enfant 
qui  résultera  de  cette  union  sera-t-il  noir?  Non  sans  doute,  mais 
mulâtre;  l'enfant  de  celui-ci  sera  d'un  teint  encore  moins  foncé,  et 
en  quelques  générations  la  teinte  accidentelle  du  premier  aura  dis- 
paru et  se  sera  fondue  dans  les  caractères  généraux  de  l'espèce. 
Ainsi,  en  admettant  même  que  la  couleur  noire  eût  été  un  avantage, 
elle  n'aurait  jamais  le  temps  de  se  perpétuer  assez  pour  former  une 
variété  nouvelle  plus  appropriée  au  climat,  et  qui  par  là  même 
l'emporterait  sur  les  blancs  dans  la  concurrence  vitale. 

Si  l'on  avait  des  doutes  sur  la  valeur  de  l'argument  que  je  pro- 
pose ici  contre  la  portée  du  principe  de  M.  Darwin,  j'invoquerais 
l'autorité  d'un  autre  naturaliste,  M.  de  Quatrefages,  très  favorable 
cependant  à  ce  principe.  Il  cite  plusieurs  individus  de  l'espèce  hu- 
maine qui  se  sont  trouvés  doués  accidentellement  de  caractères  ex- 
ceptionnels, et  il  veut  expliquer  pourquoi  ces  individus  n'ont  pas 
donné  naissance  à  des  variétés  nouvelles.  «Aucun  Lambert,  dit  ce 
naturaliste,  aucun  Colburn  (ce  sont  les  noms  de  ces  individus  anor- 
maux) ne  s'est  allié  avec  un  autre  individu  présentant  la  même  ano- 
malie que  lui.  La  sélection  tendait  ici  à  effacer  l'activité  surabon- 
dante et  tératologique  de  la  peau,  le  nombre  exagéré  des  doigts. 
A  chaque  génération,  l'influence  du  fait  anormal  primitif  diminuait 
forcément  par  le  mélange  du  sang  normal  :  elle  a  dû  finir  par  dispa- 
raître promptement.  »  Plus  loin,  il  explique,  par  l'absence  de  sélec- 
tion artificielle,  l'uniformité  relative  des  groupes  humains,  compa- 
rés aux  animaux  domestiques.  Ne  suit-il  pas  de  là  que  la  sélection 
naturelle  est  insuffisante  pour  faire  varier  les  espèces  par  cette  rai- 
son capitale  sur  laquelle  j'ai  tant  insisté,  à  savoir  que  les  divers  in- 
dividus des  deux  sexes  accidentellement  atteints  du  même  carac- 
tère ne  pourront  pas  se  rencontrer? 

Ce  n'est  pas  que  je  conteste  le  principe  de  l'élection  naturelle  et 
le  principe  de  la  concurrence  vitale.  Ce  sont  deux  lois  très  vraies, 
mais  qui  me  paraissent  devoir  agir  dans  un  sens  tout  différent  de 
celui  qu'on  nous  annonce,  et  beaucoup  plus  dans  le  sens  de  la  con- 
servation de  l'espèce  que  dans  le  sens  de  la  modification.  En  effet, 
le  genre  de  vie  d'un  animal  dépendant  toujours  de  sa  structure 
(que  l'on  admette  les  causes  finales  ou  non),  il  est  évident  que, 
dans  une  espèce,  les  mieux  avantagés  sont  ceux  dont  l'organisation 
est  la  plus  conforme  au  type  de  l'espèce.  Dans  les  carnivores  par 
exemple,  celui-là  aura  l'avantage  qui  aura  de  bonnes  griffes,  de 
fortes  dents,  des  muscles  souples  et  vigoureux.  Que  si  vous  suppo- 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  575 

sez  une  modification  intervenant,  qui  pourrait  être  ultériein'em-ent 
un  avantage  dans  d'autres  conditions,  elle  sera  néanmoins  à  son 
origine  un  inconvénient  en  altérant  le  type  de  l'espèce,  en  ren- 
dant par  là  l'individu  moins  propre  au  genre  de  vie  auquel  l'ap- 
pelle son  organisation  générale.  Supposez  que  dans  un  animal 
herbivore  les  dents  à  couronnes  plates,  si  propres  à  broyer  des 
herbes  molles,  soient  accidentellement  remplacées  dans  quelques 
individus  par  des  dents  tranchantes.  Quoique  la  dent  tranchante 
soit  en  réalité  un  avantage  pour  les  espèces  qui  en  jouissent,  puis- 
qu'elle leur  permet  de  joindre  deux  espèces  de  nourriture,  ce  serait 
néanmoins  pour  l'animal  chez  lequel  elle  se  rencontrerait  par  acci- 
dent un  très  grand  désavantage,  car  il  serait  par  là  moins  propre  à 
trouver  sa  nourriture  habituelle,  et  rien  en  lui  ne  serait  préparé 
pour  s'accommoder  à  une  autre  espèce  de  nourriture.  Je  conclus 
que  l'élection  naturelle  doit  avoir  pour  effet,  dans  un  milieu  tou- 
jours le  même,  de  maintenir  le  type  de  l'espèce  et  de  l'empêcher 
de  s'altérer  :  je  n'y  puis  voir,  si  ce  n'est  accidentellement,  un  prin- 
cipe de  modification  et  de  changement. 

En  est-il  ainsi  lorsque  le  milieu  lui-même  est  changé,  lorsque 
par  des  causes  quelconques  les  conditions  extérieures  viennent  à 
varier?  C'est  alors,  suivant  Darwin,  que  le  principe  de  l'élection 
naturelle  agit  d'une  manière  toute-puissante.  Si  en  effet,  au  mo- 
ment de  ce  changement  de  milieu,  quelques  individus  d'une  es- 
pèce se  trouvent  avoir  précisément  certains  caractères  qui  les  ren- 
dent propres  à  s'accommoder  à  ce  milieu,  n'est-il  pas  évident  que 
ceux-là  auront  nn  grand  avantage  sur  les  autres,  et  qu'ils  survi- 
vront seuls,  tandis  que  ceux-ci  périront?  L'élection  naturelle  agis- 
sant, un  caractère  individuel  à  l'origine  pourra  donc  devenir  un  ca- 
ractère spécifique. 

C'est  ici  évidemment  que  l'hypothèse  de  M.  Darwin  se  présente 
surtout  avec  avantage;  mais  elle  est  encore  sujette  à  de  bien  grandes 
difficultés.  Et  d'abord  il  faut  admettre  que  la  modification  en  question 
s'est  rencontrée  en  même  temps  dans  les  mêmes  lieux  entre  plu- 
sieurs individus  de  sexe  différent.  En  effet,  comme  nous  l'avons  mon- 
tré, si  elle  n'est  pas  à  la  fois  dans  les  deux  sexes,  cette  qualité,  bien 
loin  de  s'accumuler  et  de  se  déterminer  davantage  par  l'hérédité, 
irait  sans  cesse  en  s'affaiblissant ,  et  nulle  espèce  nouvelle  ne  pour- 
rait se  former.  Voici  donc  déjà  une  première  rencontre,  une  pre- 
mière coïncidence  qu'il  faut  admettre.  En  second  lieu,  il  faut  suppo- 
ser que  chaque  espèce  animale  a  eu  pour  origine  la  rencontre  d'une 
modification  accidentelle  avec  un  changement  de  milieu,  ce  qui  mul- 
tiplie à  l'infini  le  nombre  des  coïncidences  et  des  accidens.  Dans 
cette  hypothèse ,  tandis  qu'une  certaine  série  de  causes  faisait  va- 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rier  suivant  des  lois  particulières  les  formes  organiques ,  une  autre 
série  de  causes,  suivant  d'autres  lois,  faisait  varier  les  milieux. 
L'appropriation  dans  les  animaux  n'est  autre  chose  que  le  point  de 
rencontre  entre  ces  deux  séries.  Or,  comme  les  formes  appropriées 
dans  l'organisme  se  comptent  par  milliards,  ou  plutôt  ne  se  comp- 
tent pas,  il  faut  admettre  que  ces  deux  séries  de  causes  parallèles 
se  sont  rencontrées  d'accord  un  milliard  de  fois,  ou  plutôt  un  nombre 
infini  de  fois,  c'est-cà-dire  qu'il  faut  livrer  au  fortuit,  pour  ne  pas 
dire  au  hasard,  la  plus  grande  part  dans  le  développement  et  le  pro- 
grès de  l'échelle  animale.  Est-ce  Là  une  explication  vraiment  ration- 
nelle? 

Voici  enfin  une  difficulté  qui  paraît  des  plus  graves.  Guvier  a 
beaucoup  insisté,  dans  ses  travaux  de  philosophie  géologique,  sur 
la  loi  qu'il  appelle  loi  des  corrélations  organiques.  Selon  cette  loi, 
les  organes  sont  liés  entre  eux  par  des  rapports  logiques,  et  la 
forme  de  chacun  est  déterminée  par  la  forme  des  autres.  Il  s'ensuit 
que  certaines  rencontres  d'organes  sont  impossibles,  que  d'autres 
sont  nécessaires.  On  n'ignore  pas  que  c'est  au  moyen  de  cette  loi 
que  Guvier  a  fondé  la  paléontologie,  un  os  ou  même  un  débris  d'os 
lui  donnant  à  priori  dans  un  animal  fossile  tous  ceux  qui  man- 
quaient. Il  résulte  de  là  que  si  un  organe  capital  subit  une  modifi- 
cation importante,  il  est  nécessaire,  pour  que  l'équilibre  subsiste, 
que  tous  les  autres  organes  essentiels  soient  modifiés  de  la  même 
manière.  Autrement  un  changement  tout  local,  si  avantageux  qu'il 
puisse  être  en  soi,  deviendra  nuisible  par  son  désaccord  avec  le 
reste  de  l'organisation.  Que  si  par  exemple,  comme  le  croyait  La- 
marck,  les  écailles  des  poissons  avaient  pu  se  transformer  en  ailes 
d'oiseau  (ce  que  Guvier  déclarait  absurde  au  point  de  vue  de  l'ana- 
tomie),  il  faudrait  en  même  temps  que  dans  ces  mêmes  poissons  la 
vessie  natatoire  se  fût  transformée  en  poumon,  ce  qui  paraît  à 
M.  Darwin  l'exemple  le  plus  frappant  de  sa  théorie.  Eh  bien!  sans 
examiner  la  vérité  intrinsèque  des  faits,  je  dis  que  ces  deux  trans- 
formations corrélatives  et  parallèles  ne  peuvent  s'expliquer  par  un 
simple  accident.  M.  Darwin  semble  avoir  voulu  prévenir  cette  ob- 
jection en  admettant  ce  qu'il  appelle  une  corrélation  de  croissance. 
Il  reconnaît  qu'il  y  a  des  variations  connexes  et  sympathiques,  qu'il 
y  a  des,  organes  qui  varient  en  même  temps  et  de  la  même  manière  : 
—  le  côté  droit  et  le  côté  gauche  du  corps,  les  membres  anté- 
rieurs et  postérieurs,  les  membres  et  la  mâchoire;  mais  cette  loi 
laisse  subsister  la  difficulté.  De  deux  choses  l'une  :  ou  c'est  là  une 
loi  toute  mécanique,  qui  n'indique  que  de  simples  rapports  géomé- 
triques entre  les  organes  et  n'a  aucun  rapport  avec  la  conservation 
de  Lanimal,  et  dès  lors  elle  ne  sert  pas  à  résoudre  le  problème  que 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  577 

j'ai  posé  ;  ou  bien  ces  corrélations  de  croissance  sont  précisément 
celles  qu'exigerait  le  changement  de  milieu  ou  de  conditions  exté- 
rieures, et  dès  lors  comment  les  comprendre  sans  une  certaine  fina- 
lité? Par  quelle  singulière  loi  des  organes  qui  ne  peuvent  agir  que 
d'accord  se  modifieraient-ils  en  même  temps  et  de  la  même  façon, 
sans  qu'il  y  eût  là  quelque  prévision  de  la  nature?  Ici  encore  la 
simple  rencontre  ne  peut  tout  expliquer. 

III. 

Jusqu'ici  nous  nous  sommes  contenté  de  présenter  quelques  con- 
sidérations générales  et  abstraites  sur  la  possibilité  du  système  que 
nous  discutons,  laissant  aux  naturalistes  le  soin  d'examiner  si  les 
faits  concordent  avec  cette  hypothèse.  Nous  essaierons  cependant, 
pour  donner  un  peu  plus  de  précision  à  notre  critique ,  de  l'appli- 
quer à  quelques  cas  particuliers.  Nous  choisirons  pour  exemple  la 
théorie  de  M.  Darwin  sur  la  formation  de  l'œil  dans  les  animaux  su- 
périeurs, et  sa  théorie  sur  la  formation  des  instincts.  Dans  ces  deux 
cas,  l'hypothèse  paraît  insuffisante  à  expliquer  les  faits  que  l'obser- 
vation nous  présente. 

Il  s'agit  pour  M.  Darwin  d'expliquer  par  l'élection  naturelle, 
c'est-à-dire  par  une  succession  de  modifications  accidentelles,  la 
formation  de  l'œil,  c'est-à-dire  du  plus  parfait  des  appareils  d'op- 
tique. Lui-même,  nous  l'avons  dit  déjà,  en  est  effrayé.  «  Au  pre- 
mier abord,  dit-il,  il  semble,  je  l'avoue,  de  la  dernière  absurdité 
de  supposer  que  l'œil,  si  admirablement  construit  pour  admettre 
plus  ou  moins  de  lumière,  pour  ajuster  le  foyer  des  rayons  visuels 
à  différentes  distances,  pour  en  corriger  l'aberration  sphérique  et 
chromatique,  puisse  s'être  formé  par  élection  naturelle...  La  raison 
dans  cette  circonstance  doit  dominer  l'imagination;  mais  j'ai  moi- 
même  éprouvé  trop  vivement  combien  cela  lui  est  malaisé  d'y  par- 
venir pour  être  le  moins  du  monde  surpris  qu'on  hésite  à  étendre 
jusqu'à  des  conséquences  aussi  étonnantes  le  principe  de  l'élection 
naturelle.  » 

Essayons  donc,  à  l'exemple  de  M.  Darwin,  de  dominer  notre  ima- 
gination, et  suivons -le  dans  l'explication  qu'il  nous  donne  de  la 
formation  de  l'œil  humain.  Le  fait  sur  lequel  il  s'appuie  est  la  gra- 
dation des  formes  de  l'œil  dans  l'échelle  du  règne  animal.  Ce  n'est 
pas  immédiatement  et  sans  aucun  passage  que  la  nature  atteint  à 
la  perfection  dans  la  structure  de  l'organe  visuel  :  c'est  par  une 
série  de  degrés  dont  chacun  peut  être  un  perfectionnement  du  de- 
gré antérieur.  Supposez  d'abord  un  simple  nerf  optique  sensible  à 
la  lumière  :  c'est  là  un  point  de  départ  que  l'on  peut  accorder  sans 

TOME   XLVIII.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faire  appel'  à  aucune  cause  finale.  En  effet,  que  les  innombrables 
combinaisons  de  la  matière  organique  à  un  moment  donné  rendent 
un  organe  sensible  a  la  lumière,  comme  on  rend  la  plaque  du  da- 
guerréotype sensible  à  l'action  chimique  des  rayons  lumineux,  c'est 
ce  qui  peut  certainement  résulter  de  la  rencontre  des  causes.  Or,  ce 
point  accordé,  on  peut  admettre  que  le  nerf  doué  de  cette  propriété 
merveilleuse  subisse  dans  des  circonstances  diverses  un  nombre 
infini  de  modifications,  dont  les  unes  sont  utiles,  les  autres  indif- 
férentes ou  même  nuisibles  à  l'animal.  Celles  qui  sont  désavanta- 
geuses doivent  à  la  longue  constituer  une  infériorité  pour  les  espèces 
où  elles  se  fixent,  et  réciproquement  celles  qui  sont  avantageuses 
procurent  une  supériorité  manifeste  aux  espèces  qui  en  sont  douées. 
Ees  premières  tendent  à  amener  la  destruction  des  espèces  moins 
favorisées;  les  secondes  sont  au  contraire  une  cause  de  durée  et  de 
persistance.  11  suit  de  \k  que  les  premières  doivent  disparaître  et 
les  secondes  se  perfectionner  indéfiniment.  Par  conséquent  un  très 
grand  nombre  de  degrés  de  transition  dans  la  structure  des  yeux  a 
dû  déjà  disparaître  sans  laisser  de  traces,  et  cependant  il  en  reste 
encore  un  très  grand  nombre,  comme  on  peut  le  voir  par  les  traités 
des  physiologistes,  et  surtout  de  Millier,  qui  a  très  profondément 
étudié  cette  question.  En  suivant  cette  série  de  degrés,  on  peut 
s'élever  depuis  les  yeux  les  plus  simples  et  les  plus  imparfaits  jus- 
qu'aux plus  compliqués.  Pourquoi  n'admettrait-on  pas  que  telle  est 
là  marche  qu'a  suivie  également  la  nature? 

Il  faut  reconnaître  en  effet  qu'il  y  a  dans  le  règne  animal  une  très 
grande  diversité  dans  la  structure  des  yeux;  Millier  en  distingue 
principalement  trois  classes.  Dans  la  première ,  il  place  les  yeux 
siinples  ou  points  oculaires,  qui  consistent  simplement  en  une  sorte 
de  bulbe  nerveuse  sans  aucun  appareil  optique,  et  qui  ne  servent, 
suivant  toute  apparence,  qu'à  distinguer  le  jour  de  la  nuit.  Puis  il 
indique  deux  systèmes  différens,  qui  ont  cela  de  commun  toutefois 
d'être  l'un  et  l'autre  des  appareils  d'optique  propres  à  la  percep- 
tion des  images,  mais  qui  sont  fondés  sur  des  principes  distincts. 
Le  premier  est  celui  des  yeux  composés,  à  facettes  ou  à  mosaïque, 
et  qui  existent  principalement  chez  les  insectes  et  les  crustacés  ;  le 
second  est  celui  des  yeux  à  lentilles,  que  l'on  rencontre  chez  les 
animaux  supérieui's  et  même  chez  quelques  animaux  inférieurs. 
Le  premier  de  ces  deux  systèmes  consiste,  suivant  Mûller,  à  placer 
devant  la  rétine,  et  perpendiculairement  à  elle,  une  quantité  in- 
nombrable de  cônes  transparens,  qui  ne  laissent  parvenir  à  la  mem- 
brane nerveuse  la  lumière  que  dans  le  sens  de  leur  axe,  et  absorbent, 
au  moyen  du  pigment  noir  dont  les  parois  sont  revêtues,  toute 
lumière  qui  vient  les  frapper  obliquement.  Quant  au  second  système, 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  579 

il  consiste  à  remplacer  ces-cônespar  des  lentilles  appelées  cristal- 
lins, qui,  plongées  dans  des  milieux  ihumides,  ont  la  propriété., 
ainsi  que  ces  milieux,  de  faire  converger  les  rayons  lumineux  et 
de  les  concentrer  sur  la  rétine.  Ces  deux  systèmes  présentent  donc, 
l'un  des  appareils  isolateurs ,  l'autre  des  appareils 'Convergens,  mais 
tous  parfaitement  conformes  aux  lois  de  l'optique. 

Ces  faits  une  fois  établis,  quelle  conclusion  en  doit-on  tirer?  Il 
faut  observer  d'abord  que  Je  fait  de  la  gradation  dans  les  formes 
organiques,  —  fait  sur  lequel  M.  Darwin  insiste  beaucoup,  —  n'a 
rien  de  contraire  au  principe  de  la  finalité,  car,  en  supposant  une 
intelligence  créatrice  ou  ordonnatrice.,  quelle  Joi  ipjus  naturelle  «et 
plus  sage  que  celle  du  progrès  insensible  et  continu?  L'idée  même 
d'un  progrès  semble  indiquer  l'idée  préconçue  ou  tout  au  moins  ie 
pressentiment  instinctif  de  la  perfection.  Dire  que  le  perfectionne- 
ment résulte  de  la  complication  progressive  des  phénomènes,  c'est 
confondre  la  perfection  et  la  complexité,  qui  sont  deux  notions  très 
différentes.  Au  contraire  il  semble  qu'àmesure  que  les  phénomènes 
s'enchevêtrent  de  plus  en  plus  les  uns  dans  les  autres,  il  devient 
plus  difficile  d'obtenir  un  effet  méthodique  et  régulier.  Dans  le  jeu 
des  honchcts,  jetez  trois  pièces  sur  une  table  :  il  n'est  pas  impossible, 
qu'elles  s'arrangent  en  tombant  pour  former  un  triangle;  mais,  si 
vous  en  jetez  cent,  il  y  a  des  milliards  de  chances  contre  une  que 
vous  ne  rencontrerez  pas  une  forme  régulière.  Si  donc  vous  sup- 
posez l'œil  se  formant  par  une  addition  infinie  de  phénomènes,  il  y 
a  infiniment  plus  de  chances  pom-  qu'il  soit  altéré  ou  détruit  que 
perfectionné. 

Mais  de  plus  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  .gradation  soit  abso- 
lue. Entre  les  deux  systèmes  supérieurs,  le  système  isolateur  et  le 
système  convergent,  on  voit  bien  qu'ibpeut  y  avoir  à  la  rigueur  tran- 
sition et  passage.  M.  Darwin  cite  en  effet  des  cas  où  cette  transition 
a  lieu  et  où  les  cônes  du  premier  système  prennent  la  forme  lenti- 
culaire qui  caractérise  le  second;  mais  le  point  vraiment  important, 
c'est  le  passage  du  premier  système  aux  deux  autres  :  or  c'est  \k 
que  ni  lui  ni  Millier  ne  nous  donnent  aucun  exemple  de  transition. 
Comment  s'élever  des  points  oculaires,  simples  renilemens  nerveux, 
sensibles  à  la  lumière,  aux  appareils  optiques,  soit  coniques,  soit 
lenticulaires,  qui,  affectant  des  formes  .géométriques ,•  deviennent 
propres  à  la  perception  des  images?  Millier  ne  cite  ence  genre  que 
deux  ou  trois  faits  d'une  signification  très  douteuse  et  très  mal  dé- 
finie. Faute  de  faits,  M.  Darwin  y  supplée  par  une 'hypothèse.  '«  Il 
faut  nous  représenter,  dit-il,  un  nerf  sensible  à  la  lumière  derrière 
une  épaisse  couche  de  tissus  transparens  renfermant  des  espaces 
pleins  de  liquide,   puis  nows,  supposerons  que  chaque  partie  de 


580  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  couche  transparente  change  continuellement  et  lentement  de 
densité,  de  manière  à  se  séparer  en  couches  partielles  distinctes 
par  la  densité  et  l'épaisseur,  à  différentes  distances  les  unes  des 
autres,  et  dont  les  surfaces  changent  lentement  de  formes.  »  Que 
de  suppositions  et  que  de  rencontres  il  faut  admettre  ici  !  Mais,  en 
accordant  même  cette  transformation,  il  faudrait  remarquer  que 
Ton  ne  passerait  ainsi  que  du  premier  système  au  troisième,  c'est- 
à-dire  des  yeux  simples  aux  yeux  à  lentilles,  et  entre  les  deux  sys- 
tèmes se  trouve,  pour  la  plupart  des  animaux  non  vertébrés,  le  sys- 
tème mixte  des  yeux  à  facettes  ou  à  mosaïque,  propre  aux  insectes 
et  au  plus  grand  nombre  des  crustacés.  L'hypothèse  de  M.  Darwin 
ne  peut  en  aucune  façon  rendre  compte  de  la  structure  de  ce  troi- 
sième système,  car  comment  le  changement  lent  et  insensible  de  la 
densité  des  milieux  et  le  changement  de  forme  de  leur  surface  pour- 
raient-ils amener  la  production  de  cônes  transparens  à  parois  obs- 
cures? Cette  combinaison,  tout  aussi  savante  que  celle  des  yeux  à 
lentille,  demande  elle-même  une  hypothèse  pour  être  expliquée. 

Remarquez  d'ailleurs  que,  dans  ces  deux  grands  systèmes  qui  se 
fondent  l'un  dans  l'autre  par  des  transitions  insensibles,  il  y  a  tou- 
jours appareil  optique,  et  par  conséquent  accomplissement  d'un 
plan  et  d'un  dessein.  Ce  qu'il  faudrait  démontrer  pour  que  la  thèse 
contraire  fût  prouvée,  c'est  que  parmi  ces  appareils  il  y  en  a  un 
grand  nombre  construits  contrairement  aux  lois  de  l'optique,  c'est- 
à-dire  qui  auraient  rencontré  accidentellement  des  formes  géomé- 
triques inutiles  ou  nuisibles  à  la  vision.  11  faudrait  montrer  des 
cônes  transparens  sans  parois  obscures,  qui  par  conséquent  n'au- 
raient pas  la  fonction  que  Mûller  leur  assigne,  et  qui,  tout  com- 
pliqués qu'ils  seraient,  ne  rendraient  pas  plus  de  services  que  de 
simples  points  oculaires.  Il  faudrait  nous  montrer  des  yeux  à  cris- 
tallins concaves,  et  non  convexes,  qui  écarteraient  les  rayons  lumi- 
neux au  lieu  de  les  condenser,  des  milieux  dont  la  densité  se- 
rait inférieure  à  celui  de  l'élément  où  l'animal  est  plongé.  Telles 
sont  les  contradictions  qu'il  faudrait  nous  présenter,  et  en  grand 
nombre,  pour  rendre  plausible  la  formation  des  yeux  par  une  suc- 
cession insensible  de  modifications  accidentelles.  Il  est  évident  que 
si  les  yeux  n'ont  pas  été  faits  pour  voir,  un  très  grand  nombre  de 
modifications  ont  dû  se  produire  qui  n'avaient  aucun  rapport  avec  la 
fonction  de  la  vision.  Dire  que  toutes  ont  disparu  est  une  réponse 
trop  commode,  car  il  est  vraiment  étrange  que,  tant  de  formes  ayant 
existé,  il  ne  reste  plus  pour  nous  que  celles  qui  sont  appropriées  à 
la  fonction.  Dire  que  ces  modifications,  étant  désavantageuses,  ont 
amené  l'extinction  des  espèces  qui  les  possédaient,  c'est  exagérer 
beaucoup,  à  ce  qu'il  semble,  l'importance  de  tel  degré  de  vision. 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  581 

Puisque  nous  voyons  que  beaucoup  d'animaux  peuvent  vivre  avec 
de  simples  points  oculaires,  sans  appareils  optiques,  on  ne  com- 
prend pas  pourquoi  ils  ne  vivraient  pas  avec  des  appareils  inu- 
tiles ou  mal  construits.  Ce  désavantage  dans  la  vision  pourrait, 
en  beaucoup  de  cas,  être  compensé  par  la  supériorité  dans  d'au- 
tres organes,  et  n'être  pas  nécessairement  une  cause  de  destruction. 
Ce  sont  donc  là  les  faits  qu'il  faudrait  citer  pour  prouver  que  l'œil 
a  été  formé  par  des  causes  purement  physiques,  sans  nulle  prévi- 
sion, car  on  aura  beau  citer  d'innombrables  espèces  d'yeux  :  si  ce 
sont  toujours  des  yeux,  c'est-à-dire  des  organes  servant  à  voir,  le 
principe  des  causes  finales  reste  intact. 

Je  passe  à  la  question  de  l'instinct.  On  sait  quelle  était  sur  ce  point 
la  théorie  de  Lamarck.  L'instinct,  selon  lui,  est  une  habitude  hé- 
réditaire. M.  Darwin  adopte  cette  théorie  en  la  modifiant  par  le 
principe  de  l'élection  naturelle;  il  fait  remarquer  que  l'on  peut  dire 
des  instincts  la  même  chose  que  des  organes.  Toute  modification 
dans  les  habitudes  d'une  espèce  peut  être  avantageuse,  tout  aussi 
bien  qu'une  modification  d'organes.  Or,  quand  une  modification  in- 
stinctive se  sera  produite  dans  une  espèce,  elle  tendra  à  se  perpé- 
tuer, et,  si  elle  est  avantageuse,  elle  assurera  à  ceux  qui  en  sont 
doués  la  prépondérance  sur  les  autres  variétés  de  l'espèce,  de  ma- 
nière à  détruire  toutes  les  variétés  intermédiaires.  A  la  vérité,  on 
ne  peut  pas  prouver  par  l'observation  directe  que  les  instincts  s'e 
soient  modifiés;  mais  quelques  observations  indirectes  semblent 
autoriser  cette  supposition  :  ce  sont,  par  exemple,  les  gradations 
d'instincts.  Ainsi  la  fabrication  du  miel  par  les  abeilles  nous  pré- 
sente trois  types  distincts,  mais  reliés  l'un  à  l'autre  par  des  gra- 
dations insensibles  :  d'abord  les  bourdons,  qui  font  leur  miel  et  leur 
cire  dans  le  creux  des  arbres,  puis  nos  abeilles  domestiques,  qui  ont 
résolu,  dans  la  construction  des  cellules,  un  problème  de  mathé- 
matiques transcendantes,  enfin  les  abeilles  d'Amérique,  espèce 
moyenne,  inférieure  à  nos  abeilles  et  supérieure  aux  bourdons.  Ne 
peut -on  voir  là  la  trace  et  l'indication  d'un  développement  d'in- 
stinct qui,  parti  du  plus  bas  degré,  serait  arrivé  peu  à  peu  au 
point  où  nous  le  voyons  aujourd'hui?  Ce  qui  autorise  cette  conjec- 
ture, c'est  qu'en  contrariant  l'industrie  des  abeilles,  en  la  plaçant 
dans  des  conditions  défavorables  ou  nouvelles,  on  a  réussi  à  faire 
varier  leurs  habitudes  et  à  les  faire  changer  de  procédés.  Beaucoup 
d'expériences  faites  dans  cette  direction  pourraient  jeter  un  grand 
jour  sur  cette  obscure  question. 

Je  n'hésite  point  à  reconnaître  que  la  théorie  qui  explique  l'in- 
stinct par  l'habitude  héréditaire  ne  doit  pas  être  rejetée  sans  un 
examen  approfondi;  mais  il  y  a  là  encore  de  bien  sérieuses  difficul- 


582  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tés.  D'abord  les  variations  d'instinct  qu'on  pourrait  observer  dans 
certaines  circonstances  particulières  ne  prouveraient  pas  nécessai- 
rement contre  l'bypothèse  d'un  instinct  primitif  propre  à  chaque 
espèce,  car,  même  dans  cette  hypothèse,  la  nature  ayant  attaché  à 
l'animal  un  instinct  pour  le  préserver,  a  pu  vouloir,  toujours  pré- 
voyante ,  que  cet  instinct  ne  fût  pas  précisément  à  court  dès  que  le 
moindre  changement  aurait  lieu  dans  les  circonstances  extérieures. 
Un  certain  degré  de  flexibilité  dans  l'instinct  se  concilie  très  bien 
avec  la  doctrine  d'un  instinct  irréductible.  Par  exemple,  la  nature, 
ayant  donné  à  l'oiseau  l'instinct  de  construire  son  nid  avec  certains 
matériaux,  n'a  pas  dû  vouloir  que,  si  ces  matériaux  venaient  à  man- 
quer, l'oiseau  ne  fît  pas  de  nid.  Comme  nos  habitudes,  si  mécani- 
ques qu'elles  soient,  se  modifient  cependant  automatiquement  pour 
peu  que  telle  circonstance  externe  vienne  les  contrarier,  il  pourrait 
en  être  ainsi  des  instincts  ou  habitudes  naturelles  imprimées  dès 
l'origine  dans  l'organisation  même  de  chaque  espèce  par  l'auteur 
prévoyant  de  toutes  choses. 

J'élèverai  d'ailleurs  une  grave  objection  contre  l'application  du 
jjrincipe  de  l'élection  naturelle  à  la  formation  des  instincts.  Sui- 
vant Darwin,  la  modification  de  l'instinct,  qui  a  d'abord  été  acci- 
dentelle, s'est  transmise  ensuite  et  s'est  fixée  par  l'hérédité;  mais 
qu'est-ce  qu'une  modification  accidentelle  d'instinct?  C'est  une  ac- 
tion fortuite.  Or  une  action  fortuite  peut-elle  se  transmettre  héré- 
ditairem.ent?  Remarquez  la  différence  qu'il  y  a  entre  une  modifica- 
tion d'organe  et  une  modification  d'instinct.  La  première,  si  légère, 
si  superficielle  qu'elle  soit,  fût-ce  la  couleur  d'un  plumage,  est  per- 
manente et  dure  toute  la  vie  :  elle  s'imprime  d'une  manière  durable 
à  l'organisation,  et  l'on  conçoit  qu'elle  se  transmette  par  l'hérédité: 
mais  un  instinct  n'est  autre  chose  qu'une  série  d'actes  donnés.  Une 
modification  d'instinct  est  donc  une  action  particulière,  qui  vient 
fortuitement  s'intercaler  dans  cette  série.  Comment  croire  que  cette 
action,  fût-elle  répétée  par  hasard  plusieurs  fois  dans  la  vie,  pût  se 
reproduire  dans  la  série  des  actions  des  descendans?  Nous  voyons  les 
pères  transmettre  à  leurs  fils  des  habitudes  toutes  faites  (encore 
faut-il  faire  la  part  de  l'imitation  et  de  la  similitude  des  milieux): 
mais  nous  ne  voyons  pas  que  le  fils  reproduise  les  actions  acciden- 
telles du  père.  Que  de  faits  ne  faudrait-il  pas  citer  pour  rendre 
croyable  une  transmission  héréditaire  aussi  étrange! 

Si  l'on  doutait  que  M.  Darwin  fit  une  part  aussi  grande  au  hasard 
dans  l'origine  des  instincts,  je  rappellerais  l'exemple  qu'il  cite  lui- 
même,  à  savoir  l'instinct  du  coucou.  On  sait  que  la  femelle  de  cet 
oiseau  pond  ses  œufs  dans  un  autre  nid  que  le  sien.  Cet  instinct, 
qui  est  propre  au  coucou  d'Europe,  n'a  pas  lieu  chez  le  coucou 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  583 

d'Amérique.  M.  Darwin  conjecture  que  le  coucou  d'Europe  a  pu 
avoir  autrefois  les  mêmes  mœurs  que  le  coucou  américain,  c  Sup- 
posons, dit-il,  qu'il  lui  soit  arrivé,  quoique  rarement,  de  pondre 
ses  œufs  dans  le  nid  d'autres  oiseaux.  Si  la  couveuse  ou  ses  petits 
ont  tiré  quelque  avantage  de  cette  circonstance,  si  le  jeune  oisillon 
est  devenu  plus  vigoureux  en  profitant  des  méprises  de  l'instinct 
chez  une  mère  adoptive,  on  conçoit  qu'un  fait  accidentel  soit  devenu 
une  habitude  avantageuse  à  l'espèce,  car  toute  analogie  nous  solli- 
cite à  croire  que  les  jeunes  oiseaux  ainsi  couvés  auront  hérité  plus 
ou  moins  de  la  déviation  d'instinct  qui  a  porté  leur  mère  à  les 
abandonner.  Ils  seront  devenus  de  plus  en  plus  enclins  à  déposer 
leurs  œufs  dans  le  nid  d'autres  oiseaux.  »  VoiLà  bien  ici  une  action 
accidentelle  et  fortuite  considérée  comme  transmissible  héréditai- 
rement. Je  demanderai  aux  zoologistes  s'ils  accordent  que  le  pou- 
voir de  l'hérédité  puisse  aller  jusque-là. 

Il  faudrait  recueillir  et  discuter  un  grand  nombre  de  faits  pour 
apprécier  à  sa  vraie  mesure  la  théorie  des  habitudes  héréditaires. 
Je  n'en  citerai  qu'un,  qui  me  paraît  absolument  réfractaire  à  toute 
théorie  de  ce  genre  :  c'est  l'instinct  des  nécrophoî^es.  Ces  animaux 
ont  l'habitude,  quand  ils  ont  pondu  leurs  œufs,  d'aller  chercher  des 
cadavres  d'animaux  pour  les  placer  à  côté  de  ces  œufs,  afin  que 
leurs  petits,  aussitôt  éclos,  trouvent  immédiatement  leur  nourriture; 
quelques-uns  même  pondent  leurs  œufs  dans  ces  cadavres  eux- 
mêmes.  Or  ce  qu'il  y  a  ici  d'incompréhensible,  c'est  que  les  mères 
qui  ont  cet  instinct  ne  verront  jamais  leurs  petits  et  n'ont  pas  vu 
elles-mêmes  leurs  mères;  elles  ne  peuvent  donc  savoir  que  ces  œufs 
deviendront  des  animaux  semblables  à  elles-mêmes,  ni  prévoir  par 
conséquent  leurs  besoins.  Chez  d'autres  insectes,  lespompilcs,  l'in- 
stinct est  plus  remarquable  encore  :  dans  cette  espèce,  les  mères 
ont  un  genre  de  vie  profondément  différent  de  leurs  petits,  car 
elles-mêmes  sont  herbivores ,  et  leurs  larves  sont  carnivores.  Elles 
ne  peuvent  donc  point,  par  leur  propre  exemple,  présumer  ce  qui 
conviendra  à  leurs  enfans.  Recourra-t-on  ici  à  l'habitude  hérédi- 
taire? Mais  il  a  fallu  que  cet  instinct  fût  parfait  dès  l'origine,  et  il 
n'est  pas  susceptible  de  degrés;  une  espèce  qui  n'aurait  pas  eu  cet 
instinct  précisément  tel  qu'il  est  n'aurait  pas  subsisté,  puisque,  les 
petits  étant  carnivores,  il  leur  faut  absolument  une  nourriture  ani- 
male toute  prête  quand  ils  viendront  au  monde.  Si  l'on  disait  que  les 
larves  ont  été  originairement  herbivores,  et  que  c'est  par  hasard  et 
sans  but  que  la  mère,  attirée  peut-être  par  un  goût  particulier,  est 
allée  pondre  ses  œufs  dans  des  cadavres,  que  les  petits,  naissant  dans 
ce  milieu,  s'y  sont  peu  à  peu  habitués  et  d'herbivores  sont  devenus 
carnivores,  puis  que  la  mère  elle-même  s'est  déshabituée  de  pondre 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  des  cadavres,  mais  que,  par  un  reste  d'association  d'idées, 
elle  a  continué  à  aller  chercher  de  ces  cadavres,  devenus  inutiles 
pour  elle,  et  à  les  placer  auprès  de  ses  propres  œufs,  et  tout  cela 
sans  but,  — on  multiplie  d'une  manière  si  effroyable  le  nombre  des 
accidens  heureux  qui  ont  pu  amener  un  tel  résultat,  que  l'on  ferait 
beaucoup  mieux,  ce  semble,  de  dire  que  l'on  n'y  comprend  rien. 

Terminons  par  une  observation  générale.  Malgré  les  objections 
nombreuses  que  nous  avons  élevées  contre  la  théorie  de  M.  Dar- 
win, nous  ne  prenons  pas  directement  parti  contre  cette  théorie, 
dont  les  zoologistes  sont  les  vrais  juges.  Nous  ne  sommes  ni  pour  ni 
contre  la  transmutation  des  espèces,  ni  pour  ni  contre  le  principe  de 
l'élection  naturelle.  La  seule  conclusion  positive  de  notre  discus- 
sion est  celle-ci  :  aucun  principe  jusqu'ici,  ni  l'action  des  mi- 
lieux, ni  l'habitude,  ni  l'élection  naturelle,  ne  peut  expliquer  les 
appropriations  organiques  sans  l'intervention  du  principe  de  fina- 
lité. L'élection  naturelle  non  guidée,  soumise  aux  lois  d'un  pur 
mécanisme  et  exclusivement  déterminée  par  des  accidens,  me  pa- 
raît, sous  un  autre  nom,  le  hasard  d'Epicure,  aussi  stérile,  aussi 
incompréhensible  que  lui;  mais  l'élection  naturelle,  guidée  à  l'a- 
vance par  une  volonté  prévoyante,  dirigée  vers  un  but  précis  par  des 
lois  intentionnelles,  peut  bien  être  le  moyen  que  la  nature  a  choisi 
pour  passer  d'un  degré  de  l'être  à  un  autre,  d'une  forme  à  une 
autre,  pour  perfectionner  la  vie  dans  l'univers,  et  s'élever  par  un 
progrès  continu  de  la  monade  à  l'humanité.  Or,  je  le  demande  à 
M.  Darwin  lui-même,  quel  intérêt  a-t-il  à  soutenir  que  l'élection 
naturelle  n'est  pas  guidée,  n'est  pas  dirigée?  Quel  intérêt  a-t-il  à 
remplacer  toute  cause  finale  par  des  causes  accidentelles  ?  On  ne  le 
voit  pas.  Qu'il  admette  que,  dans  l'élection  naturelle  aussi  bien  que 
dans  l'élection  artificielle,  il  peut  y  avoir  un  choix  et  une  direction, 
et  son  principe  devient  aussitôt  bien  autrement  fécond.  Son  hypo- 
thèse, tout  en  conservant  l'a. antage  de  dispenser  la  science  d'avoir 
recours  pour  chaque  création  d'espèces  à  l'intervention  personnelle 
et  miraculeuse  de  Dieu,  n'aurait  pas  cependant  le  danger  d'écar- 
ter de  l'univers  toute  pensée  prévoyante  et  de  tout  soumettre  à  une 
aveugle  et  brutale  fatalité  (1). 

(1)  Il  n'y  a  nulle  contradiction  à  admettre,  concurremment  avec  le  principe  d'élection 
naturelle,  un  principe  de  finalité.  Un  botaniste  distingué,  M.  Naudin,  qui  avant  même 
M.  Darwin  a  comparé  l'action  plastique  de  la  nature  dans  la  formation  des  espèces 
végétales  à  l'élection  systématique  de  l'homme,  reconnaît  que  l'élection  naturelle  est 
insuffisante  sans  le  principe  de  finalité.  «  Puissance  mystérieuse,  dit-il,  indéterminée, 
fatalité  pour  les  uns,  pour  les  autres  volonté  providentielle,  dont  l'action  incessante  sur 
les  êtres  vivans  détermine  à  toutes  les  époques  de  l'existence  du  monde  la  forme,  le 
volume  et  la  durée  de  chacun  d'eux  en  raison  de  sa  destinée  dans  l'ordre  de  choses 


LE    MATÉRIALISME    CONTEMPORAIN.  585 

Le  défaut  que  nous  avons  cru  découvrir  dans  la  théorie  de 
M.  Darwin,  c'est  l'importance  exagérée  qu'il  paraît  accorder  à  l'ac- 
cident dans  la  nature,  c'est-à-dire  au  phénomène,  au  particulier,  au 
fortuit.  C'est  là,  remarquons-le,  un  des  signes  de  notre  temps.  Par- 
tout aujourd'hui,  dans  la  philosophie,  dans  l'histoire,  dans  la  cri- 
tique littéraire,  vous  voyez  l'accidentel  élevé  au  rang  de  principe. 
Cette  rencontre  que  nous  croyons  remarquer  entre  les  principes  de 
M.  Darwin  et  l'esprit  du  temps  nous  inspire  des  doutes  sur  I9,  valeur 
scientifique  et  définitive  de  sa  théorie.  A.  première  vue,  une  si 
grande  part  faite  à  l'accident  dans  la  nature  nous  paraît  quelque 
chose  de  peu  vraisemblable.  Dans  la  vie  de  chacun  de  nous,  l'ac- 
cident ne  joue  après  tout  qu'un  rôle  très  secondaire.  Est-il  à  croire 
que  la  nature  soit  moins  raisonnable  que  la  vie  humaine,  que  son 
développement  et  son  progrès  ne  tiennent  qu'à  une  suite  de  circon- 
stances heureuses? 

Deux  conceptions  profondément,  différentes  du  monde  et  de  la 
nature  sont  aujourd'hui  en  présence.  Dans  l'une,  le  monde  n'est 
qu'une  série  descendante  de  causes  et  d'effets  :  quelque  chose  existe 
d'abord  de  toute  éternité  avec  certaines  propriétés  primitives.  De  ces 
propriétés  résultent  certains  phénomènes;  de  ces  phénomènes  com- 
binés résultent  des  phénomènes  nouveaux  qui  donnent  naissance  à 
leur  tour  à  d'autres  phénomènes,  et  ainsi  à  l'infini.  Ce  sont  des  cas- 
cades et  des  ricochets  non  prévus  qui  amènent,  grâce  au  concours 
d'un  temps  sans  limites,  le  monde  que  nous  voyons.  Dans  l'autre, 
le  monde  est  comme  un  être  organisé  et  vivant  qui  se  développe 
conformément  à  une  idée,  et  qui,  de  degré  en  degré,  s'élève  à  l'ac- 
complissement d'un  idéal  éternellement  inaccessible  dans  sa  perfec- 
tion absolue.  Chacun  des  degrés  est  amené  non-seulement  par  celui 
qui  le  précède,  mais  encore  par  celui  qui  le  suit;  il  est  en  quelque 
sorte  déterminé  à  l'avance  par  l'effet  même  qu'il  doit  atteindre.  C'est 
ainsi  que  nous  voyons  la  nature  s'élever  de  la  matière  brute  à  la  vie, 
et  de  la  vie  au  sentiment  et  à  la  pensée.  Dans  cette  hypothèse,  la 
nature  n'est  plus  une  sorte  de  jeu  où,  toutes  choses  tombant  au  ha- 
sai'd,  il  se  produit  un  effet  quelconque  :  elle  a  un  plan,  une  raison, 
une  pensée.  Elle  n'est  pas  une  sorte  de  proverbe  improvisé,  où,  cha- 
cun parlant  de  son  côté,  il  en  résulterait  une  apparente  conversa- 
tion; elle  est  un  poème,  un  drame  savamment  conduit,  et  où  tous 
les  fils  de  l'action,  si  compliqués  qu'ils  soient,  se  lient  cependant 
vers  un  but  déterminé.  C'est  une  série  ascendante  de  moyens  et  de 
fins. 

dont  il  fait  partie!  C'est  cette  puissance  qui  harmonise  chaque  membre  à  Tenseinble 
en  l'appropriant  à  la  fonction  ([u'il  doii  remplir  dans  l'organisme  général  de  la  nature, 
iction  friii  p.sf  nnnr  lui  sa.  raison  d"f!t,re.  » 


Wction  qui  est  pour  lui  sa  raison  detre.  » 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gomment  ces  deux  séries  peuvent-elles  se  concilier  et  s'imir? 
Comment  la  liaison  des  causes  et  des  effets  peut-elle  devenir  une 
liaison  de  moyens  et  de  fins?  Gomment  le  mécanisme  de  la  nature 
peut-il  réaliser  la  loi  idéale  qu'exige  l'esprit?  Gomment  enfin 
peut -il  à  la  fois  descendre  et  remonter  en  quelque  sorte,  des- 
cendre de  cause  en  cause  et  en  même  temps  remonter  de  fin  en  fin? 
La  seule  solution  de  cette  redoutable  antinomie,  c'est  qu'une  pensée 
première  a  choisi  et  a  dirigé  ;  c'est  qu'entre  ces  directions  infinies 
où  le  monde  pouvait  être  entraîné  par  le  ricochet  inconscient  et 
déréglé  des  causes  mécaniques,  une  seule  a  prévalu.  Ainsi  qu'un 
cheval  échappé  dans  l'espace  et  entraîné  par  une  fougue  aveugle 
dans  une  course  téméraire  peut  prendre  mille  chemins  divers,  mais, 
retenu  et  guidé  par  une  main  vigoureuse  et  savante,  n'en  prend 
qu'un  qui  le  mène  au  but,  ainsi  la  nature  aveugle,  contenue  dès 
l'origine  par  le  frein  d'une  volonté  incompréhensible  et  dirigée  par 
un  maître  inconnu,  s'avance  éternellement,  par  un  mouvement  gra- 
dué, plein  de  grandeur  et  de  noblesse,  vers  l'éternel  idéal  dont  le 
désir  la  possède  et  l'anime.  La  pensée  gouverne  l'univers  :  elle  est 
au  commencement,  au  milieu,  à  la  fin,  et  rien  ne  se  produit  qui  soit 
vide  de  pensée;  mais  cette  pensée  elle-même  est-elle,  comme  disent 
les  Allemands,  immanente  à  l'univers,  ou  en  est-elle  séparée?  Gou- 
verne-t-elle  les  choses  du  dedans  ou  du  dehors?  Se  connaît-elle 
elle-même,  ou  aspire-t-elle  seulement  à  se  connaître  un  jour?  Dieu 
est-il,  ou  Dieu  se  fait-il,  comme  on  l'a  dit?  Est-il  un  être  réel  ou  un 
idéal  à  jamais  inaccessible?  Pour  nous,  nous  n'hésitons  pas  à  penser 
qu'un  idéal  ne  peut  être  un  principe  qu'cà  la  condition  d'exister, 
que  la  pensée,  pour  atteindre  un  but,  doit  savoir  où  elle  va.  Entre 
la  doctrine  du  mécanisme  fataliste  et  la  doctrine  de  la  Providence, 
nous  ne  voyons  aucun  milieu  intelligible  et  satisfaisant.  Beaucoup 
d'esprits  voudraient  se  dissimuler  à  eux-mêmes  la  pente  qui  les 
entraîne  vers  l'athéisme  en  prêtant  à  la  nature  une  vie,  un  instinct, 
une  âme,  et  à  cette  âme  une  tendance  inconsciente  vers  le  bien.  Je 
crois  qu'ils  sont  dans  l'illusion;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  les 
combattre.  Concluons  avec  eux,  contre  les  partisans  d'un  mécanisme 
aveugle,  qu'une  loi  inconnue  dirige  le  cours  des  choses  vers  un 
terme  qui  fuit  sans  cesse,  mais  dont  le  type  absolu  est  précisément 
la  cause  elle-même  d'où  le  flot  est  un  jour  sorti  par  une  incompré- 
hensible opération. 

Paul  Janet. 


FRÉDÉRIQUE 


SUITE  DU  CHEVALIER   SARTI. 


II. 

CNE   REPRÉSENTATION   DU   FREYSCHUTZ. 


I. 

Frédérique  de  Rosendorff  était  fille  d'une  sœur  de  M'"^  de  Nar- 
J3al  (1).  Née  dans  la  ville  d'Augsbourg,  où  elle  avait  passé  son  en- 
fance, elle  avait  perdu  de  bonne  heure  son  père  et  sa  mère,  qui  l'a- 
vaient laissée  sans  fortune.  Un  oncle  du  côté  paternel,  riche  et  sans 
enfans,  avait  adopté  Frédérique.  Elle  sortait  à  peine  de  l'adoles- 
cence, lorsque  ses  parens  d'Augsbourg,  qui  n'avaient  pas  le  temps 
de  surveiller  son  éducation,  l'adressèrent  à  M™*"  de  Narbal;  qui  plu- 
sieurs fois  leur  avait  témoigné  le  désir  d'avoir  cette  enfant  auprès 
d'elle.  Frédérique  avait  tout  au  plus  seize  ans  quand  le  chevalier 
Sarti  fit  la  connaissance  de  la  comtesse.  D'apparence  svelte,  frêle  et 
même  délicate,  elle  était  en  réalité  douée  d'une  constitution  vigou- 
reuse, et  on  pouvait  être  rassuré  sur  l'avenir  d'une  si  charmante 
créature.  On  aurait  dit  un  jeune  roseau  qui  plie  et  résonne  au  moindre 
zéphyr,  sans  qu'on  puisse  craindre  de  le  voir  se  briser  avant  l'heure. 
Elle  était  blonde,  et  sa  riche  chevelure  se  déroulait  en  boucles 
d'or  sur  un  cou  flexible  d'une  admirable  élégance  de  contour.  Une 

(!)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre. 


58h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  deux  petites  mèches  folles,  trop  courtes  pour  être  relevées  et 
contenues  derrière  la  tête,  garnissaient  les  sinuosités  de  ce  cou  d'al- 
bâtre dont  la  morbidesse  attirait  forcément  le  regard.  Ses  yeux  d'un 
bleu  céleste  s' entr' ouvraient  lentement  sous  un  léger  nuage  de  mé- 
lancolie qui  en  tempérait  la  douceur  enchanteresse.  Le  front  haut, 
largement  modelé,  indiquait  la  noblesse  des  instincts  et  le  besoin 
d'une  forte  culture  morale.  Mais  comment  rendre  l'expression  inef- 
fable du  sourire  de  Frédérique,  lorsque  ses  lèvres,  habituellement 
fermées,  et  dans  l'attitude  du  recueillement,  s'épanouissaient  sous 
la  pression  d'un  sentiment  aimable?  Son  beau  visage  s'éclairait  alors 
de  cette  lumière  intérieure  de  l'âme  qui  est  à  la  gaîté  bruyante  de 
l'esprit  ce  que  le  crépuscule  d'un  beau  soir  d'été  est  à  la  vive  clarté 
du  jour,  ce  que  la  mélodie  de  Mozart  est  à  celle  de  Rossini.  Des 
dents  fines,  serrées  et  blanches  comme  du  lait  ornaient  une  bou- 
che adorable.  Son  visage,  formant  un  ovale  un  peu  allongé,  se  ter- 
minait par  une  fossette  gracieuse  qui  divisait  le  menton  en  deux 
hémisphères  d'une  égalité  parfaite.  De  belles  épaules  dont  la  frêle 
charpente  attendait  le  développement  de  la  vie,  une  poitrine 
blanche,  délicate,  qui  tressaillait  à  la  moindre  impression,  enfin  un 
ensemble  délicieux  de  grâce  épanouie  et  de  recueillement,  de  séré- 
nité méridionale  et  de  rêverie  allemande ,  telle  était  Frédérique  de 
RosendorlT  au  sortir  de  l'adolescence.  On  l'eût  roconnue  alors  dans 
ces  vers  du  poète  de  la  lumière  et  du  sentiment  : 

Sous  sa  robe  d'enfant  qui  glisse  des  épaules 
A  peine  aperçoit-on  deux  globes  palpitans, 
Comme  les  nœuds  formés  sous  l'écorce  des  saules 
Qui  font  renfler  la  tige  aux  sèves  du  printemps. 

Le  caractère  de  cette  jeune  fille  offrait  les  mêmes  contrastes  que 
sa  constitution  physique.  Elle  avait  un  esprit  pénétrant,  d'une  tour- 
nure assez  sérieuse,  qui  se  plaisait  dans  la  lecture  des  bons  livres, 
sans  être  insensible  pour  cela  aux  plaisirs  de  son  âge  et  de  son  sexe. 
Douée  de  nobles  instincts,  qui  n'avaient  pu  être  développés  dans  la 
famille  qui  l'avait  adoptée,  Frédérique  aspirait  à  s'élever,  à  donner 
l'essor  à  ses  facultés,  à  se  dégager  enfin  du  milieu  où  la  nature  et 
le  sort  l'avaient  placée.  Cette  ambition  d'enfant,  qui  se  montrait 
dans  toute  sa  naïveté ,  n'avait  rien  de  vulgaire  et  qu'on  pût  con- 
fondre avec  la  vanité  qui  recherche  les  distinctions  sociales.  L'âme 
généreuse  de  Frédérique  était  plus  disposée  à  se  laisser  surprendre 
par  l'attrait  d'un  dévouement  inconsidéré  qu'à  se  soumettre  à  des 
préoccupations  égoïstes.  Elle  aimait  cependant  les  élégances  et  les 
somptuosités  de  la  vie.  La  perspective  d'une  existence  médiocre 
l'eût  effrayée,  moins  à  cause  des  jouissances  matérielles,  qui  lui 


FRÉDÉRIQUE.  589 

étaient  presque  indifférentes,  que  parce  qu'elle  n'aurait  pu  satis- 
faire le  besoin  d'expansion  qui  formait  le  trait  saillant  de  cette  na- 
ture d'élite,  mais  compliquée.  Elle  aurait  pu  s'écrier  avec  l'Eupho- 
rion  du  second  Faust  de  Goethe  : 

Iinmer  hOher  muss  ich  steigen, 
Immer  weiter  muss  ich  schauen  (1). 

Fière  et  humble  tout  à  la  fois,  docile,  caressante  et  d'une  langueur 
divine  dans  les  momens  d'abandon  et  de  confiance,  Frédérique  de- 
venait facilement  ombrageuse  et  taciturne,  si  on  lui  donnait  lieu  de 
craindre  quelque  moquerie  qui  blessât  son  amour-propre  ;  elle  était 
d'autant  plus  susceptible  qu'elle  n'avait  pas  la  répartie  prompte  ni 
de  vivacité  dans  l'esprit.  En  cela,  Frédérique  était  bien  Allemande, 
comme  elle  l'était  encore  par  la  tournure  de  son  imagination,  toute 
remplie  de  mirages,  d'échos  merveilleux  et  d'ineffables  chimères. 
Douée  d'une  sensibilité  exquise,  Frédérique  la  renfermait  soigneuse- 
ment dans  le  fond  de  son  cœur,  comme  si  elle  eût  craint  de  livrer  le 
secret  de  sa  faiblesse.  Aussi  ne  pouvait-on  espérer  de  surprendre  sa 
vigilance  et  d'endormir  le  bon  sens  naturel  qu'elle  cachait  sous  les 
grâces  naïves  de  la  jeunesse  que  par  le  sentiment,  par  l'exaltation 
de  l'âme  et  des  goûts  élevés.  Alors  la  partie  poétique  et  romanesque 
de  sa  nature  se  dilatait,  et  l'enthousiasme  qui  se  dégageait  de  son 
cœur  ému  l'élevait  comme  une  vapeur  vers  les  régions  idéales.  C'est 
la  musique  surtout  qui  avait  le  pouvoir  de  la  toucher,  de  l'ébranler 
ainsi  jusqu'aux  profondeurs  de  son  être,  et  d'en  tirer  des  accens  qui 
la  surprenaient  elle-même.  Dans  ces  momens  de  transfiguration, 
Frédérique,  avec  ses  yeux  bleus  à  peine  entr'ouverts  à  la  lumière, 
avec  ses  tresses  blondes,  le  divin  sourire  qui  égayait  ses  lèvres  et  le 
charme  indéfinissable  de  toute  sa  personne,  offrait  comme  la  poé- 
tique image  d'une  légende  qu'on  aurait  évoquée,  au  fond  des  bois, 
par  de  sublimes  incantations.  Elle  en  avait  le  merveilleux,  la  tendre 
mélancolie  et  la  grâce  mystérieuse. 

Frédérique  était  excellente  musicienne.  Elle  jouait  fort  bien  du 
piano,  visant  moins  à  l'éclat  du  virtuose  qu'à  l'exécution  scrupu- 
leuse et  sûre  des  œuvres  des  grands  maîtres.  Depuis  qu'elle  était 
chez  M'"^  de  Narbal,  c'était  le  vieux  Rauch  qui  dirigeait  ses  études. 
Il  avait  communiqué  à  sa  charmante  écolière  son  goût  exclusif  pour 
la  musique  allemande,  pour  les  fugues  du  grand  Sébastien  Bach  sur- 
tout, pour  les  sonates  de  Philippe-Emmanuel,  son  fils,  pour  celles 
de  Haydn,  Mozart  et  Beethoven,  cercle  de  grands  hommes  après 
lesquels  Rauch  ne  voyait  plus  que  des  enfans  ou  des  faiseurs  de 

(1)  «  Je  veux  toujours  monter  plus  haut,  je  veux  toujours  regarder  plus  loin.  >- 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contredanses-.  C'est  tout  au  plus  si  Hiuramel  et  Weber,  comme  com- 
positeurs de  •  musique  de  piano,  trouvaient  grâce  devant  la  rigidité 
tudisscfuede  ce  vieux  maître  de  chapelle,  qui  jugeait  un  art  de  sen- 
timent et  de  fantaisie  avec  le  cerveau' tendu  d'un  algébriste.  Quant 
à  Clementi,  ce  rival  de  Mozart  dans  l'art  de  jouer  du  clavecin,  pour 
lequel  il  a  composé  une  œuvre  qui  est  restée  classique,  M.  Rauch 
ne  le  mentionnait  même  pas.  La  voix  de  Frédérique,  limitée  dans 
son  étendue,  avait  ce  caractère  de  sonorité  mixte  et  modérée  qu'on 
appelle  dans  les  écoles  un  mezzo-soprano,.  c'est-à-dire  qu'elle  n'é- 
tait ni  trop  haute  ni  trop  profonde.  Le  timbre  en  était  un  peu  sourd, 
mais  chaleureux  et;  passionné.  Elle  chantait  avec  plus  d'instinct  et 
de  sentiment  que  de  méthode.  Personne  ne  lui  avait  appris  à  gou- 
verner cette  voix  rebelle,  qui  manquait  de  souplesse,  et  qui  éclatait 
parfois  comme  si  l'éruption  soudaine  d'unfeu  intérieur  en  eût  brisé 
violemment  les  ressorts.  Cette  jeune  fille  d'une  si  rare  distinction, 
quiayait.passé  des  années  à  délier  ses  doigts  avant  de  pouvoir  abor- 
der la  plus  simple  sonate  de  Haydn  ou  de  Mozart,  chantait  les  mor- 
ceaux, les  plus  difficiles  sans  se  douter  qu'il  y  eût  pour  la  voix  hu- 
maine;, comme  pour  toutes  nos  facultés,  des  études  préliminaires 
quii  disposent  l'organe  à  rendre  les  impressions  de  l'âme.  Ce  fut  le 
chevalier  Sarti  qui,  lui  fit  comprendre  toute  l'importance  de  ces 
études  de  vocalisation,  qui  ne  sont  pas,  comme  le  croient  les  Alle- 
mands, de  vains  amusemens  de  l'oreille,  mais  un  ornement  indis- 
pensable à  l'expression  de  la  !)eauté  morale.  Partant  de  ce  fait  bien 
simple,  le  chevalier  lui  fit  entrevoir  quelle  était  en  toutes  choses 
la  puissance  de  la  méthode,  qui  économise  les  forces  de  l'esprit;  il 
lui  fit  apprécier  le  charme  d'un  son  épuré,  d'une  voix  assouplie 
et  d'une  simple  mélodie  dépouillée  d'artifices.  C'était  lui  révéler  le 
caractère  général  de  la  musique  italienne,  que  Frédérique  ne  con- 
naissait pas,  et  l'introduire  dans  ce  monde  lumineux  de  passions 
arrêtées  et  de  formes  finies  où  se  complaît  le  génie  dramatique  des 
peuples  du  midi.  Les  conseils  du  chevalier,  sa  conversation  mêlée 
de- sentiment  et  d'imagination,,  qui. touchait  facilement  à  tout,  et 
dont  le  bon  sens,  qui  en  faisait  le  fond,. se  dérobait  sous  la  flamme 
de  d'enthousiasme  et  les  fleurs  de  la  poésie,  eurent  une  influence 
décisivie  sur  les  dispositions  de  Frédérique.  Elle  le  comprit  et  se 
sentit  heureuse  au  contact  de  cet  esprit  supérieur,  qui  communi- 
quait à  son  âme  un  peu  molle  et  encore  flottante  l'impulsion  dont 
elle: sentait,  vaguement  le  besoin. 

C'est  qu'il  y  avait  deux  instincts  de  nature  bien  différente  qui 
germaient  dans  le  caractère  de  cette  jeune  fille,  deux  penchans  qui 
semblaient  se  disputer  la  possession  de  son  cœur,  l'un  provenant 
de  l'héritage  de  son  père,  homme  nouveau  qui  lui  avairt  infusé  quel- 


FRÉDÉRIQUE.  591 

ques  gouttes  d'un  sang  acre  et  vicié  par  de  funestes  convoitises,  et 
l'autre  qu'elle  tenait  de  sa  mère,  la  pure  et  noble  tradition  d'une  fa- 
mille longtemps  honorée.  Qui  donc  expliquera  d'une  manière  satis- 
faisante le  grand  mystère  de  la  transmission, presque  inaltérable  des 
germes?  qui  nous  dévoilera  la  cause  des  races  qui  se  perpétuent 
dans  l'humanité  avec  la  même  empreinte  physique  et  les  mêmes 
dispositions  morales,  légèrement  modifiées  par  le  temps,  le  croise- 
ment et  l'air  ambiant  de  la  civilisation?  Les  physiologistes  en  soni 
encore  à  balbutier  cette  science  profonde  de  la  transmission  de  la 
vie,  où  la  permanence  des  types  et  des  instincts  se  combine  avec  la 
mobilité  incessante  des  molécules  qui  composent  le  tissu  de  nos 
organes.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Frédérique  n'avait  pas 
impunément  reçu  le  jour  d'un  Rosendorfï,  maltôtier  enrichi,  dont  la 
conscience,  à  peine  dégrossie,  n'avait  que  des  notions  confuses  du 
juste  et  du  bien.  Elle  n'avait  pas  connu  son  père;  mais  son  oncle 
de  la  ville  d'Augsbourg,  à  qui  elle  ressemblait  un  peu,  était  un 
type  trop  fidèle  de  cette  classe  hybride  de  la  société  moderne  qui 
s'est  détachée  du  peuple  et  est  arrivée  à  la -propriété  en  soulevant 
la  terre  de  ses  ongles  crochus,  en  luttant  de  ruse  contre  la  pré- 
voyance de  la  loi,  en  s'embusquant  derrière  un  comptoir,  en  tra- 
quant le  prochain  à  l'abri  d'une  patente  délivrée  par  l'état.  Au  phy- 
sique comme  au  moral,  Frédérique  portait  la  marque  de  sa  double 
origine.  Le  sang  des  Schônenfeld  se  mêlait  dans  ses  veines  à  celui 
des  Rosendorif,  les  deux  influences  se  combinaient  dans  son  carac- 
tère, qui  offrait  un  mélange  singulier  de  .nobles  aspirations  et  de  dé- 
faillances, d'héroïsme  et  de  petites  ruses,  xle  hardiesse  romanesque 
et  de  mesquines  préoccupations.  Sera-t-elle  femme  ou  déesse,,  un 
ange  de  lumière  ou  la  digne  compagne  de  quelque  rustre  cousu 
d'or?  Étouffera-t-elle  dans  son  âme  l'instinct  cupide  des  Rosendorff 
pour  dégager  l'élément  divin  de  sa  nature?  C'était  le  problème  que 
présentait  la  destinée  de  cette  jeune  fille,  qui  semblait  avoir  con- 
science de  la  complexité  de  son  être.  Elle  manquait  d'initiative  dans 
la  volonté,  comme  son  esprit  était  privé  de  spontanéité;  mais  elle 
avait  de  la  ténacité  dans  les  sentimens  et  une  sûreté  naturelle  de 
raison  qui,  après  quelques  oscillations,  la  ramenait  facilement. à  la 
vérité. 

Indépendamment  de  la  musique,  qu'elle  ahiiait  avec  passion,  et 
de  l'heureuse  disposition  de  cette  jeune  fille  à  s'élever  au-dessus 
des  distractions  futiles  de  son  âge  et  de  son  sexe,  ce  qui  avait  plus 
particulièrement  attiré  le  chevalier  vers  M"''  de  Rosendorff,  c'était 
une  sorte  de  ressemblance  éloignée  avec  Beata  et  comme  un  reflet 
de  la  noble  fille  de  Venise.  Blonde  comme  elle  et  comme  elle  aussi 
plus  tendre  qre  spirituelle,  plus  calme  et  plus  sensée  que  turbu- 


592  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lente  et  rieuse,  Frédérique  avait  dans  l'âme,  dans  le  regard  et  jus- 
que dans  la  voix  je  ne  sais  quel  accent  de  mélancolie  divine  qui 
avait  frappé  le  chevalier  en  avivant  dans  son  cœur  un  souvenir 
adoré  et  toujours  présent.  D'autres  analogies  existaient  encore  en- 
tre ces  deux  femmes,  qui  appartenaient  à  des  temps  et  à  des  so- 
ciétés si  dilTérentes.  Si  la  fille  des  patriciens  avait  dû  contenir  les 
premiers  tressaillemens  de  son  cœur  pour  un  pauvre  enfant  commis 
à  sa  sollicitude,  si  elle  avait  eu  à  lutter  toute  sa  vie  contre  la  dis- 
proportion d'âge  et  de  condition  qui  la  séparait  de  Lorenzo,  si  elle 
n'avait  pu  s'élever  au-dessus  des  préjugés  de  sa  naissance  que  par 
la  sainteté  de  l'amour  qui  lui  entrouvrait,  à  l'heure  dernière,  les 
portes  du  paradis,  paradisi  glorinm^  c'est  par  l'amour  aussi,  et 
par  un  amour  contrarié,  par  des  obstacles  non  moins  puissans  aux 
yeux  du  monde  qui  l'entourait,  que  Frédérique  devait  parvenir  à 
épurer  les  élémens  de  sa  nature,  à  effacer  la  tache  originelle  du  sang 
des  Rosendorff  et  à  dégager  de  son  âme  la  poésie  qui  s'y  trouvait 
latente  et  comme  étouffée  par  des  instincts  de  basse  origine. 

La  première  pensée  du  chevalier,  après  s'être  convaincu  des  dis- 
positions bienveillantes  de  Frédérique  à  son  égard,  fut  d'aller  pas- 
ser quelques  jours  à  Manheim.  Sans  attacher  trop  d'importance  à 
une  velléité  de  jeune  fille,  il  crut  qu'il  était  prudent  de  ne  pas  en- 
courager un  pareil  badinage  dans  la  maison  hospitalière  de  M'"^  de 
Narbal.  Il  était  à  peine  installé  dans  son  modeste  réduit,  au  milieu 
de  ses  livres  et  de  ses  souvenirs,  que  la  comtesse  lui  écrivit  les  let- 
tres les  plus  pressantes  pour  le  ramener  à  Schwetzingen  sous  un 
prétexte  ou  sous  un  autre.  M.  Thibaut  lui-même,  qui  avait  rencon- 
tré dans  le  chevalier  un  contradicteur  éloquent  de  ses  idées  sur 
l'histoire  de  l'art,  se  plaisait  à  le  voir  chez  M'"^  de  Narbal,  où  le 
docteur  allait  dîner  deux  ou  trois  fois  par  semaine.  On  aurait  dit 
que  tout  conspirait  à  déjouer  la  prudence  du  chevalier,  qui,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  n'avait  aucun  désir  de  se  laisser  prendre  à 
un  jeu  redoutable.  Du  reste,  le  temps  se  passait  fort  agréablement 
à  Schwetzingen.  Le  matin,  le  chevalier  lisait  et  déjeunait  dans  sa 
chambre,  pendant  que  ces  demoiselles  prenaient  leurs  leçons  de 
langue,  de  littérature  ou  de  musique.  On  dînait  de  bonne  heure, 
puis  on  allait  se  promener  sur  la  belle  route  d'Heidelberg  ou  de 
Manheim,  tantôt  à  pied,  tantôt  en  voiture.  Le  soir,  on  se  réunissait 
dans  le  grand  salon.  On  s'entretenait  de  choses  diverses,  des  nou- 
velles du  jour,  des  bruits  de  Paris,  de  l'opéra  en  vogue;  on  causait 
d'art,  on  faisait  de  la  musique  et  on  soupait  à  dix  heures.  Lorsque 
la  soirée  était  belle,  on  se  promenait  dans  le  jardin  et  dans  le  parc 
jusqu'à  minuit.  A  ces  réunions  charmantes,  où  M""^  de  Narbal  était 
d'une  gaîté  si  fine  et  si  provoquante,  venaient  toujours  M'""  Du  Haut- 


FRÉDÉRIQUE.  593 

chet,  souvent  M.  Thibaut,  quelquefois  M.  Rauch,  M.  de  Loewenfekl 
et  d'autres  personnes  de  la  petite  ville  ou  des  environs.  Puis  il  y 
avait  les  réunions  extraordinaires  provoquées  par  M.  Thibaut,  qui 
amenait  d'ileidelberg  sa  troupe  de  chanteurs  diletlanli  pour  y  faire 
apprécier  quelque  nouvelle  rareté  historique.  C'est  dans  le  salon  de 
M"""  de  Narbal  que  le  chevalier  entendit  pour  la  première  fois  des 
airs  de  Keyser,  des  fragmens  de  la  Passion  d'après  saint  Matthieu  de 
Sébastien  Bach,  des  morceaux  curieux  d'Isaak,  de  Louis  Senfel  son 
élève,  de  Jacob  Handl,  de  Léo  Hassler  et  d'Adam  Gumpesfzhaimer, 
tous  musiciens  du  xvi''  siècle,  qui  sont  les  aïeux  obscurs  des  grands 
maîtres  de  l'école  allemande.  M.  Thibaut  ne  manquait  pas  d'entrer 
dans  quelques  explications  sur  l'époque,  le  caractère  et  le  mérite  de 
la  composition  qu'on  allait  entendre  (1).  Dans  ces  brillantes  réu- 
nions, le  chevalier,  qui  avait  une  sorte  d'horreur  pour  les  scènes 
d'apparat  où  il  fallait  exhiber  sa  personne,  se  tenait  volontiers  à 
l'écart.  Il  écoutait  en  silence  le  morceau  que  l'on  chantait  avec  plus 
ou  moins  d'ensemble,  et  sur  le  mérite  duquel  il  ne  partageait  pas 
toujours  l'engouement  du  savant  docteur.  Son  goût,  formé  d'élé- 
mens  plus  nombreux,  était  plus  compréhensif  et  moins  exclusif  que 
celui  de  M.  Thibaut,  qui,  en  véritable  érudit,  était  fort  disposé  à 
s'exagérer  la  valeur  d'une  babiole  historique.  De  temps  en  temps, 
le  docteur  interrogeait  du  regard  le  chevalier  sur  la  justesse  d'un 
mouvement  qu'il  avait  indiqué,  partie  toujours  délicate  et  fort  obs- 
cure dans  la  musique  qui  remonte  au-delà  du  xviii"  siècle.  Dans  le 
courant  de  la  journée,  il  était  rare  que  l'une  ou  l'autre  des  trois 
cousines  n'eût  recours  à  la  complaisance  du  chevalier,  soit  pour 
l'explication  d'un  passage  difficile  de  quelque  poète  italien,  soit  pour 
avoir  son  avis  sur  la  manière  d'étudier  un  morceau  que  lui-même 
leur  avait  choisi.  Frédérique,  nous  l'avons  déjà  dit,  était  la  plus 
empressée  à  réclamer  les  bons  offices  de  Lorenzo.  Elle  aimait  à  l'en- 
tendre chanter,  à  le  questionner  sur  une  foule  de  sujets,  et  sur- 
tout à  lui  parler  de  Venise,  point  lumineux  qui  s'élevait  à  l'horizon 
de  son  esprit  comme  une  de  ces  îles  fabuleuses  où  régnent  le  prin- 
temps et  une  éternelle  félicité.  Frédérique  s'était  aperçue  que  le 
nom  de  cette  ville  merveilleuse  éveillait  dans  le  chevalier  une  émo- 
tion qu'il  cherchait  à  comprimer,  et  dont  elle  aurait  voulu  connaître 
la  cause.  Ces  fréquens  entretiens  avec  une  jeune  fille  d'une  intelli- 
gence si  ouverte  et  si  prompte  à  saisir  les  idées  les  plus  sérieuses 
finirent  aussi  par  intéresser  vivement  le  chevalier.  Il  mit  un  peu  phis 

(1)  C'est  ainsi  que  procédait  Choron  dans  les  exercices  publics  de  son  école  de  mu- 
sique classique  qui  ont  eu  un  si  grand  retentissement  sous  la  restauration.  M.  Fétis 
a  repris  l'idée  de  Choron  et  l'a  développée  d'une  manière  plus  systématique  dans  les 
concerts  historiques  qu'il  a  donnés  à  Paris  en  1832. 

TOME  XLVm.  38 


594  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

d'ordre  dans  ces  causeries  charmantes,  auxquelles  assistait  souvent 
M'"^  de  Narbal.  Il  la  fit  chanter  d'une  manière  plus  régulière,  va- 
riant son  répertoire  de  morceaux  appartenant  à  différentes  époques 
de  l'art,  dont  il  lui  expliquait  le  caractère  et  l'enchaînement  histo- 
rique. Les  progrès  de  M""  de  Rosendorff  furent  rapides,  sa  voix 
s'assouplit,  son  instinct  musical  s'épura  en  dépassant  les  limites  où 
l'avait  contenu  le  goût  âpre  et  tout  germanique  de  M.  Rauch. 

Un  penseur  délicat  a  dit  avec  une  grande  justesse  :  «  La  conver- 
sation avec  un  homme  est  un  unisson,  avec  une  femme  c'est  un  con- 
cert (1).  »  Le  chevalier  en  fit  bientôt  l'expérience.  De  ces  innocentes 
distractions,  de  ces  rapprochemens  qui  n'avaient  d'autre  objet  que 
le  plaisir  de  l'esprit,  de  ces  concerts  de  la  pensée  avec  une  jeune 
personne  qui  était  digne  de  le  comprendre,  naquit  une  sympathie  qui 
gagna  le  cœur  du  chevalier.  Insensiblement,  et  sans  qu'il  eût  trop 
conscience  de  son  procédé,  il  s'occupa  moins  des  deux  autres  cou- 
sines, Fanny  et  Aglaé,  pour  consacrer  tous  ses  instans  à  Frédérique. 
Cette  préférence  du  chevalier  ne  tarda  pas  à  être  remarquée  par  des 
observateurs  jaloux.  On  pouvait  se  l'exphquer  cependant  par  l'in- 
térêt bien  naturel  que  devaient  inspirer  à  un  homme  aussi  distin- 
gué les  rares  dispositions  de  Frédérique  pour  la  musique  sérieuse, 
et  par  les  progrès  évidens  qu'elle  faisait  chaque  jour  dans  l'art  de 
chanter.  Est-il  bien  étonnant  en  effet  que,  dans  une  situation  aussi 
délicate,  le  chevalier  ait  laissé  endormir  sa  vigilance,  et  que,  sé- 
duit par  le  noble  plaisir  d'émettre  ses  idées  auprès  d'une  jeune 
femme  pleine  d'attraits  et  d'espérances,  il  n'ait  pas  prévu  tous  les 
dangers  auxquels  il  s'exposait?  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne  fut 
pas  le  moins  surpris  lorsque,  s'éveillant  comme  en  sursaut,  il  se 
sentit  dans  le  cœur  plus  que  de  la  sympathie  pour  une  jeune  fille  à 
peine  éclose  à  la  vie. 

J'ai  dit  que  le  chevalier  tenait  un  journal  où  il  consignait  les  évé- 
nemens  remarquables  de  sa  vie,  ses  réflexions  sur  les  hommes  et 
les  choses  qu'il  avait  eu  occasion  de  connaître,  l'analyse  des  senti- 
mens  et  des  idées  qui  l'avaient  ému  ou  préoccupé.  Dans  cette  auto- 
biographie, qu'il  m'a  été  donné  de  parcourir,  il  y  avait  des  détails 
curieux  sur  plusieurs  grandes  célébrités  contemporaines,  particu- 
lièrement sur  des  poètes,  des  philosophes,  des  artistes  et  des  com- 
positeurs tels  que  Beethoven,  Weber  et  Schubert.  On  pouvait  y 
lire  aussi  presque  jour  par  jour  l'histoire  de  son  âme  se  mêlant  au 
mouvement  de  sa  pensée ,  et  ces  deux  courans  de  sa  vie  morale 
formaient  un  emsemble  plein  d'harmonie  et  d'originalité.  Le  cheva- 
lier ne  cherchait  dans  les  livres  que  la  confirmation  de  ses  senti- 

(1)  Joubcrt. 


FRÉDÉRIQUE.  595 

mens;  il  n'étudiait  les  philosophes  que  pour  y  trouver  la  raison  de 
la  poésie,  qui  était  à  ses  yeux  l'essence  de  l'esprit  humain  et  la  glo- 
rification de  l'amour.  Aussi  les  admirations  du  chevalier  étaient- 
elles  bien  conformes  à  la  tournure  de  son  esprit  et  de  son  imagina- 
tion, qui  recherchait  le  beau  dans  la  vérité.  Après  Platon,  Virgile  et 
saint  Augustin,  qui  étaient  dans  l'antiquité  ses  auteurs  favoris; 
après  Dante,  dont  la  divine  épopée  avait  illuminé  sa  jeunesse,  le 
chevalier  avait  accordé  sa  préférence  à  trois  grands  esprits  d'au- 
delà  du  Rhin  :  à  Lessing,  critique  profond,  caractère  indépendant, 
et,  après  Luther,  un  des  créateurs  de  la  prose  allemande;  à  Ilerder, 
philosophe  inspiré  et  poète  philosophe ,  qui  a  si  bien  expliqué  le 
rôle  de  l'instinct  dans  la  poésie  populaire,  et  surtout  à  Goethe,  dont 
il  avait  étudié  l'œuvre  et  la  vie  avec  une  véritable  passion.  Le  che- 
valier avait  entrevu  à  Weimar  la  figure  imposante  de  l'auteur  de 
Faust.  Il  connaissait  les  moindres  particularités  de  cette  longue  et 
belle  existence  où  l'amour  tient  une  si  grande  place  et  sert  d'ali- 
ment au  génie  jusque  dans  la  plus  extrême  vieillesse.  Ses  poésies 
légères,  ses  lîeder  et  ses  ballades,  échos  d'un  sentiment  éprouvé, 
comme  Goethe  en  est  convenu  lui-même,  où,  sous  une  forme  an- 
tique par  sa  perfection,  se  conserve  l'accent  de  la  passion  moderne, 
avec  les  accessoires  de  paysage  et  de  lumière  qui  l'accompagnent, 
le  chevalier  les  savait  tous  par  cœur,  il  en  savait  la  date  et  la  cir- 
constance qui  les  avait  fait  naître.  11  avait  extrait  de  l'œuvre  en- 
tière du  poète  le  nom  de  toutes  les  femmes  qui  s'y  trouvent  transfi- 
gurées, et  il  en  avait  formé  une  légende  d'or  dont  chaque  épisode 
avait  son  histoire:  Gretchen,  Federica,  Lotte,  Lili,  Mina,  appari- 
tions charmantes,  filles  de  la  terre  et  du  génie,  de  la  nature  et  de 
l'idéal,  parmi  lesquelles  Federica  Brion  est  la  plus  touchante  de 
toutes.  Celle-ci  fut  au  moins  à  la  hauteur  du  glorieux  amant  que 
le  hasard  avait  conduit  au  petit  village  de  Sesenheim.  Pauvre,  elle 
résista  à  toutes  les  séductions,  et  consacra  une  vie  de  labeur  à  pu- 
rifier le  souvenir  de  son  amour,  disant,  à  toutes  les  propositions  de 
mariage  qu'on  lui  adressait  :  «  Le  cœur  que  Goethe  a  aimé  ne  doit 
pas  appartenir  à  un  autre  !  »  Le  chevalier  avait  transcrit  de  sa  main 
les  merveilleux  petits  chefs-d'œuvre  qui  furent  inspirés  à  Goethe 
par  l'amour  de  Federica,  le  plus  pur  qu'il  ait  éprouvé  dans  sa 
longue  vie,  et  dont  le  souvenir  l'attendrissait  encore  à  un  âge  où 
les  hommes  ordinaires  n'ont  plus  d'autres  émotions  que  la  crainte 
de  la  mort.  Parmi  ces  délicieux  poèmes,  Willkommen  und  Abschied, 
Jdeine  Bliimen,  klcine  Bla/ter,  und  die  Erwahlte,  il  faut  citer  sur- 
tout l'admirable  chanson  de  mai  {Mailied),  qui  semble  avoir  con- 
servé la  fraîcheur  et  le  parfum  du  cœur  de  Federica  et  du  coin  de 
terre  béni  où  cette  jeune  fille  de  seize  ans  a  été  frappée  par  le  feu 
du  ciel. 


596  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsque  le  chevalier  était  triste,  sous  le  poids  du  long  souvenir 
qui  était  la  douleur  et  le  charme  secret  de  sa  vie,  il  lisait  les  poètes 
qui  parlaient  la  langue  de  son  cœur;  il  parcourait  les  pages  de  son 
journal  où  étaient  consignées  les  histoires  merveilleuses  de  l'amour, 
dont  il  prétendait  retrouver  l'inQuence  suprême  dans  les  arts,  dans 
la  politique  et  jusque  dans  la  science.  Entrouvrant  un  jour  ce  tré- 
sor de  ses  pensées  les  plus  chères  et  les  plus  exquises,  les  regards 
du  chevalier  se  fixèrent  sur  une  page  qui  contenait  ces  vers  si  con- 
nus de  Goethe,  que  Beethoven  a  mis  en  musique  : 

Herz,  mein  Herz,  was  soll  das  geben? 
Was  bedranget  dich  so  sehr? 
Welch'ein  fremdes  neues  Leben? 
Ich  erkenne  dich  nicht  mehr!... 

«  Mon  cœur,  mon  cœur,  que  se  passe-t-il  donc  en  toi?  Quel  trouble  t'oppresse? 
quelle  vie  nouvelle  t'agite?  Je  ne  te  reconnais  plus!...  » 

C'est  le  début  d'une  élégie  qui  fut  inspirée  à  Goethe  par  Lili, 
l'une  des  plus  séduisantes  sirènes  qui  ont  fasciné  ce  grand  génie. 
Elle  s'appelait  de  son  nom  de  famille  Elisabeth  Schônenmann;  c'était 
la  fille  d'un  riche  banquier  de  Francfort  et  la  seule  femme  aimée 
que  Goethe  ait  eu  un  moment  l'intention  d'épouser.  Elle  avait  seize 
ans  lorsqu'il  la  connut  à  Francfort.  C'était  l'âge  de  Lotte  et  de  Fe- 
derica.  Blonde  comme  elles,  petite,  frêle,  rempUe  de  grâce  et  de 
coquetterie,  elle  se  joua  d'abord  de  l'affection  du  poète,  et  lui  fit 
expier  en  partie  le  mal  qu'il  avait  fait  à  tant  d'autres  et  surtout  à 
la  noble  Federica;  mais  elle  fut  prise  elle-même  au  piège  qu'elle 
avait  tendu,  et  finit  par  ressentir  les  atteintes  de  la  passion  dont 
elle  s'était  moquée.  La  fin  de  ce  roman  ressemble  à  tous  ceux  qui 
ont  servi  de  thème  au  génie  de  Goethe.  Après  une  promesse  de  ma- 
riage donnée  d'une  part  et  acceptée  de  l'autre,  le  poète  se  sauve 
du  danger  par  la  fuite,  et  Lili  devient  la  femme  d'un  gentilhomme 
alsacien,  M.  de  Turkheim.  Dans  un  voyage  que  Goethe  fit  à  Stras- 
bourg en  1779,  il  y  trouva  Lili  mariée  tenant  un  enfant  dans  ses 
bras.  «  Je  fus  accueilli  avec  joie  et  admiration,  dit-il  dans  une  lettre 
à  la  baronne  de  Stein.  Son  mari  paraît  être  fort  bien  et  dans  une 
position  aisée.  Je  dînai  avec  elle,  son  mari  étant  absent.  J'y  soupai 
un  autre  jour,  et  puis  je  quittai  Lili  par  un  beau  clair  de  lune.  Je 
ne  puis  vous  dire  l'impression  agréable  qui  m'est  restée  de  cette  vi- 
site. »  C'est  dans  cette  même  lettre  qu'il  raconte  aussi  son  entrevue 
avec  la  pauvre  Federica  après  huit  ans  de  séparation.  «  La  seconde 
fille  de  la  maison,  dit-il,  Federica,  m'avait  jadis  beaucoup  aimé, 
plus  que  je  ne  le  méritais.  Je  dus  la  quitter  brusquement  et  lui  cau- 
ser une  douleur  qui  faillit  la  tuer.  Elle  me  dit  avec  calme  ce  qui  lui 


FRÉDÉRIQUE.  597 

restait  encore  de  la  douleur  qu'elle  avait  ressentie  il  y  a  huit  ans. 
Je  dois  avouer  qu'elle  ne  chercha  pas  à  réveiller  dans  mon  cœur  par 
des  larmes  ni  par  des  reproches  un  amour  d'autrefois.  Je  passai  la 
nuit  dans  cette  maison  paisible,  et  je  la  quittai  le  lendemain  au 
lever  de  l'aurore,  le  cœur  si  joyeux  que  je  puis  garder  un  souvenir 
heureux  de  ce  coin  de  terre  charmant.  » 

Le  chevalier  fut  très  ému  à  la  lecture  de  ces  pages  et  des  beaux 
vers  qui  traduisaient  si  bien  les  propres  inquiétudes  de  son  cœur. 
Il  n'avait  ni  le  génie,  ni  la  renommée,  ni  l'âge  heureux  du  grand 
poète  dont  il  venait  de  feuilleter  la  vie,  et  il  pouvait  craindre  de 
rencontrer  dans  M"*'  de  RosendorfT  les  caprices  enfantins,  les  séduc- 
tions et  les  coquetteries  cruelles  de  Lili,  dont  Frédérique  avait  la 
grâce,  la  position  de  fortune  et  le  prestige.  Quel  malheur  pour  un 
homme  de  son  caractère,  s'il  devenait  le  jouet  d'une  enfant,  s'il  se 
laissait  prendre  aux  agaceries  d'une  jeune  fille  qui,  par  vanité  ou 
par  désœuvrement,  pouvait  avoir  la  velléité  de  s'égayer  aux  dépens 
d'un  étranger  dont  sa  tante  et  ses  cousines  s'étaient  engouées! 
N'est-il  pas  de  la  nature  de  la  femme,  et  de  la  femme  la  plus  inno- 
cente, d'aimer  à  exercer  le  pouvoir  de  ses  charmes  et  de  se  plaire  à 
constater  aux  yeux  du  monde  la  puissance  de  sa  faiblesse?  Etait-il 
certain  de  ne  pas  confondre  l'intérêt  bien  naturel  que  devait  lui 
inspirer  une  jeune  personne  intelligente  et  pleine  d'attraits  avec  un 
sentiment  plus  sérieux?  Qu'y  aurait-il  d'étonnant  si  Frédérique, 
douée  d'un  instinct  si  précoce  pour  l'art  et  d'une  imagination  qui 
avait  beaucoup  d'analogie  avec  celle  du  chevalier,  fût  sensible  aux 
intentions  délicates  qu'il  avait  pour  elle,  et  qu'elle  se  montrât  fière 
de  la  préférence  qu'il  lui  accordait?  Le  chevalier  était-il  assez  peu 
maître  de  lui  pour  s'alarmer  si  fort  de  la  fantaisie  d'une  jeune  fille 
que  la  moindre  diversion  emporterait  sans  doute,  et  n'avait-il  pas 
dans  le  cœur  un  sentiment  profond  qui  devait  le  préserver  d'une 
illusion  ridicule  ou  d'une  faiblesse  coupable?  Ne  pouvait-il  accepter 
les  prémices  d'une  âme  tendre  et  poétique  sans  en  perdre  la  raison, 
se  réjouir  d'un  charmant  reflet  sans  en  être  ébloui?  C'est  ainsi  que 
le  chevalier  cherchait  tour  à  tour  ou  à  s'exagérer  les  dangers  d'une 
relation  aimable  dont  le  caractère  ne  lui  était  pas  bien  défini ,  ou  à 
se  raffermir  dans  l'idée  consolante  d'une  affection  douce  qui  pouvait 
charmer  ses  loisirs  sans  troubler  son  cœur. 

—  Chevalier,  dit  un  jour  M'""  de  Narbal,  on  donne  après-demain 
le  FreyschiUz  au  théâtre  de  Manheim.  Une  nouvelle  troupe  de  co- 
médiens et  de  chanteurs,  qu'on  dit  excellente,  ouvre  la  saison  par 
ce  chef-d'œuvre,  que  je  veux  faire  entendre  de  nouveau  à  mes 
nièces.  M.  Thibaut  nous  accompagne  avec  M.  Rauch,  et  M.  de  Loe- 
wenfeld  nous  y  invite  à  dîner.  Vous  serez  des  nôtres,  et  vous  vou- 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

drez  bien  nous  recevoir  dans  votre  appartement,  que  je  ne  connais- 
pas,  et  dont  je  suis  bien  aise  de  voir  les  dispositions.  Les  femmes 
sont  curieuses  ;  elles  tiennent  surtout  à  ne  rien  ignorer  de  ce  qui 
touche  à  leurs  amis. 

—  Madame,  répondit  le  chevalier,  je  suis  tout  à  vos  ordres.  Je 
serai  très  heureux  et  très  honoré  de  vous  recevoir  dans  mon  mo- 
deste réduit  de  voyageur;  mais  je  ne  vous  garantis  pas  que  vous  y 
puissiez  pénétrer  suivie  de  tout  votre  cortège.  Ainsi  qu'un  philo- 
sophe anglais,  Bacon,  je  crois,  je  puis  me  féliciter  aujourd'hui  d'a- 
voir plus  d'amis  que  ma  maison  ne  peut  en  contenir. 

—  Que  cela  ne  vous  inquiète  pas,  chevalier;  nous  ne  voulons  pas 
vous  embarrasser  longtemps  de  notre  présence,  mais  jeter  simple- 
ment un  coup  d'oeil  sur  cet  ensemble  de  petits  objets  muets  oii 
l'âme  se  réfléchit  plus  fidèlement  que  dans  de  vaines  paroles. 

—  Ah!  je  comprends,  répondit  le  chevalier  en  riant,  il  s'agit,  à 
ce  que  je  vois,  d'une  perquisition,  et  vous  voulez  m' appliquer  une 
sorte  de  loi  des  suspects  ! 

—  Eh  bien!  oui,  chevalier,  répliqua  M'"''  de  Narbal,  nous  vou- 
drions lire  un  peu  plus  avant  dans  la  vie  d'un  homme  qui  nous  in- 
téresse, et  vérifier  certain  soupçon  che  nella  mente  mi  raggiona... 
depuis  le  soir  où  vous  nous  avez  chanté  cette  belle  chanson  de  votre 
pays  : 

Nel  cor  più  non  mi  sento, 
Brillar  la  gioventù. 

Avouez  qu'il  y  a  là-dessous  un  mystère  ou  quelque  épisode  tou- 
chant... 

—  C'est  plus  qu'un  épisode,  madame,  c'est  l'histoire  de  toute  une 
vie  qui  se  rattache  à  la  cautilène  de  Paisiello  que  vous  venez  de 
citer. 

—  Ah!  j'en  étais  bien  sûre!  répondit  M'""^  de  Narbal  en  pressant 
affectueusement  le  bras  du  chevalier. 


II. 

Au  jour  fixé.  M'"''  de  Narbal  avec  sa  fille,  ses  deux  nièces  et  l'iné- 
vitable M'"^  Du  Hautchet,  qui  insista  beaucoup  pour  être  admise 
à  cette  partie  de  plaisir,  se  rendirent  à  Manheim  de  très  bonne 
heure.  Le  chevalier,  qui  les  avait  précédées,  les  attendait  dans  le 
petit  appartement  qu'il  occupait  sur  la  place  du  théâtre,  dans  une 
maison  assez  ancienne  pour  une  ville  qui  ne  remonte  pas  au-delà 
du  xvii"  siècle.  Manheim  n'était  guère  qu'un  village  lorsque  le 
comte  palatin  Frédéric  IV  et  son  fils  Frédéric  V  en  firent  une  place 


FRÉDÉRIQUE.  59?^ 

de  guerre,  vers  1606.  Comprise  dans  l'incendie  du  palatinat  or- 
donné par  Louis  XIV  et  son  digne  ministre  Louvois,  bombardée  par 
l'armée  républicaine  et  reprise  par  les  Autrichiens  en  1795,  Man- 
heim  a  subi  de  nombreuses  et  cruelles  vicissitudes  qui  l'ont  renou- 
velée de  fond  en  comble.  C'est  aujourd'hui  une  ville  spacieuse, 
riante  et  régulière,  trop  régulière,  une  ville  de  princes  qui  ne  dit 
rien  à  l'imagination  et  qui  n'évoque  que  des  idées  modernes  de 
quiétude  et  de  comfort.  Pendant  la  seconde  moitié  du  xviii*  siècle, 
sous  le  règne  de  Charles-Théodore,  qui  a  été  le  dernier  prince  pa- 
latin, Manheim  était  pour  l'Allemagne  du  sud  ce  que  Weimar  était 
pour  l'Allemagne  du  nord,  le  siège  d'une  cour  brillante,  un  centre 
d'activité  et  de  civilisation  où  les  arts,  surtout  la  musique,  avaient 
trouvé  des  protecteurs  puissans  et  éclairés.  C'est  à  Manheim  qu'on 
essaya  d'édifier  cette  œuvre  si  longtemps  désirée  par  la  nation,  un 
opéra  allemand,  qui  fut  aussi  le  rêve  de  la  jeunesse  de  Mozart.  Un 
maître  de  chapelle  de  Charles-Théodore,  Holzbauer,  composa  la 
musique  d'un  opéra,  Gl'mther  von  Scliwarzburg^  qui  fut  représenté 
sur  le  théâtre  de  Manheim  dans  le  carnaval  de  l'année  1777.  Mo- 
zart, qui  se  trouvait  alors  dans  cette  ville  joyeuse,  où  il  était  venu 
chercher  fortune,  parle  avec  estime  de  la  musique  de  Holzbauer. 
Un  autre  opéra  allemand  dont  le  libretto  était  de  Wieland,  Rosa- 
munde,  fut  donné  l'année  suivante  sur  ce  même  théâtre  de  la  cour 
de  Manheim.  La  musique  était  d'un  certain  Schweitzer,  qui  avait 
déjà  écrit  un  opéra,  Alceste,  dont  AVieland  ose  préférer  la  musique 
à  celle  de  Gluck,  tant  le  patriotisme  des  plus  grands  esprits  était 
flatté  alors  de  voir  sur  la  scène  lyrique  un  ouvrage  composé,  écrit 
et  chanté  dans  la  langue  nationale.  Sous  la  direction  d'iffland  et  du 
comte  Dalberg,  le  théâtre  de  Manheim  a  été  depuis  1780  jusqu'en 
1796  la  première  scène  littéraire  de  l'Allemagne.  Schiller  y  a  fait 
représenter  le.'i  Brigands  en  1782 ,  la  Conjuration  de  Fiesquc  en 
1784,  Amour  et  Intrigue  le  15  avril  de  la  même  année,  et  Don 
Carlos  le  9  avril  1788  (1).  L'électeur  Charles-Théodore  et  son  mi- 
nistre de  Hompesch  étaient  les  protecteurs  zélés  de  tout  ce  qui 
pouvait  donner  l'essor  au  génie  national.  Après  avoir  fondé,  en 
1763,  une  académie  palatine  consacrée  à  l'étude  de  l'histoire  et  des 
sciences  naturelles,  qui  devait  se  combiner  plus  tard  avec  une  aca- 
démie des  arts  plastiques,  le  prince  créa  en  1775  une  société  des 
lettres  ayant  pour  objet  d'aider  au  mouvement  d'émancipation  dont 
Lessing,  Klopstock,  Herder,  Goethe  et  Wieland  étaient  les  promo- 
teurs. Une  collection  de  tableaux  et  de  gravures,  avec  un  grand 
nombre  de  plâtres  reproduisant  les  principaux  chefs-d'œuvre  de  \:i 

(1)  Voyez  VHistoirc  de  Varl  dramatique  allemand,  t.  Ifî,  par  Edouard  Dcvrieiit. 


600  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sculpture  antique,  complétaient  cet  ensemble  d'institutions  libérales 
qui  faisaient  cle  la  cour  de  Manheim  un  séjour  plein  d'éclat. 

L'appartement  qu'occupait  le  chevalier  Sarti  sur  la  place  du  théâ- 
tre était  modeste  comme  sa  fortune;  il  se  composait  d'un  salon  qui 
ne  méritait  cette  qualification  que  parce  que  c'était  la  pièce  princi- 
pale, d'une  chambre  à  coucher  et  d'un  cabinet  de  toilette.  Le  salon, 
comme  tout  l'appartement,  était  meublé  dans  le  goût  du  xviii''  siè- 
cle, dont  la  maîtresse  de  la  maison,  vieille  dame  de  la  cour  de 
Charles-Théodore ,  avait  conservé  les  traditions.  Trois  ou  quatre 
fauteuils  en  velours  d'Utrecht,  un  canapé,  un  secrétaire,  un  vieux 
piano  de  Silbermann,  une  belle  glace  de  Venise,  quelques  gravures, 
de  la  musique  et  beaucoup  de  livres,  tels  étaient  les  objets  qui 
frappaient  la  vue  en  entrant  dans  ce  modeste  réduit  de  philosophe, 
ainsi  que  le  chevalier  aimait  à  l'appeler.  Entre  les  deux  fenêtres  qui 
ouvraient  sur  la  place  étaient  le  piano ,  et  dans  la  paroi  opposée  la 
bibliothèque,  dont  l'arrangement  et  le  contenu  révélaient  l'esprit 
du  chevalier.  Au  milieu  de  longs  rayons  noirs  et  vermoulus,  garnis 
de  toute  sorte  de  livres,  le  chevalier  avait  pratiqué  un  châssis  en 
bois  de  palissandre,  qui  était  couvert  d'un  rideau  de  soie  verte. 
On  aurait  dit  une  petite  chapelle  votive  contenant  quelque  pré- 
cieuse relique.  Le  rideau  tiré,  on  voyait  une  série  de  petits  volumes 
rangés  avec  symétrie  et  reliés  avec  un  luxe  qui  tranchait  sur  la 
simplicité  du  reste  de  l'ameublement.  Cette  bibliothèque  de  choix, 
cette  mcdulla  mentis,  était  composée  de  poètes,  de  philosophes  et 
de  romanciers  que  le  chevalier  considérait  comme  la  fleur  et  l'es- 
sence de  l'esprit  humain.  On  y  voyait  Homère,  Platon,  Virgile,  saint 
Augustin  à  côté  de  Dante,  de  Pétrarque,  de  Rousseau,  de  Goethe  et 
de  Chateaubriand,  mélange  singulier  d'esprits  divers,  au-dessus  du- 
quel le  chevalier  avait  écrit  en  lettres  d'or  ces  mots  connus  d'Ovide  : 

.  Et  quod  nunc  ratio  est  impetus  aiite  fuit, 

qui  exprimaient  avec  concision  l'idée  fondamentale  de  sa  doctrine, 
qui  faisait  tout  découler  d'un  acte  spontané  de  la  nature  humaine, 
fécondé  par  le  temps  et  la  méditation.  C'était  une  doctrine  presque 
platonicienne  dans  laquelle  le  rêve  de  la  jeunesse,  l'intuition  du 
sentiment,  suscitent  la  poésie,  qui  est  la  grande  source  des  progrès 
ultéiieurs  de  la  raison,  en  sorte  que  pour  le  chevalier  les  merveilles 
que  la  science  et  l'industrie  accomplissent  de  nos  jours  étaient  la 
réalisation  des  rêves  de  la  poésie  primitive,  c'est-à-dire  autant  de 
miracles  de  l'amour. 

M'"^  de  Narbal ,  sa  fille  Fanny  et  ses  deux  nièces  Aglaé  et  Frédé- 
riqiie  arrivèrent  à  l'heure  indiquée,  et  furent  suivies  de  MM.  Thi- 


FRÉDÉRIQUE.  601 

baut,  de  Loewenfeld,  et  de  M'"^  Du  Hautchet,  qui  s'était  empanachée 
comme  une  gouvernante  de  bonne  maison  qui  tient  à  faire  honneur 
à  ses  maîtres. 

—  Est-il  permis  de  tout  voir  et  de  tout  examiner?  dit  la  comtesse 
en  entrant  dans  le  petit  salon,  où  le  chevalier  comptait  avec  anxiété 
les  chaises  et  les  fauteuils  qu'il  pouvait  offrir  à  ses  nombreux  visi- 
teurs. 

—  Oui,  tout  est  à  votre  discrétion,  car  le  moyen  de  faire  autre- 
ment! répondit  le  chevalier  en  prenant  la  main  de  la  comtesse; 
questo  è  il  mio  lutto,  voilà  tout  mon  empire,  régnez-y  en  souve- 
raine, ma  chère  comtesse,  mais  ne  me  demandez  pas  une  chaise  de 
plus,  ajouta- t-il  en  riant. 

—  Ha!  ha!  s'écria  M'"''  de  Narbal  après  avoir  promené  ses  re- 
gards sur  les  différens  objets  qui  garnissaient  le  salon,  mes  pres- 
sentiniens  ne  m'ont  pas  trompée!  c'est  bien  ici  la  retraite  studieuse 
d'un  esprit  supérieur,  d'un  homme  de  cœur  qui  a  beaucoup  vécu, 
beaucoup  appris,  et  peut-être  beaucoup  aimé,  dit-elle  un  peu  plus 
bas  avec  un  sourire  de  bonté  malicieuse. 

—  Voilà  bien  une  question  de  femme,  répondit  M.  Thibaut,  qui 
avait  entendu  les  dernières  paroles  de  la  comtesse. 

—  Eh  !  sans  doute.  De  quoi  voulez-vous  donc  que  nous  nous  oc- 
cupions, si  ce  n'est  d'un  sentiment  qui  nous  touche  de  si  près  et  qui 
fait  le  fond  de  l'existence? 

—  De  l'existence  des  femmes,  c'est  possible,  répliqua  M.  Thi- 
baut ;  mais  nous  autres  hommes  nous  avons  bien  d'autres  chats  à 
fouetter,  comme  dit  le  proverbe.  N'est-ce  pas,  chevalier? 

—  Pour  un  savant  docteur  en  droit  romain,  répondit  le  chevalier, 
pour  un  dilettante  distingué  qui  connaît  aussi  bien  l'histoire  de 
l'art  que  celle  des  empires,  vous  établissez  une  singulière  distinc- 
tion. Pourriez-vous  me  dire  dans  quelle  œuvre,  dans  quelle  action 
de  l'homme  l'influence  de  la  femme  ne  se  fait  pas  sentir?  Or  qu'est- 
ce  donc  que  l'influence  de  la  femme,  si  ce  n'est  l'influence  du  sen- 
timent presque  unique  qui  la  domine,  et  dont  elle  est  la  plus  haute 
expression  dans  ce  monde? 

—  Vous  êtes  un  preux  et  galant  chevalier,  répondit  M.  Thibaut 
avec  un  peu  d'ironie,  vous  prenez  généreusement  la  défense  de  la 
beauté  persécutée.  Aussi  je  ne  veux  pas  vous  compromettre  devant 
les  beaux  yeux  qui  nous  regardent  en  vous  priant  de  m' expliquer 
comment  le  sentiment  qui  préoccupe  si  fort  M""^  de  Narbal  peut  se 
trouver  mêlé  à  tout,  même  à  la  science  des  Kepler  et  des  Newton. 

Le  conseiller  de  Loewenfeld,  qui  avait  écouté  ce  petit  dialogue 
avec  un  très  grand  sérieux,  laissa  apercevoir  sur  ses  lèvres  minces 
et  serrées  un  sourire  dédaigneux  qui  s'adressait  au  chevalier,  dont 


«502  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

la  personne  commençait  à  lui  déplaire.  Il  ne  voyait  pas  avec  plaisir 
que  cet  étranger  se  fût  emparé  aussi  fortement  de  l'esprit  de  M'"''  de 
Narbal,  qu'il  fût  devenu  l'hôte  choyé  d'une  famille  sur  laquelle  il 
avait  des  vues  particulières.  M.  de  Loewenfeld  éprouvait  donc  une 
sorte  de  joie  maligne  à  la  pensée  du  ridicule  que  pouvait  faire  jaiUir 
sur  le  chevalier  Sarti  la  plaisanterie  de  M.  Thibaut. 

—  Si  je  ne  vous  connaissais  pas  pour  un  très  bon  esprit,  répliqua 
le  chevalier  sans  la  moindre  hésitation,  je  ne  répondrais  pas  sérieu- 
sement à  la  question  que  vous  venez  de  m' adresser.  Vous  savez  très 
bien,  docteur,  qu'en  parlant  de  la  femme  et  de  l'influence  qu'exer- 
cent ses  nobles  instincts,  j'entends  parler  du  monde  moral  et  de  la 
société  civile,  dont  la  femme  est  pour  ainsi  dire  le  cinieni.  J'irai  plus 
loin  cependant,  et  sans  marquer  à  ma  proposition  des  limites  où  elle 
est  d'une  vérité  incontestable,  je  vous  dirai  avec  Tacite  qu'il  y  a  dans 
la  femme  quelque  chose  de  divin ,  et  que  ce  principe  divin  qui  la 
pénètre  et  qu'elle  communique  à  tout  ce  qui  la  touche,  c'est  le  sen- 
timent de  l'amour  dans  son  acception  la  plus  étendue.  Vous  vous 
moqueriez  de  moi,  docteur,  et  j'exciterais  probablement  la  pitié 
de  M.  de  Loewenfeld,  continua  le  chevalier,  qui  avait  deviné  les 
mauvaises  dispositions  du  grave  conseiller,  si  j'allais  chercher  dans 
les  rêveries  de  Platon  des  argumens  en  faveur  de  la  thèse  que  je 
soutiens.  Ce  serait  pourtant  une  autorité  qui  en  vaudrait  bien  une 
autre,  puisque  les  idées  de  Platon  se  trouvent  confirmées  par  l'Évan- 
gile, et  que  le  christianisme  n'est  pas  autre  chose  que  la  preuve 
historique  de  la  toute-puissance  du  sentiment  de  l'amour.  Pourriez- 
vous  me  citer  un  grand  homme  dans  la  science,  dans  la  politique, 
et  même  dans  la  guerre,  qui  fût  dépourvu  d'imagination  et  de  sen- 
timent, et  dont  la  destinée  n'ait  pas  été  ourdie  par  une  muse,  c'est- 
à-dire  par  une  femme  qui  échappe  souvent  aux  yeux  de  l'histoire, 
mais  non  pas  à  l'observation  du  moraliste?  Sans  l'imagination,  sans 
la  sensibilité,  sans  l'amour,  l'inteUigence  demeurerait  enfermée  en 
elle-même,  immobile  et  solitaire,  —  pensée  admirable  que  Dante  a 
si  bien  traduite  quand  il  dit  par  la  bouche  de  Béatrix  : 

Questo  decreto,  frate,  sta  sepulto 
Agli  occhi  di  ciascuno  il  cui  ingegno 
Nella  fiamma  d'amor  non  è  adulte. 

—  Vous  êtes  fort  éloquent,  chevalier,  et  tout  plein  de  votre  su- 
jet, à  ce  que  je  vois;  mais  j'attends  toujours  que  vous  me  démon- 
triez comment  cette  disposition  passagère  de  l'âme,  cette  fièvre,  ce 
délire,  cette  folie  sacrée,  ainsi  que  l'appelaient  les  anciens,  qui  très 
heureusement  ne  dure  chez  l'homme  raisonnable  que  ce  que  durent 


FRÉDÉRIQUE.  603 

les  roses  et  les  sermens  des  amoureux,  est  la  cause  de  toutes  les 
merveilles  que  vous  lui  attribuez.  Prouvez-moi,  je  vous  prie,  que 
cette  passion  aveugle,  qui  empêche  nos  facultés  plus  qu'elle  ne 
les  éclaire,  a  été  la  muse  secrète  d'un  Lavoisier  ou  d'un  Laplace» 
et  qu'il  y  a  de  l'amour  jusque  dans  la  mécanique  céleste. 

Ici  M.  de  Loewenfeld  regarda  de  nouveau  l'étranger  avec  un  con- 
tentement de  soi-même  si  marqué,  que  M'"''  de  Narbal  en  fut  un 
peu  inquiète  pour  son  ami. 

—  Docteur,  répliqua  le  chevalier  sur  un  ton  de  parfaite  courtoi- 
sie, Gorgias,  votre  ancêtre,  n'avait  pas  plus  d'esprit  ni  de  malice 
que  vous.  Je  préfère  cependant  l'autorité  de  celui  qui  a  dit  :  «  Vous 
avez  tout  créé.  Seigneur,  dans  la  mesure,  le  nombre  et  le  poids.  » 
L'homme  est  né'  de  la  femme,  mon  cher  docteur;  il  a  été  conçu  et 
nourri  par  l'amour.  Personne  n'a  pu  encore  définir  la  part  d'in- 
fluence qu'une  mère  peut  revendiquer  sur  la  destinée  du  fils  qu'elle 
a  tenu  sur  ses  genoux,  et  dont  elle  a  bercé  l'âme  virginale  de  ses 
contes  merveilleux;  mais  il  est  bien  certain  que  cette  influence  de  la 
mère  est  d'autant  plus  grande  que  le  fils  est  remarquable  par  la 
puissance  du  caractère  et  du  génie.  Consultez  la  vie  des  hommes 
illustres  de  tous  les  temps,  la  biographie  des  poètes,  des  peintres 
et  des  musiciens  de  premier  ordre,  et  vous  trouverez  partout  la 
confirmation  de  ce  fait  important.  C'est  de  la  mère  que  procède 
surtout  l'enfant  glorieux,  c'est  la  femme  qui  délie  la  langue  du 
génie,  c'est  l'amour  enfin  qui  inspire  le  poète,  et  il  y  a  de  la  poésie 
dans  toutes  les  sciences,  particulièrement  dans  le  système  du  monde 
et  la  mécanique  céleste.  Ne  riez  pas,  docteur!  vous  prouveriez  que 
vous  ignorez  combien  l'imagination  a  de  part  à  la  découverte  des 
sublimes  vérités  qui  sont  du  ressort  des  sciences  mathématiques. 
Qui  nous  dit  que  tel  souvenir  d'enfance,  que  tel  mirage  de  l'âme 
aux  jours  de  sa  fécondation  n'a  pas  suscité  plus  tard  la  pensée  du 
philosophe  en  le  mettant  sur  la  voie  de  la  découverte  scientifique 
qui  doit  illustrer  son  nom?  Ce  n'est  pas  une  légende  à  dédaigner 
que  celle  qui  attribue  à  de  simples  bergers  de  la  Mésopotamie  les 
premières  observations  qui  ont  été  faites  sur  la  marche  des  corps 
célestes,  ce  qui  signifie  sans  doute,  mon  cher  monsieur  Thibaut, 
que  l'inspiration  se  mêle  à  toutes  les  opérations  de  l'esprit,  que 
c'est  elle  qui  donne  le  branle  à  nos  facultés,  qui  fournit  les  maté- 
riaux de  toutes  nos  connaissances,  et  que  les  plus  grandes  décou- 
vertes de  la  raison  humaine  ont  pour  point  de  départ  une  vision  de 
la  fantaisie,  un  ravissement  de  l'âme,  c'est-à-dire  une  intuition  de 
l'amour...  Tenez,  ajouta  le  chevalier  en  tirant  de  sa  petite  biblio- 
thèque de  choix  un  volume  magnifiquement  relié  en  maroquin 
rouge  et  doré  sur  tranches,  voici  un  livre  dont  le  titre  seul  ren- 


(304  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ferme  l'énigme  de  notre  destinée  :  De  l'Influence  de  Vamour  sur  le 
développement  de  V esprit  humain. 

M.  Thibaut,  feuilletant  le  volume  que  lui  avait  remis  le  chevalier, 
n'y  vit,  à  sa  grande  surprise,  que  des  pages  entièrement  blanches. 
—  Vous  moquez-vous  de  moi?  répondit  le  docteur.  Votre  livre  res- 
semble à  tant  d'autres  :  il  ne  contient  de  bon  que  le  titre. 

—  Au  moins  indique-t-il  un  beau  sujet  à  traiter.  Si  j'étais  prince, 
j'y  attacherais  un  grand  prix  et  je  le  mettrais  au  concours  :  ce  se- 
rait une  question  un  peu  plus  intéressante  que  les  savantes  puéri- 
lités dont  s'occupent  les  académies. 

—  Eh  !  qui  vous  empêche  de  remplir  vous-même  ces  pages  im- 
maculées de  tous  les  contes  de  fées,  de  toutes  les  légendes  d'or 
dont  vous  semblez  avoir  l'imagination  remplie?  dit  M.  Thibaut  sur 
un  ton  persistant  de  plaisanterie. 

—  Hélas!  vous  savez  bien  que  je  ne  suis  qu'un  pauvre  rêveur, 
un  songe-creux,  comme  on  dit,  et  que  je  vis  de  chimères  et  de  sou- 
venirs qui  n'intéressent  que  moi.  Ah!  si  j'étais  un  savant  docteur 
comme  vous,  si  je  possédais  le  don  inappréciable  de  savoir  expri- 
mer mes  idées  et  mes  sentimens,  je  voudrais  consacrer  ma  vie  et 
toutes  les  forces  de  mon  intelligence  à  écrire  le  beau  livre  dont  le 
titre  vous  fait  sourire.  Je  m'efforcerais  de  démontrer  aux  plus  in^ 
crédules  que  l'inspiration  joue  un  très  grand  rôle  dans  toutes  nos 
connaissances,  qu'elle  échauffe,  dilate  et  illumine  la  raison,  et  que 
la  science,  dont  nous  sommes  si  fiers  de  nos  jours,  ne  fait  que  dé- 
velopper, confirmer  ou  réaliser  les  rêves  de  la  poésie  primitive. 

Et  quod  nunc  ratio  est  impetus  ante  fuit, 

comme  l'a  dit  Ovide.  C'est  alors  que  je  serais  autorisé  à  conclin-e, 
avec  le  divin  Platon  et  tous  les  grands  philosophes,  que  l'amour, 
qui  naquit  avant  le  temps,  est  le  maître  de  la  vie  et  de  la  mort. 

—  Docteur,  vous  êtes  battu!  s'écria  M'"*"  de  Narbal  avec  son  en- 
jouement ordinaire.  Vous  vous  êtes  attaqué  à  un  homme  plus  fort 
que  vous  sur  un  sujet  aussi  intéressant. 

—  Je  rends  les  armes,  répondit  M.  Thibaut,  et  je  me  plais  à  re- 
connaître la  supériorité  du  chevalier  sur  une  question  qu'il  a  dû 
méditer  longtemps,  si  j'en  juge  par  les  livres  qui  composent  cette 
petite  bibliothèque,  et  qui  semblent  avoir  été  choisis  de  la  main 
même  de  l'Amour,  dont  il  a  glorifié  la  toute-puissance. 

Pendant  tout  le  temps  qu'avait  duré  cette  conversation,  Frédé- 
rique  était  restée  assise  dans  un  fauteuil  vert  placé  dans  un  coin, 
près  d'un  vieux  secrétaire.  Elle  avait  écouté  avec  une  distraction  ap- 
parente, mais  sans  perdre  un  mot,  tout  ce  qu'avait  dit  le  cheva- 


FRÉDÉRIQUE.  (305 

lier  sur  un  pareil  sujet,  promenant  ses  regards  tantôt  sur  les  jolis 
volumes  qui  garnissaient  les  rayons  de  la  petite  bibliothèque,  tantôt 
sur  un  portrait  de  femme,  d'une  beauté  ravissante,  qui  était  sus- 
pendu par  un  anneau  d'or  au-dessus  du  piano.  C'était  une  minia- 
ture, d'un  travail  exquis,  que  M'"^  de  Narbal  avait  remarquée  aussi 
bien  que  M'"^  Du  Hautchet.  M.  Rauch  étant  survenu  sur  ces  entre- 
faites, son  arrivée  mit  un  terme  à  la  visite  de  M'"''  de  Narbal  et  donna 
le  signal  du  départ  de  la  compagnie.  On  se  rendit  au  château,  où 
M.  de  Loewenfeld  occupait  un  fort  bel  appartement,  en  qualité  de 
conservateur  et  de  conseiller  intime  du  grand-duc  de  Bade.  Il  de- 
meurait dans  l'aile  gauche  de  ce  bel  édifice,  qui  fut  bâti  en  1720, 
et  qui  reproduit  un  peu  les  dispositions  du  palais  du  Luxembourg 
de  Paris.  M.  de  Loevi^enfeld  était  veuf,  et  n'avait  qu'un  fils  unique 
qui  était  encore  à  l'université  de  Leipzig,  où  il  terminait  ses  études. 
On  se  mit  à  table,  car  il  était  déjà  deux  heures  de  l'après-midi,  et 
le  spectacle  commence  de  bonne  heure  dans  les  petites  villes  d'Al- 
lemagne. Au  milieu  du  dîner,  qui  fut  aussi  gai  que  somptueux, 
M.  de  Loewenfeld,  après  avoir  porté  un  toast  à  la  santé  de  M'""  de 
Narbal,  —  qu'il  se  félicitait  de  connaître  depuis  tant  d'années,  dit-il 
avec  une  intention  marquée  d'établir  son  droit  de  préséance  sur  le 
chevalier,  dont  il  redoutait  le  crédit  naissant  sur  l'esprit  de  la  com- 
tesse, —  se  tourna  tout  à  coup  vers  M.  Rauch  :  —  Vous  reconnais- 
sez-vous, monsieur  le  maître  de  chapelle?  Avez -vous  deviné  sur 
quel  emplacement  est  construite  la  salle  à  manger  où  j'ai  le  plaisir 
de  vous  recevoir? 

—  Oui,  bien  certainement,  monsieur  le  baron,  répondit  M.  Rauch 
de  sa  voix  rude  et  sèche.  C'est  ici  qu'était  l'ancien  théâtre  de  la 
cour  de  Charles-Théodore,  si  célèbre  dans  le  siècle  passé.  J'ai  eu 
l'honneur  d'y  voir  plusieurs  fois  le  jeune  Mozart  et  d'y  entendre  les 
meilleures  cantatrices  allemandes  de  cette  époque,  Dorothea  et 
Elisabeth  Wendling,  Francesca  Danzi,  sœur  du  compositeur  de  ce 
nom,  et  le  fameux  ténor  Raaff,  pour  qui  Mozart  a  écrit  plus  tard  le 
rôle  d'Idoménée.  En  face  de  nous,  continua  M.  Rauch,  dans  l'aile 
droite  de  ce  beau  palais,  autrefois  si  splendide  et  si  bruyant,  était 
la  chapelle  de  l'électeur,  une  des  meilleures  de  l'Europe.  J'en  fai- 
sais partie,  et  j'y  ai  connu  l'abbé  Vogler,  homme  rude,  mais  ca- 
pable, qui  ne  se  recommandait  point  par  la  modestie,  puisqu'il  n'a 
pas  craint  de  se  mesurer  avec  le  grand  Sébastien  Bach,  c'est-à- 
dire  avec  un  géant.  Ah!  ah!  monsieur  le  baron,  c'était  un  fier 
temps  que  celui-là!  Jamais  la  ville  de  Manheim  ne  retrouvera  l'é- 
clat dont  elle  brillait  alors  sous  le  gouvernement  d'un  prince  géné- 
reux, protecteur  des  lettres  et  des  arts,  et  surtout  de  la  musique 
allemande,  qu'il  voulait  soustraire  à  l'oppression  de  messieurs  les 


603  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Italiens.  La  cour  de  Charles-Théodore  ne  ressemblait  pas  à  celle  de 
Stuttgart,  que  Jomelli,  alors  tout-puissant,  avait  remplie  de  chan- 
teurs et  d'instrumentistes  ultramontains. 

—  Était-ce  donc  un  si  grand  mal,  répliqua  M.  Thibaut,  que  d'al- 
ler chercher  la  lumière  et  la  mélodie  dans  le  pays  d'où  nous  avons 
tiré  presque  tous  les  élémens  de  notre  civilisation? 

—  Oh  !  monsieur  le  docteur,  ceci  est  un  peu  trop  fort,  répondit 
avec  impatience  le  vieux  maître  de  chapelle.  La  nation  qui  a  donné 
le  jour  à  un  Sébastien  Bach,  à  Hœndel,  à  Graun,  à  tant  d'autres  mu- 
siciens, sublimes  et  savans  contre-pointistes,  n'a  pas  eu  besoin  d'al- 
ler chercher  dans  le  pays  des  chansonnettes  et  des  castrats  les  en- 
seignemens  d'un  art  où  personne  ne  l'a  jamais  égalée. 

—  Prenez  garde,  monsieur  le  maître  de  chapelle,  répondit  avec 
calme  le  chevalier,  vous  vous  aventurez  beaucoup.  Étes-vous  bien 
certain  que  les  deux  peuples  qui  ont  créé  pour  ainsi  dire  la  musique 
moderne,  que  la  patrie  de  Palestrina,  de  Gabrielli,  d'Alexandre 
Scarlatti,  et  celle  de  Sébastien  Bach,  Hœndel,  Haydn  et  Mozart  n'ont 
eu  aucun  point  de  contact  et  ne  se  sont  pas  communiqué  tour  à  tern- 
ies propriétés  de  leur  génie? 

—  Allons  chercher  la  solution  de  ce  problème  historique  sous  les 
ombrages  du  parc,  dit  M.  de  Loewenfeld  en  se  levant  de  table. 

Le  jardin  du  palais  de  Manheim ,  sans  valoir  le  parc  de  Schvvet- 
zingen,  est  cependant  un  des  plus  agréables  de  l'Allemagne  par  la 
fraîcheur  des  ombrages  et  la  diversité  des  sites  qu'il  offre  aux  pro- 
meneurs. Comme  celui  de  Munich,  qu'il  n'égale  pas  en  grandeur,  le 
jardin  de  Manheim  est  planté  à  l'anglaise  et  s'étale  autour  du  châ- 
teau sans  ordre  apparent,  comme  si  la  main  d'une  fée  capricieuse 
en  eût  dessiné  les  allées,  qui  se  brisent  et  se  croisent  incessamment. 
On  s'y  perd  volontiers,  et,  sans  des  points  de  repère  d'où  l'on  aper- 
çoit la  façade  du  château,  on  se  croirait  en  pleine  nature,  loin  de 
toute  habitation  et  de  l'art  qui  trahit  la  main  de  l'homme.  Des  mon- 
ticules, des  kiosques,  des  coins  ombreux  ménagés  avec  amour  ser- 
vent de  refuge  aux  enfans  et  aux  caméristes,  qui  y  font  éclater 
leurs  refrains  joyeux. 

M.  de  Loewenfeld,  conduisant  ses  hôtes,  donnait  le  bras  à  M""®  de 
Narbal;  les  trois  jeunes  filles,  Aglaé,  Fanny  et  Frédérique,  s'étaient 
enchaînées  l'une  à  l'autre,  tandis  que  le  chevalier  suivait  avec 
M.  Thibaut,  M'"''  Du  Ilautchet  et  M.  Rauch.  Heureuses  de  se  trouver 
seules  un  instant,  les  trois  cousines  éprouvaient  le  besoin  de  causer 
et  de  se  communiquer  les  impressions  qu'elles  avaient  éprouvées 
dans  le  courant  de  la  journée.  Sortant  rarement  de  la  petite  ville  de 
Sçhwetzingen ,  c'était  pour  elles  une  vraie  partie  de  plaisir  d'être 
venues  à  Manheim  et  d'assister  le  soir  à  la  représentation  d'un  opéra 


FRÉDÉRIQUE.  607 

dont  tout  le  monde  parlait.  Voir  une  nombreuse  réunion,  entendre  de 
la  belle  musique,  paraître  en  public  avec  une  toilette  plus  élégante 
que  celle  de  tous  les  jours,  ce  sont  de  petits  événemens  dans  l'exis- 
tence monotone  d'une  jeune  fille.  Frédérique  était  ravissante  ce 
jour-là.  Elle  avait  une  robe  de  mousseline  blanche  avec  un  spencer 
de  velours  noir,  alors  très  à  la  mode  en  Allemagne,  qui  encadrait 
admirablement  sa  taille  svelte  et  nerveuse.  Sa  belle  chevelure 
blonde  se  déroulait  en  boucles  soyeuses  sur  son  cou  de  cygne,  qui 
portait  avec  grâce  une  tête  resplendissante  de  jeunesse  et  de  dis- 
tinction. Aimant  passionnément  les  fleurs,  Frédérique  en  mettait 
toujours  sur  son  corsage,  ce  qui  donnait  à  l'ensemble  de  sa  personne 
je  ne  sais  quel  caractère  de  simplicité  ornée  qui  attirait  et  charmait 
le  regard. 

Le  chevalier  ne  tarda  pas  à  devenir  le  sujet  de  la  conversation. 
Toutes  trois  en  étaient  plus  ou  moins  préoccupées,  et  elles  en  par- 
laient d'autant  plus  librement  que  l'âge,  la  contenance  et  la  tour- 
.nure  d'esprit  du  Vénitien  semblaient  exclure  toute  gêne  d'une  cau- 
serie à  son  endroit.  Elles  eussent  été  bien  plus  gênées  vis-à-vis  d'un 
jeune  homme  qui  aurait  pu  éveiller  dans  chacune  d'elles  un  senti- 
ment plus  intense  et  par  conséquent  plus  exclusif.  Pour  ces  trois 
jeunes  filles,  aussi  différentes  de  caractère  que  de  physionomie,  le 
chevalier  était  un  objet  d'agréable  distraction.  Il  les  intéressait  par 
la  variété  de  ses  connaissances,  par  le  caractère  poétique  de  son  es- 
prit, par  ce  qu'il  paraissait  y  avoir  de  mystérieux  dans  sa  vie  aven- 
tureuse, dont  on  commençait  à  deviner  les  principales  vicissitudes. 
La  vue  du  modeste  appartement  du  chevalier,  le  choix  de  ses  livres, 
la  conversation  animée  qu'il  avait  eue  avec  M.  Thibaut  sur  un  sujet 
qui  ne  pouvait  leur  être  indifférent,  le  délicieux  portrait  de  femme 
qu'elles  avaient  aperçu  au-dessus  du  piano,  en  fortifiant  leurs  soup- 
çons, avaient  accru  la  sympathie  de  chacune  des  trois  cousines  pour 
le  chevalier  Sarti.  L'amour  est  un  aliment  à  l'amour;  comme  l'oi- 
seau fabuleux,  il  renaît  de  ses  cendres  et  retrouve  la  vie  dans  la 
pitié  qu'inspirent  ses  malheurs.  Tout  homme  qui  confie  à  une  femme 
le  secret  d'une  passion  vivement  éprouvée,  ou  qui  laisse  apercevoir 
au  fond  de  son  cçeur  les  traces  d'un  souvenir  pieux  et  douloureux, 
est  sûr  d'exciter  l'intérêt  en  sa  faveur.  Telle  était  la  position  du  che- 
valier vis-à-vis  des  trois  jeunes  filles.  La  médiocrité  de  sa  fortune, 
son  isolement  dans  un  pays  étranger,  la  distinction  de  sa  personne, 
l'âge  où  il  était  parvenu,  conservant,  au  milieu  de  la  vie,  avec  la 
maturité  de  l'esprit,  la  jeunesse  de  l'âme  et  la  fraîcheur  des  pre- 
mières illusions,  tout  cela  donnait  au  chevalier  un  certain  prestige 
de  nature  à  frapper  l'imagination  de  jeunes  personnes  encore  dans 
l'adolescence.  Il  était  pour  elles  un  sujet  de  curiosité  innocente,  il 


60S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éveillait  une  tendre  commisération,  et  chacune  voyait  en  lui  l'ex- 
pression confuse  de  l'être  prédestiné  qu'on  attend,  qu'on  espère  et 
qu'on  pressent  à  travers  le  trouble  délicieux  de  la  sensibilité  nais- 
sante. 

—  Oh!  que  le  chevalier  est  aimable!  s'écria  Aglaé  aussitôt  que 
les  trois  cousines  furent  seules.  Il  parle  comme  il  chante,  et  c'est 
un  plaisir  que  de  lui  entendre  dire  de  si  belles  choses. 

—  Tu  trouves?  répondit  Fanny  avec  nonchalance.  As-tu  remar- 
qué le  joli  portrait  de  femme  qui  était  suspendu  au-dessus  du 
piano  ? 

—  Oui  certainement,  je  l'ai  remarquée,  cette  belle  tête  blonde 
aux  grands  yeux  d'un  noir  bleuâtre  remplis  de  langueur,  répliqua 
Aglaé.  Ce  doit  être  le  portrait  d'une  sœur  ou  de  sa  mère.  Qu'en 
penses-tu,  Frédérique? 

—  Moi?  répondit  Frédérique  avec  un  semblant  d'indifférence.  Je 
ne  pense  rien  du  tout;  c'est  à  peine  si  j'ai  vu  le  portrait  dont  vous 
parlez. 

La  conversation  continua  sur  ce  ton  avec  des  nuances  d'expres- 
sion qui  étaient  en  raison  inverse  de  ce  que  chacune  éprouvait  pour 
le  chevalier  Frédérique,  qui  n'osait  avouer  à  personne  l'état  de 
son  cœur,  et  qui  d'ailleurs  ne  le  connaissait  pas  bien  elle-même, 
cherchait  à  ne  point  attirer  sur  elle  les  regards  de  ses  cousines  et 
ceux  de  sa  tante.  Elle  n'avait  pas  quitté  des  yeux  le  portrait  qu'elle 
feignait  de  ne  pas  avoir  remarqué,  et  qui  avait  produit  sur  elle  une 
impression  douloureuse  mêlée  d'un  certain  charme  qu'elle  ne  pou- 
vait définir.  Frédérique  n'ignorait  pas  que  le  chevalier  n'avait  ja- 
mais été  marié.  Quelle  était  donc  la  femme  dont  il  avait  conservé 
si  précieusement  les  traits  admirables?  Sa  mère?  sa  sœur?  —  Ce 
n'est  pas  possible,  se  disait-elle  dans  son  cœur  agité  par  un  senti- 
ment confus  de  jalousie  précoce  et  de  naïve  confiance. 

III. 

Le  soir,  on  se  rendit  au  théâtre,  dont  la  belle  salle,  à  cinq  rangs 
de  loges,  était  remplie  jusqu'aux  combles.  On  était  accouru  de 
toutes  les  villes  environnantes,  de  Spire,  de  Darmstadt  et  même  de 
Francfort,  pour  entendre  le  Freyschiitz,  exécuté  par  un  orchestre 
excellent  et  l'une  des  meilleures  troupes  de  chanteurs  qu'on  eût  pu 
réunir.  Grâce  à  la  saison  d'été,  plusieurs  artistes  attachés  aux  prin- 
cipaux théâtres  de  l'Allemagne  avaient  pu  être  engagés  par  le  di- 
recteur de  Manheim  pour  un  certain  nombre  de  représentations. 

Beaucoup  d'étudians  de  l'université  d'Heidelberg  étaient  venus 
également  à  Manheim  pour  entendre  un  opéra  éminemment  popu- 


FRÉDÉRIQUE.  609 

laire,  qui  excitait  au  plus  haut  degré  le  sentiment  patriotique. 
On  les  voyait  au  parterre  avec  leurs  costumes  pittoresques,  leurs 
petites  casquettes  de  velours  et  leurs  longs  cheveux  épars  sur  les 
épaules.  M'"'  de  Narbal  occupait  une  grande  et  belle  loge  de  face. 
La  comtesse,  sa  fille,  ses  deux  nièces  et  M""'  Du  Hautchet  étaient 
placées  sur  le  premier  plan,  et  tout  près  d'elles  se  tenaient  le  che- 
valier, M.  Thibaut  et  le  conseiller  de  Loewenfeld.  M.  Rauch  était 
au  fond  de  la  loge ,  assez  spacieuse  pour  que  ces  neuf  personnes 
y  pussent  tenir  à  l'aise.  La  salle  présentait  un  coup  d'oeil  intéres- 
sant. Toutes  les  loges  étaient  remplies  de  ces  bonnes  familles  alle- 
mandes qui  apportent  dans  les  réunions  publiques  la  simplicité  de 
manières  qu'elles  ont  dans  la  vie  domestique.  Pères,  mères,  grands 
parens  et  petits  enfans  vont  au  théâtre  presque  comme  ils  vont  à 
l'église,  pour  y  chercher  autre  chose  qu'une  distraction  du  mo- 
ment. C'est  pour  eux  une  fête  de  l'esprit  que  la  représentation 
d'une  œuvre  dramatique,  un  enseignement  de  l'histoire,  une  vue 
entr'ouverte  sur  la  grande  scène  du  monde,  qui  paraît  d'autant  plus 
agitée  que  la  vie  ordinaire  est  si  calme  et  si  réglée  dans  les  pe- 
tites villes  d'Allemagne.  Peuple  naïf  et  profond  tout  à  la  fois,  qui 
se  nourrit  de  légendes  et  de  métaphysique,  nation  chrétienne  et 
casanière,  en  qui  subsistent  cependant  un  ressouvenir  de  ses  des- 
tinées vagabondes  et  un  sage  instinct  du  panthéisme  des  races  pri- 
mitives, les  Allemands  ont  une  sincérité  d'émotion  qui  explique  le 
caractère  avant  tout  lyrique  et  philosophique  de  leur  théâtre.  Des 
conceptions  comme  le  Faust  de  Goethe  et  le  Freysrhiïlz  de  Weber 
ne  peuvent  être  bien  comprises  que  lorsqu'on  les  voit  représentées 
devant  le  public  pour  qui  elles  ont  été  faites ,  et  dont  elles  expri- 
ment les  affinités  secrètes  et  les  mystiques  terreurs. 

M"""  de  Narbal,  qui  était  fort  connue  de  la  société  de  Manheim, 
échangeait  de  nombreux  saints  avec  plusieurs  personnes  qu'elle 
apercevait  dans  les  loges  voisines  de  la  sienne,  tandis  que  les  étu- 
dians  qui  remplissaient  le  parterre  et  les  jeunes  gens  qui  étaient 
disséminés  dans  la  salle  avaient  tous  les  yeux  fixés  sur  les  trois 
coiisines,  Aglaé,  Fanny  et  Frédérique.  Celle-ci  était  adossée  à  l'une 
des  deux  extrémités  de  la  loge,  ayant  près  d'elle  Fanny,  avec  qui 
elle  s'entretenait  tout  bas  en  dirigeant  de  temps  en  temps  son 
•  lorgnon  d'or  sur  le  parterre.  Ses  longues  boucles  blondes,  sa  robe 
blanche  et  le  spencer  de  velours  noir  qui  enfermait  sa  taille  délicate 
donnaient  à  Frédérique  je  ne  sais  quel  air  d'élégante  simplicité, 
d'étrangeté  romanesque  et  de  grâce  enfantine  dont  le  chevalier  ne 
pouvait  s'expliquer  le  charme  décevant.  Il  subissait  malgré  lui  l'in- 
fluence mystérieuse  de  cette  jeune  fille,  qui  l'attirait  et  le  contenait 
tour  à  tour,  et  dont  les  beaux  yeux  bleus  remplis  d'innocentes  aga- 

TOME   XLVIII.  39 


610  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ceries  et  le  sourire  enchanteur  l'enivraient  et  le  désespéraient  tout 
à  la  fois.  Soit  instinct  de  coquetterie,  soit  bizarrerie  et  inégalité  de 
caractère,  ou  bien  l'hésitation  naturelle  d'une  jeune  fille  qui  ne  sait 
encore  ni  ce  qu'elle  éprouve  réellement,  ni  ce  qu'elle  veut  et  doit 
exprimer,  il  est  certain  que  la  contenance  de  Frédérique  vis-à-vis 
du  chevalier  était  de  nature  à  entretenir  dans  son  esprit  une  cruelle 
perplexité.  Il  contemplait  silencieusement  et  furtivement  la  belle 
tète  de  Frédérique  et  le  bouquet  de  fleurs  qu'elle  portait  à  son  sein, 
lorsqu'un  grand  silence  se  fit  tout  à  coup  dans  la  salle,  et  l'ouver- 
ture du  Freyschûtz  commença. 

Ce  chant  mélancolique  des  quatre  cors  qui  semble  entrouvrir 
l'horizon  infini  de  la  forêt  profonde  où  se  passe  la  scène  mystérieuse 
de  cette  fable  populaire,  ces  sons  étouffés  d'abord  et  qui  s'épa- 
nouissent peu  à  peu  comme  un  écho  des  bois  solitaires  qui  s'ap- 
proche et  retentit  dans  l'âme  déjà  émue  de  l'auditeur,  la  réponse 
des  violoncelles  sous  lé  frémissement  des  premiers  et  des  seconds 
violons,  ce  dialogue  douloureux  qui  s'établit  entre  les  instrumens  à 
vent  et  les  instrumens  à  cordes  et  qui  achève  cette  admirable  in- 
troduction de  trente-quatre  mesures  produisit  un  grand  effet  dans 
une  salle  à  peine  éclairée  et  sur  un  public  recueilli  dont  l'imagina- 
tion était  en  parfaite  harmonie  avec  celle  du  compositeur.  Le  mou- 
vement rapide  en  iit  mineur  qui  suit  l'introduction,  ces  accords  lu- 
gubres et  pleins  d'anxiété  qu'emporte  un  rhythme  fiévreux  à  travers 
les  éclats  de  l'orchestre  déchaîné,  ce  chant  de  Ja  clarinette  qui  se 
fait  entendre  tout  à  coup  au-dessus  des  trépignemens  des  violons  et 
des  basses  comme  la  voix  de  Max  éploré  au-dessus  du  gouffre  de 
la  Gorge -du -Loup,  enfin  la  magnifique  péroraison  qui  reproduit 
l'hymne  d'amour  de  la  belle  et  tendre  Agathe,  excitèrent  de  véri- 
tables transports  d'enthousiasme.  Les  étudians  se  levèrent  en  masse, 
criant  :  (c  Hiirra!  gloire  à  Cari-Marie  de  Weber!  » 

—  Voilà,  dit  le  chevalier  avec  une  vive  émotion,  la  plus  belle  ou- 
verture qui  existe  dans  la  musique  dramatique  depuis  celle  du  Don 
Juan  de  Mozart,  dont  elle  diffère  si  profondément  ! 

—  Et  les  quatre  ouvertures  que  Beethoven  a  composées  pour  son 
opéra  de  Fidelio,  et  celles  de  Spohr,  de  Méhul  et  de  Ghérubini,  ré- 
pondit M.  Thibaut,  vous  les  oubliez  donc? 

—  Non,  je  ne  les  oublie  pas;  mais  aucune  comparaison  ne  peut 
être  établie  entre  elles  et  l'admirable  page  de  symphonie  que  nous 
venons  d'entendre,  et  qui  résume  si  bien  les  différons  traits  du 
drame  religieux,  fantastique  et  populaire  qui  va  se  dérouler  devant 
nous.  Les  étudians  ont  raison  :  gloire  à  Garl -Marie  de  Weber!  et 
j'ajoute  :  gloire  au  musicien  de  l'idéal  romantique  allemand,  c'est- 
à-dire  au  peintre  du  sentiment  et  de  la  nature,  que  son  œuvre 


FRÉDÉRIQUE.  611 

rapproche  dans  un  lien  indissoluble!  C'est  le  mariage  mystique  de 
l'esprit  humain  et  du  monde  matériel  annoncé  par  Bacon,  ce  sont 
les  aspirations  de  la  vieille  race  teutonique  comprimées  pendant 
des  siècles  par  la  civilisation  occidentale,  que  Weber  traduit  pour 
la  première  fois  en  musique.  Après  l'ouverture  du  Frcysrhatz,  on 
peut  s'écrier  avec  un  poète  romantique  de  la  Souabe,  TJhland  : 

Niclit  in  kalten  Marmorsteinen, 
Nicht  in  Tenipeln,  dnmpf  und  todt  : 
In  den  frischen  Eichenhainen 
Lebt  und  rauscht  der  teutschc  Gott  (1). 

Le  rideau  se  leva  sur  un  beau  décor  représentant  une  auberge 
rustique  à  l'entrée  d'une  forêt  de  la  Bohême,  et  la  pièce  continua 
son  cours.  On  entendit  d'abord  ce  chœur  brillant  de  l'introduction  : 
—  Victoire!  —  qui  exprime  avec  entrain  la  gaîté  bruyante  des 
braves  gens  qui  viennent  de  s'exercer  au  jeu  de  la  cible,  et  dont 
la  péroraison,  en  forme  de  mouvement  de  walse,  remplit  l'âme  de 
cette  vague  et  douce  tristesse,  parfum  de  la  poésie  allemande.  Après 
la  marche  rustique  des  ménétriers  conduisant  en  triomphe  les  ha- 
bitans  du  village,  viennent  ces  fameux  couplets  de  Kilian,  l'heureux 
tireur,  qui  chante  sa  victoire  au  milieu  des  éclats  de  rire  des  femmes 
du  village,  se  moquant  du  pauvre  Max,  qui  pour  la  première  fois 
a  manqué  d'adresse.  Par  la  franchise  du  rhythme,  par  l'accent 
mélodique  et  le  pittoresque  de  l'instrumenlation,  ces  couplets,  avec 
l'accompagnement  du  chœur  qui  en  répercute  le  refrain ,  sont  une 
des  créations  les  plus  originales  de  la  fantaisie  de  Weber.  —  Ceci 
est  complètement  nouveau ,  se  disait  le  chevalier  après  l'exécution 
de  ce  morceau  piquant.  On  chercherait  vainement  de  pareils  eftets 
dans  l'œuvre  dramatique  de  Mozart,  ni  dans  aucun  des  grands  mu- 
siciens de  la  fin  du  xv!!!*"  siècle.  C'est  l'allure  franche  de  la  chanson 
populaire  imitée  et  ennoblie  par  l'art,  c'est  quelque  vieux  refrain 
de  la  Bohême,  où  se  passe  l'action ,  que  Weber  aura  recueilli  peut- 
àtre,  et  dont  il  aura  fait  son  profit,  comme  c'était  son  habitude  et 
son  droit. 

Il  avait  à  peine  exprimé  cette  opinion ,  combattue  dédaigneuse- 
ment par  M.  de  Loewenfeld,  que  son  attention  se  porta  sur  le  trio 
avec  accompagnement  de  chœur  entre  Max,  Kuno  et  Gaspard,  le 
Méphistophélès  de  cette  touchante  histoire,  l'esprit  démoniaque  qui 
se  rit  des  caprices  du  sort,  qu'il  cherche  à  dominer  par  une  puis- 
sance supérieure.  Ce  trio  pour  ténor  et  deux  basses  est  plus  qu'une 

(1)  «  Ce  n'est  point  dans  de  froides  statues  de  marbre,  dans  des  temples  sourds  et 
mornes,  c'est  dans  les  forêts  fraîches  et  sonores  que  vit  et  respire  le  dieu  allemand.  » 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

inspiration  du  génie  :  c'est  une  admirable  conception  de  l'art,  où 
la  douleur  et  le  désespoir  du  pauvre  Max,  les  conseils  perfides  de 
Gaspard  et  les  pieuses  exhortations  de  la  foule  des  paysans  sont  ex- 
primés par  des  traits  fortement  caractérisés,  qui  se  fondent  néan- 
moins dans  un  ensemble  plein  d'onction  et  de  sentiment.  Quoi  de 
plus  touchant  que  la  réponse  du  chœur  aux  plaintes  désespérées  du 
jeune  chasseur  Max  :  —  Ah!  renais  à  l'espérance!  —  Cette  phrase 
de  vingt  mesures  où  se  reflète  la  conscience  sereine  du  peuple,  qui 
croit  à  la  Providence,  ne  forme-t-elle  pas  un  contraste  saisissant 
avec  les  bravades  impies  de  Gaspard,  les  sons  étranges  et  rocailleux 
qui  les  expriment?  La  scène  et  le  morceau  se  terminent  par  un 
élan  joyeux  de  la  foule  se  disposant  aux  plaisirs  de  la  chasse,  dont 
la  musique  peint  les  vicissitudes  avec  un  relief  et  une  puissance  de 
coloris  dont  Beethoven  seul  avait  donné  l'exemple  dans  l'incompa- 
rable poème  de  la  Symphonie  pastorale.  —  Divin!  divin!  s'écria  le 
chevalier  Sarti;  c'est  la  forêt  enchantée  de  la  légende,  la  poésie 
naïve  des  vieilles  chansons  populaires  de  l'enfant  au  cor  merveil- 
leux (1);  c'est  la  nature  évoquée  par  un  génie  familier  qu'elle  a 
bercé  sur  son  sein  et  qui  en  parle  le  langage  mystérieux. 

—  Oh!  oh!  mon  cher  chevalier,  répondit  le  docteur  Thibaut  avec 
sa  bonhomie  malicieuse,  il  faut  avoir  votre  imagination  pour  dé- 
couvrir dans  le  beau  morceau  que  nous  venons  d'entendre  tout  ce 
que  vous  désirez  nous  y  faire  voir  !  Il  me  semble  que  l'ouverture  du 
Jeune  Henri,  de  Méhul,  mais  surtout  que  la  Création  et  les  Saisons, 
d'Haydn,  où  la  musique  pittoresque  surabonde  même  un  peu  trop, 
sont  des  tableaux  achevés  de  la  vie  champêtre  où  l'on  respire  une 
odeur  exquise  de  thym  et  de  serpolet. 

—  Ce  n'est  pas  le  moment  de  répondre  à  votre  objection  comme 
il  conviendrait  de  le  faire,  répliqua  le  chevalier  à  demi-voix;  qu'il 
me  suffise  de  vous  faire  remarquer  que  dans  l'œuvre  que  vous  citez 
du  père  de  la  musique  instrumentale,  les  Saisons,  c'est  l'homme 
qui  parle  et  décrit  les  beautés  finies  de  la  nature  appropriées  à  ses 
besoins  par  la  volonté  de  Dieu,  tandis  que  dans  la  Sympltonie  pas- 
torale de  Beethoven  et  dans  le  FrcyscIuUz,  c'est  la  nature  elle-mt3me 
qui  intervient  et  mêle  sa  voix  inconnue  jusqu'alors  au  concert  de  la 
vie  universelle. 

Resté  seul  sur  la  scène,  qu'enveloppent  les  ombres  de  la  nuit, 
Max  déplore  sa  destinée  dans  un  air  profond  et  touchant  où  l'on 
retrouve  plusieurs  passages  déjà  entendus  dans  l'ouverture.  Pauvre 
chasseur,  habitué  dès  l'enfance  à  vivre  au  milieu  des  bois,  à  con- 

(1)    Des  Knaben  Wunderhorn,  recueil  de   chants  populaires  publiés  par  Clément 
Brentano  et  Achim  d'Arnim  en  1813. 


FRÉDÉRIQUE.  Qlt 

sulter  les  nuages  et  à  lire  dans  le  temps,  Max  môle  constamment  à 
l'expression  des  angoisses  de  son  cœur  la  description  des  phéno- 
mènes de  la  nature,  qu'il  interpelle  presque  comme  un  être  vivant  qui 
l'écoute  et  participe  à  ses  chagrins.  Se  sentant  opprimé  par  une  puis- 
sance mystérieuse  que  représente  Samiel,  le  chasseur  noir,  dont  on 
aperçoit  au  fond  du  théâtre  la  figure  sinistre,  Max  fait  un  retour 
sur  l'époque  heureuse  de  sa  jeunesse,  alors  qu'il  errait  libre  au  mi- 
lieu des  forêts,  pouvant  atteindre  de  ses  coups  tout  ce  qui  volait 
au-dessus  de  sa  tête,  et  revenant  le  soir  près  de  son  Agathe  chargé 
de  butin.  Ce  sentiment  de  regret  est  rendu  par  une  phrase  mélo- 
dique large  et  colorée,  à  laquelle  succède  un  récit  plein  de  sinistres 
pressentimens  qui  amène,  comme  un  rayon  de  soleil  traversant  de 
gros  nuages,  le  joli  cantabile  en  ftol  majeur  où  Max,  dans  une  vi- 
sion de  sentiment,  voit  la  tendre  Agathe  assise  à  sa  fenêtre,  épiant 
le  bruit  de  ses  pas  à  travers  les  ombres  de  la  nuit  : 

Jetzt  ist  wohl  ihr  Fcnster  offen, 
Uiid  sie  horcht  auf  meinen  Schritt. 

L'air  se  termine  par  ce  mouvement  fiévreux  en  nt  mineur  qui  forme 
le  thème  de  l'ouverture,  et  dans  lequel  le  musicien  peint  à  larges 
traits  le  désespoir  du  faible  jeune  homme,  qui,  ne  se  fiant  plus  à  la 
Providence,  s'abandonne  au  destin,  c'est-à-dire  à  Satan,  qui  en  est 
la  personnification  populaire.  La  ronde  que  chante  ensuite  Gaspard, 
l'esprit  fort,  pour  séduire  le  pauvre  Max  et  l'entraîner  dans  son 
cercle  d'incantations  diaboliques,  est  d'une  fière  tournure  rhyth- 
mique  et  d'une  couleur  vraiment  rembranesque.  Il  invoque  la  ma- 
tière comme  un  alchimiste  qui  espère  y  trouver  la  solution  du  grand 
arcane,  il  célèbre  les  plaisirs  de  la  chair  et  le  vin  généreux,  qui  est 
la  seule  consolation  qu'ait  le  pauvre  peuple  en  ce  bas  monde,  et 
lorsque  Max,  séduit  par  les  promesses  de  son  tentateur,  accepte  le 
rendez-vous  fatal  à  la  Gorge-du-Loup  [Wolfssclilucht),  Gaspard  en- 
tonne son  triomphe  dans  un  air  magnifique  dont  l'instrumentation 
projette  partout  de  sinistres  lueurs. 

—  C'est  la  joie  de  l'enfer,  dit  le  chevalier  quand  le  rideau  fut 
tombé,  c'est  le  Satan  de  Milton  transporté  sur  la  scène  lyrique.  Ni 
Gluck,  ni  Mozart,  ni  même  Hœndel  dans  ses  oratorios,  n'ofl'rent 
rien  de  semblable  à  l'air  que  vient  de  chanter  Gaspard,  et  qui  n'a 
pu  être  écrit  que  par  un  musicien  allemand  de  l'école  moderne. 

—  Si  vous  connaissiez,  monsieur  le  chevalier,  répliqua  le  vieux 
Rauch,  les  cantates  religieuses  et  les  grandes  compositions  vocales 
de  Sébastien  Bach  que  j'ai  eu  l'occasion  d'entendre  exécuter  dans 
ma  jeunesse  à  Leipzig,  vous  seriez  peut-être  moins  étonné  du  style 


614  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vigoureux  que  Weber  a  déployé  dans  l'air  de  basse  qui  excite  si  fort 
l'enthousiasme  du  parterre. 

—  Il  est  possible,  répondit  le  chevalier,  qu'il  y  ait  dans  les  œuvres 
de  Bach  dont  vous  parlez ,  monsieur  le  maître  de  chapelle ,  certains 
linéamens  de  style  dramatique,  certains  rhythmes  grandioses  qui  se 
rapprochent  du  morceau  étrange  qui  termine  ce  premier  acte  du 
Freyschiitz,  quoique  j'aie  de  la  peine  à  croire  qu'on  rencontre  dans 
les  conceptions  cyclopéennes  de  ce  maître  puissant  une  forme  mé- 
lodique aussi  franche  et  aussi  caractéristique  que  celle  de  Weber; 
mais  j'affirme  que  le  cerveau  géométrique  du  grand  Sébastien  n'a 
jamais  entrevu  dans  ses  rêves  de  géant  quelque  chose  qui  res- 
semble au  délicieux  madrigal  que  vont  chanter  tout  à  l'heure  An- 
nette  et  Agathe.  Ces  deux  jeunes  filles  d'un  caractère  si  différent, 
l'une  gaie,  insouciante  et  légèrement  coquette,  l'autre  tendre,  mé- 
lancolique et  superstitieuse,  comme  l'amour  chaste  et  profond  qu'elle 
a  dans  le  cœur,  sont  une  création  de  l'art  et  de  la  poésie  modernes. 
Ce  tableau  de  mœurs  où  l'on  voit  scintiller  la  lumière  du  jour,  où 
l'on  croit  respirer  les  suaves  émanations  des  herbes  printanières, 
cette  bucolique  du  sentiment  dans  un  milieu  agreste  que  reflète  le 
coloris  de  l'instrumentation,  n'existaient  pas  en  musique  avant  l'a- 
vénement  de  Weber. 

Après  l'exécution  du  duo,  si  bien  apprécié  par  le  chevalier  Sarti, 
qui  ouvre  le  second  acte  du  Freyschûlz,  après  l'ariette  piquante  que 
chante  ensuite  la  gentille  Annette,  dont  la  physionomie  gracieuse  se 
trouve  reproduite  dans  la  Fatime  d'Oberon,  vinrent  la  scène  et  l'air 
incomparable  qui  expriment  successivement  les  sourds  pressenti- 
mens  du  cœur  d'Agathe,  sa  prière  humble  et  touchante,  son  invoca- 
tion au  ciel  étoile  où  elle  cherche  à  lire  sa  destinée,  l'élan  sublime, 
—  c'est  lui!  c'est  lui!  —  que  couronne  la  radieuse  espérance.  Le 
musicien  a  rendu  ces  divers  mouvemens  de  l'âme  par  des  phrases 
différentes  étroitement  enchaînées  les  unes  aux  autres,  et  dont  le 
contraste  même  concourt  à  l'effet  général.  Dans  cet  air  comme  dans 
les  morceaux  précédons,  Agathe,  dont  le  caractère  simple  et  tou- 
chant a  tant  d'analogie  avec  celui  de  la  Marguerite  de  Faust,  type 
profond  de  la  femme  allemande  dans  les  conditions  inférieures  de  la 
société ,  Agathe  interroge  aussi  la  nature  avec  piété ,  et  son  oreille 
anxieuse  n'entend  au  loin 


Que  le  bruit  seul  du  noir  sapin 
Que  le  vent  de  la  nuit  balance. 

Dans  ce  passage  en  ut  majeur,  qui  forme  le  second  mouvement  de 
l'air  et  qui  prépare  l'explosion  de  Yallegro  vivace  dont  le  motif  a 


FRÉDÉRIQUE.  615 

déjà  été  entendu  dans  l'ouverture,  Weber,  comme  toujours,  mêle 
au  cri  du  sentiment,  qu'exprime  la  voix  humaine,  la  peinture  du 
paysage,  dont  l'orchestre  reproduit  les  bruits,  les  frémissemens 
mystérieux.  Pendant  l'exécution  de  cet  air  magnifique,  qui  fut  assez 
bien  rendu  par  la  cantatrice  (M""  Wohlheim),  Frédérique  parut  tout 
émue.  Elle  tourna  plusieurs  fois  le  regard  vers  le  chevalier,  comme 
si  elle  eût  voulu  se  raffermir  dans  l'admiration  que  lui  inspiraient  la 
musique  de  Weber  et  la  passion  naïve  d'Agathe,  dont  elle  semblait 
envier  la  destinée.  Le  trio  qui  vient  après  pour  ténor  et  deux  voix  de 
femmes,  entre  Max,  Agathe  et  la  sémillante  Annette,  est  encore  un 
morceau  admirable  de  vérité  et  de  couleur  dramatique.  Max  raconte 
à  son  amie  qu'à  minuit  il  doit  se  rendre  à  la  Gorge-du-Loup ,  ce 
dont  Agathe  et  Annette  cherchent  à  le  détourner  en  lui  disant  que 
ce  lieu  funeste  est  fréquenté  par  le  chasseur  noir. 

Au  fond  des  bois ,  parmi  les  ombres, 
Je  n'ai  jamais  connu  l'effi'oi, 

répond  Max  avec  intrépidité,  et  l'orchestre  de  Weber  ne  se  con- 
tente pas  d'accompagner  la  voix  avec  plus  ou  moins  d'élégance  et 
de  variété  de  formes,  comme  l'eussent  fait  Gluck  et  Mozart  :  il  y 
ajoute  le  pittoresque,  le  bruissement  des  phénomènes  extérieurs, 
que  s'efforce  d'imiter  le  mouvement  périodique  de  la  basse  et  des 
instrumens  à  cordes.  —  Tous  les  personnages  de  ce  drame  naïf,  re- 
marqua le  chevalier  après  l'achèvement  du  trio,  ne  peuvent  faire 
un  pas  ni  dire  un  mot  sans  interroger  la  nature  et  sans  en  décrire 
les  aspects  sinistres  ou  consolans.  Ils  vivent  de  la  vie  générale,  ils 
font  partie  pour  ainsi  dire  du  monde  inorganique  sans  le  dominer, 
ils  l'interrogent  incessamment,  se  troublent  ou  se  rassurent  selon  le 
sens  qu'ils  attachent  à  ses  manifestations.  C'est  un  procédé  constant 
du  génie  de  Weber,  qu'on  retrouve  aussi  bien  dans  Preciosa  que 
dans  Euryanlhe  et  les  autres  ouvrages  de  ce  musicien  de  la  poésie 
romantique,  c'est-à-dire  de  la  poésie  de  la  nature,  dont  il  mêle  le 
langage  avec  celui  des  sentimens  humains,  ce  qui  ne  se  rencontre 
jamais  dans  Mozart,  ni  dans  Gluck,  ni  dans  aucun  musicien  drama- 
tique de  l'Italie.  Une  autre  qualité  précieuse  de  Weber,  c'est  d'avoir 
trouvé  pour  ainsi  dire  la  mélodie  allemande,  mélodie  courte,  mais 
touchante,  toute  trempée  de  rosée  et  de  larmes,  d'où  s'exhale  une 
profonde  mélancolie,  comme  Yandante  du  trio  que  nous  venons 
d'entendre.  Et  le  délicieux  badinage  de  la  partie  d' Annette,  pendant 
que  Max  et  Agathe  expriment  les  angoisses  de  leur  cœur,  n'est-ce 
pas  encore  là  une  propriété  du  génie  de  Weber,  le  seul  composi- 
teur dramatique  qui  ait  su  créer  des  caractères  facilement  recon- 
naissables? 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pendant  ces  courtes  réflexions  du  chevalier,  que  M'"^  de  Narbal 
écoutait  avec  le  plus  vif  intérêt,  un  changement  de  décor  amena 
sous  les  yeux  du  public  la  fameuse  Gorge-du-Loup,  avec  tous  les 
horribles  accessoires  de  mise  en  scène  propres  à  frapper  l'imagina- 
tion et  à  la  préparer  aux  évocations  mystérieuses.  Un  chœur  d'es- 
prits invisibles,  les  esprits  élémentaires  de  la  nature,  murmure  de 
lamentables  accords  sur  des  syllabes  étranges  et  cabalistiques,  — 
nhuil  —  qui  n'ont  aucun  sens  précis,  mais  qui  éveillent  une  im- 
pression sinistre.  Ces  mots  incohérens,  que  les  basses  profèrent  sur 
une  seule  et  même  note  qui  se  prolonge  indéfiniment,  pendant  que 
l'orchestre  déchaîne  des  sonorités  acres  et  mystérieuses,  précèdent 
et  annoncent  un  tableau  inoui  d'une  magnifique  horreur.  Après  cet 
exorde  pour  ainsi  dire  de  la  matière  inorganique,  qui  semble  pres- 
sentir les  événemens  qui  se  préparent,  Gaspard  évoque  Samiel,  l'es- 
prit satanique,  et  lui  demande  une  prolongation  du  pacte  infernal 
qu'il  a  contracté  avec  lui,  et  qui  est  près  d'expirer.  Ce  dialogue 
entre  Gaspard  et  Samiel,  qui  ne  dit  que  quelques  mots  parlés  et 
froids  comme  un  glas  mortuaire,  l'arrivée  de  Max  au  rendez-vous 
fatal,  l'expression  de  sa  terreur  en  se  voyant  dans  ce  lieu  sinistre, 
où  il  croit  apercevoir  l'ombre  de  sa  mère  et  l'image  désolée  d'Agathe 
se  jetant  dans  le  gouffre  qui  est  à  ses  pieds,  la  fonte  des  balles,  la 
merveilleuse  prosopopée  de  la  chasse  infernale,  ces  difierens  épisodes 
de  la  grande  scène  qui  termine  le  second  acte,  sont  des  créations 
étonnantes  et  sans  précédens  dans  l'art  musical  d'aucun  peuple. 

—  Que  pensez-vous,  chevalier,  de  ce  beau  ragoût  de  poésie  fan- 
tastique ou  romantique,  comme  il  vous  plaira  de  la  qualifier?  dit 
M.  Thibaut  avec  ironie  après  la  chute  du  rideau.  Préférez -vous  ce 
salmigondis  de  balles  fondues,  de  cris  de  chouettes  et  d'orfraies,  de 
hurlemens  démoniaques  et  de  bruits  sinistres  qui  font  peur  aux  en- 
fans,  au  premier  finale  de  Don  Jiuin,  à  celui  (ï Idoméiice,  aux  scènes 
pathétiques  et  sublimes  des  opéras  de  Gluck  et  de  Spontini? 

—  Vous  voulez  savoir,  docteur,  si  je  préfère  Shakspeare  à  So- 
phocle, les  poèmes  de  Milton  et  de  Dante  à  V Iliade  et  à  V Enéide, 
la  cathédrale  de  Cologne  au  Parthénon  d'Athènes?  répondit  froide- 
ment le  chevalier.  Cela  dépend  de  l'idée  qu'on  se  fait  de  l'art  en 
général,  et  de  ce  qu'on  exige  trouver  dans  ses  diverses  manifesta- 
tions. Est-ce  la  vérité  qui  vous  préoccupe  plus  que  la  beauté,  ou 
bien  êtes-vous  au  nombre  de  ces  esprits  difficiles  qui  veulent  que  la 
forme  où  l'artiste  enferme  la  réalité  ne  blesse  pas  leurs  sens  déli- 
cats, et  que  le  beau  soit  toujours  la  splendeur  du  vrai,  comme  l'a 
dit  un  philosophe  divin,  Platon?  X  quelque  point  de  vue  qu'on  se 
place  pour  juger  la  scène  que  nous  venons  d'entendre,  je  la  trouve 
également  admirable.  N'oubliez  pas,  docteur,  que  Weber  est  un 


FRÉDÉRIQUE.  617 

musicien  moderne,  un  génie  éminemment  germanique  et  national, 
qui  s'inspire  d'un  ordre  d'idées  et  de  sentimens  inconnus  aux  grands 
maîtres  du  xviii''  siècle.  Il  introduit  le  pittoresque  dans  le  drame 
lyrique,  il  encadre  l'expression  des  sentimens  humains  dans  un 
paysage  qui  accuse  le  temps  et  le  lieu  où  se  passe  l'action,  il  tra- 
duit enfin  pour  la  première  fois  en  musique  le  merveilleux  et  la  poé- 
sie de  la  race  teutonique.  Si  vous  n'aimez  pas  les  caractères  vigou- 
reux, les  couleurs  ténébreuses,  les  présages  sinistres,  la  nature 
sauvage  et  l'horizon  sanglant  que  Shakspeare  a  mis  dans  Macbeth 
et  le  Roi  Lear,  si  les  visions  terribles  et  fantastiques  de  la  nuit  de 
Walpurgis  dans  le  Faust  de  Goethe  vous  répugnent,  vous  ne  pouvez 
apprécier  à  sa  juste  valeur  ce  beau  finale  du  Freysdmtz,  qui  en  est 
pour  ainsi  dire  une  imitation. 

—  Je  vous  avoue  franchement,  répliqua  le  docteur  avec  bonho- 
mie, que  le  moindre  rayon  de  soleil,  que  la  plus  petite  mélodie  ve- 
nant directement  de  l'âme  sont  plus  de  mon  goût  que  tout  le  fouillis 
pittoresque  et  philosophique  dont  vous  nous  donnez  la  savante  ex- 
plication. Que  voulez-vous,  mon  cher  chevalier?  je  suis  de  mon 
temps,  et  en  fait  de  merveilleux  je  préfère  les  bouftbnneries  de  la 
Flûte  enchanii'e,  avec  la  musique  de  Mozart,  au  cauchemar  de  la 
poésie  dite  romantique. 

—  A  la  boinie  heure,  dit  le  chevalier  en  riant,  voilà  une  préfé- 
rence qui  a  sa  raison  d'être  et  qui  se  conçoit;  mais  vous  ne  pouvez 
nier,  docteur,  que  Weber  ne  soit  un  musicien  de  génie,  le  créateur 
d'un  genre  d'effets  entièrement  nouveaux. 

Pendant  que  les  deux  interlocuteurs  échangeaient  entre  eux  ces 
réflexions,  que  M'"''  de  Narbal  écoutait  avec  un  vif  intérêt,  les  trois 
cousines  étaient  fort  occupées  d'un  incident  qui  se  passait  dans  une 
loge  voisine  de  la  scène.  On  voyait  une  dame  âgée  embrasser  avec 
effusion  un  étudiant  qui  était  survenu  avec  son  costume  pittoresque. 
Il  était  mince,  délicat,  et  de  longs  cheveux  blonds  lui  tombaient 
abondamment  sur  les  épaules. 

—  C'est  le  fils  de  M'"*'  de  Turkheim,  dit  M.  de  Loewenfeld,  un  ca- 
marade de  mon  cher  Wilhelm,  qui  arrive  sans  doute  de  Leipzig. 

M.  de  Loewenfeld  sortit  précipitamment,  et  revint  quelques  in- 
stans  après.  — Je  ne  m'étais  pas  trompé,  c'est  bien  lui.  Il  vient 
passer  les  vacances  chez  sa  mère  et  m'annonce  la  prochaine  arrivée 
de  mon  fils,  que  je  demande  la  liberté  de  vous  présenter,  comtesse. 

—  Comment  donc,  mon  cher  baron?  mais  très  volontiers.  J'aurai 
grand  plaisir  à  connaître  votre  fils,  dont  j'ai  entendu  louer  l'élé- 
gance et  les  manières  accomplies. 

Le  chevalier  entendit  ces  dernières  paroles  de  iM""'  de  Narbal,  et, 
sans  se  rendre  bien  compte  de  ce  qu'il  éprouvait,  il  se  sentit  péni- 


(518  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

blement  affecté.  Il  allait  donc  voir  un  jeune  homme  introduit  dans 
cette  maison  hospitalière,  où  son  cœur  était  plus  engagé  qu'il  n'o- 
sait se  l'avouer. 

Le  lever  du  rideau  fit  diversion  aux  douloureux  pressentimens  du 
chevalier.  Le  théâtre  représentait  la  chambre  d'Agathe,  ornée  de 
fleurs  et  de  pieux  symboles.  La  cavatine  que  chante  la  jeune  fille 
revêtue  de  ses  habits  de  noces,  agenouillée  devant  une  image  de  la 
Vierge  couronnée  de  roses  blanches,  est  encore  une  de  ces  mélodies 
suaves  et  colorées  où  l'expression  tendre  et  profonde  du  sentiment 
ne  se  fait  jour  qu'à  travers  la  peinture  du  paysage ,  à  travers  les 
phénomènes  de  la  nature  extérieure,  qu'Agathe  invoque  et  interroge 
avec  une  pieuse  curiosité  : 

Und  ob  die  Wolke  sie  verliûlle , 

Die  Sonne  bleibt  am  Himmelszelt!  etc. 

A  cette  courte,  mais  touchante  prière,  succède  la  romance  qu' An- 
nette  chante  pour  distraire  son  amie  de  ces  rêves  de  malheur  dont 
elle  est  toujours  obsédée.  C'est  une  sorte  de  ballade  d'un  style  tout 
différent  et  divisée  en  deux  parties.  Vmidante  en  sol  mineur,  qui 
est  accompagné  par  un  alto  solo  qui  en  dessine  les  contours,  effet 
qui  a  été  souvent  imité  depuis,  a  quelque  chose  de  la  couleur  d'un 
récit  légendaire,  tandis  que  Y  allegro  en  77ii  bémol  majeur  est  d'une 
gaîté  charmante ,  plein  de  grâce  et  de  modulations  piquantes  que 
fait  jaillir  un  rhythme  original  très  familier  à  l'auteur  du  Freyschûtz 
et  d'Oberon.  Après  ce  morceau,  qui  exprime  si  heureusement  l'hu- 
meur joyeuse  d'Annette,  dont  le  caractère  facile  se  maintient  tou- 
jours différent  de  celui  d'Agathe,  vient  la  ronde  avec  le  chœur  des 
jeunes  villageoises  qui  apportent  à  la  fiancée  des  fleurs  et  des  sou- 
haits de  félicité.  C'est  frais  et  touchant  comme  une  idylle,  élégant 
comme  une  page  à' Hermann  et  Dorothée.  Lorsque  le  fameux  chœur 
des  chasseurs  eut  été  chanté  avec  un  ensemble  admirable  qui  ex- 
cita de  nouveau  dans  toute  la  salle  des  transports  d'enthousiasme  : 
—  Voilà  encore  une  de  ces  trouvailles  de  génie,  dit  le  chevalier 
avec  émotion,  qui  n'appartiennent  qu'à  Weber.  Il  est  impossible 
d'obtenir  un  plus  grand  effet  par  des  moyens  aussi  simples.  Quel 
vaste  horizon  s'entr'ouvre  devant  l'auditeur  charmé  au  bruit  har- 
monieux de  ces  cinq  voix  qui  ne  sortent  pas  d'un  très  petit  nombre 
d'accords  les  plus  usités  !  N'est-ce  pas  la  forêt  sombre  et  qui  re- 
tentit d'échos  infinis,  la  chasse  et  sa  poésie  enivrante,  l'homme  heu- 
reux de  sa  liberté  et  fier  de  sa  puissance  sur  la  nature  qui  l'enve- 
loppe de  toutes  parts?  Jamais  un  musicien,  jamais  un  poète  de  race 
latine  ne  pourrait  peindre  de  tels  effets,  ni  exprimer  de  pareils  sen- 


FRÉDÉRIOUE.  610 

timens.  Après  l'exécution  du  finale  dans  l'admirable  andante  en 
si  majeur  entonné  par  Max,  répété  ensuite  comme  une  prière  par 
tous  les  personnages  de  cette  simple  histoire  de  village,  s'élève  un 
hymne  d'amour,  de  foi  et  de  soumission  à  la  Providence  : 

Moment  si  doux,  bonté  nouvelle! 
A  vous,  Seigneur,  je  dois  l'espoir. 

—  Qu'il  soit  trois  fois  béni,  s'écria  le  chevalier,  le  pieux  et  grand 
artiste  qui  a  tiré  de  son  âme  de  tels  accens,  et  qui  a  donné  à  sa 
patrie  le  premier  opéra  national  qu'elle  possède  ! 

—  Gomment  l'entendez-vous,  monsieur  le  chevalier?  répondit  le 
vieux  Rauch  avec  étonnement.  L'Enlcva?îent  du  Sérail,  la  Flûte 
enchantée  de  Mozart,  Fidelio  de  Beethoven,  le  Sacrifice  interrompu 
de  Winter,  et  tant  d'autres  ouvrages  que  je  pourrais  citer,  n'ont-ils 
pas  été  composés  par  des  musiciens  allemands  et  dans  la  langue  du 
pays? 

—  Oui  vraiment,  répliqua  le  chevalier.  Bien  avant  Mozart,  un 
homme  de  génie  qui  se  nommait  Keyser  et  plusieurs  de  ses  con- 
temporains, parmi  lesquels  je  citerai  Hœndel,  ont  essayé  de  donner 
à  l'Allemagne  un  spectacle  lyrique  conforme  à  celui  qui  avait  été 
créé  en  Italie  et  qui  faisait  les  délices  de  toutes  les  cours  princières. 
Ils  ont  écrit  des  centaines  d'opéras  en  langue  allemande,  ce  qui 
n'empêche  pas  que  le  Freyschûtz  ne  soit  le  premier  drame  dont  la 
musique  profonde  et  touchante  traduise  avec  une  grandeur  et  une 
sincérité  propres  à  l'Allemagne  les  sentimens,  le  merveilleux  et  la 
poésie  intime  de  la  création.  Gomme  le  Faust  de  Goethe,  le  Frey- 
schûtz est  une  légende  populaire  dont  Weber  s'est  heureusement 
inspiré  et  où  il  a  su  rendre  d'une  manière  savante  les  naïves  ter- 
reurs et  ce  pittoresque  infini  de  la  nature  qui  caractérisent  la  vieille 
race  teutonique. 

—  Je  ne  vous  tiens  pas  quitte  de  l'explication  que  vous  m'avez 
promise,  dit  M.  Thibaut  toujours  en  badinant,  et  je  veux  absolument 
que  vous  m'appreniez  d'où  vient  aux  Allemands  et  aux  peuples  du 
nord  ce  sentiment  profond  des  beautés  de  la  nature  que  vous  refusez 
aux  nations  méridionales. 

—  Ah  !  docteur,  répondit  le  chevalier  en  fermant  la  porte  de  la 
loge,  cela  vient  de  bien  loin,  peut-être  des  sources  de  l'Indus  ou 
des  sommets  escarpés  de  l'Himalaya  ! 

—  Ces  diables  de  philosophes  ont  d'étranges  idées,  dit  M.  Thi- 
baut en  offrant  son  bras  à  M'"''  de  Narbal. 

P.    SCUDO. 

{La  troisième  partie  au  prochain  n".) 


LA 


GUERRE  DES  RÉSEAUX 


LE  RÉGIME  DES  GHEMI^jS  DE  FER  EN  1863. 


I.  Enquête  sur  divers  chemins  de  fer  projetés,  etc.,  par  la  compagnie  de  Paris  à  Lyon  et  à  la 
Méditerranée ,  août  1862.  —  II.  Note  sur  l'Enquête,  par  la  compagnie  du  Midi ,  septembre 
1832.  —  III.  Exposés  des  motifs  et  rapports,  avril  1863. 


Une  nouvelle  phase  commence  pour  l'économie  de  nos  chemins 
de  fer  avec  les  conventions  qui  sont  venues  en  1863  modifier  la 
situation  relative  de  l'état  et  des  compagnies,  soit  en  créant  des 
concessions  nouvelles,  soit  en  révisant  des  contrats  déjà  existans. 
Les  obligations  du  trésor  sont  accrues,  le  faisceau  des  concessions 
est  élargi;  diverses  clauses  essentielles  des  contrats  antérieurs  sont 
tout  à  fait  transformées.  Ces  conventions,  qui  forment  un  ensemble 
d'actes  datés  du  mois  de  juin  1863,  soulèvent  deux  ordres  de  ques- 
tions très  distincts,  et  si  on  ne  peut  qu'approuver  la  solution  qui  a 
mis  un  terme  à  l'ardente  compétition  des  deux  grandes  compagnies 
du  Midi  et  de  la  Méditerranée,  on  a  bien  des  réserves  à  faire  sur  les 
autres  stipulations  qui  ont  eu  pour  but  l'extension  du  réseau  national 
et  la  révision  des  anciens  contrats. 

A  quoi  tient  cette  différence?  Peut-être  au  procédé,  au  mode  d'é- 
tude, qui  n'a  pas  été  le  même  dans  les  deux  cas.  Dans  la  querelle 
du  Midi  et  de  la  Méditerranée,  grâce  à  l'eiîort  si  puissant  des  intérêts 
rivaux,  il  a  été  fait  appel  à  la  publicité  et  à  la  discussion  avec  un 


LE    RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  621 

éclat  que  nous  ne  connaissions  plus  depuis  longtemps  en  ces  ma- 
tières. L'enquête  prescrite  dans  les  régions  méridionales  a  eu  un  re- 
tentissement tout  à  fait  inaccoutumé.  Tous  les  élémens  en  ont  été 
recueillis  par  la  presse  périodique  et  répandus  h  tous  les  coins  de 
l'horizon.  L'active  controverse  qui  s'en  est  emparée  n'a  laissé  aucun 
intérêt  dans  l'ombre,  aucun  germe  fécond  dans  l'oubli.  Ce  n'est  pas 
ainsi  qu'on  a  procédé  quand  il  s'est  agi  de  réviser  les  anciens  con- 
trats ou  d'arrêter  des  conventions  nouvelles.  La  discussion  n'a  plus 
exercé  ici  la  même  influence;  la  publicité  s'est  presque  entièrement 
renfermée  dans  le  cercle  des  procédures  ordinaires  en  matière  d'ex- 
propriation forcée  pour  cause  d'utilité  publique.  Juger  les  deux  sys- 
tèmes cà  l'œuvre  et  par  leurs  résultats,  ce  ne  sera  pas  seulement 
retracer  tout  un  côté  de  la  vie  morale  des  chemins  de  fer  français 
dans  un  des  plus  curieux  épisodes  de  leur  histoire;  ce  sera  montrer 
aussi  la  nécessité  du  contrôle  de  l'opinion  dans  des  affaires  où  sont 
engagés  des  intérêts  si  précieux. 

1. 

Dans  ses  données  générales,  le  système  de  nos  chemins  de  fer  a 
été  conçu  en  vue  de  prévenir  la  lutte  entre  les  grands  réseaux.  Les 
fusions  d'où  sont  sortis  les  groupes  actuels,  et  qui  ont  donné  nais- 
sance à  ces  associations  puissantes  chargées  de  sillonner  chacune 
un  côté  du  territoire,  avaient  singulièrement  réduit  les  chances 
d'invasion  réciproque,  ou  même  de  ces  guerres  à  coups  de  tarifs  si 
fréquentes  chez  nos  voisins  d'outre-Manche  et  en  définitive  si  rui- 
neuses. Maintes  fois,  lorsqu'elles  acceptaient  plus  ou  moins  volon- 
tairement telle  ligne  insignifiante  ou  onéreuse  pour  elles,  les  compa- 
gnies n'avaient  d'autre  but,  suivant  leur  propre  aveu,  que  d'assurer 
la  garde  de  leurs  frontières  et  l'autonomie  de  leur  exploitation.  Si 
l'on  entend  ces  précautions  en  un  sens  pratique,  n'ayant  dès  lors 
rien  d'absolu,  et  laissant  intacte  la  prérogative  de  l'état  quant  aux 
concessions  futures,  on  peut  dire  que  le  but  a  été  généralement  at- 
teint. Or  il  n'y  a  point  d'autre  manière  d'interpréter  le  programme. 
On  ne  devait  pas  compter  sur  une  paix  générale  et  éternelle.  Jamais 
le  parallélisme  entre  les  groupes  ne  pouvait  être  assez  prolongé 
pour  garantir  un  isolement  absolu.  Ne  suffisait-il  pas  d'ailleurs  que 
tels  réseaux  fussent  contigus  les  uns  aux  autres,  que  certains  de 
leurs  embranchemens  aboutissent  au  même  point,  ou  pussent,  cà 
l'aide  d'habiles  évolutions  dans  les  tarifs,  desservir  les  mêmes  loca- 
lités, pour  qu'il  en  résultât  quelques  occasions  de  froissement  et 
quelques  sujets  de  contestation?  Dans  les  limites  où  ils  peuvent  se 
produire,  les  efforts  divergens,  les  prétentions  réciproques  des  com- 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pagnies,  loin  de  constituer  une  menace  un  peu  sérieuse  pour  leur 
état  financier,  deviennent  au  contraire  la  manifestation  d'un  utile 
esj)rit  de  recherche  et  la  garantie  d'une  exploitation  progressive. 

Dès  l'origine,  on  aurait  pu  marquer  sur  la  carte  plusieurs  en- 
droits où  de  tels  chocs  se  produiraient  vraisemblablement  de  ré- 
seau à  réseau.  S'il  y  avait  en  particulier  un  point  où  la  symétrie 
première  semblait  devoir  être  menacée  un  jour  ou  l'autre,  c'était 
dans  la  zone  méridionale  qu'il  fallait  le  chercher.  Seule  des  six 
grandes  exploitations  françaises,  la  compagnie  du  Midi  n'a  pas  vers 
la  capitale  une  issue  qui  lui  appartienne.  Sous  ce  rapport,  sa  posi- 
tion ne  ressemble  même  pas  à  celle  de  l'ancien  Grand-Central,  qui 
se  plaignait  si  haut  de  son  isolement,  mais  qui,  moins  éloigné  de 
Paris,  avait  pu  afficher  un  moment  l'ambition  de  s'y  ménager  un 
accès  par  Tours  et  Vendôme,  entre  les  lignes  de  la  compagnie  d'Or- 
léans et  celles  de  la  compagnie  de  l'Ouest.  Quant  au  Midi,  force  lui 
est  de  renoncer  à  toute  illusion  semblable.  Pour  ses  rapports  avec 
le  centre  immense  d'où  part  et  où  converge  presque  toute  la  circu- 
lation nationale,  je  veux  dire  avec  Paris,  il  dépend  de  deux  autres 
compagnies,  celle  d'Orléans  et  celle  de  Lyon.  A  tout  prendre,  le  sil- 
lon ferré  parcourant  en  sens  divers  les  plaines  qui  vont  toucher  le 
pied  des  Pyrénées  a  pourtant,  lui  aussi,  ses  conditions  d'autonomie, 
ses  garanties  d'indépendance.  Ce  qu'il  peut  regretter  du  côté  du 
nord  et  de  l'est,  il  en  trouve  la  compensation  du  côté  du  sud,  ou  du 
moins  il  la  trouvera  le  jour  où  seront  desservies  les  voies  qui  doi- 
vent l'unir  aux  chemins  espagnols  à  l'une  et  à  l'autre  extrémité  de 
la  muraille  pyrénéenne.  Que  son  essor  se  déploie  à  travers  les  Py- 
rénées, et  il  entre  dans  la  plénitude  de  son 'action.  C'est  préoccupé 
sans  doute  de  cette  perspective  que  le  Midi  conçut  l'idée  d'élargir 
ses  issues  sur  le  sol  même  de  la  France,  et  tout  à  la  fois  vers  les 
départemens  du  centre  et  de  l'ouest,  c'est-à-dire  du  côté  de  la  com- 
pagnie d'Orléans,  et  vers  ceux  du  sud-est,  c'est-à-dire  du  côté  de 
la  compagnie  de  Lyon,  prétention  à  double  tranchant,  quoiqu'elle 
n'atteignît  au  vif  que  la  compagnie  d'outre-Rhône.  D'autre  part, 
on  ambitionnait  une  voie  directe  sur  Marseille  à  l'aide  d'une  ligne 
partant  de  Cette,  longeant  le  littoral  par  Aigues-Mortes,  Saint-Louis, 
Bouc,  les  Martigues,  et  raccourcissant  le  trajet  de  /i5  kilomètres;  de 
l'autre,  on  demandait  à  souder  le  faisceau  méridional  avec  celui  du 
centre  au  moyen  d'un  chemin  de  fer  se  détachant  à  Rhodez  du 
groupe  des  concessions  appartenant  à  la  compagnie  d'Orléans  pour 
se  diriger  sur  la  Méditerranée  par  Milhau,  Sainte-AfTrique  et  Mont- 
pellier. 

Cette  combinaison,  qui  pouvait  paraître  hardie,  séduisante  même 
au  premier  abord,  quoique  très  hasardeuse  dans  son  principal  ob- 


LE  RÉGIME  DES  CHEMINS  DE  FER.  623 

jet,  on  ne  manquait  pas  de  l'appuyer  sur  une  pensée  traditionnelle 
et  tout  à  fait  populaire  dans  les  régions  pyrénéennes  comprises  en- 
tre l'Océan  et  la  Méditerranée,  —  la  pensée  de  l'union  des  deux 
mers.  C'était  pourtant  confondre  des  situations  bien  dissemblables 
que  d'assimiler  le  projet  nouveau  à  la  plus  grande  conception  du 
XVII''  siècle  en  matière  de  travaux  publics.  Gomment  ne  pas  voir 
que  les  perspectives  sont  entièrement  changées  depuis  l'édit  qui 
consacrait  l'exécution  du  fameux  canal  (1666)?  Elles  ne  sont  même 
plus  ce  qu'elles  étaient  il  y  a  une  quarantaine  d'années.  Sans  que 
son  importance  ait  décru  pour  nos  régions  du  sud-ouest,  l'idée  de 
l'union  des  deux  mers  a  vu  singulièrement  diminuer  son  rôle  par 
rapport  à  la  circulation  générale  du  commerce.  En  même  temps 
qu'ils  venaient  en  faciliter  l'accomplissement,  les  chemins  de  fer  en- 
levaient à  l'œuvre  une  partie  de  sa  grandeur  passée.  Dirai-je  qu'ils 
la  découronnaient?  L'union  des  deux  mers,  on  la  voit  se  produire 
aujourd'hui  sous  toutes  les  formes.  On  nous  la  montre  presque  déjà 
réalisée  de  l'autre  côté  des  Pyrénées,  grâce  aux  lignes  qui  vont  ré- 
unir les  ports  de  la  Catalogne  à  ceux  de  la  Biscaye  (1).  En  France, 
elle  paraît  pleinement  opérée,  et  dans  des  directions  multiples.  Soit 
que  l'on  considère  la  Mer  du  Nord,  soit  que  l'on  observe  nos  ports 
de  la  Manche  ou  de  l'Atlantique,  on  en  voit  partir  un  ruban  ferré  qui 
se  déroule  jusqu'aux  tièdes  rivages  méditerranéens  (*2).  Qu'il  reste 
place  à  une  comparaison  entre  le  prix  des  transports  par  ces  voies 
différentes,  c'est  évident;  il  ne  l'est  pas  moins  que  le  faisceau  du 
trafic,  que  le  courant  de  la  circulation,  au  lieu  de  se  concentrer  sur 
un  seul  point,  doit  inévitablement  se  diviser.  Sijjtoutes  les  données 
antérieures  n'avaient  été  profondément  modifiées  par  les  chemins 
de  fer,  en  même  temps  que  le  développement  de  la  navigation  à  va- 
peur et  les  progrès  de  la  navigation  à  voile  transformaient  les  con- 
ditions des  transports  maritimes,  la  jonction  opérée  entre  Bordeaux 
et  Cette  aurait  suffi  à  toutes  les  ambitions  comme  à  tous  les  intérêts. 
L'union  tant  célébrée  se  réalisait  avec  toutes  ses  anciennes  pro- 
messes, et  la  cité  maritime  de  l'Hérault  aurait  pris  promptement  cet 
essor  magnifique  qu'on  avait  imaginé  pour  elle,  et  qu'il  a  fallu  re- 
noncer à  atteindre. 

Il  n'est  plus  indifférent  aujourd'hui,  au  milieu  des  transformations 
qui  remplissent  l'histoire  des  voies  de  transport  depuis  un  demi- 
siècle,  il  n'est  plus  indifférent,  pour  que  l'union  des  deux  mers  à 
travers  le  Languedoc  procure  tous  les  résultats  qu'on  en  peut  rai- 
sonnablement espérer,  que  la  ligne  partie  de  Bordeaux  s'en  aille 

(1)  Rapport  de  la  compagnie  de  Lerida-Reuss-Tarragone,  29  mai  18C3. 

(2)  D'un  autre  côté,  le  simple  embranchement  de  Nancy  à  Gray,  récemment  inau- 
guré, ouvre  désormais  une  route  directe  du  Zuyderzée  au  golfe  de  Lion. 


&2h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gagner  tel  ou  tel  point  du  rivage  méditerranéen.  Ce  n'est  qu'en 
aboutissant  au  siège  du  plus  actif  mouvement  d'aiïaires,  au  plus 
large  centre  des  capitaux  de  tout  le  sud-est,  que  Bordeaux,  le  bas- 
sin de  la  Garonne  et  les  régions  subpyrénéennes  peuvent  être  le  plus 
avantageusement  mis  en  contact  avec  la  Méditerranée.  Seulement, 
comme  la  jonction  voulue  existe  déjà  depuis  longtemps  grâce  à  la 
ligne  qui  de  Cette  se  dirige  par  Montpellier  et  Tarascon  sur  le  chef- 
lieu  des  Bouches-du-RIiône,  il  restait  à  savoir  si  la  nouvelle  direc- 
tion proposée,  si  la  ligne  raccourcie  devait  ouvrir  au  commerce  des 
perspectives  inconnues  et  transformer,  au  grand  avantage  du  transit 
international,  toutes  les  conditions  actuelles.  Telle  était  la  question 
qu'avait  soulevée  et  tranchée  du  même  coup  le  projet  du  Midi.  On 
sait  que  ce  fut  là  le  côté  saillant  de  la  lutte;  mais  la  seconde  ques- 
tion, pour  avoir  jeté  moins  d'éclat,  la  question  du  chemin  de  Rhodez 
à  Montpellier,  que  le  Midi  se  proclamait  résolu  à  ne  point  disjoindre 
de  la  première,  ne  fut  pas  débattue  avec  moins  d'animosité.  Au  tracé 
par  Montpellier,  la  compagnie  -de  Lyon  en  opposait  un  autre  qui,  à 
partir  de  Milhau,  s'en  allait  par  le  Vigan  gagner  Lunel,  où  il  re- 
trouvait la  route  de  Nîmes  et  tout  le  réseau  du  sud-est.  Sur  l'un  et 
l'autre  sujet  de  division,  la  guerre  a  eu  le  même  point  de  départ, 
comme  aussi  la  même  durée.  Elle  débute  à  la  veille  de  la  session 
des  conseils-généraux  au  mois  d'août  1861,  et  elle  se  clôt  avec  les 
actes  législatifs  portant  la  date  du  11  juin  1863.  On  ne  saurait  trop 
rappeler  qu'elle  s'est  poursuivie,  ainsi  que  nous  l'indiquions  dès 
l'abord,  en  plein  soleil,  avec  toutes  les  armes  que  la  discussion  pou- 
vait fournir  et  dont  la  publicité  la  plus  large  pouvait  assurer  l'effet. 
Au  milieu  des  aspects  si  variés  qu'elle  a  offerts,  voilà,  bien  plus 
encore  que  l'importance  des  intérêts  en  litige,  voilà  ce  qui  l'a  re- 
vêtue d'un  caractère  de  grandeur  et  de  nouveauté. 

Durant  la  mêlée  croissante  où  l'on  vit  s'engager  toutes  les  forces 
actives  disséminées  des  Alpes  à  l'Océan,  il  est  assez  facile  de  mar- 
quer le  champ  propre  à  chacune  des  deux  compagnies  en  présence. 
Le  Rhône  pourrait  servir  de  ligne  de  démarcation,  sauf  à  rattacher 
pourtant  à  la  rive  gauche,  comme  deux  puissantes  têtes  de  colonne, 
le  département  de  l'Ardèche  et  surtout  celui  du  Gard.  On  devrait 
en  revanche  noter  sur  cette  même  rive,  et  jusqu'au  cœur  du  do- 
maine de  la  Méditerranée,  certaines  dissidences  qui  indiquaient  des 
positions  isolées  appartenant  à  des  adversaires.  Si  l'on  consulte  le 
chiffre  de  la  population  directement  impliquée  dans  le  conflit,  le 
Midi  pourrait  s'attribuer  l'avantage  du  nombre.  Déjà,  à  la  date  du 
24  avril  1862,  on  parlait,  dans  son  camp,  de  treize  départemens  et 
de  soixante  villes  qui  aj^^aient  donné  leur  adhésion.  Deux  opulentes 
cités,  Bordeaux  et  Marseille,  vouées  à  des  applications  analogues, 


LE    RÉGIME    DES    CHEilINS    DE    FER.  625 

mais  dont  le  caractère  n'en  est  pas  moins  prorondcnK^nt  dissem- 
blable, apparaissent,  à  chaque  extrémité  de  la  ligne  entre  les  deux 
mers,  comme  le  point  principal  où  vont  s'appuyer  l'une  et  l'autre 
armée.  Accoutumée  à  une  sorte  d'indolence  superbe  qui  répugne  à 
tout  changement  brusque,  qui  exclut  les  ordinaires  exigences  d'un 
dévorant  mouvement  d'affaires,  Bordeaux  laissa  volontiers  le  rôle 
le  plus  décisif  à  l'entreprenante  cité  des  Bouches-du-Pdiône.  A  un 
certain  point  de  vue,  si  l'antagonisme  entre  Marseille  et  Bordeaux 
n'était  pas  un  fait  traditionnel  qu'on  retrouve  au  sein  de  la  popu- 
lation de  l'une  et  de  l'autre  ville  jusque  dans  le  domaine  des  im- 
pressions individuelles,  on  aurait  quelque  peine  à  s'expliquer  une 
dissidence  qui  ne  sortait  pas  des  termes  mêmes  de  la  question  ac- 
tuellement soulevée.  «  Bordeaux  et  Marseille,  lit-on  dans  un  des  do- 
cumens  émanés  du  Midi,  peuvent  devenir  l'entrepôt  général  de  tout 
ce  que  les  deux  mers  expédient  de  l'une  à  l'autre,  et  l'échange  entre 
ces  deux  grands  centres  par  les  voies  ferrées  se  substituer  aux  lentes 
opérations  que  comporte  aujourd'hui  la  navigation  par  le  détroit  de 
Gibraltar  (1).  »  Point  de  doute  que  si  les  plans  du  Midi  avaient  dû 
amener  les  résultats  annoncés,  les  deux  ports  en  eussent  profité  l'un  et 
l'autre.  Ce  n'étaient  donc  que  des  considérations  toutes  locales,  que 
des  ambitions  accessoires  qui  pouvaient,  en  face  d'une  telle  hypo- 
thèse, rendre  compte  de  la  divergence  des  attitudes.  L'opposition 
parut  néanmoins  beaucoup  plus  tranchée  entre  deux  autres  villes 
placées  face  à  face  sur  les  limites  mêmes  des  deux  réseaux,  et  qui 
eurent  dans  la  contestation  un  rôle  très  accentué,  Montpellier  et 
INîmes.  Dans  la  première  de  ces  villes,  des  impulsions  influentes 
s'unissaient  au  poids  de  réels  intérêts  pour  entraîner  la  balance  vers 
la  compagnie  du  Midi,  tandis  qu'à  Nîmes,  où  les  élémens  locaux 
ont  toujours  été  d'eux-mêmes  plus  inflammables,  on  se  prononçait 
en  sens  inverse  avec  toute  l'ardeur  des  impressions  natives. 

Au  milieu  de  ce  général  émoi,  les  deux  compagnies  laissent  per- 
cer chacune  l'esprit  particulier  qui  la  distingue.  D'un  côté,  plus 
d'ardeur,  plus  d'élan,  un  besoin  plus  marqué  de  tenter  l'inconnu; 
de  l'autre,  une  propension  manifeste  à  se  vouer  de  préférence  aux 
améliorations  tranquillement  élaborées,  sans  rien  livrer  au  hasard 
de  ce  qu'on  peut  lui  disputer.  Ici  une  initiative  toujours  ardente, 
là  une  rare  fécondité  de  ressources  dans  les  cas  les  plus  scabreux. 
Quant  aux  hommes  qui  servaient  d'organes  aux  deux  intérêts  enne- 
mis et  qui  s'efforçaient  de  prendre  en  main  les  fils  de  tous  les  mou- 
vemens,  ils  étaient  sans  cesse  sur  la  brèche,  défendant  leur  cause 
réciproque  avec  l'âpreté  d'un  parti  pris,  avec  cette  chaleur  d'allures 

(1)  Ruponse  de  la  compagnie  du  Midi,  27  jaarier  1862. 

TOME    XLVIII.  40 


626  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  ne  manque  jamais  d'engendrer  un  grand  et  long  débat.  Une  ac- 
tive et  prépondérante  participation  à  l'essor  de  nos  voies  ferrées 
leur  avait  acquis  d'ailleurs  une  autorité  incontestée.  Ils  n'étaient  pas 
seuls  à  se  faire  entendre.  Les  conseils-généraux,  les  conseils  mu- 
nicipaux ,  les  chambres  de  commerce ,  les  chambres  consultatives 
des  arts  et  manufactures,  divers  comités  généraux  ou  particuliers 
élevaient  la  voix  de  toutes  parts.  Grâce  aux  nombreux  documens 
émanés  de  tant  de  sources  différentes,  jamais,  on  peut  le  dire,  la  si- 
tuation économique,  jamais  les  besoins  et  les  ressources  du  sud  et 
du  sud-ouest  de  notre  pays  n'avaient  été  aussi  profondément  fouil- 
lés. Les  publications  lancées  par  l'une  et  l'autre  compagnie,  dont 
toutes  les  affirmations,  tous  les  calculs  ont  été  réciproquement  pas- 
sés au  laminoir  et  soumis  à  une  critique  sévère,  pourront  longtemps 
être  consultées  comme  un  très  utile  répertoire. 

Les  témoignages  des  localités  intéressées  complétaient  le  tableau 
par  des  renseignemens  plus  minutieux,  plus  circonstanciés,  plus 
intimes.  Dans  l'examen  des  tracés,  des  directions,  des  points  de 
soudure,  chacun  des  corps  représentant  les  départemens  ou  les 
villes  avait  le  droit  ou  pour  mieux  dire  le  devoir  de  soutenir  les  in- 
térêts mêmes  dont  il  était  l'expression.  C'était  une  condition  pour 
que  tous  les  côtés  du  litige  fussent  éclairés.  Voilà  comment  le  rai- 
sonnement et  la  controverse  finirent  par  répandre  la  plus  vive  lu- 
mière sur  un  vaste  pêle-mêle  d'intérêts,  et  par  permettre  de  déga- 
ger la  vérité  des  exagérations  que  pouvaient  offrir  les  prétentions 
isolées. 

Dans  sa  résistance  aux  projets  du  Midi,  qu'elle  dénonça  dès  le 
premier  moment  comme  une  menace  d'invasion,  la  compagnie  de 
Paris  à  Lyon  et  à  la  Méditerranée  n'opposa  d'abord  qu'une  réfuta- 
tion quelque  peu  dédaigneuse.  Si  le  chemin  de  Lyon,  c'est  un  fait  à 
reconnaître,  sut  à  merveille  se  servir  d'efficaces  moyens  de  défense, 
ce  n'est  pas  par  ceux-là  qu'il  avait  commencé.  Il  ne  fut  guère  qu'a- 
gressif dans  ses  premières  évolutions.  Le  côté  faible  de  cette  tac- 
tique, dont  le  caractère  fut  tout  provisoire,  c'était  celui  auquel  on 
attachait  peut-être  le  plus  de  prix,  j'entends  la  prétendue  irruption 
du  Midi  dans  le  domaine  de  ses  voisins  du  sud-est.  Rien  de  moins 
justifié  que  cette  plainte,  rien  de  moins  conforme  à  l'esprit  véritable 
de  la  législation  des  chemins  de  fer  et  à  la  tradition  gouvernemen- 
tale. Évidemment  là  n'était  pas  le  nœud  de  la  question.  11  n'était 
pas  non  plus  dans  le  chiffre  des  dépenses  qu'entraînerait  le  chemin 
du  littoral  ou  dans  certaines  difficultés  d'exécution.  Il  ne  fallait  pas 
le  chercher  non  plus  dans  l'intérêt  de  la  navigation  du  Bas-Rhône. 
Les  compagnies  qui  desservent  le  lleuve,  et  qui,  alors  même  qu'elles 
ne  sont  pas  conduites  par  leurs  entreprises  jusqu'à  l'embouchure, 


LE  RÉGIME  DES  CHEMINS  DE  FER.  027 

sont  du  moins  en  mesure  d'apprécier  parfaitement  une  question  de 
ce  genre,  se  prononcèrent  à  ce  sujet  en  un  sens  favorable  au  Midi  (1). 
Ces  argumens,  qu'on  peut  appeler  des  argumens  de  circonstance, 
une  fois  écartés,  il  reste  plusieurs  points  très  sérieux  où  la  cri- 
tique, en  se  précisant  davantage,  fournit  à  l'histoire  économique 
de  notre  temps  des  renseignemens  utiles  à  conserver.  C'était  d'abord 
le  chiffre  des  recettes  possibles  pour  le  chemin  du  littoral;  c'était 
ensuite  la  pensée  de  détourner  au  profit  de  ce  chemin  une  partie 
plus  ou  moins  forte  du  transit  de  l'Océan  à  la  Méditerranée;  enfin, 
c'était  l'intérêt  que  pourrait  offrir  l'unité  de  service  par  rapport  au 
fractionnement  actuel  entre  deux  compagnies. 

Sur  le  premier  point,  le  Midi,  qui  ne  pouvait  guère  contester  les 
assertions  de  ses  adversaires ,  répondait  que  les  recettes  indiquées 
correspondaient  à  l'état  présent  du  trafic,  mais  qu'elles  seraient 
considérablement  accrues  par  suite  des  changemens  projetés.  C'était 
répondre  par  la  question  même.  Il  est  vrai  que  l'idée  du  détourne- 
ment du  transit  commercial  venait  tout  de  suite  donner  un  corps  à 
ces  vagues  assurances;  mais  ici  précisément  les  objections  étaient 
permises.  Il  fallait  expliquer  comment  on  déposséderait  de  sa  clien- 
tèle le  détroit  de  Gibraltar,  dont  le  nom  revient  à  tout  moment  dans 
les  écrits  publiés  à  ce  sujet.  Le  détroit  de  Gibraltar!  c'était  donc  là 
qu'il  fallait  viser  !  Dès  que  les  matériaux  actuels  ne  pouvaient  suf- 
fire à  l'alimentation  de  la  ligne  du  littoral,  il  devenait  absolument 
nécessaire  de  ravir  au  fameux  détroit  une  partie  de  sa  fortune,  de 
faire  refluer  vers  nos  rivages  méridionaux  une  partie  du  mouve- 
ment qui  s'opère  entre  les  côtes  d'Espagne  et  celles  du  Maroc.  Com- 
bien la  proie  n'était-elle  pas  attrayante!  Ce  grand  courant  emporte 
par  année  à  millions  1/2  de  tonnes.  En  réalité,  la  conquête  de  Mar- 
seille n'était  qu'un  vain  mot,  si  l'on  ne  conquérait  pas  le  détroit. 
Sans  cela,  point  de  partie  gagnée.  Il  fallait  donc  franchir  les  célè- 
bres colonnes  qui  avaient  arrêté  le  héros  de  la  fable ,  ou  plutôt  il 
fallait  pouvoir,  par  une  combinaison  de  tarifs,  rétablir  cette  chaîne 
de  montagnes  qu'un  jeu  de  sa  force  avait  rompue.  Dans  les  pre- 
miers programmes  du  Midi,  nulle  idée  ne  fascinait  plus  les  regards 
que  l'idée  d'amener  sur  notre  sol  une  dérivation  quelconque  de  cet 
énorme  transit.  N'en  doutons  pas  :  si  cette  prétention  avait  pu  seu- 
lement s'appuyer  sur  des  calculs  un  peu  plausibles,  aucun  argu- 
ment, aucune  objection  n'aurait  tenu  contre  l'adhésion  publique,  et 
le  chemin  du  littoral  serait  aujourd'hui  en  construction.  La  compa- 
gnie de  Lyon  ne  pouvait  s'y  méprendre.  Aussi  quel  déploiement  de 


(1)  Lettre  des  représentans  des  compagnies  de  la  navigation  du  Rhône,  IG  septembre 
4862. 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

forces  sur  ce  point-là!  On  revient  sans  cesse,  à  tout  propos,  sous 
toutes  les  formes,  au  détroit  de  Gibraltar.  Quand  il  eut  été  démon- 
tré par  des  chiffres  que  l'état  actuel  des  choses  n'autorisait  là-bas 
aucune  espérance  raisonnable,  la  compagnie  triomphante  ne  se  tint 
pas  encore  pour  satisfaite;  elle  prit  à  tâche  de  tourner  en  dérision 
cette  ambitieuse  convoitise.  On  renvoyait  incessamment  le  Midi  à 
cette  conquête  herculéenne.  On  semblait  nous  montrer  les  chefs 
tout  effarés  de  cette  compagnie,  postés  sur  un  des  promontoires  du 
détroit,  agitant  leurs  tarifs  et  faisant  en  vain  des  signaux  à  la  navi- 
gation obstinée.  On  ne  tenait  même  aucun  compte  de  certaines  dis- 
tinctions entre  la  marine  à  vapeur  et  la  marine  à  voile.  Quand  on 
rentrait  dans  une  argumentation  sérieuse,  c'était  pour  demander 
au  Midi  comment  il  ne  réalisait  pas  avec  les  lignes  actuelles,  et  au 
moyen  de  simplifications  faciles  à  concevoir,  cette  prise  de  posses- 
sion qu'il  se  flattait  d'accomplir  sur  une  grande  échelle  avec  le  che- 
min du  littoral.  Malgré  les  doutes  que  motivaient  des  questions  aussi 
complexes,  il  y  eut  un  moment  où  les  impressions  publiques  sem- 
blèrent incliner  dans  le  sens  du  Midi.  C'était  au  début.  Outre  le 
raccourcissement  de  45  kilomètres,  outre  les  conquêtes  promises  au 
transit  à  travers  la  France,  on  voyait  s'ouvrir  des  perspectives  nou- 
velles pour  les  régions  peu  salubres  et  peu  habitées  dit  Bas-Rhône, 
où  le  nouveau  chemin  était  destiné  à  provoquer  des  travaux  d'assai- 
nissement, à  appeler  la  population  et  à  donner  l'élan  aux  importantes 
salines  qu'on  y  rencontre  et  qui  fournissent  déjà  120,000  tonnes  de 
produits  par  année.  On  ne  savait  pas  encore  si  les  mêmes  avantages 
pourraient  être  obtenus  d'une  façon  moins  coûteuse  et  moins  pro- 
blématique. Ce  n'était  pas  en  vain  non  plus  que  le  Midi  signalait 
comme  devant  désormais  se  trouver  comblée  la  seule  lacune  exis- 
tant le  long  du  rivage  méditerranéen  dans  le  ruban  ferré  qui  s'y 
déroule  ou  qui  s'y  déroulera  bientôt  à  partir  des  extrémités  méri- 
dionales de  la  péninsule  italienne  pour  se  continuer,  après  avoir 
traversé  la  France,  jusque  sur  les  côtes  espagnoles.  Ce  fut  sous  l'in- 
fluence de  ces  confiantes  dispositions  que  le  Midi  obtint  l'enquête 
officielle  qu'on  lui  avait  d'abord  disputée,  et  sans  laquelle  la  ques- 
tion n'aurait  pu  être  contradictoirement  élucidée,  ni  la  conscience 
publique  entièrement  satisfaite. 

Avertie  par  l'échec  de  sa  première  tactique,  la  compagnie  de  Lyon 
en  adopta  une  autre  d'un  caractère  tout  différent,  qu'avaient  pré- 
sagée déjà  certaines  ouvertures,  et  dont  l'efficacité  ne  pouvait  être 
douteuse.  Cette  seconde  méthode  consistait  à  neutraliser  les  avan- 
tages promis  par  des  avantages  équivalons  ou  même  supérieurs.  Une 
fois  sur  ce  terrain-là,  on  s'y  montre  habile  à  trouver  des  ressources 
et  prodigue  envers  î^s  localités  intéressées.  On  s'ingénie  et  on  réus- 


LE    REGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  629 

sit  à  faire  face  à  toutes  les  exigences,  à  satisfaire  à  tous  les  intérêts 
auxquels  s'était  adressé  le  Midi,  si  bien  que  les  propositions  pre- 
mières, ainsi  contrecarrées  pied  à  pied  et  avec  une  remarquable  sû- 
reté de  coup  d'œil,  devenaient  maintenant  sans  objet.  On  a  dit  des 
satisfactions  accordées  en  fin  de  compte  à  nos  départemens  méri- 
dionaux qu'elles  étaient  déjà  mises  à  l'étude  avant  la  querelle.  Il 
semble  difficile  qu'un  observateur  impartial  se  laisse  persuader  que 
les  nécessités  de  la  lutte  n'aient  pas  eu  pour  conséquence  d'en  éten- 
dre singulièrement  le  cercle,  d'en  hâter  singulièrement  la  réalisa- 
tion. Sans  la  pression  résultant  d'une  aussi  ardente  rivalité,  la 
Méditerranée  eût-elle  accepté  ce  qu'elle  a  bientôt  volontairement 
offert?  L'eùt-elle  accepté  à  moins  de  fortes  compensations?  Ce  n'est 
guère  à  supposer.  Les  lignes  qu'elle  nomme  elle-même  des  lignes 
de  défense  dans  un  rapport  récent  témoigneraient  au  besoin  de  la 
nécessité  à  laquelle  elle  avait  obéi.  Qu'on  écarte  des  concessions 
faites  l'idée  de  rançon,  idée  propre  à  blesser  de  légitimes  suscep- 
tibilités, rien  de  mieux;  mais  les  discussions  soulevées,  les  vives 
émotions  qu'elles  ont  fait  naître,  les  besoins  et  les  ressources  qu'elles 
ont  servi  à  mettre  en  évidence  n'en  conserveront  pas  moins  dans 
l'histoire  économique  de  nos  chemins  de  fer  une  place  qu'il  serait 
impossible  de  leur  ravir.  Ceci  n'enlève  rien  au  mérite  des  études 
antérieures  dont  s'occupait  ou  auxquelles  pouvait  songer  la  puis- 
sante compagnie  de  la  Méditerranée. 

La  nouvelle  attitude  qu'elle  avait  su  prendre  s'était  nettement 
dessinée  dans  un  document  publié  au  mois  d'août  1862,  et  destiné 
aux  conseils-généraux  des  départemens  (I).  On  y  remarque  toute 
une  série  de  combinaisons,  tout  un  système  de  lignes  nouvelles  que 
le  Midi  appelait  à  tort  un  enchevêtrement  (2),  et  qui  était  au  fond 
un  ingénieux,  mais  coûteux  moyen  d'écarter  la  tentative  d'envahis- 
sement. La  différence  de  /|5  kilomètres  était  ramenée  à  20  à  l'aide 
d'une  ligne  de  jonction  d'Arles  à  Lunel,  et  même  à  15  pour  les 
transports  maritimes  au  moyen  d'une  gare  spéciale  de  marchan- 
dises établie  à  Lestaque  (territoire  de  Marseille)  et  reliée  h  la  grande 
artère.  Des  embranchemens  se  dirigeaient  sur  Bouc  et  sur  les  Mar- 
tigues,  à  la  portée  des  salines.  On  avait  parlé  des  difficultés  et 
même  des  périls  qu'offrait  le  tunnel  de  la  Nerthe  (/i,600  mètres  de 
longueur);  on  avait  parlé  d'encombrement  sur  la  ligne  de  Marseille 
vers  le  Rhône  et  de  l'insuffisance  de  la  gare  dans  ce  grand  port.  De 
ces  critiques,  rien  n'allait  rester  debout;  la  Méditerranée  ne  reculait 
devant  aucun  sacrifice  :  elle  dégageait  le  souterrain  de  la  Nerthe,  et, 

(1)  Enquête  sur  divers  chemins  de  fer  projetés  dans  les  départemens  des  Bouches-du- 
Rhône,  du  Gard  et  de  l'Hérault. 

(2)  Lettre  à,  MM.  les  memlires  des  conseils-généraux,  août  18(52. 


630  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  proposant  un  chemin  direct  de  Marseille  à  Aix  qui  ouvrirait  une 
nouvelle  route  jusqu'à  Avignon  par  la  vallée  de  la  Durance,  elle 
dotait  Marseille  d'une  seconde  gare,  indépendamment  de  celle  de 
Lestaque.  Quant  aux  chemins  de  l'Aveyron,  la  satisfaction  n'était  pas 
moins  complète.  Entre  les  deux  directions  si  débattues  de  Rhodez  à 
la  Méditerranée,  ou  plutôt  de  Milhau,  puisque  c'est  là  que  commen- 
çait la  dissidence,  la  compagnie  ne  faisait  pas  de  choix;  elle  accep- 
tait les  deux  chemins,  offrant  d'exécuter,  avec  les  subventions  de- 
mandées, celui  de  Milhau  à  Montpellier  par  Sainte-Affrique  dans  le 
cas  où  la  compagnie  rivale  y  renoncerait  elle-même.  Il  était  impos- 
sible d'aller  plus  loin,  car  cette  seconde  ligne  ne  pouvait  que  faire 
concurrence  au  raccordement  par  Le  Vigan  et  Lunel  (1).  Même  es- 
prit, même  système,  même  libéralité  en  ce  qui  concernait  le  trans- 
bordement, la  rupture  de  charge,  les  lenteurs  et  l'accroissement  de 
frais  provenant  de  l'exploitation  par  deux  compagnies.  On  s'enga- 
geait à  faire  partii*  le  nombre  nécessaire  de  trains  de  voyageurs  à 
la  vitesse  fixée  par  le  Midi  sur  sa  propre  ligne,  et  cela  sans  inter- 
ruption ni  à  Cette  ni  ailleurs  ;  on  admettait  le  parcours  réciproque 
des  wagons  de  marchandises  de  Marseille  à  Bordeaux;  enfin  on  se 
déclarait  prêt  à  établir  un  tarif  commun  en  laissant  la  compagnie 
du  Midi  maîtresse  absolue  de  le  régler,  et  en  se  soumettant  à  ré- 
duire dès  à  présent  à  la  longueur  du  tracé  par  le  littoral  (160  kilo- 
mètres) la  distance  tarifée  entre  Cette  et  le  chef-lieu  des  Bouches- 
du-Rhône. 

La  question  se  posait  dans  ces  termes  lorsque  la  chambre  de  com- 
merce de  Marseille  se  chargea  en  quelque  sorte  de  résumer  les 
résultats  acquis  par  une  délibération  très  solidement  raisonnée  au 
point  de  vue  pratique,  et  que  la  compagnie  de  la  Méditerranée  a 
pu  appeler  avec  justesse  l'œuvre  lajjlus  complète  et  la  plus  décisive 
qui  se  fût  produite  dans  la  discussion  (2).  Ce  document,  qu'il  était 
difficile,  disons  même  impossible,  de  contre-balancer,  exerça  et  il 
méritait  d'exercer  une  notable  influence.  La  chambre  montrait  qu'en 
ce  qui  touche  aux  intérêts  de  Marseille,  les  satisfactions  offertes  par 
le  chemin  de  Lyon  ne  laissaient  subsister  aucun  vide,  et  qu'elles 
s'accordaient  précisément  avec  la  direction  constante  du  mouvement 
commercial  dont  ce  grand  port  est  le  point  de  départ  vers  l'inté- 

(1)  Ces  divers  chemins  sont  d'une  exécution  très  coûteuse.  «  Il  s'agit  d'un  chemin  de 
fer,  avait  dit  au  corps  législatif  le  directeur-général  des  chemins  de  fer,  M.  de  Fran- 
queville  (28  juin  18G2)  en  réponse  à  une  interpellation,  il  s'agit  d'un  chemin  qui  doit 
coûter  plus  de  100  millions  pour  la  seule  branche  de  Rhodez  à  la  Méditerranée,  et  qui 
coûterait  60  millions  de  plus,  si  l'on  construisait  en  outre  la  branche  de  Milhau  à 
Lunel.  » 

(2)  Lettre  du  2i  septembre  18G2.  —  La  délibération  de  la  chambre  de  commerce  de 
Marseille  est  du  IG  septembre  1802. 


LE    RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  631 

rieur,  et  qui  a  lieu  vers  le  nord  et  le  nord- est,  sauf  une  imper- 
ceptible fraction  s'en  allant  du  côté  de  Cette  et  du  sud-ouest  (1). 
Nouvelles  lignes,  nouvelles  gares,  nouveaux  règlemens,  tout  cor- 
respondait aux  besoins  locaux.  A  l'aide  de  chiffres  précis  et  de  faits 
positifs,  la  chambre  de  commerce  ramenait  en  outre  à  ses  propor- 
tions réelles  la  question  du  transit  par  le  détroit  de  Gibraltar.  Le 
raisonnement  revêt  ici  une  rigueur  mathématique;  tout  le  méca- 
nisme du  système  est  décomposé ,  et  par  des  mains  familières  avec 
les  comptes  de  ce  genre.  Des  calculs  s' appliquant  à  la  navigation  à 
vapeur  et  à  la  navigation  à  voile  prouvent  que  le  passage  à  travers 
la  France ,  avec  les  frais  de  débarquement  à  Marseille  et  à  Bor- 
deaux, serait  plus  coûteux  que  le  trajet  direct  par  mer  des  régions 
orientales  aux  ports  de  la  Grande-Bretagne  (2).  En  prenant  pour 
base  les  prix  du  trajet  tels  qu'ils  étaient  indiqués  entre  Marseille 
et  Londres  ou  Liverpool  par  la  compagnie  du  Midi  elle-même, 
la  chambre  arrivait  à  cette  conclusion,  qu'il  ne  resterait  pour  ré- 
tribuer ce  transport  que  de  12  à  16  francs  par  tonne,  quand  il  en 
aurait  fallu  ZiO,  et  à  tout  le  moins  32.  Aussi  disait-elle  en  forme 
de  conclusion  avec  une  ironie  visible  :  a  Les  espérances  mises  en 
avant  au  sujet  du  détournement  possible  sur  le  réseau  du  Midi  du 
transit  international  nous  paraissent  avoir  été  fondées  sur  des  ap- 
préciations faites  de  trop  haut  ou  de  trop  loin.  »  Certains  passages 
de  la  délibération  étaient  peut-être  plus  faciles  à  contester,  ceux 
par  exemple  qui  avaient  trait  à  la  navigation  sur  le  Rhône  et  à 
l'intégrité  des  réseaux  concédés  par  l'état.  Ici  les  nuances  semblaient 
un  peu  forcées  ;  mais  ce  tribut  payé  à  la  situation  respective  des 
deux  compagnies  dans  le  présent  antagonisme  n'altérait  pas  l'auto- 
rité d'un  document  émané  d'un  corps  dont  la  compétence  demeurait 
incontestable. 

Élucidée  par  tant  de  recherches,  fouillée  par  tant  d'études,  la 
question  était  désormais  mûre  pour  recevoir  une  solution  dont  les 
termes  étaient  indiqués  d'avance.  Les  propositions  faites  en  der- 
nier lieu  par  la  Méditerranée  sont,  pour  ainsi  dire,  passées  textuel- 
lement dans  la  transaction  intervenue  sous  les  auspices  de  l'état  et 
consacrée  par  la  loi  (3).  Ainsi  se  trouvent  admises  les  offres  relatives 
au  mode  de  tarification,  au  compte  des  kilomètres,  au  service  des 

(1)  Sur  1,239,000  francs  formant  le  chiffre  du  mouvement  commercial  du  chemin 
de  fer  pour  Marseille,  1, 195, 000  avaient  suivi  la  direction  du  nord,  et  44,000  seule- 
ment la  direction  de  Cette  durant  la  précédente  année. 

(2)  Il  existe  des  lignes  de  bateaux  à  vapeur  entre  l'Angleterre  et  Alexandrie,  Smyrne, 
Constantinople  et  même  Trieste,  qui  portent  sur  ces  places  les  produits  des  manufac- 
tures britanniques,  et  qui,  pour  avoir  une  charge  de  retour,  font  descendre  au  besoin 
leurs  tarifs  au-dessous  même  des  prix  de  la  navigation  à  voile. 

(3)  Exceptons,  en  fait  de  voies  nouvelles,  le  chemin  de  Rhodez  à  Milhau,  concédé  à 


632  RliVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ti-ains  directs  de  voyageurs  et  de  marchandises,  comme  à  l'établis- 
sement de  voies  nouvelles.  Voilà  ce  qui  frappe  les  yeux  ;  en  fait,  ce 
sont  cependant  les  exigences  accusées  dès  le  principe  par  la  dis- 
cussion qui  reçoivent  une  satisfaction  complète.  Point  de  méprise 
possible  à  ce  sujet.  Le  trajet  est  raccourci,  sinon  de  45  kilomètres,  du 
moins  de  25,  et  même  de  30.  La  plupart  des  points  spécifiés  dans  les 
programmes  sont  dotés  d'embranchemens,  le  souterrain  de  la  Nerthe 
est  dégagé,  la  gare  de  Marseille  désencombrée;  enfin  les  régions  de 
l'ouest  et  du  centre  sont  rattachées  à  la  Méditerranée  par  la  ligne  de 
Rhodez  à  Montpellier.  Seul,  le  chemin  par  le  littoral  est  mis  à  l'écart; 
mais  de  bonne  foi  qui  pourrait  le  regretter  devant  les  résultats  du 
libre  examen  et  de  la  discussion?  Le  moins  qu'on  puisse  dire  n'est- 
ce  pas  que  ce  tracé,  injustifiable  dans  ses  rapports  avec  le  transit 
maritime  actuel,  était  prématuré  dans  ses  rapports  avec  les  besoins 
des  localités  traversées?  11  aurait  fallu  que  les  lignes  accessoires 
aujourd'hui  concédées  eussent  par  avance  développé  les  ressources 
dans  le  bassin  inférieur  du  Rhône,  pour  qu'on  pût  réunir  quelques 
données  positives  sur  l'avenir  d'une  telle  œuvre.  Ce  n'est  pas  tout  : 
il  était  nécessaire  d'attendre  que  les  entreprises  déjà  autorisées  et 
celles  qui  allaient  résulter  des  actes  de  18(53  fussent  arrivées  à  leur 
terme  avant  de  songer  à  consacrer  à  un  raccourcissement  qui  n'é- 
pargnait plus  qu'une  vingtaine  de  kilomètres  50  ou  60  millions. 
«  Quand  vous  avez  de  nombreux  départemens,  des  territoires  im- 
menses qui  n'ont  pas  de  chemins  de  fer,  disait  avec  raison  devant 
le  corps  législatif  l'un  des  commissaires  du  gouvernement  à  propos 
du  chemin  de  Cette  à  Marseille,  il  ne  faudrait  pas  que  le  gouverne- 
ment concédât  des  lignes  parallèles  l'une  à  l'autre  (1).  » 

Quoique  les  parties  engagées  dans  cette  longue  contestation  se 
fussent  exagéré  soit  l'intérêt  immédiat,  soit  la  signification  réelle  du 
chemin  du  littoral,  il  y  avait  derrière  les  espérances  ou  les  craintes 
trop  facilement  conçues  des  susceptibilités  légitimes  à  ménager,  des 
intérêts  sérieux  à  sauvegarder,  des  idées  vraiment  fécondes  dont  le 

la  compagnie  du  Midi  en  même  temps  que  celui  de  Milhau  à  Montpellier  par  Sainte- 
Affrique,  et  devant  former  plus  tard  un  tronc  commun,  si  la  voie  attribuée  aujourd'hui 
à  la  compagnie  de  Lyon  jusqu'au  Vigan  se  poursuit  un  jour  jusqu'à  Milhau.  Peut-être, 
si  l'on  doit  en  venir  à  cet  arrangement  d'un  tronc  commun  de  Milhau  à  Rhodez,  eùt-il 
mieux  valu  s'arrêter  tout  de  suite  à  une  idée  émise  dans  le  débat  et  qui  fut  même 
l'objet  de  certains  pourparlers,  l'idée  de  concéder  à  la  compagnie  d'Orléans  le  prolon- 
gement de  ses  lignes  jusqu'à  Milhau.  —  Notons  encore  que  le  Midi  a  obtenu  le  droit 
d'établir  à  Marseille,  pour  les  marchandises  à  destination  de  son  réseau,  une  gare  spé- 
ciale se  raccordant  avec  les  gares  de  l'autre  compagnie  ;  mais  à  notre  avis  c'est  là  une 
satisfaction  dont  le  Midi  fera  bien  de  ne  pas  user,  car  il  est  vraisemblable  qu'il  atten- 
drait longtemps  avant  d'y  trouver  la  compensation  de  ses  avances. 
(1)  G  mai  1863. 


LE    RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  633 

germe  méritait  d'échapper  aux  entraînemens  d'une  irritante  polé- 
mique. La  transaction  issue  de  la  publicité  et  de  la  discussion  a  su 
tenir  compte  de  toutes  ces  délicates  exigences.  Elle  ne  porte  préju- 
dice à  aucun  intérêt  réel;  elle  ne  mure  l'avenir  devant  aucune  ini- 
tiative résolue.  Elle  ouvre  le  champ  à  une  expérience  dont  le  pré- 
sent doit  largement  profiter,  et  qui  ne  peut  que  servir  à  éclairer  les 
supputations  ultérieures. 

Un  désir  doit  cependant  survivre  à  l'agitation  récente  :  c'est  évi- 
demment que  la  transaction  conclue  fasse  disparaître  tout  esprit  de 
discorde  et  de  guerre.  L'animosité  qu'explique  la  lutte,  si  elle  ne 
la  justifie  pas  toujours,  et  dont  il  s'est  retrouvé  comme  un  reten- 
tissement jusqu'au  sein  du  corps  législatif  (1),  cette  animosité  re- 
grettable n'aurait  désormais  plus  d'excuse.  Quelles  que  puissent 
être  les  futures  éventualités,  nul  doute  sur  le  présent  intérêt  soit  des 
deux  compagnies,  soit  des  régions  traversées  par  leur  réseau,  soit 
du  pays  en  général  :  cet  intérêt-là  commande  un  accord  qui  n'en- 
traîne du  reste  le  sacrifice  d'aucune  des  opinions  exprimées,  et  qui 
est  indispensable  pour  accomplir  et  féconder  l'exploitation  com- 
mune. 

II. 

Tandis  que  la  longue  guerre  engagée  dans  la  région  méridionale 
de  la  France  n'intéressait  que  deux  de  nos  principaux  réseaux,  la 
seconde  question  tranchée  par  les  conventions  de  1863,  —  l'exten- 
sion des  lignes  et  l'adoption  de  nouvelles  bases  financières,  —  avait 
une  importance  à  peu  près  identique  pour  tous  les  chemins  de  fer 
français  (2).  On  ne  se  trouvait  plus  d'ailleurs  sur  un  terrain  entière- 
ment neuf,  libre  de  tout  engagement;  on  avait  au  contraire  à  reve- 
nir sur  ses  pas  et  à  défaire  des  nœuds  déjà  formés. 

Parlons  d'abord  de  l'extension  du  réseau  national;  c'est  là  en  effet, 
depuis  vingt  ans,  un  objet  de  vives  et  légitimes  préoccupations  pour 
le  pays.  Choisir  entre  les  nombreux  projets  qui  surgissent  de  toutes 
parts,  c'est  établir  une  question  de  priorité  qui  soulève  elle-même 
un  autre  ordre  de  considérations,  celui  des  voies  et  moyens.  Dès 
qu'il  est  hors  de  doute  qu'on  ne  saurait  tout  entreprendre  à  la  fois, 
il  faut  nécessairement  que  l'essor  des  opérations  soit  calculé  d'après 

(1)  Discours  de  MM.  Emile  Ollivier  et  Jules  Favre,  6  mai  1863. 

(2)  Des  six  grandes  compagnies,  ce' le  du  Nord  seule  r^e  figure  pas  dans  ces  conven- 
tions. Lorsque  l'année  dernière  elle  avait  obtenu  la  concession  de  deux  nouvelles  lignes 
rangées  dans  l'ancien  réseau  et  n'ayant  qu'une  très  faible  étendue,  elle  avait  vu  appor- 
ter à  la  convention  antérieure  quelques  modifications  que  le  rapport  annuel  déclare 
avantageuses  à  la  compagnie,  quoique  de  peu  d'importance.  —  Loi  et  décret  du  6  juil- 
let 1862. 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  ressources  disponibles.  Ce  n'est  qu'à  ce  prix  que  les  impatiences 
les  plus  légitimes  peuvent  recevoir  une  satisfaction  exempte  de  re- 
tours et  de  mécomptes.  Si  l'on  veut  considérer  à  ce  premier  point 
de  vue  les  agrandissemens  résultant  des  traités  de  1863,  il  faut  se 
rappeler  à  quel  degré  d'avancement  se  trouvait  avant  cette  année 
le  réseau  général.  Reportons -nous  donc  à  la  fm  de  1862.  La  tota- 
lité des  voies  ferrées  alors  décrétées  embrassait  une  longueur  de 
18,430  kilomètres,  sur  lesquels  7,332  restaient  à  construire  (1).  L'a- 
chèvement exigeait  une  dépense  d'environ  2  milliards  et  demi  de 
francs,  dont  à  peu  près  350  millions  au  compte  de  l'état,  soit  pour 
le  paiement  de  subventions  stipulées,  soit  pour  des  travaux  de  con- 
struction, à  partir  du  l*"'"  janvier  1863.  A  ces  charges  nettement  dé- 
finies s'ajoutaient  les  éventualités  concernant  la  garantie  d'intérêt 
de  II  francs  65  centimes  pour  100  sur  un  capital  pouvant  monter 
à  3,110,500,000  francs. 

En  quelle  mesure  ces  termes  ont-ils  été  modifiés?  Quelques  chif- 
fres en  feront  juger.  Le  réseau  actuel  se  compose  de  20,392  kilo- 
mètres. C'est  une  augmentation  d'un  neuvième  environ,  depuis  le 
1^'' janvier  1863,  relativement  au  total  général,  et  de  presque  un 
tiers  relativement  aux  chemins  encore  à  construire.  Quant  aux 
subventions  dues  en  vertu  des  récentes  conventions,  elles  mon- 
tent à  368  millions,  auxquels  s'ajoutent  102  millions  affectés  par 
d'autres  actes  à  divers  travaux.  Le  capital  auquel  pourra  s'appli- 
quer la  garantie  d'intérêt  a  été  grossi  de  928  millions;  il  s'élève  à 
4,038,500,000  fr.  (2).  Rien  ne  serait  plus  hasardeux  que  de  chercher 
à  déterminer  dès  à  présent  le  montant  effectif  de  la  garantie  que  né- 
cessitera sur  ce  capital  l'exploitation  des  lignes  nouvelles.  La  preuve 
en  est  dans  les  écarts  énormes  qu'on  remarque  entre  les  diverses 
évaluations  faites  au  sujet  des  conventions  de  1859,  et  qui  ont  varié 
—  le  croirait-on?  —  de  15  à  80  millions.  On  commence  cependant 
à  donner  des  chiffres  précis,  au  moins  pour  deux  compagnies,  l'Est 
et  l'Ouest,  et  ces  chiffres  sont  de  nature  à  provoquer  de  sérieuses 
réflexions  sur  les  périls  que  peut  offrir  une  combinaison  excellente 
quand  l'application  en  est  démesurément  outrée. 

Ce  tableau  de  la  présente  situation,  ce  compte  des  obligations 
assumées  supposent  évidemment,  durant  les  années  qui  vont  suivre, 

(1)  Sur  ces  18,430  kilomètres,  10,820  étaient  concédés  définitivement,  290  l'étaient  à 
titre  éventuel,  et  1,320  n'étaient  pas  concédés  du  tout. 

(2)  Ces  sommes  ne  comprennent  ni  les  80  millions  de  subvention,  ni  les  80  millions 
dont  l'intérêt  est  garanti  pour  la  construction  de  543  kilomètres  de  voies  ferrées  con- 
cédés en  Algérie  à  la  compagnie  de  Paris  à  Lyon  et  à  la  Méditerranée.  —  La  somme  que 
les  compagnies  auront  à  se  procurer  pour  l'accomplissement  de  leur  tâche  en  France 
arrive  environ  à  3  milliards,  dont  2  milliards  dans  un  intervalle  de  huit  années  pour 
les  concessions  définitives,  et  1  milliard  pour  les  concessions  éventuelles  dans  un  délai 
de  douze  ans  en  moyenne. 


LE    RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  635 

le  développement  régulier  de  toutes  les  forces  économiques  de  la 
France.  On  ne  saurait  trop  songer  en  effet  que  ce  ne  sont  pas  seu- 
lement les  ressources  de  la  richesse  acquise  dès  à  présent  qui  pour- 
raient suffire  à  de  si  grandes  exigences  sans  trouble  pour  le  crédit; 
on  a  besoin  d'aller  plus  loin  :  on  a  besoin  de  prendre  en  compte 
les  accroissemens  qui  doivent  provenir  de  cette  expansion  d'aflaires, 
de  cette  fécondation  du  sol  dont  le  nouveau  réseau  formera  le  point 
de  départ.  C'est  un  fait  incontestable  et  déjà  signalé  que  les  dé- 
penses nécessitées  par  la  construction  des  chemins  de  fer  ont  été 
acquittées  en  une  large  mesure  par  les  chemins  de  fer  eux-mêmes, 
ou  en  d'autres  termes  que  l'essor  qu'ils  ont  imprimé  à  l'activité  pu- 
blique a  seul  pu  mettre  les  différens  pays  en  mesure  de  supporter 
le  fardeau  des  frais  de  construction.  Oui,  les  chemins  de  fer  créent 
eux-mêmes  une  part  plus  ou  moins  forte  du  capital  avec  lequel  on 
les  exécute;  cela  est  vrai  surtout  des  lignes  principales,  des  grandes 
artères  de  la  circulation,  où  le  mouvement  s'établit  d'un  seul  coup, 
et  autour  desquelles  la  prospérité  semble  naître  comme  par  enchan- 
tement. On  peut  croire  aujourd'hui  sans  témérité,  ce  nous  semble, 
qu'une  fraction  des  dépenses  exigées  pour  les  lignes  du  second  ou 
du  troisième  ordre  sera  compensée  de  la  même  manière.  Néanmoins 
une  saine  analyse  des  faits  acquis  à  la  science  empêche  qu'on  ne 
s'abandonne  à  de  trop  vifs  écarts  d'imagination.  Il  s'agit  désormais 
de  lignes  secondaires  :  or,  à  mesure  qu'on  s'éloigne  du  faisceau  des 
voies  principales,  le  germe  fécondant  que  va  porter  au  loin  le  sillon 
ferré  trouve  moins  de  forces  à  développer,  et  donne  lieu  par  consé- 
quent à  un  essor  moins  considérable  de  la  richesse  publique.  Sti- 
mulans  moins  efficaces,  produits  moins  abondans  à  mesure  qu'on 
s'avance  vers  les  dernières  ramifications  d'un  réseau,  voilà  un  ré- 
sultat que  nous  révèle  nettement  l'observation.  11  en  est  un  autre 
d'un  caractère  analogue,  non  moins  significatif,  qu'on  peut  remar- 
quer même  sur  les  meilleures  lignes  :  c'est  que  l'impulsion  donnée 
sur  le  parcours  des  chemins  de  fer  ne  suit  pas  une  progression  as- 
cendante toujours  égale  à  celle  qu'on  observe  durant  les  premières 
années  de  l'exploitation;  tant  s'en  faut.  Au  début,  c'est  comme 
une  explosion  soudaine  de  forces  accumulées  et  tenues  en  quelque 
sorte  captives.  C'est  une  exubérance  qu'on  ne  peut  guère  comparer 
qu'au  débordement  de  la  sève  dans  une  végétation  printanière.  Au 
bout  de  quelque  temps,  quand  les  élémens  qui  gisaient  pour  ainsi 
dire  engourdis  à  la  surface  du  sol  ont  été  réveillés  et  utilisés,  quand 
il  faut  fouiller  plus  avant  pour  en  découvrir  d'autres,  la  progression 
se  ralentit;  elle  prend  des  allures  moins  impétueuses  tout  en  pou- 
vant rester  encore  plus  ou  moins  sensible. 

Il  est  donc  permis  de  l'affirmer,  les  analyses  économiques  con- 
cordent avec  les  calculs  purement  financiers  pour  conseiller  désor- 


636  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  dans  l'élargissement  du  faisceau  actuel  une  extrême  circon- 
spection, une  extrême  réserve.  Aux  yeux  de  l'observateur  le  moins 
porté  à  s'alarmer,  les  conventions  de  1863,  en  ce  qui  touche  à  l'ex- 
pansion des  lignes,  nous  ont  lancés  d'un  bond  fort  avant  dans  la 
carrière.  Il  n'en  pouvait  guère  être  autrement  :  la  détermination  du 
troisième  réseau  se  faisait  à  la  veille  des  élections  générales,  c'est- 
à-dire  dans  un  moment  où  l'on  devait  tenir  à  donner  tout  de  suite 
la  satisfaction  la  plus  large  possible  aux  désirs  des  populations.  Le 
danger  n'était  pas  en  une  semblable  occurrence  qu'on  se  tînt  en- 
deçà  de  la  borne  indiquée.  C'est  ainsi  que,  sans  impliquer  un  état 
de  stagnation  complète  peu  compatible  avec  les  exigences  d'une 
société  aussi  active  que  la  nôtre,  un  temps  d'arrêt  est  devenu  néces- 
saire (1). 

En  fait  de  nouvelles  concessions  et  de  nouvelles  entreprises,  il  se 
produit  fréquemment  d'ailleurs  une  sorte  de  mirage  contre  lequel 
on  ne  saurait  trop  prémunir  les  intérêts.  Qu'on  y  prenne  garde,  des 
chemins  décrétés  ne  sont  pas  des  chemins  construits  ni  même  com- 
mencés. Si  les  termes  stipulés  dans  les  contrats  doivent  ensuite  être 
prolongés,  comme  on  l'a  vu  si  souvent,  on  se  trouve  dans  la  même 
position  et  peut-être  dans  une  position  pire  que  si  les  lignes  avaient 
été  classées  seulement  un  peu  plus  tard.  Il  suffit  d'écouter,  au  su- 
jet des  délais,  les  plaintes  qui  se  répètent  à  toutes  les  discussions 
sur  les  chemins  de  fer  devant  le  corps  législatif  pour  apercevoir 
combien  est  fréquente  l'impossibilité  de  se  renfermer  rigoureuse- 
ment dans  les  limites  tracées.  Ces  lenteurs  tiennent  même  si  bien 
au  fond  des  choses  qu'on  ne  saurait  le  plus  souvent  les  imputer  à 
personne.  Les  compagnies  n'en  sont  pas  responsables  à  coup  sûr, 
puisque  la  somme  annuelle  qu'elles  peuvent  consacrer  à  leurs  tra- 
vaux, de  même  que  la  répartition  qu'elles  en  doivent  faire,  est 
fixée  par  le  gouvernement.  Supposons  que  telle  compagnie  ait  be- 
soin de  consacrer  50  millions  par  an  aux  lignes  qui  lui  ont  été  con- 
cédées pour  les  finir  dans  le  temps  indiqué,  il  est  bien  évident  que, 
si  l'administration  ne  croit  pouvoir  autoriser  le  budget  que  jusqu'à 
la  concurrence  de  30  ou  de  ZiO  millions,  la  compagnie  aura  be- 
soin d'obtenir  un  délai  proportionnel  au  rabais.  Quant  au  gouverne- 
ment, qui  ne  demanderait  pas  mieux  que  d'aller  vite,  il  ne  serait 

(1)  Notons  que  cette  nécessité  est  reconnue  dans  le  dernier  exposé  de  la  situation 
de  l'empire.  Un  fait  montrera  du  reste  combien  il  importe  de  contenir  l'entraînement. 
Dans  le  cours  des  délibérations  sur  les  conventions  de  1803,  les  commissions  du  corps 
législatif  enregistrèrent  des  vœux  cjui  n'allaient  à  rien  moins  qu'à  doubler  presque  le 
fardeau.  D'après  les  calculs  apportés  à  cette  occasion  par  le  directeur -général  des 
chemins  de  fer,  M.  de  Franqueville,  dont  la  compétence  en  ces  matières  est  si  notoire, 
ces  recommandations  comprenaient  2,030  kilomètres,  exigeant  une  dépense  d'au  moins 
640  millions,  dont  la  moitié  certainement  aurait  dû  être  fournie  par  des  subven- 
tions. 


LE    REGIME    DES    CHEMINS    DE    FER. 


637 


guère  possible  non  plus  de  lui  adresser  des  reproches  à  ce  sujet. 
Dès  qu'on  a  cru  devoir  soumettre  les  dépenses  des  compagnies  à 
son  autorisation  préalable,  —  ce  qui,  selon  nous,  est  en  contradic- 
tion manifeste  avec  le  principe  que  l'industrie  privée  est  en  pareil 
cas  le  meilleur  juge  de  son  propre  intérêt,  —  le  gouvernement  ne 
peut  plus  agir  qu'en  prenant  sur  lui  la  difficile  tâche  d'apprécier 
l'état  du  crédit.  11  ne  peut  plus  admettre  que  les  dépenses  qu'il  juge 
compatibles  avec  les  ressources  financières  du  moment.  Avouons-le 
donc,  le  délai  n'a  jamais  qu'un  sens  hypothétique  :  on  exécutera 
dans  six,  dans  huit,  dans  dix  années,  si  on  le  peut,  c'est-à-dire  si 
l'état  du  crédit  s'y  prête  lui-même.  Il  ne  dépend  pas  du  gouverne- 
ment de  prévenir  Teffet  des  crises,  dont  les  causes  et  les  caractères 
sont  du  reste  si  variées,  pas  plus  que  d'empêcher  à  telle  heure,  sous 
l'hifluence  de  telle  éventualité,  le  resserrement  des  capitaux.  Si 
j'insiste  sur  ce  point,  c'est  pour  montrer  combien  serait  vain  et 
trompeur  un  classement  hâtif  et  démesuré.  Tandis  que  devant  une 
appréciation  superficielle  tout  semble  ici  appartenir  à  une  sorte  de 
juridiction  gracieuse,  tout  se  trouve  au  contraire  assujetti  à  des  lois 
inflexibles,  indépendantes  de  la  volonté  des  hommes. 

Voilà  ce  que  doivent  se  dire  les  intérêts  collectifs,  les  départe- 
mens  et  les  villes,  au  sujet  des  futurs  chemins  de  fer;  mais  plus  les 
questions  de  ce  genre  sont  scabreuses  et  souvent  irritantes,  plus 
elles  auraient  besoin  des  garanties  inhérentes  à  la  publicité  et  à  la 
libre  discussion.  C'est  là  pourtant  un  des  côtés  sur  lesquels  peuvent 
le  moins  se  répandre  les  clartés  qui  en  émanent.  11  faut  des  circon- 
stances absolument  exceptionnelles  pour  que  les  enquêtes  ordinaires 
aient  l'ampleur  que  nous  leur  avons  vu  prendre  dans  la  lutte  du 
Midi  et  de  la  Méditerranée.  Les  questions  de  classement  échappent 
du  reste  au  contrôle  du  corps  législatif,  qui  n'est  appelé  à  voter 
que  sur  les  clauses  des  contrats  ayanl  pour  condition  des  cnqnge- 
yncns  ou  des  subsides  du  trésor.  «  Un  seul  amendement  a  modifié  les 
sept  lois  de  chemins  de  fer,...  disait  le  rapporteur  de  la  commission 
du  sénat  à  propos  des  conventions  de  1863.  D'autres  amendemens 
avaient  été  formulés,  mais  le  conseil  cf  état  a  reconnu  que  les  ques- 
tions de  tracé  ne  pourraient  être  discutées  sans  troubler  l'économie 
du  sénatus-consulte  du  25  décembre  1852.  »  On  voit  donc  à  quelle 
borne  s'arrête,  par  rapport  à  l'accroissement  du  réseau,  le  droit  de 
discussion  devant  la  chambre  élective. 

L'inconvénient  cfun  régime  si  restrictif,  on  le  sent  bien  davan- 
tage quand  on  recherche  dans  les  actes  de  1863  les  motifs  mêmes 
de  f  annulation  ou,  si  l'on  veut,  de  la  réforme  des  traités  antérieurs. 
Pour  qu'on  se  crût  obligé  de  revenir  sur  les  contrats  si  récens  et  si 
solennels  de  1859,  et  cela  quand  à  cette  dernière  époque  on  était 
radicalement  revenu  déjà  sur  les  contrats  encore  plus  récens  et  non 


(338  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

moins  solennels  de  1857,  on  devait  pouvoir  invoquer  des  considé- 
rations bien  impérieuses.  Les  divers  exposés  des  motifs  (car  il  y  en 
eut  un  par  compagnie)  s'appliquent  tout  naturellement  à  les  faire 
ressortir.  Singulière  circonstance  cependant,  quoique  ces  exposés 
soient  rédigés  avec  un  soin  remarquable,  la  cause  principale  du  chan- 
gement, la  cause  vraiment  déterminante  ne  s'y  trouve  indiquée  que 
sur  le  second  plan.  Dans  la  discussion,  au  contraire,  si  courte,  si 
précipitée  qu'elle  ait  été  à  la  veille  de  la  clôture  de  la  session,  il  y 
eut  une  véritable  interversion  :  ce  qui  était  secondaire  devint  prin- 
cipal, et  ce  qu'on  avait  présenté  comme  principal  redevint  secon- 
daire. Ainsi  les  raisons  auxquelles  les  exposés  de  motifs  s'arrêtent  de 
préférence,  c'est  d'une  part  l'erreur  commise  en  1859  dans  l'esti- 
mation des  travaux,  erreur  qui  laissait  le  chiffre  fort  au-dessous  de 
la  dépense  effective;  c'est  d'autre  part  l'influence  de  circonstances 
imprévues  qui  auraient  dérangé  l'état  économique  du  pays. 

Par  rapport  à  l'excédant  des  dépenses  sur  les  évaluations,  il  est 
bien  clair,  pouvait-on  dire,  que,  s'il  suffit  de  pareils  faux  calculs 
pour  faire  modifier  périodiquement  et  sur  toute  la  ligne  les  conven- 
tions intervenues,  il  n'y  a  plus  de  contrat,  ou  du  moins  il  n'y  a  plus 
que  des  contrats  provisoires.  Actes  de  pure  forme  et  tout  au  plus 
bases  préparées  pour  des  arrangemens  ultérieurs ,  telle  serait  dé- 
sormais la  nature  des  traités.  J'entends  bien  que  les  conventions 
passées  entre  l'état  et  les  compagnies  ne  sont  pas  incoramutables, 
et  que  l'accord  des  parties  qui  les  ont  conclues  peut  naturellement 
les  annuler.  Seulement  ce  droit  de  faire  et  de  défaire,  c'est  le  droit 
absolu.  Pour  en  juger  la  trop  fréquente  application,  on  n'a  qu'à  se 
demander  ce  qu'on  penserait  dans  la  vie  ordinaire  de  simples  par- 
ticuliers qui  reviendraient  ainsi  sans  cesse  sur  les  engagemens  con- 
tractés. Notez  que  ce  sont  les  compagnies  elles-mêmes  qui  évaluent 
les  dépenses,  sauf,  bien  entendu,  examen  du  gouvernement,  dont 
l'intérêt  n'est  pas  du  reste  compromis  par  une  erreur  à  ce  mo- 
ment-là, puisque  tous  les  paiemens  doivent  être  précédés,  suivant  la 
loi,  des  vérifications  les  plus  minutieuses  et  les  plus  rassurantes. 
Dire  que  les  estimations  proviennent  des  compagnies,  ou  autrement 
des  ingénieurs  éminens  qu'elles  se  sont  attachés,  c'est  dire  qu'elles 
sont  l'œuvre  d'hommes  fort  expérimentés  et  dont  la  compétence  en 
matière  de  construction  de  chemin  de  fer  est  justement  renommée 
dans  toute  l'Europe.  Cependant,  avec  un  système  de  périodiques  ré- 
visions, l'expérience  la  plus  consommée  deviendrait  chose  superflue. 
Nous  ne  prétendons  pas  qu'on  céderait  alors  à  la  tentation  d'amoin- 
drir les  chiffres  en  vue  de  faciliter  le  vote  des  dispositions  finan- 
cières. Il  est  évident  du  moins  que  rien  ne  serait  plus  propre  à 
pousser  dans  un  tel  sens  que  la  commune  habitude  de  rompre  ce 
qui  avait  été  conclu  et  d'entreprendre  à  courts  intervalles  la  ré- 


LE    RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  639 

forme  des  contrats.  Même  sans  la  moindre  préméditation ,  même  à 
son  insu,  dès  qu'on  aperçoit  au-devant  de  soi  une  aussi  commode 
ressource,  on  doit  moins  tenir  à  l'exactitude  des  premiers  comptes. 
La  conséquence  manifeste  de  tels  procédés ,  c'est  que  les  chiffre'^ 
n'auraient  plus  aucune  signification  précise,  et  que  le  corps  légis- 
latif ne  pourrait  plus  savoir,  dans  l'exercice  de  la  prérogative  qui 
lui  reste  en  ces  matières,  pour  quelle  somme  il  engage  réellement 
l'avenir.  On  se  priverait  en  outre  d'une  partie  des  avantages  que 
fournit  pour  la  construction  le  concours  de  l'industrie  privée,  de 
ces  avantages  si  victorieusement  mis  en  relief  par  les  grandes  dis- 
cussions d'il  y  a  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  et  que  des  faits  plus  rap- 
prochés de  nous  ont  consacrés  avec  tant  d'éclat.  Si  l'on  veut  qu'elle 
tienne  les  promesses  de  son  programme,  il  faut  que  l'industrie  agisse 
pour  son  compte ,  à  ses  risques  et  périls,  et  non  pas  à  un  titre  de 
simple  mandataire,  qui,  en  diminuant  sa  responsabilité,  ne  pour- 
rait qu'amoindrir  son  énergie.  Pour  un  cas  peut-être  où  des  incon- 
véniens  eussent  découlé  du  ferme  maintien  des  conditions  stipu- 
lées, on  en  eût  recueilli  dans  cent  autres  les  plus  précieux  avantages. 
Ajoutons  que,  sans  parler  de  l'Angleterre  ni  des  États-Unis  d'Amé- 
rique, où  des  traditions  invariables  protestent  trop  haut  contre  une 
telle  pratique,  on  n'a  vu  dans  aucun  pays  les  contrats  en  butte  à 
des  vicissitudes  comme  celles  qu'ils  ont  traversées  chez  nous  de 
1857  à  186.3. 

L'argument  tiré  des  circonstances  imprévues  conduit  à  peu  près 
aux  mêmes  écueils.  Les  circonstances  imprévues  !  mais  on  les  invo- 
quait aussi  en  1857.  C'était  alors  à  la  crise  financière  que  l'on  s'en 
prenait ,  crise  engendrée  et  compliquée  par  une  suite  de  mauvaises 
récoltes.  Cette  fois  que  fait-on?  On  accuse  la  guerre  civile  de  la 
confédération  américaine,  la  détresse  cotonnière,  le  ralentissement 
qui  en  a  été  la  conséquence  dans  plusieurs  branches  de  la  fabrica- 
tion nationale.  Y  a-t-on  bien  songé  cependant?  Ni  les  gouverne- 
mens,  ni  les  associations,  ni  les  individus  ne  pourraient  souscrire 
aucun  engagement,  s'ils  avaient  la  prétention  de  se  dégager  à  l'a- 
vance des  incertitudes  du  lendemain.  On  agit  sagement  lorsqu'à  la 
veille  de  passer  un  contrat  on  fait  entrer  en  ligne  de  compte  les 
éventualités  de  ce  genre  ;  la  signature  donnée,  il  n'y  a  plus  à  la 
reprendre.  Qu'il  se  rencontre  des  circonstances,  heureusement  fort 
rares,  qui  bouleversent  toutes  les  conditions  de  la  vie  normale  d'une 
société,  et  où  s'imposent  des  dérogations  aux  lois  les  plus  con- 
stantes, nous  ne  prétendons  pas  le  nier;  mais,  on  en  conviendra, 
les  remaniemens  périodiques  dont  les  chemins  de  fer  ont  été  l'objet 
depuis  six  années  n'ont,  grâce  à  Dieu,  rien  qu'on  puisse  justifier 
par  d'aussi  critiques  conjonctures. 

Quant  à  cette  autre  considération  à  laquelle  nous  faisions  allusion 


GllO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  peu  plus  haut,  et  qui  apparut  surtout  dans  la  discussion  publi- 
que, elle  touchait  à  l'exécution  même  des  chemins  de  fer.  Il  s'agis- 
sait d'abord  de  ceux  du  troisième  réseau,  classés  en  1861,  et  qui 
étaient  loin  d'avoir  tous  rencontré  des  concessionnaires,  ensuite 
d'une  partie  de  ceux  du  second  réseau,  concédés  en  1859,  et  pour 
lesquels  telle  et  telle  compagnie  se  voyaient,  disait-on,  dans  l'im- 
possibilité d'adresser  de  nouveaux  appels  au  crédit.  Il  fut  déclaré  de 
la  façon  la  plus  péremptoire  que  les  nouvelles  conventions  étaient 
indispensables  pour  mener  l'entreprise  à  fin.  Un  tel  argument,  très 
propre  à  produire  une  impression  profonde,  fut  répété  sous  toutes 
les  formes  et  par  tous  les  orateurs  chargés  de  porter  la  parole  au 
nom  du  gouvernement.  «  Le  but  primitif  et  principal  des  conven- 
tions faites  avec  les  compagnies,  déclarait  expressément  M.  Vuille- 
froy,  c'est  d'assurer  l'exécution  des  chemins  de  fer  déjà  admis  par 
la  chambre  et  promis  au  pays  (1).  »  Rien  de  plus  explicite.  Certes 
il  n'est  pas  douteux  que  si  l'on  isole  les  ramifications  secondaires 
de  la  base  commune,  c'est-à-dire  des  lignes  les  plus  productives, 
on  amoindrit  les  forces,  on  court  risque  de  ne  préparer  que  des  dé- 
ceptions pour  le  public  et  des  mécomptes  pour  le  trésor.  La  forma- 
tion des  larges  groupes  d'exploitation  qui  correspondaient  si  bien 
aux  belles  études  de  nos  ingénieurs  concernant  les  tracés  avait  été 
promptement  justifiée  par  d'irrécusables  résultats.  Non-seulement 
de  tels  groupes  sont  plus  favorables  que  des  lignes  éparses  à  l'unité 
de  service,  qui  permet  la  célérité  et  la  sécurité  des  transports,  et  à 
l'économie  dans  les  frais  d'exploitation,  qui  permet  l'abaissement 
des  tarifs,  mais  ils  sont  aussi  infiniment  mieux  en  mesure  de  faire 
face  à  l'exécution  des  lignes  d'embranchement  et  de  tous  les  che- 
mins de  moindre  importance.  Astreintes  à  emprunter  les  artères 
principales  pour  gagner  les  grands  centres  de  consommation,  les 
voies  secondaires  donnent  lieu  à  deux  espèces  de  produits  :  produits 
directs  perçus  par  les  lignes  mêmes  pour  les  transports  qu'elles  opè- 
rent, produits  indirects  pour  les  transports  qu'elles  procurent  aux 
chemins  dont  elles  sont  de  simples  afïluens.  Si  le  faisceau  appar- 
tient à  une  même  compagnie,  les  deux  genres  de  revenus,  en  se 
confondant,  créent  un  certain  mode  de  compensation  entre  les  re- 
cettes et  les  dépenses.  Beaucoup  de  frais  très  lourds  pour  une  com- 
pagnie distincte  sont  de  plus  ou  supprimés  ou  considérablement 

(I)  Le  même  orateur  représentait  encore  les  grandes  compagnies  «  comme  étant  les 
mieux  posées,  ou  pour  ainsi  dire  les  seules  bien  placées  pour  exécuter  les  nouveaux 
chemins  de  fer.  »  M.  Baroche  disait  de  son  côté  que  «  les  lignes  du  troisième  réseau  ne 
■pourraient  être  un  peu  avantageusement  concédées  par  le  trésor  qu'en  l'étant  aux  com- 
pagnies qui  possédaient  déjà  le  premier  et  le  deuxième  réseau.»  M.  le  comte  Dubois  insis- 
tait sur  l'iuipuissance  résultant  de  l'état  actuel,  en  ajoutant  que  «  ce  qui  importait 
avant  tout,  c'était  que  telle  compagnie  qui  avait  fini  son  ancien  réseau  fût  mise  en  posi- 
tion de  finir  le  second.  »  Séances  des  2  et  5  mai  18G3. 


LE    RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  641 

réduits.  Ce  n'est  donc  que  par  suite  de  leur  juxtaposition  que  le 
premier,  le  deuxième  et  le  troisième  réseau  peuvent  se  prêter  un 
secours  effectif. 

Qu'avait-on  vu  cependant  après  le  vote  relatif  au  troisième  ré- 
seau en  18(U?  On  avait  vu  prévaloir  des  idées  d'éparpillement  con- 
traires à  des  traditions  réputées  naguère  inébi'anlables.  Le  moins 
qu'on  puisse  dire  de  cette  économie  improvisée,  c'est  que  le  temps 
en  était  passé.  En  autorisant  l'administration  à  entreprendre  les  tra- 
vaux avant  la  concession  et  dans  les  termes  de  la  loi  de  18/i2  sur 
les  nouveaux  chemins  de  fer  décrétés  au  nombre  de  vingt-quatre, 
la  loi  du  2  juillet  1861  n'avait  indiqué  d'ailleurs  aucun  mode  spé- 
cial. La  vérité,  c'est  que  l'administration  avait  ainsi  sur  les  bras 
1,973  kilomètres  de  rail-way,  charge  qu'elle  considérait  à  bon  droit, 
suivant  ses  propres  expressions,  comme  essentiellement  transitoire. 
Lorsqu'on  eut  épuisé  toutes  les  ressources  en  fait  de  concessions 
isolées,  1,3*20  kilomètres  restaient  encore  sans  avoir  trouvé  de  sou- 
missionnaires. Il  ne  fallut  rien  moins  que  ces  tentatives  infructueuses 
pour  qu'on  revînt  en  1863  au  système  un  moment  abandonné,  et 
qui  pouvait  amener  le  plus  prompt  achèvement  du  réseau. 

Gomment  était-on  arrivé  à  croire  indispensable  de  résoudre  les 
contrats  antérieurs  pour  pouvoir  concéder  les  nouvelles  lignes? 
Comment  avait-on  mêlé  des  opérations  si  distinctes?  Rien  de  plus 
important  à  examiner  si  l'on  veut  avoir  un  fil  conducteur  dans  ce 
dédale  de  stipulations  contradictoires  qui  se  sont  succédé  depuis 
sept  ans,  et  saisir  le  vrai  sens  des  traités  de  1863.  Ces  derniers 
actes  ont  été  présentés  comme  une  conséquence  presque  forcée  des 
conventions  de  1859  (1).  Ce  qui  est  certain,  disons-le  d'abord,  c'est 
l'existence  d'une  relation  intime  entre  les  diverses  modifications 
successivement  accomplies  depuis  1857.  Le  changement  engendre 
le  changement,  et  de  plus  l'absence  d'une  suffisante  discussion 
avait  laissé  passage  à  des  clauses  trop  arbitraires  pour  supporter 
l'épreuve  de  la  pratique.  Lorsqu'on  voit  prr  exemple  l'erreur  de 
1857  si  facilement  mise  en  lumière  par  les  conventions  de  1859, 
il  est  impossible  de  ne  pas  demeurer  convaincu  qu'elle  n'aurait  pu 
être  commise  avec  les  pleines  ressources  de  la  publicité  et  de  la 
controverse.  Les  faux  calculs  portaient  alors,  on  s'en  souvient,  sur 
l'énorme  étendue  de  l'œuvre  concédée  sans  subvention  ni  garantie 
d'intérêts,  sur  l'état  du  crédit  public  et  sur  l'insuffisance  des  délais 
stipulés.  Les  compagnies  avaient  dû  cependant  tout  accepter  ou 
tout  refuser,  ainsi  que  le  disait  naguère  la  compagnie  de  Paris  à  la 
Méditerranée  en  faisant  très  judicieusement  toucher  du  doigt  les 

(1)  Exposé  des  motifs  concernant  la  compagnie  de  TOuest. 

TOME  XLVIII.  4! 


(3V2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

périls  d'un  refus,  et  en  reportant  jusqu'à  l'année  1857  les  diffi- 
cultés qui  pouvaient  rester  à  vaincre ,  les  problèmes  emharrassans 
qui  pouvaient  se  poser  encore  (1).  Toutes  ces  difficultés  étaient 
bien  de  celles  que  la  discussion  aurait  infailliblement  éclairées.  Il 
faut  en  dire  autant  pour  le  changement  de  front  si  radical  qui  s'o- 
péra en  1859.  La  prolongation  des  délais,  accompagnée  de  quelques 
mesures  rentrant  dans  les  prévisions  de  la  loi  de  1842,  aurait  peut- 
être  SLiffî,  si  un  débat  public  assez  large  était  venu  peser  le  fort  et 
le  faible  de  l'essai  tenté  en  1857.  On  connaît  au  contraire  le  système 
qui  fut  alors  imaginé ,  et  dont  le  trait  saillant  consiste  dans  la  créa- 
tion de  deux  réseaux,  l'ancien  et  le  nouveau,  exigeant  une  comp- 
tabilité séparée  très  diiïicultueuse,  qui  n'aboutira  qu'au  bout  d'un 
demi-siècle  à  une  fusion  définitive  :  combinaison  arbitraire  qui,  tout 
en  laissant  place  pour  de  prochaines  échéances  à  d'inquiétantes  in- 
certitudes, engageait,  comme  on  l'a  vu,  la  garantie  du  trésor  sur  un 
capital  de  trois  milliards!  On  n'a  plus  à  la  juger  aujourd'hui;  à  me- 
sure qu'on  s'éloigne  des  expédiens  de  1859,  on  en  parle  avec  plus 
de  liberté.  Veut-on  constater  combien  l'application  en  est  gênante, 
on  n'a  qu'à  voir  avec  quel  empressement  les  compagnies  deman- 
dent à  transférer  une  ligne  du  nouveau  réseau  dans  l'ancien  toutes 
les  fois  qu'avec  le  système  donné  les  perspectives  du  trafic  le  leur 
permettent.  Dans  ce  cas-là,  elles  signalent  à  l'envi  l'avantage  d'em- 
brasser en  une  seule  comptabilité  les  résultats  du  trafic  dans  une 
même  région  et  d'échapper  aux  entraves  d'une  division  purement 
artificielle  (2). 

Sur  le  fond  du  système,  les  manifestations  sont  encore  plus  posi- 
tives. Telle  compagnie  prenait  grand  soin,  tout  récemment,  de  dé- 
cliner la  responsabilité  d'une  initiative  quelconque  relativement  aux 
modifications  de  1859,  Parlant  de  deux  autres  compagnies,  elle  di- 
sait :  «  C'est  par  elles  et  pour  elles  que  le  second  réseau  est  inventé. 
Les  premières  conventions  de  1859  ont  été  arrêtées  avec  elles;  les 
autres  compagnies  n'ont  fait  que  les  suivre,  car,  pour  faire  admettre 
un  système  aussi  nouveau^  aussi  grave  au  point  de  vue  des  finances 
publiques,  il  fallait  un  projet  d'ensemble  (3).  »  Ou  nous  nous  trom- 
pons fort,  ou  ce  n'est  pas  une  approbation  qu'impliquent  ces  pa- 
roles de  l'un  des  commissaires  du  gouvernement  en  18(33  au  sujet 
d'un  groupe  particulier  :  «  Qu'est-ce  que  porte,  disait-il,  la  con- 
vention de  1859,  à  tort  ou  à  raison?  Ce  n'est  plus  la  question  :  la 
loi  est  rendue,  il  faut  l'appliquer  {h).  »  Oui  sans  doute,  il  faut  l'ap- 

(1)  Rapport  du  26  mai  1863. 

(2)  Rapport  de  la  compagnie  d'Orléans,  31  mai  1863. 
(3<)  Rapport  de  la  compagnie  du  Midi,  16  mai  1863. 
(4)  M.  le  comte  Dubois,  6  mai  1863. 


LE     RÉGIME    DES    CHEMINS    DE    FER.  6Zi3 

pliquer;  on  ne  pouvait  plus,  aujourd'hui  que  le  mécanisme  enve- 
loppe tout  le  réseau  national,  on  ne  pouvait  plus  songer  qu'à  y  in- 
troduire les  modifications  jugées  susceptibles  de  le  rendre  plus 
maniable  et  plus  coulant.  Voilà,  ce  nous  semble,  la  fdiation  .des 
contrats  de  1863  replacée  sous  son  jour  véritable;  voilà  dans  quel 
sens,  dans  quel  sens  seulement,  il  était  permis  de  dire  que  les  nou- 
velles conventions  sont  une  conséquence  jjresquc  forcée  des  conven- 
tions anciennes. 

D'assez  nombreuses  innovations  ont  pris  place  dans  les  actes  datés 
du  mois  de  juin  1863.  Parmi  ces  innovations,  il  faut  compter  d'a- 
bord les  facilités  accordées  pour  la  construction  des  chemins  secon- 
daires, où,  suivant  toute  apparence,  la  circulation  sera  notablement 
plus  restreinte  que  sur  les  grandes  voies  primitives.  En  se  condam- 
nant ici  à  des  prescriptions  aussi  rigoureuses  que  sur  les  principales 
artères,  on  consommerait  en  pure  perte  un  capital  considérable  (1). 
Une  autre  amélioration  plus  significative,  qui  profitera  aux  intérêts 
économiques  et  surtout  aux  intérêts  agricoles,  résulte  de  la  création 
d'une  quatrième  classe  de  marchandises  comprenant  les  engrais, 
la  houille  et  différens  matériaux  de  construction,  pour  laquelle  le 
précédent  tarif  de  troisième  classe  est  réduit  de  10  centimes  par 
kilomètre  à  8  et  même  à  h  centimes  suivant  la  distance  parcourue. 
Les  lignes  anciennes  comme  les  lignes  nouvelles  supportent  cette 
diminution,  équivalant  pour  certaine  compagnie  à  un  sacrifice  d'en- 
viron 1  million  par  année  (2).  L'idée  de  la  quatrième  classe  s'était 
produite  dans  le  cours  de  la  discussion  devant  la  commission  du 
corps  législatif;  elle  a  été  réalisée  au  moyen  d'un  amendement 
qu'un  député,  M.  Nogent  Saint-Laurens,  a  pu  avec  raison  appeler 
nue  nouveauté.  C'en  était  une  effectivement,  et  ce  trait  seul  suffi- 
rait au  besoin  pour  accuser  le  caractère  trop  restrictif  du  système 
suivi  dans  l'étude  et  la  solution  de  ces  graves  problèmes  (3). 

(1)  Les  terrassemens  et  les  ouvrages  d'art  pourront  n'être  exticutés  que  pour  une  voie 
sur  les  lignes  spécifiées  dans  les  conventions;  mais  les  terrains  seront  acquis  pour 
deux,  afin  de  faire  face,  s'il  en  était  besoin,  aux  développemens  ultérieurs  du  trafic. 
D'autres  facilités  concernent  le  rayon  des  courbes  et  l'inclinaison  des  pentes  et  des 
rampes. 

("2j  II  s'agît  de  la  compagnie  de  Lyon.  Cette  énorme  différence  tient  au  transport  de 
la  houille  sur  le  chemin  de  Saint-Étienne. 

(3)  La  compagnie  d'Orléans,  qui  se  trouvait  en  dehors  de  la  clause  par  suite  de  la 
date  même  du  projet  signé  par  elle,  y  a  adhéré  dans  une  convention  provisoire  du  mois 
de  juin  1803,  moyennant  certaines  compensations  de  détail.  La  quatrième  classe  ne 
s'est  pas  trouvée  obligatoire  pour  le  Nord,  qui  demeurait  étranger  aux  conventions  de 
1803;  quoiqu'il  soit  à  désirer  qu'elle  le  devienne,  elle  n'a  pas  ici  la  même  importance 
qu'ailleurs  à  cause  de  l'existence  des  canaux,  qui  font  concurrence  à  la  voie  ferrée  pour 
les  transports  dont  il  s'agit,  et  qui  ont  parfois  amené  des  réductions  supérieures  à 
celles  qui  sont  maintenant  consacrées  par  la  loi. 


644  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Une  dernière  modification  rentre  dans  le  domaine  de  l'économie 
purement  financière  :  elle  s'applique  au  paiement  des  subventions  de 
l'état.  Il  semblait  tout  simple  que  les  versemens  fussent  échelonnés 
dans  l'espace  de  huit  années,  qui  est  le  délai  fixé  pour  la  construc- 
tion des  lignes  concédées  à  titre  définitif,  et  proportionnellement 
aux  dépenses  faites  par  les  compagnies.  Telle  est  bien  la  règle  gé- 
nérale; mais  on  y  a  joint  une  exception  qui  la  modifie  profondément. 
Si  le  gouvernement  le  préfère,  au  lieu  de  s'acquitter  par  seize  paie- 
mens  semestriels  égaux,  il  pourra  convertir  l'ensemble  de  toutes 
les  subventions  anciennes  et  nouvelles  en  des  annuités  presque  sé- 
culaires comme  la  concession  même ,  et  représentant  l'intérêt  et 
l'amortissement  sur  le  pied  de  4  1/2  pour  100  (1).  Sans  doute, 
comme  l'ont  répété  à  diverses  reprises  les  commissaires  du  gouver- 
nement, ce  n'est  là  qu'une  faculté  :  le  trésor  reste  maître  absolu 
de  son  choix;  il  s'est  même  réservé  pendant  plusieurs  années,  après 
la  première  échéance,  le  droit  de  revenir  sur  une  option  primitive 
en  faveur  des  annuités.  Bien  que  l'on  ignore  aujourd'hui  ce  qui  sera 
décidé  sur  cette  question,  il  est  permis  de  croire  que  le  mode  offrant 
le  moyen  d'alléger  la  charge  du  présent  en  la  reportant  sur  l'ave- 
nir a  bien  des  chances  d'être  préféré.  Au  fond,  cette  combinaison 
constitue,  comme  la  remarque  en  a  été  faite,  une  forme  d'emprunt 
amortissable  à  long  terme  et  négocié  par  avance.  Elle  n'est  pas  sans 
analogie  avec  les  obligations  trentenaires  ;  seulement  le  terme  est 
beaucoup  plus  reculé,  et  les  titres,  au  lieu  d'être  successivement 
mis  à  la  disposition  du  public,  se  trouveront  tout  d'abord  placés  aux 
mains  des  compagnies  créancières.  Peut-être  faut-il  regretter  les 
obligations  trentenaires.  Cette  valeur,  qu'on  s'est  appliqué  à  retirer 
de  la  circulation  lors  de  la  conversion  dernière,  quoique,  à  vrai 
dire,  elle  eût  pu  ne  pas  être  mêlée  à  la  question  d'unité  d'étalon  en 
matière  de  fonds  publics,  —  cette  valeur,  disons-nous,  avait  l'avan- 
tage d'affecter  un  titre  particulier  à  un  besoin  spécial  ;  elle  permet- 
tait en  outre,  à  chaque  émission,  de  profiter  des  améliorations  qu'on 
doit  espérer  de  voir  se  produire  dans  le  crédit  public. 

En  dernière  analyse,  les  meilleures  dispositions  que  renferment 
les  contrats  de  1863,  ce  sont  celles  que  la  discussion  a  plus  ou 
moins  directement  préparées;  celles  au  contraire  qui  prêtent  le 
plus  à  la  critique  ne  sont  guère  qu'un  legs  provenant  de  ces  con- 
ventions de  1857  et  de  1859,  trop  silencieusement  élaborées.  Avec 
quel  avantage  n'oppose -t- on  pas  à  cette  économie  toute  d'expé- 
dient l'autre  partie  des  actes  de  1863  qui  met  fin  à  la  guerre  des 

(i)  L'intérêt  est  de  5  pour  100  pour  certaines  subventions  anciennes  comme  celles 
qui  restent  dues  aux  compagnies  d'Orléans  et  de  Lyon  à  raison  du  Grand-Central. 


LE    RÉGIME    DES    CUEMINS    DE    FER.  6Zi5 

réseaux,  et  qui,  en  se  dégageant  de  débats  contradictoires,  a  pu  si 
visiblement  apporter  aux  intérêts  les  satisfactions  compatibles  avec 
la  réalité  des  choses!  L'histoire  de  nos  chemins  de  fer  en  témoigne  : 
les  dispositions,  les  mesures,  les  règles  qui  depuis  l'origine  ont  le 
mieux  réussi  et  le  plus  duré  sont  précisément  celles  qui  ont  large- 
ment subi  l'épreuve  de  la  libre  discussion.  Voyez  le  tracé  général 
de  notre  réseau,  où  les  erreurs  sont  si  rares  et  qui  fait  tant  d'hon- 
neur à  nos  ingénieurs  :  certes  il  a  été  débattu  et  discuté,  peut-être 
même  discuté  et  débattu  trop  longuement;  mais  enfin  il  a  été  exé- 
cuté, et  on  l'oppose  aujourd'hui  avec  un  juste  orgueil  à  la  fréquente 
dispersion  des  chemins  étrangers.  De  même  pour  la  transaction  con- 
sacrée par  la  fameuse  loi  de  1842  entre  l'état  et  l'industrie  privée  : 
elle  aussi,  elle  a  été  longuement,  trop  longuement  débattue  et  dis- 
cutée; mais  enfin  elle  dure  :  tous  les  jours  on  l'invoque,  et  les  der- 
niers contrats  ne  font  qu'élargir  l'arène  au-devant  d'elle.  Autant 
faut-il  en  dire  du  système  de  l'exploitation.  Que  de  discussions, 
que  de  polémiques!  Mais  enfin  le  système  qu'on  peut  presque  qua- 
lifier d'universel,  puisqu'il  prévaut  sur  l'immense  majorité  des  che- 
mins de  fer  dans  les  deux  mondes,  non-seulement  aux  Etats-Unis 
et  en  Angleterre,  où  l'on  n'en  conçoit  pas  d'autre,  mais  même  sur 
le  continent  européen,  où  il  n'a  fait  que  gagner  du  terrain  depuis 
quinze  ans,  —  le  système  de  l'exploitation  par  les  compagnies  est 
S(jrti  triomphant  de  la  controverse.  L'expérience  n'a  fait  que  justi- 
fier les  vues  de  ceux  qui  soutenaient  dès  le  début  que  l'exploitation 
par  l'industrie  pourrait  seule  réunir,  surtout  dans  un  pays  comme 
la  France,  les  garanties  qu'on  est  en  droit  de  réclamer  sous  le  rap- 
port de  la  responsabilité  et 'du  contrôle,  de  l'économie  et  du  pro- 
grès. 

Le  grand  essor,  l'essor  si  rapide  que  les  chemins  de  fer  ont  pris 
chez  nous  depuis  douze  ans,  avait  trouvé  un  utile  point  d'appui 
dans  les  discussions  du  passé.  Le  mérite  a  consisté,  et  ce  mérite 
témoigne  d'une  initiative  puissante,  à  distinguer  les  bons  germes 
qui  se  pressaient  dans  les  investigations  accomplies,  à  savoir  tirer 
parti  de  cette  accumulation  de  matériaux.  La  prolongation  démesu- 
rée des  anciens  débats  avait  pu  un  moment  inquiéter  certains  es- 
prits, rendre  moins  claires  les  garanties  dérivant  de  la  discussion. 
Tant  qu'on  restait  dans  le  domaine  des  projets  controversés  à  l'a- 
vance, et  sur  lesquels  il  n'y  avait  plus  rien  à  dire,  l'illusion  pouvait 
se  perpétuer.  Dès  qu'il  a  fallu  au  contraire  mettre  les  pieds  sur  un 
sol  neuf,  dès  qu'il  a  fallu  se  livrer  h  cette  extension  qu'ambition- 
nait notre  temps  et  que  le  gouvernement  était  si  jaloux  de  hâter, 
on  a  pu  s'apercevoir  qu'au  lieu  d'une  colonne  lumineuse  on  n'obte- 
nait plus  guère  des  procédés  nouveaux  que  des  lueurs  pâles  et  dé- 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cevantes.  Depuis  1857,  l'expérience  l'enseigne  assez  clairement  : 
laissée  à  elle-même ,  l'application  a  été  des  plus  arbitraires  et  des 
plus  vacillantes.  Quoiqu'on  fait  d'appréciations  techniques  les  ga- 
ranties inhérentes  à  l'ordre  administratif  soient  demeurées  entières 
et  incontestées,  nous  n'en  avons  pas  moins  été  réduits  à  passer  de 
changemens  en  changemens  et  à  voir  du  jour  au  lendemain  vieillir 
et  disparaître  des  combinaisons  hasardeuses.  La  preuve  qu'au  sein 
des  mouvemens  si  complexes  de  notre  société  et  dans  le  conflit  des 
intérêts  si  nombreux  et  si  divers  qu'elle  englobe,  d'autres  garanties 
sont  indispensables,  cette  preuve-là  se  trouve  écrite  à  la  suite  de 
tous  ces  contrats  faits,  défaits  et  refaits  tour  à  tour. 

Il  n'est  personne  qui  n'aspire  à  voir  fermer  le  cycle  de  cette  in- 
stabilité. Or  rien  ici  ne  peut  tenir  lieu  de  l'éclat  du  grand  jour,  du 
choc  des  opinions,  de  la  libre  recherche  ouverte  à  tous  les  esprits. 
Pour  arriver  au  but,  le  programme  est  facile  adresser.  Une  fois 
qu'on  aura  reconnu  qu'il  existe  des  obstacles  à  la  discussion  dans 
telle  ou  telle  loi,  dans  tel  ou  tel  sénatus-consulte ,  comme  celui  du 
25  décembre  1852,  il  y  a  des  voies  constitutionnelles  toutes  tracées, 
—  c'est  un  avantage  assez  prôné  de  notre  constitution,  — pour  en 
opérer  la  réforme.  On  appliquerait  ensuite  aux  enquêtes  ce  système 
de  complète  publicité  dont  la  lutte  des  deux  compagnies  méridio- 
nales nous  a  offert  un  si  salutaire  exemple.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  est 
nécessaire  que  la  presse,  qui  nous  semble  s'abstenir  beaucoup  trop 
dans  les  questions  de  ce  genre,  porte  ses  investigations  sur  les  dé- 
tails de  ces  grandes  affaires  où  sont  engagés  tant  d'intérêts.  La  pu- 
blicité et  le  contrôle  ne  sont  assurés  qu'à  ce  prix.  Il  resterait  enfin 
à  former  le  vœu  que  les  projets  de  lois  concernant  les  cliemins  de 
fer  n'arrivassent  plus  à  la  discussion  publique  durant  les  derniers 
jours  d'une  session  législative,  alors  que  les  minutes  sont  comptées, 
qu'on  est  obligé  de  mesurer  le  temps  à  chacun  avec  une  parcimonie 
sévère.  Quand  on  est  prêt  à  reconnaître  la  féconde  impulsion  don- 
née à  l'achèvement  du  réseau,  il  doit  être  permis  d'appeler  de  ses 
vœux  ces  garanties  suprêmes  qui  peuvent  seules  procurer  la  stabi- 
lité nécessaire  à  tous  les  intérêts,  écarter  les  expédions  aventureux 
et  faire  disparaître  une  cause  de  troubles  et  de  soubresauts  pour 
le  crédit  public.  Ainsi  les  enseignemens  comparatifs  à  tirer  de  la 
guerre  des  réseaux  et  des  conventions  de  1863  conduisent  infailli- 
blement à  constater  un  même  besoin  et  à  reconnaître  l'unique 
moyen  de  donner  à  l'esprit  de  progrès  une  base  solide  et  un  sti- 
mulant efficace. 

A.    AUDIGAKNE. 


LES    LOIS 


LES  MŒURS  ÉLECTORALES  EN  FRANCE 


((  Nous  assistons  au  retour  de' beaucoup  de  choses  qu'on  croyait 
impossibles.  »  Ces  paroles,  que  l'empereur  Napoléon  III  disait  un 
jour,  sont  bien  justifiées  par  les  dernières  élections  du  corps  légis- 
latif. Depuis  onze  ans,  la  France  avait  une  constitution  dont  elle  pa- 
raissait peu  disposée  à  se  servir  :  cette  constitution  laissait  aux 
électeurs  le  droit  de  choisir  leurs  députés;  mais  ils  s'en  étaient 
désintéressés,  et  la  législation  électorale,  telle  qu'elle  était  appli- 
quée, paraissait  destinée  à  les  entretenir  dans  cette  indifférence. 
De  1852  à  1863,  les  lois  qui  avaient  discipliné  le  suffrage  universel 
n'ont  point  été  changées,  et  les  procédés  employés  pour  diriger  les 
élections  ont  été  en  quelque  sorte  perfectionnés.  Quoi  qu'il  en  soit, 
malgré  ces  obstacles  soigneusement  multipliés,  en  dépit  de  toutes 
les  mesures  qui  assuraient  presque  partout  d'un  côté  la  victoire,  de 
l'autre  la  défaite,  la  lutte,  si  peu  égale  qu'elle  fût,  n'a  découragé 
ni  les  candidats  ni  les  électeurs,  et,  cjuel  qu'en  soit  le  résultat,  elle 
a  tourné  à  l'avantage  de  ceux  qui  l'avaient  entreprise.  Elle  a  mon- 
tré, il  est  vrai,  un  gouvernement  armé  de  toutes  pièces,  triomphant 
le  plus  souvent  et  sans  trop  de  peine;  mais  elle  a  pour  la  premiè-re 
fois  appris  que  le  succès  pouvait  lui  être  disputé.  Les  candidats  du 
gouvernement  ont  beau  être  pour  la  plupart  les  députés  élus;  est- 
ce  suffisant?  Ainsi  que  le  proclamait  l'un  de  ceux  qui  se  donnent 
comme  les  interprètes  de  la  politique  officielle,  la  majorité  dont  le 
pouvoir  a  besoin  est  ((  une  majorité  sans  fantaisie.  »  Pour  obtenir  une 
telle  majorité,  il  a  fallu  s'assurer  des  électeurs  non  moins  dociles. 


6/l8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  des  électeurs  comme  des  députés  sans  fantaisie  finissent  par  n'a- 
voir d'autre  mérite  que  celui  de  la  discipline,  au  lieu  du  mérite  de 
la  volonté,  dont  un  parti  ne  peut  se  passer.  Au  contraire,  les  candi- 
dats de  l'opposition  n'ont  été  élus  qu'en  petit  nombre.  Q'importe 
encore?  Qu'ils  aient  réussi  ou  qu'ils  aient  échoué,  ils  ont  groupé 
autour  d'eux  un  parti  d'opposition  qui,  sans  recevoir  aucune  con- 
signe, s'est  tracé  sa  voie  et  sa  marche,  étendant  ses  rangs  sans 
confusion  ni  désordre,  décidé  à  ne  courir  aucune  aventure  et  n'ou- 
bliant pas  que  si  la  constitution  ne  doit  pas  être  mise  en  question, 
elle  a  néanmoins  été  déclarée  perfectible.  Les  élections  de  1863  sont 
donc  un  appel  à  l'opinion  publique;  elles  ont  mis  notre  système 
électoral  à  l'étude,  et  elles  permettent  de  reconnaître  l'usage  qui  en 
a  été  fait. 

I. 

La  constitution  de  1852  a  laissé  au  corps  législatif  la  discussion 
du  budget  et  des  lois  proposées  par  le  gouvernement.  Le  décret  du 
24  novembre  1860,  élargissant  les  attributions  des  députés  du  pays, 
leur  a  reconnu  le  droit  de  répondre,  sous  forme  d'adresse,  au  dis- 
cours de  la  couronne  et  de  discuter  cette  réponse.  Le  sénatus-con- 
sulte  du  21  décembre  1861  leur  a  soumis  le  contrôle  de  toutes  les 
dépenses  publiques.  Toutefois,  en  déclarant  que  les  ministres  ne 
sont  pas  responsables,  qu'ils  sont  tenus  à  l'écart  de  toutes  les  dis- 
cussions publiques,  auxquelles  le  ministre  d'état  est  aujourd'hui 
seul  associé,  enfin  qu'ils  n'ont  de  compte  à  rendre  qu'à  l'empereur, 
la  constitution  de  1852  a  enlevé  au  corps  législatif  sa  participation 
à  la  direction  du  gouvernement  :  elle  ne  lui  accorde  que  le  droit 
de  faire  connaître  son  avis  sur  la  conduite  des  affaires  intérieures 
ou  extérieures  du  pays,  et  elle  ne  lui  permet  pas  de  donner  ou  de 
retirer  sa  confiance  à  ceux  qui  sont  chargés  par  le  souverain  de 
l'exercice  du  pouvoir.  Dans  ces  conditions,  le  corps  législatif  n'a 
été  destiné  jusqu'ici  qu'à  jouer  un  rôle  modeste.  Il  est  dit  dans  le 
préambule  de  la  constitution  que  le  sénat  comprendra  les  illustra- 
tions, et  le  conseil  d'état  les  capacités  de  l'empire.  Le  corps  légis- 
latif n'a  pas  besoin  d'être  recruté  dans  ces  catégories  d'élite;  il  est 
laissé  au  choix  des  électeurs,  et  puisqu'il  ne  peut  jamais  faire  la  loi 
au  pouvoir,  le  pouvoir  semble  dès  lors  être  moins  intéressé  dans 
l'élection  des  députés  du  pays;  il  ne  s'est  réservé  aucun  droit  légal 
de  la  contrôler  ni  de  la  contrarier. 

Les  lois  électorales  ne  portent  à  cette  liberté  du  choix  des  députés 
aucune  atteinte  directe.  Elles  ne  reproduisent  pas  l'organisation  du 
suffrage  universel  tel  que  le  premier  empire  l'a  fait  fonctionner,  au 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS    ÉLECTORALES,  6A9 

moyen  de  collèges  électoraux  dont  les  membres,  nommés  à  vie  par 
le  vote  populaire,  présentaient  des  candidats  parmi  lesquels  le  sé- 
nat désignait  les  membres  du  corps  législatif.  Elles  ne  mettent  pas 
de  cette  sorte  et  sans  aucun  ménagement  le  suffrage  universel  en 
tutelle.  D'autre  part,  elles  ont  le  mérite  d'avoir  permis  aux  électeurs 
de  se  reconnaître  en  ne  leur  demandant  qu'un  choix,  limité  à  un 
seul  député;  elles  n'ont  pas  renouvelé  le  système  du  scrutin  de  liste, 
qui,  en  faisant  élire  tous  les  députés  d'un  département  par  les 
mêmes  électeurs,  supprimait  les  rapports  entre  les  électeurs  et  les 
candidats,  les  rendait  nécessairement  étrangers  les  uns  aux  autres, 
et  faisait  de  l'élection  une  désignation  de  parti  au  lieu  d'une  ques- 
tion de  choix  et  de  confiance.  L'élection  telle  qu'elle  résulte  de  la 
loi  électorale  ne  comporte  plus  l'intervention  du  sénat;  elle  n'appar- 
tient qu'aux  électeurs,  et  dans  chaque  circonscription  les  électeurs 
n'ont  plus  qu'un  seul  député  à  élire.  C'est  par  le  suffrage  universel 
et  isolément  que  les  députés  sont  élus.  En  laissant  de  côté  l'exa- 
men des  mérites  de  cette  législation,  qui  demanderait  une  étude 
approfondie,  il  ne  faut  pas  s'exagérer  les  obstacles  résultant  du  sys- 
tème qui  oblige  les  candidats  à  courir  les  hasards  de  l'indifférence 
ou  de  la  sympathie  populaire.  Les  élections  de  18/i8  et  de  18û9, 
malgré  les  écueils  à  travers  lesquels  il  fallait  naviguer,  avaient 
laissé  l'accès  ouvert  à  toutes  les  opinions  :  elles  leur  avaient  per- 
mis de  se  produire  au  grand  jour  et  de  recruter  leurs  partisans.  A 
coup  sûr,  pour  réussir  dans  une  telle  épreuve  ou  même  seulement 
pour  tenter  le  succès,  il  faut  avoir  acquis  une  renommée  au  moins 
naissante,  s'être  signalé  par  des  services  déjà  rendus  à  ses  conci- 
toyens, ou  déployer  pour  se  faire  connaître  une  activité  infatigable; 
mais  la  vie  publique  n'est  pas  plus  pour  les  individus  que  pour  les 
gouvernemens  un  lit  de  repos  :  les  oisifs  n'y  sont  pas  à  leur  place. 
Quelque  peu  eiigageant  qu'ait  été  le  champ  de  bataille  des  dernières 
élections,  ce  n'est  pas  le  grand  nombre  des  électeurs  qui  a  créé  un 
obstacle  insurmontable  à  l'entente  des  citoyens  ainsi  qu'à  la  libre 
concurrence  des  candidatures.  L'obligation  de  se  mettre  en  cam- 
pagne pour  aller  chercher,  fût-ce  dans  les  plus  lointains  villages, 
les  électeurs  inconnus  avec  lesquels  on  peut  faire  cause  commune 
est  une  tâche  qui  peut  paraître  à  première  vue  rebutante  et  ingrate; 
mais,  quand  on  l'a  courageusement  remplie,  il  en  ressort  une  sa- 
tisfaction qu'il  est  permis  d'avouer  :  c'est  celle  d'avoir  propagé  soi- 
même  ses  opinions  et  de  les  avoir  fait  partager.  Trouver,  sans  faire 
appel  à  aucune  passion,  l'écho  de  sa  pensée  et  de  sa  parole  même 
au  milieu  des  ateliers  et  au  fond  des  fermes  des  campagnes,  quel- 
que obscure  que  soit  la  destinée  de  ceux  auxquels  on  s'adresse, 
c'est  là,  au  milieu  de  bien  des  épreuves  de  tout  genre,  la  récom- 
pense qu'il  est  doux  pour  un  candidat  de  pouvoir  recueillir  :  parti- 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciper  à  l'appréciation  de  ses  actes  ou  de  ses  promesses,  avoir  sur 
lui  un  droit  d'examen,  de  contrôle  et  de  jugement,  c'est  là  aussi  la 
jouissance  réservée  à  tous  les  citoyens.  Le  suffrage  universel  tel  qu'il 
s'exerce  en  France,  malgré  ses  imperfections,  peut  ainsi  servir  à 
rapprocher  toutes  les  conditions.  S'il  donne  sans  contre -poids  le 
plein  pouvoir  à  la  foule,  au  moins  il  ne  met  personne  à  l'écart,  et 
il  intéresse  chacun  à  se  servir  du  concours  de  tous. 

Les  garanties  nécessaires  à  l'exercice  du  droit  des  électeurs  sont 
soigneusement  déterminées  par  la  législation;  elles  donnent  des 
armes  de  défense  à  quiconque  sait  s'en  servir,  et  elles  doivent  assu- 
rer la  sincérité  ainsi  que  la  liberté  du  vote.  Il  n'est  pas  inutile  de 
s'en  rendre  sommairement  un  compte  exact.  La  formation  des  listes 
électorales  ne  laisse  accès  à  l'usage  d'aucun  pouvoir  arbitraire  : 
elles  comprennent  dans  chaque  commune  tout  citoyen  âgé  de  vingt 
et  un  ans  et  jouissant  de  ses  droits  civils,  qui  a  dans  la  commune 
une  résidence  de  six  mois,  et  elles  donnent  dès  lors  à  la  France  en- 
viron 10  millions  d'électeurs.  Elles  sont  publiques  et  doivent  être 
communiquées  à  quiconque  les  réclame;  elles  sont  révisées  chaque 
année  du  l*"""  au  10  janvier,  et  comportent  pendant  dix  jours  toutes 
les  réclamations  des  intéressés,  qui  sont  jugées  en  premier  ressort 
avant  le  31  mars  par  une  commission  municipale,  et  en  appel  par  le 
juge  de  paix  du  canton,  sans  préjudice  du  pourvoi  devant  la  cour  de 
cassation.  Les  électeurs  sont  répartis  tous  les  cinq  ans,  par  un  dé- 
cret impérial,  en  circonscriptions  de  35,000  votans.  Ils  sont  appelés 
tous  des  six  ans  à  élire  un  député,  et  doivent  être  convoqués  vingt 
jours  au  moins  avant  l'élection.  Sauf  la  restriction  résultant  du  sé- 
natus-consulte  qui  a  exigé  le  serment  préalable  des  candidats,  les 
électeurs  ont  le  droit  le  plus  étendu  pour  les  choisir;  ils  peuvent 
les  prendre  indistinctement  parmi  les  électeurs  âgés  de  vingt-cinq 
ans,  sans  qu'aucune  condition,  même  celle  de  domicile,  soit  exigée. 
La  condition  de  nationalité  vient  même  d'être  rendue  singulière- 
ment accessible.  Les  causes  qui  suspendent  l'exercice  du  droit  d'é- 
lire, c'est-à-dire  l'état  de  détention,  de  contumace  ou  de  séjour  dans 
une  maison  d'aliénés,  l'exclusion  qui  ne  permettait  pas  auparavant 
d'être  éligible  à  quiconque  était  pourvu  d'un  conseil  judiciaire, 
n'empêchent  pas  aujourd'hui  d'être  élu  député  au  corps  législatif. 
Les  fonctionnaires  publics  ne  sont  pas  davantage  rendus  inéligibles; 
toutefois,  en  cas  d'élection,  ils  ne  peuvent  conserver  leurs  fonctions  ; 
le  législateur  semble  avoir  craint  que  leur  indépendance  ne  fût  sus- 
pectée; mais  il  n'a  pas  étendu,  au  moins  expressément,  la  même 
défiance  à  ceux  qui  peuvent  paraître  le  plus  dépendans,  aux  per- 
sonnes attachées  au  service  du  souverain.  Quant  aux  fonctionnaires 
qui,  tels  que  les  préfets,  ne  peuvent  être  élus,  par  crainte  d'abus 
de  pouvoir,  dans  le  ressort  où  ils  exercent  leur  autorité,  ils  n'ont 


LES  LOIS  ET  LES  MOEURS  ÉLECTORALES.  651 

qu'à  y  renoncer  pour  devenir  éligibles  six  mois  après  leur  démis- 
sion :  il  n'y  a  ainsi  qu'un  obstacle  temporaire  qui  les  empêche  de 
représenter  les  populations  qu'ils  ont  administrées,  et  l'empresse- 
ment sans  doute  spontané  des  électeurs  a  quelquefois  devancé  ce 
délai,  au  risque  d'entraîner  une  chance  de  nullité  pour  l'élection. 

A  côté  de  cette  latitude  laissée  aux  candidatures,  les  droits  des 
candidats  sont  reconnus.  Ils  peuvent  faire  colporter  librement  leurs 
bulletins  de  vote  et  les  circulaires  électorales  qu'ils  ont  signées;  ils 
peuvent  également  se  servir  de  l'affichage  pour  communiquer  avec 
leurs  électeurs  :  les  seules  conditions  auxquelles  ils  doivent  satis- 
faire sont  celles  d'un  dépôt  au  parquet  accompagné  de  leur  signa- 
ture sur  les  bulletins,  circulaires  et  affiches  déposés.  11  n'y  a  que  la 
durée  de  cette  franchise  qui  soit  restreinte  :  les  candidats  n'en  ont 
la  jouissance  que  pendant  les  vingt  jours  qui  précèdent  l'élection. 

Pendant  l'élection,  les  droits  des  électeurs  sont  également  pro- 
tégés contre  toute  atteinte  et  toute  surprise.  Le  scrutin  est  ouvert 
pendant  deux  jours,  de  huit  heures  du  matin  à  six  heures  du  soir 
le  premier  jour,  de  huit  heures  à  quatre  heures  le  second  jour.  Le 
vote  est  secret;  il  donne  ainsi  aux  votans  la  garantie  qui,  dans  un 
pays  peu  préparé  et  peu  accoutumé  à  la  liberté  politique,  est  né- 
cessaire à  leur  indépendance;  il  a  lieu  au  moyen  de  bulletins  ma- 
nuscrits ou  imprimés  qui  doivent  être  préparés  en  dehors  de  la  salle 
du  vote  et  être  déposés  dans  une  boîte  fermée  à  deux  clés,  sans  qu'il 
soit  permis  à  personne  d'en  prendre  connaissance.  Les  boîtes  con- 
tenant les  bulletins  sont  scellées  pendant  la  suspension  du  vote,  du 
premier  au  second  jour  du  scrutin.  Les  opérations  électorales,  qui 
peuvent  être  surveillées  par  les  votans,  sont  confiées  à  un  bureau 
composé  d'un  président,  qui  est  le  maire  de  la  commune  ou  son  dé- 
légué, de  quatre  assesseurs,  qui  sont  les  conseillers  municipaux  pris 
dans  l'ordre  du  tableau,  ou  bien  les  électeurs  les  plus  jeunes  ou  les 
plus  âgés  présens  à  l'ouverture  de  la  séance,  s^ns  préjudice  d'un  se- 
crétaire, choisi  parmi  les  électeurs  présens.  Pour  être  élus  députés, 
les  candidats  doivent  réunir  la  majoiité  absolue  des  suffrages  et  un 
nombre  de  voix  égal  au  quart  des  électeurs  inscrits;  autrement  il  y  a 
lieu  à  un  second  tour  de  scrutin.  Le  résultat  du  vote  est  consigné 
dans  un  procès-verbal  sur  lequel  les  électeurs  ont  le  droit  de  faire 
inscrire  leurs  réclamations.  Les  protestations  faites  par  les  électeurs 
ou  les  candidats  sont  soumises  à  l'examen  du  corps  législatif,  qui 
est  le  juge  de  la  validité  de  l'élection.  Les  dispositions  pénales  com- 
plètent la  série  de  ces  mesures  protectrices.  Les  fraudes  électorales 
ainsi  que  les  violences,  menaces  ou  promesses  destinées  à  détour- 
ner les  suffrages  sont  rigoureusement  punies  d'une  amende  qui  s'é- 
lève, suivant  les  cas,  de  200  francs  à  5,000  francs,  et  d'un  empri- 
sonnement qui  varie  d'un  mois  à  cinq  ans.  La  }  eine  qui  atteint  les 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

auteurs  de  promesses  et  de  menaces  faites  aux  électeurs  est  du 
double,  si  le  coupable  est  fonctionnaire  public;  malheureusement  il 
résulte  sinon  de  la  loi,  au  moins  de  la  jurisprudence  de  la  cour  de 
cassation,  que  les  fonctionnaires  publics,  qui  doivent  être  consi- 
dérés comme  agens  de  l'administration,  ne  peuvent  être  mis  en 
jugement  pour  crimes  ou  délits,  même  électoraux,  qu'avec  l'auto- 
risation préalable  du  conseil  d'état;  c'est  aussi  une  question  de  sa- 
voir si  les  actions  en  dommages-intérêts  peuvent  être,  à  défaut 
de  poursuites,  directement  portées  par  les  plaignans  devant  les  tri- 
bunaux civils.  Toutefois  l'autorisation  du  conseil  d'état  ne  paraît 
pas  pouvoir  être  exigée  lorsque  les  faits  imputables  aux  fonction- 
naires sont  étrangers  à  leurs  fonctions,  et  il  est  peut-être  contestable 
qu'elle  s'étende  aux  maires,  s'ils  ont  agi  en  qualité  de  présidens  du 
bureau  électoral.  Les  électeurs  sont  ainsi  armés  du  pouvoir  néces- 
saire pour  faire  respecter  leur  liberté,  sauf  en  ce  qui  concerne  le 
droit  de  poursuivre  directement  les  fonctionnaires  administratifs,  et 
la  loi  donne  satisfaction  à  toutes  les  exigences.  Elle  n'est  ni  obscure 
ni  insuffisante,  et  elle  a  un  mérite  dont  les  lois  ne  peuvent  guère  se 
passer,  le  mérite  d'être  honnête. 

La  seule  restriction  importante  à  laquelle  il  y  ait  lieu  de  s'arrê- 
ter est  la  nécessité  du  serment  préalable  imposé  aux  candidats  par 
le  sénatus-consulte  du  17  février  1858.  L'écrit  contenant  le  serment 
d'obéissance  à  la  constitution  et  de  fidélité  à  l'empereur  doit  être 
déposé  huit  jours  au  moins  avant  l'élection ,  et  ce  n'est  qu'après 
avoir  satisfait  à  cette  condition  que  les  candidats  peuvent  user  de 
leur  droit  d'affichage  et  de  distribution.  S'ils  ne  l'ont  pas  remplie, 
ils  sont  considérés  comme  mis  hors  la  loi,  et  il  ne  peut  être  tenu 
aucun  compte  des  votes  qui  leur  sont  donnés.  11  en  résulte  qu'au- 
cun candidat  ne  peut  produire  sa  candidature  au-delà  des  huit  jours 
qui  précèdent  l'élection,  et  que  les  électeurs  ne  sont  plus  libres  de 
porter  leur  choix  sur  un  citoyen  éligible  qui ,  avant  cette  époque, 
ne  s'est  pas  présenté  lui-même.  Il  est  difficile  de  méconnaître  qu'en 
ne  permettant  pas  aux  candidats  de  déposer  leur  serment,  fût-ce  la 
veille  de  l'élection,  le  législateur  a  pu  dépasser  le  but  qu'il  se  pro- 
posait. Enfin  il  n'est  pas  interdit  de  faire  remarquer  que,  le  can- 
didat, ne  fût-il  pas  assermenté,  pouvant  être  poursuivi  pour  toute 
attaque  aux  institutions,  il  semblait  peut-être  superflu  de  l'assu- 
jettir à  un  serment  avant  qu'aucun  pouvoir  public  lui  fût  confié. 
Ce  serait  une  question  aussi  téméraire  qu'oiseuse  d'examiner  quel 
a  été  avant  le  régime  actuel  l'usage  ou  l'abus  fait  du  serment;  il 
vaut  mieux  la  mettre  à  l'écart,  et  en  n'hésitant  pas  sur  l'inter- 
prétation que  tout  honnête  homme  doit  y  attacher,  il  importe  de 
constater  quels  sont  au  moins  les  avantages  du  serment  des  can- 
didats. En  ne  permettant  pas  à  des  partis  opposés  aux  institutions 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS   ÉLECTORALES.  653 

de  profiter  de  la  souveraineté  populaire  pour  reconnaître  leurs 
forces,  il  enlève  à  la  lutte  électorale  toute  apparence  factieuse,  et 
il  empêche  de  donner  le  change  sur  les  sentimens  et  les  opinions  de 
ceux  qui  s'y  engagent.  Quelles  que  soient  les  sympathies  que  l'on 
conserve  pour  une  de  ces  familles  qui  ont  régné  avec  honneur  et 
honnêteté  sur  la  France,  quelle  que  soit  l'inclination  qu'on  puisse 
ressentir  pour  les  institutions  républicaines,  du  moment  où  l'on  a 
prêté  le  serment  au  gouvernement  établi,  on  ne  peut  pas  plus  se 
dire  son  ennemi  que  se  laisser  traiter  comme  tel.  Le  sénatus-con- 
sulte  de  1858  a  demandé  un  gage  :  le  gage  une  fois  donné,  le  can- 
didat doit  donc  y  gagner  plutôt  qu'y  perdre. 

«  Contemplez  cet  édifice,  disait  Bossuet  avec  la  majesté  habituelle 
de  son  langage  en  expliquant  les  contradictions  étranges  de  la  na- 
ture humaine,  vous  y  verrez  les  marques  d'une  main  divine;  mais 
l'inégalité  de  l'ouvrage  vous  fera  bientôt  remarquer  ce  que  le  péché 
y  a  mêlé  du  sien.  0  Dieu,  quel  est  ce  mélange!  J'ai  peine  à  me  re- 
connaître... »  Ce  serait,  il  est  vrai,  faire  un  excès  d'honneur  à  la 
législation  électorale  de  la  France  que  de  lui  chercher  une  si  haute 
origine,  et  si  elle  paraît  destinée  à  laisser  parler  la  voix  du  peuple, 
nous  n'avons  pas,  quant  à  nous,  l'humeur  assez  enjouée  pour  pro- 
clamer la  voix  du  peuple  «  la  voix  de  Dieu;  »  mais  quand  on  a  une 
fois  reconnu  quels  peuvent  être  ses  mérites,  il  est  permis,  sans  pré- 
tendre signaler  le  moins  du  monde  son  indignité,  de  l'examiner  sous 
une  autre  face.  Après  avoir  reconnu  et  énuméré  les  garanties  qui 
appartiennent  aux  électeurs  et  aux  candidats,  on  a  sans  doute  le 
droit  de  considérer  quelles  sont  celles  qui  leur  manquent,  et  qui 
tiennent  les  autres  comme  en  échec. 

La  nécessité  de  s'entendre  paraît  être  pour  les  électeurs  la  pre- 
mière condition  à  laquelle  ils  doivent  tenir,  et  cependant  elle  leur 
fait  défaut.  La  circonscription  électorale,  que  le  gouvernement  peut 
tracer  et  remanier  à  son  gré  tous  les  cinq  ans,  les  empêche  de  se 
mettre  et  de  rester  en  rapports;  elle  les  laisse  étrangers  les  uns  aux 
autres,  et,  loin  de  les  rapprocher  par  des  intérêts  communs,  sou- 
vent même  elle  les  divise  par  des  intérêts  opposés  qui  ne  leur  per- 
mettent pas  de  se  mettre  d'accord  sur  le  choix  de  celui  qui  doit  les 
représenter.  Déjà  en  France  l'arrondissement,  dont  la  création  ne 
remonte  pas  à  plus  d'un  demi-siècle,  et  qui  n'a  guère  servi  que 
pendant  trente  ans  au  choix  des  députés,  n'avait  acclimaté  que 
difficilement  les  traditions  politiques  nécessaires  à  l'union  des  ci- 
toyens. La  France,  découpée  en  départe'mens  par  l'assemblée  con- 
stituante de  1789  et  privée  de  ses  anciennes  provinces,  n'avait  pas 
eu  l'avantage  dont  l'Angleterre  a  si  bien  tiré  parti,  et  qui  donne  à 
chaque  collège  électoral  de  la  Grande-Bretagne  un  passé  riche  de 
souvenirs  aussi  bien  que  fécond  en  espérances,  propre  à  entretenir 


65/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cet  attachement  aux  devoirs  publics  qui  est  comme  le  legs  d'une 
génération  à  l'autre.  Toutefois  l'arrondissement  avait  commencé  à 
resserrer  les  liens  entre  les  électeurs,  et  leur  avait  donné  les  habi- 
tudes de  se  concerter  pour  la  gestion  journalière  d'affaires  com- 
munes. La  constitution  de  I8/18  avait,  il  est  vrai,  absorbé  l'arrondis- 
sement dans  le  département  en  faisant  prévaloir  le  système  d'élection 
collective  par  scrutin  de  liste;  mais  elle  avait  donné  à  chaque  dé- 
partement, d'après  sa  population,  un  nombre  de  représentans  qui 
dépassait  toujours  celui  des  arrondissemens,  et  elle  n'avait  deshé- 
rité aucun  arrondissement  de  la  liberté  d'obtenir  un  député  qui  le 
représentât.  La  constitution  de  1852,  en  ne  faisant  nommer  par  les 
électeurs  de  chaque  circonscription  qu'un  seul  député,  conserve 
comme  base  de  l'élection  le  chiffre  de  la  population;  mais  en  limi- 
tant le  nombre  des  députés  à  286,  tandis  que  le  nombre  des  arron- 
dissemens est  bien  supérieur,  elle  a  de  nouveau  remanié  le  corps 
électoral.  Elle  a  substitué  dès  lors  des  divisions  de  territoire  tout  ar- 
tificielles et  tout  accidentelles  aux  divisions  qui  correspondaient  aux 
habitudes  et  aux  relations  ordinaires  des  électeurs,  et,  en  permet- 
tant de  les  changer  tous  les  cinq  ans ,  elle  a  en  quelque  sorte  em- 
pêché un  corps  électoral  de  se  former.  En  laissant  au  gouverne- 
ment, sans  aucune  réserve,  le  droit  de  refaire  ainsi,  avant  chaque 
période  électorale,  la  carte  politique  du  pays,  la  législation  lui  a 
conféré  un  pouvoir  discrétionnaire  dont  l'usage  conduit  presque 
inévitablement  à  l'abus.  En  effet,  elle  l'intéresse  tantôt  à  l'augmen- 
tation, tantôt  à  la  diminution  du  nombre  des  électeurs,  suivant  qu'il 
lui  est  avantageux  de  faire  élire  dans  un  département  un  député  de 
plus  ou  un  député  de  moins.  Si  le  gouvernement  a  besoin  d'établir 
une  circonscription  nouvelle  qui  serve  à  démembrer  les  circonscrip- 
tions anciennes,  il  lui  suffit  d'obtenir  un  plus  grand  nombre  d'élec- 
teurs en  faisant  inscrire  d'office  sur  les  listes  les  citoyens  indifférens 
ou  négligens.  S'il  lui  importe  au  contraire  ailleurs  de  retrancher  une 
circonscription,  il  n'a  qu'à  suivre  un  autre  procédé  en  attendant  que 
les  électeurs  non  inscrits  réclament  eux-mêmes  leur  inscription  (1). 
Il  en  résulte  qu'il  faut  prévoir  à  époques  fixes  un  flux  et  un  reflux 
capricieux,  tantôt  amenant  sur  ses  vagues  propices  un  nouveau  dé- 
puté inattendu,  tantôt  remportant  loin  du  bord  un  naufragé  qui  n'a 
plus  d'esquif  pour  naviguer. 

D'ailleurs,  si  ces  mesures  servent  à  créer  ou  à  supprimer  d'une 
façon  aussi  mobile  des  collèges  électoraux,  le  gouvernement  n'est 

(1)  Ainsi  a-t-on  vu  le  département  de  l'Eure,  qui  s'était,  dans  les  cinq  dernières 
années,  appauvri  de  G,000  habitans,  s'enrichir  d'un  député  en  raison  de  l'augmentation 
du  nombre  de  ses  électeurs,  et  le  département  de  la  Seine,  dont  la  population  s'était 
accrue  de  5'.)7,000  habitans,  être  déshérité  d'un  député,  parce  qu'il  avait  perdu  107,000 
électeurs. 


LES    LOIS    ET    LES    MŒURS    ÉLECTORALES.  655 

pas  tenu  d'y  recourir  pour  découper  le  territoire  électoral.  11  n'y  a 
pas  besoin  que  le  nombre  des  électeurs  d'un  département  soit  aug- 
menté ou  diminué  pour  que  les  circonscriptions  soient  exposées  à 
des  changemens  périodiques  dont  le  pouvoir  seul  est  juge.  11  peut 
à  son  gré  tantôt  rapprocher  les  distances,  tantôt  consulter  le  goût 
de  la  symétrie  en  tirant  des  lignes  droites  de  démarcation  qui  pas- 
sent par-dessus  les  vallées  et  les  montagnes,  tantôt  chercher  l'effet 
d'un  beau  désordre  en  employant  la  ligne  courbe,  ou  en  dessi- 
nant toutes  les  figures  de  la  géométrie.  Aussi  ce  sont  quelquefois 
comme  des  tours  de  force  qui  s'accomplissent.  Des  arrondissemens 
sont  pour  ainsi  dire  écartelés,  et  leurs  cantons,  violemment  dis- 
joints les  uns- des  autres,  sont  répartis  aux  quatre  coins  entre  des 
arrondissemens  voisins.  Il  y  a  plus  :  le  travail  de  division  s'opère 
sur  ce  qui  paraît  être  de  sa  nature  indivisible;  en  effet,  ce  sont  les 
villes  mêmes  qui  sont  souvent  réparties  par  quartiers  entre  les  cir- 
conscriptions rurales  qui  les  entourent,  de  telle  sorte  que  des  villes 
comme  Lille,  Nancy,  Nîmes,  Marseille,  Toulouse,  unies  chacune 
par  la  communauté  d'intérêts  de  leurs  habitans,  au  lieu  de  pouvoir 
élire  le  même  député,  ont  été  réduites  à  n'être  plus  représentées 
que  par  sections  confondues  dans  une  agglomération  où  elles  sem- 
blent disparaître.  Il  en  résulte  qu'elles  perdent  ainsi  tout  l'avantage 
de  leur  population,  et  que  par  suite  de  cette  dissémination  de  leurs 
électeurs  ce  sont  les  habitans  des  campagnes  qui,  par  leur  nombre, 
exercent  une  influence  décisive  sur  l'élection  des  députés  des  villes. 
Il  est  facile  dès  lors  de  se  représenter  combien,  par  suite  de  cette 
géographie  de  circonstance,  les  derniers  liens  de  tout  faisceau  po- 
litique, si  religieusement  conservés  en  Angleterre,  sont  en  France 
soigneusement  brisés  et  rompus.  Quand  dans  l'appel  des  candidats 
aux  électeurs  de  1863  on  rencontre  un  souvenir  du  passé  qui  soit 
invoqué,  on  croirait  entendre  l'écho  d'une  voix  étrangère;  aussi 
est-ce  un  langage  que  nous  sommes,  hélas!  déshabitués  de  tenir 
et  d'entendre  que  celui  dont  se  servait,  il  y  a  quelques  mois,  un 
candidat  vaincu  avec  honneur  dans  la  dernière  lutte,  M.  Casimir 
Perier.  ((  Le  lieu  d'où  je  m'adresse  à  vous,  écrivait-il  à  ses  conci- 
toyens, me  rappellerait  mes  obligations,  si  je  pouvais  les  oublier, 
car  le  nom  seul  de  Vizille  est  pour  moi  une  devise  de  famille  que 
je  ne  puis  tiahir.  Il  me  semble  que  je  retrouve  ici  ces  hommes 
énergiques  que  réunissait  la  courageuse  hospitalité  de  mon  grand- 
père.  Dans  les  fermes,  mais  respectueuses  représentations  adres- 
sées au  roi  Louis  XVI  en  1788  par  les  trois  ordres  du  Dauphiné, 
je  trouve,  avec  un  légitime  orgueil  qui  doit  nous  être  comnum,  le 
premier  programme  de  libertés  et  de  garanties  qu'après  soixante- 
dix  années  nous  serions  maintenant  heureux  de  posséder.  11  nous 
appartient  de  conserver  intactes  nos  glorieuses  traditions  et  de  nous 


656  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

montrer  dignes  de  nos  pères.  »  De  telles  paroles  semblent  presque 
appartenir  à  un  autre  temps  que  le  nôtre,  et  l'on  éprouve  comme 
une  joie  d'antiquaire  à  les  recueillir.  Elles  produisent  la  surprise 
qu'on  ressent  en  trouvant  un  arbre  resté  debout  au  milieu  d'une 
forêt  abattue. 

Si  le  gouvernement  dispose  ainsi  du  terrain  du  champ  de  bataille, 
il  est  également  maître  de  défendre  l'usage  des  armes  à  ceux  qui  y 
combattent.  La  liberté  de  la  presse  et  la  liberté  de  réunion  restent 
soumises  à  sa  volonté.  La  liberté  de  la  presse  n'a,  on  le  sait,  depuis 
plus  de  dix  ans,  d'autre  garantie  que  celle  de  la  tolérance  du  pouvoir, 
qui  peut  faire  naître  et  mourir  les  journaux  à  sa  volonté.  Les  con- 
damnations des  journalistes  soit  à  l'amende,  soit  à  la  prison,  ne  peu- 
vent, il  est  vrai,  résulter  que  du  jugement  des  tribunaux;  mais  les 
condamnations  contre  les  journaux  sous  forme  d'avertissement  ne 
dépendent  que  d'une  décision  du  ministre  de  l'intérieur,  et  les  aver- 
tissemens,  dès  qu'ils  ont  été  renouvelés  jusqu'à  trois  fois,  ont  pour 
résultat,  au  gré  du  ministre,  la  suspension  ou  la  suppression  du 
journal  averti.  Or  les  gouvernemens  sont  comme  les  individus,  le 
bruit  les  importune,  le  mouvement  les  inquiète,  la  censure  leur  est 
amère;  ce  n'est  donc  pas  d'eux  que  la  liberté  de  la  presse  peut  at- 
tendre la  protection  dont  elle  a  besoin,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'éton- 
ner qu'ils  la  traitent  avec  rigueur  dès  qu'elle  les  gêne  ou  les  contra- 
rie. S'ils  ont  le  droit  de  faire  taire,  ils  sont  peu  tentés  de  laisser 
parler.  Aussi,  lorsqu'on  considère  que,  depuis  l'appréciation  des 
événemens  de  l'histoire  du  premier  empire  jusqu'à  l'examen  des 
qualités  d'un  certain  engrais  recommandé  par  l'administration,  les 
questions  les  plus  discutables  ont  été  mises  hors  de  discussion,  ne 
doit-on  pas  reconnaître  que  les  électeurs  ne  peuvent  guère  être  éclai- 
rés par  les  journaux  sur  le  mérite  de  candidats  dont  le  choix  met  di- 
rectement en  cause  la  politique  du  gouvernement?  Dans  un  grand 
nombre  de  départemens,  il  n'y  a  d'autre  journal  que  celui  de  la  pré- 
fecture, et  dans  ceux  qui  sont  plus  favorisés  il  n'y  a  toujours  qu'une 
seule  opinion  que  les  journaux  puissent  servir  impunément.  Pendant 
la  période  des  élections  plus  qu'en  tout  autre  temps,  la  circonspection 
la  plus  craintive  leur  est  commandée  par  l'expérience  des  mesures 
auxquelles  s'exposent  les  plus  hardis  ou  même  les  plus  timides,  et 
ils  apprennent  à  leurs  dépens  qu'il  n'y  a  pas  pour  eux,  même  dans 
l'intérêt  des  électeurs,  la  moindre  trêve  de  Dieu.  Aussi  ce  ne  sont 
pas  seulement  des  électeurs  inconnus  les  uns  des  autres  qui,  au 
moyen  de  la  circonscription  territoriale,  sont  donnés  aux  candi- 
dats, mais  encore,  par  suite  du  régime  auquel  la  législation  de  la 
presse  est  soumise,  les  candidats  sont  obligés  de  s'adresser  à  des 
électeurs  qui  pour  la  plupart  n'ont  pu  faire  qu'incomplètement  leur 
éducation  de  citoyens. 


LES    LOIS    ET   LES    MOEURS   ÉLECTORALES.  057 

La  liberté  des  réunions  électorales  n'est  guère  traitée  plus  ûivo- 
rableraent.  Elle  avait  toujours  été  pleinement  reconnue  sous  les  gou- 
vernemens  précédens,  et  en  permettant  ainsi  à  toutes  les  opinions 
de  se  manifester  sans  d'autres  conditions  que  le  respect  des  lois, 
elle  avait  été  destinée  à  compléter  ce  système  de  publicité  qui  peut 
suppléer  avec  avantage  au  grand  nombre  des  électeurs,  sans  que  le 
grand  nombre  des  électeurs  en  tienne  jamais  lieu.  Quand  on  a  eu,  ne 
fût-ce  qu'une  fois,  le  spectacle  des  élections  d'Angleterre  se  passant 
sur  la  place  publique  avec  l'active  intervention  de  tous  les  citoyens 
mêlés  sans  aucune  violence  à  la  discussion  journalière  des  alfaires  du 
pays  et  mis  en  rapport  avec  les  candidats  pour  recevoir  leurs  expli- 
cations ou  les  leur  faire  donner,  il  est  permis  de  se  poser  une  question 
peut-être  indiscrète  :  on  est  conduit  à  s'^e  demander  si  les  citoyens 
d'Angleterre  qui  n'ont  pas  le  droit  de  suffrage  électoral  ne  pren- 
nent pas  une  part  plus  large  à  l'élection  que  les  citoyens  de  France, 
qui,  en  jouissant  du  droit  de  vote,  sont  réduits  à  ne  pouvoir  l'exer- 
cer que  silencieusement.  Le  gouvernement  impérial  parut  lui-même 
respecter  les  réunions  électorales,  ou  au  moins  les  oublier  au  milieu 
du  renouvellement  de  toutes  les  institutions  qu'il  était  en  train  de 
remplacer,  et  lorsque  le  nouveau  pouvoir  convoqua  les  électeurs 
pour  le  choix  de  ses  députés  au  corps  législatif,  il  se  contenta  de 
les  dissuader  d'en  faire  usage.  «  Elles  auraient  l'inconvénient,  écri- 
vait alors  le  ministre  de  l'intérieur  dans  sa  circulaire  aux  préfets, 
de  créer  des  liens  prématurés,  des  apparences  de  droits  acquis  qui 
ne  feraient  que  gêner  les  populations  et  leur  ôter  toute  liberté.  » 
Cependant  comme,  malgré  la  haute  autorité  du  conseiller,  le  conseil 
pouvait  n'être  pas  écouté,  la  loi  ne  resta  pas  longtemps  muette,  et 
le  décret  du  25  mars  1852  soumit  à  la  nécessité  de  l'autorisation 
les  réunions  publiques,  de  quelque  nature  qu'elles  fussent.  Sans 
doute  les  jurisconsultes  peuvent  délibérer  pour  prétendre  que  les 
réunions  électorales,  n'ayant  pas  été  spécialement  désignées,  con- 
servent leurs  anciennes  franchises;  mais  le  texte  de  la  loi  n'en  est 
pas  plus  rassurant,  et  l'expérience  acquise  de  la  jurisprudence  des 
tribunaux  a  donné  jusqu'ici  d'autres  exemples  que  ceux  d'une  in- 
terprétation de  loi  libéralement  élargie. 

Ainsi  la  législation  électorale  de  la  France  donne  indistinctement 
le  droit  d'électeur  à  tous  les  citoyens,  même  à  ceux  qui  ne  savent 
ni  lire  ni  écrire  :  elle  permet  de  confondre  dans  un  même  collège 
électoral  des  populations  souvent  éloignées  les  unes  des  autres;  mais 
lorsque  toutes  les  garanties  devraient  être  multipliées  pour  éclairer 
l'usage  d'un  droit  que  la  plupart  sont  si  peu  préparés  à  exercer,  elle 
oppose  aux  communications  entre  les  électeurs  et  les  candidats  des 
obstacles  qui  les  séparent.  Voilà  une  foule  éparse  de  35,000  élec- 

TOME    XLVIII.  42 


058  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leurs  convoqués  pour  choisir  un  déjiuté  qui  sera  chargé  de  prendre 
part  à  lu  direction  des  aflaires  du  pays.  Toutes  les  formaUtés  de  la 
procédure  ont  été  sagement  prévues  et  réglées.  Est-ce  assez?  Non, 
la  cause  vaut  encore  la  peine  d'être  instruite;  sans  contredit,  les 
juges  sont  nombreux,  mais  qu'importe  leur  nombre?  Si  la  presse  est 
obligée  de  se  taire,  les  pièces  manquent,  et  s'il  n'y  a  pas  un  laisser- 
passer  pour  les  réunions,  l'audition  des  parties  fait  défaut.  Les  élec- 
tions pourraient  ainsi  finir  par  ressembler  à  un  choix  qui,  fùt-il 
raisonné,  serait  fait  au  milieu  des  ténèbres  de  la  nuit.  A  coup  sûr, 
la  nuit  qui  oblige  les  combattans  à  se  séparer  aurait  l'avantage  de 
pacifier  l'élection;  mais  quand  il  s'agit  de  se  rencontrer  sur  le  ter- 
rain où  la  loi  elle-même  appelle  les  électeurs  et  les  candidats,  ne 
serait-il  pas  permis  de  dire  comme  Ajax  à  la  divinité  qui,  cachée 
derrière  un  nuage,  se  dérobait  à  la  lutte  :  Rends-nous  le  soleil  et 
allons  combattre? 

La  lumière  la  plus  éclatante  est  donc  nécessaire  pour  percer  des 
ombres  si  épaisses,  et  pour  dissiper  cette  obscurité  il  est  fait  usage 
dans  chaque  circonscription  électorale  d'un  système  destiné  à  mettre 
tous  les  électeurs  d'accord,  la  recommandation  publique  des  can- 
didats par  le  gouvernement  de  l'empereur.  Le  suffrage  universel  a 
besoin  d'être  dirigé,  et  c'est  le  gouvernement  qui  se  charge  de  cette 
direction.  Tel  est  le  ressort  qui  met  en  mouvement  cette  grande 
machine  et  qui  est  muni  de  tous  les  rouages  les  mieux  façonnés  pour 
en  assurer  le  jeu.  Les  électeurs  sont  dispensés  d'y  mettre  la  main. 
((  Le  gouvernement,  déclare  l'un  des  préfets  de  l'empire  dans  un 
discours  heureusement  recueilli,  remplit  pour  ainsi  dire  l'office  des 
réunions  préparatoires,  imaginées  par  les  électeurs  sous  le  dernier 
gouvernement  pour  suppléer  à  la  direction  qui  leur  manquait.  Au- 
jourd'hui nous  autres  administrateurs  désintéressés  dans  la  ques- 
tion, et  qui  ne  représentons  en  définitive  que  la  collection  de  vos 
intérêts,  nous  examinons,  nous  apprécions,  nous  jugeons  les  can- 
didatures qui  se  produisent,  et  après  un  mûr  examen,  avec  l'agré- 
ment du  gouvernement  de  l'empereur,  nous  vous  présentons  celle 
qui  nous  paraît  la  meilleure,  non  pas  comme  le  résultat  de  notre 
volonté  et  encore  moins  d'un  caprice,  mais  comme  l'expression  de 
vos  propres  suffrages  et  la  manifestation  de  vos  sympathies.  »  Tout 
commentaire  nuirait  à  une  telle  harangue,  et  cette  franche  déclara- 
tion donne  en  raccourci  le  tableau  le  plus  fidèle  des  opérations  élec- 
torales, telles  qu'elles  se  passent  pour  la  plupart  depuis  onze  ans. 
Le  premier  résultat  de  cette  désignation,  c'est  l'inégalité  pour  ne 
pas  dire  l'illégalité  de  la  lutte.  Autrefois,  sous  la  restauration  et 
sous  le  gouvernement  de  1830,  d'après  la  théorie  développée  par 
un  étrange  interprète  du  droit  constitutionnel,   M.  Proudhon,  le 


LES    LOIS    ET    LES    MOl^URS   ELECTORALES.  659 

pouvoir  était  exercé  par  un  ministère  responsable  représentant  la 
majorité  des  députés  et  combattu  par  une  minorité  opposante;  ce 
ministère  était  donc  chef  d'un  parti  dont  il  avait  la  confiance  et  la 
conduite.  Le  roi,  déclaré  inviolable,  irresponsable,  chargé  de  gou- 
verner d'accord  avec  les  grands  pouvoirs  publics  institués  par  la 
charte,  était  en  dehors  du  débat.  Le  ministère  pouvait  en  consé- 
quence avoir  ses  candidats  aussi  bien  que  l'opposition  avait  les 
siens;  en  les  proposant,  en  les  avouant,  il  ne  faisait  que  compa- 
raître lui-même  devant  les  électeurs,  il  les  prenait  comme  juges  de 
sa  politique,  prêt  à  garder  le  pouvoir,  si  l'avantage  lui  restait,  et 
obligé  de  le  remettre  à  d'autres,  si  l'épreuve  lui  était  défavorable. 
Aujourd'hui  le  droit  public  est  bien  différent  :  l'empereur  seul  gou- 
verne, les  ministres  n'ont  d'autre  caractère  que  celui  de  ses  agens, 
et  quand  ce  sont  les  candidats  du  gouvernement  que  les  ministres 
recommandent  aux  électeurs,  les  candidats  du  gouvernement  ne 
sont-ils  pas  dans  un  tel  système  les  candidats  du  souverain  ? 

Dès  lors  quel  est  le  caractère  d,e  la  lutte  dans  laquelle  doit  s'en- 
gager tout  candidat  qui  n'est  pas  désigné  comme  le  candidat  du 
gouvernement?  Il  faut  qu'il  la  soutienne  non-seulement  contre  un 
concurrent  qui  invoque  l'appui  du  pouvoir,  non-seulement  contre 
les  représentans  les  plus  élevés  ou  les  plus  subalternes  du  pouvoir; 
il  en  est  réduit  en  quelque  sorte,  comme  malgré  lui,  à  se  mesurer 
contre  le  chef  du  pouvoir  lui-même.  Peu  importe  le  parti  qu'il  pren- 
dra, il  n'a  que  le  choix  des  écueils  :  s'il  désavoue  toute  hostilité 
contre  le  souverain,  il  lui  est  signifié  que  le  pays  ne  veut  plus  d'é- 
quivoque et  demande  que  tous  les  masques  tombent,  il  est  traité 
d'hypocrite;  s'il  parait  accepter  la  position  d'adversaire  qu'on  veut 
lui  faire  prendre,  il  est  aussitôt  accusé  de  se  démasquer  et  de  dé- 
ployer le  drapeau  de  la  guerre  civile ,  il  est  traité  de  factieux  :  heu- 
reux si  d'aventure  il  n'est  pas  menacé  d'être  poursuivi  comme  tel! 

Sur  ce  terrain,  la  lutte  n'est  pas  seulement  inégale  et  périlleuse, 
elle  paraît  même  à  peu  près  impossible  à  tenter.  Du  moment  où 
c'est  le  gouvernement  qui  est  ouvertement  le  combattant,  il  a  entre 
les  mains  une  arme  merveilleuse  qui  garantit  la  victoire  à  tous  les 
candidats  en  faveur  desquels  il  la  fait  servir  :  c'est  l'arme  de  la 
centralisation.  En  face  du  suffrage  universel,  dépourvu  des  moyens 
les  plus  élémentaires  d'éducation  et  privé  en  quelque  sorte  d'ap- 
prentissage, la  centralisation  est  l'instrument  qui  met  presque  tout 
le  pays  dans  la  dépendance  du  gouvernement.  De  temps  à  autre, 
on  entend  sans  doute  parler  de  décentralisation  ;  mais  cette  décen- 
tralisation n'a  été  jusqu'ici  destinée  qu'à  augmenter  dans  chaque 
département  le  pouvoir  des  préfets  auxquels  les  ministres  remettent 
une  partie  de  leurs  attributions  :  elle  n'a  ainsi  servi  qu'à  rappro- 
€her  la  centralisation  de  toutes  les  communes  de  l'empire  en  la 


660  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fixant  sur  place,  comme  pour  rendre  sa  puissance  plus  irrésistible. 
Dès  que  le  ministre  a  transmis  le  nom  du  candidat  du  gouverne- 
ment aux  préfets,  les  préfets  ont  aussitôt  sous  leur  main  une  armée 
bien  disciplinée  qui  s'ébranle,  et  qui,  au  premier  signal,  occupe 
toutes  les  positions.  Dans  chaque  arrondissement,  le  sous-préfet  ré- 
pète le  commandement,  et  il  y  a  dans  chaque  commune  un  maire 
qui  le  reçoit  pour  le  communiquer  aussitôt  à  tous  ses  administrés. 
Choisis  par  le  souverain  ou  par  les  préfets,  sans  être  comme  autre- 
fois désignés  à  leur  choix  par  l'élection  préalable  de  leurs  conci- 
toyens, les  maires  d'aujourd'hui,  n'ayant  aucun  souci  à  prendre 
pour  faire  partie  du  conseil  élu  de  la  commune,  sont  disposés  pour 
la  plupart  à  ne  plus  se  considérer  que  comme  des  fonctionnaires 
obligés  de  rendre  compte  à  leurs  chefs  de  la  conduite  des  popula- 
tions qui  leur  sont  confiées,  h  La  commune  m'appartient,  disait  der- 
nièrement à  un  candidat  l'un  de  ces  magistrats;  je  dirige  ses  ac- 
tions; un  maire  est  fait  pour  que  la  commune  ne  voie  que  par  ses 
yeux.  »  Faut-il  ajouter  qu'un  maire  est  aidé  dans  sa  tâche  par  le 
garde  champêtre,  d'autant  plus  redoutable  aux  babitans  des  cam- 
pagnes qu'il  peut  leur  dresser  procès-verbal  pour  la  moindre  con- 
travention au  moindre  règlement  municipal?  Or,  comme  les  règle- 
mens  municipaux,  n'étant  d'habitude  ni  imprimés  ni  affichés,  sont 
à  peu  près  inconnus  de  ceux  qui  sont  tenus  d'y  obéir,  il  est  facile  de 
mesurer  quelle  est  la  part  d'autorité  dont  le  garde  champêtre  peut 
disposer. 

A  côté  de  ce  corps  régulier  de  fonctionnaires,  flanqué,  comme  une 
armée  en  marche,  d'éclaireurs  qui  sont  dans  chaque  canton  les 
commissaires  de  police,  il  faut  tenir  compte  de  toutes  les  troupes 
auxiliaires  qui  sont  convoquées,  enrégimentées  et  rangées  en  ba- 
taille. Au  pi'emier  appel  adressé  en  faveur  du  candidat  du  gouver- 
nement, quiconque  remplit  un  service  public,  si  élevées  ou  si  hum- 
bles que  soient  ses  fonctions,  si  étrangères  qu'elles  doivent  être  par 
leur  nature  aux  partis  politiques,  a  son  poste  assigné  pour  se  mettre 
en  travers  de  toute  autre  candidature.  Le  passage  de  toutes  les 
routes  est  ainsi  fermé.  Malheur  à  qui  ne  se  montrerait  pas  bien  dis- 
posé! Il  serait  considéré  comme  ayant  passé  à  l'ennemi,  et  dans  une 
élection  qui  est  restée  célèbre  il  n'y  a  pas  jusqu'au  fossoyeur  qui 
n'ait  failli  être  traité  comme  un  déserteur  pour  s'être  aventuré  dans 
les  rangs  opposés. 

Indépendamment  de  ces  recrues  si  nombreuses,  la  centralisation 
met  à  la  disposition  du  gouvernement  des  communes  entières  en 
lui  permettant  de  satisfaire  leurs  besoins  à  l'aide  des  ressources  du 
budget  dont  il  peut  faire  usage.  Dans  d'autres  pays,  qui  se  sont 
dispensés  de  multiplier  les  révolutions ,  cette  répartition  est  laissée 
à  l'appréciation  des  assemblées  locales;  en  France,  où  tous  les  essais 


LES    LOIS    ET    LES    MCKURS    ÉLECTORALES.  661 

de  gouvernement  ont  été  épuisés,  c'est  le  pouvoir  qui  a  toujours 
gardé  le  privilège  de  cette  distribution.  S'agit-il  aujourd'hui  non- 
seulement  de  concessions  de  chemins  de  fer  et  de  canaux,  qui  sont 
les  grands  bienfaits  enviés,  mais  de  fonds  de  secours  pour  des  tra- 
vaux uniformément  sollicités,  la  réparation  des  églises,  la  construc- 
tion des  mairies,  l'établissement  des  maisons  d'école;  s'agit-il  même 
des  allocations  pour  les  chemins  et  tous  les  autres  intérêts  muni- 
cipaux :  c'est  vers  les  ministres  ou  les  préfets  que  doivent  se  tendre 
les  mains  suppliantes.  Plus  les  communes  sont  petites,  plus  elles 
ont  besoin  de  cette  assistance  qui  les  tire  de  la  gène,  et  plus  elles 
prennent  de  précautions  pour  l'obtenir.  Royer-Gollard  avait  donc 
raison  dans  sa  triste  prévoyance  quand  il  dénonçait  fièrement  notre 
régime  administratif  comme  faisant  des  peuples  de  nouveaux  cour- 
tisans qui  s'exercent  au  métier  de  plaire...  «  Par  quelles  faveurs 
s'imaginerait-on  que  le  gouvernement  pût  séduire  aujourd'hui  ce 
nombre  prodigieux  d'électeurs?  »  écrivait  dans  une  de  ses  circu- 
laires le  ministre  chargé,  il  y  a  onze  ans,  de  donner  les  premières 
instructions  électorales  aux  préfets  de  l'empire.  Si  la  question  a 
été  posée  pour  qu'il  y  soit  répondu,  la  réponse  est  facile  à  donner. 
En  effet,  plus  le  nombie  des  électeurs  est  prodigieux,  plus  la  cen- 
tralisation peut  faire  de  merveilles.  Autrefois,  sous  le  régime  du 
suffrage  restreint,  c'était  avec  des  électeurs  qu'il  fallait  compter; 
aujourd'hui  c'est  avec  des  populations,  et  l'emploi  des  crédits  du 
budget  permet  de  donner  satisfaction  aux  communes  beaucoup  plus 
aisément  qu'aux  individus.  Sans  contredit,  il  serait  injuste  de  pré- 
tendre que  la  participation  de  l'état  ou  des  départemens  à  tous  les 
travaux  et  à  toutes  les  améliorations  qui  intéressent  le  pays  et  les 
communes  n'est  jamais  subordonnée  qu'à  des  considérations  poli- 
tiques, et  ce  serait  faire  injure  au  bon  sens  autant  qu'à  la  vérité  de 
s'imaginer  que  c'est  en  vue  d'un  trafic  de  suffrages  que  l'argent 
des  contribuables  se  dépense.  Il  y  a  plus,  il  convient  de  reconnaître 
que  le  gouvernement  peut  à  bon  droit  invoquer  comme  l'un  de 
ses  titres  à  la  confiance  des  électeurs  sa  sollicitude  pour  la  prospé- 
rité matérielle  de  la  France,  qui,  sous  son  impulsion,  s'est  rapi- 
dement étendue  dans  toutes  ses  branches  du  centre  aux  extrémités 
et  des  villes  aux  campagnes.  Cependant,  puisqu'il  y  a  des  tentations 
auxquelles  il  est  dangereux  d'exposer  la  nature  humaine,  parce 
qu'elles  ne  peuvent  manquer  de  la  faire  succomber,  il  faut  recon- 
naître que  le  soin  d'assurer  le  succès  des  candidats  de  son  choix 
met  le  gouvernement  à  une  trop  forte  épreuve.  Une  fois  qu'il  en- 
treprend de  faire  avec  eux  cause  commune,  il  n'a  qu'à  laisser  ou- 
verte la  source  des  dons  de  tout  genre  pour  provoquer  en  leur  fa- 
veur un  concours  de  zèle,  de  bon  vouloir  et  de  reconnaissance;  il  se 
gardera  donc  bien  de  la  fermer.  Il  lui  importe  même  de  faire  pren- 


662  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

dre  le  change  sur  ses  intentions,  et,  à  supposer  qu'il  veuille  tenir 
compte  de  toutes  les  demandes,  il  doit  laisser  entendre,  en  multi- 
pliant à  la  veille  de  l'élection  ses  largesses  et  ses  promesses,  qu'il 
faut  savoir  le  jour  du  vote  s'en  rendre  digne.  C'est  là  le  mot  d'ordre 
qui  se  répète  de  proche  en  proche  et  que  les  maires  traduisent  à 
l'envi  dans  des  proclamations  qui,  du  nord  au  midi,  de  l'est  à 
l'ouest,  reproduisent  avec  des  variantes  de  phrases  la  même  pen- 
sée. Quelquefois  même  ce  système  est  perfectionné,  l'administration 
est  intéressée  à  s'effacer  au  profit  de  ses  candidats,  et  quand  ses 
candidats  savent  se  prêter  à  jouer  leur  rôle,  elle  se  décharge  volon- 
tiers sur  eux  de  la  douce  tâche  de  répandre  dans  leurs  tournées 
des  bienfaits  qui,  sans  leur  rien  coûter,  sont  destinés  apparemment 
à  ne  pas  obliger  des  ingrats. 

Tels  sont  les  moyens  à  l'aide  desquels  les  candidatures  du  gou- 
vernement ont  semblé  devenir,  pour  la  plupart,  les  candidatures 
des  gouvernés.  Parées  en  même  temps  de  la  majesté  d'une  institu- 
tion publique  et  de  la  popularité  de  la  bienfaisance  locale,  considé- 
rées à  la  fois  comme  inséparables  du  salut  de  l'état  et  du  bien-être 
des  populations,  ces  candidatures  ont  occupé  sans  coup  férir  des 
retranchemens  qui  devaient  paraître  inexpugnables.  Aussi  la  vie 
politique,  tout  à  coup  affaissée  après  les  violentes  secousses  qu'elle 
s'était  données,  a  couru  plus  d'une  fois  le  risque  de  s'éteindre.  Elle 
ne  se  signalait  plus  que  par  ses  défaillances,  et  aux  avant-dernières 
élections,  en  1857,  le  ministre  de  l'intérieur  se  croyait  obligé  de 
rappeler  aux  électeurs  leur  devoir,  en  les  excusant  d'être  disposés 
à  s'en  dispenser,  (c  Pleins  de  confiance  dans  le  souverain  de  leur 
choix,  écrivait  M.  Billault,  ils  seraient  enclins  à  s'en  rapporter  à  lui 
et  s'abstiendraient  volontiers  de  prendre  part  au  vote  que  leur  de- 
mande le  jeu  régulier  de  la  constitution.  »  Les  candidats  eux-mêmes 
n'avaient  plus  d'ardeur  à  la  tâche.  Assurés  à  l'avance  d'obtenir  les 
suffrages  qui  étaient  demandés  en  leur  faveur,  sans  être  même  obli- 
gés de  se  faire  connaître,  ils  laissaient  volontiers  les  fonctionnaires 
s'occuper  de  leur  élection,  et  plus  d'un  maire,  en  recevant  les  in- 
structions pressantes  de  son  préfet,  était  disposé  à  dire  :  C'est  pour- 
tant celui-ci  qu'on  devrait  nommer  député  !  D'autre  part,  le  dégoût 
de  la  lutte  avait  atteint  presque  partout  ceux  qui  se  sentaient  hu- 
miliés de  cette  indifférence  et  de  ce  dédain,  et  ils  se  condamnaient 
à  garder  le  silence  comme  le  repos.  Les  obstacles  opposés  à  une 
campagne  électorale  paraissaient  aussi  insurmontables  et  aussi  re- 
butans  que  ceux  dont  la  Sibylle  fait  l'énumération  à  Énée  en  le  dé- 
tournant de  son  projet  de  descendre  aux  enfers  :  a  Partout  d'impé- 
nétrables forêts  et  le  rempart  des  eaux  marécageuses  du  noir  Cocyte. 
Quelques-uns  seulement,  ajoutait-elle,  protégés  par  la  faveur  de 
Jupiter,  ou  bien  élevés  au-dessus  des  autres  hommes  par  leurs  émi- 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS    ÉLECTORALES.  663 

iientes  vertus,  ont  pu  franchir  ce  passage;  mais  c'étaient  des  enfans 
des  dieux.  » 

Pauci  quos  aeqiuis  amavit 

Jupiter,  aut  ardens  evexit  ad  œtliera  virtus, 
Dis  geniri,  potuere.  Tcnent  média  omnia  sylva3, 
Cocytusque  sinu  labeiis  circumvenit  atro. 

Pour  faire  remonter  le  courant  à  une  nation  qui  semblait  presque 
prendre  goiit  à  le  descendre,  il  fallait  de  vaillans  efforts  et  une  in- 
domptable énergie.  Dans  la  presse  jusqu'alors  silencieuse  ou  peu 
écoutée,  des  écrivains  jusqu'alors  inconnus  ou  déjà  éprouvés,  pas- 
sant, malgré  le  danger  du  naufrage,  entre  tous  les  écueils,  repri- 
rent faveur  auprès  du  public,  et  quelques-uns  eurent  le  don  de  le 
captiver  par  l'emploi  heureux  de  toutes  les  ressources  de  l'art  de 
bien  dire.  Dans  le  corps  législatif,  cinq  députés  opposans  essayaient 
leurs  armes  en  face  des  puissans  orateurs  du  gouvernement,  qui 
eux-mêmes  donnaient  un  nouvel  éclat  à  la  lutte,  et  ils  se  multi- 
l^liaient  pour  conjurer  le  mal  de  l'indifférence  politique.  A  côté 
d'eux,  il  y  eut  une  minorité  longtemps  docile  qui  s'émancipa,  et  qui 
dans  plus  d'une  occasion  importante  donna  le  témoignage  que  le 
dévouement  n'exclut  pas  toujours  la  désapprobation.  Une  génération 
nouvelle,  indépendante  sans  être  hostile,  moins  préoccupée  de  sa- 
voir qui  la  gouvernera  que  de  s'assurer  comment  elle  sera  gouver- 
née, ne  pouvant  pas  se  résigner  à  l'inaction  avant  d'avoir  agi,  était 
peu  à  peu  impatiente  d'entrer  en  scène.  Des  comités  consultatifs, 
formés  en  vue  des  élections,  lui  servaient  de  généreuse  avant-garde. 
Toutefois,  pour  se  remettre  en  mouvement,  l'opinion  publique,  cette 
ancienne  rebelle  convertie  à  l'obéissance,  avait  en  quelque  sorte  be- 
soin d'entendre  le  commandement  de  marche,  et  c'est  l'empereur 
Napoléon  III  qui  a  paru  le  lui  donner.  Après  avoir  fait  rentrer 
dans  son  gouvernement  les  premiers  germes  de  la  discussion  par- 
lementaire qu'il  avait  jusqu'alors  éliminée  et  les  garanties  de  con- 
trôle financier  auparavant  refusées,  fatigué  sans  doute  d'être  plus 
loué  que  conseillé,  plus  servi  que  soutenu,  il  n'a  pas  craint  de  dé- 
clarer qu'il  restait  ])eaucoup  à  faire  pour  perfectionner  les  institu- 
tions et  accoutumer  le  pays  k  compter  sur  lui-même.  Jouissant  du 
privilège  de  pouvoir  tenir  publiquement  le  langage  dont  il  lui  con- 
vient de  se  servir  sans  avoir  à  en  rendre  compte  à  personne,  il  a 
signalé  du  haut  du  trône  les  enseignemens  que  l'Angleterre  donnait 
à  la  France  par  le  libre  jeu  de  ses  institutions,  et  il  a  laissé  tomber 
cette  parole  qui  pouvait  être  recueillie  comme  un  programme  : 
«  travaillons  de  tous  nos  efforts  à  imiter  de  si  profitables  exem- 
ples. »  A  côté  de  lui,  un  ministre  de  l'intérieur,  rapportant  de  son 
séjour  au  milieu  du  peuple  anglais  le  goût  de  ces  libertés  que  nous 


GQh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avions  nous-mêmes  possédées,  avait  déjà  paru  prendre  les  devans; 
fier  de  pouvoir  presque  seul,  dans  cette  foule  mélangée  des  servi- 
teurs du  lendemain,  se  prévaloir  de  sa  fidélité  de  la  veille,  il  écri- 
vait aux  préfets  de  rechercher  le  concours  de  ces  hommes  honora- 
bles et  distingués  des  anciens  gouvernemens  qui  se  tenaient  encore 
à  l'écart  par  un  sentiment  de  dignité  personnelle,  et  il  recomman- 
dait de  faire  appel  à  leurs  lumières  et  à  leur  expérience,  k  Rappelez- 
leur,  ajoutait-il,  que  s'il  est  noble  de  conserver  le  culte  des  souve- 
nirs, il  est  encore  plus  noble  d'être  utile  au  pays.  » 

Ces  promesses  et  ces  déclarations  sont  comme  le  lever  de  rideau 
des  élections  de  1863  :  elles  semblaient  annoncer  à  la  France  un 
spectacle  nouveau  promis  à  sa  curiosité  et  destiné  à  la  justifier; 
mais  les  gouvernemens,  même  ceux  qui  font  profession  de  tourner 
en  mépris  le  régime  des  rhéteurs,  sont  toujours  plus  enclins  aux 
paroles  qu'aux  actes.  Electeurs  et  candidats  ont  cru  qu'ils  étaient 
invités  ou  au  moins  autorisés  à  s'entendre;  ils  se  sont  mépris.  Le 
gouvernement  a  préféré  continuer  à  s'interposer  entre  eux,  et  il  n'a 
pas  tenu  à  lui  que  les  élections  de  1863  ne  ressemblassent  à  celles 
de  1852  et  de  1857.  Prétendant  les  diriger  et  mécontent  que  sa 
direction  ne  fût  pas  reçue  partout  avec  obéissance,  il  les  a  considé- 
rées comme  une  bataille  à  livrer,  et  il  a  pris  le  plus  souvent  toutes 
les  allures  belliqueuses  d'un  commandant  d'armée  qui,  ne  se  croyant 
pas  obligé  de  se  tenir  sur  la  défensive,  porte  l'offensive  dans  le  camp 
de  l'ennemi. 

Les  élections  de  1863  viennent  d'être  soumises  à  une  grande  en- 
quête. La  vérification  des  pouvoirs  par  le  corps  législatif,  à  peine 
terminée,  a  clos  la  série  des  enseignemens  de  tout  genre  qui  res- 
sortent  des  protestations  des  candidats  et  des  discussions  si  instruc- 
tives, mais  malheureusement  si  incomplètes,  auxquelles  elles  ont 
donné  lieu,  malgré  le  talent  de  leurs  rares  défenseurs.  Les  élections 
de  1863  sont  donc  à  peu  près  connues,  mais  il  reste  à  les  juger.  Il 
ne  s'agit  plus  de  les  faire  valider  ou  invalider,  de  les  déclarer  ré- 
gulières ou  irrégulières;  il  faut  rechercher  ce  qu'elles  nous  appren- 
nent. Le  gouvernement  s'est-il  dessaisi  de  ses  pouvoirs,  et  s'il  les  a 
gardés,  comment  s'en  est-il  servi?  Tel  est  le  premier  point  auquel 
il  convient  de  s'arrêter.  Quelle  est  l'application  qui  a  été  faite  des 
lois  existantes?  Telle  est  la  seconde  question  qu'il  importe  d'é- 
claircir. 

IL 

Les  préparatifs  des  dernières  élections  ne  permettent  pas  de 
prendre  le  change  sur  l'importance  que  le  gouvernement  attache  à 
la  conservation  des  pouvoirs  dont  il  dispose.  C'est  par  le  remanie- 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS    ÉLECTORALES.  665 

ment  des  circonscriptions  que  s'est  ouverte  la  période  électorale. 
Cette  opération  n'a  pas  été  restreinte  aux  circonscriptions  dans  les- 
quelles l'accroissement  ou  la  diminution  du  nombre  des  députés 
rendait  inévitable  un  nouveau  partage  de  territoire.  Elle  a  été  éten- 
due à  quatorze  départemens  où,  le  nombre  de  députés  étant  resté 
invariable,  aucun  changement  n'était  dès  lors  nécessaire.  Cette  rec- 
tification se  rattachait-elle  à  des  préoccupations  politiques?  C'est  ce 
qui  semblerait  résulter  des  explications  de  l'un  des  ministres  ora- 
teurs. «  Sur  ces  quatorze  .départemens,  déclarait-il,  il  est  juste  d'en 
mettre  en  dehors  trois  au  moins  dans  lesquels  il  est  certain  qu'il  n'y 
aura  aucune  lutte  électorale.  »  A  l'égard  des  autres,  l'interprétation 
contraire  semblait  donc  permise,  et  les  informations  données  n'ont 
fait  entrer  en  ligne  de  compte  que  les  convenances  locales;  mais 
comment  ne  pas  redouter  cette  intervention  des  convenances  locales 
quand  elle  peut  servir  à  favoriser  des  combinaisons  qui  ont  un  tout 
autre  intérêt  qu'un  intérêt  géographique? 

Le  début  de  la  période  électorale  a  été  marqué  également  par  un 
large  usage  du  droit  d'avertissement  exercé  à  l'égard  des  journaux. 
On  multiplia  les  applications  de  ce  droit  avec  une  sévérité  dont  sept 
avertissemens  dans  le  courant  d'un  mois,  accompagnés  d'un  arrêté 
de  suspension,  donnent  la  pleine  mesure.  Toutefois,  pendant  les 
vingt  jours  qui  précédèrent  les  élections,  le  pouvoir  se  contenta  le 
plus  souvent  des  avis  communiqués,  qui,  contenus  dans  une  cer- 
taine limite,  sont  pour  le  gouvernement  le  droit  de  réponse.  Il  est 
encore  juste  de  reconnaître  qu'à  Lyon  et  à  Bordeaux  comme  à  Paris 
des  journalistes  candidats  purent,  sans  être  inquiétés,  fah'e  servir 
leurs  journaux  à  la  défense  de  leurs  candidatures;  mais  quand  la 
modération  dépend  du  bon  vouloir  des  hommes,  elle  est  bien  va- 
riable et  bien  précaire.  On  en  a  plus  d'un  exemple;  nous  n'en  cite- 
rons qu'un  seul.  Attaqué  avec  la  dernière  violence  dans  une  feuille 
administrative  qui  l'appelait  un  Autrichien  et  lui  reprochait  d'être 
tout,  excepté  un  loyal  Français,  un  ancien  député,  M.  Plichon,  s'a- 
dressant  au  seul  journal  indépendant  qui  pût  donner  asile  à  ses 
réponses,  ne  pouvait  l'obtenir;  le  journal  avait  été  averti  officielle- 
ment par  le  commissaire  de  police  que  le  numéro  qui  contiendrait 
ces  documens  serait  saisi. 

C'est  à  ce  même  régime  d'une  tolérance  le  plus  souvent  refusée 
qu'ont  été  mises  les  réunions  électorales.  Pour  couper  court  à  toute 
illusion ,  le  gouvernement  crut  devoir  se  servir  du  Moniteur  pour 
rappeler,  même  avant  la  convocation  des  électeurs,  que  la  loi  inter- 
disait les  associations  de  plus  de  vingt  personnes  qui  se  réuniraient 
sans  l'agrément  de  l'autorité  publique.  Quoique  la  légalité,  jus- 
qu'alors inattaquable,  des  comités  fût  aussitôt  savamment  défen- 


66G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

due  dans  une  consultation  signée  par  les  jurisconsultes  les  plus  au- 
torisés, il  n'en  fallut  pas  moins  se  tenir  prudemment  sur  la  réserve. 
11  est  vrai  qu'en  réduisant  les  comités  à  moins  de  vingt  personnes, 
il  n'a  pas  été  défendu  de  s'en  servir;  mais  en  dehors  des  grandes 
villes  les  comités,  ne  pouvant  se  passer  de  correspondans  et  s' ex- 
posant ainsi  à  devenir,  par  le  nombre  de  leurs  mem])res,  des  as- 
sociations prohibées,  il  est  facile  de  comprendre  que  le  plus  sou- 
vent les  électeurs  ont  été  tentés  d'appliquer  la  maxime  :  ((  dans  le 
doute,  abstiens-toi.  »  Les  réunions  ne  pouvaient  prétendre  à  être 
traitées  plus  favorablement  que  les  comités ,  et  malgré  les  précau- 
tions offertes  par  les  candidats,  dont  quelques-uns  s'engageaient 
même  à  consulter  les  convenances  des  commissaires  de  police  afin 
d'obtenir  leur  présence,  sauf  de  très  rares  exceptions, -dont  certaines 
villes  comme  Paris  ont  eu  le  privilège,  elles  furent  rigoureusement 
interdites.  11  n'y  eut  qu'en  faveur  de  certains  candidats  qu'elles  s'or- 
ganisèrent quelquefois  sous  une  forme  particulièrement  appropriée 
à  l'enthousiasme,  la  forme  de  banquets,  sur  lesquels  il  serait  aisé, 
si  nous  en  avions  le  goût,  d'emprunter  aux  protestations  de  quel- 
ques candidats  d'assez  piquans  détails. 

Le  gouvernement  est  aussi  resté  fidèle  à  ses  habitudes  en  con- 
tinuant de  pratiquer  le  système  des  candidatures  officielles.  —  On 
nous  demande,  avait  déclaré  à  la  fin  de  la  dernière  session  M.  le  pré- 
sident du  conseil  d'état,  si  nous  renonçons  aux  caiididatures  offi- 
cielles. Une  fois  pour  toutes,  je  réponds  :  Non,  nous  n'y  renoncerons 
pas.  —  Le  ministre  de  l'intérieur  étendit  en  quelque  sorte  la  portée 
de  cette  déclaration  en  écrivant  aux  préfets,  comme  s'il  s'agissait  du 
renouvellement  d'un  vote  dynastique,  que  les  élections  étaient  pour 
la  France  une  nouvelle  occasion  d'affirmer  devant  l'Europe  les  in- 
stitutions qu'elle  s'était  données.  Pour  compléter  cette  révélation, 
il  leur  recommandait  de  faire  savoir  aux  électeurs,  en  désignant  les 
candidats  qui  leur  seraient  présentés,  quels  étaient  les  amis  oli  les 
adversaires  plus  ou  moins  déguisés  de  l'empire.  Donnant  lui-môme 
l'exemple,  il  descendit  comme  en  champ  clos  pour  prendre  à  partie 
l'homme  d'état  appelé  par  l'empereur  l'historien  illustre  et  natio- 
nal, qui  avait  consacré  son  éniinent  talent  k  rendre  immortel  le 
souvenir  des  grandeurs  et  des  victoires  de  Napoléon,  et  qui,  après 
douze  ans  de  retraite,  se  décidait  par  son  serment  à  reconnaître  le 
second  empire.  La  circulaire  de  M.  de  Persigny,  adressée  au  préfet 
de  la  Seine,  fut  un  manifeste  répandu  dans  tous  les  départemens  et 
qui  donnait  le  ton  de  la  politique  agressive.  Un  tel  signal  était  pour 
les  préfets  un  mot  d'ordre  qui  les  trouva  presque  tous  disposés  à 
obéir.  Il  s'agissait  d'abord  de  mettre  debout  tout  le  personnel  des 
fonctionnaires,  et  les  instructions  les  plus  énergiques  leur  furent 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS    ÉLECTORALES.  667 

adressées,  quel  que  fût  leur  emploi.  Elles  se  multiplièrent,  prenant 
tour  à  tour  les  formes  impératives  de  l'autorité  la  plus  exigeante 
OU  celles  d'une  familiarité  singulière. 

Toutefois  ce  n'est  pas  la  mise  sur  pied  d'un  personnel  aussi  nom- 
breux et  aussi  actif  employé  au  service  des  candidatures  officielles 
qui  donne  la  mesure  de  l'intervention  du  gouvernement  dans  la 
lutte  électorale.  En  pleine  paix,  sans  être  menacé  au  dehors  ni  in- 
quiété au  dedans,  fondé  à  croire  et  habitué  à  répéter  qu'il  jouit  de 
la  pleine  confiance  du  pays,  il  a  tenu  un  langage  qui  ressemblait 
parfois  à  un  cri  de  guerre.  L'emploi  de  la  formule  d'accusation  : 
((  voter  pour  le  candidat  opposé  au  candidat  du  gouvernement,  c'est 
voter  contre  l'empire  et  l'empereur,  )>  a  fait  le  tour  de  la  France 
sous  des  formes  tantôt  adoucies,  tantôt  au  contraire  plus  accen- 
tuées. Dans  la  Haute-Saône,  il  s'agit  de  se  débarrasser  d'un  dé- 
puté associé  à  la  proclamation  de  l'empire,  dont  l'élection  était  si- 
gnalée par  son  préfet,  il  y  a  six  ans,  comme  un  nouveau  gage  de 
fidélité  des  électeurs  :  sous  quels  traits  le  préfet  de  1863,  malheu- 
reux du  reste  dans  sa  campagne,  le  dénonçait-il  aux  populations? 
«  Rappelez -vous  que  si  Napoléon  P""  prononçait,  mais  trop  tard, 
ces  paroles  :  «  les  blancs  sont  toujours  blancs,  ))  c'est  que,  sous 
quelque  déguisement  qu'ils  se  cachent,  les  ennemis  de  l'empire  sont 
toujours  reconnus.»  Et,  se  préparant  au  rôle  de  sacrificateur,  le 
premier  magistrat  du  département  continuait  ainsi  sa  harangue  : 
{(  Vous  jugerez  si  l'administration  calomnie  votre  député  lorsqu'elle 
livre  à  votre  justice  ses  actes  et  ses  paroles.  »  Dans  un  autre  dépar- 
tement, celui  d'Indre-et-Loire,  il  s'agit  d'exclure  également  un  an- 
cien député,  M.  de  Flavigny,  trop  fidèle,  malgré  son  indépendance, 
pour  qu'on  ose  l'appeler  un  ennemi.  Quelle  métaphore  prend-on 
pour  signifier  aux  électeurs  son  arrêt  de  proscription,  affiché  la  veille 
de  l'élection  et  destiné  à  faire  l'effet  d'un  coup  de  théâtre?  «  Élec- 
teurs, on  vous  trompe.  Des  bruits  mensongers,  d'inqualifiables  ma- 
nœuvres se  produisent  pour  soutenir  un  candidat  qui  a  perdu  la  con- 
fiance du  gouvernement  et  du  pays.  »  Quel  est  donc  le  crime  dont 
ces  disgraciés  se  rendent  coupables  quelquefois  à  leur  insu?  Un 
préfet  s'explique  sans  vains  détours.  ((  La  première  parole  du  can- 
didat devait  être  celle-ci  :  je  suis  sans  réserve  dévoué  à  l'empire. 
L'a-t-il  dite?  Peut-être  la  dira-t-il;  mais  il  saura  qu'elle  est  trop 
tardive.  »  Ainsi  le  serment  ne  garantit  pas  contre  de  telles  atta- 
ques, et  il  laisse  place  à  des  soupçons  outrageans  de  parjure  aux- 
quels M.  de  Montalembert  opposait  cette  fière  réponse  :  «  Tonte  ma 
vie  n'est  qu'un  long  démenti  infligé  à  cette  calomnie.  Je  n'ai  jamais 
ébranlé  aucun  gouvernement,  ni  trempé  dans  aucune  conspiration, 
ni  figuré  dans  aucune  aventure,  ni  applaudi  à  aucune  émeute,  ni 
tiré  parti  d'aucune  révolution.  »  Mais  si  de  temps  à  autre  la  leçon 


6(58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

méritée  a  été  donnée,. la  qualification  de  suspect  ou  d'ennemi,  trop 
communément  passée  dans  le  langage  officiel,  n'en  a  pas  moins 
tenu  lieu  de  celle  de  candidat  indépendant,  qui  a  été  interdite. 

Les  candidats  ainsi  mis  au  ban  de  l'empire  n'ont  pu  trouver 
grâce  devant  les  maires,  et  ce  sont  ces  paisibles  fonctionnaires  qui 
ont  été  chargés  ou  se  sont  chargés  eux-mêmes  de  porter  les  der- 
niers coups.  Leur  participation  à  la  lutte  a  donné  au  langage  tenu 
par  les  préfets  l'interprétation  la  plus  propre  à  émouvoir  les  pas- 
sions populaires.  Les  maires  peuvent,  il  est  vrai,  se  croire  indé- 
pendans  malgré  la  menace  de  suspension  ou  de  révocation  toujours 
suspendue  sur  leur  tête.  «  Non,  a  déclaré  M.  le  président  du  conseil 
d'état,  les  maires  ne  sont  pas  destitués  quand  ils  votent  selon  leur 
conscience  contre  un  candidat  du  gouvernement;  non,  ils  ne  sont 
pas  destitués  quand  ils  ne  font  pas  voter  pour  le  candidat  du  gou- 
vernement. »  Il  y  a  sans  doute  certains  exemples  dont  nous  au- 
rions mauvaise  grâce  à  ne  pas  tenir  compte,  et  qui  justifient  les 
engagemens  de  M.  Baroche;  mais  hélas!  à  côté  des  maires  qui  ont 
exercé,  fût-ce  avec  hardiesse,  leurs  droits  de  citoyens  et  qui  ont  été 
conservés  pour  ne  pas  dire  épargnés,  quelle  hécatombe  de  maires 
immolés  dans  certains  départemens  sans  que  les  ménagemens  les 
plus  vulgaires  aient  été  observés,  à  tel  point  que,  dans  la  Lozère  et 
dans  la  Corrèze,  ce  sont  des  gendarmes  qui,  la  nuit,  sont  allés  no- 
tifier ces  mesures  de  rigueur  aux  victimes  qu'elles  atteignaient! 
D'ailleurs,  à  supposer  même  que  la  crainte  ne  soit  pas  une  ])onne 
conseillère,  en  mettant  à  l'écart  tout  intérêt  d'ambition  personnelle, 
comment,  dans  la  plupart  des  départemens,  les  maires,  habitués  à 
ne  pas  mesurer  leur  confiance  aux  préfets  qui  les  ont  nommés,  peu- 
vent-ils recevoir  sans  se  troubler  les  communications  multipliées 
qui  leur  recommandent  de  se  tenir  sur  leurs  gardes  et  d'être  en 
éveil?  Quand  ce  sont  les  premiers  magistrats  du  département  qui 
leur  dénoncent  la  coalition  des  partis  hostiles  prêts  à  tout  tenter 
contre  la  sécurité  du  pays,  et  qui  leur  représentent  l'empire  en 
danger,  ils  se  croiraient  volontiers  menacés  de  revoir  le  temps  né- 
faste de  la  terreur  ou  de  l'invasion,  et  il  ne  faut  pas  dès  lors  s'é- 
tonner de  l'abus  si  fréquent  de  leurs  proclamations,  dont  quelques- 
unes,  même  les  plus  plaisantes,  peuvent  être  de  bonne  foi  (1). 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  y  a  des  changemens  de  mise  en  scène  artis- 

• 

(1)  L'intéressant  ouvrage  de  M.  Ferry,  la  Lutte  électorale  en  1863,  donne  à  ce  sujet 
les  plus  curieux  détails.  Dans  un  village  de  l'Aude,  au  sommet  de  l'escalier  qui  conduit 
à  la  salle  du  vote,  le  buste  de  l'empereur  est  mis  en  vue,  entouré  de  l'écharpe  du 
maire,  dans  les  plis  de  laquelle  les  bulletins  du  candidat  du  gouvernement  sont  en 
dépôt:  il  y  a  une  inscription  en  lettres  majuscules  au  pied  du  buste;  elle  est  ainsi 
conçue  :  «  venez  me  défendre  à  l'arme  blanche,  »  et  pour  éviter  un  malentendu,  l'in- 
stituteur a  ajouté  plus  bas  :  «  c'est-à-dire  avec  des  bulletins.  » 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS    ELECTORALES.  669 

tement  ménagés.  A  côté  des  menaces,  les  promesses  ont  joué  leur 
rôle.  La  libéralité  a  souvent  tenu  la  place  de  la  rigueur.  Il  est  vrai 
qu'elle  paraît  être  rigoureusement  interdite  et  traitée  avec  défaveur 
quand  elle  s'exerce  aux  frais  du  candidat.  On  a  entendu,  parmi  les 
commissaires  du  gouvernement,  de  sévères  professeurs  de  morale 
pour  autrui  qui  ont  poussé  le  zèle  de  l'austérité  jusqu'à  faire  la  le- 
çon à  un  candidat  (il  est  vrai  que  c'était  un  candidat  de  l'opposi- 
tion) pour  avoir  distribué  un  jour  quelques  aumônes  à  des  femmes 
et  à  des  enfans  d'électeurs.  En  dehors  de  toute  préoccupation  po- 
litique ,  le  corps  législatif  a  même  poussé  si  loin  ses  scrupules  de 
délicatesse,  qu'il  a  annulé  une  élection  dans  laquelle  un  candidat, 
n'ayant  en  face  de  lui  qu'un  concurrent  qui  s'en  était  tenu  à  des 
intentions  de  candidature,  avait  cru  pouvoir  dès  lors  se  montrer  gé- 
néreux d'une  façon  désintéressée  et  faire  un  libre  usage  de  sa  grande 
fortune.  Toutefois,  comme  l'a  relevé  avec  à-propos  un  député  qui 
depuis  l'ouverture  de  la  session  a  eu  le  mérite  de  ne  pas  quitter  la 
brèche,  M.  Glais-Bizoin,  il  y  a  eu  une  autre  théorie  développée  dans 
le  corps  législatif  avec  plus  de  succès,  à  savoir  que  le  gouvernement 
pendant  la  durée  de  la  période  électorale  ne  doit  pas  rester  impassi- 
ble devant  les  demandes  pressantes  des  communes.  C'est  cette  théo- 
rie qui,  passée  en  pratique,  a  donné  aux  préfets  le  privilège  de  dis- 
tribuer l'argent  des  contribuables  et  a  réduit  les  populations  à  pren- 
dre le  rôle  de  solliciteuses  ou  d'obligées.  Les  préfets  sont  disposés 
assurément  à  ne  faire  de  ce  pouvoir  que  le  meilleur  usage,  et  il  y  en 
a  peu  qui,  en  faisant  la  distribution  même  la  plus  large  des  secours 
dont  ils  disposent,  se  compromettent  jusqu'à  dire  aux  électeurs  que, 
s'ils  ne  votent  pas  pour  leur  candidat,  rien  ne  leur  sera  accordé,  de 
telle  sorte  que  le  département  et  ses  habitans  seraient  délaissés  et 
abandonnés.  Il  y  a  des  administrateurs  qui  ont  déclaré  que  le  gou- 
vernement, tenu  de  rendre  justice  à  tout  le  monde,  ne  devait  ses 
faveurs  qu'à  ses  amis.  Nous  sommes,  quanta  nous,  persuadé  (et 
c'est  par  l'expérience)  qu'il  ne  tient  pas  cette  conduite;  mais  il  faut 
bien  que  l'emploi  des  promesses  et  des  libéralités  de  tout  genre  dis- 
tribuées avec  un  heureux  à-propos  et  parfois  passant  par  les  mains 
du  candidat  du  gouvernement  exerce  un  prestige  irrésistible  sur  les 
populations  pour  que,  dans  certains  départemens  où  l'élection  pou- 
vait paraître  douteuse,  il  en  ait  été  fait  un  si  prodigieux  usage. 
C'est  avec  un  singulier  empressement  que  les  maires  ont  révélé  les 
bienfaits  ainsi  obtenus,  qui  étaient  même  quelquefois  annoncés  au 
moyen  de  dépêches  télégraphiques.  Les  proclamations  le  plus  sou- 
vent naïves  dans  lesquelles  ils  les  ont  énumérés  ou  fait  espérer,  en 
rappelant  aux  électeurs  les  devoirs  de  reconnaissance  ou  d'intérêt 
qu'ils  avaient  à  remplir,  donnent  un  curieux  témoignage  de  la  lit- 
térature municipale  en  France. 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  éconduits  et  attaqués  de  toutes  parts,  engagés  dans  la  lutte 
à  leurs  risques  et  périls,  isolés  et  placés  en  face  d'une  administra- 
tion multiple  qui  est  pour  eux  comme  l'insaisissable  géant  à  cent 
bras  de  la  fable ,  obligés  à  supporter  toutes  les  dépenses  et  toutes 
les  fatigues  épargnées  à  leurs  heureux  compétiteurs,  les  candidats 
de  l'opposition  n'ont  eu  pour  dernier  asile  que  l'enceinte  des  lois  qui 
les  protègent  pendant  vingt  jours.  Sur  ce  terrain  réservé,  les  garan- 
ties légales,  telles  que  nous  les  avons  soigneusement  énumérées, 
qui  organisent  avec  une  sage  prévoyance  la  mise  en  pratique  du 
suffrage  universel,  sont  restées  trop  souvent  en  souffrance.  Les  con- 
signes données  par  le  législateur  lui-même  n'ont  pas  été  suivies.  La 
place  de  sûreté  n'est  pas  restée  intacte;  des  brèches  y  ont  été  ou- 
•vertes,  et  elles  n'ont  pas  toujours  été  refermées.  Malgré  quelques 
tentatives  méritoires,  mais  isolées,  la  vérification  des  pouvoirs,  qui 
devait  faire  reconnaître  les  dommages  que  la  place  avait  reçus,  la 
laisse  démantelée  plutôt  que  réparée. 

Avant  le  vote,  il  y  a  des  épreuves  préparatoires  à  franchir,  et 
il  y  a  lieu  de  constater  qu'en  plus  d'une  circonstance  le  passage  a 
été  intercepté  ou  singulièrement  rétréci.  11  serait  superflu  de  s'ar- 
rêter aux  obstacles  pins  d'une  fois  accompagnés  de  menaces,  de 
violences  et  même  d'arrestations  arbitraires,  qui  ont  été  opposés 
au  libre  parcours  des  distributeurs  de  bulletins  dont  le  bon  vouloir 
et  le  courage,  si  appréciables  quand  on  les  rencontre,  ont  été  bien 
des  fois  rudement  éprouvés.  Ces  traitemens  n'ont  pas  été  épargnés 
dans  plus  d'une  circonstance  à  de  paisibles  électeurs.  Les  mêmes 
aventures  se  renouvellent,  sous  des  formes  variées,  à  l'occasion 
de  l'affichage,  avec  le  complément  ordinaire  des  affiches  déchirées 
sans  scrupule  par  les  agens  de  l'autorité,  et  cette  lacération  n'ex- 
pose ceux  qui  s'en  rendent  coupables  à  aucune  autre  pénalité  que 
celle  d'un  blâme,  si  même  il  est  encouru.  D'ailleurs  l'affichage  a 
montré  comment  l'autorité  judiciaire  ou  l'autorité  administrative 
prétend  exercer  son  pouvoir.  Les  circulaires  électorales,  pour  être 
affichées  et  colportées,  n'étaient  jusqu'ici  subordonnées  qu'à  un  dé- 
pôt préalable ,  accompagné  de  la  signature  du  candidat  ;  elles  sont 
désormais  soumises  à  une  vérification  et  à  un  laisser-passer  qui  abou- 
tiraient facilement  à  la  censure.  C'est  ainsi  que  le  droit  de  défense 
publique  a  été  refusé  à  l'un  des  candidats  qui  avait  le  plus  grand  in- 
térêt à  s'en  servir.  Accusé  par  un  placard  administratif  d'imputations 
mensongères  et  injurieuses  qui  étaient  signalées  comme  déférées  à 
la  justice,  et  n'ayant  besoin  que  d'une  explication  publique  à  donner 
pour  faire  tomber  cette  accusation  si  préjudiciable,  M.  Floquet  n'a 
pu  se  faire  délivrer  un  certificat  de  dépôt  qui  lui  permît  d'afficher  sa 
réponse,  sa  justification  n'ayant  pas  été  assimilée  à  une  circulaire 
électorale.  Les  circulaires  électorales  elles-mêmes  n'ont  pas  été 


LES  LOIS  ET  LES  MOEURS  ÉLECTORALES.  671 

toujours  laissées  en  jouissance  de  la  pleine  franchise  qui  leur  est  ga- 
rantie. A  Montpellier,  le  manifeste  d'un  candidat  a  été  retenu  au  par- 
quet et  mis  sous  le  coup  de  la  saisie,  parce  qu'il  renfermait  la  cita- 
tion de  diiïérens  articles  de  la  loi  électorale,  notamment  de  ceux 
qui  punissent  les  fonctionnaires  d'une  peine  double,  s'ils  en  violent 
les  dispositions  tutélaires.  Cette  circulaire,  qui  paraissait  sans  doute 
incommode,  a  été  considérée  comme  une  instruction  électorale  dé- 
guisée sous  les  apparences  d'une  profession  de  foi,  et  soumise  dès 
lors  à  la  condition  rigoureuse  des  écrits  qui  ne  peuvent  circuler 
qu'avec  la  permission  privilégiée  du  préfet.  Ailleurs  l'autorité  pré- 
fectorale n'a  tenu  aucun  compte  des  sauf-conduits  donnés  au  can- 
didat par  l'autorité  judiciaire,  et  dans  Seine-et-Oise  les  affiches  qui 
faisaient  connaître  la  recommandation  d'une  candidature  par  les 
électeurs  .de  la  circonscription,  après  avoir  été  munies  d'un  laisser- 
passer  par  les  procureurs  impériaux,  ont  été  enlevées  par  ordre  ad- 
ministratif. Une  jurisprudence  aussi  peu  rassurante,  que  le  corps 
législatif  laisse  prévaloir  malgré  les  réclamations  courageusement 
opposées,  donne  la  prise  la  plus  inquiétante  sur  le  droit  de  publi- 
cation des  candidats,  qui  peu  à  peu  deviendra  une  faveur  tantôt 
étendue,  tantôt  resserrée.  D'un  côté,  ce  sera  d'une  arme  à  demi 
brisée  qu'il  faudra  peut-être  se  contenter,  tandis  que  de  l'autre 
l'usage  de  tout  un  attirail  de  guerre  pourra  être  autorisé. 

Les  opérations  électorales,  quoiqu'elles  soient  protégées  par  une 
réglementation  qui  est  destinée  à  fermer  l'accès  aux  moindres  irré- 
gularités, ont  été  elles-mêmes  le  plus  souvent  atteintes  par  un  flot 
montant  de  libertés  de  tout  genre  qui  ne  sont  jamais  à  leur  place 
quand  c'est  avec  la  loi  qu'elles  sont  prises.  Faites  une  ouverture 
aux  digues,  et  aussitôt,  malgré  tous  vos  efforts,  la  mer  passe.  Eh 
bien!  la  digue  a  été  ouverte,  et  c'est  sur  le  décret  réglementaire  des 
élections  qu'une  expérience  qui  nous  paraît  bien  dangereuse  a  été 
faite  par  le  gouvernement  lui -môme.  Dans  ce  décret,  qui,  on  l'a  vu, 
renferme  les  principales  garanties  des  électeurs  et  des  candidats,  la 
durée  du  vote  est  fixée  et  les  heures  en  sont  réglées.  Assurément  un 
décret  contraire  pouvait  changer  ces  dispositions ,  ainsi  que  toutes 
les  autres;  mais  tant  qu'elles  n'avaient  pas  été  régulièrement  mo- 
difiées, elles  avaient  force  de  loi,  et  par  voie  de  circulaires  mi- 
nistérielles elles  ont  été  laissées  à  la  discrétion  des  préfets,  qui  ont 
reçu  plein  pouvoir  de  faire  avancer  dans  les  communes,  à  partir 
de  cinq  heures  du  matin,  l'heure  de  l'ouverture  du  scrutin  :  «  in- 
terprétation libérale  qui  défie  toutes  les  mauvaises  suppositions,  a 
dit  M.  le  ministre  d'état;  elle  a  eu  pour  but  de  donner  à  tous  les  ci- 
toyens une  plus  grande  facilité  d'exercer  leurs  droits.  »  —  «  Inter- 
prétation arbitraire  qui  peut  autoriser  tous  les  soupçons,  a  repli- 


672  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  un  spirituel  orateur  de  l'opposition;  elle  a  laissé  les  autorités 
locales  maîtresses  d'annoncer  cette  anticipation  du  scrutin,  ou  bien 
de  se  dispenser  de  la  faire  connnaître,  et  elle  a  souvent  favorisé, 
avant  le  rendez -vous  donné  aux  électeurs,  la  formation  des  bu- 
reaux ,  dont  ils  sont  intéressés  cà  surveiller  les  premières  opéra- 
tions. »  Quoi  qu'il  en  soit,  sans  faire  le  procès  aux  intentions,  et 
même,  si  on  peut  le  désirer,  en  leur  rendant  presque  toujours  jus- 
tice, il  y  a  lieu  de  mesurer  tristement,  non-seulement  quelle  pourra 
être  pour  l'avenir,  mais  aussi  quelle  a  été  dans  les  dernières  élec- 
tions la  portée  de  cette  substitution  des  convenances  aux  ordon- 
nances. Une  fois  l'exemple  donné,  comment  ne  serait-il  pas  suivi? 
Et  quand  on  sait  que  toutes  les  exigences  des  lois  paraissent  presque 
toujours  des  gênes  à  ceux  qui  sont  chargés  de  s'y  soumettre,  faut-il 
s'étonner  que  dans  un  si  grand  nombre  de  communes  les  maires  se 
soient  mis  à  l'aise  avec  les  formalités  dont  ils  se  sont  faits  eux- 
mêmes  les  juges?  Du  moment  où  il  est  reconnu  qu'il  y  a  des  dis- 
positions sur  lesquelles  il  faut  se  montrer  tolérant,  y  en  a-t-il  d'au- 
tres sur  lesquelles  il  faudrait  se  montrer  rigoureux?  Il  est  dès  lors 
facile  de  comprendre  pourquoi,  dans  la  langue  parlementaire  du 
jour,  toutes  ces  monotones  redites  des  protestations  ont  reçu  la  qua- 
lification de  petits  faits. 

Maintenant  que  nous  avons  suivi  étape  par  étape  cette  route  es- 
carpée et  sans  bords,  côtoyé  tant  de  précipices  et  mesuré  tant 
d'abîmes,  voyageur  aguerri  plutôt  qu'alarmé  par  les  périls  reconnus 
du  voyage,  nous  nous  garderons  bien  de  pousser  un  cri  de  découra- 
gement. Nous  savons  ce  qu'il  en  coûtera  pour  aplanir  de  tels  obsta- 
cles, qui  peuvent  rebuter  les  plus  fiers  courages;  mais  nous  ne  dés- 
espérons pas  du  succès  de  l'entreprise.  Il  faut  donc  se  mettre  à 
l'œuvre  et  ne  pas  s'en  laisser  détourner.  Les  électeurs  et  les  candi- 
dats sont  exposés  à  bien  des  mécomptes,  mais  leurs  espérances  doi- 
vent survivre  à  leurs  épreuves.  Franc  jeu  pour  tous,  fair play,  cette 
devise,  qui  est  celle  des  élections  d'Angleterre,  ne  peut  guère,  il  est 
vrai,  être  invoquée  dans  les  nôtres;  mais  n'est-il  pas  permis  de  se 
rappeler  qu'il  y  a  eu  un  temps  où  nous  nous  l'étions  appropriée, 
et  faut-il  se  persuader  qu'elle  restera  toujours  une  devise  étrangère? 
Nous  ne  nous  dissimulons  pas  la  diversité  des  institutions  des  deux 
pays,  et  nous  reconnaissons  sans  embarras  quelles  sont  les  difficultés 
d'exécution  qui  résultent  du  suffrage  universel,  trop  puissant  pour 
supporter  aucun  contre-poids  :  nous  sommes  disposé  à  tenir  compte 
des  avantages  que  donne  à  l'Angleterre  l'incomparable  sécurité  de 
son  gouvernement,  qui,  fort  de  sa  durée,  recueille  ce  qu'il  a  semé; 
mais  en  dépit  du  contraste  de  nos  élections  avec  celles  du  peuple 
anglais,  nous  n'en  pouvons  pas  moins  invoquer  les  élections  de 


LES    LOIS    ET    LES    MOEURS    ÉLECTORALES.  673 

1863,  malgré  toutes  leurs  apparences  contraires,  comme  le  témoi- 
gnage du  besoin  que  la  France  éprouve  de  se  retrouver  elle-même 
dans  un  parti  libéral  et  dans  un  parti  conservateur.  11  n'y  a  entre 
eux  aucune  haine  ni  aucune  animosité;  en  mesurant  librement  leurs 
forces,  ils  peuvent  rendre  chacun  service  au  pays,  l'un  en  le  fai- 
sant marcher,  l'autre  en  l'empêchant  de  marcher  trop  vite. 

Le  parti  libéral  donne-t-il  prise  contre  lui  aux  soupçons  et  aux 
inquiétudes  du  pouvoir?  Le  corps  législatif  vient  d'entendre  cette 
déclaration  sortir  de  la  bouche  d'un  député  opposant  (1)  :  «  Pas 
plus  que  vous,  messieurs,  a-t-il  dit,  nous  ne  voulons  de  révolution, 
nous  ne  venons  pas  porter  atteinte  à  la  loi  constitutionnelle,  nous 
poser  en  minorité  factieuse,  mentir  à  notre  serment  et  donner  ainsi 
l'exemple  d'un  parjure  perpétuel.  Le  gouvernement  n'a  pas  le  droit 
de  nous  prêter  cette  attitude,  et  rien  ne  l'autorise  à  nous  l'attri- 
buer. »  Est-ce  qu'un  parti  qui  accueille  en  bienvenus  tous  ceux 
qui  entrent  dans  ses  rangs,  quelles  que  soient  leurs  opinions  de  la 
veille,  qui  n'a  ni  conciliabules  ni  signes  mystérieux  de  reconnais- 
sance, et  qui  est  trop  fier  pour  recevoir  un  mot  d'ordre  de  per- 
sonne, peut  s'entendre  pour  cacher  son  drapeau?  Les  élections  ont 
multiplié  ses  manifestes,  quel  est  celui  dans  lequel  il  y  ait  un  seul 
cri  de  guerre,  même  étouffé,  qui  puisse  être  surpris?  Son  programme 
est  bien  connu  :  ce  n'est  pas  seulement  un  programme  d'opposi- 
tion, c'est  aussi  un  programme  de  gouvernement. 

Le  parti  conservateur  aurait  droit  à  faire  entendre  les  mêmes 
doléances  que  le  parti  libéral.  11  est  vrai  qu'il  occupe  au  corps  légis- 
latif la  plus  grande  partie  des  places,  mais  en  est-il  bien  le  maître  ? 
il  serait  permis  d'en  douter  quand  on  lit  la  lettre  écrite  par  un 
préfet  à  l'un  des  députés  les  plus  dévoués  de  la  majorité  à  l'occa- 
sion de  la  sympathie  qu'il  témoignait  à  la  candidature  de  l'un  de 
ses  anciens  collègues,  combattu  dans  la  circonscription  voisine  (2). 
Il  est  vrai  qu'on  se  ravisa,  et  que  la  candidature  officielle  fut  en- 
suite conservée  sans  condition  au  député  ainsi  malmené;  mais  la 
tradition  de  telles  habitudes  se  conserve,  elle  se  révèle  même  in- 
volontairement, et  c'est  pour  le  parti  conservateur  que  nous  souf- 
frions, quant  à  nous,  en  entendant  cette  étrange  déclaration  échappée 
ces  jours-ci  à  un  commissaire  du  gouvernement.  Il  faisait  connaître 
les  motifs  de  l'exclusion  prononcée  par  un  préfet  contre  un  ancien 
député  disgracié,  et  il  ajoutait  :  <(  On  pourrait  répondre  d'ailleurs 

(1)  M.  Emile  Ollivier. 

(2)  «  M.  le  ministre  de  l'intérieur  me  charge  de  vous  prévenir  que,  si  vous  voulez 
conserver  l'attitude  que  vous  m'avez  annoncée  dans  l'élection  de  Chinon,  il  considérera 
votre  conduite  comme  un  acte  d'hostilité,  et  qu'il  proposera  à  l'empereur  un  autre 
candidat  à  votre  place.  » 

TOME  XLVIII.  43 


67/il  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que,  dans  les  principes  des  goiivernemens  même  parlementaires, 
les  ministres  ont  toujours  eu  l'omnipotence  complète  de  destituer 
les  fonctionnaires  qui  ne  votaient  pas  avec  eux.  N'oubliez  pas  que 
M.  Pitt,  pour  formuler  ce  système  dans  la  libre  Angleterre,  s'est 
borné  un  jour  à  répondre  à  l'opinion  qui  lui  reprochait  ces  desti- 
tutions :  ((  J'ai  destitué  ce  fonctionnaire,  parce  que  sa  figure  me 
déplaisait.  »  Il  y  eut  des  rires,  et  un  interrupteur  répliqua  :  a  Mais 
un  député  n'est  pas  un  fonctionnaire.  »  Le  parti  conservateur  se 
sent-il  à  l'aise  en  entendant  la  manifestation,  même  aventurée,  d'une 
telle  théorie,  et  faut-il  dès  lors  s'étonner  si,  au  lieu  d'employer  lui- 
même  les  forces  puissantes  dont  il  dispose  dans  le  pays,  il  laisse  le 
gouvernement  seul  en  faire  usage,  au  grand  détriment  de  ces  habi- 
tudes d'indépendance  et  de  libre  discussion  dont  le  parti  conserva- 
teur ne  peut  lui-même  impunément  se  passer  ? 

Ainsi  ni  dans  le  parti  libéral,  ni  dans  le  parti  conservateur,  quelles 
que  puissent  être  les  dispositions  de  ceux  qui  se  tiennent  à  l'écart  du 
serment,  le  gouvernement  ne  rencontre  pas  d'ennemis;  mais,  comme 
s'il  ne  pouvait  s'en  passer,  les  dernières  élections  ont  fait  reconnaî- 
tre que  c'est  à  la  fois  dans  le  parti  libéral  et  dans  le  parti  conser- 
vateur qu'il  a  été  les  chercher  et  les  signaler.  Est-ce  donc  que  la 
main  de  l'empereur  serait  paralysée,  comme  il  était  écrit  maladroi- 
tement dans  une  circulaire  préfectorale,  parce  que,  plus  forte  et 
plus  ouverte,  elle  laisserait  les  partis  constitutionnels  prendre  leurs 
libres  allures  dans  les  limites  tracées  par  les  lois,  et  qu'il  ne  leur 
permettrait  pas  de  franchir?  C'est  à  cette  condition  que  les  gouver- 
nemens,  d'après  une  illustre  parole,  «  peuvent  être  à  la  fois  sou- 
tenus et  contenus,  »  au  lieu  de  se  soutenir  et  de  se  contenir  eux- 
mêmes,  tâche  qui  est  trop  difficile  et  à  laquelle  ils  ne  peuvent  suffire. 
Le  discours  du  trône  faisait  appel,  il  y  a  un  mois,  à  un  congrès  de 
souverains  qui  seraient  chargés  de  délibérer  sur  les  affaires  de 
l'Europe.  Il  y  a  un  autre  congrès  qui  peut  être  plus  facilement  ras- 
semblé, pour  délibérer  sur  les  affaires  intérieures  du  pays  :  c'est 
le  congrès  des  électeurs.  Le  parti  libéral  et  le  parti  conservateur 
sont  aussi  des  puissances;  le  souverain  peut  à  son  gré  les  convoquer 
et  les  inviter  à  prendre  droit  de  séance.  Il  est  sûr  de  pouvoir  les 
réunir,  et  ce  n'est  pas  pour  lui  une  ambition  a  dédaigner  que  celle 
d'être  leur  arbitre. 

Antonin  Lefèvre-Pontalis. 


L'EXPÉDITIOiN  DU  MEXIQUE 


LA  POLITIQUE  FRANÇAISE 


I.  Le  Mexique  ancien  et  moderne,  par  M.  Michel  Chevalier.  —  II.  La  France  et  le  Mexique. 
par  M.  Adolphe  de  Belleyme.  —  III.  La  France,  le  Mexique  et  les  Etats  confédérés.  — 
IV.  Documens  et  Correspondances,  etc. 


Il  y  a  près  de  trois  siècles  et  demi,  le  jour  du  vendredi  saint  de 
1519,  un  homme,  sublime  aventurier,  échappé  en  rebelle  de  l'île 
Fernandina,  aujourd'hui  l'île  de  Cuba,  mettait  le  pied  sur  une  plage 
d'un  continent  à  peine  entrevu  jusque-là,  vaguement  découvert  de- 
puis quelques  années.  Il  avait  avec  lui  six  cent  cinquante  soldats 
ou  marins,  seize  chevaux  et  dix  canons.  C'est  avec  cela  que  Fernand 
Cortez ,  foulant  un  sol  encore  vierge  des  dominations  du  vieux 
monde,  concevait  l'audacieux  dessein  de  conquérir  un  empire  in- 
connu, vaste  comme  l'Europe,  relativement  populeux,  mais  peuplé 
d'une  race  faible  et  mal  armée  pour  la  lutte.  Sa  première  pensée 
de  conquérant,  en  touchant  la  côte,  était  de  fonder  une  ville  à  la- 
quelle il  donnait  un  nom  qui  rappelait  le  jour  de  son  débarquement 
et  qui  résumait  le  double  mobile  de  toutes  les  entreprises  espa- 
gnoles du  temps,  la  foi  religieuse  et  la  fascination  de  la  richesse  :  il 
l'appelait  la  Ville  riche  de  la  Vraie-Croix  (la  Villa  Rica  de  Vera- 
Cruz).  C'est  la  ville  même  où  nous  avons  paru  à  deux  reprises,  en 
1838  et  à  la  fin  de  1861 ,  une  fois  pour  une  exécution  sommaire 
suivie  d'un  traité  qui  est  allé  rejoindre  bien  d'autres  traités  inutiles, 
la  seconde  fois  pour  nous  élancer  sur  le  chemin  de  Mexico ,  à  la 


676  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

poursuite  de  réparations  toujours  fuyantes  et  d'une  monarchie  qui 
est  encore  un  problème.  C'était  certes  la  plus  prodigieuse  témérité 
pour  ce  conquérant,  pour  ce  chef  d'une  poignée  d'hommes  débar- 
qués de  la  veille,  de  se  hasarder  dans  un  pays  dont  il  ignorait  l'é- 
tendue, la  langue,  les  mœurs,  les  ressources,  il  avait  tout  à  la  fois  à 
contenir  ses  compagnons,  dont  quelques-uns  commençaient  à  mur- 
murer, et  à  faire  face  à  l'inconnu.  L'héroïque  Espagnol  n'hésitait 
point  cependant;  il  faisait  mieux  :  pour  qu'aucune  possibilité  de  re- 
traite ne  vînt  amollir  les  courages,  il  faisait  brûler  les  vaisseaux  qui 
l'avaient  porté,  et,  laissant  une  partie  de  ses  hommes  à  la  Vera-Gruz, 
il  se  mettait  en  marche,  allant  devant  lui,  ignorant  où  le  conduirait 
sa  fortune,  sachant  seulement  qu'au  loin,  dans  une  ville  renommée, 
il  y  avait  un  empereur  qui  s'appelait  Montézuma,  et  de  qui  rele- 
vaient plus  ou  moins  toutes  les  peuplades  dispersées  dans  l'inter- 
valle. 

Tout  était  romanesque  dans  cette  aventure,  la  nature  de  l'entre- 
prise aussi  bien  que  le  caractère  du  héros  et  les  moyens  d'action. 
Fernand  Gortez  avait  pour  interprète  un  religieux  espagnol,  pri- 
sonnier depuis  huit  années  des  Indiens,  Jeronimo  de  Aguilar,  qu'il 
venait  de  délivrer  en  passant  dans  le  Yucatan,  et  une  jeune  Indienne 
qu'un  cacique  de  Tabasco  lui  avait  donnée  en  présent,  une  fille 
simple  et  passionnée  qui  s'attacha  à  lui  de  tout  le  dévouement  clair- 
voyant de  l'amour  et  le  sauva  de  plus  d'un  péril.  L'Indienne,  dona 
Marina,  comme  elle  s'est  appelée,  flairait  les  pièges  et  les  duplicités 
qui  menaçaient  son  maître.  Fernand  Gortez  s'arrêta  d'abord  à  peu 
de  distance  de  la  Vera-Gruz,  à  Gempoallan,  au  milieu  d'une  tribu 
qui  le  reçut  en  ami,  dont  il  se  fit  même  un  auxiliaire,  et  de  là  il 
s'avança  bientôt  jusqu'à  Tlascala.  Cette  fois  il  eut  à  combattre  pour 
se  frayer  un  passage  ;  il  rencontra  une  résistance  opiniâtre  de  toute 
une  armée  de  plus  de  cinquante  mille  hommes,  et  tantôt  combat- 
tant, tantôt  négociant,  aussi  heureux  par  les  armes  que  par  la  di- 
plomatie, laissant  partout  des  alliés,  douteux  peut-être,  mais  effrayés 
et  subjugués,  il  marche  encore.  Il  était  parti  vers  le  milieu  d'août 
de  Gempoallan,  le  8  novembre  il  était  à  Mexico,  qui  s'appelait  alors 
Tenochtitlan,  et  là,  après  avoir  dompté  les  populations  sur  son  pas- 
sage, il  réduisit  l'empereur  Montézuma  lui-même  à  plier  devant  son 
audace.  Trois  mois  avaient  suffi.  Tout  n'était  point  fini  encore,  il 
est  vrai.  L'esprit  de  résistance  se  réveilla  chez  les  Aztèques,  et  à 
défaut  de  Montézuma,  tué  par  les  siens,  un  nouvel  empereur,  un 
jeune  héros,  Guatimozin»  s'arma  pour  l'indépendance  nationale. 
Les  Espagnols  eurent  à  subir  d'eflroyables  épreuves;  ils  furent  obli- 
gés un  instant  de  se  replier  en  désordre  hors  de  Mexico,  et  il  y  eut 
une  nuit,  qui  a  reçu  dans  l'histoire  le  nom  funèbre  de  la  nuit  triste, 


l'expédition    du    MEXIQUE.  677 

la  nochc  tn'str,  où  ils  touchèrent  à  la  destruction.  L'étoile  du  con- 
quérant sembla  pâlir  devant  celle  du  jeune  Guatimozin;  mais  bien- 
tôt, aidé  des  alliés  qu'il  s'était  faits  et  surtout  des  secours  qu'il  re- 
cevait des  possessions  espagnoles  voisines,  Fernand  Cortez  rentrait 
en  maître  dans  Mexico  et  y  restait  désormais.  Des  bandes  se  répan- 
daient dans  le  pays,  allant,  d'un  côté,  jusqu'à  la  Californie,  de 
l'autre  jusqu'à  Guatemala.  Les  populations,  Irappées  d'un  supersti- 
tieux étonnement  devant  la  chute  de  la  capitale  aztèque,  accouraient 
se  soumettre,  et  en  deux  ans  tout  était  accompli;  la  domination  es- 
pagnole était  fondée  dans  cet  empire,  transformé  par  l'audacieux 
génie  d'un  homme. 

Ce  n'est  plus  aujourd'hui  le  temps  des  aventures,  ou  du  moins 
les  aventures  se  proportionnent  naturellement  à  toutes  les  condi- 
tions et  au  caractère  d'un  temps  nouveau.  Elles  impliquent  mille 
questions  délicates  et  complexes  qui  n'existaient  pas  lorsque  ces 
entreprises  pouvaient  être  l'œuvre  d'une  énergique  initiative  indi- 
viduelle, à  une  époque  où  la  parole  d'un  pape  partageait  entre  les 
premiers  conquérans  d'immenses  territoires,  et  où  les  relations  d'é- 
tats à  états  n'étaient  point  un  système  organisé  d'antagonisme 
s'étendant  au  monde  entier.  Des  idées  et  des  intérêts  nouveaux  se 
sont  formés;  des  races  nouvelles,  mêlées  de  sang  indigène  et  de 
sang  européen,  se  sont  élevées.  A  l'ancienne  civilisation  aztèque  ont 
succédé  trois  siècles  de  domination  espagnole  et  un  demi-siècle 
d'anarchie  dans  une  indépendance  stérile.  Tout  a  changé  morale- 
ment et  politiquement  dans  le  Nouveau-Monde  comme  en  Europe. 
M.  Benito  Juarez  n'est  ni  un  Montézuma  ni  un  Guatimozin  ;  le  ma- 
réchal Forey  n'est  point  un  Fernand  Cortez,  pas  plus  que  le  général 
Almonte,  quoique  de  naissance  indienne,  n'est  un  chef  tlascaltèque 
allié  avec  nous,  entrant  avec  nous  à  Mexico.  Et  cependant  n'est-ce 
pas  comme  une  fatalité  singulière  qui,  à  travers  les  révolutions  et 
les  transformations,  et  dans  de  bien  autres  conditions  sans  doute,  a 
ramené  une  armée  européenne  dans  cette  même  voie  que  s'ouvrait, 
il  y  a  trois  siècles,  Fernand  Cortez,  marchant,  lui  aussi,  le  premier 
entre  tous,  de  Vera-Cruz  sur  Mexico? 

Ces  lieux,  ces  défilés,  ces  déserts,  qui  sont  toujours  des  déserts, 
plus  encore  peut-être  qu'au  moment  de  la  découverte,  sont  ceux 
que  les  premiers  conquérans  ont  traversés;  ces  villes  où  nous  cam- 
pons, où  nous  passons,  portent  le  même  nom  qu'elles  reçurent  des 
Espagnols  ou  qu'elles  portaient  avant  leur  arrivée;  ces  Indiens  que 
nous  rencontrons  sont  les  descendans  de  ceux  qui  venaient  au  camp 
des  premiers  envahisseurs,  et  leur  condition  morale  et  matérielle 
n'a  pas  beaucoup  changé.  Notre  armée  retrouve  donc  partout  les 
traces  de  Fernand  Cortez  sur  ce  chemin  de  la  Vera-Cruz  à  Mexico  qu'il 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

franchissait  en  trois  mois,  et  que  nous  avons  mis  un  an  et  demi  à 
parcourir,  ayant  à  compter  avec  des  difficultés  d'un  autre  genre  et 
toutes  les  considérations  politiques  d'un  temps  nouveau,  portant 
avec  nous  la  responsabilité  d'une  entreprise  poursuivie  isolément 
après  avoir  été  commencée  par  l'action  collective  de  trois  puis- 
sances de  l'Europe.  Yoilà  déjà  deux  ans  en  effet,  sans  qu'on  y  songe 
parfois,  que  nous  sommes  engagés  dans  cette  affaire  du  Mexique, 
où  nous  ont  laissés  un  jour  l'Angleterre  et  l'Espagne,  qui  n'est  point 
évidemment  sans  réagir  sur  l'ensemble  de  notre  politique  soit  en 
Europe,  soit  au-delà  de  l'Atlantique,  et  qui  se  prolonge  avec  une 
énigmatique  lenteur  à  travers  l'imprévu,  au  milieu  de  méfiances 
craintives  de  l'opinion  et  d'illusions  dont  l'écho  retentit  dans  les  po- 
lémiques, dans  les  brochures,  jusque  dans  les  livres  qui  sont,  comme 
celui  de  M.  Michel  Chevalier,  le  code,  le  dernier  mot  de  l'interven- 
tion au  Mexique.  Je  ne  veux  dire  qu'une  chose  pour  le  moment, 
c'est  que  les  livres  où  dominent  les  illusions,  la  politique  à  la  Fer- 
nand  Gortez,  sont  assurément  les  plus  rares,  et  que  la  première 
question  qui  s'offre  à  tous  les  esprits  est  de  savoir  comment  on  peut 
sortir  d'une  entreprise  qui  a  déjà  dépassé  toutes  les  prévisions,  où 
les  embarras  sont  certains,  où  les  avantages  sont  au  moins  lointains 
et  peut-être  problématiques. 

Un  des  caractères  les  plus  frappans,  en  effet,  de  cette  singulière 
expédition  qui  touche  aux  intérêts  mexicains  comme  aux  intérêts 
de  la  France  et  de  l'Europe  elle-même  dans  leurs  rapports  avec 
tout  le  iNouveau-Monde,  c'est  cet  imprévu  et  cette  incertitude  qui 
éclatent  à  chaque  pas,  à  mesure  qu'on  avance,  et  si  on  veut  savoir 
la  raison  la  plus  sérieuse  de  l'incontestable  impopularité  dont  jouit 
la  guerre  du  Mexique,  il  faut  avant  tout  la  chercher  dans  ce  fait, 
que  l'opinion  n'a  jamais  pu  saisir  distinctement  la  nature,  la  portée 
et  les  limites  d'une  entreprise  qu'elle  voyait  se  dérouler  au  loin  dans 
une  certaine  confusion  de  direction  et  d'incidens.  Ce  qui  a  manqué 
à  la  guerre  du  Mexique,  ce  n'est  assurément  ni  l'héroïsme  dans  le 
combat  quand  il  a  fallu  ramener  en  avant  un  drapeau  peu  accou- 
tumé à  reculer,  ni  la  mâle  vigueur  de  nos  soldats  au  milieu  des  plus 
cruelles  épreuves  de  la  maladie  ou  d'une  inaction  prolongée,  ni 
même,  je  le  crois,  la  garantie  d'intentions  protectrices  et  désinté- 
ressées de  la  part  du  gouvernement  français  ;  ce  qui  lui  a  manqué 
dès  l'origine,  c'est  la  précision  et  la  netteté  dans  la  pensée  comme 
dans  l'action,  et  cette  sorte  d'obscurité,  où  toutes  les  complications 
ont  grandi,  n'a  cessé  de  peser  sur  elle.  Qu'est-il  arrivé?  L'entreprise 
commencée  à  trois,  réglée  par  un  traité  du  31  octobre  1861  entre 
la  France,  l'Angleterre  et  l'Espagne,  a  fini  par  l'intervention  unique 
et  exclusive  de  la  France.  L'œuvre,  conçue  d'abord  comme  une  puis- 


l'expédition    du    MEXIQUE.  679 

santé  iléiiionstration  morale  d'une  efiîcacité  souveraine,  est  deve- 
nue une  guerre  véritable;  ce  qui  n'était  considéré  au  premier  jour 
que  comme  une  affaire  de  quelques  mois  dure  déjà  depuis  deux 
ans;  ce  qui  de  loin  semblait  facile  s'est  trouvé  par  le  fait  hérissé 
de  difficultés,  et  chaque  jour  est  venu  aggraver  une  situation  qui 
n'était  simple  qu'en  apparence,  en  mettant  à  nu  une  réalité  rebelle, 
en  rendant  plus  sensibles  des  conditions  morales  et  matérielles  où 
le  succès  n'est  en  quelque  sorte  qu'une  complication  de  plus  sans 
avoir  rien  de  décisif.  Le  but  le  plus  immédiat  désigné  à  notre  action 
militaire  a  été  atteint,  il  est  vrai  ;  notre  drapeau  ne  s'est  arrêté  que 
juste  le  temps  nécessaire  pour  reprendre  plus  sûrement  son  irré- 
sistible élan.  L'armée  régulière  mexicaine  s'est  évanouie  devant  la 
vaillante  bonne  humeur  de  nos  soldats  et  s'est  trouvée  un  jour  prise 
tout  entière  dans  Puebla,  la  nouvelle  Saragosse,  comme  l'ont  ap- 
pelée ses  défenseurs.  Puebla  une  fois  démantelée,  la  route  a  été 
ouverte,  et  nous  sommes  à  Mexico  depuis  six  mois.  Nous  avons  fait 
ou  laissé  faire  un  gouvernement,  presque  un  empereur  ;  mais  est-ce 
là  un  dénoûment,  et  quel  sera  ce  dénoûment? 

Qu'on  se  souvienne  un  instant  des  conditions  premières  dans  les- 
quelles s'engageait  l'affaire  du  Mexique  et  des  péripéties  aussi  con- 
fuses qu'inattendues  d'une  intervention  née  du  traité  du  31  octobre 
1861,  qui  liait  la  France,  l'Angleterre  et  l'Espagne  dans  une  action 
commune.  Au  premier  abord,  c'était  certes  l'acte  de  défense  et  de 
préservation  le  plus  simple  et  le  plus  légitime.  Il  y  avait  pour  les 
trois  puissances,  un  moment  rapprochées,  des  griefs  nombreux, 
identiques,  tristement  monotones.  Depuis  vingt-cinq  ans,  le  Mexi- 
que dans  ses  guerres  civiles  accumule  contre  les  Européens  les 
exactions,  les  spoliations,  les  brutalités  sommaires,  et  ce  n'est  pas 
seulement  dans  leurs  intérêts  que  les  étrangers  ont  eu  à  souffrir; 
c'est  dans  leur  vie  même,  comme  dans  la  sécurité  de  leur  commerce 
et  de  leur  industrie,  qu'ils  ont  été  souvent  menacés.  L'Espagne  avait 
dans  les  mains  une  série  de  conventions  perpétuellement  violées  ou 
méconnues;  elle  avait  vu  ses  nationaux  systématiquement  massa- 
crés, son  ambassadeur  brutalement  expulsé.  L'Angleterre  avait  vu 
sa  légation  à  Mexico  assaillie,  des  dépôts  d'argent  anglais  violés  et 
soustraits  à  main  armée,  sans  compter  la  suspension  permanente 
des  engagemens  contractés  avec  elle.  La  France  n'était  pas  mieux 
traitée;  ses  agens  consulaires,  ses  nationaux,  n'étaient  pas  plus  res- 
pectés ;  les  conventions  qui  sauvegardaient  ses  intérêts  vis-à-vis  du 
Mexique  n'étaient  pas  plus  fidèlement  exécutées.  Pour  tous,  il  y 
avait,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  une  liquidation  nécessaire  de  griefs 
où  tous  les  gouvernemens,  tous  les  partis  au  Mexique  avaient  leur 
part  de  responsabilité. 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quant  à  la  situation  telle  qu'elle  apparaissait  au  moment  où, 
après  une  nouvelle  guerre  civile,  M.  Juarez  et  son  parti  restaient 
maîtres  du  Mexique,  elle  n'avait  certainement  rien  de  rassurant. 
M.  Juarez  n'était  pas  responsable  de  tout  sans  nul  doute  :  il  rece- 
vait, en  montant  au  pouvoir,  le  lourd  héritage  d'une  série  de  vio- 
lences accomplies  par  d'autres,  par  les  conservateurs  comme  par  les 
radicaux;  mais  en  même  temps  à  ces  violences  du  passé,  dont  il 
avait  à  répondre  devant  les  victimes  comme  chef  de  cette  triste  ré- 
publique, il  ajoutait  ses  propres  actes.  D'autres  avaient  violé  les 
conventions  avec  les  étrangers;  lui,  il  les  abrogeait  ou  les  suspen- 
dait complètement  par  un  acte  législatif  de  1861.  C'était  lui  qui 
était  directement  responsable  de  l'expulsion  de  l'ambassadeur  d'Es- 
pagne, des  attentats  dirigés  contre  des  agens  consulaires  français, 
d'un  vol  d'argent  commis  publiquement  au  préjudice  de  l'Angle- 
terre. 11  arrivait  alors  ce  qui  arrive  toujours  :  c'est  qu'en  présence 
des  violences  des  radicaux  on  oubliait  les  excès  des  conservateurs, 
par  lesquels  on  n'avait  pas  été  mieux  traité,  et  c'était  le  ministre 
anglais  lui-même,  sir  Charles  Wyke,  qui  écrivait  le  27  août  1861  : 
«  L'unique  chance  d'un  changement  avantageux  que  je  puisse  en- 
trevoir, je  l'aperçois  dans  le  parti  conservateur,  qui  peut  arriver  au 
pouvoir  avant  que  tout  soit  perdu  et  sauver  le  pays  de  la  ruine  qui 
le  menace.  Dès  le  moment  où  nous  ferons  connaître  notre  résolution 
de  ne  pas  permettre  plus  longtemps  que  les  sujets  anglais  soient 
volés  et  assassinés  impunément,  nous  serons  respectés.  Tous  les 
Mexicains  sensés  approuveront  une  mesure  dont  ils  reconnaissent 
eux-mêmes  la  nécessité,  afin  de  mettre  un  terme  aux  excès  qui  tous 
les  jours  et  à  toutes  les  heures  se  commettent  à  l'abri  d'un  gouver- 
nement aussi  corrompu  qu'impuissant  à  maintenir  l'ordre  et  à  faire 
respecter  ses  propres  lois.  »  Ainsi  les  excès  de  l'anarchie  mexicaine 
provoquaient  la  nécessité,  l'énergie  de  la  répression  européenne,  et 
de  l'impuissance  de  tous  les  gouvernemens  à  sauvegarder  les  inté- 
rêts étrangers  naissait  cet  autre  désir  de  chercher  dans  l'établisse- 
ment d'un  régime  plus  régulier  et  plus  stable  au  Mexique  une  ga- 
rantie de  sécurité  dans  les  transactions.  C'était,  à  vrai  dire,  toute  la 
pensée  de  l'alliance  formée  le  31  octobre  1861  entre  la  France,  l'An- 
gleterre et  l'Espagne,  alliance  nécessaire,  légitime  dans  son  prin- 
cipe, prévoyante  pour  les  intérêts  de  l'Europe  dans  le  Nouveau- 
Monde,  protectrice  pour  le  Mexique  lui-même. 

Malheureusement,  dans  cette  situation  qui  semble  naturelle  et 
simple,  une  seule  chose  était  claire,  la  multiplicité,  la  gravité 
criante  des  griefs  de  l'Europe,  et  ici,  dès  les  premiers  jours,  dans 
l'interprétation  même  de  ce  droit  d'intervention  que  les  gouverne- 
mens européens  tirent  de  leurs  griefs,  dans  l'action  qui  s'engage 


l'expédition    du    MEXIQUE.  681 

SOUS  l'influence  du  traité  du  31  octobre,  commence  cette  succession 
de  malentendus  et  de  confusions  qui  ont  fait  de  la  guerre  du  Mexi- 
que une  des  énigmes  les  plus  obscures  et  les  plus  embarrassantes 
de  la  politique  contemporaine.  D'étranges  et  dangereuses  illusions 
se  mêlaient  évidemment  à  ce  que  j'appellerai  la  pensée  motrice  de 
l'expédition.  Tandis  que  la  diplomatie  restait  ostensiblement  sur  son 
terrain,  n'admettant  la  légitimité  de  l'action  coercitive  que  dans  la 
mesure  des  griefs  européens,  n'acceptant  l'idée  de  la  régénération 
intérieure  du  Mexique  que  comme  une  éventualité  qu'on  pouvait 
encourager,  si  elle  se  réalisait  spontanément ,  mais  dont  on  devait 
décliner  la  responsabilité,  l'imagination  à  son  tour  entrait  en  scène 
et  faisait  son  œuvre.  La  transformation  de  la  république  mexicaine 
en  monarchie  était  présentée  comme  le  dernier  mot  de  l'interven- 
tion de  l'Europe.  Tout  était  merveilleusement  disposé,  et  le  choix 
du  prince  appelé  à  monter  sur  ce  trône  nouveau  était  même  fixé. 
On  ne  doutait  pas  que  le  rêve  d'un  archiduc  empereur  du  Mexique 
ne  devînt  en  quelques  jours  une  réalité.  Il  semblait  qu'il  n'y  eût 
qu'à  paraître  devant  la  Vera-Cruz  pour  que  la  nation  tout  entière  se 
soulevât,  secouant  le  joug  de  M.  Juarez  et  venant  demander  un  roi. 
Cette  prévision,  cette  confiance  exprimée  avec  plus  d'abandon  dans 
l'intimité,  perçait  jusque  dans  la  réserve  des  instructions  officielles 
données  par  les  gouvernemens  à  leurs  plénipotentiaires.  «  Il  pour- 
rait arriver,  disait  le  ministre  des  aflaires  étrangères  de  France  à 
l'amiral  Jurien  de  LaGravière,  que  la  présence  des  forces  alliées 
sur  le  territoire  du  Mexique  déterminât  la  partie  saine  de  la  popu- 
lation, fatiguée  d'anarchie,  affamée  d'ordre  et  de  repos,  à  tenter  un 
effort  pour  constituer  dans  le  pays  un  gouvernement  présentant  les 
garanties  de  force  et  de  stabilité  qui  ont  manqué  à  tous  ceux  qui  se 
sont  succédé  depuis  l'émancipation.  Les  puissances  alliées  ont  un 
intérêt  commun  et  trop  manifeste  à  voir  le  Mexique  sortir  de  l'état 
de  dissolution  sociale  où  il  est  plongé...  Cet  intérêt  doit  les  engager 
à  ne  pas  décourager  des  tentatives  de  la  nature  de  celle  que  je  viens 
de  vous  indiquer,  et  vous  ne  devriez  pas  leur  refuser  vos  encoura- 
gemens  et  votre  appui  moral...  »  Lord  John  Russell,  en  accentuant 
plus  nettement  l'attitude  de  l'Angleterre,  se  faisait  lui-même  l'écho 
de  tous  les  bruits  du  moment,  quand  il  écrivait  encore  le  17  janvier 
1862  à  sir  Charles  Wyke  :  «  On  dit  que  l'archiduc  Maximilien  sera 
invité  par  un  nombre  considérable  de  Mexicains  à  monter  sur  le 
trône  du  Mexique,  et  qne  la  nation  applaudira  à  ce  changement... 
Si  le  peuple  mexicain,  par  un  mouvement  spontané,  place  sur  le 
trône  l'archiduc  d'Autriche,  il  n'y  a  rien  dans  la  convention  qui  s'y 
oppose.  D'un  autre  côté,  nous  ne  devrions  participer  à  aucune  in- 
tervention destinée  à  exercer  une  pression  pour  arriver  à  ce  but  : 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  aux  Mexicains  à  consulter  leurs  propres  intérêts.  »  L'Espagne, 
plus  récalcitrante,  parce  qu'elle  aurait  voulu  la  couronne  pour  un 
de  ses  princes,  et  comptant  sans  le  plénipotentiaire  qu'elle  envoyait, 
ne  voyait  pas  moins  la  monarchie  au  bout  de  l'expédition. 

D'où  venait  cette  idée?  Elle  n'était  point  nouvelle  sans  doute;  elle 
s'est  produite  plus  d'une  fois  au  Mexique  comme  l'expression  de  la 
lassitude  d'une  anarchie  prolongée.  Elle  pouvait  naître  au  spectacle 
de  l'impuissance  des  partis,  de  la  décomposition  de  cette  malheu- 
reuse république  et  aux  récits  des  agens  étrangers,  qui  laissaient 
entrevoir  quelquefois  que  c'était  tout  au  plus  l'affaire  d'une  pro- 
menade d'un  régiment  de  zouaves  à  Mexico.  Au  fond,  elle  était  sur- 
tout répandue  et  entretenue  par  quelques  Mexicains  bannis  ou  émi- 
grés volontaires,  qui  voyaient  dans  l'intervention  une  occasion 
unique  de  poursuivre  à  l'abri  du  drapeau  européen  un  projet  long- 
temps médité,  et  qui  flattaient  habilement  le  gouvernement  français 
de  la  séduisante  perspective  d'un  empire  créé  sous  ses  auspices  au- 
delà  de  l'Atlantique,  de  la  régénération  d'un  peuple  due  à  son  ini- 
tiative. Ces  Mexicains,  je  le  crois,  voyaient  dans  cette  combinaison 
le  salut  de  leur  pays.  Ce  qu'ils  ajoutaient,  ce  qu'ils  laissaient  espé- 
rer et  ce  qui  était  dangereux,  parce  que  c'était  l'illusion  se  glissant 
dans  la  politique,  c'est  que  l'œuvre  était  facile,  c'est  que  la  simple 
apparition  des  forces  alliées  au  Mexique  allait  déterminer  une  insur- 
rection soudaine  et  universelle  des  élémens  conservateurs.  On  le 
croyait  si  bien  que  lorsque  l'un  de  ces  Mexicains,  le  général  Al- 
monte,  était  expédié  dans  son  pays  au  commencement  de  1862, 
c'était  dans  la  pensée  que  tout  était  à  demi  accompli  déjà.  Et  cepen- 
dant, au  moment  même  où  l'on  disait  en  France  que  nos  soldats 
étaient  en  marche  sur  Mexico,  rien  n'était  fait;  une  partie  des  forces 
alliées  était  beaucoup  plus  près  de  se  replier  vers  la  Vera-Gruz 
pour  se  rembarquer  que  de  se  tourner  vers  Mexico ,  et  le  général 
Almonte,  arrivant  dans  cette  confusion  avec  sa  monarchie  toute 
faite,  n'était  qu'un  embarras  de  plus. 

La  manière  même  dont  l'expédition  était  combinée  et  exécutée  à 
l'origine  ne  portait  pas  moins  la  marque  de  l'incertitude  des  trois 
politiques  qui  venaient  de  se  lier  par  un  traité.  Il  est  malheureuse- 
ment vrai  qu'on  partait  comptant  un  peu  sur  la  bonne  fortune.  On 
allait  chercher  ensemble  la  réparation  de  griefs  aussi  nombreux 
qu'éclatans,  et  on  ne  se  mettait  point  d'accord  sur  la  portée  précise 
des  réclamations  qu'on  allait  soutenir  en  commun.  On  allait  deman- 
der au  Mexique  de  se  régénérer  sous  la  protection  de  l'Europe,  de 
se  donner  un  gouvernement  nouveau  offrant  des  garanties  d'avenir 
pour  lui-même,  d'équité,  de  sécurité  pour  les  étrangers,  et  on  affec- 
tait de  s'interdire  toute  immixtion  dans  les  affaires  mexicaines.  On 


.l'expédition    du   MEXIQUE.  683 

croyait  au  moins  la  guerre  possible,  puisqu'on  envoyait  des  soldats, 
puisqu'une  marche  dans  l'intérieur  était  prévue,  et  on  semblait  ne 
point  se  douter  que  dans  un  pays  incorniu,  presque  désert,  ces  sol- 
dats qu'on  envoyait  avaient  besoin  de  moyens  de  transport,  de  vivres 
assurés,  d'objets  de  campement,  d'un  matériel  de  guerre.  L'armée 
espagnole  elle-même,  on  le  sait,  quoique  plus  nombreuse  et  plus  à 
portée  de  ses  ressources  de  La  Havane,  n'était  nullement  organisée 
pour  l'action.  Un  seul  bataillon  avait  de  quoi  camper,  et  ni  Espa- 
gnols, ni  Anglais,  ni  Français,  n'avaient  de  quoi  faire  une  étape.  Je 
ne  parle  plus  de  l'arrivée  prématurée  des  Espagnols  avant  les  autres 
alliés  et  de  cette  façon  décousue  dont  s'engageait  l'expédition. 

Qu'en  pouvait-il  résulter?  C'est  qu'une  fois  l'expédition  partie, 
les  gouvernemens  n'étaient  plus  maîtres  de  rien;  on  allait  se  trou- 
ver à  chaque  pas  en  face  de  l'imprévu,  de  l'inconnu.  De  la  con- 
fiance exagérée  qu'on  avait  eue  dans  une  insurrection  spontanée  du 
peuple  mexicain  pour  la  monarchie,  tout  au  moins  contre  le  gou- 
vernement radical  de  M.  Juarez,  on  retombait  dans  cette  déception 
qui  attendait  les  agens  européens  à  leur  débarquement,  et  qui  allait 
devenir  une  source  de  dissentimens  entre  eux.  A  la  Vera-Ci'uz,  ils 
demandaient  où  étaient  les  partisans,  les  amis  de  l'intervention,  et 
on  leur  répondait  qu'ils  étaient  dans  l'intérieur  du  pays.  Une  fois 
dans  l'intérieur,  ils  cherchaient  encore  ces  conservateurs  qui  de- 
vaient se  lever  à  leur  approche;  on  leur  répondait  qu'ils  ne  pou- 
vaient se  montrer,  qu'ils  étaient  sous  le  coup  de  la  terreur  inspirée 
par  Juarez  et  les  siens.  —  De  l'absence  de  toute  intelligence  précise 
entre  les  gouvernemens  sur  les  objets  principaux  de  l'intervention 
naissaient  les  conflits  d'interprétation  entre  ceux  qui  étaient  envoyés 
au  Mexique.  Les  plénipotentiaires  en  venaient  rapidement  à  ne  plus 
s'entendre  sur  rien,  ni  sur  le  but  de  l'expédition  ni  sur  le  sens  du 
traité  du  31  octobre,  pas  même  sur  la  manière  de  présenter  leurs 
réclamations.  Ceux  qui  ne  voulaient  pas  traiter  avec  M.  Juarez 
avaient  raison,  puisque  ce  pouvoir  n'offrait  point  évidemment  les 
garanties  d'avenir  et  de  sécurité  qu'on  allait  demander  au  Mexique; 
ceux  qui  refusaient  de  voir  dans  l'intervention  le  renversement  né- 
cessaire et  préalable  de  M.  Juarez  n'avaient  point  tort,  puisqu'on 
déclarait  qu'on  ne  voulait  point  s'immiscer  dans  les  affaires  inté- 
rieures du  Mexique.  Il  en  résultait  qu'on  traitait  et  qu'on  ne  traitait 
pas,  qu'on  gagnait  du  temps,  et  que  l'alliance  se  dissolvait  lente- 
ment avant  de  se  rompre  avec  éclat  à  Orizaba,  devant  l'ennemi. 

Chose  plus  grave ,  de  l'insuffisance  des  moyens  mis  au  service  de 
l'expédition  naissait  une  nécessité  d'inaction  là  où  on  avait  prévu 
presque  un  coup  de  main,  et  c'est  ce  qui  expliquait  cette  conven- 
tion de  la  Soledad,  qui  était,  si  l'on  veut,  un  arrêt  dans  l'interven- 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion,  un  expédient,  et  qui  n'était  pas  moins  une  fatalité  de  la  situa- 
tion. Du  décousu  des  opérations  premières,  de  l'arrivée  prématurée 
des  Espagnols,  naissait  pour  la  France  la  nécessité  d'augmenter  son 
contingent  pour  rétablir  l'équilibre  dans  l'action.  De  l'ensemble  de 
toutes  ces  causes  enfin  naissait  cette  situation  extrême,  où  une  al- 
liance qui  n'avait  rien  fait  encore  volait  en  éclats  dans  une  dernière 
conférence  des  plénipotentiaires  à  Orizaba,  où  la  convention  provi- 
soire de  la  Soledad  disparaissait  dans  un  désaveu  de  notre  gouver- 
nement, et  où  le  général  de  Lorencez,  envoyé  pour  succéder  à  l'a- 
miral .lurien  de  La  Gravière,  restait  seul,  au  nom  de  la  France, 
chargé  de  reprendre  une  expédition  commencée  à  trois.  Les  Anglais 
avaient  toujours  déclaré  qu'ils  ne  s'avanceraient  pas  dans  l'intérieur 
au-delà  des  points  où  on  était  allé  camper  sans  coup  férir,  par  suite 
de   la  convention  de  la  Soledad.   Les   Espagnols  étaient  arrivés 
bruyamment  les  premiers  à  la  Vera-Cruz,  et  se  rembarquaient  main- 
tenant assez  piteusement,  par  un  coup  de  tête  du  général  Prim,  que 
le  gouvernement  de  Madrid  n'a  jamais  osé  désavouer.  La  France 
restait  donc  seule.  Jusque-là  c'était  l'intervention  européenne,  et 
elle  ne  s'était  attestée  que  par  l'impuissance  dans  la  division  des 
conseils;  c'était  dès  ce  moment  l'intervention  française  qui  com- 
mençait, avec  les  alliés  de  moins  et  le  général  Almonte  de  plus  dans 
notre  camp.  On  était  à  la  fin  d'avril  186'2. 
.  Une  dernière  illusion  restait,  c'est  que  l'armée  mexicaine,  si  elle 
existait,  s'évanouirait  au  premier  choc,  c'est  qu'il  n'y  avait  qu'à  s'é- 
lancer pour  rencontrer  enfin  partout  cette  insurrection  nationale  si 
souvent  annoncée,  pour  marcher  jusqu'à  Mexico  au  milieu  des  ac- 
clamations d'un  peuple  délivré,  et  c'était  la  mission  que  le  général 
de  Lorencez  avait  désormais  à  remplir.  Il  pouvait  du  moins  tenter 
l'aventure  qui  de  loin  semblait  si  facile.  La  convention  de  la  So- 
ledad n'existait  plus;  le  corps  expéditionnaire   français  venait  de 
s'accroître,  il  était  porté  à  six  ou  sept  raille  hommes.  Trois  mois 
avaient  été  employés  avec  prévoyance  par  l'amiral  Jurien  de  La 
Gravière  à  préparer  une  marche  en  avant  en  rassemblant  tout  ce 
qu'il  avait  pu  trouver  de  moyens  de  transport.  La  marche  commen- 
çait en  etfet  aussitôt.  Elle  fut  d'abord  brillante.  Nos  soldats,  rame- 
nés un  moment  en  arrière  pour  faire  honneur  aux  engagemens  de 
la  Soledad,  reprenaient  leur  élan  sur  une  provocation  du  général 
mexicain  Zaragoza,  dépassaient  Orizaba  et  abordaient  avec  une  vail- 
lante résolution  les  hauts  défilés  des  Cumbrcs,  qu'ils  emportaient 
comme  en  se  jouant;  tout  cédait  devant  leur  audace.  Les  détache- 
mens  mexicains  qu'ils  avaient  devant  eux  se  repliaient  rapidement, 
et  le  k  mai  on  était  devant  la  ville  de  Puebla,  où  s'était  concen- 
trée l'armée  mexicaine,  paraissant  disposée  à  se  défendre  à  l'abri 


l'expédition    du    MEXIQUE.  ()85 

de  fortifications  dont  on  ne  connaissait  pas  la  puissance.  Placée  à 
vingt-huit  lieues  de  Mexico,  servant  en  quelque  sorte  de  tète  aux 
deux  routes  qui  viennent  de  la  Vera-Cruz,  l'une  par  Jalapa,  l'autre 
par  Orizaba,  et  qui  se  rejoignent  en  avant  de  la  ville,  Puebla  a 
été  tour  à  tour  prise  et  reprise  par  tous  les  partis.  C'est  probal)le~ 
ment  la  ville  du  monde  qui  a  été  le  plus  souvent  assiégée  :  elle 
en  est,  dit-on,  au  cent  cinquantième  siège.  En  se  présentant  devant 
Puebla,  le  général  de  Lorencez  était  encore  évidemment  dans  cette 
illusion  confiante  dont  je  parlais  :  il  pensait  qu'il  n'y  avait  qu'à 
tenter  quelque  démonstration  vigoureuse  pour  emporter  cette  pre- 
mière citadelle  de  la  défense  mexicaine  et  pour  provoquer  un  mou- 
vement de  la  population  tout  entière. 

Ici  commençait  le  réveil.  Le  5  mai  au  matin,  des  colonnes  com- 
posées de  zouaves  et  de  chasseurs  étaient  lancées  à  l'assaut  des 
hauteurs  et  du  fort  de  Guadalupe,  qui  commandent  la  ville.  Au  lieu 
d'avoir  à  enlever  une  position  de  peu  d'importance,  comme  on  l'a- 
vait dit  au  général  de  Lorencez,  nos  soldats  allaient  se  heurter 
contre  un  couvent  massif  transformé  en  forteresse,  défendu  par  une 
garnison  de  deux  mille  hommes,  protégé  par  une  artillerie  énergi- 
quement  servie,  par  tout  un  système  de  feux  combinés.  Quelques- 
uns  des  plus  intrépides  assaillans  arrivèrent,  sous  un  feu  terrible, 
jusque  dans  les  fossés  du  fort,  se  hissèrent  jusque  sur  les  murs,  et 
y  périrent  ;  le  reste  échouait  au  pied  de  ce  formidable  rempart.  Un 
orage  torrentiel,  obscurcissant  l'air,  vint  interrompre  cette  lutte, 
qui  était  désormais  sans  issue,  puisqu'on  n'avait  point  une  artillerie 
suffisante  pour  attaquer  le  fort  de  Guadalupe,  et  que  l'héroïsme  lui- 
même  était  impuissant  contre  cette  masse  hérissée  de  feux.  Le  gé- 
néral de  Lorencez  venait  de  faire  une  expérience  pénible  pour  son 
âme  militaire,  pénible  aussi  pour  ce  drapeau  qui  allait  chercher  au 
fond  du  Mexique  une  disgrâce  inattendue.  Il  avait  appris  deux 
choses  :  c'est  que  décidément  il  y  avait  une  armée  mexicaine,  que 
la  guerre  avait  partout  ses  nécessités,  et  qu'on  avait  été  trompé,  que 
cette  insurrection  nationale  qu'on  montrait  sans  cesse  à  l'horizon 
n'était  qu'un  mirage.  Il  laissait  déborder  l'amertume  de  son  cœur 
de  soldat  lorsque,  quelques  jours  plus  tard,  rentré  à  Orizaba,  il  di- 
sait à  sa  petite  armée  :  «  Soldats,  votre  marche  sur  Mexico  a  été  ar- 
rêtée par  des  obstacles  matériels  auxquels  vous  deviez  être  loin  de 
vous  attendre  d'après  les  renseignemens  qui  vous  avaient  été  don- 
nés. On  vous  avait  cent  fois  répété  que  la  ville  de  Puebla  vous  ap- 
pelait de  tous  ses  vœux,  et  que  la  population  se  presserait  sur  vos 
pas  pour  vous  couvrir  de  fleurs.  C'est  avec  la  confiance  inspirée  par 
ces  assurances  trompeuses  que  nous  nous  sommes  présentés  devant 
Puebla.  Cette  ville  était  hérissée  de  barricades  et  dominée  par  une 


686  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

forteresse  où  les  moyens  de  défense  avaient  été  accumulés.  Notre 
artillerie  de  campagne  étant  insuffisante  pour  faire  brèche  aux  mu- 
railles, un  matériel  de  siège  était  devenu  nécessaire.  Nous  n'avions 
point  ce  matériel;  mais,  confians  dans  votre  intrépidité,  vous  vous 
êtes  sans  hésitation  précipités  sur  des  fortifications  défendues  par 
de  l'artillerie  et  par  un  triple  étage  de  mousqueterie.  Vous  avez  fait 
ce  que  les  soldats  français  seuls  savent  faire,...  et  l'ennemi  a  si 
bien  appris  à  vous  connaître  ce  jour-là,  que  pendant  votre  retraite 
de  Puebla  à  Orizaba ,  quoique  vous  fussiez  embarrassés  par  un 
convoi  de  plus  de  deux  cents  voitures,  il  n'a  pas  osé  vous  attaquer, 
ni  même  vous  inquiéter.  »  C'est  là,  j'ose  le  dire,  le  résumé  naïf, 
empreint  d'une  virile  tristesse,  de  cette  partie  de  la  campagne  du 
Mexique. 

Au  fond,  cette  attaque  infructueuse  du  5  mai,  qui,  en  intéressant 
l'honneur  militaire  de  la  France,  allait  donner  à  l'expédition  du 
Mexique  un  nouveau  caractère,  cette  attaque  infructueuse,  dis-je, 
était  peut-être  encore  un  bonheur  :  elle  éclairait  toute  une  situa- 
tion. Que  serait-il  arrivé,  si,  trompée  par  un  succès  facile,  attirée 
dans  l'intérieur,  notre  petite  armée  eût  rencontré  plus  loin  quelque 
épreuve  semblable  à  celle  du  5  mai  devant  Puebla  et  s'était  trouvée 
ayant  l'ennemi  en  face  et  ses  communications  avec  la  mer  intercep- 
tées par  des  tourbillons  de  guérillas?  Six  mille  hommes  de  cette 
trempe,  vigoureusement  commandés,  se  fraient  sans  doute  toujours 
un  passage  au  Mexique.  Ils  auraient  livré  des  combats  heureux  sans 
cesse  renouvelés,  et  ils  pouvaient  revenir  à  la  fin  harcelés,  épuisés 
et  décimés  sans  que  leur  cœur  eût  jamais  connu  la  faiblesse.  En 
rentrant  à  Orizaba  par  une  inspiration  de  prudence  qui  devait  lui 
coûter  après  un  revers ,  le  général  de  Lorencez  évitait  de  tout  per- 
dre; il  restait  dans  une  contrée  salubre,  il  maintenait  ses  commu- 
nications avec  la  Vera-Gruz,  il  gardait  sa  petite  armée  intacte  en 
attendant  que  la  France  vînt  à  son  secours,  et  il  parvenait  même 
dans  sa  retraite  à  rallier  un  des  principaux  chefs  réactionnaires 
mexicains  errant  dans  le  pays,  le  général  Leonardo  Marquez,  qui 
lui  apportait  le  contingent  délabré  de  ses  bandes  presque  nues,  sans 
chaussures  et  sans  équipement. 

C'était  là  le  côté  le  moins  défavorable  de  l'échec  du  5  mai,  qui 
trouvait  ainsi  en  lui-même  son  correctif  et  sa  compensation  ;  mais 
en  même  temps  ce  revers  inattendu  avait  plusieurs  conséquences 
également  fâcheuses  :  il  laissait  pendant  quatre  ou  cinq  mois  une 
poignée  d'hommes  aux  prises  avec  toutes  les  difficultés  d'une  vie 
en  pays  ennemi,  loin  de  tout  secours  ;  il  rendait  plus  sensible  la 
solidarité  de  l'intervention  française  et  d'un  parti  dont  nous  por- 
tions la  fortune  dans  notre  camp,  qui  était  notre  allié  sans  être 


l'expédition    du    MEXIQUE.  687 

absolument  une  force  pour  nous,  qui  nous  créait  au  contraire  plus 
d'embarras  qu'il  ne  nous  oiTrait  d'avantages  et  de  moyens  de  suc- 
cès; il  grandissait  enfin  le  pouvoir  moral  de  M.  Juarez  et  de  son 
gouvernement  en  leur  donnant  le  prestige  momentané  d'une  vic- 
toire imprévue,  en  exaltant  l'instinct  de  résistance  et  en  refroidis- 
sant ou  en  réduisant  au  silence  ceux  qui  n'attendaient  qu'un  succès 
de  l'intervention  française  pour  se  tourner  vers  elle.  On  était  alors  à 
la  fin  de  mai,  et  il  y  avait  au  moins  quatre  ou  cinq  mois  à  passer  au 
Mexique  dans  ces  conditions,  qui  pouvaient  en  certains  momens 
devenir  difficiles,  si  ce  n'est  périlleuses. 

Certes  la  difficulté  n'était  point  précisément  de  se  maintenir  à 
Orizaba  à  l'abri  de  toute  insulte.  Si  la  petite  armée  qui  venait  de 
s'arrêter  devant  Puebla  était  insuffisante  pour  pousser  sa  marche 
offensive  jusqu'à  Mexico,  elle  avait  tout  ce  qu'il  fallait  de  vigueur 
et  de  résolution  pour  opposer  a  toute  agression  une  fière  défense. 
Rien  ne  le  prouvait  mieux  que  ce  qui  arrivait  peu  après.  Le  général 
Zaragoza,  le  vainqueur  de  Puebla,  tout  fier  de  son  succès,  ne  son- 
geait à  rien  moins  qu'à  cerner  et  à  prendre  le  corps  expéditionnaire 
français;  il  eut  même  la  fatuité  singulière  de  sommer  avant  l'action 
le  général  de  Lorencez  de  se  rendre.  Ses  dispositions  n'étaient 
point  mal  prises.  Tandis  qu'il  devait  attaquer  Orizaba  d'un  côté  le 
1/i  juin,  le  général  Gonzalez  Ortega  devait  s'emparer  du  Cerro  del 
Borrego,  qui  domine  la  ville  et  que  les  chefs  de  l'armée  française 
avaient  négligé  d'occuper.  Dès  la  veille  de  l'attaque,  le  général  Or- 
tega était  en  effet  maître  des  positions  qui  lui  avaient  été  désignées. 
Malheureusement  pour  lui,  le  déloger  de  là  fut  l'affaire  d'une  com- 
pagnie française  qui,  sous  la  direction  d'un  intrépide  officier,  le  ca- 
pitaine Détrie ,  gravissait  pendant  la  nuit  cette  montagne  escar- 
pée, trouvait  l'armée  mexicaine  endormie,  la  dispersait,  et  restait  à 
son  tour  maîtresse  de  ces  formidables  hauteurs  après  un  combat 
acharné  livré  dans  l'obscurité,  au  milieu  des  cris  que  poussait  le 
général  Ortega  pour  rallier  ses  soldats.  Zaragoza  n'eut  point  envie 
de  pousser  plus  loin  son  siège  d' Orizaba,  et  l'armée  mexicaine  dis- 
parut, dégoûtée  de  toute  tentative  nouvelle. 

Le  danger  le  plus  redoutable  n'était  donc  point  dans  une  at- 
taque contre  laquelle  on  était  toujours  en  garde  ;  la  difficulté  la 
plus  sérieuse  était  de  vivre  matériellement.  Lorsque  le  petit  corps 
expéditionnaire  conduit  par  l'amiral  Jurien  de  La  Gravière  arrivait 
pour  la  première  fois  à  Orizaba  et  à  Tehuacan  à  la  faveur  de  la 
convention  de  la  Soledad,  on  était  en  paix,  on  pouvait  s'appro- 
visionner dans  le  pays.  Depuis  que  la  guerre  était  ouverte,  le 
premier  soin  de  l'armée  mexicaine  était  de  faire  le  vide  autour 
du  camp  français,   de  ne  laisser  rien  arriver,  de  chasser  même 


68S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  bestiaux  à  de  grandes  distances.  Il  fallait  tout  tirer  de  la  Vera- 
Cruz,  et  là  était  justement  la  difficulté.  Ces  trente-trois  lieues  qui 
séparent  Orizaba  de  la  mer,  on  ne  pouvait  les  parcourir  qu'au 
prix  d'eiïorts  immenses.  Il  fallait  rassembler  péniblement  des 
moyens  de  transport,  faire  escorter  les  convois,  se  battre  sou- 
vent contre  les  guérillas  qui  tentaient  d'intercepter  la  marche ,  se 
mesurer  avec  tous  les  obstacles  naturels,  aggravés  par  la  saison  des 
pluies.  De  la  Tejeria,  près  de  la  Vera-Gruz,  à  la  Soledad,  il  n'y  a 
que  six  lieues;  on  mettait  six  jours  à  les  parcourir,  traînant  les  voi- 
tures à  travers  les  terrains  marécageux.  On  ne  pouvait  avancer  qu'à 
l'aide  du  travail  incessant  des  sapeurs  du  génie,  et  quelquefois  on 
marchait  pendant  dix-huit  heures  de  suite  sans  pouvoir  trouver  un 
emplacement  sec  où  le  soldat  pût  se  reposer.  Le  résultat  le  plus 
heureux  était  de  faire  arriver  un  convoi  en  un  mois,  et  il  y  eut  des 
momens  où  les  vivres  étaient  sur  le  point  de  manquer,  où  on  était 
réduit  à  diminuer  les  rations  pour  les  hommes  et  pour  les  chevaux. 
La  population  affamée  commençait  à  émigrer.  Ainsi  vivre  au  jour 
le  jour,  sans  ravitaillemens  assurés,  ne  maintenir  qu'à  grand'peine 
les  communications  avec  la  Vera-Gruz  par  l'occupation  forcée  de 
toute  une  ligne  de  postes,  et  en  affaiblissant  la  défense  d' Orizaba 
par  cette  dissémination  nécessaire  de  petites  garnisons,  attendre 
dans  une  inaction  ingrate  et  irritante,  voilà  donc  à  quoi  se  passaient 
plus  de  quatre  mois.  La  situation  pouvait  être  plus  violente  et  plus 
périlleuse,  elle  ne  pouvait  être  plus  oppressive  pour  une  poignée 
d'hommes  jetés  à  deux  mille  lieues  de  la  France  et  réduits  à  tout 
attendre  d'eux-mêmes. 

Et  cependant,  qu'on  le  remarque  bien,  il  y  avait  parmi  nous  des 
Mexicains;  il  y  avait,  disait-on,  une  masse  de  population  sensée  et 
fatiguée  d'anarchie  qui  nous  attendait;  il  y  avait  dans  notre  camp 
un  chef  suprême  de  la  nation  qui  s'était  institué  lui-même  à  l'abri 
de  notre  drapeau,  un  simulacre  de  gouvernement  qui  se  remuait  à 
notre  ombre,  qui  rendait  des  décrets,  émettait  du  papier-monnaie, 
se  donnait  le  passe-temps  de  rédiger  des  dépêches  ou  de  destituer 
des  généraux,  et  célébrait  même  avec  la  ponctualité  sérieuse  de  la 
routine  les  fêtes  du  calendrier  mexicain.  A  quoi  nous  servait  cette 
alliance,  rendue  plus  sensible  par  l'arrivée  du  général  Almonte  et 
par  ses  prétentions  de  chef  suprême?  A  rien;  elle  nous  compromet- 
tait, elle  nous  isolait,  elle  rétrécissait  la  politique  de  la  France,  elle 
donnait  à  notre  intervention  la  couleur  d'une  compétition  de  parti. 
De  cette  présence  du  général  Almonte ,  notre  armée  ne  retirait  pas 
même  le  faible  avantage  de  quelques  facilités  de  plus,  d'une  intel- 
ligence plus  intime  avec  le  pays.  Ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est 
la  correspondance  du  général  de  Lorencez  résumée  dans  un  rapport 


l'expédition    du    MEXIQUE.  689 

officiel.  Tous  les  cITorts  pour  se  procurer  des  mulels  de  bât  pour  les 
transports  échouèrent  contre  les  mauvaises  dispositions  des  habi- 
tans.  Quand  un  de  nos  détachemens  entrait  à  Gordova,  la  popula- 
tion presque  tout  entière  manifestait  son  hostilité  en  fuyant  à  notre 
approche.  Sur  la  ligne  de  nos  communications,  il  n'y  avait  aucun 
secours  k  attendre,  et  jusqu'aux  portes  de  la  Vera-Gruz,  à  la  Tejeria, 
nos  postes  étaient  exposés  à  être  assaillis  par  des  bandes  descendues 
des  hauteurs  de  Jalapa.  La  terre  eliaude  était  infestée  d'ennemis. 
A  Orizaba  même,  la  malveillance  se  donnait  carrière  par  toute 
sorte  de  bruits  inquiétans  qui  ne  pouvaient  ébranler  l'armée ,  mais 
qui  la  tenaient  sans  cesse  en  alerte.  Le  contingent  mexicain  aurait 
pu  du  moins  prêter  quelque  secours,  et  Marquez  se  remuait  de  son 
mieux  pour  s'organiser,  pour  se  donner  une  apparence  d'armée. 
Cependant  c'était  là  encore  une  charge.  Ce  contingent  mexicain,  il 
fallait  l'équiper,  le  vêtir,  l'armer,  le  nourrir,  lui  avancer  même  de 
l'argent,  et,  cela  fait,  on  ne  pouvait  en  attendre  qu'un  médiocre  ser- 
vice. Un  jour  le  général  Marquez  partait  avec  deux  mille  cavaliers 
pour  aller  protéger  un  convoi  :  il  n'attendit  même  pas  à  la  Tejeria  le 
chargement  des  voitures  ;  il  repartit  aussitôt ,  laissant  le  convoi.  Il 
expliquait  son  retour  précipité  par  le  bruit  d'une  attaque  qui  me- 
naçait Orizaba,  et  la  vraie  raison  était  qu'il  n'aurait  pu  retenir  ses 
hommes  un  jour  de  plus  dans  une  région  où  sévissait  la  lièvre  jaune. 
Peu  après  il  se  déclarait  hors  d'état  d'escorter  un  autre  convoi  pré- 
paré à  la  Vera-Gruz.  Quant  aux  autres  chefs  de  bandes  réaction- 
naires disséminées  dans  le  reste  du  pays,  ils  tenaient  la  campagne 
pour  eux-mêmes,  contre  M.  Juarez,  bien  plus  qu'ils  ne  concouraient 
à  nos  opérations.  C'est  à  quoi  nous  servait  jusque-là  le  général  Al- 
monte.  Comme  homme  menacé  de  proscription  et  de  mort  en  arri- 
vant au  Mexique,  il  devait  trouver  assurément  la  protection  de  notre 
drapeau;  comme  chef  de  gouvernement,  il  n'était  plus  qu'un  em- 
barras dans  la  situation  difficile  où  nous  étions. 
.  La  conséquence  la  plus  grave  peut-être  de  l'événement  du  5  mai, 
c'était  l'avantage  moral  évident  que  cet  échec  donnait  soudainement 
à  M.  Juarez  et  à  son  gouvernement  aux  yeux  du  pays.  Ils  n'en  va- 
laient pas  mieux  à  coup  sur,  mais  ils  avaient  pour  eux  le  prestige 
d'une  victoire  remportée  sur  une  intervention  qu'ils  représentaient 
comme  une  invasion,  et  le  parti  dominant  à  Mexico  se  hâtait  d'exa- 
gérer, d'exploiter  un  succès  de  hasard.  Le  président  lui-même  se 
rendait  à  Puebla  pour  distribuer  des  médailles  aux  héroïques  défen- 
seurs de  la  nouvelle  Saragosse,  et  lorsque  peu  après,  au  mois  de 
septembre,  le  général  Zaragoza  mourait  subitement,  on  transpor- 
tait le  vainqueur  de  Puebla  à  Mexico,  on  lui  décernait  les  plus  grands 
honneurs;  on  avait  même  l'indignité  de  mettre  à  ses  pieds  un  dra- 

TOME   XLVIU.  44 


090  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peau  français  :  l'armée  mexicaine  avait  vaincu  les  soldats  de  Solfe- 
rino!  Sans  avoir  la  portée  qu'on  lui  donnait,  l'incident  de  Puebla 
était  évidemment  une  sérieuse  complication  morale  qui  avait  pour 
premier  eiïet  une  certaine  surexcitation  d'orgueil  national  colorée 
de  toutes  les  hyperboles  de  l'imagination  mexicaine.  Jusque-là  il 
était  bien  clair  que  l'Indien  rusé  et  opiniâtre  qui  était  à  la  tête  de 
la  république  mexicaine,  que  M.  Juarez  avait  tous  les  avantages  sur 
l'intervention.  Il  avait  habilement  démêlé  dès  l'origine  les  faiblesses 
de  l'alliance,  et  il  avait  aidé  de  son  mieux  aux  dissentimens  par 
l'intermédiaire  de  son  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Manuel 
Doblado,  le  principal  auteur  de  la  convention  de  la  Soledad,  le  né- 
gociateur retors  envoyé  au  général  Prim ,  le  libéral  préféré  de  sir 
Charles  Wyke.  Par  suite  de  l'échec  de  Puebla,  M.  Juarez  devenait 
le  représentant  populaire  de  l'indépendance  menacée;  il  était  la 
personnification  vivante  de  la  résistance. 

Cette  indépendance  mexicaine  au  reste,  cette  indépendance  qui 
n'était  nullement  menacée,  M.  Juarez  et  les  siens  la  défendaient 
d'une  étrange  façon,  en  multipliant  les  contributions  de  guerre,  en 
pressurant  périodiquement  les  capitalistes  à  Mexico,  en  rendant  des 
décrets  qui  déclaraient  toutes  les  propriétés  particulières  des  Mexi- 
cains propriétés  nationales,  en  pesant  sur  la  population  tout  entière 
par  des  menaces  de  proscription  et  de  mort,  en  redoublant,  à  l'égard 
des  étrangers,  d'exactions,  de  spoliations  et  de  violences.  M.  Juarez, 
en  participant  à  la  plupart  de  ces  violences,  en  éludait  quelques- 
unes,  il  faut  lui  rendre  cette  justice.  Un  jour,  à  Mexico,  une  tourbe 
de  bas  peuple,  assaillant  en  tumulte  le  palais  du  gouvernement, 
demandait  au  président  de  désarmer  les  étrangers  pour  armer  les 
nationaux,  d'expulser  les  Français,  les  amis  des  Français,  les  afran- 
cesados,  les  ennemis  ou  les  traîtres,  et  on  ajoutait  que  si  le  gou- 
vernement ne  se  hâtait  pas  de  prendre  ces  mesures,  le  peuple  lui- 
même  ferait  justice..,  M.  Juarez  éludait  prudemment,  apaisait  ces 
énergumènes,  invoquait  la  nécessité  d'une  délibération  plus  mûre; 
au  fond,  il  refusait  pour  le  moment  de  recourir  à  ces  extrémités  de 
représailles.  La  politique  de  Mexico  n'était  pas  moins,  dans  la  plu- 
part de  ses  actes,  un  système  désordonné  de  violences  et  de  per- 
sécutions de  toute  sorte,  et  elle  profitait  surtout  du  temps  qui  lui 
était  laissé  pour  préparer  une  résistance  vigoureuse,  en  multipliant 
les  difficultés  autour  de  nous  par  des  dévastations  régulières  qui 
allaient  jusqu'à  couper  les  récoltes,  de  telle  façon  que  dans  cet  in- 
tervalle, dans  cette  trêve  agitée  de  quelques  mois,  la  défense  s'or- 
ganisait et  s'accroissait  dans  la  proportion  même  de  l'attaque  qu'il 
était  facile  de  prévoir  après  un  premier  échec  de  nos  troupes  devant 
Puebla.  Il  y  avait  sans  doute  de  la  jactance  dans  toutes  les  déclama- 


l'expédition    du    MEXIQUE.  691 

tions  des  radicaux  mexicains;  il  y  avait  aussi  une  passion  assez  sé- 
rieuse exaltée  par  le  souvenir  du  5  mai,  et  qui  se  croyait  assez  forte 
pour  attendre  l'orage. 

C'est  dans  ces  conditions  qu'arrivait  devant  la  Vera-Cruz,  vers  la 
fin  de  septembre  et  au  mois  d'octobre,  une  armée  nouvelle  ayant  à 
sa  tête  le  général  Forey,  envoyé  par  la  France  aussitôt  que  le  mou- 
vement de  retraite  de  nos  soldats  et  l'impossibilité  d'aller  plus  loin 
avaient  été  connus.  Je  ferai  remarquer  que  c'était  le  troisième  con- 
tingent envoyé  par  la  France,  que  cette  expédition  avait  déjà  dévoré 
deux  chefs,  l'amiral  Jurien  de  La  Gravière,  qui,  après  avoir  dirigé 
les  premiers  pas  de  l'intervention,  après  s'être  vu  désavoué  pour 
n'avoir  pas  fait  ce  qu'il  ne  pouvait  pas  faire,  venait  en  ce  moment 
même  reprendre  avec  autant  d'abnégation  que  de  dignité  le  simple 
commandement  de  l'escadi-e  dans  le  golfe  du  Mexique,  et  le  général 
de  Lorencez,  qui,  après  avoir  voulu  marcher  et  ne  l'avoir  pas  pu, 
venait  de  passer  quatre  mois  au  milieu  des  épreuves  d'une  pénible 
immobilité.  L'un  et  l'autre  n'étaient  coupables  que  de  s'être  trouvés 
jetés  dans  des  circonstances  que  la  politique  n'avait  pas  suffisam- 
ment mesurées.  Le  troisième  chef  arrivait  avec  des  forces  qui  de- 
vaient être  d'abord  de  vingt-quatre  mille  soldats  et  qui  se  sont  éle- 
vées bientôt  jusqu'à  trente-cinq  mille  hommes.  La  mission  du  général 
Forey  était  tout  à  la  fois  politique  et  militaire;  elle  semblait  avoir  pour 
objet  de  rectifier  jusqu'à  un  certain  point  quelques-unes  des  erreurs 
de  direction  d'une  entreprise  obscurcie  de  fatalités  imprévues,  de 
nous  dégager  notamment  de  toute  solidarité  avec  un  parti,  avec 
cette  ombre  de  gouvernement  dont  le  général  Almonte  s'était  fait 
le  chef,  et  que  nous  paraissions  traîner  dans  notre  matériel.  Les 
instructions  données  le  3  juillet  au  général  Forey  révélaient  cette 
pensée  de  relever  le  caractère  de  l'intervention  et  d'ouvrir  aux  Mexi- 
cains une  voie  d'équité  impartiale  et  protectrice,  u  Voici  la  ligne  de 
conduite  que  vous  avez  à  suivre,  disaient  les  instructions  impériales  : 
1°  faire  à  votre  arrivée  une  proclamation  dont  les  idées  principales 
vous  seront  indiquées  ;  2°  accueillir  avec  la  plus  grande  bienveil- 
lance tous  les  Mexicains  qui  s'offriront  à  vous;  3°  n'épouser  la  que- 
relle d'aucun  parti,  déclarer  que  tout  est  provisoire  tant  que  la 
nation  mexicaine  ne  se  sera  pas  prononcée;  montrer  une  grande 
déférence  pour  la  religion,  mais  rassurer  en  même  temps  les  dé- 
tenteurs de  biens  nationaux...  Le  but  à  atteindre  n'est  pas  d'im- 
poser aux  Mexicains  une  forme  de  gouvernement  qui  leur  serait 
antipathique,  mais  de  les  aider  dans  leurs  efforts  pour  établir,  se- 
lon leur  volonté,  un  gouvernement  qui  ait  des  chances  de  stabilité 
et  puisse  assurer  à  la  France  le  redressement  des  griefs  dont  elle  a 
à  se  plaindre.  »  C'est  pour  se  conformer  à  ce  programme  que,  dès 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  arrivée,  le  général  Forey  faisait  tout  simplement  disparaître  le 
gouvernement  d'/Vlmonte  et  ne  le  reconnaissait  plus,  ajoutant  dans 
ses  conversations  que  nul  n'avait  reçu  le  mandat  de  se  constituer  en 
chef  suprême  de  la  nation,  et  que  le  camp  français  était  ouvert  à 
tous  les  Mexicains,  auxquels  il  donnait  rendez-vous  à  Mexico  pour 
débattre  les  destinées  du  pays.  La  question  politique  se  trouvait 
ainsi  écartée  ou  ajournée;  il  ne  restait  pour  le  moment  que  la  ques- 
tion militaire,  et  c'était  bien  assez. 

Comme  chef  militaire,  le  général  Forey  ne  pouvait  avoir  qu'un 
but,  aller  planter  à  Mexico  même  le  drapeau  qu'une  résistance  im- 
prévue avait  fait  reculer  un  instant;  mais  pour  arriver  à  Mexico  il 
fallait  d'abord  s'emparer  de  Puebla,  et  avant  même  de  se  présenter 
de  nouveau  devant  Puebla  il  fallait  se  porter  à  Orizaba,  s'organiser, 
faire  passer  vingt-cinq  mille  hommes  par  des  chemins  que  six  mille 
hommes  avaient  eu  de  la  peine  à  parcourir,  et  qui  étaient  infestés 
de  partisans,  soustraire  les  bataillons  qui  se  succédaient  à  la  Vera- 
Cruz  aux  meurtrières  influences  de  la  fièvre  jaune,  qui  décimait 
l'escadre  et  sévissait  sur  tout  ce  littoral  de  la  terre  chaude.  Les  pre- 
miers détachemens  qui  avaient  précédé  le  général  Forey  avaient 
été  expédiés  aussitôt  sur  Orizaba;  ils  atteignirent  la  Soledad,  et  là 
ils  trouvèrent  le  pont  du  Rio-Jemmapa  brûlé  par  les  guérilleros. 
Sur  une  rive  était  une  colonne  venant  de  la  Vera-Gruz;  sur  la  rive 
opposée  était  une  autre  colonne  venant  d' Orizaba  pour  chercher  des 
vivres.  Il  fallut  trois  jours  pour  rétablir  les  communications.  Il  ne 
suffisait  pas  d'amener  l'armée  tout  entière  à  Orizaba,  il  fallait  faire 
arriver  tous  les  moyens  de  guerre,  un  matériel  considérable,  une 
artillerie  embarrassante;  il  fallait  approvisionner  le  corps  expédi- 
tionnaire de  munitions,  de  vivres,  maintenir  des  communications 
toujours  attaquées,  accumuler  des  moyens  de  transport  sans  les- 
quels on  ne  pouvait  rien.  Dès  son  débarquement  à  la  Vera-Gruz,  le 
général  Forey  était  en  quelque  sorte  saisi  par  cette  question  des 
transports,  la  première  de  toutes  pour  une  armée  au  Mexique,  où  la 
condition  est  de  pouvoir  marcher.  Un  matériel  de  transport  fut 
acheté  aux  États-Unis  et  expédié.  Une  partie  put  arriver,  l'autre 
partie  fut  arrêtée  par  le  gouvernement  américain.  Quand  on  avait 
des  voitures,  c'étaient  les  attelages  qui  manquaient.  La  difficulté 
était  de  trouver  des  mules  dans  le  pays  même  au  prix  des  plus 
grands  eff"orts.  C'était  là,  en  réalité,  l'objet  d'une  première  occupa- 
tion du  port  de  Tampico  à  cette  époque,  occupation  qui  aurait  eu 
bientôt  de  l'importance,  si  on  avait  pu  la  maintenir,  pour  surveiller 
cette  partie  du  Mexique  jusqu'à  la  province  de  San-Luis  de  Potosi, 
mais  qui,  dans  la  pensée  du  général  Forey,  n'était  destinée  qu'à 
protéger  un  achat  considérable  de  mules.  Un  officier  mexicain,  le 


l'expédition    du    MEXIQUE.  693 

général  Lopez,  s'était  chargé  de  cette  mission  d'un  achat  de  mules;  il 
ne  songea  qu'à  ses  propres  affaires,  et  on  quitta  Tampico  après  avoir 
perdu  du  temps  et  avoir  compromis  les  habitans  qui  s'étaient  ralliés 
à  nous.  Un  travail  immense,  insaisissable  et  ingrat  était  donc  néces- 
saire pour  préparer  cette  marche  en  avant  de  toute  une  armée ,  et 
si  l'on  songe  aux  lenteurs  inévitables  de  ces  opérations  multiples, 
on  comprendra  comment  le  général  Forey,  arrivé  à  la  Vera-Gruz  le 
25  septembre,  à  Orizaba  le  2li  octobre,  n'était  prêt  cependant  à  en- 
trer en  action  que  quatre  mois  plus  tard,  comment  ce  résultat,  si 
lent  qu'il  fût,  eût  été  même  impossible  sans  les  prodigieux  efforts 
de  la  marine,  toujours  occupée  à  seconder  les  chefs  de  l'armée  au 
milieu  des  obscures  épreuves  de  la  fièvre  jaune,  qui  s'était  abattue 
sur  l'escadre  et  emportait  les  officiers,  les  aumôniers,  les  médecins 
militaires,  des  équipages  presque  entiers. 

Pendant  ce  temps,  M.  Juarez  ne  restait  point  certainement  inactif. 
Le  gouvernement  de  Mexico,  sentant  le  péril  venir,  se  disposait  à 
une  défense  sérieuse,  plus  sérieuse  peut-être  qu'on  ne  le  pensait. 
Il  avait  organisé  trois  armées  :  l'une  de  réserve,  commandée  par 
M.  Manuel  Doblado,  qui,  après  avoir  quitté  le  ministère  des  affaires 
étrangères,  était  rentré  dans  son  état  de  Guanajuato,  dont  il  était 
gouverneur;  l'autre,  l'armée  du  centre,  placée  sous  les  ordres  de 
M.  Ignacio  Comonfort,  un  rival  de  M.  Juarez  autrefois,  un  ancien 
président,  qui  s'était  rapproché  du  gouvernement,  et  recevait  la 
mission  de  couvrir  Mexico  en  opérant  sur  la  ligne  de  Puebla.  Ces 
deux  armées  ne  constituaient  pas  une  force  bien  redoutable.  La  troi- 
sième, la  plus  nombreuse  et  la  mieux  façonnée  à  la  guerre,  était 
celle  que  notre  corps  expéditionnaire  avait  devant  lui,  qui,  depuis 
la  mort  du  général  Zaragoza ,  avait  pour  chef  le  général  Gonzalez 
Ortega,  et  qui  au  moment  voulu  devait  défendre  Puebla.  La  ville 
même  de  Puebla  se  trouvait  dans  un  sérieux  état  de  défense.  On 
avait  mis  le  temps  à  profit  depuis  huit  mois  pour  augmenter  les  for- 
tifications, pour  développer  les  travaux.  Il  y  avait  deux  forts  prin- 
cipaux ,  ceux  de  Guadalupe  et  de  Loreto,  et  sept  forts  secondaires. 
Guadalupe  était  armé  de  plus  de  quarante  canons,  et  cent  pièces  de 
gros  calibre  étaient  réparties  entre  les  autres  forts  de  façon  à  croi- 
ser leurs  feux.  En  outre  des  quartiers  entiers,  les  maisons,  les  édi- 
fices, avaient  été  barricadés  avec  un  art  singulier.  Des  approvision- 
nemens  immenses  avaient  été  accumulés  dans  la  ville ,  comme  en 
vue  d'un  long  siège.  Tous  les  couvens  avaient  été  convertis  en  ma- 
gasins et  en  arsenaux.  Le  général  Ortega,  qui  devait  défendre  Pue- 
bla, n'était  point  un  soldat,  quoiqu'il  se  fut  fait  une  certaine  ré- 
putation, il  y  a  quelques  années,  en  battant  le  dernier  président 
conservateur  du  Mexique ,  Miramon.  C'était,  comme  la  plupart  des 


(îQll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

généraux  de  M.  Juarez,  un  militaire  improvisé  dans  la  guerre  civile; 
mais  il  avait  la  bonne  volonté  de  combattre ,  et  il  avait  avec  lui  les 
généraux  Negrete,  Mendoza,  Ghilardi,  Lamadrid,  Paz,  un  officier  du 
génie,  le  colonel  Golombrès,  qui  avait  dirigé  les  travaux  de  défense 
de  Puebla.  On  était  ainsi  en  présence,  s'observant  encore,  lorsqu'à 
la  fin  de  février  1863  nos  corps  s'ébranlaient,  les  uns  venant  par  la 
route  de  Jalapa  et  de  Perote,  les  autres  partant  directement  d'Ori- 
zaba,  franchissant  de  nouveau  les  défilés  des  Cumbres,  et  tous  se 
réunissant  sur  le  plateau  pour  marcher  ensemble  sur  Puebla,  où 
Gonzalez  Ortega  venait  de  se  réfugier.  En  ce  moment  extrême, 
M.  Juarez  lui-même  partait  de  Mexico  pour  passer  une  revue  de 
l'armée  mexicaine,  qui  était  de  plus  de  vingt  mille  hommes.  Tout 
se  préparait  donc  :  de  jour  en  jour  on  se  rapprochait.  Le  16  mars, 
l'armée  française  tout  entière,  avec  ses  convois  et  son  matériel,  se 
concentrait  au  village  d'Amozoc,  et  le  18  chaque  corps  avait  pris 
son  poste  pour  l'action.  Le  siège  était  commencé,  un  siège  véritable, 
régulier,  se  développant  pas  à  pas  à  travers  les  dramatiques  pèii- 
péties  de  la  guerre. 

Je  ne  sais  si  quelque  illusion  obstinée  avait  pu  survivre  encore. 
A  la  puissance  des  combinaisons  défensives  qui  enlaçaient  Puebla,  à 
la  vigueur  des  premiers  engagemens,  on  ne  tardait  pas  du  moins  à 
reconnaître  que  c'était  là  une  opération  des  plus  sérieuses,  et  du- 
rant ce  siège  de  deux  mois  entiers  peut-être  y  eut-il  des  momens 
d'anxiété,  d'incertitude  cruelle,  où  le  général  Forey  était  tout  près 
de  croire  que  les  moyens  dont  il  disposait  étaient  encore  insuffisans, 
que  la  France  avait  à  envoyer  un  nouveau  contingent.  Une  inquié- 
tude singulière  régnait  à  la  Vera-Cruz,  où  l'on  ne  savait  rien,  parce 
que  le  général  Forey,  depuis  qu'il  était  engagé,  avait  coupé  toute 
communication.  Ce  fut  la  source  de  tous  ces  bruits  qui  se  répan- 
daient un  instant  en  Europe,  représentant  l'armée  française  comme 
ayant  échoué  encore  une  fois  et  prête  à  lever  le  siège.  Ce  qui  était 
vrai,  c'est  qu'on  ne  marchait  que  pas  à  pas,  rencontrant  une  résis- 
tance opiniâtre,  n'emportant  chaque  ouvrage  qu'au  prix  des  plus 
énergiques  efforts,  échouant  quelquefois.  Chaque  pâté  de  maisons 
nécessitait  un  siège  particulier,  et  on  se  voyait  menacé  d'avoir  à 
enlever  ainsi  la  ville  morceau  par  morceau.  «  Il  faut  voir  soi-même, 
écrivait  le  général  Forey,  les  défenses  incroyables  accumulées  par 
l'ennemi  dans  les  quadres  pour  s'en  faire  une  idée  et  apprécier  tout 
ce  qu'il  faut  que  nos  soldats  déploient  d'audace,  d'énergie,  de  pa- 
tience, pour  s'emparer  de  ces  forteresses,  bien  autrement  difficiles  à 
enlever  qu'un  fort  régulier.  On  ne  peut  comparer  à  rien  de  ce  qu'on 
voit  en  France  la  disposition  de  Puebla,  disposition  de  toutes  les 
villes  du  Mexique,  qui  comptent  presque  autant  d'églises  que  de 


l'expédition    du    MEXIQUE.  695 

maisons,  et  où  toutes  les  maisons  en  terrasse  se  dominent  les  unes 
les  autres.  Dans  le  quadre  29,  il  y  avait  une  usine  dans  la  cour  de 
laquelle  les  Mexicains  avaient  fait  une  espèce  de  redan  dont  les 
deux  faces  s'appuyaient  sur  deux  côtés  de  la  cour  à  des  maisons 
crénelées.  Ce  redan  était  précédé  d'un  énorme  fossé  de  Zi  à  5  mètres 
de  largeur  et  autant  de  profondeur.  Le  parapet  avait  plus  de  h  mè- 
tres d'épaisseur,  et  le  talus  inférieur  était  formé  d'énormes  ma- 
driers en  bois  de  chêne.  Derrière  ce  redan,  toutes  les  constructions 
étaient  crénelées,  et  les  issues  préparées  et  couvertes  de  tambours. 
D'un  qnadrc  à  l'autre,  la  communication  était  établie  par  une  gale- 
rie souterraine.  Nos  soldats  n'auraient  jamais  pu  enlever  cet  ou- 
vrage, si  la  brèche  pratiquée  dans  le  quadre,  sur  l'indication  d'un 
habitant,  n'avait  donné  accès  dans  les  écuries  de  l'usine,  espèces 
de  caves  voûtées  parallèles  à  la  face  du  redan,  qui  a  pu  être  tourné 
par  ces  écuries...  » 

Un  jour,  le  25  avril,  on  se  disposait  à  attaquer  un  de  ces  quadres, 
celui  de  l'église  et  du  couvent  de  Santa-Inès.  Malheureusement  les 
zouaves  formant  la  tète  de  colonne,  emportés  par  leur  fougue  et 
bravant  un  feu  meurtrier,  se  laissaient  entraîner  au-delà  d'un  ob- 
stacle formidable  sans  regarder  derrière  eux;  ils  s'aperçurent  trop 
tard  qu'ils  n'étaient  pas  suivis,  et  là,  ne  pouvant  ni  avancer  ni  re- 
culer, après  avoir  combattu  jusqu'au  bout  comme  des  lions,  selon 
le  mot  du  général  Ortega  lui-même,  ils  restèrent  prisonniers,  inti- 
midant encore  leurs  adversaires  de  leur  fière  attitude.  On  avait 
échoué,  c'était  à  recommencer,  et  le  temps  s'écoulait.  Les  lenteurs 
mêmes  du  siège  étaient  considérées  comme  un  triomphe,  et  les  coups 
d'éclat  de  la  résistance  retentissaient  à  Mexico.  Le  29  avril,  sous  le 
coup  même  de  l'affaire  de  Santa-Inès,  M.  Juarez,  en  ouvrant  la  ses- 
sion du  congrès,  disait  dans  un  discours  enflammé  :  «  Le  monde 
entier  acclamera  notre  honneur,  parce  qu'en  vérité  ce  n'est  pas 
un  petit  peuple  celui  qui,  divisé  et  travaillé  par  de  longues  et  dé- 
sastreuses guerres  civiles,  trouve  en  lui-même  assez  de  virilité 
pour  combattre  dignement  contre  le  monarque  le  plus  puissant  de 
la  terre...  »  Et  le  président  du  congrès  répondait  à  son  tour  :  «  Non, 
non,  il  n'est  pas  petit,  il  n'est  pas  misérable,  il  ne  mérite  pas  la 
servitude,  le  peuple  qui,  pliant  sous  le  poids  de  calamités  inouies, 
montre  tant  d'énergie  quand  on  le  croyait  déchu,  multiplie  sa 
force  jusqu'au  prodige,  et  soutient  sans  secours  étrangers  toutes  les 
complications  d'une  situation  si  hautement  compromise.  »  En  défi- 
nitive, la  place  se  défendait  vigoureusement,  c'est  là  ce  qu'il  y  avait 
de  clair;  le  reste  était  de  l'exaltation  de  langage,  et  quant  à  la  du- 
rée de  la  résistance,  la  garnison  elle-même  était  peut-être  la  pre- 
mière à  ne  point  se  laisser  aller  aux  illusions  qu'on  paraissait  se 


(>9(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faire  encore  à  Mexico.  Tout  consistait  pour  elle  à  savoir  si  elle  pour- 
rait être  secourue,  et  si,  par  des  sorties  combinées  avec  des  attaques 
du  dehors  sur  nos  lignes ,  elle  pourrait  rompre  le  cercle  de  fer  et 
de  feu  qui  de  jour  en  jour  étreignait  de  plus  près  la  ville.  C'était 
Comonfort  qui,  manœuvrant  entre  Mexico  et  Puebla,  était  chargé 
de  tenter  cette  opération  de  secours  dont  l'éventualité  n'avait  point 
échappé  au  coup  d'œil  des  chefs  de  l'armée  française,  et  lorsque  le 
13  mai  Comonfort,  vigoureusement  attaqué  sur  les  hauteurs  de  San- 
Lorenzo  parle  général  Bazaine,  se  voyait  jeté  en  quelques  heures 
de  combat  dans  une  déroute  complète  où  disparaissait  presque  en- 
tièrement sa  petite  armée,  il  ne  restait  aucun  espoir  pour  les  défen- 
seurs de  Puebla. 

La  défaite  de  l'armée  de  secours,  l'impossibilité  désormais  dé- 
montrée de  communiquer  avec  l'extérieur  ou  de  se  frayer  un  pas- 
sage à  travers  nos  lignes  trop  bien  gardées,  paralysaient  subite- 
ment la  résistance,  et  dès  le  iU  mai  le  géjiéral  Ortega  essayait  de 
négocier  un  armistice  d'abord,  une  capitulation  ensuite,  pour  tâ- 
cher au  moins  de  se  retirer  avec  son  armée.  Le  général  Forey  n'ac- 
ceptait rien  qu'une  reddition  sans  conditions,  menaçant  la  garnison 
de  la  passer  au  fil  de  l'épée,  si  elle  attendait  l'assaut  général,  si  elle 
ne  se  constituait  pas  simplement  prisonnière  après  être  sortie  avec 
les  honneurs  de  la  guerre.  De  plus  en  plus  cerné,  Ortega  crut  avoir 
assez  fait.  Il  fit  briser  les  armes,  enclouer  les  canons,  détruire  les 
drapeaux,  et  se  mit  à  la  discrétion  du  général  Forey.  Il  restait  entre 
les  mains  de  l'armée  française  26  généraux,  225  officiers  supérieurs, 
800  officiers  subalternes  et  à  peu  près  12,000  soldats  prisonniers. 
Le  général  Forey  aurait  pu  peut-être  avoir  plus  tôt  raison  de  la  ville 
par  des  opérations  autrement  conduites,  mais  il  ne  serait  pas  arrivé 
à  prendre  l'armée  mexicaine.  La  garnison  de  Puebla,  de  son  côté, 
aurait  pu  sans  doute  se  défendre  encore,  et  l'énergie  de  la  résis- 
tance ne  laissait  pas  entrevoir  un  dénoûment  si  prompt,  si  éclatant, 
si  complet;  mais  le  feu  du  premier  moment  tombait  de  jour  en  jour. 
La  défaite  de  Comonfort  avait  provoqué  une  véritable  panique. 
L'abattement  gagnait  les  malheureux  Indiens  transformés  en  armée 
pour  soutenir  une  cause  qu'ils  ne  comprenaient  guère.  On  risquait 
de  se  trouver  au  premier  moment  sans  combattans.  Or,  par  la  chute 
de  Puebla,  c'était  évidemment  le  boulevard  de  la  défense  mexicaine 
qui  tombait.  C'est  à  Puebla  que  le  gouvernement  de  M.  Juarez  avait 
accumulé  tous  ses  moyens  de  résistance,  et  c'est  là  qu'il  mettait  tout 
son  espoir.  Les  travaux  de  fortifications  accomplis  à  la  hâte  et  avec 
plus  de  bruit  que  d'efficacité  à  Mexico  n'étaient  qu'un  simulacre, 
une  sorte  de  représentation  patriotique  qu'on  se  donnait  en  forçant 
tout  le  monde  à  y  prendre  part.  C'étaient  des  espèces  d'ateliers 


l'expédition    du    MEXIQUE.  697 

nationaux  où  l'on  convoquait  avec  fracas  toute  la  population  pour 
avoir  le  droit  d'imposer  des  amendes  à  ceux  qui  refuseraient  de 
répondre  à  l'appel.  La  chute  de  Puebla  laissait  si  bien  le  gouver- 
nement désarmé,  qu'à  la  première  nouvelle  de  la  reddition  de  la 
ville  assiégée,  dès  le  27  mai,  M.  Juarez  rendait  un  décret  trans- 
portant à  San -Luis  de  Potosi  les  pouvoirs  de  la  fédération  mexi- 
caine. 11  partait  lui-même  assez  tristement  avec  un  petit  corps  de 
troupes,  les  ministres,  les  membres  du  congrès,  les  principaux 
fonctionnaires,  tandis  que  d'un  autre  côté  le  général  Forey  rece- 
vait le  2  juin  à  Puebla  une  députation  composée  des  consuls  des 
États-Unis,  de  Prusse,  d'Espagne,  et  envoyée  par  la  municipalité 
de  Mexico  pour  remettre  la  ville  entre  les  mains  du  chef  de  l'ar- 
mée française,  et  hâter  l'arrivée  de  nos  soldats  dans  la  capitale  du 
Mexique.  La  chute  de  Puebla  avait  eu  lieu  le  JS  mai;  le  10  juin,  le 
général  Forey,  après  s'être  fait  précéder  par  le  général  Bazaine, 
faisait  à  son  tour  son  entrée  dans  Mexico  à  la  tête  de  l'armée,  au 
milieu  des  pompes,  des  tentures,  des  drapeaux,  des  inscriptions, 
des  acclamations,  qui  se  renouvellent  dans  tous  les  pays,  et  parti- 
culièrement au  Mexique,  devant  tous  les  gouvernemens.  La  ques- 
tion militaire  avait  fait  un  pas,  elle  l'avait  fait  rapidement,  en 
quelques  jours,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  aussi  décidément  résolue 
qu'elle  le  paraissait.  La  question  politique,  la  question  de  la  régé- 
nération du  Mexique,  cet  autre  mot  d'ordre  de  notre  intervention, 
se  relevait  tout  entière. 

Les  événemens  ont  une  logique  naturelle  et  irrésistible.  Depuis 
un  an  et  demi,  on  voyait  la  monarchie  à  travers  l'expédition  fran- 
çaise; on  ne  l'imposait  pas,  on  l'admettait  comme  une  conséquence 
possible  et  prévue,  comme  ujie  éventualité  qui  était  dans  le  vœu 
intime  d'une  nation  courbée  pour  le  moment  sous  un  joug  révolu- 
tionnaire et  n'attendant  que  sa  liberté  pour  se  prononcer.  Des  Mexi- 
cains concouraient  à  cette  œuvre,  dans  laquelle  ils  voyaient  la  der- 
nière ressource  de  leur  pays.  Un  parti,  vaincu  il  est  vrai,  silencieux, 
mais  puissant  par  la  fortune,  par  les  lumières,  par  l'influence  so- 
ciale ,  pouvait  être  considéré  comme  se  ralliant  secrètement  à  cette 
pensée.  Pour  une  population  mobile  et  fatiguée  de  tout,  c'était  un 
changement.  Il  était  bien  simple  que  dans  le  vide  laissé  par  M.  Jua- 
rez, sous  l'impulsion  désormais  plus  libre  des  promoteurs  de  l'idée 
monarchique,  à  l'abri  d'un  drapeau  envoyé  au-delà  de  l'Atlantique 
pour  être  le  témoin  et  au  besoin  le  protecteur  de  la  régénération 
mexicaine,  il  était  bien  simple,  dis-je,  que  dans  ces  conditions  on 
courut  au  dénoûment.  C'est  ce  qui  est  arrivé  en  effet,  et  tout  ce  qui 
s'est  passé  à  Mexico  depuis  l'entrée  de  l'armée  française,  le  10  juin, 
n'est  en  quelque  sorte  que  la  mise  en  scène  de  la  monarchie. 


098  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Au  premier  instant  du  départ  de  M.  Juarez,  le  pouvoir  restait  à 
la  municipalité,  qui  chargeait  un  ancien  officier,  le  général  Salas, 
de  maintenir  l'ordre  dans  la  ville.  C'était  uniquement  un  pouvoir 
de  transition  remplissant  une  mission  de  sûreté  publique.  L'orga- 
nisation commençait  le  jour  oîi  le  général  Forey  créait  par  un  décret 
une  junte  composée  de  trente-cinq  notables,  désignés  par  le  minis- 
tre de  France.  Cette  junte,  à  son  tour,  devait  nommer  un  triumvi- 
rat de  citoyens  mexicains  pour  exercer  le  pouvoir  exécutif  et  con- 
voquer une  assemblée  de  nouveaux  notables,  au  nombre  de  215, 
pour  choisir  la  forme  définitive  du  gouvernement  du  Mexique.  Le 
triumvirat  fut  composé  du  général  Almonte,  du  général  Salas  et  de 
l'archevêque  de  Mexico,  M^'  Labastida,  qui  était  absent,  et  qui  fut 
provisoirement  remplacé  par  M^"^  Ormaechea.  L'assemblée  des  nota- 
bles, réunie  le  7  juillet,  n'hésitait  pas  longtemps  :  elle  se  pronon- 
çait pour  la  forme  monarchique,  décidait  que  le  souverain  prendrait 
le  titre  d'empereur,  et  proposait  d'offrir  la  nouvelle  couronne  im- 
périale à  l'archiduc  Maximilien  d'Autriche.  Des  libéraux  avaient  été 
désignés  pour  faire  partie  de  l'assemblée  des  notables;  quelques- 
uns  s'excusèrent,  d'autres  ne  répondirent  même  pas.  Ce  qui  est  ar- 
rivé depuis,  on  le  sait.  Une  députation  mexicaine  a  été  envoyée  en 
Europe;  elle  s'est  rendue  au  château  de  Miramar,  près  de  Trieste, 
pour  offrir  cette  couronne  un  peu  improvisée  au  prince  autrichien, 
et  l'archiduc  Maximilien,  peut-être  assez  ému  à  mesure  que  le  mo- 
ment d'une  résolution  approchait,  a  répondu  d'une  façon  sympa- 
thique et  évasive,  en  subordonnant  tout  au  moins  son  acceptation  à 
des  conditions  d'assentiment  populaire  et  de  garanties  européennes 
qui  résument  en  réalité  toute  la  question  mexicaine.  Après  avoir 
paru  décidé  il  y  a  quelque  temps,  peut-être  en  est-il  venu  à  hé- 
siter. 

De  son  côté  cependant,  M.  Juarez  n'a  point  renoncé  à  la  lutte. 
Chassé  de  Mexico,  il  s'est  réfugié  à  San-Luis  de  Potosi,  où  il  s'est 
établi  avec  son  gouvernement,  le  congrès,  les  chefs  de  son  armée, 
et  dès  son  arrivée  à  San-Luis,  au  moment  même  où  notre  armée 
entrait  à  Mexico,  le  10  juin,  il  traçait,  dans  une  proclamation  aux 
Mexicains,  le  programme  de  la  guerre  qu'il  était  résolu  à  soutenir. 
«  Concentré  sur  un  point,  disait-il,  l'ennemi  sera  faible  sur  les  au- 
tres; disséminé,  il  sera  faible  partout.  Il  se  verra  forcé  de  recon- 
naître que  la  république  n'est  point  renfermée  dans  les  villes  de 
Mexico  et  de  Saragosse  (Puebla),  que  la  vie,  la  conscience  du  droit 
et  de  la  force,  l'amour  de  l'indépendance  et  de  la  démocratie,  le 
noble  orgueil  soulevé  par  l'envahisseur  de  notre  sol,  sont  des  senti- 
mens  communs  à  tout  le  peuple  mexicain...  »  Ce  n'est  pas  seule- 
ment M.  Juarez  qui  a  parlé  ainsi  et  qui  a  relevé  le  drapeau  de  la 


l'expédition  du    MEXIQUE.  69i) 

résistance  depuis  les  événemens  de  Mexico.  Un  homme  habile  et 
d'un  libéralisme  modéré,  qui  a  paru  quelquefois  être  un  rival  pour 
M.  Juarez,  qu'on  a  cru  récemment  disposé  à  s'entendre  avec  l'in- 
tervention, et  qui  nourrit  peut-être  la  pensée  secrète  de  se  mettre 
à  la  tête  d'un  parti  national  pour  traiter  avec  nous,  M.  Manuel 
Doblado,  renfermé  dans  son  état  de  Guanajuato,  s'adressait,  lui 
aussi,  aux  populations  sur  lesquelles  il  règne.  «  Je  fais  un  appel, 
disait-il,  à  tous  les  habitans  de  l'état,  conservateurs,  modérés  et 
libéraux,  pour  qu'ils  servent,  chacun  dans  sa  sphère,  la  cause  de 
l'indépendance.  La  question  de  parti  n'existe  plus.  Désormais  doi- 
vent disparaître  avec  les  haines  politiques  toutes  les  funestes  dé- 
nominations nées  de  la  guerre  civile.  Dans  la  lutte  sanglante  où 
nous  sommes  lancés,  il  n'y  a  plus  que  deux  camps,  Mexicains  et 
Français,  traîtres,  envahisseurs  et  envahis...  Je  n'ai  point  la  jac- 
tance de  vous  annoncer  des  triomphes  et  d'énumérer  des  forces 
imaginaires.  Notre  faiblesse  est  un  fait,  et  c'est  ce  fait  même  qui  a 
motivé  l'invasion;  mais  notre  devoir  est  de  nous  défendre...  »  En 
réalité,  quelques  progrès  qu'ait  faits  l'intervention  dans  ces  der- 
niers temps,  on  peut  dire  que  la  défense  n'est  point  épuisée,  de 
telle  sorte  que  le  problème  ne  cesse  de  subsister  dans  ce  qu'il  a  de 
plus  sérieux.  Dans  cette  phase  nouvelle,  c'est  encore  la  question 
tout  entière  de  l'intervention,  de  sa  nature,  de  ses  limites;  elle  se 
relève  avec  cette  complication  de  moins  de  l'honneur  des  armes  à 
venger,  avec  tout  ce  cortège  de  difficultés  matérielles  et  morales 
qui  intéressent  notre  politique  dans  le  Nouveau-Monde  et  en  Eu- 
rope. 

Et  d'abord  c'est  cette  difficulté  première  de  la  pacification  du 
Mexique,  d'un  pays  immense  où  chaque  marche  est  comme  une 
conquête  nouvelle.  Sans  doute  l'intervention  étend  par  degré  son 
influence.  J^e  vote  monarchique  de  Mexico  a  retenti  dans  un  certain 
nombre  de  villes.  Des  populations  entières  semblent  disposées  à 
se  rallier  à  un  drapeau  de  conciliation,  et  il  est  évident  que  l'ac- 
tion de  la  France  ne  peut  qu'être  bienfaisante.  Sans  doute  aussi 
la  résistance  de  M.  Juarez  et  de  son  parti  n'est  point  inépuisable  : 
elle  existe  cependant,  elle  s'étend  à  des  provinces  entières  ;  elle  a 
pour  soldats  tous  ces  partisans  qui  se  répandent  dans  le  pays,  qui 
le  dévastent  et  le  rançonnent  le  plus  souvent  sous  prétexte  de  dé- 
fendre son  indépendance.  On  pourra  avoir  raison  de  ces  bandes 
toutes  les  fois  qu'on  les  atteindra;  mais  c'est  là  justement  la  dan- 
gereuse alternative  qui  se  présente ,  de  laisser  le  champ  libre  à  la 
multitude  de  guérillas,  ou  de  disséminer,  d'épuiser  des  forces  frac- 
tionnées à  la  poursuite  d'un  ennemi  insaisissable,  et  il  y  a  ici  un 
fait  curieux  à  observer,  qui  se  reproduit  invariablement  et  à  chaque 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  depuis  le  commencement  de  l'expédition  du  Mexique.  Ce  ne 
sont  ]1oint  les  partisans  de  l'intervention  qui  manquent  dans  la  ré- 
publique mexicaine,  on  peut  le  dire  :  seulement  ils  ont  besoin  d'être 
protégés;  ils  se  défient,  ils  redoutent  les  représailles.  Là  où  nous 
paraissons,  ils  se  montrent,  et  encore  ils  craignent  souvent  d'être 
abandonnés.  Faudra-t-il  dès  lors  s'engager  dans  une  occupation 
indéfinie  de  tous  les  points  du  Mexique?  Le  général  Forey,  aujour- 
d'hui maréchal,  écrivait,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  à  des  Mexi- 
cains trop  pressés  de  charger  la  France  de  leurs  propres  aiïaires, 
que  notre  armée  occupait  soixante-cinq  villes,  bourgs  ou  villages 
entre  la  Vera-Cruz  et  Mexico,  et  qu'elle  étendait  son  action  dans  un 
rayon  de  vingt-cinq  lieues  autoui"  de  la  capitale  mexicaine.  Fau- 
dra-t-il occuper  toutes  les  villes,  toutes  les  provinces  pour  les  paci- 
fier, pour  faire  reconnaître  le  gouvernement  nouveau? 

Ce  qu'il  y  a  de  dangereux,  c'est  la  difficulté  extrême  d'attein- 
dre le  gouvernement  établi  à  San-Luis  de  Potosi  dans  ses  moyens 
d'action,  dans  ses  ressources,  et  cette  difficulté  est  d'autant  plus 
grande  que  les  relations  de  M.  Juarez  sont  à  peu  près  libres  par 
la  mer  comme  par  la  terre.  On  a  essayé  récemment  de  paralyser  la 
résistance  intérieure  par  un  blocus  maritime  plus  étroit.  Malheureu- 
sement il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  une  carte  du  Mexique  pour  re- 
connaître que  ce  blocus  ne  peut  avoir  qu'une  efficacité  restreinte  et 
problématique.  D'abord  il  ne  s'étend  pas  aux  côtes  de  l'Océan-Pa- 
cifique,  qui  restent  pleinement  ouvertes;  il  n'est  établi  que  dans  le 
golfe  du  Mexique,  et  ici  même  il  ne  peut  être  qu'une  attaque  par- 
tielle et  à  demi  impuissante.  Le  blocus  en  effet  laisse  au  commerce 
un  accès  libre  sur  les  points  que  nous  occupons,  et  il  se  produit  un 
fait  à  peu  près  inévitable  :  les  marchandises  soumises,  à  leur  arri- 
vée, aux  tarifs  de  la  douane,  sont  encore  exposées,  pour  s'écouler  à 
l'intérieur,  à  payer  les  droits  établis  par  les  autorités  ou  les  chefs 
de  bande  de  M.  Juarez.  En  outre  il  y  a  une  ville,  Matamoros,  si- 
tuée sur  le  Rio-Grande-del-Norte,  à  environ  dix  lieues  de  la  mer, 
et  qui  par  sa  position  est  devenue  le  centre  d'un  grand  commerce 
des  états  confédérés  du  sud.  De  ce  mouvement  commercial,  M.  Jua- 
rez tire,  dit-on,  un  revenu  de  plus  de  30,000  francs  par  jour.  Ma- 
tamoros, par  des  considérations  politiques,  a  dû  être  laissée  en  de- 
hors du  blocus,  qui  ne  commence  que  dix  lieues  au-dessous.  Ainsi, 
autant  qu'on  en  peut  juger  en  observant  les  faits  sans  illusion,  la 
pacification  matérielle  du  Mexique  n'est  point  encore  accomplie;  elle 
reste  une  des  tâches  sérieuses  de  l'intervention,  si  la  France  va  jus- 
qu'à subordonner  entièrement  le  premier  objet  de  son  expédition, 
le  redressement  de  ses  griefs,  au  rétablissement  d'une  paix  inté- 
rieure incontestée. 


l'expédition    du    MEXIQUE.  701 

Ce  n'est  là  cependant  que  le  côté  matériel  et  jusqu'à  un  certain 
point  secondaire  des  alTairos  du  Mexique  telles  qu'elles  apparaissent 
aujourd'hui.  Au  fond,  cette  pacification  tient  évidemment  à  la  solu- 
tion d'un  problème  bien  autrement  grave,  d'un  ordre  tout  moral  et 
politique,  celui  de  la  régénération  intérieure  du  Mexique,  et  c'est 
ici  surtout  que  s'élève  cette  grande  et  pressante  question  de  savoir 
jusqu'à  quel  point  la  France  peut  prêter  son  nom,  sa  protection, 
ses  garanties,  dans  quelle  mesure  elle  peut  concourir  à  la  reconsti- 
tution mexicaine,  sans  aller  au-delà  de  tous  les  intérêts  de  sa  poli- 
tique. Malheureusement  les  Mexicains  ont  parfois  des  façons  d'inter- 
préter les  événemens  de  leur  histoire  qui  ne  servent  pas  à  éclaircir 
les  difficultés  du  moment  ni  à  les  résoudre,  et  qui  doivent  quel- 
que peu  étonner  nos  zouaves.  Lorsque  l'assemblée  des  notables  de 
Mexico  se  réunissait  au  mois  de  juillet  1863,  la  commission  char- 
gée de  proposer  le  rétablissement  de  la  monarchie  trouvait  le  moyen 
d'illustrer  l'intervention  de  ce  commentaire  au  moins  bizarre  :  «  En 
fixant  sa  vue,  disait-elle,  sur  la  série  d'admirables  événemens  dont 
la  réalisation  a  été  nécessaire  dans  l'ancien  et  dans  le  Nouveau- 
Monde  pour  que  nous  soyons  réunis  aujourd'hui  sous  la  garantie 
d'une  nation  puissante,  afin  de  délibérer  tranquillement  sur  la  fu- 
ture constitution  d'un  gouvernement  qui  assure  notre  félicité,  l'ima- 
gination est  confondue,  et  elle  cherche  en  vain  dans  les  débiles  res- 
sources de  la  sagesse  humaine  la  solution  de  ce  problème  que 
contemplent  les  nations  de  la  terre  pleines  d'étonnement...  Un  mo- 
ment de  réflexion  suffît  pour  convaincre  que  le  sort  du  Mexique 
est  intimement  lié  à  la  chute  de  Louis-Philippe,  à  l'établissement 
de  la  république  française  de  18/18,  au  coup  d'état  de  1851,  à  la 
création  de  l'empire  français  qui  en  fut  la  conséquence,  à  l'éléva- 
tion au  trône  par  le  suffrage  universel  du  grand  Napoléon  III,  aux 
glorieux  triomphes  de  la  France  en  Crimée,  en  Italie,  à  la  paix  ino- 
pinée de  Yillafranca,  à  la  scission  des  États-Unis,  qui  se  dévorent 
sans  pitié,  enfin  aux  attentats  de  tout  genre  dont  s'est  rendue  cou- 
pable la  féroce  démagogie  mexicaine  en  secouant  le  frein  salutaire 
de  toute  morale,  et  en  foulant  aux  pieds  les  principes  de  ce  droit 
auquel  rendent  hommage  toutes  les  sociétés  civilisées.  Pensez-y, 
messieurs,  ici  il  n'y  a  ni  hyperbole  ni  paradoxe.  Qu'un  seul  de  ces 
événemens  ne  se  fût  pas  réalisé,  ou  qu'il  ne  se  fût  pas  réalisé  au 
point  précis  du  temps  où  chacun  s'est  placé  dans  l'histoire,  qu'il 
se  fût  vérifié  avant  ou  après  dans  ses  relations  avec  les  autres,  la 
cause  du  Mexique  était  perdue  sans  remède,  et  elle  était  perdue 
pour  toujours.  Ainsi  Dieu  pousse  les  rois  et  les  peuples,  etc.  »  Je 
dis  simplement  d'abord  que  le  bon  sens  souffre  quelquefois  de  voir 
ces  philosophies  portées  au  bout  de  l'épée  de  nos  soldats,  et  l'his- 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toire  contemporaine  tout  entière  transformée  en  un  prologue  de 
l'expédilion  du  Mexique  et  de  la  monarchie  d'un  archiduc. 

Allons  au  fond  des  choses.  La  monarchie,  une  monarchie  intelli- 
gente et  libérale  peut  certes  être  un  bienfait  pour  le  Mexique,  et 
elle  n'aurait  point  de  peine  en  tous  les  cas  à  valoir  mieux  que  tous 
les  gouvernemens  qui  se  sont  succédé  depuis  un  demi-siècle.  Le 
prince  que  les  notables  de  Mexico  ont  choisi,  sans  prêter  peut-être 
aux  idéalisations  poétiqaes  dont  il  a  été  l'objet,  est  assurément  fait 
pour  exercer  utilement  la  souveraineté,  et  je  dirai  comme  on  disait 
au  commencement  de  l'intervention  :  Si  les  Mexicains  se  prononcent 
spontanément  pour  la  monarchie  et  pour  l'archiduc  Maximilien,  rien 
n'est  mieux.  Seulement  il  s'agit  de  savoir  ce  qu'est  cette  restaura- 
tion monarchique,  quelles  difficultés  elle  rencontre,  et  dans  quelle 
proportion  nous  pouvons  y  engager  notre  politique  et  nos  finances. 

L'erreur  est  de  croire  que  la  paix  du  Mexique  tient  à  un  établis- 
sement monarchique.  Une  forme  plus  stable  de  gouvernement  peut 
créer  une  condition  meilleure  sans  doute,  elle  ne  déracine  pas  le 
mal  qui  est  au  plus  profond  de  la  situation  du  Mexique,  et  dans  ce 
mal  même  elle  trouve  son  plus  sérieux  obstacle.  Qu'on  se  repré- 
sente en  effet  ce  qu'est  ce  pays  quatre  ou  cinq  fois  grand  comme  la 
France  et  parsemé  d'une  population  incohérente  qui  se  compose  de 
cinq  millions  d'Indiens  qu'aucune  civilisation  n'a  éclairés  encore,  et 
de  deux  millions  d'Européens  ou  demi-Européens  dont  les  mœurs 
publiques  ont  subi  l'atteinte  corruptrice  de  toutes  les  révolutions. 
Cette  prépondérance  de  la  population  indienne  sur  l'élément  cul- 
tivé est  peut-être  le  fait  le  plus  caractéristique  de  la  société  mexi- 
caine, et  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  aujourd'hui,  c'est  que  les 
deux  hommes  le  plus  en  vue,  le  général  Almonte  et  M.  Juarez,  sont 
de  sang  indien.  Quant  à  la  masse,  elle  est  restée  absolument  in- 
culte et  sauvage.  Dans  certaines  provinces,  comme  celles  de  Chi- 
huahua  et  de  Durango,  les  indigènes  sont  d'une  barbarie  féroce, 
se  jettent  sur  les  fermes,  menacent  même  parfois  les  villes.  Le  Yu- 
catan  est  presque  tout  entier  peuplé  d'Indiens.  La  condition  de  cette 
classe  est  une  véritable  servitude  réglée  encore  par  un  régime  spé- 
cial. L'Indien  appartient  en  somme  au  grand  propriétaire,  à  Yha- 
cendcro,  sur  la  terre  duquel  il  vit.  Une  fois  devenu  son  débiteur, 
et  il  l'est  toujours,  il  ne  peut  plus  le  quitter.  Le  gouvernement  lui- 
même  n'a  jamais  su  le  chidre  exact  de  cette  population.  Il  y  a 
au  fond  des  forêts  des  villages  qui  n'ont  jamais  été  visités,  il  en 
est  d'autres  dont  une  partie  des  habitans  se  dérobe  dans  des  re- 
traites inaccessibles  pour  échapper  à  la  capitation.  Dans  la  ville 
de  Mexico,  peuplée  d'environ  deux  cent  mille  âmes,  la  population 
européenne  ne  compte  pas  pour  plus  d'un  vingtième;  le  reste  se 


l'expédition    du    MEXIQUE.  703 

compose  d'Indiens,  de  métis,  de  Icpcros ^  et  pourrait  devenir  re- 
doutable. Les  insurrections  d'Indiens  sont  très  fréquentes,  et  elles 
sont  même  un  fait  à  peu  près  permanent.  Il  y  a  donc  là  un  danger 
toujours  présent  et  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  problème  social  né 
de  cette  prépondérance  numérique  d'une  masse  barbare  qui,  depuis 
quelques  années  surtout,  commence  à  s'agiter,  à  se  jeter  dans  la  vie 
politique. 

Autre  question  :  il  y  a  une  armée  au  Mexique;  il  y  en  a  même 
deux  le  plus  souvent,  une  au  service  de  chaque  parti.  Et  de  quoi  se 
composent  ces  armées?  De  malheureux  Indiens  enrôlés  par  force, 
^q.v\sl  j)resse.  Ceux  qui  échappent  aux  libéraux  tombent  dans  les 
mains  des  conservateurs.  Au  moment  de  son  départ,  M.  Juarez  ne 
recrutait  point  autrement  le  petit  corps  qu'il  conduisait  avec  lui  à 
San-Luis  de  Potosi.  Les  officiers  seuls  ont  quelque  instruction,  et 
savent  ce  que  c'est  que  la  vie  militaire.  L'armée  mexicaine  se  par- 
tage entre  cette  masse  obéissante,  pressurée,  et  ces  officiers  qui  de- 
puis cinquante  ans  jouent  aux  révolutions.  La  réforme  de  l'armée  et 
des  mœurs  militaires  est  certes  une  des  premières  nécessités  pour 
le  Mexique.  J'en  dirai  autant  du  clergé,  qui,  par  ses  mœurs  aussi 
bien  que  par  son  intelligence,  est  bien  au-dessous  de  sa  mission. 
Le  clergé  au  Mexique  a  des  richesses  immenses;  il  possède  seul  une 
grande  partie  du  territoire,  et  un  des  actes  du  gouvernement  de 
M.  Juarez  a  été,  on  le  sait,  la  prise  de  possession  des  biens  de  l'é- 
glise au  nom  de  la  nation.  Organisation  religieuse,  règlement  des 
rapports  entre  l'église  et  l'état  et  des  questions  de  propriété  ecclé- 
siastique, épuration  du  corps  sacerdotal ,  amélioration  de  l'état  du 
bas  clergé,  tout  est  à  refondre.  L'administration  et  la  magistrature 
sont  devenues  des  foyers  de  vénalité  et  de  corruption.  Quant  à  l'état 
matériel  du  pays,  industrie,  viabilité,  tout  est  à  faire,  à  commencer 
par  les  finances,  qui  participent  de  l'anarchie  universelle.  Rien  ne 
peint  mieux  la  situation  financière  habituelle  du  Mexique  que  ce 
mot  d'un  ministre  entrant  au  pouvoir  il  y  a  quelques  années  :  u  A  ma 
première  entrée  au  ministère,  j'ai  trouvé  ilx  réaux  dans  les  caisses; 
la  seconde  fois,  il  y  avait  700  piastres;  je  serais  embarrassé  de  dire 
ce  qu'il  y  a  aujourd'hui.  »  Le  Mexique  a  des  dettes  de  toutes  les 
origines  et  de  toutes  les  dates  :  une  dette  intérieure  qu'il  n'a  jamais 
réglée,  une  dette  étrangère  qui  a  été  l'objet  d'une  série  de  conven- 
tions toujours  violées.  Il  doit  à  l'Angleterre  plus  de  250  millions  de 
francs;  il  doit  à  l'Espagne,  à  la  France,  et  le  capital  s'est  incessam- 
ment accru  des  intérêts  qu'il  n'a  pas  payés.  Aujourd'hui  encore  cette 
dette  va  se  grossir  de  toutes  les  réclamations  qui  motivaient  à  l'ori- 
gine l'intervention  réglée  par  le  traité  du  31  octobre  1861,  et  de 
l'indemnité  particulière  qui  sera  due  à  la  France.  Certes  ce  ne  sont 


70/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  les  ressources  naturelles  qui  font  défaut  au  Mexique;  ce  qui  lui 
manque,  c'est  un  budget  dont  le  déficit  ne  soit  pas  la  plaie,  un  sys- 
tème régulier  de  contributions,  toute  une  organisation  financière, 
et  par-dessus  tout  la  fidélité  à  ses  engagemens. 

C'est  donc  dans  ces  conditions  que  naît  la  monarchie  nouvelle  au 
Mexique.  On  ne  peut  se  dissimuler  qu'elle  n'ait  d'immenses  diiïi- 
cultés  à  surniouter,  à  commencer  par  celle  de  vivre.  M.  Michel  Che- 
valier, qui  est  le  confiant  historien  des  futures  prospérités  de  cette 
monarchie,  lui  trace  un  large  et  séduisant  programme  :  création 
d'une  armée,  réorganisation  des  finances,  réforme  du  clergé  et  de 
l'enseignement,  explorations  scientifiques ,  exploitation  des  mines, 
chemius  de  fer,  assainissement  des  villes.  C'est  bien  là  en  eiïet  le 
programme,  il  se  réalisera  comme  il  pourra  et  quand  il  pourra.  Seu- 
lement voici  la  question  :  la  France  peut-elle  se  laisser  entraîner 
dans  cette  voie  de  compromettante  solidarité  par  une  occupation 
indéfinie  ?  Peut-elle  accepter  cette  responsabilité  de  faire  vivre  un 
empire  au-dehà  de  l'Atlantique,  de  défendre  le  Mexique  contre  sa 
propre  anarchie,  de  garantir  ses  emprunts?  Si  elle  impose  ses  con- 
seils, ce  sera  une  domination  abusive,  une  conquête;  si  elle  prête 
son  secours  à  un  parti,  à  une  monarchie  même,  sans  avoir  un  droit 
de  direction,  elle  risque  d'aider  sans  le  vouloir  au  triomphe  d'idées 
qui  ne  sont  point  les  siennes,  qui  sont  celles  de  la  politique  qu'elle 
combat  en  Europe.  Elle  s'aventure  dans  l'inconnu. 

La  question  est  d'autant  plus  grave  qu'elle  ne  se  circonscrit  pas 
dans  ses  effets  au  Mexique,  qu'elle  est  pleine  d'obscures  fatalités,  et 
que  pour  une  création  sans  avenir,  si  elle  ne  naît  pas  spontanément 
dé  la  conscience  du  peuple  mexicain ,  si  elle  ne  porte  pas  en  elle- 
même  sa  vitalité,  la  politique  de  la  France  traîne  un  véritable  poids 
dans  le  Nouveau-Monde  comme  en  Europe.  Elle  se  sent  tour  à  tour 
engagée  ou  retenue  dans  ses  rapports  avec  les  Etats-Unis  et  les 
autres  républiques  américaines  aussi  bien  que  dans  les  afiaires  de 
l'Occident.  L'expédition  du  Mexique  a  le  malheur,  en  réalité,  de  nous 
exposer  aux  méprises,  aux  défiances  et  aux  conflits  qui  peuvent 
naître  à  un  jour  donné  d'une  situation  contrainte.  Qu'arriverait-il, 
si  l'Union  américaine  se  reconstituait,  si  cette  masse  d'aventuriers 
que  la  guerre  occupe  aujourd'hui  se  rejetait  sur  le  Mexique?  Et  d'un 
autre  côté ,  pour  couvrir  le  Mexique ,  est-il  de  l'intérêt  de  la  France 
de  prêter  à  la  confédération  du  sud  la  force  d'une  reconnaissance 
de  gouvernement  à  gouvernement,  de  patronner  en  quelque  sorte 
un  état  fondé  sur  l'esclavage?  Est-il  même  bien  sûr  que  les  con- 
fédérés du  sud  reconnus,  définitivement  séparés  de  la  fédération 
du  nord  et  pacifiés,  fussent  des  voisins  commodes  pour  la  nouvelle 
monarchie  mexicaine?  C'est  là  évidemment  une  source  possible  de 


l'expédition    du    MEXIQUE.  705 

complications  où  la  politique  française  perd  sa  liberté  et  ne  sait  plus 
ses  traditions,  ses  mobiles  naturels.  Dans  le  reste  de  l'Amérique 
espagnole  même,  l'expédition  du  Mexique,  mal  comprise,  mal  con- 
nue, n'est  point  sans  avoir  eu  déjà  des  conséquences  pénibles  pour 
l'ensemble  de  nos  relations,  pour  notre  rôle  dans  cette  partie  du 
Nouveau-Monde.  Elle  a  provoqué  tout  au  moins  dans  certains  pays 
américains  une  explosion  de  méfiances  qui  dégénère  en  hostilité 
contre  nos  nationaux,  et  qui  serait  devenue  un  secours  plus  eiïectif 
pour  le  gouvernement  de  M.  Juarez,  si  la  force  de  ces  tristes  états 
égalait  leur  mauvais  vouloir.  L'hostilité  des  états  hispano-américains 
est  puérile  et  injuste,  je  le  veux,  surtout  si  elle  naît  de  la  crainte 
de  voir  l'intervention  s'étendre  graduellement  dans  l'Amérique  du 
Sud;  mais  si  la  France,  par  elle-même,  n'a  rien  fait  pour  provoquer 
ce  soulèvement  de  méfiances,  d'autres  ont  parlé,  et  c'est  un  des 
conseillers  les  plus  écoutés,  je  crois,  de  l'intervention,  M.  Hidalgo, 
qui,  dès  l'origine,  écrivait  publiquement  à  l'un  de  ses  amis  d'Es- 
pagne soutenant  la  candidature  d'un  prince  espagnol  :  a  Si  les 
alliés  vont,  comme  je  l'espère,  jusqu'à  la  capitale,  il  est  certain 
que  l'opinion  se  prononcera  en  faveur  du  système  monarchique.  Le 
prompt  établissement  de  la  monarchie  au  Mexique  entraînera  indu- 
bitablement des  mouvemens  analogues  dans  les  autres  républiques 
hispano-américaines,  et  dans  celles-ci  on  ne  pourrait  faire  moins 
que  de  tenir  compte  du  mérite  des  piinces  que  vous  me  nommez...  » 
Nous  voilà  donc  transfoi-més  en  promoteurs  d'un  mouvement  qui 
s'étendrait  à  l'Amérique  tout  entière!  C'est  ainsi  que  le  commen- 
taire obscurcit  notre  œuvre  réelle  en  donnant  à  notre  politique  une 
portée  qui  devient  à  notre  insu  une  provocation  à  la  méliance  contre 
nous,  et  qui  dépasserait  la  limite  de  tous  les  intérêts  de  la  France. 

Quant  à  notre  politique  en  Europe  même,  la  France  n'est  point 
absolument  liée  sans  doute  par  notre  présence  au  Mexique,  par  la 
nécessité  d'avoir  au-delà  de  l'Atlantique  une  armée  nombreuse,  de 
la  transporter,  de  la  ravitailler,  de  la  soutenir  par  une  escadre  tou- 
jours en  mouvement.  N'est-il  point  manifeste  cependant  que  c'est 
là  un  des  élémens  les  plus  graves  des  résolutions  de  la  politique 
française  sur  le  continent?  Dès  l'origine,  c'était  là  justement  la 
préoccupation  des  esprits  qui  voyaient  avec  crainte  commencer  une 
entreprise  dont  on  ne  pouvait  encore  mesurer  ni  la  portée  ni  le  ca- 
ractère, lorsqu'en  Europe  tout  semblait  se  préparer  pour  une  crise; 
ce  serait  certes  un  étrange  spectacle,  et  ce  ne  serait  pas  un  avantage 
pour  notre  ascendant,  au  moment  où  nous  travaillons  à  la  régéné- 
ration du  Mexique,  de  laisser  périr  un  peuple  qui  est  là  plus  près 
de  nous,  qui  lutte  dans  des  convulsions  héroïques,  et  dont  la  cause 
est  la  nôtre,  la  cause  de  la  civilisation  tout  entière.  —  Mais  alors, 

TOME  XLVIII.  45 


706  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dira-t-on,  n'y  a-t-il  donc  rien  à  faii'c?  11  y  a  surtout,  ce  semble, 
à  se  préserver  des  illusions  qui .  ont  fait  de  cette  entreprise  du 
Mexique  un  enchaînement  de  surprises  et  de  malentendus.  La  pre- 
mière erreur  a  été,  tout  au  commencement,  de  ne  point  préciser  les 
vraies  conditions  et  le  sens  de  l'action  collective  qui  se  nouait  entre 
les  trois  puissances,  et  c'est  l'erreur  de  tous.  Une  seconde  faute  a 
été,  lorsqu'on  s'est  vu  engagé,  de  n'avoir  point  des  forces  suffisantes 
pour  atteindre  rapidement  le  but  de  l'intervention,  et  c'était  la  con- 
séquence de  ces  assurances  trompeuses  qui  provoquaient  les  justes 
récriminations  du  général  de  Lorencez.  Une  dernière  erreur  serait 
de  se  laisser  entraîner  au-delà  de  ce  qu'on  a  fait  en  souscrivant  à 
toutes  ces  conditions  de  garanties,  d'occupation  indéfinie,  en  accep- 
tant ce  rôle  de  sentinelles  autour  d'un  trône  élevé  sur  notre  pas- 
sage. Notre  armée  a  fait  son  œuvre  comme  elle  fait  toujours,  avec 
une  intrépidité  héroïque  et  pleine  d'abnégation  :  c'est  à  la  politique 
de  faire  la  sienne  en  se  dégageant  sans  plus  de  retard  et  avec  une 
sage  hardiesse  des  solidarités  compromettantes  qui  pourraient  de- 
venir jDour  elles  la  source  de  complications  nouvelles,  en  précisant 
nettement  la  Jimite  de  son  action.  Le  meilleur  parti  aujourd'hui 
est  d'en  finir  en  laissant  enfin  le  Mexique  libre  de  se  réorganiser, 
de  se  reconstituer  dans  des  conditions  de  prospérité  et  d'indépen- 
dance auxquelles  nous  aurons  concouru,  mais  qui  ne  seraient  qu'une 
apparence  trompeuse,  un  piège,  si  elles  avaient  besoin,  pour  se 
maintenir,  de  la  protection  permanente  d'un  drapeau  étranger,  fût- 
ce  le  drapeau  désintéressé  et  glorieux  de  la  France. 

Charles  de  Mazade. 


LE 


THEATRE  CONTEMPORAIN 


Allons-nous  sortir  enfni  de  ce  monotone  et  stérile  statu  quo  qui 
pèse  depuis  plus  de  six  ans  sur  les  destinées  du  théâtre  contempo- 
rain? Et  le  théâtre  lui-même  saura-t-il  profiter  de  la  situation  nou- 
velle qu'on  lui  prépare?  Dans  une  récente  et  solennelle  occasion,  le 
chef  de  l'état  nous  a  donné  la  promesse  que  fart  dramatique  serait 
bientôt  débarrassé  de  ces  entraves  du  privilège  sous  lesquelles  il 
languit  depuis  si  longtemps.  Nous  saurons  enfin  si  nos  modernes 
auteurs  tenaient  en  réserve  des  trésors  de  génie,  et  si  les  plaintes 
qu'ils  faisaient  entendre  étaient  fondées.  La  maxime  antique  qui 
disait  que  l'homme  privé  de  sa  liberté  n'est  plus  que  la  moitié  de 
lui-même  est  vraie  pour  tous  les  genres  d'esclavage,  et  les  écrivains 
dramatiques  ou  autres  soumis  à  un  régime  de  privilège  peuvent  jus- 
tement réclamer  contre  les  sévérités  de  leurs  contemporains  le  bé- 
néfice de  cette  triste  circonstance  atténuante  :  la  diminution  d'eux- 
mêmes  sous  la  contrainte  des  entraves  inséparables  d'un  tel  régime. 
Si  donc  on  veut  que  ces  plaintes  n'aient  plus  aucune  raison  d'être, 
et  que  nos  auteurs  n'aient  plus  le  droit  d'invoquer  ces  tristes  cir- 
constances atténuantes,  il  faut  que  la  liberté  qu'on  nous  promet  soit 
aussi  large  que  possible,  et  que  la  même  mesure  qui  atteindra  le 
privilège  diminue  les  obstacles  que  la  censure  oppose  à  l'art  dra- 
matique. 

Je  ne  sais  si  la  réforme  annoncée  produira  immédiatement  tous 
les  bons  résultats  qu'on  en  espère;  mais  au  point  où  en  était  venue 
la  situation  de  l'art  dramatique,  ce  n'était  plus  que  de  la  liberté 
qu'on  pouvait  attendre  du  secours.  Nous  ne  connaissons, pas  l'ave- 
nir, mais  nous  connaissons  le  présent;  il  est  vraiment  intolérable 
et  appelle  un  remède  radical.  Quels  que  soient  ses  résultats  futurs, 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  liberté  a  donc  dans  le  présent  cet  immense  avantage,  qu'elle 
seule  peut  faire  cesser  un  état  de  choses  qui  ne  peut  pas  durer  plus 
longtemps  sans  danger  pour  l'art  dramatique,  pour  l'intelligence  du 
public  et  les  intérêts  des  nouvelles  générations.  J'insisterai  principa- 
lement sur  ce  dernier  point.  Les  jeunes  écrivains  se  plaignent  en 
effet,  et  disent  que  jamais  le  théâtre  n'a  été  moins  hospitalier  qu'au- 
jourd'hui aux  nouveau-venus,  et  qu'on  joue  avec  eux  ce  jeu  déloyal 
que  les  Anglais  appellent  imfuir  play.  Il  peut  y  avoir  quelque  exa- 
gération dans  leurs  plaintes,  mais  nous  ne  saurions  dire  qu'elles 
soient  sans  fondement.  Que  voyons-nous  au  théâtre  depuis  plusieurs 
années?  Partout  des  reprises,  des  féeries,  des  pièces  à  grand  spec- 
tacle ;  on  ne  joue  presque  plus  de  pièces  nouvelles;  il  semble  qu'il 
n'y  ait  plus  de  place  pour  elles.  De  temps  k  autre,  un  pauvre  petit 
acte  parvient  à  se  glisser  timidement  sur  l'affiche,  entre  deux  pièces 
consacrées  par  un  succès  de  plusieurs  années;  il  apparaît  sur  la 
scène  deux  ou  trois  fois  et  s'évanouit  mystérieusement.  La  virginité 
de  l'inédit  n'a  plus,  paraît-il,  aucun  attrait  pour  le  public,  La  vogue 
est  aux  pièces  qui  ont  beaucoup  fait  parler  d'elles  et  dont  le  nom  est 
connu  depuis  longtemps.  Les  directeurs  de  théâtre  sont  sans  pitié 
pour  les  gaucheries,  les  maladresses,  les  naïvetés  des  débutans.  Ils 
peuvent,  il  est  vrai,  dire  pour  leur  défense  que  les  essais  qu'ils  ont 
tentés  ne  sont  pas  précisément  encourageans,  que  pour  un  succès 
obtenu  par  un  jeune  écrivain  on  compte  dix  échecs;  mais  les  con- 
ditions qu'on  fait  aux  débutans  sont  vraiment  par  trop  dures  et  par 
trop  déraisonnables.  Dans  l'état  actuel  du  théâtre,  un  jeune  auteur 
dramatique,  un  débutant  novice  et  inexpérimenté  n'a  plus  le  droit 
d'être  sifllé  et  de  subir  un  échec.  Un  premier  insuccès  équivaut  pour 
lui  à  un  arrêt  de  mort.  C'est  par  grande  et  exceptionneile  faveur 
qu'on  consent  à  le  jouer;  si  donc,  dès  sa  première  campagne,  il  ne 
répond  pas  à  cette  faveur  par  un  triomphe,  il  perd  ses  meilleures 
chances  pour  l'avenir  :  le  souvenir  de  cette  bataille  perdue  pèsera 
sur  sa  réputation  pendant  des  années  et  lui  fermera  l'accès  de  la 
scène.  Les  directeurs  de  théâtre  justifient  cette  exigence  par  d'ex- 
cellentes raisons  commerciales  tout  à  fait  irréfutables  au  point  de 
vue  des  affaires  et  de  l'industrie  dramatique,  mais  qui  n'ont  pas  la 
même  valeur  dans  la  question  d'art  et  de  littérature,  u  Les  jeunes 
auteurs  dramatiques,  peuvent-ils  dire,  subissent  la  même  loi  que 
nous  subissons  :  nous  perdons  plus  qu'eux,  à  tout  prendre,  aux 
échecs  qui  les  atteignent.  Un  insuccès  ne  compromet  que  leur  ré- 
putation, capital  vague,  insaisissable,  dont  ils  ne  trouveraient  l'es- 
compte à  aucune  banque;  mais  il  peut  ruiner  une  entreprise  dont 
les  bénéfices  sont  appréciables  en  beaux  écus  monnayés.  Une  pièce 
tombe  :  qu'a  perdu  l'auteur,  nous  le  demandons?  Rien,  ou  tout  au 
plus  de  menus  frais  de  copiste  dont  il  sera  quitte  pour  quelques  de- 


Lb;  THÉÂTRE  CONTE MPORAIA.  709 

iiiers;  mais  nous,  nous  avons  perdu  des  frais  de  mise  en  scène 
ruineux,  et  nous  avons  fait  perdre  à  nos  comédiens  un  temps  pré- 
cieux que  nous  payons  fort  cher.  Nous  partageons  avec  les  jeunes 
auteurs  les  revers  qui  les  frappent;  eux  partageront-ils  avec  nous 
les  conséquences  de  ces  échecs  répétés,  et  seront-ils  solidaires  de  la 
faillite  qui  est  au  bout  de  toute  gestion  dramatique  capricieuse  ou 
imprudente?  On  nous  parle  toujours  des  intérêts  de  la  littérature, 
comme  si  le  théâtre  était  encore  au  temps  où  l'on  jouait  des  chefs- 
d'œuvre  entre  quatre  murs  nus,  avec  un  éclairage  de  cinq  ou  six 
chandelles,  devant  un  parterre  debout  et  des  spectateurs  d'élite 
assis  sur  des  bancs  de  bois,  et  l'on  ne  s'aperçoit  pas  que,  étant 
données  les  conditions  de  la  société  moderne,  un  théâtre  est  néces- 
sairement une  entreprise  hybride,  à  moitié  littéraire,  à  moitié  in- 
dustrielle. Que  l'on  nous  ramène  donc  à  ce  théâtre  primitif,  si  l'on 
veut  que  les  reproches  qu'on  nous  adresse  aient  quelque  valeur.  » 
Voilà  les  raisons  que  donnent  de  leur  conduite  les  directeurs  de 
théâtre.  Elles  sont  excellentes,  il  en  faut  convenir;  mais  comme  les 
raisons  que  donnent  leurs  critiques  ne  sont  pas  moins  bonnes,  il 
est  clair  que  la  liberté  seule  peut  dénouer  cette  situation  et  termi- 
ner cette  querelle. 

Pour  nous,  que  les  intérêts  de  la  littérature  doivent  nécessaire- 
ment toucher  plus  que  tous  les  autres,  il  ressort  du  débat  ainsi  en- 
gagé cette  conclusion,  c'est  qu'il  devient  de  plus  en  plus  difficile  à 
un  jeune  auteur  dramatique  de  faire  au  théâtre  l'apprentissage  de 
son  art.  Conscrit  novice,  il  faut  que  dès  ses  débuts  il  montre  tout 
l'aplomb  et  toute  l'expérience  pratique  des  plus  vieux  vétérans  des 
campagnes  dramatiques;  sinon,  on  le  priera  d'aller  apprendre  son 
métier  avant  de  se  faire  jouer.  Cette  exigence  semble  juste;  au  fond, 
elle  est  parfaitement  déraisonnable.  L'apprentissage  de  tout  art  doit 
se  faire  dans  l'atelier  même  où  s'exerce  cet  art;  l'apprentissage  de 
l'auteur  dramatique  ne  peut  donc  se  faire  qu'au  théâtre.  Jadis  on 
était  plus  indulgent,  et  partant  plus  équitable.  Une  ou  même  plu- 
sieurs chutes  ne  compromettaient  pas  l'avenir  dramatique  d'un  au- 
teur; on  lui  donnait  le  temps  de  trouver  sa  voie,  de  se  corriger  de 
ses  erreurs,  d'apercevoir  ses  maladresses.  Le  génie  se  trompe  long- 
temps avant  de  trouver  sa  vraie  direction  et  fait  payer  d'avance  aux 
lecteurs  et  aux  spectateurs  ses  chefs-d' œuvres  futurs  par  des  œu- 
vres médiocres,  gauches  ou  puériles;  il  faut  que  le  public  ait  assez 
de  patience  et  de  sagesse  pour  consentir  à  achefer  ses  plaisirs  au 
prix  de  quelque  ennui.  L'homme  le  plus  sûr  de  son  génie  qui  ait 
jamais  écrit  pour  le  théâtre,  c'est-à-dire  Molière,  a  tâtonné  plu- 
sieurs années  avant  d'être  en  pleine  possession  de  lui-même,  et  lors- 
qu'il eut  enfin  trouvé  sa  vraie  voie  dans  les  Précieuses  ridicules,  il 
lit  encore  un  écart  et  commit  cette  maladresse  qui  a  pour  nom  Dou 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Garcic  de  Navarre.  On  a  demandé  de  nos  jours  pour  le  peuple 
le  droit  au  travail;  nous,  nous  demanderions  volontiers  pour  les 
jeunes  auteurs  dramatiques  le  droit  à  l'iihmcrès,  et  ce  droit,  ils  ne 
pourront  l'obtenir  que  si  la  liberté  parvient  à  diminuer  les  exigences 
de  luxe  et  les  frais  de  mise  en  scène  sous  lesquels  succombent  au- 
jourd'hui les  entreprises  dramatiques,  et  rend  par  conséquent  moins 
étroits  qu'ils  ne  le  sont  les  lieils  qui  enchaînent  au  théâtre  l'art  et 
l'industrie. 

Cela  dit,  entrons  sans  plus  de  préambule  dans  l'examen  des  pro- 
ductions dramatiques  récentes.  Parmi  ces  œuvres,  il  en  est  quel- 
ques-unes qui  méritent  une  attention  particulière.  Quoique  de  mé- 
rite très  inégal,  elles  ont  plusieurs  traits  communs  et  donnent  par 
des  voies  bien  différentes  la  même  leçon  morale.  Montjoye,  les  In- 
différens,  Jean  Baudnj,  sont  des  drames  de  la  vie  domestique  pris 
dans  la  réalité  la  plus  contemporaine ,  et  qui  visent  avant  tout  à  la 
vérité.  Voyons  donc  quelles  images  ils  nous  présentent  de  nous- 
mêmes,  et  quelles  leçons  nous  pouvons  tirer  de  leurs  tableaux. 

C'est  de  la  plus  remai'quable  de  ces  pièces,  le  Montjoye  de 
M.  Octave  Feuillet,  qu'il  faut  s'occuper  d'abord.  Nous  félicitons 
M.  Feuillet  des  progrès  qu'il  parvient  à  accomplir  sur  lui-même  et 
en  dépit  de  lui-même,  du  courage  avec  lequel  il  impose  à  son  ta- 
lent délicat  la  transformation  la  plus  cruelle  et  la  plus  périlleuse. 
L'aimable  et  poétique  écrivain  qui  nous  avait  déjà  prouvé  dans  Da- 
lila  qu'il  savait  au  besoin  dessiner  des  monstres  vient,  sans  crier 
gare,  de  commettre  un  des  actes  les  plus  audacieux  dont  l'histoire 
de  la  littérature  dramatique  fasse  mention.  Il  s'est  imposé  la  tâche 
d'intéresser  et  d'émouvoir  en  nous  présentant  un  personnage  qui 
a  pris  à  rebours  la  fameuse  maxime  de  Térence,  et  qui,  pendant 
cinq  longs  actes  très  bien  menés,  nous  dit  avec  le  cynisme  le  plus 
tranquille  :  «  Je  suis  homme,  et  par  conséquent  rien  de  ce  qui 
est  humain  ne  peut  m'intéresser  ou  me  toucher,  »  Le  personnage 
de  Montjoye  est,  je  crois,  le  plus  effrayant  qu'on  ait  encore  osé 
mettre  au  théâtre;  au  moins  ma  mémoire  ne  m'en  rappelle  aucun 
qu'on  puisse  lui  comparer.  Certes  les  grands  poètes  dramatiques 
ont  eu  bien  des  audaces;  mais  M.  Octave  Feuillet,  sans  beaucoup 
y  songer  peut-être,  a  fait  ce  qu'aucun  d'eux  n'aurait  osé  faire.  Mo- 
lière et  Shakspeare,  comme  on  sait,  n'avaient  pas  de  mièvres  ré- 
pugnances à  l'endroit  des  monstres  et  des  caractères  odieux  ;  Bon 
Juan,  Tartufe,  Macbeth,  Richard  III  sont  là  pour  l'attester.  Eh 
bien!  je  doute  que  si  quelque  ingénieux  ami  leur  eût  présenté  ce 
personnage  de  Montjoye  comme  un  sujet  bon  à  exploiter  pour  la 
scène,  ils  eussent  consenti  à  l'accepter.  Certainement  leur  premier 
mouvement  eût  été  de  se  récrier  devant  un  tel  caractère  et  de  le 
déclarer  non -seulement  inadmissible  au  théâtre,  mais  impossible 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  711 

dans  la  vie  réelle.  «  Comment  voulez-vous,  auraient-ils  dit,  que 
nous  puissions  faire  admettre  au  spectateur  l'existence  d'un  pareil 
personnage?  Le  plus  mauvais  père  se  récriera,  le  plus  mauvais  mari 
frémira  d'indignation,  l'homme  le  plus  pervers  s'arrêtera  rêveur  et 
stupéfait  devant  la  conduite  de  Montjoye,  et  cherchera,  sans  par- 
venir à  les  comprendre,  les  sentimens  singuliers  qui  le  font  agir.  Si 
ce  personnage  n'était  qu'un  objet  de  scandale,  passe,  nous  pour- 
rions le  présenter  au  public;  mais  il  est  encore,  il  est  surtout  et 
avant  tout  une  énigme.  Vrai  ou  faux,  il  est  certainement  l'unique 
de  son  espèce.  On  se  demande  en  vain  par  quels  liens  cet  homme 
est  rattaché  au  reste  de  l'humanité,  quelle  passion  l'anime,  quelle 
pensée  le  guide;  le  silence  seul  vous  répond.  Le  vide  moral  est  aussi 
complet  que  possible.  Un  tel  personnage  n'est  pas  dramatique,  car 
il  est  plutôt  fait  pour  inspirer  l'étonnement  que  l'horreur  et  la 
pitié.  »  C'est  cependant  ce  personnage  que  M.  Feuillet  vient  de  trans- 
porter sur  la  scène  avec  une  rare  adresse,  et,  h  l'aide  de  ce  bon- 
heur qui  le  suit  dans  toutes  ses  entreprises,  il  a  fait  accepter  ce  ca- 
ractère inacceptable,  il  a  fait  comprendre  cette  énigme,  il  a  réussi  à 
intéresser  un  public  composé  d'hommes  à  un  homme  qui  n'a  rien 
d'humain. 

Le  coup  d'audace  que  vient  de  tenter  M.  Feuillet, —  sa  pièce  mé- 
rite vraiment  cette  qualification,  —  est  d'autant  plus  remarquable 
que  l'audace  ne  s'y  fait  sentir  nulle  part.  L'auteur  a  fait  preuve 
en  cela  d'une  habileté  consommée.  Il  a  étreint  son  monstre  d'une 
main  ferme,  froide  et  souple,  d'une  de  ces  mains  qui  dissimulent  la 
vigueur  sous  l'élégance.  La  force  est  partout  cachée  et  ne  se  révèle 
par  aucune  intempérante  jactance,  par  aucune  maladroite  explo- 
sion de  violence.  Une  énergie  tranquille,  maîtresse  d'elle-même, 
presque  voisine  de  la  douceur,  tant  elle  est  discrète,  règne  d'un 
bout  à  l'autre  de  cette  pièce,  et  en  fait  le  véritable  intérêt  pour  les 
amis  du  talent  de  M.  Octave  Feuillet.  Nous  avions  depuis  longtemps 
constaté  que  le  talent  de  M.  Feuillet  était  aussi  ferme  qu'il  est  gra- 
cieux, et  que  son  élégance  recouvrait  une  réelle  solidité;  mais  notre 
opinion,  malgré  l'exemple  pourtant  si  frappant  de  Dalila ,  avait 
rencontré  de  nombreux  contradicteurs.  Après  Montjoye,  comme 
après  Dalila  et  après  Sibylle,  nous  affirmons  qu'une  virilité  très 
sérieuse  est  unie  chez  M.  Feuillet  à  ses  dons  reconnus  de  grâce  et 
de  finesse,  et  nous  espérons  que  cette  fois  notre  opinion  trouvera 
de  plus  rares  contradicteurs. 

Je  tiens  donc  le  succès  de  M.  Feuillet  pour  mérité,  et  toutefois  je 
ne  puis  m' empêcher  de  poser  un  point  d'interrogation  avant  de  pré- 
senter au  lecteur  le  personnage  qui  donne  son  nom  au  drame.  Une 
seule  chose  m'étonne  dans  ce  succès,  et  cette  chose  est  le  peu  d'é- 
tonnement  que  cause  au  public  le  personnage  principal  du  drame. 


712  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Je  n'ai  pas  vu  qu'aucun  spectateur  soit  revenu  indigné  ou  troublé. 
Les  critiques  l'ont  discuté  froidement  et  tranquillement  comme  le 
type  le  plus  naturel  du  monde,  comme  un  personnage  qui  a  sa  place 
dans  notre  existence  sociale;  aucun  n'y  a  vu  un  être  exceptionnel 
et,  pour  trancher  le  mot,  une  bizarrerie  morale.  Les  plus  sévères 
ont  dit  :  «  C'est  un  mauvais  riche,  »  et  s'en  sont  tenus  là.  En  face 
de  cette  tranquillité  universelle,  on  ne  peut  se  défendre  de  se  po- 
ser cette  question  naïve  :  Mais  ce  personnage  existe  donc ,  puis- 
qu'il n'excite  aucune  surprise?  et  s'il  existe,  où  en  sommes-nous? 
Connnent!  voilà  un  personnage  qui  se  vante  de  n'avoir  rien  d'hu- 
main et  qui  le  prouve,  et  personne  n'a  l'air  de  trouver  cela  ex- 
traordinaire !  Les  spectateurs  ont  donc  rencontré  bien  souvent  des 
Montjoye?  S'il  en  est  ainsi,  nous  les  plaignons  de  toute  notre 
âme,  car  ils  ont  dû  faire  de  cruelles  expériences.  Le  sentiment  que 
soulève  généralement  ce  personnage  est  celui  de  la  réprobation. 
Eh  bien!  nous  avouons  franchement  que  nous  aurions  mieux  aimé 
un  peu  de  surprise.  Le  succès  de  M.  Feuillet  n'y  aurait  rien  perdu, 
et  nous  nous  sentiiions  plus  rassuré.  Le  drame  de  M.  Feuillet  se- 
rait-il un  signe  du  temps?  marquerait -il  une  date?  Nous  hési- 
tons à  le  croire,  et  cependant  cette  universelle  tranquillité  des  spec- 
tateurs ne  semble-t-elle  pas  indiquer  que  l'auteur  a  frappé  juste  et 
fort,  quoiqu'il  ait  frappé  avec  modération  et  prudence?  Sous  ses  airs 
de  réserve,  cette  pièce  a  une  portée  morale  des  plus  sérieuses  et 
des  plus  propres  à  faire  réfléchir. 

Montjoye  est  un  personnage  vraiment  étrange  et  qu'il  est  difficile 
de  faire  comprendre  au  lecteur  avec  les  seules  ressources  de  l'ana- 
lyse. Les  philosophes  du  dernier  siècle,  qui  s'amusaient  à  mettre 
l'homme  de  la  nature  en  opposition  avec  l'iiomme  social,  seraient 
fort  embarrassés  pour  savoir  dans  laquelle  de  ces  catégories  ils  doi- 
vent placer  le  héros  du  nouveau  drame  de  M.  Feuillet.  Montjoye  est 
par  excellence  un  type  antisocial,  car  il  vit  absolument  sans  lois. 
Me  croyez  pas  cependant  qu'il  soit  pour  cela  l'homme  de  la  nature; 
il  n'a  plus  aucun  des  sentimens  qu'elle  met  au  cœur  de  l'homme, 
et  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  qu'il  semble  ne  les  avoir  ja- 
mais eus.  Non-seulement  il  s'est  affranchi  de  toutes  les  lois  mo- 
rales, mais,  ce  qui  est  plus  diflicile,  il  s'est  débarrassé  de  toutes  les 
lois  sociales.  Dans  une  des  conversations  cyniques  où  il  révèle  son 
caractère,  il  prend  soin  de  nous  expliquer  qu'il  ne  s'est  rattaché  à 
rien  afin  de  pouvoir  mieux  tout  dominer.  Son  début  fut  un  coup  de 
maître.  Tout  jeune,  il  s'associa  avec  un  de  ses  amis  pour  une  entre- 
prise commerciale  à  double  face,  à  la  fois  trompeuse  et  solide,  l'ex- 
ploitation d'une  fausse  mine  d'or  qui  contenait  une  vraie  mine  de  cui- 
vre. 11  fit  manquer  habilement  l'affaire  et  en  racheta  sous  main  les 
(iébris,  après  s'être  retiré  à  temps  de  l'association.  La  mine  d'or  ruina 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  713 

son  associé,  qui,  ne  pouvant  survivre  à  son  désastre,  se  fit  sauter  la 
cervelle  ;  la  mine  de  cuivre  au  contraire  enrichit  Montjoye  et  jeta 
les  fondemens  de  cette  prospérité  commerciale  que  nous  voyons 
arrivée  à  son  point  culminant  au  moment  où  s'ouvre  le  drame.  Une 
jeune  fille  l'aiaiait,  et  comme  ses  parens  la  lui  refusaient,  il  l'en- 
leva, mais  il  se  garda  bien  de  l'épouser.  Depuis  trente  ans,  elle  vit 
sous  son  toit,  femme  légitime  aux  yeux  du  monde,  mais  en  réalité 
simple  concubine.  Cet  homme  fort,  comme  il  se  qualifie  lui-même, 
qui  veut  que  tous  dépendent  deJui  pour  ne  dépendre  de  personne, 
préfère  une  concubine  à  une  épouse  et  des  bâtards  à  des  fils  légi- 
times. Il  n'a  pas  donné  d'état  civil  à  ses  deux  enfans,  qui,  moins 
malheureux  que  leur  mère,  ont  grandi  dans  l'ignorance  de  la  fausse 
et  périlleuse  position  à  laquelle  leur  père  les  a  condamnés  par  amour 
de  l'indépendance.  Montjoye  veut  bien  être  bon  père  et  même  bon 
mari,  mais  il  veut  que  son  aiïection  soit  un  bienfait  qu'il  accorde  vo- 
lontairement et  non  une  obligation  qui  lui  soit  imposée  par  une  loi; 
en  conséquence  il  s'est  réservé  le  droit  de  mettre  sa  femme  et  ses 
enfans  à  la  porte  quand  il  lui  plaira.  Montjoye  se  montre  quelque- 
fois bienfaisant  :  il  a  recueilli  un  ancien  camarade  de  jeunesse  d'une 
nature  enthousiaste  et  généreuse,  auquel  rien  n'a  réussi  dans  la 
vie,  il  a  fait  appeler  auprès  de  lui  un  jeune  avocat  sans  fortune,  le 
fils  de  cet  ancien  ami  qu'il  a  traîtreusement  ruiné;  mais  quand  on 
regarde  au  fond  de  ces  bienfaits,  on  découvre  toujours  qu'ils  dé- 
coulent de  mobiles  fort  différens  de  la  générosité  et  de  la  bonté.  Ce 
camarade  de  collège,  cet  enthousiaste  Saladin  qu'il  installe  dans  ses 
terres,  lui  servira  de  répondant  moral  devant  les  populations  dont 
il  veut  briguer  les  suffrages;  la  présence  de  ce  jeune  George  de 
Sorel  dans  sa  maison  fera  taire  les  bruits  qui  s'élèvent  de  temps  à 
autre  sur  sa  participation  criminelle  à  la  raine  de  son  ancien  asso- 
cié. Gomment  trouvez-vous  le  monstre?  n'est-il  pas  complet?  Avec 
tout  cela,  vous  auriez  tort  de  le  croire  méchant.  S'il  agit  ainsi  que 
nous  venons  de  le  dire,  ce  n'est  pas  par  scélératesse  de  nature,  ni 
même  par  mépris  de  fhumanité  :  ces  sentimens  atroces  et  violens 
seraient  encore  trop  puissans  pour  son  âme  froide  et  vide.  Non, 
Montjoye  est  tout  simplement  un  homme  parti  de  principes  faux, 
qu'il  a  suivis  avec  une  imperturbable  logique  pendant  trente  ans, 
et  qu'il  a  du  nécessairement  tenir  de  plus  en  plus  pour  vrais  à  me- 
sure qu'il  vieillissait,  puisque  l'expérience  ne  les  a  jamais  démentis 
et  qu'il  est  arrivé  par  eux  à  la  prospérité  et  à  la  fortune. 

Ges  principes  ont  fait  attendre  pendant  trente  ans  leurs  consé- 
quences, mais  elles  éclatent  à  la  fin,  et  Montjoye  paie  en  une  heure 
de  temps  le  prix  de  toute  une  vie  coupable.  Tout  croule  à  la  fois 
autour  de  lui,  et  pour  que  le  châtiment  soit  plus  complet  et  plus 
saisissant,  c'est  lui-même  qui  renversera  l'édifice  de  sa  fortune  par 


714  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

trop  de  fidélité  à  ses  détestables  principes.  Autour  de  lui,  la  révolte 
éclate  de  toutes  parts,  et  la  saine  nature  humaine,  longtemps  humi- 
liée, prend  sa  revanche  sur  sa  morale  perverse.  George  de  Sorel  al- 
lait devenir  son  gendre;  mais  le  vieux  caissier  de  la  maison,  que  la 
contrainte  d'un  silence  trop  prolongé  opprime  connue  un  remords, 
révèle  au  jeune  homme  toutes  les  circonstances  de  la  ruine  de  son 
père.  Son  dévoué  Saladin,  qui  a  travaillé  de  toute  l'ardeur  de  son 
âme  à  son  élection,  découvre  qu'il  a  été  la  dupe  d'une  fausse  géné- 
rosité et  lui  jette  ses  bienfaits  au  visage.  Sa  femme,  lasse  d'une  po- 
sition fausse  et  humiliante  qu'il  vient  encore  d'aggraver  en  intro- 
duisant cyniquement  une  maîtresse  sous  le  toit  conjugal,  le  somme 
une  dernière  fois  de  la  faire  cesser.  Sur  son  refus,  elle  prend  le 
parti  de  quitter  la  maison,  et  ses  enfans,  pressés  de  choisir  entre  un 
père  coupable  et  une  mère  malheureuse,  suivent  cette  dernière  dans 
sa  retraite.  En  un  instant,  Montjoye  se  trouve  abandonné  de  tous; 
mais  tant  de  coups,  dont  un  seul  suffirait  pour  abattre  un  autre 
homme,  ne  peuvent  pas  même  ébranler  son  absurde  énergie  ;  il  se 
redresse  et  trouve  un  mot  qui  fait  frémir,  et  que  personne  n'a  ja- 
mais dit  avant  lui  :  «  Allons,  tout  cela  n'est  rien,  soyons  homme!  » 
Ainsi  ce  qu'il  appelle  être  homme,  c'est  être  précisément  tout  le  con- 
traire d'un  homme.  Si  un  sonnet  sans  défauts  vaut  tout  un  poème, 
ce  mot,  à  lui  seul,  vaut  tout  un  drame,  car  il  résume  admirable- 
ment le  caractère  de  Montjoye,  et  il  termine  de  la  manière  la  plus 
heureuse  le  troisième  acte,  le  plus  émouvant  et  le  plus  dramatique 
de  tous. 

Nous  n'aurions  que  des  éloges  à  donner  à  ce  drame,  si  M.  Feuillet, 
cédant,  dit-on,  aux  instances  d'un  comédien  distingué,  n'avait  pas 
compromis  la  portée  morale  de  son  œuvre  par  un  dénoûraent  senti- 
mental qui  nous  paraît  ici  un  contre-sens.  La  pièce  devait  se  termi- 
ner au  quatrième  acte,  lorsque  Montjoye,  après  avoir  blessé  en  duel 
George  de  Sorel,  est  obligé  de  fuir  devant  sa  fille,  afin  de  ne  pas  la 
tuer  par  sa  présence.  Cela  choque  et  fait  mal  vraiment  de  le  voir 
au  dernier  acte  redevenu  bon  père,  bon  époux  et  ouvert  à  tous  les 
généreux  sentimens.  Montjoye  ne  doit  pas  pouvoir  se  convertir  aux 
bons  sentimens  de  la  nature  humaine;  pour  l'honneur  de  la  morale, 
il  doit  rester  ce  qu'il  est.  Cependant,  si  ce  dénoûment  artificiel  est 
absolument  nécessaire  à  la  représentation,  — ce  que  nous  ne  croyons 
pas,  —  nous  émettons  le  vœu  que  M.  Feuillet  le  retranche  dans  la 
pièce  imprimée.  Le  drame  finit  si  bien  avec  la  fuite  précipitée  de 
Montjoye  devant  la  douleur  de  sa  fille!  Le  bon  sens,  la  morale  et  le 
sentiment  poétique  sont  d'accord  pour  demander  que  le  spectateur 
se  retire  sous  l'impression  du  châtiment  du  personnage  principal. 

Si  nous  voulions  faire  usage  maintenant  du  microscope  critique, 
nous  aurions  bien  quelques  petits  reproches  à  faire  à  M.  Feuillet. 


LE    THEATRE    CONTEMPORAIN.  715 

Ainsi  les  antres  personnages  de  la  pièce  étoufTent  pour  ainsi  dire  à 
l'ombre  de  Montjoye,  qui  absorbe  à  lui  seul  toute  l'attention  du 
spectateur.  Leurs  caractères,  très  suffisamment  indiqués,  ne  sont  pas 
cependant  dessinés  avec  autant  de  netteté  que  le  personnage  prin- 
cipal. Ils  ont  bien  leur  physionomie  à  eux,  mais  il  faut  y  regarder  à 
deux  fois  avant  de  la  découvrir.  En  général,  il  nous  a  semblé  que 
M.  Feuillet,  en  écrivant  son  drame,  avait  trop  songé  qu'il  écrivait 
pour  le  théâtre.  Il  s'est  dit  très  justement  que  le  drame  consistait 
avant  tout  dans  l'action;  mais  cette  préoccupation  légitime  l'a  peut- 
être  entraîné  trop  loin.  Il  s'est  ainsi  volontairement  privé  d'une 
partie  de  ses  ressources;  il  a  contraint  au  silence  toutes  ces  facultés 
si  subtiles,  si  éloquentes,  si  pénétrantes,  que  nous  lui  connaissons. 
Pas  une  note  de  rêverie,  de  poésie  et  de  caprice;  le  drame  marche  au 
pas  redoublé,  brûlant  avec  une  vigueur  et  une  décision  remarqua- 
bles les  diverses  étapes  de  l'action  sans  se  ralentir  un  instant  et  sans 
prêter  un  regard  aux  fleurs  qu'il  était  si  facile  de  cueillir  tout  le  long 
de  la  route.  Le  style  ordinairement  imagé  de  M.  Feuillet  est  de- 
venu dans  cette  pièce  d'une  sobriété  qui  frise  parfois  la  sécheresse, 
et  on  compterait  très  aisément  les  métaphores  dont  elle  est  émail- 
lée.  Celui  qui  lirait  ce  nouveau  drame  sans  être  averti  du  nom  de 
l'auteur  aurait  certainement  quelque  difliculté  à  y  reconnaître  le 
gracieux  écrivain  des  Scènes  et  proverbes^  le  poétique  romancier  de 
la  Petite  comtesse  et  de  Sibylle.  Enfin  nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  croire  que,  si  l'auteur  eût  écrit  son  drame  sans  une  trop 
grande  préoccupation  des  exigences  de  la  scène,  il  eût  donné  à  cer- 
taines situations  tout  le  développement  qu'elles  comportaient.  Nous 
n'en  indiquerons  qu'une  seule,  la  scène  du  second  acte  où  Henriette, 
la  femme  de  Montjoye,  au  milieu  du  tumulte  de  la  fête  que  donne 
son  mari  pour  préparer  son  élection,  le  presse  de  compléter  cette 
journée  heureuse  pour  tous  en  lui  donnant  ce  nom  d'épouse  qu'il  lui 
refuse  et  qu'elle  a  mérité  pourtant  par  un  si  long  martyre.  C'est  une 
de  ces  situations  pathétiques  où  vibrent  les  cordes  les  plus  morales 
du  cœur  humain,  et  que  le  talent  de  M.  Feuillet  affectionne  parti- 
culièrement. Eh  bien!  la  scène  est  moins  émouvante  qu'on  n'aurait 
pu  l'attendre.  Certes  les  plaintes  d'Henriette  sont  touchantes,  mais 
comme  elles  auraient  été  plus  éloquentes,  si  M.  Feuillet  n'eût  pas 
imposé  une  contrainte  à  son  talent,  et  s'il  eût  écrit  libre  de  toute  ob- 
session. Dans  cette  scène  cependant,  Henriette  devait  épuiser  toutes 
les  ressources  des  larmes  et  de  la  supplication,  car  c'est  pour  la 
dernière  fois  qu'elle  fait  appel  à  la  pitié  et  à  la  justice  de  son  mari, 
et  lorsqu'elle  reparaîtra  devant  lui,  ce  ne  sera  plus  pour  le  supplier, 
mais  pour  lui  faire  une  sommation  impérieuse  et  pressante.  Telle 
qu'elle  est,  cette  scène  ne  laisse  pas  prévoir  la  prochaine  résolution 
d'Henriette;  on  se  dit  que  c'est  une  scène  comme  il  a  dû  y  en  avoir 


716  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

beaucoup  dans  le  ménage  Montjoye,  et  que  ce  ne  sera  pas  la  der- 
nière. Or  il  fallait  précisément  qu'on  sentît  que  c'était  la  dernière  ; 
mais  la  crainte  du  public  impatient  des  longueurs  assiégeait  la  pen- 
sée de  M.  Feuillet.  11  a  donc  coupé  court  brusquement  aux  plaintes 
d'Henriette  et  h,  la  philosophie  cynique  de  Montjoye.  Allongée  de 
trente  lignes  comme  M.  Feuillet  sait  les  écrire,  cette  scène  devenait 
admirable. 

Toutes  ces  critiques  néanmoins  disparaissent  devant  la  vigueur 
avec  laquelle  M.  Feuillet  a  dessiné  son  personnage  principal  et  de- 
vant l'habileté  avec  laquelle  il  a  su  le  présenter  et  le  faire  accepter 
du  public.  C'était  une  tâche  difficile,  car,  nous  le  répétons,  ce  ca- 
ractère est  sans  précédens  aucuns,  et  il  est  dans  son  immoralité 
d'une  telle  anomalie,  d'une  telle  excentricité  monstrueuse,  que  si 
l'on  eût  passé  en  revue  les  noms  des  auteurs  capables  de  le  mettre 
en  scène,  celui  de  M.  Octave  Feuillet  est  le  dernier  auquel  on  ata-ait 
songé.  Cette  entreprise  semblait  convenir  surtout  au  talent  de  M.  Du- 
mas ou  de  M.  Augier,  et  certes  personne  ne  se  serait  étonné  de  les  y 
voir  échouer,  tant  elle  est  ardue;  c'est  M.  Feuillet  qui  s'y  lance,  et 
pour  comble  de  bonheur  il  y  réussit.  C'est  donc  un  succès  qui  peut 
compter  double  pour  lui,  et  qui  mérite  un  double  applaudissement. 

In  medio  stat  virfus,  disait  le  sage  de  l'antiquité.  Cette  maxime 
n'est  point,  paraît-il,  du  goût  de  nos  auteurs  dramatiques  et  dans 
le  courant  de  notre  époque.  Les  personnages  qu'ils  nous  présentent 
sont  placés  a  une  telle  distance  du  milieu  de  la  nature  humaine, 
qu'ils  nous  donnent  une  sensation  étrange  d'éloignement.  Il  semble 
qu'il  faudrait  voyager  un  temps  infmi  pour  les  rejoindre.  Certes 
Jean  Baudry,  le  héros  du  nouveau  drame  de  M.  Yacquerie,  est  bien 
différent  de  Montjoye;  ils  ont  cependant  cette  ressemblance  com- 
mune, c'est  qu'ils  sont  placés  aux  extrémités  de  la  nature  humaine. 
Seulement  Montjoye,  si  odieux  qu'il  paraisse,  est  vrai,  tandis  que 
Jean  Baudry,  malgré  les  vertus  qu'on  lui  prête,  est  jjarfaitement 
chimérique.  Un  jour,  Jean  Baudry  surprend  un  gamin  des  rues  qui 
fouillait  indiscrètement  dans  ses  poches.  Vous  ne  l'eussiez  point  ra- 
massé; mais  Jean  Baudry  le  fit.  Tout  philanthrope  a  sa  pensée,  et 
celle  qui  traversa  en  ce  moment  l'esprit  du  héros  de  M.  Yacquerie 
fut  passablement  étrange  :  il  lui  vint  l'idée  de  se  dévouer  corps  et 
âme  à  cet  enfant.  Les  plus  subits  miracles  de  la  grâce  ne  sont  pas 
plus  foudroyans  que  cet  accès  d'humanité.  Acceptons  toutefois  ce 
point  de  départ  :  Jean  Baudry  a  fait  une  action  généreuse  à  laquelle 
il  faut  applaudir,  car  il  n'y  aura  jamais  trop  de  générosité  en  ce 
monde.  Olivier  a  grandi,  et,  grâce  aux  soins  de  son  protecteur,  il 
est  devenu  un  jeune  médecin  savant,  et,  comme  d'habitude,  plehi 
d'avenir.  Cependant  l'éducation,  en  dépouillant  l'enfant  de  son 
écorce  grossière ,  n'a  pas  été  assez  puissante  pour  transformer  son 


I.F.    THEATRE    CONTEMPORAIN. 


cœur;  sa  nature  sauvage  et  malfaisante  se  réveille  pai'  luoniens,  et 
donne  k  l'excellent  Jean  Baudry  de  fréquentes  occasions  de  dépen- 
ser un  peu  de  cette  faculté  de  dévouement  dont  il  est  trop  plein. 
Ces  petits  exercices  répétés  de  sacrifice  et  de  patience  sont  pour 
le  bonhomme  ce  que  sont  les  saignées  mensuelles  pour  les  tem- 
péramens  apoplectiques.  Olivier  aime  éperdument  la  fille  d'un  né- 
gociant du  Havre,  dont  il  n'ose  demander  la  main,  et  dont  le  père 
est  l'ami  intime  de  Jean  Baudry.  Jusque-là  il  est  dans  son  droit  : 
il  aime,  il  est  aimé,  et  s'il  pouvait  se  contenir  un  peu  plus,  il  n'y 
aurait  rien  à  reprendre  dans  sa  conduite;  mais  une  des  particula- 
rités les  plus  curieuses  de  ce  drame,  c'est  que  les  personnages  sem- 
blent avoir  une  peine  infinie  à  mettre  leur  conduite  d'accord  avec 
le  bon  sens.  A  chaque  instant,  on  a  envie  de  leur  dire  :  «  Arrêtez- 
vous!  vous  outre-passez  votre  droit,  vous  exagérez  votre  devoir.  Des 
conditions  nouvelles  vous  créent  de  nouvelles  o])ligations,  et  votre 
conduite,  légitime  hier,  ne  l'est  plus  aujourd'hui.  »  Olivier,  qui 
tout  cà  l'heure  n'était  que  turbulent,  s'avise  de  devenir  odieux.  Pen- 
dant qu'il  se  désespérait,  la  ruine  a  surpris  le  père  de  la  jeune  fille 
qu'il  aime.  C'est  Jean  Baudry,  l'universel  bienfaiteur,  qui  répare 
cette  ruine,  et,  pour  ne  pas  humilier  son  obligé,  il  lui  demande  la 
main  de  sa  fille.  M"'  Andrée,  le  seul  personnage  sensé  de  la  pièce,  le 
seul  dont  la  conduite  soit  d'accord  avec  les  vrais  principes  moraux, 
marche  sans  hésiter  au-devant  de  son  devoir  et  accepte  la  proposi- 
tion de  l'honnête  Jean  Baudry.  Elle  fait  taire  son  cœur  et  se  dé- 
voue à  l'homme  qui  a  sauvé  l'honneur  de  son  père.  Il  semble  qu'O- 
livier n'aurait  qu'à  faire  ce  que  fait  M"''  Andrée,  c'est-à-dire  se  taire 
et  se  résigner:  mais  non  :  il  s'emporte  et  se  révolte  sans  songer  un 
seul  instant  que  lui,  qui  hier  avait  tous  les  droits  que  donne  la  na- 
ture, n'en  a  plus  aucun  du  moment  où  M"'"  Andrée  lui  a  fait  part  de 
sa  décision  nouvelle,  des  motifs  de  cette  décision  et  du  nom  de  celui 
qu'elle  épouse.  Alors  suit  une  série  de  scènes  péniblement  odieuses 
entre  Olivier  et  son  protecteur,  où  les  deux  personnages  engagent 
une  lutte  de  sentimens  bizarres  qui  finit,  comme  toujours,  par  la 
défaite  de  ce  brave  Jean  Baudry.  Ce  martyr  du  dévouement  uto- 
])ique  et  du  devoir  chimérique  renonce  à  la  main  de  M"''  Andrée 
et  part  avec  Olivier  en  annonçant  qu'il  le  ramènera.  Voilà  tout  le 
drame.  Je  me  demande  ce  que  M.  A.  Vacquerie  a  voulu  prouver?  S'il 
a  voulu  proposer  Jean  Baudry  à  l'imitation  des  spectateurs,  je  crains 
fort  qu'il  n'ait  manqué  son  but  :  la  gloire  de  son  héros  ne  convertira 
et  ne  tentera  personne;  mais  si  par  hasard  il  a  voulu  démontrer 
cette  proposition  de  morale  pessimiste  à  la  Candide,  que  nous  de- 
vons toujours  nous  attendre  à  expier  nos  vertus,  et  que  le  bien  que 
nous  faisons  entraîne  inévitablement  son  châtiment,  il  a  réussi. 
11  est  très  facile  de  reconnaître  à  quelle  influence  Jean  Baudry 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doit  sa  fièvre  de  dévouement.  Il  est  évident  qu'il  a  lu  les  Misérables 
de  M.  Victor  Hugo,  et  que  le  caractère  de  l'évêque  Myriel  lui  a  in- 
spiré un  enthousiasme  aussi  contagieux  que  celui  que  YAmadis  in- 
spira jadis  à  don  Quichotte.  Seulement,  comme  il  arrive  toujours, 
l'imitateur  a  exagéré  son  modèle  et  l'a  faussé  en  l'exagérant.  On 
comprend  les  mobiles  qui  font  agir  le  saint  évêque  :  c'est  la  foi,  la 
charité,  le  zèle  chrétien  ;  mais  on  ne  distingue  pas  aussi  clairement 
les  mobiles  qui  poussent  Jean  Baudry  au  sacrifice  et  à  l'immolation 
de  lui-même.  M.  Vacquerie  croit-il  par  hasard  que  la  nature  humaine 
réduite  à  ses  seules  ressources  soit  capable  de  tels  prodiges  de  dé- 
vouement? En  vertu  de  quels  principes,  de  quelle  morale,  de  quelle 
foi  irrésistible  et  profonde  le  héros  de  M.  Vacquerie  fait-il  aussi 
bon  marché  de  lui-même?  Quel  grand  intérêt  foblige?  quelle  haute 
nécessité  le  conimande?  De  deux  choses  l'une  :  ou  bien  il  se  dévoue 
par  caprice,  par  fantaisie  d'imagination,  ou  bien  il  se  dévoue  par 
instinct  machinal  et  instinctif,  par  passivité  de  nature.  Ce  sont  là 
deux  tristes  mobiles  d'action,  et,  quel  que  s-oit  celui  qu'on  choisisse 
pour  expliquer  la  conduite  de  Jean  Baudry,  il  est  peu  fait  pour  re- 
lever son  caractère  et  le  rendre  intéressant.  Ou  Jean  Baudry  est  un 
excentrique,  ou  c'est  tout  simplement  ce  qu'on  appelle  dans  le 
monde  une  bonne  pâte  d'homme,  destiné  à  jouer  le  rôle  de  dupe. 
Quant  à  être  un  grand  et  noble  caractère,  comme  a  l'air  de  le  croire 
M.  Vacquerie,  jamais.  Les  hommes  d'une  noble  nature  ne  font  pas 
aussi  bon  marché  d'eux-mêmes,  et  savent  mieux  défendre  leurs 
droits.  Cette  espèce  de  vulgarisation  du  sacrifice  que  M.  Vacquerie 
nous  présente  dans  la  personne  de  Jean  Baudry  serait  mortelle  à  la 
morale,  si  par  hasard  elle  était  possible.  Qu'est-ce,  je  le  demande, 
qu'une  bonté  qui  n'est  pas  armée  de  fermeté  et  qui  est  à  la  merci 
de  tous  les  hasards  de  fégoïsme  humain  et  de  tous  les  caprices  des 
natures  grosières  ou  cupides?  Un  homme  d'un  noble  caractère  au- 
rait très  bien  pu,  comme  Jean  Baudry,  ramasser  le  jeune  Olivier; 
mais  certainement,  cela  une  fois  fait,  il  l'aurait  élevé  de  telle  sorte 
que  sa  dernière  incartade  n'eût  jamais  été  possible.  Ce  Jean  Baudry 
si  humain,  si  prompt  au  sacrifice,  devrait  mieux  comprendre  les 
devoirs  qu'il  s'impose.  Il  est  très  évident  qu'il  a  mal  élevé  Olivier, 
car  ce  caractère  ne  peut  se  comprendre  que  par  une  mauvaise  édu- 
cation ou  par  une  dépravation  innée  et  indestructible.  M.  Vacquerie 
aime  mieux  croire  à  la  force  du  sang,  à  la  fatalité  des  instincts  ;  il 
semble  admettre  que  la  nature  est  incorrigible.  Si  M.  Vacquerie 
n'était  qu'un  romantique,  cette  opinion  serait  parfaitement  d'accord 
avec  les  principes  de  son  école  ;  mais  il  est  aussi  un  démocrate,  et 
alors  comment  concilie-t-il  cette  croyance  à  la  force  du  sang  avec 
les  principes  de  la  démocratie?  Pour  moi,  j'aime  mieux  croire  à 
une  mauvaise  éducation,  et  le  ton  des  conversations  de  Jean  Baudry 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  71-0 

avec  Olivier  suffit  pour  justifier  mon  opinion.  On  ne  parle  pas  un 
langage  plus  l'aible,  plus  timide,  plus  mou,  qui  autorise  davantage 
l'indiscipline'^  la  révolte  et  l'insolence.  Un  héros  du  stoïcisme,  ce 
Jean  Baudry!  Eh!  non,  mille  fois  non,  ce  n'est  qu'une  ganache  qui 
a  bon  cœur,  ou  plutôt  c'est  tout  simplement  ce  personnage  de  con- 
vention de  la  littérature  du  dernier  siècle,  l'homme  bienveillant  et 
sensible  rajeuni  selon  les  formules  d'une  certaine  école  et  accom- 
modé au  goût  du  jour. 

Les  Indijfcrens,  de  M.  Adolphe  Belot,  l'un  des  auteurs  du  Tes- 
tament de  César  Girodot,  valent,  à  mon  avis,  beaucoup  mieux  qu'on 
ne  l'a  dit.  La  pièce  est  longue,  traînante,  nonchalante  et  froide  comme 
les  personnages  mêmes  dont  elle  porte  le  nom  et  qu'elle  veut  pein- 
dre; mais  elle  ne  manque  ni  d'esprit,  ni  de  vérité,  ni  de  finesse. 
C'est  encore  une  singulière  maison  que  celle  où  M.  Belot  nous  in- 
troduit :  il  y  règne  une  température  glaciale  que  les  feux  de  l'en- 
thousiasme le  plus  brûlant  ne  parviendraient  pas  à  dissiper.  Dès 
qu'on  y  entre,  on  commence  à  frissonner,  au  bout  de  quelques  heures 
on  y  gèle,  et  si  on  ne  prend  pas  le  parti  de  s'en  aller,  on  court  risque 
de  partager  le  sort  des  habitans  de  cette  Sibérie  de  nouvelle  espèce. 
Tous  les  membres  de  cette  famille  vivent  comme  étrangers  les  uns 
aux  autres,  indifférens  à  leurs  actions  réciproques;  on  dirait  les  hôtes 
d'un  hôtel  garni  parisien  ou  d'un  hoarding  hoiise  anglais.  Us  se 
rencontrent  aux  heures  des  repas,  échangent  quelques  paroles  in- 
signifiantes et  banales;  puis,  le  repas  fini,  chacun  va  de  son  côté.  Il 
est  convenu  que  les  actions  du  mari  ne  regardent  pas  la  femme, 
que  les  actions  du  fils  ne  regardent  pas  le  père.  Indifférens  les  uns 
aux  autres,  ces  singuliers  personnages  le  sont  bien  plus  encore  au 
reste  du  monde  ;  ils  ne  se  soucient  de  quoi  que  ce  soit,  et  vivent 
dans  le  néant  moral  le  plus  complet.  Cela  m'est  bien  égal,  cette  pa- 
role qui  revient  sans  cesse  sur  leurs  lèvres  et  qui  commence  et  finit 
invariablement  tous  leurs  discours,  est  la  formule  parfaite  de  leur 
existence.  Rien  n'est  contagieux  comme  l'indifférence,  et  rien  ne 
s'apprend  plus  vite,  parce  que  rien  ne  lasse  plus  vite.  Que  faire  en 
face  d'un  indifférent  quand  on  est  condamné  à  vivre  avec  lui?  Se 
taire  et  l'imiter.  On  se  fatigue  de  dépenser  inutilement  son  enthou- 
siasme, son  intelligence,  sa  sensibilité.  On  renferme  donc  en  soi 
tous  ces  trésors  qui  n'ont  pas  leur  emploi,  et  comme  les  journées 
se  passent  sans  qu'on  ait  l'occasion  d'en  faire  usage,  on  les  oublie, 
et  au  bout  de  quelque  temps  on  ne  saurait  dire  s'ils  ont  existé. 
C'est  là  l'histoire  de  la  famille  Simonet.  Il  a  suffi  d'un  seul  person- 
nage, M.  Simonet  père,  pour  communiquer  l'indifférence  à  toute  sa 
maison.  Selon  lui,  pour  vivre  heureux,  il  ne  faut  rien  prendre  au 
sérieux  dans  la  vie,  il  faut  traiter  toutes  choses  comme  de  simples 
blagues,  selon  le  mot  de  son  fils  Aristide,  qui  a  merveilleusement 


720  RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

profité  des  leçons  de  ce  sage  père.  Cette  belle  morale  a  porté  ses 
fruits,  et  il  ne  se  passe  guère  de  jour  où  M.  Simonet  ne  s'applau- 
disse de  l'avoir  fait  adopter  par  tous  ceux  qui  l'entousjent.  Gomme 
Montjoye,  il  attend  pendant  trente  ans  les  conséquences  de  ses  prin- 
cipes; elles  arrivent  à  la  fin.  Un  jour  vient  où  il  a  besoin  des  secours 
et  de  l'affection  de  sa  famille  :  il  s'adresse  à  sa  femme,  et  celle-ci 
l'envoie  promener;  il  se  tourne  vers  ses  enfans,  et  ceux-ci  le  regar- 
dent avec  étonnement  sans  le  comprendre.  Qu'est-ce  qu'il  leur  de- 
mande en  effet?  L'indifférence  n'est-elle  donc  plus  la  première  et  la 
plus  utile  des  vertus?  La  donnée  de  cette  comédie  est  des  plus 
vraies  et  des  plus  morales.  M.  Belot  a  très  judicieusement  posé  le 
doigt  sur  le  vice  véritable  de  notre  société  contemporaine,  l'indiffé- 
rence. Sa  comédie  est  prise  dans  la  réalité  la  plus  exacte,  mais  elle 
a  le  tort  de  n'être  pas  dramatique.  Des  indifférons  ne  prêtent  pas 
au  drame,  parce  qu'ils  ne  se  prêtent  pas  eux-mêmes  à  la  lutte,  à 
l'action  et  à  la  passion.  Tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  poser  et  d'expli- 
quer les  caractères,  la  comédie  marche  à  merveille;  mais  dès  que 
la  catastrophe  menace,  elle  s'arrête  court.  La  nonchalance  des  per- 
sonnages fait  obstacle  à  l'action;  c'est  à  peine  s'ils  ont  la  force  de 
se  lever  sous  l'aiguillon  qui  les  pique  ;  ils  se  réveillent  en  se  frot- 
tant les  yeux  et  demandent  ce  qu'il  y  a.  Leurs  habitudes  invétérées 
d'indifférence  leur  font  prendre  trop  froidement  le  coup  qui  les 
frappe,  les  protègent  trop  contre  la  douleur  et  la  passion.  Contraire- 
ment à  la  coutume  des  personnages  de  drame,  qui  ont  un  penchant 
invincible  à  exagérer  leurs  sentimens,  les  personnages  de  cette  co- 
médie restent  en-deçcà  des  sentimens  qu'ils  devraient  éprouver; 
quand  ils  sont  émus,  ils  le  sont  moins  que  leur  situation  ne  le  com- 
porte. La  comédie  de  M.  Belot  a  donc  d'excellentes  qualités;  mais, 
par  la  faute  même  du  vice  qu'elle  veut  peindre ,  elle  a  un  peu  le 
défaut  de  la  jument  de  Roland,  elle  ne  marche  pas. 

Le  théâtre  contemporain  appartient  tout  entier  h,  la  prose;  la  co- 
médie en  vers  semble  en  être  bannie,  et  ceux-là  mêmes  qui  naguère 
se  faisaient  honneur  de  lui  rester  fidèles,  comme  M.  Emile  Augier, 
l'ont  abandonnée.  Les  poètes  ne  font  plus  h  la  scène  que  de  rares 
apparitions  :  ils  sont  la  terreur  des  théâtres,  et  du  plus  loin  qu'on 
en  voit  venir  un,  on  lui  ferme  la  porte  au  nez,  pour  peu  qu'on  soit 
averti  à  temps.  Plus  heureux  que  la  plupart  de  ses  frères  en  Apol- 
lon, M.  Edouard  Pailleron  est  parvenu  h  se  faire  accepter  dans  ces 
lieux  inhospitaliers.  11  est  vrai  qu'il  a  pris  le  meilleur  moyen  pour 
se  faire  accepter  :  pas  de  grandes  machines  présomptueuses,  do 
petites  comédies  en  un  acte  ou  deux,  bien  gentilles,  bien  accortes, 
et  très  suffisamment  éveillées,  dont  on  peut  écouter  sans  fatigue 
pendant  une  heure  l'aimable  babil.  M.  Pailleron  a  de  la  facilité  plu- 
tôt que  de  la  verve,  et  de  l'esprit  plutôt  que  du  trait.  Il  coupe  un 


LE    THEATRE    CONTEMPORAIN.  721 

dialogue  en  aussi  menus  morceaux  qu'il  le  peut,  et  les  tirades  lui 
sont  à  peu  près  inconnues;  mais  s'il  n'y  prend  garde,  cette  précau- 
tion, assez  sage  en  apparence,  lui  jouera  un  mauvais  tour,  et  pour 
avoir  voulu  trop  chercher  la  rapidité  et  fuir  la  monotonie,  il  écrira 
des  vaudevilles  en  vers  au  lieu  d'écrire  des  comédies.  Ce  défaut  est 
déjà  sensible  dans  sa  nouvelle  pièce,  le  Dernier  quartier.  C'est 
encore  d'une  sorte  d'indifférent  qu'il  s'agit  ici.  Quoiqu'elle  soit 
écrite  en  vers,  cette  petite  comédie  ne  nous  éloigne  donc  pas  des 
mœurs  et  des  caractères  que  nous  venons  de  passer  en  revue.  Ray- 
mond est  un  jeune  mari  qui  a  certainement  été  camarade  d'ado- 
lescence d'Aristide  Simonet.  Au  bout  de  six  mois  de  mariage,  son 
affection  est  à  bout  de  force  ;  cependant  il  finit  par  reprendre  cou- 
rage et  promet  d'aimer  sa  femme  autant  qu'il  pourra.  Nous  n'avons 
pas  à  raconter  les  menus  incidens  qui  l'amènent  à  cette  louable  ré- 
solution; qu'il  nous  suffise  de  dire  que  la  petite  comédie  dont  il  est 
le  héros  marche  sans  embarras,  d'une  allure  dégagée,  et  qu'elle 
parle  un  langage  facile  et  quelquefois  heureux. 

Ainsi  partout,  même  dans  la  comédie  en  vers,  le  théâtre  nous 
ramène  à  la  réalité  contemporaine.  Je  ne  vois  guère  qu'un  seul  re- 
belle à  cette  domination  acceptée  de  tous.  Voici  une  fantaisie  de 
M.  de  Banville,  Diane  au  hois^  où  l'auteur  s'est  abandonné  tout  à 
son  aise  à  son  amour  pour  les  images  et  les  métaphores.  M.  de  Ban- 
ville, qui  a  un  goût  très  vif,  on  ne  peut  le  contester,  pour  toutes  les 
jolies  choses  poétiques,  a-t-il  lu  par  hasard  l'/lmm^rt  du  Tasse?  Nous 
croirions  volontiers  qu'il  a  pris  la  donnée  première  de  sa  comédie  hé- 
roïque (c'est  le  titre  qu'il  a  donné  à  sa  pièce)  dans  le  prologue  de  la 
pastorale  italienne,  où  l'on  voit  l'Amour  en  habit  de  berger  vivant 
parmi  les  simples  gens  des  campagnes,  et  venant  annoncer  qu'il  se 
dispose  à  châtier  le  cœur  de  la  plus  cruelle  des  nymphes  qui  suivent 
le  cortège  de  la  chaste  Diane.  Nous  nous  bornons  à  indiquer  cette  res- 
seml)lance,  peut-être  trompeuse.  L'emprunt  d'ailleurs,  si  emprunt 
il  y  a,  est  de  ceux  qui  sont  parfaitement  autorisés.  Si  je  fais  cette 
observation,  c'est  que  sa  pièce,  tout  antique  qu'elle  s'intitule,  sem- 
ble s'être  promenée  dans  beaucoup  de  lieux  qui  sont  très  modernes, 
et  qu'il  n'y  aurait  par  conséquent  rien  d'étonnant  à  ce  qu'elle  eût 
fait  une  excursion  dans  la  pastorale  italienne.  Le  dilettantisme  poé- 
tique de  M.  de  Banville  est  en  effet  très  souple  et  très  étendu,  car 
il  va  de  Théocrite  et  de  Virgile  à  Ronsard  et  à  Shakspeare.  Sa 
pastorale  de  Diane  au  bois  est  sous  ce  rapport  une  œuvre  de  mar- 
queterie poétique  des  plus  curieuses.  Ses  dieux  et  ses  nymphes  tan- 
tôt se  contentent  de  traduire  correctement  et  sobrement  le  langage 
des  bergers  de  Théocrite,  tantôt  s'abandonnent  à  la  furie  métapho- 
rique comme  les  personnages  de  Shakspeare,  tantôt  parlent  gra- 

TOME   XLVIII.  4C 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vement  et  doctoralement  le  langage  des  poètes  versés  dans  les  mys- 
tères de  la  théologie  païenne.  Même  curieuse  marqueterie  dans  les 
caractères  de  ses  personnages  :  ses  dieux  sont  tantôt  les  dieux  rus- 
tiques et  simples  des  bois  et  des  clairières  antiques,  tantôt  les  dieux 
de  nos  anciennes  allégories  dramatiques  ou  pittoresques,  tantôt  en- 
fin les  dieux  métaphysiques  de  la  critique  moderne.  M.  de  Banville 
cherche  à  fuir  la  réalité  contemporaine;  mais  cette  réalité  se  venge 
de  lui,  et  il  est  à  son  insu  beaucoup  plus  moderne  qu'il  ne  le  croit. 
On  distingue  facilement  dans  cette  fantaisie  antique  des  traces  d'in- 
fluence qui  datent  de  1862  ou  1863.  Je  lui  signale,  entre  autres 
passages,  une  certaine  conversation  de  Diane  avec  ses  nymphes 
touchant  le  caractère  et  les  mœurs  des  habitans  de  l'Olympe.  Le 
souvenir  à' Orphée  aux  Enfers  a  bien  certainement  passé  par  là. 
Vous  voyez  qu'on  n'échappe  jamais  à  son  temps,  et  qu'il  vous  rat- 
trape au  moment  où  on  croit  en  être  le  plus  loin.  La  pastorale  de 
M.  de  Banville  est  d'ailleurs  écrite  en  vers  amples,  harmonieux,  so- 
nores, qui  se  lisent  avec  plaisir. 

Voilà  le  bilan  le  plus  récent  de  notre  littérature  dramatique  :  il 
n'est  ni  plus  ni  moins  remarquable  que  celui  des  années  précé- 
dentes; mais  l'impression  dernière  qui  nous  reste  de  ces  productions 
n'est  pas  des  plus  gaies.  Les  trois  pièces  principales  que  nous  avons 
examinées,  quoique  bien  différentes,  se  ressemblent  en  ce  qu'elles 
révèlent  toutes  trois  un  vide  moral  et  une  incertitude  de  principes 
qui  sont  vraiment  faits  pour  affliger.  On  dirait  qu'il  y  a  quelque 
ressort  brisé  dans  l'âme  contemporaine,  et  que  le  cœur  de  la  so- 
ciété ne  bat  plus  aussi  fortement  qu'autrefois.  La  tristesse  et  la  las- 
situde sont  au  fond  de  toutes  ces  productions  dramatiques  qui, 
contrairement  à  l'antique  adage,  castigat  ridendo  mores,  sem- 
blent ne  pouvoir  nous  instruire  qu'en  pleurant  ou  en  bâillant.  La 
gaîté  semble  disparue  du  théâtre  et  des  mœurs  ;  aucun  de  ces  per- 
sonnages n'a  le  plus  petit  mot  pour  rire  et  aucun  ne  prête  à  rire, 
même  parmi  ceux  qui  ont  la  prétention  d'appartenir  à  la  comédie. 
Les  caractères  sérieux  donnent  le  frisson,  les  caractères  frivoles  in- 
spirent la  mélancolie.  Nous  semblons  vraiment  descendre  depuis 
plusieurs  années  les  cercles  d'une  géhenne  littéraire  qui  n'ont  rien  à 
envier  aux  cercles  de  l'enfer  de  Dante.  Nous  avons  traversé  succes- 
sivement les  mares  infectes,  les  bois  des  harpies,  les  cercles  de  feu; 
nous  voici  arrivés  maintenant  dans  les  régions  de  glace,  les  der- 
nières de  toutes,  celles  au  bout  desquelles  il  n'y  a  plus  rien.  Puisse 
au  moins  cette  étape  être  la  dernière  pour  nous  comme  elle  fut  la  der- 
nière pour  le  poète  florentin!  Puissions-nous,  comme  lui,  au  sortir 
de  la  région  où  sont  châtiés  les  cœurs  de  glace,  nous  retrouver  en 
face  de  la  saine  humanité,  des  cœurs  vivans,  du  ciel  et  de  la  nature! 

Emile  Montégut. 


UN   TABLEAU 


FRANÇOIS  CLOUET 


L'apparition  d'une  œuvre  d'art,  tout  à  la  fois  d'origine  incertaine 
et  de  mérite  incontestable,  œuvre  de  maître  évidemment,  mais  sans 
preuves  ni  tradition,  restée  comme  enfouie  pendant  longues  années 
et  sortant  tout  à  coup  du  silence  et  de  l'oubli,  pour  exercer  et  pour 
mettre  à  l'épreuve  la  clairvoyance  des  connaisseurs,  c'est  là  un 
genre  d'énigme  et  de  plaisir  qu'on  peut  de  loin  en  loin  se  promettre 
à  Paris.  Ne  vous  souvient-il  pas  d'un  délicieux  tableau  qu'un  An- 
glais, M.  Moris  Moore,  soumit  ainsi,  voilà  quelques  années,  au  con- 
trôle du  public  parisien,  tableau  qu'il  attribuait,  non  sans  bonnes 
raisons  et  malgré  quelques  taches  qui  permettaient  le  doute,  au 
pinceau  de  Raphaël  lui-même  ?  Cet  Apollon  et  Marsyas  fit  éclore 
plus  d'une  controverse,  et  devint,  ici  même,  l'objet  d'une  savante 
et  juste  appréciation  (1).  Eh  bien!  tout  récemment  nous  avons  eu 
même  fortune,  et  nous  avons  passé  quelques  charmantes  heures 
devant  une  peinture  non  moins  inattendue,  non  moins  extraordi- 
naire par  ses  beauiés  mêlées  aussi  de  quelque  imperfection.  A  ne 
considérer  que  la  paternité  présumée,  cette  œuvre-ci  est  moins  am- 
bitieuse, puisqu'il  n'est  pas  question  de  revendiquer  pour  elle  le 
plus  grand  nom  de  l'art  moderne,  et  qu'on  en  fait  tout  simplement 
honneur  à  un  maître  français  du  xvi^  siècle;  mais  pour  l'histoire  de 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet  1858. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'art,  surtout  pour  l'histoire  de  notre  art  national,  la  découverte,  à 
notre  avis,  est  plus  rare  et  plus  précieuse  encore. 

Cette  fois,  c'est  un  Lithuanien  qui  est  le  possesseur  du  trésor. 
M.  de  Lachnicki  a  formé  dans  sa  terre  de  Lachnow,  près  de  la  ville 
de  Grodno,  une  galerie  d'un  grand  prix,  nous  dit-on  :  c'est  une  des 
richesses  de  ce  petit  musée  que  le  tableau  dont  nous  parlons.  On 
peut  le  voir  maintenant  à  Paris.  Il  est  moins  portatif  que  Y  Apollon 
et  Marsyas-y  on  ne  le  promène  pas  avec  soi  sous  deux  volets  d'acajou 
comme  un  nécessaire  de  voyage  :  c'est  un  panneau  de  grande  dimen- 
sion, près  de  deux  mètres  de  longueur  sur  plus  d'un  mètre  de  haut. 
Les  personnages  sont  nombreux  :  on  y  compte  huit  femmes,  la  plu- 
part encore  jeunes,  un  enfant  nouveau-né  et  deux  jeunes  garçons. 
Les  têtes,  un  peu  plus  fortes  que  demi-nature ,  sont  étudiées  avec 
un  soin  extrême  :  elles  ont  le  charme,  l'importance  et  le  caractère 
de  portraits. 

Si  nous  consultons  les  costumes  et  les  détails  de  toilette,  surtout 
certains  bijoux  et  les  chilTres  dont  ils  sont  parsemés,  la  scène  doit 
se  passer  en  France,  à  la  cour  et  sous  le  règne  de  Henri  II.  Quant 
au  sujet,  c'est  autre  chose,  il  est  beaucoup  moins  clair,  et  le  mot  de 
l'énigme  est  encore  à  trouver.  Vous  croyez  au  premier  aspect  qu'il 
s'agit  d'une  scène  biblique,  que  cette  grande  dame  couverte  de  bi- 
joux, pompeusement  assise  sous  ces  ombrages,  entourée  de  tant 
d'honneurs,  doit  être  pour  le  moins  la  fille  de  Pharaon,  et  que  l'en- 
fant qu'on  lui  présente  est  iMoïse  tiré  des  eaux.  Évidemment  c'est 
là  le  sujet  apparent,  le  programme  avoué;  mais  est-ce  bien  le  sujet 
véritable?  La  fiction  n'est-elle  pas  transparente?  Ne  voit-on  pas  que, 
sous  le  voile  de  l'antique  légende,  c'est  une  histoire  contemporaine 
que  le  peintre  entend  nous  donner,  et  que  la  Seine  ou  la  Loire 
coule,  au  lieu  du  Nil,  au  fond  de  son  tableau? 

Et  d'abord  cette  blonde  figure  vers  qui  rayonnent  tous  les  re- 
gards, cette  soi-disant  fille  de  Pharaon,  ne  nous  est-elle  pas  con- 
nue? Ne  sont-ce  pas  des  traits  que  le  ciseau  de  Jean  Goujon  a  im- 
mortalisés? Cette  expression  tout  à  la  fois  altière  et  caressante,  ce 
front  impérieux  et  ces  grands  yeux  baissés,  cette  ligne  du  nez  si 
prolongée  et  pourtant  si  gracieuse,  ce  visage  d'un  ovale  si  parfait, 
cette  abondante  chevelure  si  bien  plantée  et  relevée  si  hardiment, 
est-ce  là  une  beauté  banale,  une  de  ces  figures  qu'invente  en  se 
jouant  l'imagination  d'un  peintre?  n'est-ce  pas  au  contraire  un  type 
à  part,  tellement  particulier  qu'il  doit  se  rapporter  à  une  seule  per- 
sonne, et  cette  personne,  sans  conteste  possible,  n'est-elle  pas  Diane 
de  Poitiers?  De  tous  les  portraits  authentiques  de  la  duchesse  de  Va- 
lentinois,  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  celui-ci  doit  être  le  plus 
vrai,  le  mieux  compris,  le  plus  étudié  sur  nature,  et  à  défaut  de 


UN  TABLEAU  DE  FRANÇOIS  CLOUET.  725 

cette  ressemblance,  qui  frappera  quiconque  est  initié  le  moins  du 
monde  à  l'iconographie  de  notre  xvi''  siècle,  il  suffîrait,  pour  établir 
l'identité  de  la  personne,  de  l'étrange  costume  que  le  peintre  lui  a 
donné.  Ce  costume  est  celui  que  nos  premiers  parens  portaient  au 
paradis  terrestre,  le  même  dont  est  vêtue  la  Diane  de  Poitiers  que 
vous  voyez  au  Louvre  sculptée  par  Jean  Goujon.  Il  est  vrai  qu'une 
fourrure  de  martre  doublée  de  velours  bleu  se  trouve  là  fort  à  point 
et  laisse  le  buste  seul  entièrement  à  découvert;  mais  c'est  déjà  quel- 
que chose  de  passablement  rare  qu'une  femme  ainsi  déshabillée  au 
milieu  d'autres  femmes  qui  toutes  ont  des  robes  et  mieux  encore, 
des  fichus  et  des  guimpes.  A  ce  seul  trait  ne  reconnaît-on  pas  la 
sultane  dans  son  harem?  Personne  autre  à  la  cour,  même  en  ce 
temps  de  mœurs  plus  que  faciles,  n'eût  osé  se  faire  sculpter  ou 
peindre  dans  ce  simple  appareil  :  c'était  un  sans-façon  dont  la  belle 
duchesse  se  réservait  le  privilège.  Aussi  voyez  comme  elle  en  use 
sans  le  moindre  embarras!  Vos  regards  ne  la  troublent  point;  elle 
ne  se  croit  pas  seule,  comme  Susanne  au  bain  ou  Bethsabée  à  sa 
toilette  :  c'est  sciemment  qu'elle  étale  toutes  ses  perfections;  elle 
se  pose  en  déesse  descendue  de  l'Olympe,  et  daignant  donner  aux 
mortels  le  spectacle  de  sa  beauté. 

Ainsi  pas  le  moindre  doute  sur  le  principal  personnage  :  c'est 
bien  Diane  de  Poitiers;  mais  que  fait-elle  dans  cette  compagnie? 
quelles  sont  ces  femmes  qui  l'entourent?  et  surtout  que  veut  dire 
cet  enfant?  Ni  la  manière  dont  on  le  lui  présente ,  ni  celle  dont  elle 
le  reçoit  ne  s'expliquent,  s'il  s'agit  de  Moïse.  Il  y  a  d'un  côté  bien 
trop  de  déférence  et  trop  de  majesté  de  l'autre.  On  dirait  une  cé- 
rémonie bien  plus  qu'une  œuvre  de  charité,  et  cet  enfant  doit  être 
un  petit  personnage  plutôt  qu'un  pauvre  abandonné.  Ne  serait-ce 
pas  un  fils  de  France,  le  duc  d'Alençon  par  exemple,  le  dernier  né 
de  Henri  II  ?  Nous  hasardons  cette  conjecture  tout  en  la  trouvant  plus 
qu'étrange,  puisqu'elle  force  à  supposer  que  la  maîtresse  en  titre  se 
serait  fait  notifier  officiellement,  pour  ainsi  dire,  la  naissance  de 
l'enfant  royal.  Mais  pourquoi  pas?  Était-il  un  caprice  qu'elle  ne  pût 
satisfaire?  Son  pouvoir  avait-il  des  bornes?  Et  à  supposer  que  la 
fantaisie  l'ait  prise  de  se  faire  rendre  cet  hommage,  faudrait -il  s'é- 
tonner qu'elle  eût  chargé  un  peintre  habile  d'en  perpétuer  le  sou- 
venir ? 

Ce  qui  nous  suggère  cette  idée,  c'est  la  présence  au  milieu  de  ces 
femmes  des  deux  jeunes  garçons  dont  nous  avons  déjà  paiié.  Le 
plus  âgé  paraît  avoir  dix  ou  douze  ans,  l'autre  environ  quatre  ou 
cinq.  C'était  à  peu  près  l'âge  du  dauphin,  depuis  François  II,  et 
de  son  jeune  frère  Charles  [X,  lorsque  le  duc  d'Alençon  vint  au 
monde.  Le  caractère  des  deux  visages,  l'aspect  un  peu  maladif  de 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Taîné,  et  chez  le  plus  jeune  un  certain  air  violent  et  tapageur,  un 
air  de  Néron  enfant,  permettent  de  supposer  que  ce  sont  bien  ces 
deux  princes,  et  qu'ils  sont  là,  eux  aussi,  pour  faire  acte  d'obé- 
dience. 

On  peut  même  aller  encore  plus  loin  et  se  demander  si  dans  le 
fond  du  tableau,  à  droite ,  cette  femme  debout,  la  seule  qui  n'ait 
pas  l'air  de  faire  sa  cour  à  la  grande  dame  en  manteau  bleu,  et  qui, 
par  son  expression  pensive  et  presque  distraite,  reste  comme  étran- 
gère aux  hommages  qui  lui  sont  rendus,  ne  serait  pas  la  reine,  la 
mère  du  nouveau-né,  Catherine  elle-même.  Nous  ne  voulons  rien 
affirmer,  parce  que  les  portraits  de  la  reine-mère,  avant  son  veu- 
vage, sont  trop  rares  et  d'une  authenticité  trop  douteuse  pour  qu'on 
puisse  en  tirer  des  termes  de  comparaison.  Cette  robe  de  couleur, 
cette  coiffure  encore  jeune,  déroutent  nos  souvenirs;  le  costume  est 
d'ailleurs  bien  simple  pour  une  reine,  et  comment  retrouver  sous 
ces  traits  agréables,  mais  sans  accent,  sans  énergie,  la  Catherine 
que  nous  connaissons  tous?  Certains  visages,  il  est  vrai,  se  trans- 
forment en  vieillissant,  et  celui-ci,  à  le  bien  regarder,  pourrait  être 
du  nombre.  On  sent  qu'un  jour  ou  l'autre,  par  d'insensibles  altéra- 
tions, il  se  rapprochera  du  modèle  auquel  en  ce  moment  il  ressem- 
ble si  peu.  Rien  ne  défend  donc  de  croire,  matériellement  parlant, 
que  cette  femme  soit  Catherine;  mais  Catherine  en  un  tel  lieu  !  est- 
ce  possible?  est-ce  croyable?  La  légitime  épouse  venant  faire  chez 
la  concubine  ses  relevailles  en  quelque  sorte  et  acceptant  pour  son 
fds  cet  insolent  patronage,  c'est  un  degré  de  mortification  qui  pa- 
raît trop  invraisemblable.  Et  pourtant  la  vie  entière  de  Catherine, 
tant  que  vécut  son  époux,  n'est-elle  pas  remplie  d'avanies  de  ce 
genre?  Et  ne  savons-nous  pas  qu'elle  les  dévorait  en  silence,  étouf- 
fant sa  colère  sous  un  masque  de  résignation  ? 

Après  tout,  qu'on  fasse  bon  marché  de  notre  conjecture,  nous  ne 
demandons  pas  mieux;  qu'on  en  propose  une  meilleure,  nous  sommes 
prêt  à  l'adopter.  L'explication  du  sujet  n'est  ici  qu'un  point  très  se- 
condaire. Cette  exphcation,  quelle  qu'elle  soit,  n'infirmera  jamais 
ce  fait  incontestable  que  Diane  de  Poitiers  est  l'héroïne  du  tableau, 
et  que  parmi  ces  femmes  il  en  est  deux  qui  portent  des  bracelets 
où  sont  gravés  des  H  et  des  doubles  C  adossés,  chiffre  officiel  qui 
équivaut  à  une  date  et  ne  laisse  de  choix  qu'entre  les  douze  années 
du  règne  de  Henri  II.  Ceci  posé,  deux  questions  seulement  valent 
qu'on  s'en  occupe;  ces  deux  questions  sont  celles-ci  :  quelle  est  la 
valeur  de  l'œuvre?  quel  peut  en  être  l'auteur? 

La  première  est  bientôt  résolue.  Il  suffit  d'un  regard  pour  recon- 
naître la  main  d'un  maître  et  d'un  maître  éminent.  Touche  fine  et 
serrée ,  modelé  délicat ,  pinceau  souple  et  précis ,  couleur  harmo- 


UN  TABLEAU  DE  FRANÇOIS  CLOUET.  727 

iiieuse  et  savante,  telles  sont  les  qualités  qui,  dans  cette  pein- 
ture, vous  frappent  dès  l'abord.  Si  en  quelques  parties  elle  semble 
inachevée  et  presque  à  l'état  d'ébauche ,  dans  tout  le  reste  elle 
touche  à  la  perfection,  et,  pour  tout  dire,  elle  est  de  premier  ordre. 
Ce  sont  principalement  les  têtes  où  se  révèle  le  grand  talent  du 
peintre,  ce  qui  permet  de  supposer  que  d'ordinaire  et  par  prédi- 
lection il  était  peintre  de  portraits.  Ces  têtes  sont  vivantes,  étudiées 
dans  les  plus  fins  détails,  et  néanmoins  sans  l'ombre  de  sécheresse. 
Celle  de  Diane  nous  paraît  un  chef-d'œuvre.  Rien  de  plus  suave  et 
de  plus  transparent  que  cette  blonde  carnation,  rien  de  plus  gra- 
cieux que  ces  cheveux,  ces  bijoux,  ces  élégantes  nattes  qu'une  gaze 
légère  rattache  en  se  jouant.  L'arrangement  de  cette  coiffure  ne 
saurait  être  plus  exquis,  et  le  rendu  en  est  incomparable. 

A  la  gauche  de  Diane,  et  presque  sur  le  même  plan,  cette  femme 
qui  se  retourne  et  la  regarde  fait  avec  elle  le  plus  parfait  contraste. 
Elle  est  chastement  vêtue;  sa  mante  verte  lui  vient  presque  au  men- 
ton; rien  de  voluptueux  dans  sa  pose,  point  de  paupières  baissées,  un 
regard  vif  et  limpide,  des  traits  fins  et  intelligens,  figure  toute  fran- 
çaise dont  on  voudrait  savoir  le  nom,  et  d'une  expression  pénétrante 
qui  se  grave  dans  le  souvenir.  Un  peu  plus  bas,  cette  personne  déjà 
plus  mûre,  qui  présente  l'enfant  et  fait  un  peu  l'office  de  nourrice,  a 
moins  de  charme,  moins  de  grâce,  mais  quelle  physionomie!  quel 
type  individuel  !  et  comme  ces  traits  un  peu  bizarres  et  anguleux 
sont  franchement  accusés  et  exprimés  avec  bonheur!  Quant  à  l'autre 
figure  qui  occupe  le  premier  plan,  à  la  droite  de  Diane,  le  dos  tourné 
au  spectateur,  elle,  est  d'un  caractère  tout  à  fait  dilTérent  et  tran- 
che sur  tout  l'entourage;  elle  vise  à  l'ampleur,  au  style,  à  l'effet: 
beauté  presque  virile,  un  peu  déclamatoire,  dans  le  goût  des  écoles 
d'Italie,  le  goût  alors  dominant.  Viennent  enfin  à  l'autre  extrémité 
du  tableau,  à  la  droite  du  spectateur,  deux  jeunes  femmes  plus 
calmes,  plus  modestes,  moins  dramatiques,  plus  rêveuses,  l'une 
blonde,  l'autre  brune,  et  agréables  à  qui  mieux  mieux.  Mais  de 
toutes  ces  figures,  celle  qui  nous  plaît  et  nous  séduit  le  plus,  celle 
qui  donne  à  la  composition  le  cachet  le  plus  original,  c'est  une 
jeune  fille  de  dix-huit  ans  à  peine,  debout,  dominant  tout  le  groupe 
de  ces  femmes  assises,  et  regardant  ce  qui  se  passe  avec  des  yeux 
pleins  de  malice  et  un  mouvement  de  lèvres  légèrement  moqueur. 
La  souplesse,  l'esprit,  le  charme  de  cette  jeune  fille,  aucun  mot 
n'en  peut  donner  idée.  Si  elle  n'avait  pas  trois  ou  quatre  ans  de 
trop,  ce  serait  Marie  Stuart  en  personne.  Qui  peut-elle  être?  Nous 
l'ignorons;  mais  dans  cette  figure  et  même  dans  son  costume  il  y 
a  des  finesses  de  ton,  des  grâces  de  couleur  qui  font  déjcà  pressentir 
les  plus  charmans  caprices  de  nos  maîtres  du  dernier  siècle.  Wat- 


728  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teau  ne  fera  rien  de  plus  hardi,  de  plus  piquant,  Greuze  rien  de 
plus  suave,  et  cependant  cette  peinture  reste  nette  et  solide,  d'une 
pâte  aussi  ferme,  aussi  dense  que  si  elle  sortait  des  mains  d'un 
Holbein  ou  d'un  Léonard.  N'oublions  pas  enfin,  au  milieu  de  ces 
femmes,  nos  deux  jeunes  garçons,  nos  deux  princes,  l'aîné  surtout, 
si  bien  drapé  dans  son  manteau  de  couleur  fauve  :  costume  et  car- 
nation, tout  dans  cette  figure  soutiendrait  la  comparaison  avec  les 
portraits  florentins  les  plus  fins  et  les  plus  sévères  que  le  xv*  siècle 
ait  produits. 

On  le  voit  donc,  l'œuvre  est  considérable  :  elle  a  des  taches,  des 
lacunes,  tout  à  l'heure  nous  les  indiquerons;  mais  pour  aborder  la 
question  qui  nous  reste  à  résoudre,  pour  découvrir  le  nom  du  pein- 
tre, ce  sont  les  beautés  surtout  qu'il  faut  avoir  devant  les  yeux. 
Quel  homme  en  France,  vers  le  milieu  du  xvr  siècle,  était  capable 
de  peindre  un  tel  tableau  avec  ce  soin,  cette  conscience,  cette  habi- 
leté magistrale?  Voilà  ce  qu'il  s'agit  de  chercher. 

Etait-ce  un  Italien?  Nous  mettons  au  défi  tous  les  artistes  d'outre- 
monts,  et  la  colonie  de  Fontainebleau  tout  entière,  d'avoir  en  ce 
temps-là  rien  produit  de  semblable.  Aucun  d'eux  n'aurait  pris  la 
peine  de  travailler  ainsi.  Ils  faisaient  fi  de  la  touche  serrée;  en 
Italie,  c'était  un  art  perdu.  Ces  imitations  scrupuleuses  d'objets  ina- 
nimés, ces  fines  ciselures,  ces  bijoux  chatoyans,  rendus  avec  plus 
d'art  et  de  patience  qu'il  n'en  faut  à  l'orfèvre  pour  faire  les  bijoux 
eux-mêmes,  ces  soins  minutieux  que  Léonard  et  parfois  Raphaël 
daignaient  encore  s'imposer,  ce  n'était  ni  Primatice,  ni  ses  subor- 
donnés, ni  aucun  de  ses  compatriotes,  sans  distinction  d'école,  qui 
s'y  seraient  assujettis.  Ils  auraient  cru  tomber  dans  les  misères  go- 
thiques, déshonorer  leur  pinceau.  Peu  soucieux  de  la  nature,  cher- 
chant l'effet,  le  style,  le  mouvement,  la  vie,  la  vie  factice,  jamais  la 
vie  réelle,  ils  ne  peignaient  que  de  pratique.  Ainsi,  dans  aucune 
hypothèse,  aucun  moyen  d'admettre  que  l'auteur  du  tableau  fût  un 
Italien. 

Etait-ce  donc  un  Flamand,  un  Flamand  italianisé,  c'est-à-dire  con- 
servant ses  aptitudes  nationales,  réglées,  modifiées,  adoucies  par 
un  séjour  en  Italie,  un  Flamand  comme  Otto  Venius  par  exemple? 
Nous  devons  dire  qu'au  premier  coup  d'œil  l'idée  nous  en  était  ve- 
nue. L'intelfigent  visage  de  la  femme  à  la  mantille  verte,  voisine 
de  Diane,  nous  avait,  malgré  nous,  fait  penser  à  Otto  Venius,  ou 
plutôt  au  tableau  de  ce  maître  qui  décore,  dans  l'église  de  Saint- 
Bavon,  à  Gand,  une  des  chapelles  autour  du  chœur.  Aux  premiers 
plans  de  cette  toile,  nous  nous  souvenions  d'avoir  vu  cette  même 
figure,  ou  peu  s'en  faut,  vêtue  de  vert  pareillement;  mais  ce  n'était 
là  qu'une  coïncidence  sans  valeur,  une  illusion  aussitôt  dissipée  par 


UN  TABLEAU  DE  FRAi\(^,OIS  CLOUET.  729 

l'examen,  soit  des  autres  figures,  soit  du  tableau  tout  entier.  D'abord 
Otto  Venius  était  à  peine  au  monde  que  déjà  Diane  en  était  sortie, 
l'une  étant  morte  en  1566  et  l'autre  né  seulement  dix  ans  plus  tôt. 
On  peut  donc  affirmer  que  le  maître  de  Rubens  n'a  jamais  ])ris  la 
moindre  part  à  l'œuvre  dont  nous  parlons  ici.  Et  quant  à  trouver 
en  Flandre,  vers  le  milieu  du  siècle,  un  précurseur  d  Otto  Venius, 
un  peintre,  tout  ensemble  archaïque  et  novateur,  conservant,  lui 
aussi,  quelques  traditions  de  l'école  des  Van  Eyck  et  les  associant  à 
un  certain  rellet  du  xv^  siècle  italien,  c'est  tout  simplement  chimé- 
rique :  ce  Flamand-là  n'existe  pas. 

Or,  du  moment  qu'on  ne  peut  découvrir,  pas  plus  en  Flandre 
qu'en  Italie,  le  phénix  dont  nous  avons  besoin,  il  faut  qu'on  nous 
permette  de  le  chercher  en  France.  Nul  autre  pays  d'Europe  n'a 
rien  à  prétendre  ici.  Les  peintres  allemands  étaient  alors  chez  nous 
comme  non  avenus.  Aucun  d'eux  n'avait  mis  le  pied  sur  notre  sol. 
Holbein,  allant  en  Angleterre,  s'était  acheminé  par  la  route  des 
Pays-Bas.  Et  quant  aux  Hollandais,  ce  n'était  ni  le  vieux  Porbus, 
qui  jamais  ne  quitta  ses  polders^  ni  Antonis  de  Moor  (Antonio 
Moro),  déjà  en  Portugal,  et  bientôt  à  Madrid  commensal  de  Phi- 
lippe II,  qui  pouvait  s'être  mis,  soità  Ghambord,  soit  à  Paris,  aux  or- 
dres de  notre  duchesse.  Il  faut  donc  de  toute  nécessité  que  son  choix 
fût  tombé  sur  un  peintre  français,  le  tableau  nous  le  dit  lui-même 
encore  plus  haut  que  ces  raisons  négatives.  A  la  façon  gracieuse  et 
tempérée  dont  est  composée  cette  scène,  à  l'expression  finement 
ironique,  lucide  et  sans  passions,  de  presque  tous  ces  visages,  ne 
sent-on  pas  sous  la  palette  un  certain  fonds  d'esprit  français?  Ainsi 
point  de  question,  c'est  à  nous  que  le  peintre  appartient;  mais  où 
le  découvrir?  Chercherons-nous  de  province  en  province,  de  maî- 
trise en  maîtrise?  Ce  pourrait  être  long.  Plus  d'un  nom,  en  appa- 
rence obscur,  nous  serait  ainsi  révélé,  et  pourrait  avoir  quelque 
droit.  Le  talent  et  la  renommée  étaient  en  ce  temps-là  sur  notre  sol 
plus  également  répartis  qu'aujourd'hui.  On  dessinait,  on  sculptait, 
on  peignait  avec  esprit  et  conscience,  au  midi  comme  au  nord  et 
dans  les  moindres  villes.  Toutefois  les  astres  de  province  pâlissaient, 
à  vrai  dire,  devant  ceux  de  la  cour.  C'est  donc  auprès  du  trône, 
dans  la  domesticité  royale,  que  nous  avons  la  meilleure  chance  de 
rencontrer  notre  inconnu.  Ouvrons  la  liste  officielle  des  peintres  du 
roi  très  chrétien,  et  afin  d'abréger,  car  cette  liste  est  longue,  al- 
lons droit  à  celui  dont  la  suprématie  est  attestée  moins  encore  par 
son  titre  de  premier  peintre,  de  peintre  en  titre  d'office,  que  par 
l'admiration  unanime  de  ses  contemporains,  par  la  prose  et  les 
vers  de  tous  les  beaux  esprits  du  temps,  à  commencer  par  Pion- 
sard  :  nous  parlons  de  François  Glouet. 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  sait  quelle  lumière  s'est  laite  récemment  sur  ce  nom  et  sur 
les  artistes  qui  l'ont  successivement  porté.  Un  peintre  de  Bruxelles, 
nommé  Jeliannet  Cloet,  c'est-à-dire,  en  langage  moderne,  Jean 
Clouet,  fut  la  souche  de  cette  dynastie  de  peintres,  bientôt  devenue 
française,  et  qui  pendant  près  d'un  siècle  a  parmi  nous  régné, 
comme  celle  des  Vernet.  Avant  qu'on  eût  débrouillé  cette  histoire 
et  fait  la  part  de  chaque  génération,  grâce  au  dépouillement  de  nos 
comptes  royaux  vaillamment  entrepris  par  quelques  érudits  et  avant 
tous  les  autres  par  M.  le  comte  de  Laborde,  ce  n'était  pas  pour  un 
tableau  un  grand  titre  de  gloire,  ou  du  moins  un  honneur  sans  mé- 
lange, que  d'être  attribué  à  Clouet.  Ce  qu'on  appelait  alors  un 
Clouet  ou  plutôt  un  Janet  (surnom  donné  de  son  vivant  à  François 
Clouet  en  souvenir  du  prénom  de  ses  pères),  c'était  un  portrait  quel- 
conque de  petite  dimension,  d'un  faire  plus  ou  moins  sec,  plus  ou 
moins  précieux,  et  passant  pour  représenter  un  personnage  histo- 
rique contemporain  d'un  de  nos  rois,  depuis  Louis  XII  jusques  el 
y  compris  Henri  III.  Comme  on  accumulait  ainsi  sous  la  même  dé- 
nomination beaucoup  plus  d' œuvres  médiocres  que  d'estimables  ou- 
vrages, il  s'ensuivait  que  le  nom  de  Janet  n'avait  par  lui-même 
aucun  lustré;  c'était  un  mot  sans  valeur,  s'appliquant  à  un  être  in- 
connu, impossible,  presque  à  un  être  de  raison.  Maintenant  la  cri- 
tique a  mis  bon  ordre  à  ce  chaos  :  elle  distingue  entre  les  Janel, 
d'abord  par  voie  chronologique,  n'attribuant  à  chacun  que  ce  qu'il 
a  pu  faire  pendant  sa  propre  vie,  puis  par  comparaison,  par  ordre 
de  mérite,  prenant  pour  type  les  œuvres  les  plus  fines,  les  plus  ir- 
réprochables, et  attribuant  aux  inconnus,  aux  copistes,  aux  imita- 
teurs, sous  le  nom  générique  d'école  des  Clouet,  celles  qui  s'en  dis- 
tinguent à  des  signes  certains. 

Or  qu'est-il  résulté  de  cette  épuration?  Nous  ne  parlons  ici  ni  de 
l'aïeul  ni  du  père;  ils  avaient,  au  temps  de  Henri  II,  cessé  de  vivre 
l'un  et  l'autre  :  nous  ne  nous  occupons  que  de  François,  du  petit- 
fils,  le  plus  célèbre  des  trois.  Eh  bien!  sur  quinze  ou  vingt  portraits 
que  possède  le  Louvre,  et  que  les  inventaires  et  les  anciens  livrets 
attribuaient  à  Clouet,  il  ne  reste  à  porter,  tout  bien  examiné,  bien 
comparé,  au  compte  de  François,  comme  évidemment  authentiques, 
que  deux  portraits  seulement.  Telle  est  du  moins  la  sentence  qu'en- 
registrent les  derniers  livrets  avec  une  franchise  dont  nous  leur 
savons  gré.  Serait-on  sur  le  point  de  changer  de  méthode  ?  You- 
drait-on  revenir  sur  ces  justes  rigueurs  et  accepter  comme  au- 
thentiques, peut-être  à  titre  de  coups  d'essai  et  d' œuvres  de  jeu- 
nesse, quelques-uns  de  ces  portraits  exclus?  Nous  le  craignons,  à 
voir  dans  la  salle  nouvelle,  ouverte  depuis  quelques  jours,  certaines 
inscriptions  rétablies  en  contradiction  du  livret.  Ils  nous  sont  en 


UN   TABLEAU   DE    FRANÇOIS    CLOUET.  731 

effet  rendus  ces  monumens  de  notre  ancienne  école,  restés  cachés 
depuis  assez  longtemps.  On  nous  les  rend,  mais  non  pas,  comme  nous 
l'espérions,  dans  un  local  approprié  à  leur  modeste  taille  et  combiné 
pour  les  faire  valoir.  Ces  malheureux  petits  portraits,  ils  sont  ac- 
crochés aux  parois  d'une  gigantesque  salle,  sans  protection,  sans 
abri,  dans  un  espace  qui  les  dévore,  pêle-mêle  avec  les  grands 
tableaux  superposés  qui  tapissent  ces  immenses  murailles!  Est-il 
donc  vrai  que  chez  nous  les  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  seront 
éternellement  sacrifiés  à  l'architecture  d'apparat,  cet  art  lourd  et 
stérile  qui  ne  pense  qu'à  lui,  sans  que  son  égoïsme  ajoute  rien  à  sa 
beauté.  Le  jour  ne  viendra-t-il  jamais  où  les  galeries  de  peinture 
seront  bâties  pour  les  tableaux? 

Mais  revenons  aux  deux  Clouet  du  Louvre,  à  ces  deux  témoins 
authentiques  qu'il  nous  tarde  d'interroger.  Eux  seuls  peuvent  nous 
dire  si  M.  de  Lachnicki  a  de  justes  raisons  d'attribuer  à  Clouet  son 
tableau.  Quels  sont  ces  deux  portraits?  D'abord  le  Charles  ÎX  en 
pied  portant  le  n"  107  est  placé  maintenant  dans  la  nouvelle  salle 
de  l'école  française,  puis  la  femme  de  Charles  IX,  Elisabeth  d'Au- 
triche, portant  le.n°  108,  et  exposée  depuis  longtemps  dans  un 
angle  du  grand  salon  carré. 

Le  Charles  IX,  quoique  peint  à  l'huile,  est,  à  vrai  dire,  une  mi- 
niature, délicieux  travail,  admirable  bijou,  mais  sans  points  de  con- 
tact et  sans  analogie  possible  avec  une  peinture  de  dimension  beau- 
coup plus  grande.  Heureusement  l'autre  portrait  n'a  pas  la  même 
échelle.  La  jeune  reine  est  représentée  en  buste  seulement  et  dans 
ces  proportions  de  demi-nature  qui  correspondent  justement  à  celles 
de  notre  tableau.  Dès  lors  la  comparaison  devient  directe  et  facile, 
d'autant  plus  qu'elle  s'établit  entre  figures  de  femmes,  ce  qui  pro- 
met un  résultat  encore  plus  concluant.  Or  nous  ne  dirons  pas  qu'il  y 
ait  identité  dans  le  faire  des  deux  œuvres;  les  contours  du  portrait 
semblent  au  premier  coup  d'œil  un  peu  plus  arrêtés,  le  modelé 
moins  souple,  presque  plus  archaïque,  bien  qu'en  vertu  des  dates 
présumées  le  portrait  soit  nécessairement  postérieur  au  tableau  d'en- 
viron dix  années  ;  mais  Là  se  bornent  les  différences.  Elles  sont  dues 
en  partie  aux  dissemblances  des  modèles,  le  portrait  s'inspirant 
d'une  nature  germanique,  empesée,  non  sans  un  certain  charme  de 
jeunesse,  mais  raide  et  sans  abandon,  tandis  que  le  tableau  nous 
montre  de  jeunes  femmes  plus  larg'^ment  pourvues  de  grâce  natu- 
relle et  de  laisser-aller.  Or,  sans  compter  que  jamais,  entre  œuvres 
exécutées  même  à  court  intervalle  par  une  même  main,  la  simili- 
tude absolue  de  la  touche  et  du  trait  ne  saurait  exister,  nous  ferons 
remarquer  qu'ici  sur  tant  de  points  cette  ressemblance  est  complète, 
qu'il  faudrait  un  penchant  bien  décidé  au  scepticisme  pour  refuser 


732  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

do  reconnaître  que  l'auteur  du  portrait  puisse  être  aussi  le  peintre 
du  tableau. 

Peut-être  la  toilette,  les  galons,  les  bijoux  et  surtout  les  crevés 
blancs  du  corsage  sont-ils  dans  le  portrait  d'un  relief  et  d'une 
exactitude,  d'une  précision  tellement  accusés  qu'ils  dill'èrent  un 
peu  des  accessoires  du  même  genre  semés  dans  le  tableau.  A  notre 
avis,  ceux  du  tableau  sont  plutôt  supérieurs,  d'un  réalisme  plus  fin, 
moins  matériel,  suffisamment  fidèle  aux  traditions  flamandes  pri- 
mitives, et  légèrement  tempéré  par  les  influences  italiennes.  S'en- 
suit-il qu'un  même  homme,  dans  deux  ouvrages  de  dimension  si 
différente,  n'ait  pas  pu  modifier,  surtout  en  si  faible  mesure,  ses 
procédés  d'exécution?  Voyez  Holbein  :  est-il  le  même  dans  ses  por- 
traits et  dans  son  chef-d'œuvre  de  Dresde,  la  grande  Vierge  an 
donataire?  Ses  portraits,  même  de  date  postérieure  à  la  Vierge,  ne 
sont- ils  pas  plus  secs,  plus  minutieux,  moins  largement,  moins 
grassement  traités?  Rien  d'étonnant  qu'à  son  exemple  Glouet,  de- 
vant un  petit  panneau  à  peine  grand  comme  la  main,  se  soit  aban- 
donné à  ses  goûts  d'archaïsme,  et  que  sur  un  champ  plus  vaste  il  ait 
imprimé  plus  d'ampleur,  plus  de  souplesse  h  son  piceau.  Ne  semble- 
t-il  pas  d'ailleurs  qu'il  veuille  se  donner  le  plaisir  de  singer,  dans 
un  coin  de  son  œuvre,  les  grands  airs,  les  façons  magistrales  de  ses 
confrères  de  Fontainebleau?  La  femme  vue  de  dos  dont  nous  avons 
parlé  n'en  est-elle  pas  la  preuve?  Regardez-la,  voyez  sa  pose  :  c'est 
un  Primatice  trait  pour  trait;  approchez-vous,  comptez  les  perles 
qui  ornent  sa  coiffure  :  c'est  le  travail  d'un  Van  Eyck. 

Mais  Glouet,  dira-t-on,  a-t-il  fait  des  tableaux  et  des  tableaux  de 
cette  dimension?  Pour  des  tableaux,  la  preuve  en  est  écrite  dans 
mainte  page  que  nous  pourrions  citer.  Il  çn  faisait  rarement,  il 
est  vrai,  les  portraits  absorbant  tout  son  temps;  mais  on  sait  qu'il 
groupait  des  figures  et  faisait  des  compositions  d'un  caractère  his- 
torique. Seulement  par  malheur  nous  n'en  possédons  pas.  Si  ses 
portraits,  quoique  en  grand  nombre,  ont  presque  tous  péri,  on  com- 
prend à  plus  forte  raison  que  ses  tableaux  aient  disparu.  Il  en  est  ce- 
pendant dont  l'existence  est  constatée  par  un  document  authentique, 
l'inventaire  des  tableaux  du  roi  dressé  en  1709  et  1710  par  Bailly 
et  conservé  aux  archives  du  Louvre.  Bailly  signale  plusieurs  Glouet 
représentant  des  sujets  relatifs  à  l'histoire  des  Médicis,  surtout  à 
celle  de  Catherine,  et  ce  ne  sont  pas  de  petits  tableaux;  ils  ont,  se- 
lon l'inventaire,  jusqu'à  sept  et  neuf  pieds  de  longueur.  Reste  à  sa- 
voir si  Bailly  ne  s'était  pas  trompé,  si  les  tableaux  étaient  bien  de 
Glouet.  Or  en  1710  les  moyens  de  contrôle  n'étaient -ils  pas  assez 
nombreux  et  les  traditions  assez  fraîches,  pour  qu'il  y  ait  lieu  d'a- 
outer  foi  à  cette  attribution?  En  tout  cas,  le  document  nous  prouve 


UN  TABLEAU  DE  FRANÇOIS  CLOUET.  733 

que  Clouet  a  toujours  passé  pour  avoir  fait  non-seulement  des  ta- 
bleaux, mais  des  tableaux  qui,  quant  aux  dimensions,  ressemblaient 
fort  à  celui-ci. 

Une  objection  plus  sérieuse  va  maintenant  nous  arrêter.  Le  carac- 
tère distinctif  de  la  peinture  de  maître  dans  ces  nobles  écoles  dont 
Clouet  est  un  des  héritiers,  c'est  l'extrême  et  constante  égalité 
d'exécution.  Les  deux  Van  Eyck,  Ilemling,  Holbein,  et  ce  grand  re- 
jeton de  la  même  famille,  Léonard  de  Vinci,  n'ont  jamais  négligé 
un  détail.  Dans  les  parties  de  leurs  tableaux  les  plus  sombres,  les 
plus  sacrifiées  en  apparence,  vous  découvrez  la  trace  de  leurs  soins, 
de  leur  sollicitude.  Le  pinceau  s'y  est  promené  avec  la  même  pa- 
tience que  dans  les  parties  éclairées.  A  plus  forte  raison  s'attachent- 
ils  avec  amour  aux  détails  apparens,  essentiels,  tels  que  les  mains 
par  exemple.  Clouet,  dans  le  petit  portrait  que  nous  examinons, 
s'est  bien  gardé  d'enfreindre  cette  loi  de  ses  maîtres.  Les  mains  de 
la  jeune  reine,  naïvement  copiées  et,  par  la  faute  du  modèle,  un  peu 
trop  eiïilées  peut-être,  sont  modelées  en  perfection;  les  ongles  et 
toutes  les  délicatesses  de  la  carnation  sont  exprimés  à  ravir.  Or 
dans  notre  tableau  il  n'en  est  pas  de  même.  La  disparate  est  étrange 
entre  les  têtes  et  les  mains.  Autant  tous  les  traits  du  visage,  les 
cheveux,  les  coiffures,  les  bijoux  sont  admirablement  rendus,  au- 
tant les  mains  sont  imparfaites.  Le  dessin  en  est  disgracieux,  incor- 
rect, et  la  peinture  mollement  empâtée;  ce  sont  tout  au  plus  des 
ébauches.  Nous  pourrions  signaler  encore  d'autres  incorrections  de 
dessin ,  certains  bras  un  peu  trop  raides ,  un  peu  trop  anguleux  : 
maladresses  plutôt  naïves  qu'ignorantes.  Enfin  à  côté  d'étoffes  ex- 
quises et  de  la  plus  parfaite  vérité  il  en  est  qui  sont  plates  et  indi- 
quées à  peine.  iN'oublions  pas  aussi  l'enfant,  le  nouveau-né,  ce  petit 
être  qui  joue  ici  un  rôle  principal,  sur  qui  les  regards  se  dirigent, 
et  que  le  peintre  devrait  avoir  soigné;  il  n'est  pas  seulement  d'une 
rare  laideur,  défaut  qui  peut  trahir  un  excès  de  fidélité  :  il  est  dis- 
gracieux, incorrect,  soit  qu'une  fente  du  panneau  qui  passe  à  tra- 
vers son  corps  ait  donné  lieu  à  des  restaurations,  soit  que  le  pin- 
ceau du  maître  l'ait  tout  d'abord  ainsi  conçu. 

Que  conclure  de  ces  imperfections?  Que  par  une  cause  ou  par 
une  autre,  qui  sait?  par  un  orage  de  cour,  par  une  maladie  du 
peintre,  l'œuvre  est  restée  inachevée.  C'est  la  seule  explication 
plausible  de  ces  défauts,  de  ces  oublis.  Toute  hypothèse  qui  ten- 
drait à  les  faire  provenir  soit  d'incurie,  de  négligence  volontaire, 
soit  de  faiblesse  et  d'impuissance  de  talent,  serait  à  notre  avis  ab- 
solument inadmissible.  Le  talent  peut  avoir  des  aptitudes  particu- 
lières, des  goûts,  des  préférences,  exceller  sur  un  point  et  sur  d'au- 
tres se  contenter  de  moins,  mais  en  restant  toujours  presque  égal  à 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui-même.  Ici  la  chute  est  trop  grande  pour  n'être  pas  accidentelle. 
Le  don  d'imitation  n'a  pas  de  telles  intermittences.  Celui  qui  a  peint 
ces  merveilleuses  têtes  pouvait  tout  aussi  bien  peindre  des  mains; 
l'un  n'est  pas  plus  malaisé  que  l'autre.  Voyez  uîême,  il  est  une 
main,  dans  la  partie  gauche  du  tableau,  qui  déjà  est  comme  à  moitié 
faite,  et  qui  rappelle,  à  s'y  méprendre,  les  petites  mains  d'Elisa- 
beth d'Autriche;  les  doigts,  les  ongles,  sont  de  même  nature  et 
aussi  délicats.  Ce  n'est  donc  pas  de  son  plein  gré,  c'est  faute  de 
temps  à  coup  sûr,  que  le  peintre  a  laissé  subsister  ces  négligences 
manifestes  :  lacunes  regrettables,  mais  qui  n'infirment  pas,  pour 
nous  du  moins,  les  rares  et  nombreuses  beautés  qui  brillent  dans 
cette  œuvre.  Sans  ofienser  Glouet,  on  peut  donc  persister  à  lui  en 
faire  honneur.  Sa  gloire  n'en  peut  que  grandir.  Et  pourtant  le  ta- 
bleau, il  faut  le  reconnaître,  perd  quelque  chose  à  ces  lacunes, 
sinon  dans  l'estime  éclairée  des  véritables  connaisseurs,  du  moins 
dans  le  prix  matériel  qu'il  est  en  droit  d'atteindre.  Les  grosses 
bourses  de  Paris  et  de  Londres  hésiteraient,  nous  le  croyons,  de- 
vant ce  mélange  inquiétant  de  beautés  et  d'incorrections;  mais 
après  tout  est-ce  aux  particuliers  qu'un  tel  morceau  peut  conve- 
nir? Sa  vraie  place  est  dans  un  musée,  et  avant  tout  dans  le  musée 
du  Louvre.  Tel  qu'il  est,  nous  pouvons  répondre  que  s'il  apparais- 
sait demain  dans  notre  salon  carré,  au  milieu  des  plus  nobles  chefs- 
d'œuvre  d'Italie,  d'Espagne  et  de  Flandre,  il  soutiendrait  digne- 
ment l'honneur  de  notre  drapeau. 

Aussi,  quoi  qu'il  arrive,  laissât-on  par  malheur  échapper  l'occa- 
sion, un  fait  est  établi  par  preuve  irréfragable  :  c'est  que  la  France, 
au  xvi*'  siècle,  a  produit  non-seulement  d'admirables  portraits, 
mais  des  tableaux,  de  vrais  tableaux,  dé  la  peinture  de  premier 
ordre.  Jusqu'à  l'apparition  de  cette  page  inattendue,  le  doute  était 
permis;  maintenant  il  est  impossible.  C'est  un  titre  d'honneur  re- 
trouvé et  comme  une  victoire  nationale  qu'il  y  a  plaisir  à  célébrer. 

L.    VlTET. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre  1863. 

11  y  a  un  mois,  à  la  veille  de  l'ouverture  de  la  session,  embrassant  les 
perspectives  de  la  situation  politique  de  la  France  au  dedans  et  au  dehors, 
nous  demandions  dans  quelle  voie  la  France  allait  pousser  son  développe- 
ment et  sa  marche  progressive,  si  notre  action  allait  se  porter  sur  l'inté- 
rieur ou  sur  l'extérieur,  s'il  était  possible  de  remplir  l'une  de  nos  missions 
en  négligeant  l'autre,  s'il  n'était  pas  préférable,  s'il  n'était  pas  nécessaire 
de  mener  de  front  les  deux  tâches.  La  question  a  fait  bien  du  chemin  de- 
puis un  mois  :  les  affaires  extérieures  et  les  affaires  intérieures  ont  été, 
dans  ce  court  intervalle  de  temps,  posées  devant  les  intérêts  et  devant  la 
conscience  publique  avec  un  caractère  saisissant  de  nouveauté,  de  solen- 
nité et  de  gravité.  Nous  avons  eu  le  mirage  d'un  congrès  et  la  vérification 
des  pouvoirs  de  la  nouvelle  chambre,  l'ostentation  d'un  nouveau  système 
de  politique  étrangère  et  l'épreuve  d'un  système  de  politique  intérieure. 
Il  y  a  eu  coïncidence  éclatante  entre  le  problème  du  dehors  et  le  problème 
du  dedans.  Il  n'y  a  point  là  une  rencontre  de  hasard  :  dans  l'apparition  des 
questions  de  ces  deux  natures,  la  simultanéité  est  l'annonce  d'une  solida- 
rité certaine.  Au  point  où  les  choses  en  sont  venues,  il  est  impossible  que 
notre  politique  étrangère  et  notre  politique  intérieure  ne  soient  pas  liées 
entre  elles  par  une  influence  réciproque,  que  l'une  puisse  marcher  sans 
l'autre.  Si  l'on  n'était  pas  effarouché  par  le  pédantisme  des  vieux  mots  de 
l'école,  nous  demanderions  la  permission  de  dire  que  nous  touchons  à.  la 
plus  haute  synthèse  de  la  politique  intérieure  et  extérieure  de  la  France. 

La  brillante  illusion  du  congrès  a  été  de  courte  durée.  On  sait  qu'elle  ne 
nous  a  pas  captivés  un  seul  instant,  que,  pour  notre  compte,  nous  avons 
prédit  sans  hésitation  ce  qui  est  arrivé  et  ce  qui  devait  infailliblement  ar- 
river. Nous  n'avons  pas  même  besoin  de  discuter  aujourd'hui  l'argumenta- 
tion serrée  par  laquelle  le  cabinet  de  Saint-James  a  répondu  d'emblée  aux 
ouvertures  de  l'empereur,  car  nous  avions  indiqué  d'avance  les  objections 
que  rencontrerait  chez  les  grandes  puissances  la  proposition  d'un  congrès. 


736  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  texte  des  réponses  de  l'Autriche,  de  la  Prusse  et  de  la  Russie  n'est  point 
encore  connu.  Il  est  une  chose  dont  nous  ne  doutons  pas,  c'est  qu'au  point 
de  vue  de  la  courtoisie,  de  l'étiquette,  du  cérémonial,  ces  réponses  doivent 
être  plus  finement  et  plus  galamment  tournées  que  les  dépêches  anglaises. 
Dans  l'art  des  saints,  des  complimens  et  des  attitudes,  la  diplomatie  conti- 
nentale aura  toujours  l'avantage  sur  la  gaucherie  et  la  raideur  britanni- 
ques. Mais  il  est  une  autre  chose  qui  ne  nous  paraît  pas  moins  certaine, 
c'est  qu'après  force  exclamations  admiratives,  après  une  adhésion  louan- 
geuse à  la  grande  et  généreuse  pensée  de  l'empereur,  après  des  protesta- 
tions pénétrées  en  l'honneur  de  la. paix  et  en  faveur  du  désarmement  gé- 
néral, il  doit  y  avoir  dans  toutes  ces  réponses  quelque  mais  malencontreux 
qui  introduit  une  réserve  sur  la  nécessité  d'un  programme  préalable  et 
d'une  définition  quelconque  de  l'objet  du  congrès.  A  travers  toutes  les 
grâces  de  son  urbanité,  la  diplomatie  continentale,  enchaînée  par  mille 
considérations  de  crainte  et  d'espérance,  répugne  au  parler  net,  et  dérobe 
timidement  ses  réserves  sous  des  flots  de  paroles  mielleuses.  La  rudesse 
anglaise  a  rendu  service  à  la  circonspection  continentale.  L'impassible 
Johnny  s'est  chargé  de  développer  et  de  motiver  la  réserve  que  les  grandes 
puissances  du  continent  se  sont  prudemment  contentées  d'indiquer.  Celles- 
ci  garderont  toute  la  bonne  grâce  de  l'accueil  cordial,  respectueux  ou  em- 
pressé, qu'elles  ont  pu  faire  à  l'invitation  impériale,  et,  par  le  refus  du  ca- 
binet anglais,  elles  auront  le  profit,  à  leur  gré,  d'être  dispensées  de  passer 
outre.  11  faut  donc  dire  adieu  au  congrès;  c'est  fâcheux  au  point  de  vue 
du  spectacle,  qui  n'eût  pas  manqué  d'être  intéressant  pour  la  curiosité 
parisienne  :  sur  les  vingt  souverains  ou  états  étrangers  auxquels  des  lettres 
d'invitation  ont  été  adressées,  le  Mémorial  dlplomnlique  nous  annonçait 
que  neuf  princes  avaient  promis  formellement  de  se  rendre  à  Paris  en  per- 
sonne :  le  pape,  la  reine  d'Espagne,  le  roi  des  Belges,  le  roi  de  Suède,  le 
roi  de  Portugal,  le  roi  d'Italie,  le  roi  de  Danemark,  le  sultan  et  le  roi  des 
Hellènes.  C'était  déjà  imposant;  cela  promettait  une  splendide  exhibition 
de  cortèges,  d'uniformes,  de  décorations  et  de  voitures  de  gala.  L'absence 
d'un  vulgaire  frac  anglais  fera-t-elle  contremander  ces  magnificences?  Le 
souverain  pontife  et  le  commandeur  des  croyans  retrouveront -ils  jamais 
une  occasion  aussi  prestigieuse  de  faire  le  voyage  de  Paris? 

Quant  à  nous,  ce  qui  nous  avait  frappés,  ce  que  nous  avions  surtout  ad- 
miré dans  l'initiative  prise  récemment  par  l'empereur,  c'était  la  sincérité 
et  le  courage  avec  lesquels  le  chef  de  l'état  avait  dénoncé  les  périls  de  la 
situation  européenne.  Une  pareille  franchise ,  une  semblable  résolution 
sont  rares  chez  les  souverains;  dans  la  circonstance  présente,  elles  ne  pou- 
vaient aboutir  à  un  vain  bruit  de  paroles.  Parler  comme  l'a  fait  l'empe- 
reur, c'est  déjà  agir;  le  discours  impérial,  par  la  sombre  lueur  qu'il  jetait 
sur  l'état  de  l'Europe,  était  un  grand  acte,  et  devait  à  nos  yeux  être  le  pré- 
lude d'une  série  d'actes  non  moins  importans.  Nous  ne  savons  si  nous  nous 
sommes  trompés;  mais,  habitués  à  prêter  aux  hommes  politiques  qui  ont 


REVUE.    CHRONIQUE.  737 

la  puissance  de  l'empereur  des  plans  suivis,  des  desseins  qui  s'enchaînent, 
nous  n'avons  pas  un  seul  jour  considéré  le  congrès  comme  une  combinai- 
son sur  l'efficacité  de  laquelle  l'empereur  pût  réellement  compter.  Pour 
tout  esprit  réfléchi  et  connaissant  l'Europe,  l'idée  qu'un  congrès  pût  être 
réuni  n'a  jamais  dû  être  que  très  problématique.  Il  y  a  en  Europe  les 
grands  et  les  petits.  Certes  l'adhésion  empressée  des  petits  n'était  pas  dou- 
teuse :  les  petits  savent  que  les  décisions  suprêmes  ne  dépendent  point 
d'eux,  et  que  les  résultats  de  leurs  démarches  demeurent  soumis  aux  mou- 
vemens  des  grands  états;  les  petits  donc  devaient  envoyer  sans  condition 
leur  adhésion  au  congrès,  également  sûrs  de  gagner  par  là  un  bon  point 
auprès  de  la  France  et  de  ne  rien  compromettre  quant  aux  conséquences 
finales  de  la  combinaison  projetée.  Le  seul  concours  qui  importât  était  ce- 
lui des  grands.  A  cet  égard,  il  n'était  guère  permis  d'ignorer  combien  le 
caratère  tout  éventuel  d'un  expédient  de  la  nature  des  congrès  répugne  à 
la  constitution  et  au  tempérament  anglais.  Comment  se  serait-on  fait  illusion 
sur  les  dispositions  naturelles  des  autres  grands,  l'Autriche,  la  Russie,  la 
Prusse?  Pour  ce  qui  les  concernait,  on  devait  mettre  en  doute  la  réunion 
même  du  congrès;  cette  réunion  ne  pouvait  en  effet  avoir  lieu  qu'à  des 
conditions  préliminaires.  Il  fallait  fixer  d'avance  un  programme  des  ques- 
tions à  discuter;  ces  questions  touchant  la  Russie  à  l'endroit  de  la  Pologne, 
l'Autriche  à  l'endroit  de  l'Italie,  la  Russie  et  l'Autriche  n'auraient  pu  con- 
sentir à  les  soumettre  aune  délibération  générale  que  par  un  miracle  d'ab- 
négation que  rien  dans  leur  attitude  et  leur  conduite  n'autorisait  à  attendre 
d'elles;  encore  eût-il  fallu  indiquer  la  forme  qu'on  entendait  donner  aux 
délibérations,  dire  à  qui  on  entendait  accorder  voix  délibérative;  puis  il  était 
nécessaire  d'annoncer  quelle  nature  de  sanction  serait  attribuée  aux  dé- 
cisions du  congrès.  La  majorité  des  voix  ferait-elle  loi?  Il  n'était  pas  pos- 
sible d'y  compter,  à  moins  de  croire  que  de  grandes  puissances  militaires 
fussent  capables  de  souscrire  des  abdications  anticipées.  La  sanction  se- 
rait-elle demandée  à  la  force  des  armes?  Mais  on  ne  se  lie  pas  plus  par 
des  blancs  seings  à  la  guerre  qu'à  des  renonciations  pacifiques.  Pouvait- 
on  aller  au  congrès  sans  avoir  établi  d'avance  une  sanction?  Mais  alors 
c'était  s'associer  à  une  grande  manifestation  qui  aurait  tout  agité,  tout  re- 
mué, et  qui  n'aurait  pas  eu  d'issue.  C'était  tenter  avec  apparat  une  démarche 
frappée  d'avance  de  stérilité;  c'était  se  donner  l'air  d'entreprendre  beau- 
coup pour  ne  rien  faire  en  réalité.  Ces  questions  préliminaires  devaient  en 
tout  cas  être  discutées  et  résolues  avant  l'ouverture  des  délibérations  pra- 
tiques du  congrès;  elles  auraient  pu  se  traiter  ou  par  voie  de  correspon- 
dance diplomatique  avant  que  les  souverains  et  leurs  ministres  prissent  le 
chemin  de  Paris,  ou  par  discussion  verbale  à  Paris  même,  une  fois  les 
princes  et  les  diplomates  arrivés.  La  nature  de  ces  questions  est  telle  que 
dans  les  deux  cas  la  conclusion  eût  été  la  même  :  l'impossibilité  du  con- 
grès. En  admettant  que  l'esprit  btisinesslike  du  cabinet  anglais  n'eût  point 

TOME   XLVIIl.  47 


738  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

terminé  cette  discussion  en  quinze  jours  et  en  deux  dépêches,  qu'elle  eût 
été  abandonnée  aux  méticuleuses  lenteurs  de  la  diplomatie  continentale, 
elle  eût  traîné  durant  de  longs  mois  pour  finir  par  le  même  résultat.  Que, 
si  l'on  eût  attendu  d'être  à  Paris  pour  étudier  ces  questions,  on  eût  perdu 
plus  de  temps  encore  pour  aboutir  au  même  avortement;  le  fracas  du  dé- 
placement de  tant  de  souverains  et  de  ministres  n'eût  servi  qu'à  rendre 
l'échec  de  cette  tentative  impuissante  plus  sensible  et  plus  grave  encore. 
En  somme  donc,  le  prompt  refus  de  l'Angleterre  ne  fait  que  nous  épargner 
de  longs  et  inutiles  délais.  Il  nous  empêche  de  nous  amuser  à  de  stériles 
diversions  épisodiques,  il  nous  enlève  à  la  distraction  des  solutions  imagi- 
naires, il  nous  replace  sur-le-champ  en  face  de  ces  difficultés  formidables 
que  l'empereur  signalait,  il  y  a  moins  d'un  mois,  avec  une  si  courageuse 
fermeté. 

N'allons  pas  perdre  davantage  notre  temps  à  regretter  la  séduction  du 
congrès.  Ce  siècle  est  déjà  vieux;  il  est  pénétré  de  démocratie;  il  doit  être 
positif.  La  génération  virile  de  la  France  actuelle  peut  renoncer  sans  dé- 
plaisir à  l'enfantillage  du  spectacle  d'un  parterre  de  rois.  Si  quelques-uns 
ont  été  déçus  dans  leurs  espérances,  qu'ils  reconnaissent  du  moins  que  les 
déceptions  qui  se  font  le  moins  attendre  sont  les  moins  fâcheuses.  M  y  a 
au  surplus  tout  un  aspect  de  ce  congrès  projeté  qui  ne  pouvait  sourire 
d'aucune  façon  à  la  France  démocratique  et  libérale.  La  crise  européenne 
est  toute  dans  l'antagonisme  qui  va  s'irritant  chaque  jour  entre  les  droits 
nationaux  et  les  droits  dérivés  de  la  tradition  féodale,  entre  l'esprit  de 
'liberté  et  le  principe  autocratique.  Or  la  composition  du  congrès  projeté 
était  semblable  à  celle  des  congrès  dont  les  peuples  et  la  liberté  ont  eu  si 
souvent  à  se  plaindre.  Nous  voyons  bien  que  les  princes  qui  s'appuient  en- 
core sur  les  ruines  féodales,  que  les  autocrates  devaient  y  siéger;  nous  ne 
voyons  pas  la  place  qu'y  auraient  occupée  les  représentans  des  peuples  et 
de  la  liberté.  Il  se  peut  que  ce  beau  rêve  d'une  fédération  européenne  que 
Henri  IV  avait  conçu  se  réalise  un  jour;  mais,  pour  que  cette  idée  gran- 
diose devienne  en  Europe  la  sauvegarde  efficace  du  droit  et  de  la  paix,  il 
faut  que  toutes  les  nations  qui  forment  la  communauté  européenne  soient 
maîtresses  d'elles-mêmes  et  soient  libres.  Évoquons  les  desseins  généreux, 
aspirons  à  une  ère  de  paix  et  de  justice;  mais  soyons  conséquens  et  prati- 
ques. Henri  IV  lui-même  ne  se  dissimulait  point  qu'il  ne  pourrait  fonder  sa 
fédération  que  par  la  guerre,  et  c'était  en  efTet  par  une  grande  guerre  qu'il 
allait,  au  moment  de  sa  mort,  mettre  la  main  à  l'œuvre.  Si  l'on  veut  bien 
s'élever  à  un  point  de  vue  philosophique ,  on  reconnaîtra  que  ce  n'est 
point  à  des  souverains  qui  oppriment  des  nations  dominées  par  la  con- 
quête, que  ce  n'est  point  à  des  souverains  qui  disputent  à  leurs  peuples 
la  liberté  intérieure,  qu'il  appartient  de  former  le  congrès  d'où  sortira 
l'organisation  de  l'Europe  émancipée  et  rajeunie. 

Le  moyen  pratique  de  conciliation  universelle  suggéré  par  l'empereur 
s'évanouissant  avec  le  congrès,  il  ne  reste  plus  du  programme  impérial 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  739 

que  la  description  saisissante  de  l'état  critique  et  précaire  de  l'Europe. 
L'empereur  n'ayant  pas  pu,  suivant  nous,  avoir  une  confiance  absolue  dans 
l'hypothèse  du  congrès,  la  politique  de  la  France  doit  avoir,  ce  nous  semble, 
en  réserve  d'autres  combinaisons  et  d'autres  plans.  C'est  à  imaginer  ces 
plans,  à  les  pénétrer,  à  les  discuter,  que  va  s'appliquer  la  curiosité  de  la 
France  et  de  l'Europe. 

La  France  a  en  ce  moment  le  choix  entre  trois  politiques  :  deux  poli- 
tiques d'action  et  une  politique  d'attente  que  nous  allons  essayer  de  définir. 

La  première  politique  d'action  serait  celle  où  la  France  voudrait,  sans 
mener  de  front  toutes  les  questions  à  la  fois,  s'attacher  à  une  question  dé- 
terminée et  travailler  à  la  résoudre  victorieusement.  La  question  de  cette 
nature  qui  se  présente  la  première  est  celle  qui  nous  a  occupés  toute  cette 
année,  c'est  la  question  polonaise.  La  politique  impériale  a  manifesté  dans 
la  question  polonaise  une  décision  à  certains  égards  remarquable.  Il  res- 
sort des  documens  officiels  qui  ont  été  publiés  que  cette  politique  serait 
allée  jusqu'à  la  guerre  contre  la  Russie,  si,  dans  une  telle  guerre,  l'Angle- 
terre et  l'Autriche  avaient  voulu  nous  prêter  leur  concours.  Si ,  à  l'heure 
qu'il  est,  nous  ne  sommes  pas  en  guerre  avec  la  Russie ,  personne  ne  le 
contestera,  la  faute  ou  le  mérite,  comme  on  voudra,  en  est  à  la  résistance 
que  l'Angleterre  et  l'Autriche  ont  opposée  aux  efforts  que  nous  avons  faits 
pour  les  enchaîner  à  nous  dans  une  action  commune.  Si  l'on  voulait  en 
France  revendiquer,  même  par  la  force  des  armes,  les  droits  de  la  Pologne, 
nous  ne  croyons  pas,  et  l'événement  l'a  prouvé,  que  l'on  ait  pris  soit  en- 
vers l'Autriche,  soit  envers  l'Angleterre,  les  meilleurs  moyens.  Tout  en 
pressant  ces  deux  puissances  d'agir  avec  nous,  on  a  trop  affecté  de  leur 
répéter  que  nous  n'attachions  pas  à  la  question  polonaise  plus  d'intérêt 
qu'elles-mêmes,  et  qu'en  aucun  cas  nous  n'assumerions  plus  de  risques, 
nous  ne  ferions  plus  de  sacrifices  qu'elles.  Cette  conduite  nous  a  paru  tou- 
jours inconséquente  :  elle  avait  l'inconvénient  de  trop  montrer  que  nous 
voulions  agir  et  en  même  temps  de  trop  mettre  en  garde  les  cabinets  an- 
glais et  autrichien  contre  les  responsabilités  qu'ils  pouvaient  encourir.  Une 
initiative  plus  hardie  et  plus  séante  à  la  force  de  la  France  eût  été  plus 
efficace  auprès  de  l'Angleterre  et  auprès  de  l'Autriche,  et  les  eût  inévita- 
blement traînées  après  nous.  C'est  cette  initiative  qu'il  faudrait  prendre 
aujourd'hui,  si  l'on  voulait  venir  au  secours  de  la  Pologne.  Il  faudrait  ap- 
pliquer à  la  question  polonaise  cette  force  de  combinaisons  et  cette  dexté- 
rité d'action  qui  ont  caractérisé  la  politique  des  grands  hommes  d'état  de 
la  France,  de  Richelieu,  de  Mazarin,  du  duc  de  Ghoiseul  même  par  échap- 
pées, et  à  certaines  heures  de  Napoléon  V.  Le  concours  de  l'Autriche  étant 
presque  indispensable  en  une  telle  affaire,  il  faut  traiter  l'Autriche  suivant 
son  tempérament,  nécessairement  passif,  la  pousser  en  la  rassurant,  se 
compromettre  avant  de  l'engager,  l'entraîner  à  moitié  contrainte  et  à  moi- 
tié persuadée,  sans  lui  donner  le  temps  d'hésiter.  Après  l'Autriche,  une 
fois  l'action  engagée,  le  tour  de  l'Angleterre  doit  naturellement  venir.  11  est 


740  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

impossible,  dans  une  guerre  contre  la  Russie,  de  ne  pas  menacer  cette  puis- 
sance du  côté  de  la  Turquie  et  dans  la  Mer-Noire.  En  touchant  à  l'Orient, 
on  force  l'Angleterre  à  prendre  parti.  Avec  de  la  décision,  de  la  netteté,  de 
l'activité,  de  la  présence  d'esprit,  avec  cette  impulsion  qu'une  forte  action 
engagée  imprime  à  tous  les  intérêts,  avec  cette  habileté  tour  à  tour  éner- 
gique et  souple  qui  sait  au  moment  opportun  céder  ou  contraindre,  qui  ne 
laisse  jamais  échapper  les  détails  et  domine  toujours  l'ensemble  d'une  si- 
tuation, en  utilisant  les  singulières  ressources  de  secret  et  d'initiative  que 
la  constitution  actuelle  de  la  France  semble  ménager  au  pouvoir  pour  lui 
permettre  de  tirer  profit  d'occasions  pareilles,  on  aurait  pu  et  l'on  pour- 
rait encore  aborder  l'entreprise  de  Pologne  avec  les  plus  sérieuses  chances 
de  succès  et  de  gloire. 

A  côté  de  cette  politique  d'action,  à  la  façon  des  maîtres,  qui  simplifie 
les  grandes  affaires  en  les  subordonnant  à  une  unité  supérieure,  en  les  dé- 
finissant et  les  isolant,  il  est  une  autre  politique,  agissante  aussi,  mais  plus 
générale,  plus  vague,  plus  confuse  :  nous  voulons  parler  de  la  politique  qui, 
renonçant  à  s'attaquer  à  une  question  déterminée,  serait  disposée  à  traiter 
toutes  les  questions  qui  peuvent  éclater  en  Europe  au  point  de  vue  d'un 
système  de  principes,  d'idées  et  d'intérêts,  d'un  système  qui  pour  la  France 
ne  saurait  être  que  la  propagande  de  la  révolution,  du  libéralisme  et  du 
droit  des  nationalités.  La  France,  sans  s'astreindre  à  une  action  militaire 
déterminée,  en  se  réservant  de  traduire  ses  idées  par  la  guerre  quand  elle 
le  voudra,  peut  toujours  devenir  le  foyer  ardent  et  fécond  de  cette  poli- 
tique révolutionnaire,  et  agir  fortement  par  là  sur  l'Europe  continentale. 
La  France  a  une  rare  puissance  d'excitation  et  d'entraînement  vis-à-vis 
des  causes  qui  souffrent  en  Europe  et  qui  réclament  le  redressement  de 
leurs  griefs.  Le  propre  de  cette  puissance,  c'est  que  la  France  peut  l'exer- 
cer en  dehors  de  ses  gouvernemens  et  malgré  eux ,  et  qu'elle  est  capable, 
quand  on  ne  laisse  point  d'autre  issue  à  son  activité  politique,  d'en  re- 
tourner l'énergie  contre  ses  gouvernemens  eux-mêmes.  Ce  sont  des  si- 
tuations pleines  de  hasards  et  de  périls  pour  tout  le  monde  que  celles  où 
notre  nation  est  obligée  de  recourir  ainsi,  sans  direction  déterminée,  sui- 
vant les  caprices  de  l'imprévu,  à  l'action  révolutionnaire.  En  de  telles  cir- 
constances, est-il  besoin  de  le  dire?  les  préoccupations  étrangères,  bien 
loin  d'être  pour  la  France  une  diversion,  ne  peuvent  qu'attiser  en  elle  le 
feu  des  aspirations  de  la  politique  intérieure. 

Il  y  aurait  une  troisième  politique,  une  politique  d'inaction  et  d'attente, 
qui  consisterait  à  dire  :  Puisque  la  France  ne  peut  pas  nouer  au  dehors  des 
alliances  efficaces,  puisque  personne  ne  veut  agir  avec  elle,  puisque  chacun 
veut  se  résigner  à  laisser  éclater  les  difficultés,  au  lieu  de  chercher  à  le& 
prévenir, —  eh  bien!  soit;  la  France  fera  comme  tout  le  monde  :  elle  restera 
chez  elle;  elle  laissera  se  dérouler  partout  autour  d'elle,  spectatrice  mo- 
rose, tous  les  maux  qui  résultent  des  mauvais  gouvernemens;  elle  se  re- 
pliera sur  elle-même,  et  ne  sortira  de  son  recueillement  que  lorsqu'elle  y 


REVUE.    CHRONIQUE.  741 

sera  contrainte  par  une  nécessité  prochaine  et  impérieuse.  —  Cependant, 
après  la  vigueur  avec  laquelle  la  gravité  des  questions  européennes  a  été 
dénoncée  dans  le  discours  impérial,  il  nous  paraît  bien  peu  probable  que 
cette  politique  d'abstention  rechignée  soit  choisie  par  notre  gouvernement. 
D'ailleurs,  si  elle  en  était  réduite  à  une  telle  politique,  la  France  s'y  ran- 
gerait avec  un  sentiment  de  dépit.  Or  avec  une  France  isolée  et  mécon- 
tente il  n'y  a  de  sécurité  pour  personne  en  Europe;  une  France  froissée 
dans  ses  affaires  étrangères  cherche  avec  chagrin  des  compensations  dans 
sa  vie  publique  intérieure.  Cette  troisième  politique  ne  tarderait  pas  à  se 
confondre  avec  la  seconde  :  elle  ne  serait  que  l'acceptation  temporaire 
d'une  situation  critique;  bien  loin  d'en  conjurer  les  embarras  menaçans, 
elle  ne  réussirait  pas,  grâce  à  la  promptitude  logique  de  l'esprit  français, 
à  les  dissimuler  un  seul  jour. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  quelque  parti  que  prenne  la  politique  française, 
l'effet  d'étonnement  produit  par  la  surprise  du  congrès  et  par  le  refus  im- 
médiat et  catégorique  de  l'Angleterre,  la  réunion  de  nos  chambres,  l'inci- 
dent de  la  question  dano-allemande ,  la  saison  enfin,  tout  se  réunit  pour 
nous  imposer  un  temps  d'arrêt.  Nous  voudrions  au  moins  que  ce  temps 
d'arrêt  ne  fût  pas  compromis  par  des  fautes  nouvelles.  Une  de  ces  fautes 
serait  de  répondre  par  de  trop  violentes  manifestations  de  dépit  au  refus 
de  l'Angleterre.  Nous  passons,  à  l'égard  de  l'Angleterre,  par  des  phases 
de  sentimens  et  de  démarches  en  vérité  trop  contradictoires.  Nous  sommes 
toujours  à  réclamer  de  l'Angleterre  qu'elle  veuille  bien  nous  prêter  son 
concours,  agir  en  commun  avec  nous,  et  quand  elle  ne  cède  pas  à  nos 
pressantes  instances,  nous  nous  récrions  contre  ses  mauvais  procédés,  et 
nous  accusons  son  égoïsme.  Il  serait  plus  juste  et  plus  digne  de  s'efforcer 
de  mieux  comprendre  le  caractère  de  l'Angleterre,  de  se  rendre  compte 
des  traditions  et  des  nécessités  de  sa  politique,  de  reconnaître  les  profondes 
différences  qui  existent  entre  le  peuple  anglais  et  notre  nation.  Nous  com- 
mettons la  plus  grosse  erreur  du  monde  quand  nous  avons  la  prétention 
d'engager  les  Anglais  de  compagnie  avec  nous  dans  les  affaires  du  conti- 
nent européen.  Les  affaires  du  continent  sont  bien  loin  d'offrir  aux  Anglais 
l'intérêt  qu'elles  nous  inspirent.  Les  Anglais  n'ont  point  de  frontières,  ils 
ne  sont  pas  une  race  militaire  et  belliqueuse,  ils  ne  sont  point  propagan- 
distes. Rien  n'est  plus  déraisonnable  que  de  vouloir  imposer  à  un  peuple 
les  qualités  et  les  défauts  qu'il  n'a  pas,  que  sa  nature  et  son  histoire  ne  lui 
permettent  pas  d'avoir.  Quand  on  connaît  le  passé  de  ce  peuple,  on  sait  qu'il 
y  a  toujours  eu  au  moins  une  moitié  de  l'Angleterre  politique  qui  a  repro- 
ché, comme  un  crime,  aux  ministres  anglais,  de  l'avoir  liée  aux  affaires 
du  continent.  Quand  on  connaît  l'Angleterre  contemporaine,  quand  on  s'est 
mêlé  quelquefois  à  la  vie  active  de  cette  Cité  de  Londres  qui  exerce  une  si 
grande  influence  sur  la  politique  anglaise,  on  sait  que  ce  qui  se  passe  sur 
notre  terre  ferme  d'Europe  touche  presque  toujours  de  moins  près  et 
moins  vivement  les  Anglais  que  les  affaires  d'Amérique ,  de  l'Inde ,  de  la 


7/l2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Chine  ou  de  TAustralie.  L'autre  jour,  à  Rochdale,  MM.  Cobden  et  Bright 
avaient  réuni  leurs  amis.  Un  Français  qui  aurait  été  prévenu  de  ce  meeting 
aurait  cru  certainement  que  ces  deux  orateurs  populaires,  les  hommes  par 
excellence  des  congrès  de  la  paix,  n'allaient  entretenir  leurs  auditeurs 
que  de  la  grande  idée  du  congrès  impérial.  C'est  à  peine  si  M.  Cobden  a 
dit  quelques  mots,  encore  peu  favorables,  de  cette  ingénieuse  combinaison 
diplomatique.  Dans  des  discours  qui  remplissent  six  colonnes  du  Times _, 
M.  Bright  et  M.  Cobden  n'ont  parlé  que  des  affaires  des  États-Unis  et  du 
bombardement  de  Kagosima  !  S'il  y  a  eu  récemment  quelque  différend  entre 
lord  Russell  et  ses  collègues,  ce  n'est  point  au  sujet  du  congrès,  c'est  à 
propos  de  la  politique  japonaise.  Si  la  question  de  cabinet  est  posée  dans  la 
prochaine  session  et  si  la  chambre  des  communes  écarte  lord  Palmerston 
du  pouvoir,  soyez  sûr  que  ce  ne  sera  ni  sur  le  prétexte  de  la  Pologne,  ni 
sur  le  refus  du  congrès;  ce  sera  sur  la  politique  violente  suivie  envers  le 
Japon.  Les  Anglais  sont  ainsi  faits,  et  ils  ne  s'en  cachent  point.  Ils  sont  en 
politique  plus  fanfarons  de  vices  qu'hypocrites  de  vertus.  Les  connaissant 
tels  qu'ils  sont,  il  est  absurde  de  les  vouloir  pour  compagnons  de  route 
à  tout  bout  de  champ,  de  les  importuner,  comme  on  l'a  fait  depuis  un  an, 
par  des  avances  réitérées  auxquelles  il  devait  être  dans  leur  humeur  de  ré- 
pondre par  des  rebuffades.  C'est  déjà  un  grand  point  que,  sur  les  questions 
qui  intéressent  le  libéralisme  en  Europe,  ils  soient  obligés,  par  leurs  insti- 
tutions et  leurs  habitudes  de  franc-parler,  de  tenir  un  langage  à  peu  près 
semblable  au  nôtre.  Faisons  seuls  ce  que  nous  voulons  et  ce  que  nous  sa- 
vons faire  mieux  qu'eux  ;  quand  cela  nous  conviendra,  nous  les  ferons  tou- 
jours marcher  avec  nous,  à  la  condition  de  les  tenir  par  le  fil  d'un  intérêt. 
Ce  serait  une  faute  plus  regrettable  encore  de  pousser  la  pique  jusqu'à 
essayer  de  contrarier  l'Angleterre  sur  des  questions  politiques  où  des  inté- 
rêts traditionnels  et  de  formels  engagemens  ont  d'avance  tracé  notre  con- 
duite. On  a  eu  l'air,  par  des  insinuations  glissées  dans  la  presse  officieuse, 
d'annoncer  qu'on  chercherait  ainsi  une  revanche  du  refus  de  l'Angleterre 
dans  les  incidens  auxquels  donne  lieu  la  question  dano-allemande.  Vis-à-vis 
de  l'Angleterre,  le  jeu  serait  bien  puéril;  vis-à-vis  du  Danemark,  il  serait 
bien  injuste;  vis-à-vis  des  intérêts  du  Nord  et  de  ce  groupe  Scandinave  qui 
est  l'allié  séculaire  de  la  France,  il  serait  bien  maladroit.  Nous  regrettons 
profondément  que  l'Allemagne,  s'emportant  d'une  passion  nationale,  veuille 
profiter  de  la  mort  du  roi  Frédéric  VII  pour  compliquer  d'une  question  de 
succession  la  difficulté  déjà  si  embrouillée  des  duchés  danois.  L'intérêt  qui 
pousse  l'Allemagne  n'est  que  trop  évident.  Si  la  question  de  la  succession 
danoise  n'avait  pas  été  réglée  par  un  traité,  si  les  prétentions  du  duc  d'Au- 
gustenbourg  sur  les  duchés  de  Slesvig  et  de  Holstein  étaient  fondées,  l'oc- 
casion en  effet  serait  magnifique  pour  détacher  de  la  monarchie  danoise  les 
deux  duchés,  et  pour  placer  en  des  mains  allemandes  l'un  et  l'autre  bord 
de  la  rade  de  Kiel.  On  n'aurait  plus  même  alors  besoin  de  tenir  éternelle- 
ment suspendue  sur  le  roi  de  Danemark  la  menace  de  l'exécution  fédérale 


REVUE.    CHRONIQUE.  7^5 

dans  le  Holsteiii;  la  grande  aspiration  germanique  à  la  flotte  nationale  se- 
rait enfin  satisfaite.  Mais  la  question  de  la  succession  a  été  réglée  en  1852 
par  un  traité  signé  des  cinq  grandes  puissances,  et  auquel  ont  adhéré  la 
plupart  des  états  allemands.  Le  duc  d'Augustenbourg  a  renoncé,  moyen- 
nant une  indemnité  pécuniaire,  à  toutes  ses  prétentions  sur  les  duchés. 
L'ambition  de  l'Allemagne  quant  à  la  question  de  succession  est  donc  abso- 
lument injuste,  et  rencontre  en  face  d'elle  les  engagemens  solennels  des 
cinq  grandes  puissances.  Le  droit  de  l'Allemagne  ne  peut  aller  au-delà 
de  l'exécution  fédérale  dans  le  Holstein.  Sous  l'empin;  d'un  entraînement 
universel,  voudra-t-on  aller  plus  loin?  Ici  il  faut  bien  se  rendre  compte  de 
la  nature  de  cet  entraînement.  La  passion  des  duchés  est  en  Allemagne 
une  sorte  de  crise  où  se  mêlent  à  l'envi  tous  les  élémens  maladifs  de  la 
confédération.  Dans  cette  unanimité  où  se  réunissent  les  partis  les  plus 
contraires,  les  intérêts  les  plus  divergens,  les  féodaux  et  les  radicaux,  les 
gouvernemens  secondaires  et  le  Nalional  Verein,  il  est  impossible  de  ne 
pas  reconnaître  l'effet  du  malaise  dont  l'Allemagne  est  travaillée.  Dans 
cette  unanimité,  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  un  jeu  de  tous  les  inté- 
rêts et  de  tous  les  partis  hostiles,  mettant  à  l'envi  enchères  et  surenchères 
sur  une  question  apparente  de  patriotisme.  C'est  un  mouvement  malsain,, 
symptôme  d'une  crise  plus  profonde,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  redou- 
table. Une  transaction  est-elle  possible?  L'Autriche  et  la  Prusse  lutteront- 
elles  franchement  contre  ce  débordement,  et  sufïïront-elles  à  le  contenir? 
L'événement  nous  l'apprendra;  mais  il  serait  déplorable,  sous  le  prétexte 
des  liens  étroits  qui  unissent  la  famille  royale  de  Danemark  à  la  famille 
royale  d'Angleterre,  et  pour  le  motif  que  nous  n'avons  pu  décider  le  cabi- 
net anglais  ni  à  faire  la  guerre  à  la  Russie,  ni  à  venir  au  congrès,  que  la 
j^rance  retir  t  au  brave  et  honnête  peuple  danois  la  protection  qu'elle  lui 
doit  en  vertu  du  traité  qu'elle  a  signé.  Il  serait  déplorable  qu'une  rancune 
passagère  nous  fît  perdre  de  vue  la  vieille  fidélité  des  Danois  et  des  Scan- 
dinaves à  l'alliance  française.  En  dépit  des  journaux  officieux,  nous  ne  pou- 
vons croire  que  la  France  cherche  de  pitoyables  représailles  dans  le  dé- 
menti des  traités  auxquels  elle  s'est  associée  et  de  sa  politique  séculaire. 
Pour  résumer  d'un  mot  la  vérité  de  la  situation  extérieure,  tout  le  monde 
ne  sent-il  pas  que  de  fortes  alliances  fondées  sur  une  confiance  réciproque 
seraient  bien  préférables  à  l'ostentation  d'un  congrès,  et  assureraient  à 
l'autorité  que  nous  voudrions  exercer  en  Europe  en  faveur  des  droits  et  de 
la  liberté  des  peuples  une  force  bien  plus  efficace?  La  seule  utilité  pratique 
d'un  congrès  eût  été  d'aider  à  la  formation  d'alliances  de  cette  nature; 
mais  il  est  évident  que  pour  les  former  un  congrès  n'est  pas  nécessaire, 
et  que  les  relations  ordinaires  entre  gouvernemens  suffisent.  Nous  devons 
rendre  à  l'empereur  cette  justice,  qu'il  y  avait  sans  doute  dans  le  projet  du 
congrès  une  autre  pensée,  la  pensée  élevée  d'appeler  l'intervention  de  l'o- 
pinionj5ublique  dans  la  délibération  des  affaires  internationales.  Si  les  sou- 
verains étaient  venus  à  Paris,  s'ils  avaient  discuté  ensemble  les  grandes- 


744  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

questions  générales,  une  atmosphère  subtile  et  lumineuse,  celle  de  l'élite 
du  monde  européen  mêlée  au\  eflluves  de  l'esprit  parisien,  les  eût  entourés 
et  enveloppés;  mais  une  réunion  aussi  exceptionnelle  était-elle  le  seul  ou 
le  meilleur  moyen  de  faire  participer  à  ces  grands  débats  la  puissance  de 
l'esprit  public?  La  grande  vie  du  régime  représentatif  loyiilement  et  libre- 
ment pratiqué  n'offre-t-elle  pas  au  gouvernement  d'un  peuple  des  res- 
sources plus  abondantes  et  plus  constantes  pour  associer  l'esprit  national 
aux  discussions  des  affaires  étrangères,  et  pour  asseoir  ce  qu'on  pourrait 
appeler  le  crédit  moral  et  politique  de  ce  peuple  au  sein  de  la  communauté 
européenne?  Cette  question  mérite  d'être  sérieusement  méditée;  elle  se 
présente  naturellement  à  l'esprit  au  moment  où  notre  nouveau  corps  légis- 
latif achève  la  vérification  des  pouvoirs. 

Nous  n'hésitons  pas  à  le  déclarer,  la  force  morale  de  la  France,  la  con- 
fiance générale,  la  sécurité  de  tous  auraient  beaucoup  gagné,  si  le  régime 
représentatif  avait  accompli  en  France  depuis  dix  ans  plus  de  progrès  que 
nous  ne  lui  en  avons  vu  faire.  Soyons  sérieux,  ne  cherchons  pas  à  nous 
flatter,  et  nous  avouerons  que  la  France  n'a  pas  lieu  d'être  fière  de  ce  grand 
procès  des  élections  qui  se  déroule  devant  elle  depuis  trois  semaines,  et 
qu'elle  ne  peut  guère  en  tirer  vanité  aux  yeux  du  monde.  Personne  ne  sor- 
tira satisfait  de  cette  épreuve.  La  France  avait  accepté  le  décret  du  '2/i  no- 
vembre avec  d'heureuses  espérances  comme  un  retour  progressif  à  la  vérité 
du  régime  représentatif.  Les  dernières  élections  étaient  le  premier  appel 
qui  eût  été  adressé  au  pays  sous  l'empire  de  ce  décret;  elles  devaient  être 
l'inauguration  de  l'ère  nouvelle.  Nous  le  demandons,  qui  n'eût  été  heureux 
de  voir  cette  phase  attendue  comme  plus  libérale  s'ouvrir  sous  de  généreux 
auspices?  N'y  avait-il  pas  dans  ces  élections  générales,  à  la  condition  qu'on 
les  laissât  s'accomplir  avec  un  véritable  esprit  de  libéralisme,  une  occasioa. 
de  large  conciliation?  A  marcher  vers  la  liberté,  supposé,  comme  on  doit 
le  croire,  que  nous  y  marchions,  n'eût-il  pas  été  plus  agréable  à  la  con- 
science publique,  plus  profitable  à  tout  le  monde,  que  la  nouvelle  période 
où  nous  entrions  fût  ouverte  sous  une  influence  radieuse?  Serons-nous  dé- 
mentis si  nous  disons  que,  grâce  à  la  direction  imprimée  aux  élections  par 
le  dernier  ministre  de  l'intérieur,  notre  début  dans  la  voie  nouvelle  n'a 
rien  eu  dont  le  gouvernement,  s'il  pèse  ses  véritables  intérêts,  ait  à  se  féli- 
citer? 

Nous  n'avons  ni  l'envie  ni  peut-être  le  droit  d'entrer  dans  l'examen  dé- 
taillé de  la  vérification  des  pouvoirs:  nous  n'avons  pas  à  refaire  ici  le  pro- 
cès des  élections  qui  ont  été  validées  et  de  celles  qui  ont  été  annulées. 
Nous  ne  voulons  nous  permettre  que  quelques  réflexions  générales.  Il  faut 
dire  d'abord  que,  l'opposition  n'ayant  présenté  des  candidats  que  dans  un 
nombre  restreint  de  collèges,  le  nombre  des  élections  contestées  qui  ont 
donné  lieu  à  des  protestations  devait  être  relativement  minime.  On  a  pu 
juger,  par  ce  petit  nombre  d'exemples,  du  système  général  de  l'adminis- 
tration en  matière  d'élections.  Le  défaut  capital  de  ce  système,  celui  qui 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  745 

à  nos  yeux  est  inconstitutionnel  parce  qu'il  viole  le  principe  de  la  division 
des  pouvoirs,  ce  sont  les  empiétemens  du  pouvoir  exécutif  sur  le  pouvoir 
législatif  à  l'origine  même  de  celui-ci.  Ainsi,  à  la  pratique,  aux  yeux  de 
tous,  le  choix  même  des  candidats  que  l'administration  patronne  équivaut 
à  l'octroi  de  la  députation.  M.  Isaac  Pereire  a  pu  dire  de  bonne  foi,  sans 
cependant  réussir  à  faire  valider  son  élection  dans  la  circonscription  qu'il 
avait  préférée,  dans  les  Pyrénées-Orientales,  mais  aussi  sans  s'attirer  un 
dé^nenti  officiel,  que  l'administration  lui  avait  offert  cinq  ou  six  autres  col- 
lèges. Comment  le  candidat  du  préfet  ne  se  tiendrait-il  pas  pour  élu  d'a- 
vance lorsque  toutes  les  forces  de  l'administration  sont  mises  au  service 
de  sa  candidature?  Le  premier  effet  de  l'immixtion  active,  universelle  et 
persévérante  des  préfets,  c'est  de  changer  les  conditions  naturelles  du 
débat  électoral  :  la  lutte  n'est  plus  entre  deux  candidats;  le  candidat  ad- 
ministratif s'effarant,  elle  est  entre  le  préfet  et  le  candidat  de  l'opposi- 
tion. C'est  le  préfet  ou  le  sous-préfet  qui  prend  le  candidat  de  l'opposition 
corps  à  corps,  qui  répond  aux  professions  de  foi  de  celui-ci  par  des  affi- 
ches, qui  entre  en  polémique  réglée  avec  lui,  qui  le  suit  pas  à  pas  dans  ses 
tournées,  qui  le  fait  observer,  qui  traverse  toutes  ses  démarches,  qui 
emploie  contre  lui  toute  la  vigilance  et  toute  l'activité  des  agens  de  l'ad- 
ministration. Cette  lutte  étrange  engageant  tant  de  subalternes  naturelle- 
ment ignorans  et  passionnés,  les  lois  positives  sont  exposées  de  la  part  de 
ces  subalternes  à  de  nombreuses  et  choquantes  transgressions.  La  notion 
de  la  loi  tend  à  s'altérer  dans  l'ensemble  de  l'administration.  En  haut  par 
exemple,  on  prend  envers  la  loi  cette  licence  de  s'affranchir  de  l'exécution 
littérale  de  celles  de  ses  dispositions  que  l'on  qualifie  de  réglementaires; 
ainsi,  dans  une  multitude  de  sections,  on  avance  l'heure  de  l'ouverture 
des  scrutins,  quoique  cette  heure  soit  fixée  par  la  loi,  et  qu'une  antici- 
pation arbitraire  change  toutes  les  conditions  d'impartialité  que  la  loi  a 
voulu  établir  pour  la  formation  des  bureaux.  Plus  bas,  les  subalternes, 
agens  municipaux,  gardes  champêtres,  déchirent  les  affiches  de  l'opposi- 
tion et  répandent  naïvement,  comme  dans  l'élection  de  M.  de  Jaucourt,  des 
calomnies  grossières  contre  le  candidat  que  l'administration  repousse.  Un 
procureur  impérial  se  croit  permis  d'arrêter  le  cours  de  la  justice  et  d'in- 
terdire à  un  huissier  la  communication  d'un  acte  extra-judiciaire.  L'admi- 
nistration assure  son  influence  non-seulement  par  sa  pression,  mais  par  ses 
faveurs,  comme  on  l'a  pu  voir  en  Seine-et-Marne,  dans  l'Isère  et  ailleurs, 
jusqu'à  présent,  si  quelques  détails  du  système  sont  désavoués  dans  leurs 
excès,  dans  ses  traits  généraux  il  est  hautement  défendu  par  les  commis- 
saires du  gouvernement.  Parmi  ceux-ci,  il  n'en  est  encore  qu'un  seul  qui 
ait  révélé  un  remarquable  talent  de  discussion  :  c'est  M.  Thuillier,  et  sa 
plus  grande  habileté  a  été  d'adresser  à  Topposition  le  plus  inattendu  et  le 
plus  surprenant  des  reproches,  celui  d'avoir  exercé  de  l'intimidation  sur 
les  électeurs.  Le  fait  général  qui  ressort  de  cette  enquête,  à  laquelle  le 
pays  prend  un  vif  intérêt  et  dont  il  fera  sûrement  son  profit,  c'est  Tinter- 


7â6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vention  abusive  du  pouvoir  exécutif  à  l'origine  du  pouvoir  législatif,  inter- 
vention qui  compromet,  qu'on  y  prenne  garde,  la  force,  la  régularité,  l'in- 
fluence nécessaire  de  l'administration  française.  A-t-on  réfléchi  à  ce  qui 
arriverait  dans  ce  système,  si  des  élections  générales  produisaient  une  ma- 
jorité opposante?  Ce  jour-là,  le  pays  ne  se  trouverait-il  pas  avoir  voté  contre 
la  majorité  de  ses  préfets  et  de  ses  sous-préfets,  et  par  le  fait,  quoique  in- 
directement, les  fonctions  de  ces  agens  ne  deviendraient-elles  pas  élec- 
tives? L'opposition  poursuit  avec  zèle  et  pied  à  pied  cette  lutte  de  la  véri- 
fication des  pouvoirs;  nous  espérons  qu'elle  dégagera  plus  tard,  au  moment 
de  l'adresse,  les  leçons  élevées  qui  ressortent  de  la  dernière  épreuve  de 
notre  système  électoral.  Que  ces  enseignemens  aient  déjà  porté  des  fruits, 
on  l'a  pu  voir  et  par  le  chiffre  de  la  minorité  qui  a  voté  contre  la  valida- 
tion de  l'élection  de  M.  de  Jaucourt,  et  par  l'initiative  que  viennent  de 
prendre  deux  des  membres  les  plus  distingués  de  la  majorité,  MM.  Segris 
et  Larrabure.  La  dissidence  d'hommes  aussi  éclairés,  aussi  modérés,  aussi 
dévoués,  est  un  avertissement  que  le  gouvernement  ferait  bien  de  prendre 
•en  sérieuse  considération.  e.  forcade. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


L'ORESTIE    D'ESCHYI^E. 

C'est  une  idée  qui  ne  serait  certes  venue  à  personne  en  France,  il  y  a 
une  cinquantaine  d'années,  que  de  songer  à  traduire  fidèlement  Eschyle.  11 
y  a  dans  la  composition  de  ces  drames,  si  différens  de  nos  tragédies  dites 
classiques,  une  si  grandiose  simplicité  et  une  majesté  si  fière,  la  poésie 
lyrique  s'y  emporte  en  de  si  rapides  élans,  et  y  plane  à  si  grand  vol  au- 
dessus  de  l'action,  la  diction  du  poète  y  forme  un  si  riche  tissu  d'images 
éclatantes  et  inattendues,  qu'il  y  aurait  eu  là  de  quoi  plonger  dans  le  plus 
profond  désespoir  Boileau  lui-même  ou  le  plus  déterminé  de  ceux  qui  rom- 
pirent avec  lui  des  lances  en  l'honneur  des  anciens.  Aussi  voyez  comment 
Fontenelle,  d'ordinaire  si  mesuré  et  si  discret,  juge  en  passant  Eschyle! 
«  Les  Grecs,  dit- il  dans  ses  Reinarques  sur  le  théâtre  grec,  étaient  des 
rhéteurs.  La  description  d'Hercule  faisant  bonne  chère,  dans  Alceste,  est 
si  burlesque,  qu'on  dirait  d'un  crocheteur  qui  est  de  confrérie.  On  ne  sait 
ce  que  c'est  que  le  Promëlhée  d'Eschyle.  Eschyle  est  une  manière  de  fou.» 

Eschyle  une  manière  de  fou!  Cn  tel  jugement,  s'il  est  tombé  sous  les 
yeux  du  traducteur  de  VOreslie,  M.  Mesnard,  a  dû  le  faire  tressaillir  d'indi- 
gnation, lui  qui,  dans  son  enthousiasme  pour  son  cher  poète,  va  jusqu'à  pré- 
férer les  CJioéphores  à  VÉleclre  de  Sophocle.  Un  pareil  contraste  nous  fait 
mesurer  le  chemin  parcouru  depuis  Fontenelle.  Le  sens  historique  a  de  nos 
jours  atteint  une  vivacité  et  une  finesse  qu'il  n'eut  jamais  auparavant.  Notre 
intelligence,  tout  entière  appliquée  à  comprendre  le  passé,  semble  vouloir 
s'élancer  hors  d'elle-même  pour  rendre  l'âme  à  tout  ce  qui  a  vécu.  La  cri- 
tique littéraire  a  su  profiter  de  tout  ce  que  nous  ont  révélé,  sur  les  vrais 


REVUE. 


CIÏRONIOUE.  "7/17 


caractères  du  génie  et  de  la  vie  des  anciens,  rétude  des  monumens  figurés 
et  des  inscriptions,  la  comparaison  des  langues  et  des  littératures  les  plus 
diverses,  les  voyages  aux  terres  classiques.  Replacés  dans  leur  cadre,  ratta- 
chés au  milieu  où  ils  se  sont  développés,  au  sol  généreux  qui  les  a  enfantés 
et  nourris  de  ses  sucs  puissans,  les  hommes  extraordinaires  qui  faisaient  à 
nos  pères  l'effet  de  fantômes  gigantesques  flottant  dans  les  nuages  repren- 
nent corps,  et,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  ils  posent  désormais  ù,  terre.  Moins 
éloignés  du  reste  de  l'humanité  que  ne  se  le  figuraient  autrefois  leurs  adora- 
teurs un  peu  naïfs,  ils  nous  intéressent  davantage  à  mesure  que  nous  com- 
prenons mieux  de  quels  germes  ils  sont  nés  et  comment  ils  ont  grandi,  par 
quelles  racines  profondes  ils  tiennent  à  tout  ce  qui  les  entourait,  quelle  in- 
fluence enfin  ils  exercèrent  sur  leurs  contemporains,  et  quelle  action  ils 
eurent  à  leur  tour  sur  leur  pays  et  sur  leur  époque. 

Dès  que  nous  nous  plaçons  à  ce  point  de  vue,  aussitôt  apparaît  la  vanité 
de  toutes  ces  règles  mesquines,  de  toutes  ces  étroites  classifications,  où  la 
sèche  subtilité  des  commentateurs  s'était  avisée  d'emprisonner  l'ample  et 
souple  génie  de  la  Grèce.  L'antiquité  grecque  a  été  la  richesse,  parce  qu'elle 
a  été  la  liberté  même.  Chez  elle,  aucune  imitation  de  littératures  anté- 
rieures ou  de  modèles  réputés  classiques  ne  gênait  la  marche  de  la  pensée, 
et  ne  dépouillait  les  sentimens  naturels  au  cœur  de  l'homme  de  cette  pre- 
mière fleur  de  naïveté  qu'il  leur  est  devenu  parmi  nous  si  difficile  de  re- 
trouver. En  Grèce,  par  un  rare  bonheur,  les  poétiques  n'ont  pas  précédé 
la  poésie;  tous  les  genres  y  sont  nés,  sans  réflexion  ni  théories,  du  mou- 
vement spontané  de  l'imagination,  sincèrement  émue  par  le  spectacle  du 
monde  et  les  accidens  de  la  vie. 

C'est  grâce  à  cette  fortune  que  les  Grecs,  dans  toutes  les  voies  qu'il  leur 
a  été  donné  d'ouvrir,  ont  laissé  à  l'entrée  du  chemin  des  chefs-d'œuvre  qui 
n'ont  pas  été  et  qui  ne  seront  jamais  sans  doute  surpassés.  Prenons  par 
exemple  le  drame.  On  a  eu,  depuis  le  commencement  de  l'âge  moderne,  à 
Paris  ou  à  Londres,  autant  de  génie  qu'à  Athènes  :  Corneille  et  Racine,  tout 
amour-propre  national  à  part,  sont  de  la  famille  des  Eschyle,  des  Sophocle 
et  des  Euripide,  et  quant  à  Shakspeare,  je  ne  crois  pas  vraiment  que  jamais 
homme  au  monde  ait  été  doué  d'aussi  puissantes  facultés  ;  on  a  pu  dire, 
sans  exagération,  qu'après  Dieu  c'est  Shakspeare  qui  a  le  plus  créé.  Pour- 
tant, pas  plus  dans  nos  tragédies  françaises,  qui  se  croient  fidèles  à  la  tra- 
dition de  l'antiquité,  que  dans  ces  tragédies  anglaises  dont  la  capricieuse 
liberté  effrayait  le  goût  timide  de  nos  pères,  on  ne  retrouve  cette  juste 
proportion,  cette  simplicité  aisée  et  noble,  cet  heureux  accord  du  réel  et 
de  l'idéal,  cette  perfection  soutenue  en  un  mot,  dont  les  tragiques  grecs, 
et  entre  eux  tous  Sophocle,  nous  offrent  l'unique  et  inimitable  modèle.  Il 
y  a  souvent  dans  notre  théâtre  disparate  entre  les  sentimens  exprimés  par 
les  personnages  et  le  nom  qu'ils  portent,  l'époque  où  se  passe  l'action; 
les  habitudes  courtisanesques  du  temps  ont  contribué  à  introduire  sur  la 
scène  une  étiquette  compassée  et  à  donner  au  langage  tragique  une  no- 
blesse un  peu  gourmée  qui  refroidissent  l'intérêt  en  éloignant  les  acteurs 
de  la  vie  commune  et  en  les  faisant  mouvoir  dans  une  sphère  trop  diffé- 
rente de  la  nôtre.  Quant  à  Shakspeare,  il  n'est  pas  besoin  de  rappeler  qu'il 
manque  souvent  de  goût,  qu'il  pèche  parfois  par  l'emphase  et  la  recherche. 


7hS  *        REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

plus  souvent  par  la  trivialité.  11  n'est  pas  une  de  ses  pièces,  pas  même  celle 
de  toutes  qui  est  le  plus  près  d'être  parfaite,  Macbeth,  où  quelques  traits 
bizarres  et  quelques  grossiers  lazzis  ne  viennent  par  momens  rompre  le 
charme  et  donner  au  spectateur  ému  un  petit  frisson  d'impatience  et  de 
colère. 

M.  Mesnard,  dans  l'intéressante  introduction  qu'il  a  mise  en  tête  de  son 
Orestie,  signale  avec  raison  les  points  de  ressemblance  qui  permettent  de 
rapprocher  Eschyle  de  Shakspeare.  11  y  a  en  effet  entre  les  deux  poètes  je 
ne  sais  quel  air  de  parenté  qui  frappe  tout  d'abord.  Chez  l'un  et  chez 
l'autre,  c'est  un  génie  puissant  et  varié  qui,  pour  rendre  les  idées  dont  il 
est  possédé  et  pour  ébranler  plus  profondément  l'âme  du  spectateur,  frappe 
à  toutes  les  portes  de  l'imagination;  il  prend  successivemeut  toutes  les 
formes,  il  emploie  toutes  les  ressources  des  rhythmes  les  plus  divers,  il 
passe  de  la  conversation  la  plus  familière  aux  accens  les  plus  pathétiques 
et  au  style  le  plus  hardiment  figuré,  il  se  répand  en  un  large  flot  d'images 
qui  réfléchit  tous  les  objets  voisins,  et  qui  se  teint,  comme  une  mer  pro- 
fonde, de  toutes  les  changeantes  couleurs  du  ciel  et  de  la  terre;  pour  s'em- 
parer plus  sûrement  de  l'homme  tout  entier,  il  a  recours  à  ces  pompes  du 
spectacle  qu'a  trop  dédaignées,  dans  son  spiritualisme  excessif,  notre 
théâtre  du  xvir  siècle.  Ni  Shakspeare,  ni  Eschyle  ne  craignent  de  parler 
aux  yeux;  tous  les  chemins  sont  bons  qui  mènent  jusqu'à  l'âme. 

Par  une  curieuse  coïncidence,  il  y  a  dans  le  théâtre  de  Shakspeare  une 
pièce  qui  par  son  sujet  même,  par  la  donnée  sur  laquelle  repose  le  drame, 
rappelle  la  trilogie  qu'Eschyle  a  consacrée  aux  malheurs  et  aux  crimes  de 
la  famille  des  Atrides;  or  il  suffit  de  relire  Humlel  après  ÏOrestie  pour  sentir 
que  le  poète  grec  et  le  poète  anglais,  tout  en  ayant  vécu  à  tant  de  siècles 
de  distance,  sous  des  soleils  et  dans  des  milieux  si  différens,  sont  au  fond 
de  même  sang  et  de  même  race,  des  génies  frères.  Sans  doute  le  drame 
moderne  est  bien  moins  simple;  un  bien  plus  grand  nombre  de  person- 
nages y  prennent  part  à  l'action;  bien  plus  d'incidens,  trop  peut-être,  en 
compliquent  la  marche  et  y  jettent  des  péripéties  variées  qui  semblent  par 
momens  la  détourner  de  son  terme  fatal.  Enfin  le  poète  chrétien  peint 
certaines  nuances  de  sentiment,  certaines  délicatesses  de  conscience  dont 
ridée  ne  pouvait  venir  à  un  ancien.  Je  suis  bien  moins  frappé  pourtant  de 
ces  différences,  toutes  sensibles  qu'elles  soient,  que  des  ressemblances; 
il  faut  songer  que  Shakspeare  n'a  jamais  rien  connu  d'Eschyle  et  du  théâtre 
antique,  et  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  rapports  entre  les  deux  chefs-d'œuvre 
n'a  pu  naître  que  de  la  similitude  originelle  des  deux  génies.  La  couleur 
générale  du  style,  tout  au  moins  dans  la  partie  (Tllamlet  qui  est  écrite  en 
vers,  me  paraît  présenter  une  grande  analogie  avec  la  forme  d'Eschyle. 
N'est-il  pas  tel  couplet  de  la  pièce  anglaise  où  il  suffirait  de  changer  quel- 
ques mots  qui  trahissent  leur  époque  pour  que  l'on  s'imagine  lire  une 
traduction  ou  une  fidèle  imitation  d'Eschyle?  Écoutez  par  exemple  la  prière 
d'Hamlet  à  son  père  :  «  Anges  et  puissances  miséricordieuses,  défendez- 
nous!  —  Que  tu  sois  un  esprit  bienfaisant  ou  un  démon  de  l'enfer,  —  que 
tu  apportes  avec  toi  les  brises  du  ciel  ou  le  souffle  desséchant  de  l'enfer, 
—  que  tes  intentions  soient  sinistres  ou  charitables,  —  tu  viens  sous  une 
forme  qui  provoque  si  fort  les  questions,  —  que  je  te  parlerai.  Je  t'appelle- 


REVUE.    CHRONIQUE.  •  7^9 

rai  Hamlet.  —  Roi,  père,  souverain  du  Danemai'k,  oh!  réponds-moi  l  —  Ne 
laisse  point  mon  âme  se  briser  dans  l'ignorance;  mais  dis,  —  pourquoi  tes 
ossemens  bénis,  enclos  dans  le  cercueil,  —  ont-ils  rompu  leurs  liens?  Pour- 
quoi le  sépulcre  —  où  nous  t'avions  vu  enseveli  en  paix  —  a-t-il  ouvert  ses 
lourdes  mâchoires  de  marbre  —  pour  te  rejeter  sur  la  terre?  Qu'est-ce  que 
cela  peut  signifier  —  que  toi,  cadavre  inanimé,  revêtant  de  nouveau  l'acier 
de  ton  armure,  —  tu  reviennes  errer  à  la  douteuse  clarté  de  la  lune,  —  im- 
primant à  la  nuit  un  cachet  d'épouvante,  et  nous  jetant,  pauvres  esprits 
faibles  dont  se  joue  la  nature,  —  dans  des  angoisses  de  terreur  qui  ébran- 
lent tout  notre  être,  —  dans  des  pensées  qui  dépassent  de  bien  loin  la  por- 
tée de  nos  âmes?  »  N'y  a-t-il  pas  dans  ces  expressions  une  étrangeté  et  une 
grandeur  qui  pourraient  paraître  un  peu  outrées,  reproche  que  l'on  a  sou- 
vent aussi  adressé  à  Eschyle,  si  l'épouvante  qui  s'est  emparée  de  l'esprit 
d'Hamlet,  et  qui  a  dû  passer  dans  l'âme  du  spectateur,  ne  justifiait  ce  qu'il 
y  a  là  d'apparente  exagération? 

On  trouverait  même,  si  on  y  regardait  de  plus  près,  entre  la  forme  d'Es- 
chyle et  celle  de  Shakspeare,  des  analogies  de  détail  encore  plus  surpre- 
nantes. Il  y  a  dans  Shakspeare  plus  d'un  passage  qui  ferait  crier  à  la  rémi- 
niscence et  à  l'imitation,  si  l'on  ne  savait  que  le  poète  anglais  ignorait 
peut-être  du  poète  grec  jusqu'au  nom,  et  en  tout  cas  n'a  jamais  lu  une 
ligne  de  ses  œuvres.  Tantôt  c'est  une  simple  figure  que  l'auteur  moderne 
semble  avoir  empruntée  à  son  devancier  et  qu'il  transporte  exactement 
dans  sa  langue;  tantôt  c'est  quelque  trait  frappant,  quelque  noble  et  rare 
image,  qu'il  développe  comme  lui  et  dans  un  sentiment  pareil.  Nous  ne 
donnerons  ici  qu'un  exemple  de  ces  singulières  correspondances;  on  verra 
ainsi  tout  ce  que  pourrait  contenir  de  rapprochemens  imprévus  et  piquans 
une  étude  comparée  du  style  de  Shakspeare  et  de  celui  d'Eschyle. 

Tout  le  monde  connaît  le  célèbre  passage  de  MacbeUi,  quand  la  reine, 
dans  son  sommeil  que  troublent  les  remords,  se  figure  sentir  sur  ses  mains 
la  trace  indélébile  du  sang  qu'elle  a  versé.  «  Quoi!  toujours  cette  tache?  — 
Ne  pourrai-je  donc  nettoyer  ces  mains?  Toujours  l'odeur  du  sang!  Toute 
petite  qu'est  cette  main,  tous  les  parfums  de  l'Arabie  ne  pourront  la  désin- 
fecter! »  Est-il  rien  qui  soit  plus  voisin  de  ceci,  comme  pensée  et  comme 
expression,  que  cette  belle  strophe  des  Choépliores ,  ainsi  traduite  par 
M,  Mesnard  : 

Le  sang  qui  veut  être  vengé, 
Le  sang  qu'a  bu  la  terre  nourricière 
Ne  s'écoulera  pas,  à  tout  jamais  figé. 
Ceux  dont  la  main  fut  meurtrière 
Du  malheur  qu'ils  ont  mérité 
Ne  verront  pas  finir  l'implacable  supplice. 
Si  tu  brises  la  fleur  de  la  virginité, 

N'attends  plus  qu'elle  refleurisse  : 
Ainsi  de  l'homicide;  il  ne  peut  s'eff"acer. 
En  vain,  à  torrens  versant  l'onde, 
Sur  sa  tache  on  ferait  passer 
Le  cours  de  tous  les  flots  du  monde. 

11  n'est  pas  jusqu'à  la  mise  en  scène  qui  ne  présente  chez  les  deux  poètes 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cl(;  singuliers  rapports;  tous  deux  d'ailleurs  nous  mettent  sous  les  yeux  des 
spectacles  qui  auraient  alai'mé  la  timidité  et  blessé  la  délicatesse  de  nos 
critiques  et  de  nos  poètes  du  xvii"  siècle.  Eschyle,  après  nous  avoir  fait 
entendre  un  personnage,  le  veilleur  de  nuit,  dont  la  condition  est  aussi 
humble  que  celle  des  fossoyeurs  d'Hamlelj,  étale  à  nos  yeux  les  pompes 
qui  célèbrent  la  victoire  de  la  Grèce  et  le  retour  d'Agamemnon,  comme 
Shakspeare  nous  fait  assister  aux  fêtes  royales  où  l'usurpateur  se  pare  en 
public  de  la  couronne  qu'il  a  volée  et  cherche  à  étouffer  dans  la  joie 
bruyante  des  tumultueux  banquets  de  ces  hommes  du  Nord,  toujours 
prompts  à  l'ivresse,  le  remords  qui  commence  à  s'éveiller  dans  son  âme. 
L'ombre  irritée  de  Clytemnestre  vient,  dans  les  Euménides,  réveiller  les  Fu- 
ries qui  ont  laissé  échapper  leur  proie;  elle  apparaît  dans  le  temple  de  Del- 
phes, comme,  sur  l'esplanade  du  château  d'Elseneur,  dans  la  nuit  sombre 
et  au-dessus  de  la  mer  orageuse,  le  noble  et  triste  fantôme  dont  le  poignant 
récit  et  les  ordres  sévères  vont  ébranler  la  raison  et  ensanglanter  la  main 
d'Hamlet.  Oreste  et  Hamlet,  poursuivis  par  les  démons  des  enfers  et  les 
spectres  échappés  à  la  tombe,  sentent  l'un  et  l'autre  leurs  forces  les  trahir 
et  leur  tète  se  troubler.  Enfin  les  sorcières  qui  apparaissent  à  Macbeth  sur 
la  lande  déserte  ne  sont-elles  pas  aussi  parentes  des  noires  Euménides,et 
dans  le  langage  qu'elles  tiennent  à  Macbeth,  dans  leurs  incantations  autour 
de  la  magique  chaudière,  n'y  a-t-il  pas  comme  un  écho  du  chant  de  colère 
et  de  malédiction  que  les  Euménides  entonnent  dans  le  temple  de  Pallas?  Il 
y  a  vraiment  une  affinité  native  entre  ces  deux  puissans  inventeurs,  tou- 
jours portés  l'un  et  l'autre  à  beaucoup  oser,  à  frapper  de  grands  coups  sur 
l'imagination  du  spectateur,  et  à  pousser  jusqu'à  ses  dernières  limites  la 
terreur  tragique. 

L'un  de  ces  deux  génies  a-t-il  été  encore  plus  richement  doué  que  l'autre 
par  la  nature?  Pour  que  l'on  pût  répondre  à  cette  question,  il  faudrait  que 
Shakspeare  et  Eschyle  eussent  vécu  dans  le  même  temps  et  que  leur  génie 
se  fût  développé  dans  des  conditions  à  peu  près  identiques.  Il  convient 
donc  de  renoncer  ici  à  assigner  des  rangs,  à  donner  des  places  ;  mais  cha- 
cun, suivant  la  nature  de  son  esprit  et  l'éducation  qu'il  aura  reçue,  se 
sentira  attiré  de  préférence  vers  l'un  ou  l'autre  de  ces  princes  de  l'art. 
Nourri  du  plus  pur  miel  des  lettres  classiques,  sachant  du  grec  autant 
qu'homme  de  France,  et  connaissant  au  contraire  Shakspeare,  si  je  ne  me 
trompe,  surtout  par  les  traductions,  M.  Mesnard  est  naturellement  enclin 
à  préférer  Eschyle,  tout  en  rendant  hommage  à  la  puissance  créatrice  du 
poète  anglais.  «  Le  génie  de  Shakspeare,  dit-il,  à  ne  regarder  que  les  dons 
naturels,  est  à  la  hauteur  de  celui  d'Eschyle  ;  mais  quelle  différence  de  cul- 
ture et  de  goût!  «  Quant  à  moi,  je  l'avouerai,  Shakspeare  a  toujours  été 
de  tous  les  poètes  anciens  et  modernes  celui  qui  m'a  le  plus  profondément 
touché  et  qui  s'est  le  plus  victorieusement  emparé  de  mon  imagination. 
C'est  d'abord  que  le  monde  immense  et  varié  où  nous  fait  vivre  Shakspeare, 
malgré  tout  ce  qu'il  y  a  déjà  de  différence  entre  les  hommes  du  xvr  et 
ceux  du  XIX''  siècle,  est  encore  bien  plus  voisin  de  nous  à  tous  égards  que 
celui  où  nous  transporte  Eschyle.  Anglais  et  Français  de  ce  temps-ci,  nous 
ressemblons  plus  aux  contemporains  de  Shakspeare  qu'à  ceux  d'Eschyle; 
nous  avons  avec  ceux-là  bien  plus  de  points  communs  :  leur  Dieu  est  en- 


REVUE.    CHRONIQUE.  751 

<;ore  notre  Dieu,  et  notre  imagination  n'a  pas  encore  oublié  les  fantômes 
qui  hantaient  la  leur.  Notre  ordre  social,  en  dépit  de  tant  de  révolutions 
et  de  tous  les  progrès  accomplis,  tient  par  de  trop  profondes  racines  au 
moyen  âge  et  à  la  renaissance  pour  que  nous  ne  retrouvions  pas  souvent 
auprès  de  nous  les  situations  où  Shakspeare  a  placé  ses  personnages  et 
l'accent  même  des  passions  dont  il  a  su  les  animer. 

il  est  surtout  un  côté  par  lequel  Shakspeare  nous  touche  de  plus  près 
qu'Eschyle  et  nous  va  plus  directement  au  cœur:  je  veux  parler  de  la  place 
qu'il  accorde  aux  femmes  dans  son  théâtre.  Nul  n'a  jamais  su  mieux  que 
Shakspeare  peindre  ces  âmes  ardentes,  où  le  sentiment  domine  en  maître, 
qui  ne  restent  jamais  dans  le  médiocre,  mais  que,  suivant  les  circonstances, 
un  impétueux  et  irrésistible  élan  portera  aux  crimes  les  plus  horribles  ou 
aux  plus  merveilleux  dévouemens.  Eschyle  se  vante,  d'après  Aristophane, 
de  n'avoir  jamais  montré  aux  Athéniens  de  Phèdre  incestueuse  ou  de  Sthé- 
nobée  adultère,  et  la  situation  des  femmes  dans  la  société  athénienne  du 
V  siècle  avant  notre  ère  était  en  effet  tellement  inférieure  et  subordon- 
née qu'elles  ne  pouvaient  guère  se  faire  connaître  que  par  leurs  vices. 
Tout  entiers  à  l'orgueil  de  leur  vertu  civique  et  de  lelir  libre  et  virile  ac- 
tivité, ni  le  poète,  ni  ceux  dont  il  recherchait  les  suffrages,  ne  songeaient 
à  regarder  dans  le  cœur  de  la  femme,  et  à  voir  tout  ce  qu'il  y  tient  de  vives 
affections  promptes  à  se  tourner  en  haine,  de  passion  délicate,  intense  et 
variée,  de  puissance  pour  le  bien  ou  pour  le  mal.  Sur  la  scène  athénienne, 
c'étaient  des  hommes  qui  jouaient  des  rôles  de  femme,  et  cette  substitution 
se  comprend,  car,  à  vrai  dire,  ni  chez  Clytemnestre,  ni  chez  Cassandre  ou 
Electre,  il  n'y  a  rien  qui  appartienne  en  propre  à  la  femme  :  tous  ces  per- 
sonnages du  théâtre  d'Eschyle  n'ont  pas  de  sexe.  Ce  n'est  pas  là  un  re- 
proche que  j'adresse  au  père  de  la  tragédie,  il  ne  pouvait  point  ne  pas  être 
de  son  pays  et  de  son  siècle;  mais  on  me  permettra  de  dire  qu'il  y  a  dans 
des  rôles  comme  ceux  de  Portia,  de  Juliette,  de  Desdémone,  de  Cordélie, 
d'Ophélie,  tout  un  ordre  de  beautés,  toute  une  source  d'émotions  et  de 
larmes  qui  fait  défaut  à  Eschyle.  A  côté  de  ces  douces  et  attendrissantes 
figures  qui  aiment  jusque  dans  la  mort  même  ceux  pour  qui  et  par  qui 
elles  souffrent,  c'est  une  Gertrude  égarée  par  un  amour  coupable  et  dé- 
chirée par  le  remords,  c'est  une  Gonerille,  une  lady  Macbeth,  jetées  par 
l'ambition  hors  des  voies  que  la  nature  a  tracées  à  leur  sexe,  et  plus  âpres 
alors,  plus  impitoyablement  cruelles  que  les  époux  dont  elles  poussent  la 
fortune.  Il  y  a  là  une  profondeur  d'observation,  une  richesse  de  contrastes» 
une  connaissance  du  cœur  de  la  femme,  dont  rien  dans  la  tragédie  antique, 
si  ce  n'est  quelques  scènes  d'Euripide,  ne  peut  donner  l'idée.  Pour  l'homme 
moderne,  qui  doit  à  la  femme  ses  plus  chères  joies  et  ses  plus  mortelles 
douleurs,  un  théâtre  d'où  les  femmes  sont  absentes  ne  sera  jamais  qu'un 
théâtre  incomplet. 

C'était  pourtant,  lui  aussi,  un  génie  humain  et  tendre,  sous  son  appa- 
rente rudesse,  que  le  grand  Eschyle.  Voyez  par  exemple  la  première  scène 
du  Prométhée.  Avec  quel  art,  en  face  de  l'inllexible  fermeté  de  Prométhée 
et  de  l'insolence  brutale  de  la  Puissance,  il  a  placé  Vulcain,  qui  trouve  des 
plaintes  et  des  larmes  sincères  pour  celui  que  le  force  à  faire  souffrir  l'ir- 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

résistible  arrêt  de  Jupiter!  Comme  ces  paroles  de  pitié  touchent  et  rassé- 
rènent notre  âme,  que  pourraient  déciiirer  trop  cruellement  les  douleurs 
de  Prométhée  et  froisser  l'odieuse  violence  des  ministres  de  Jupiter!  De 
même,  dans  un  autre  endroit  de  la  pièce,  après  les  gémissemens  et  les  cris 
de  colère  que  pousse  le  Titan,  le  cœur  est  comme  rafraîchi  par  ce  bruit 
d'ailes,  par  le  vol  de  ces  nymphes  de  la  mer  qui  viennent  se  jouer  autour 
du  rocher  et  caresser  de  leurs  douces  voix  le  triste  captif.  Vient  ensuite  le 
vieil  Océan,  lui  aussi,  avec  des  paroles  de  consolation  et  de  sympathie.  Ces 
amitiés  fidèles,  ces  dévouemens  que  rien  ne  décourage,  jettent  de  l'atten- 
drissement dans  ce  sombre  drame  dont  la  donnée  est  si  cruelle.  Propiétliée 
sans  doute  éprouve  de  bien  dures  souffrances;  mais  la  dernière,  la  plus 
poignante  de  toutes,  lui  est  épargnée  :  le  chagrin  de  se  voir  abandonné  et 
trahi  par  ceux  à  qui  il  a  fait  du  bien  et  qu'il  a  aimés. 

On  le  voit,  pour  les  dons  naturels,  la  richesse  et  la  hauteur  du  génie, 
Eschyle  ne  reconnaît  point  de  supérieur,  et  ne  peut  avoir  que  des  égaux; 
mais  ce  qui  fait  que  de  tous  les  rois  de  la  scène  c'est  lui  que  nous  avons 
le  plus  tardé  à  comprendre  et  à  goûter,  c'est  qu'il  est  de  tous  le  plus 
éloigné  de  nous,  de  notre  état  social,  de  nos  habitudes  d'esprit  et  de  cœur. 
C'est  pour  cette  raison  que,  malgré  tous  les  progrès  de  la  critique,  il  ne 
me  paraît  pas  probable  qu'Eschyle  prenne  sur  l'imagination  du  public  let- 
tré le  même  empire  que  Shakspeare,  et  qu'il  devienne  jamais  populaire. 
Pour  arriver  à  ne  point  souffrir  de  le  trouver  si  différent  des  modèles, 
soit  classiques,  soit  romantiques,  auxquels  nous  sommes  accoutumés,  pour 
le  saisir  tout  entier  dans  le  vif  de  son  génie,  pour  en  jouir  sincèrement, 
toute  phrase  et  toute  affectation  mise  à  part,  il  faudra  toujours  quelque 
érudition  et  un  certain  effort  d'esprit.  Comme  d'ailleurs,  parmi  les  gens 
mêmes  qui  passent  pour  instruits,  il  n'y  en  a  qu'un  très  petit  nombre  qui 
soient  en  état  de  lire  Eschyle  dans  le  texte  grec,  c'est  rendre  service  à  sa 
gloire  que  de  mettre,  au  moyen  de  fidèles  traductions,  le  grand  poète  athé- 
nien à  la  portée  du  public  français.  M.  Alexis  Pierron,  qui  a  tant  fait  pour 
répandre  le  goût  et  l'intelligence  de  la  littérature  grecque  parmi  les  maî- 
tres et  les  élèves  de  nos  lycées,  et  pour  faciliter  l'accès  de  la  poésie 
grecque  aux  amateurs  qui  ne  sont  pas  des  savans,  a  ouvert  la  voie;  il  nous 
a  donné,  il  y  a  déjà  une  douzaine  d'années,  une  belle  et  vivante  traduction 
en  prose  du  théâtre  complet  d'Eschyle,  et  il  a  initié  ainsi  aux  beautés  du 
vieux  maître  bien  des  lecteurs  qui  ne  connaissaient  de  lui  que  son  nom  et 
les  titres  de  ses  tragédies.  Venant  après  M.  Pierron,  M.  Mesnard,  encouragé 
par  le  succès  de  son  courageux  devancier,  ose  encore  plus  :  il  a  entrepris 
'  de  traduire  en  vers  VOreslie,  ce  vaste  et  harmonieux  ensemble  où  se  déploie 
librement  le  grave  et  religieux  génie  d'Eschyle.  Malgré  toutes  les  difficultés 
que  présentait  cette  tâche,  il  a  réussi  assez  brillamment  pour  que  tous  les 
amis  des  lettres  grecques  attendent  de  lui  qu'il  poursuive  l'œuvre  commen- 
cée, et  qu'il  nous  donne  tout  entier,  un  jour  ou  l'autre,  le  poète  qu'il  en- 
tend si  bien  et  qu'il  aime  si  tendrement.  g.  perrot. 

V.  DE  Mars. 


LE   MARIAGE 


DUC    POMPÉE 


PERSONNAGES. 

Le  duc  Pompée-Henri  de  JOYEUSE,  devenu  comte  HERMAN  (42  ans). 

Le  comte  de  NOIRMONT  (06  ans). 

Le  baron  FiuTz  de  BLUMENTHAL,  frère  d'Isabelle  (29  ans). 

DUBOIS,  valet  du  comte  Hcrman  (52  ans).  , 

La  comtesse  Isabelle  HERMAN  (22  ans). 

Emma  de  LANSFELD  ,  cousine  d'Isabelle  et  fiancée  de  Fritz  (24  ans). 

Mlle  POMPÉA  ,  cantatrice  (  26  ans). 

La  signora  BARINI,  ancien  contralto  (68  ans). 

DOROTHÉE,  lemme  de  chambre  de  la  comtesse,  femme  de  Dubois  (27  ans). 

LISETTE,  fille  du  jardinier  (17  ans). 

(La  scène  se  passe  en  1850  au  château  de  Maran,  près  de  la  forêt  de  Fontainebleau.^ 


I. 


Un  salon.  A  droite,  la  chambre  du  comte  Herman  ;  à  gauche,  celle  de  la  comtesse.  Porte  au  fond  ; 
au  milieu  du  salon,  une  table  couverte  de  journaux  et  de  revues;  à  gauche,  sur  le  devant 
de  la  sctne,  une  causeuse  et  un  piano. 


SCENE  PREMIERE. 

UUljvJlb,   seul;  il  porto  sous  le  bras  un  habit  de  chasse,  et  tient  à  la  main  un  ceinturon, 
un  couteau  de   chasse  et  des  éperons. 

Quand  un  maître  a  des  vices,  il  faut  être  fou  pour  souhaiter  qu'il  se  cor- 
rige. Mieux  vaut  le  ménager  afin  qu'il  fasse  feu  qui  dure.  Avec  des  passions 
à  satisfaire,  des  secrets  à  garder,  des  intrigues  à  conduire,  il  a  toujours  fa 
main  ouverte;  de  valet  nous  passons  confident,  nous  avons  droit  de  con.seil; 
on  supporte  nos  remontrances,  nos  fautes  sont  pardonnées  d'avance,  et, 
sage  par  comparaison,  nous  goûtons  le  plaisir  de  valoir  mieux  que  lui!... 

TOMB  XLVIII.   —    15   DÉCEMBRE.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ouo  le  duc  de  Joyeuse,  ou,  comme  on  disait,  le  «  duc  Pompée,  »  se  soit 
expatrié  après  avoir  dissipé  sa  fortune,  qu'il  ait  consenti  à  prendre  le  nom 
du  comte  Herman,  qui  le  faisait  son  héritier,  il  n'y  a  rien  là  que  de  raison- 
nable; mais  que  ce  grand  pécheur,  le  roi  des  libertins  à  la  mode,  l'amant  de 
la  célèbre  Pompéa,  soit  tombé  honnêtement  amoureux  de  M""  de  Bliïmenthal 
au  point  de  l'épouser,  et  qu'à  cette  nouvelle  je  me  sois  pâmé  d'aise,  qu'en 
pleurnichant  je  les  aie  suivis  à  l'autel,  et  que  j'aie  poussé  la  manie  de 
l'imitation  jusqu'à  devenir  le  mari  de  Dorothée,  voilà  qui  n'est  plus  vrai- 
semblable! Eh!  pourtant  cela  est!,..  Triple  sot!  mon  maître  et  la  comtesse 
s'adorent,  tandis  que  moi,  je  n'ai  jamais  eu  tant  envie  de  courir  que  depuis 
que  je  traîne  le  boulet.  Pour  comble,  il  me  faut  cacher  mes  escapades,  car 
monsieur  est  sévère  comme  un  nouveau  converti,  (on  sonne.  Dubois,  tout  à  ses  ré- 
flexions, n'entend  pas.)  Il  me  rcste  uue  dernière  chance  :  la  vertu  était  facile 
là-bas,  en  Allemagne;  à  présent,  nous  sommes  en  France,  aux  environs  de 
Paris,  et  dans  quelques  jours  nous  habiterons  un  bel  hôtel  du  faubourg 
Saint-Honoré...  Ah!  monsieur  le  comte,  je  vous  suis  attaché  (on  sonne  de 
nouveau.);  mais,  ma  foi,  si  le  pied  vous  glisse,  ce  n'est  pas  moi... 

SCÈNE  II. 
HERMAN,    DUBOIS. 

HERMAN,   sortant  de  sa  chambre  en  uniforme  de  chasse,  moins  Thabit. 

Eh  bien!  es-tu  sourd?  Ne  sais-tu  pas  que  j'attends  mon  habit? 

DUBOIS,    donnant  d'abord  Vhabit. 

Pardon,  monsieur  le  comte,  je  pensais... 

HERMAN. 

Tu  penses  beaucoup  depuis  quelque  temps.  Sont-ce  les  fumées  de  la  ca- 
pitale qui  te  montent  à  la  tête?  Et  mon  ceinturon? 

DUBOIS,    il  présente  le  ceinturon  en  se  trompant  de  cùté. 

Voici,  monsieur  le  comte. 

HERMAN. 

Maladroit!  Décidément  la  tête  n'y  est  plus.  Je  me  plaindrai  à  M'"'^  Dubois; 
son  amour  absorbe  toutes  tes  facultés. 

DUBOIS. 

Oh  !  pour  cela,  monsieur  le  comte,  voilà  ce  que  j'oserai  appeler  une  dé- 
marche inutile;  je  pense  à  elle,  c'est  vrai,  mais  c'est  pour  maudire  la  pré- 
somption que  j'ai  eue  de  vouloir  singer  mon  maître  en  me  mariant. 

HERMAN. 

Aurais-tu  des  doutes  sur  sa  fidélité? 

DUBOIS. 

Hélas!  non;  c'est  sa  fidélité  qui  ne  me  laisse  pas  un  instant  de  répit  : 
tout  en  faisant  son  service,  Dorothée  trouve  moyen  de  ne  pas  me  perdre 
de  vue;  le  sommeil,  l'heure  des  repas,  rien  n'est  sacré  pour  cette  femme- 
là!  ne  s'avise-t-elle  pas  maintenant  d'être  jalouse  de  Lisette,  la  fille  du  jar- 
dinier! 


LE    MARIAGE    DU   DUC   POMPEE.  755 

HERMAN. 

Ah!  ah!  cette  petite  toujours  coquettement  mise,  avec  des  bas  bien  tirés? 

DUBOIS. 

Oui,  monsieur,  une  enfant  qui  joue  à  la  poupée.  Ah!  quel  enfei"  qu'une 
femme  jalouse  ! 

HERMAN. 

Parbleu!  Dubois,  il  faut  avouer  que  le  mariage  a  opéré  en  toi  une  singu- 
lière métamorphose!  Garçon,  tu  tranchais  du  mentor;  tu  mettais  souvent 
mon  indulgence  à  l'épreuve  par  tes  grotesques  remontrances,  et  mainte- 
nant, époux  de  la  chaste  Dorothée,  tu  oses  te  plaindre  !  Sais-tu  que  tu  de- 
viens immoral,  dangereux? 

DUDOIS. 

Dame!  aussi,  monsieur,  vous  allez  d'un  extrême  à  l'autre.  Autrefois  vous 
cassiez  les  vitres;  depuis  votre  mariage,  il  faudrait  être  un  saint  pour  vous 
imiter.  Moi,  je  reste  dans  un  juste  milieu. 

HERMAN. 

N'oubliez  pas,  monsieur  du  juste  milieu,  que  je  ne  souffrirai  chez  moi  ni 

bruit  ni  scandale.  (Dubois  s'incUne  et  sort.) 

SCÈNE  m. 

HERMAN,  ISABELLE. 

ISABELLE  ,  en  négliffû  du  matin,  sortant  de  sa  chambre. 

Bonjour,  mon  ami.  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  êtes  seul? 

HERMAN,   l'eMibrassant  sur  le  front. 

Dubois  me  quitte  à  l'instant;  mais  vous,  chère,  avez-vous  bien  reposé  cette 
nuit?  Notre  enfant  est-il  blanc  et  rose,  et  dans  ses  bégaiemens  annonce-t-il 
toujours  beaucoup  d'esprit? 

ISABELLE. 

Vous  riez!  Mais  je  vous  pardonne,  car  vous  l'aimez  déjà  presque  autant 
que  moi,  tandis  que  d'autres  hommes  attendent  souvent  des  années  avant  de 
s'attacher  à  leurs  en  fans. 

HERMAN. 

Il  est  si  rare  qu'on  échange  deux  cœurs  en  se  mariant  !  Dans  les  unions 
de  convenance,  arrêtées  entre  parens  ou  arrangées  par  des  notaires,  le  père 
ne  vient  à  aimer  son  enfant  que  peu  à  peu,  par  habitude  et  par  amour  de 
la  propriété:  il  n'apprécie  d'abord  en  lui  que  l'héritier  de  son  nom  et  de  sa 
fortune,  le  suwivant  de  son  égoïsme  et  de  sa  vanité;  mais  quand,  attirés 
par  une  mutuelle  sympathie,  après  des  mois  d'épreuve  et  de  pénible  at- 
tente, deux  êtres  se  sont  livrés  à  jamais  l'un  à  l'autre,  l'enfant  conçu  d'un 
tel  amsur  est  chéri  avant  de  naître.  Oh!  chère  Isabelle,  comment  pour- 
rais-je  ne  pas  aimer  notre  George?  C'est  toi  surtout  que  j'adore  en  lui, 

ISABELLE. 

Pourtant,  cher  Henri,  je  vous  assure  que  c'est  à  vous  qu'il  ressemble. 

HERMAN. 

Pendant  les  premiers  mois,  le  visage  d'un  enfant,  avec  ses  traits  indécis, 


756  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

est  pareil  aux  nuages  où  chacun  voit  à  son  gré  la  ressemblance  qui  lui  est 
chère. 

ISABELLE. 

La  meilleure  preuve  que  mon  cœur  ne  me  trompe  pas,  c'est  qu'hier  en- 
core notre  future  belle-sœur,  Emma,  en  était  frappée  comme  moi.  —  Votre 
fils,  me  disait-elle,  a  déjà  le  sourire  caressant,  le  regard  fascinateur  de  son 
père.  Oh  !  ce  sera  un  homme  bien  dangereux  ! 

HERMAN,   vivement. 

A-t-elle  dit  cela? 

ISABELLE. 

Oui,  qu'avez-vous  à  répondre? 

HEBMAN. 

Rien;  mais  si  je  prenais  au  sérieux  vos  folies  à  toutes  deux,  je  ne  tarde- 
rais pas  à  devenir  un  fat  insupportable. 

ISABELLE. 

Yous  avez  beau  vous  en  défendre,  avant  de  me  rendre  heureuse,  vous 
avez  dû  faire  bien  des  victimes.  A  moi,  qui  n'ai  pas  un  secret  pour  vous, 
pourquoi  ne  vouloir  jamais  rien  raconter  de  votre  vie  passée? 

HERMAN. 

Dans  notre  intérêt,  je  vous  supplie  de  renoncer  à  une  imprudente  curio- 
sité. A  mon  avis,  celui-là  est  un  sot  qui,  en  admettant  qu'il  ait  quelque 
chose  à  raconter,  fait  à  sa  femme  le  récit  de  ses  galanteries.  A  quoi  bon 
descendre  à  plaisir  des  hauteurs  où  vous  a  placé  l'amour  pur  de  la  jeune 
fille  pour  se  révéler  à  elle  le  héros  d'aventures  vulgaires,  ou  le  convales- 
cent échappé  de  quelque  grande  passion,  avec  l'imagination  éteinte  et  le 
cœur  plein  de  cendres?  Orphelin  dès  ma  naissance,  pendant  ma  longue  jeu- 
nesse, j'ai  cherché  le  plaisir,  j'ai  vécu  de  la  vie  des  autres  hommes;  mais 
c'est  vous,  vous  seule,  qui  m'avez  appris  à  aimer. 

ISABELLE. 

Pardon!  ma  foi  en  vous  est  entière,  absolue.  N'allez  pas  croire  qu'il  en- 
trât dans  mon  désir  ni  jalousie,  ni  curiosité  :  nous  nous  sommes  rencontrés 
si  tard  dans  la  vie!  J'aurais  voulu  vous  aimer  jusque  dans  votre  passé...  Ne 
trouvez-vous  pas,  Henri,  que,  depuis  quelque  temps,  Emma  montre  à  Fritz 
une  froideur  inaccoutumée?  Je  ne  sais,  mais  je  crains  qu'une  fois  mariée 
elle  ne  fasse  pas  le  bonheur  de  mon  frère. 

HERMAX. 

Quelle  idée  !  rien  ne  me  paraît  changé  dans  leurs  rapports. 

ISABELLE. 

Oh!  vous  ne  les  observez  pas  d'aussi  près  que  moi.  Mon  frère,  malgré  sa 
jeunesse,  est  entiché  de  noblesse  et  de  vieux  préjugés  ;  en  vivant  avec  vous, 
j'ai  compris  ses  défauts.  Aussi  je  ne  demande  plus  à  Emma  ces  sentimens 
enthousiastes  qu'elle  manifestait  à  l'époque  de  leurs  fiançailles.  Mon  Dieu! 
ce  que  je  voudrais,  c'est  qu'elle  fût  tendre,  affectueuse  avec  lui...  seulement 
comme  elle  l'est  avec  vous. 

HERMAN,    dérontennncé. 

Je  vous  assure!...  (se  remettant.]  QucUe  comparaison  pouvez-vous  faire  entre 
l'amitié  presque  fraternelle  qu'elle  me  porte  et  les  brouilles  des  deux  amou- 
reux? 


LE   MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  757 

ISABELLE. 

Je  me.  serais  donc  trompée?...  Notre  nouvel  hôte,  le  comte  de  Noirmont, 
mérite  sans  doute  votre  confiance?  Seul,  parmi  vos  amis,  vous  l'avez  fait 
venir  à  Dusseldorf  pour  être  témoin  de  notre  mariage;  il  est  déjà  pour  moi 
une  ancienne  connaissance;  son  âge  devrait  me  rassurer,  pourtant  il  m'in- 
timide à  un  point  que  je  ne  saurais  direl  II  a  beaucoup  d'esprit,  n'est-ce 
pas?  Emma  est  bien  heureuse!  elle  plaisante  avec  lui;...  moi,  je  lui  trouve 
l'air  si  moqueur  que  j'ose  à  peine  ouvrir  la  bouche  en  sa  présence. 

HERMAX. 

Vous  avez  tort,  car  il  prétend  que  vous  êtes  la  première  femme  qui  lui 
ait  fait  comprendre  le  mariage.  Noirmont  est  en  effet  le  meilleur  et  le  plus 
ancien  de  mes  amis.  Appelé  à  vivre  souvent  en  tiers  avec  nous ,  je  veux 
vous  le  montrer  tel  qu'il  est  :  né  avant  89,  d'une  ancienne  maison,  mais 
abandonné  à  lui-même  dès  l'enfance,  libre  par  conséquent  de  préjugés  tra- 
ditionnels, il  a  assisté  avec  indifférence,  presque  avec  joie,  à  la  chute  de 
la  vieille  société.  Après  avoir  été  l'un  des  beaux  du  directoire,  il  est  en- 
core un  type  d'élégance  et  de  distinction;  exclusif  dans  les  relations  du 
monde,  il  ne  fréquente  guère  cependant  que  les  femmes  de  théâtre  :  aussi 
dans  les  salons  a-t-il  une  réputation  de  cynisme,  et  les  vérités  hardies  qu'il 
lance  parfois  dans  la  conversation  sont  traitées  de  paradoxes.  Il  a  pour 
habitude  d'accabler  les  sots  sous  l'ironie  de  ses  complimens  et  d'user  d'une 
sévère  franchise  envers  ceux  qu'il  estime  ou  qu'il  aime.  C'est  un  homme 
d'un  tact  sûr,  d'une  expérience  consommée,  et,  quoi  qu'on  en  dise,  il  m'a 
prouvé  qu'il  était  exceptionnellement  capable  de  dévouement. 

ISABELLE. 

Je  l'aimerai  donc,  Henri,  puisqu'il  vous  aime. 

SCÈNE  IV. 

Les   Précédées,    NOIRMONT,    en  costume  de  chasse. 

NOIRMONT;   il  se  dirige  vers  Isabelle  et  lui  baise  la  main. 
Madame!   (Tendant  la  main  à  Ilerman.  J  Boiljour,  Henri. 

ISABELLE. 

Rien  n'a-t-il  manqué  à  votre  installation?  Dites-le-moi,  comte,  sans  in- 
dulgence; je  veux  apprendre  de  vous  à  exercer  l'hospitalité. 

NOIRMONT. 

Tout  était  parfait,  madame,  je  vous  jure,  et  je  ne  saurais  me  plaindre  que 
d'avoir  trop  dormi. 

ISABELLE. 

Il  est  vrai,  en  vous  faisant  coucher  avant  minuit,  nous  avons  dérangé 
toutes  vos  habitudes. 

NOIRMONT. 

C'est  pour  moi  un  plaisir  de  les  rompre  et  aussi  une  utilité  :  le  seul 
moyen  de  lutter  contre  la  vieillesse  est  de  ne  s'asservir  à  aucune  habitude. 

ISABELLE. 

Comte,  permettez-moi  de  vous  adresser  un  reproche  et  une  prière  :  vous 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  avez  été  le  témoin  de  notre  union,  Tami  et  presque  le  tuteur  de  mon 
mari,  vous  gardez  des  formes  trop  cérémonieuses  avec  moi.  Je  vous  en  prie, 
accordez-moi  un  peu  de  cette  affection  dont  vous  lui  avez  déjà  donné  tant 
de  preuves;  appelez-moi  Isabelle  comme  vous  l'appelez  Henri. 

HERMAN. 

Mon  cher  Noirmont,  je  me  joins  à  elle;  tu  ne  repousseras  pas  sa  déclara- 
tion d'amitié. 

NOIRMONT  ,  leur  tendant  la  main  à  tous  deux. 

J'accepte  de  grand  cœur,  mes  enfans!  (Regardant  nerman.)  D'ailleurs  la  vertu 
d'Isabelle  peut  tout  bravei*,  même  ma  familiarité. 

SCÈNE  Y. 

Les   PrÉCÉDENS,   EMMA,  en  costume  de  chasse. 
EMMA. 

Bonjour,  chère  Isabelle.  [EUes  s'embrassent.) 

ISABELLE. 

Bonjour,  chère  sœur. 

HERMAN  ,    allant  au-devant  d'Emma,   qui  va  à  lui. 
Déjà  en  uniforme,  belle  chasseresse?   (n  la  prend  par  la  taille  et  luj  baise  la  main.  ) 

EMMA. 

Oui,  je  crois  que  nous  aurons  un  temps  magnifique,  (a  xoirmont,  lui  tendant 
la  main.)  Salut  à  mou  adoratcur  !  (a  isabeiie. )  Ne  venez-vous  pas  avec  nous? 

ISABELLE. 

Non.  Vous  savez,  Emma,  que  je  redoute  la  fatigue  ;  puis,  il  faut  tout  dire, 
je  ne  saurais  me  résoudre  à  quitter  mon  fils  pendant  une  journée. 

HERMAN. 

Chère  Isabelle,  votre  santé,...  notre  enfant,...  comment  combattre  de  pa- 
reilles raisons?  Mais  il  faudrait  que  la  chasse  fût  bien  malheureuse  pour 
que  nous  ne  fussions  pas  rentrés  longtemps  avant  la  nuit. 

NOIRMONT,   près  de  la  table,  où  il  a  pris  un  journal. 

Eh  bien!  mademoiselle,  vous  ne  demandez  pas  des  nouvelles  de  votre 
fiancé,  mon  odieux  rival!  N'a-t-il  pas  déjà  cherché  à  vous  voir? 

EMMA,    avec  indifférence. 

Je  ne  sais,  je  crois  l'avoir  aperçu  dans  le  parc,  se  dirigeant  du  côté  de  la 
tour. 

NOIRMONT. 

A  sa  place,  j'aurais  épié  le  regard  matinal  de  mon  amie.  Pour  l'obtenir, 
j'aurais  lancé  un  bouquet  dans  sa  fenêtre,  j'aurais  profité  d'une  porte  en- 
tr'ouverte  pour  plonger  dans  sa  chambre  un  regard  indiscret;  mais  ce  sont 
là  façons  d'aimer  à  la  française!  Un  fiancé  allemand  accorde  à  la  tourelle 
toutes  ses  préférences,  surtout  un  fils  des  croisés,  un  membre  de  la  chambre 
des  seigneurs! 

HERMAN. 

Fritz  n'a  pas  seul  la  passion  du  gothique  :  le  marquis  de  Maran  n'a  con- 
senti à  nous  louer  sa  terre,  pendant  son  séjour  en  Italie,  qu'à  la  condition 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  759 

de  laisser  visiter  par  les  voyageurs  ce  reste  précieux  du  manoir  hérédi- 
taire. 

NOIRMONT. 

Quoi!  Henri,  toi  aussi,  tu  es  dupe  d'un  de  ces  exploitans  de  gothique  mo- 
derne, constructeurs  de  ruines,  faussaires  du  passé?  Cette  tour  exposée  à 
l'admiration  des  badauds  voyageurs  est  l'œuvre  d'un  sieur  Pierre  Dufour, 
marquis  de  la  seconde  restauration,  acquéreur  du  domaine  et  du  nom  de 
Maran,  qui,  afin  de  vieillir  son  blason,  a  élevé  dans  le  parc  ce  simulacre  de 
donjon  féodal.  Le  choix  de  l'emplacement,  au  sommet  d'une  verte  colline 
entourée  de  chênes  séculaires,  fait  honneur  à  l'architecte;  deux  ou  trois 
armures  véritables,  beaucoup  en  carton-pierre,  des  devises  empruntées  au 
mémorial  héraldique,  des  panoplies,  des  hampes  auxquelles  pendent  quel- 
ques lambeaux  d'étoffes  usées,  complètent  l'illusion.  C'est  ainsi  que,  dans 
un  de  nos  cabarets  en  renom,  le  sommelier  apporte  avec  respect ,  couché 
en  un  panier,  berceau  de  sa  vieillesse,  une  bouteille  poudreuse,  couverte 
de  toiles  d'araignée,  et  dont  le  bouchon  épanoui  étale  une  vénérable  moi- 
sissure. De  naïfs  étrangers  la  paient  au  poids  de  l'or;  pourtant  quelques 
jours  ont  suffi  à  un  industriel  pour  transformer  le  jeune  vin  en  nectar  cen- 
tenaire. 

SCÈNE  VI. 

Les  PrÉCÉDENS,   FRITZ,   en  costume  de  chasse. 
FRITZ ,    échangeant  une  poignée  de  main  avec  tous  les  personnages. 

Pardon,  chère  sœur,  et  vous,  ma  fiancée;  en  attendant  l'heure  de  me  pré- 
senter devant  vous,  j'étais  allé  revoir  la  tour  de  Maran,  et  \h,  au  milieu  de 
ces  souvenirs  des  croisades,  en  relisant  les  devises  des  anciens  preux,  je 
m'étais  oublié. 

NOIRMONT. 

L'excuse  est  excellente,  jeune  homme.  Le  lecteur  de  la  Gazette  de  la 
Croix,  l'honneur  de  l'ordre  équestre,  en  se  retrouvant  parmi  ces  loyaux 
chevaliers,  devait  sentir  son  cœur  battre  à  l'unisson. 

ISABELLE. 

Méfie-toi,  frère,  il  y  a  plus  d'ironie  que  de  bienveillance  dans  les  éloges 
du  comte  de  Noirmont. 

HERMAN. 

Ma  foi  '.  mon  pauvre  Fritz,  nous  avons  été  tous  deux  dupes  d'une  adroite 
supercherie  :  Noirmont  vient  de  nous  expliquer  comme  quoi  le  donjon  féo- 
dal est  contemporain  de  la  rentrée  des  Bourbons,  une  vieillerie  improvisée 
par  la  vanité  d'un  parvenu. 

FRITZ,    piqué. 

Soit.  J'aurai  été  dupe  de  la  fraude  d'un  Français;  mais  il  vaut  mieux  prê- 
ter au  ridicule  par  sa  crédulité  que  d'affecter,  comme  certains  nobles  dé- 
générés, de  n'avoir  ni  foi  ni  principes. 

NOIRMONT. 

Ehl  qui  vous  dit,  baron,  que  l'on  est  sans  foi  parce  qu'on  n'a  pas  la 
vôtre,  sans  principes  parce  qu'au  lieu  de  rétrograder  jusqu'à  saint  Louis 
et  Barberousse,  on  est  de  son  siècle  et  l'on  marche  avec  lui?  C'est  on  vérité 


760  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

une  prétention  divertissante  de  nos  jeunes  burgraves  de  posséder  le  mo- 
nopole des  sentimens  honnêtes  et  des  convictions  sérieuses!  Étaient-ils 
convaincus,  Biron,  La  Fayette,  Castine,  Condorcet,  tous  nobles  dégénérés, 
qui  ont  payé  de  la  vie  ou  de  la  liberté  leur  foi  révolutionnaire? 

FRITZ. 

Avant  d'aller  plus  loin,  comte,  écoutez-moi.  Que  dans  une  lutte  impie, 
depuis  un  siècle,  en  Europe,  la  race  vassale  de  la  nôtre  s'agite  et  tente  de 
secouer  le  joug,  c'est  à  nous  de  la  contenir  ou  de  succomber  les  armes  à 
la  main;  mais  de  grâce  n'exhumez  pas  les  noms  de  ces  déserteurs  de  leur 
caste  qui,  par  ambition,  par  vengeance,  pour  assouvir  des  passions  plus 
basses  encore,  se  sont  faits  les  chefs  des  peuples  insurgés  contre  leurs  sou- 
verains légitimes,  le  droit  divin  et  la  foi  de  leurs  pères. 

NOIRMOXT. 

Peste!  noble  baron!  vous  vous  entendez  déjà,  autant  qu'homme  d'église, 
à  noircir  des  adversaires!  Croyez  pourtant  qu'il  a  fallu  une  foi  bien  ferme  à 
ces  déserteurs  qui ,  dans  la  solitude  de  leur  conscience ,  se  sont  voués  à  la 
haine  de  ceux  qu'ils  abandonnaient,  à  la  méfiance  de  ceux  qu'ils  voulaient 
servir,  sans  autre  espoir  que  la  justice  tardive  de  la  postérité. 

FRITZ. 

Quoi  que  vous  puissiez  dire,  je  n'appellerai  jamais  la  passion  du  mal  une 
foi  politique.  Je  reste  sans  merci  pour  des  incendiaires  dévorés  par  les 
torches  qu'ils  avaient  allumées. 

AOIRMONT. 

Devant  cette  brûlante  image,  baron... 

EMMA. 

Mes  deux  adorateurs,  vous  n'êtes  pas  galans;  vous  combattez  pour  une 
cause  qui  m'est  étrangère,  et,  ce  qui  est  plus  grave,  sans  compter  qu'Isa- 
belle et  moi,  nous  sommes  les  victimes  ennuyées  de  vos  discussions  poli- 
tiques. Comte  de  Noirmont,  je  vous  prends  le  journal,...  et  je  vais  y  cher- 
cher un  sujet  vraiment  digne  de  notre  intérêt.  Voici  le  feuilleton...  Hum! 
hum!  (Lisant.)  «  Théàtre-Italieu.  —  Ouverture.  —  Don  Juan.  —  Rentrée  de 
M"''Pompéa.  —  Le  nouveau  directeur,  M.  Campanone,  a  laissé  maladroite- 
ment Lablache  partir  pour  l'Italie,  et  Tamberlick  rejoindre  M""=  Viardot  à 
Saint-Pétersbourg.  Malgré  ces  pertes  cruelles,  malgré  la  médiocrité  du  reste 
de  la  troupe,  la  présence  de  notre  diva  Pompéa  suffit  à  attirer  la  foule.  »  Je 
m'arrête.  Je  gage  qu'Herman  ne  nous  a  pas  encore  retenu  une  loge  pour 
cet  hiver. 

HERMAN. 

Ainsi  vous  me  croyez  indififérent  à  vos  plaisirs? 

ISABELLE. 

Oh  !  ce  serait  affreux  d'être  privée  des  Italiens  ! 

HERMAN. 

Tranquillisez-vous  toutes  deux  :  Noirmont  est  toujours  sûr  de  vous  en 
avoir  une;  il  exerce  sur  le  dk'ecteur  une  influence  toute-puissante. 

NOIRMONT. 

J'écris  ce  matin  à  Campanone,  et  vous  aurez  mon  avant-scène  en  atten- 
dant sa  réponse. 


LE    MARIAGE   DU    DUC    POMPEE.  761 

EMMA. 

A  ce  prix,  je  vous  pardonne  de  nous  avoir  parlé  politique.  Je  reprends. 
(Lisant.)  «  Cette  admirable  cantatrice  a  fait  mardi  sa  rentrée  dans  le  rôle  de 
dona  Anna  de  Don  y^ta»;  jamais  ce  rôle  difficile  n'a  été  chanté  avec  une 
passion  si  déchirante.  Dès  la  fin  du  premier  acte,  la  célèbre  artiste,  rap- 
pelée par  un  public  enthousiaste,  a  failli  succomber  sous  la  pluie  des  bou- 
quets et  des  couronnes.  »  (a  Noirmont.)  Vous  la  connaissez,  comte,  cette 
Pompéa? 

NOIRMONT. 

Beaucoup,  et  depuis  son  enfance,  ce  qui  fait  qu'en  dehors  de  son  talent 
j'ai  pour  elle  une  sincère  affection. 

ISABELLE,  à  Herman. 

Vous  la  connaissez  aussi,  Henri? 

HERMAX. 

Sans  doute...  Je  l'ai  vue...  quelquefois  chez  Noirmont,  qu'elle  appelait 
son  oncle. 

ISABELLE. 

Est-elle  aussi  belle  qu'on  le  dit? 

HERMAN. 

C'est  une  figure  italienne,...  des  traits  réguliers,  pâle,  des  yeux...  ex- 
pressifs... Sa  voix  est  magnifique,  sa  méthode  excellente. 

ISABELLE. 

Oh!  si  nous  pouvions,  Emma  et  moi,  prendre  de  ses  leçons! 

FRITZ. 

Vous  êtes,  ma  sœur,  en  pouvoir  de  mari;  cela  regarde  Herman.  Quant  à 
moi,  je  ne  souffrirai  jamais  que  ma  fiancée  soit  en  contact  avec  une  comé- 
dienne. 

NOIRMONT. 

Diable,  baron!  savez-vous  bien  que,  sur  l'article  des  convenances,  vous 
en  remontreriez  à  notre  faubourg  Saint-Germain!  Dans  ses  salons  les  plus 
exclusifs,  on  l'accueille,  on  l'admire,  on  s'empresse  autour  d'elle;  mais  ras- 
surez-vous :  Pompéa  ne  professe  qu'au  théâtre. 

HERMAN. 

Chère  Emma,  ne  continuez-vous  pas  le  feuilleton? 

EMMA. 

Je  vous  obéis.  (Lisant.)  «  Pourquoi  faut-il  que  le  héros  de  la  partition  de 
Mozart  n'ait  eu  d'autre  interprète  que  M.  Baldini?  Nous  sommes  trop  jeune 
pour  avoir  entendu  Garcia  dans  son  rôle  favori  ;  mais  il  nous  a  été  donné, 
ainsi  qu'à  quelques  élus,  de  voir,  il  y  a  deux  ans,  dans  un  château  des  en- 
virons de  Paris,  ce  rôle  rempli  par  don  Juan  lui-même.  Qu'est  devenu  don 
Juan  ?  qui  nous  rendra  le  clac  Pompée  ?  Au  dernier  acte ,  la  terre  s'est-elle 
véritablement  entr'ouverte  pour  l'engloutir  dans  les  flammes  éternelles? 
Toujours  est-il  que  ce  beau  réprouvé,  le  créateur,  le  maître  de  la  Pompéa, 
a  disparu,  sans  qu'elle  ni  personne  de  ce  monde  qu'il  charmait  ait  pu  nous 
en  donner  des  nouvelles.  »  Qu'est-ce  que  ce  duc  Pompée,  messieurs?  L'a- 
vez-vous  connu?  Était-il  père,  frère  ou  mari  de  la  Pompéa?  Avait-il  en  ef- 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES.       . 

fet  la  figure  et  la  voix  d'un  don  Juan?  Comment  se  fait-il  qu'il  ait  disparu? 
Est-il  mort? 

NOIRMONT. 

Permettez-moi,  belle  curieuse,  de  ne  pas  répondre  à  tant  de  questions  à 
la  fois.  A  vrai  dire,  ce  n'était  pas  par  des  liens  de  famille  que  le  duc  Pom- 
pée tenait  à  celle  à  qui  il  avait  permis,  en  débutant  au  théâtre,  de  s'étayer 
de  son  nom.  Il  y  a  longtemps,  voyageant  en  Italie,  il  la  rencontra  à  Naples, 
encore  enfant;  frappé  du  charme  de  sa  voix,  de  sa  beauté,  de  l'intelligence 
précoce  de  sa  physionomie,  il  proposa  à  ses  parens  de  se  charger  de  son 
éducation.  Le  duc  Pompée  a  tenu  sa  parole,  et  c'est  à  lui  que  nous  devons 
cette  virtuose  merveilleuse.  Le  duc  Pompée  était  beau ,  mais  d'une  beauté 
fatale  à  celles  qui  l'approchaient.  Est-ce  tout?  Ah!  j'oubliais  !  Après  avoir 
dissipé  sa  fortune,  on  dit  qu'il  est  allé  mourir  en  Amérique. 

EMMA. 

Quel  dommage  !  J'aurais  bien  aimé  à  le  connaître. 

ISABELLE. 

Je  ne  vous  comprends  pas,  Emma;  il  me  semble  au  contraire  qu'un  tel 
homme  m'aurait  fait  peur. 

NOIRMONT  ,  regardant  Herman. 

Oh!  avec  Henri,  vous  pouvez  braver  tous  les  Pompées  de  la  terre,  (on  en- 
tend la  cloche  du  déjeuner.)  Dp  ynno.'^' 

UN  DOMESTIQUE. 

Madame  la  comtesse  est  servie. 


IL 

■  uyii-..ui*,c  -5;  i  iui  Jw,Qi)-j>[n  (t  jjp  ar;qq£  *  ,0  ii  foo) 

Le  théâtre  Têî)résênte  un  parc.  A  gauche  duspi^Ctateùr,  tiné' Vèire' làtec  des  gïadîns  cbuvéït^^dte 
pots  de  fleurs,  la  serre  avance  jusque  sur  le  devant  de  la  scène  et  en  occupe  le  tiers  eu 
largeur;  la  porte  en  est  ouverte  et  laisse  voir  ce  qui  se  passe  à  l'intérieur.  Sur  le  devant, 
attenant  ù  la  serre,  un  banc.  A  droite,  au  fond  et  dans  l'éloignenient,  un  massif  d'arbres  au 
milieu  duquel  s'élève  une  tour  gothique. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

NOIRMONT,   seul,  en  costume  de  chasse. 

Au  plus  beau  moment,  quand  l'animal  sur  ses  fins  commençait  à  faire 
tête  aux  chiens,  une  pierre  se  loge  dans  le  sabot  de  mon  cheval,  le  blesse, 
et  je  manque  Yhallali;  c'est  un  peu  dur.  Eh!  pourtant  j'aurais  tort'  de 
compter  sur  les  regrets  de  mes  compagnons.  Herman  et  Emma  semblaient 
tout  consolés  du  départ  d'une  duègne  à  cheval...  Entre  une  jeune  coquette 
et  un  ancien  libertin,  il  y  a  une  telle  force  d'attraction!...  N'importe,  j'ai 
conclu  aujourd'hui  avec  Isabelle  un  pacte  d'amitié;  je  veillerai  sur  son 
bonheur. 


LE   MARIAGE    DU   DUC    POMPEE.  763 

SCÈNE  II. 
NOIRMONT,  POMPÉA,  La  Signora  BARINI. 

BARINI,  «ivec  un  accent  italien  des  plus  prononcés. 

Eh!  voilà  ce  diplomate  dé  Noirmont. 

NOIRMONT,  se  retournant,  étonné. 

Pompéa!  Barini!  • 

BARINI. 

Eh,  si!  c'est  nous! 

POMPÉA. 

Mon  bel  oncle,  vous  allez  nous  aider  à  trouver  Pompée. 

NOIRMONT. 

Pompée?  il  n'est  pas  ici. 

POMPÉA. 

Quoi  !  serait-il  allé  justement  à  Paris? 

NOIRMONT. 

Je  ne  sais...  mais  par  quel  hasard?... 

POMPÉA. 

Bel  oncle,  toute  votre  discrétion  est  maintenant  inutile...  Vous  êtes  plus 
étonné  que  charmé  de  nous  voir. 

NOIRMONT. 

Il  est  certain... 

POMPÉA. 

Par  momens,  je  crois  moi-même  être  dupe  d'un  songe;  rien  pourtant 
n'est  plus  simple  que  ce  qui  m'arrive  :  ce  matin,  comme  je  déjeunais  avec 
M°"^  Barini,  Lebel  est  venu  chez  moi  pour  changer  les  tentures  de  mon  sa- 
lon; il  m'a  appris  qu'il  meublait  un  hôtel  au  faubourg  Saint-Honoré  par 
ordre  de  Pompée,  qui  habite  en  attendant  le  château  de  Maran. 

BARINI. 

Et  nous  sommes  parties  sans  finir  la  chocolala. 

POMPÉA. 

Nous  avons  pris  le  chemin  de  fer  jusqu'à  Fontainebleau,  et  notre  postillon 
vient  de  nous  descendre  à  la  grille  du  château. 

NOIRMONT. 

Je  vous  répète  qu'il  n'y  a  plus  de  Pompée.  J'ai  dû,  jusqu'au  dernier  mo- 
ment, défendre  un  secret  qui  n'était  pas  le  mien  ;  à  présent  que  vous  savez 
une  partie  de  la  vérité ,  il  est  nécessaire  que  vous  la  connaissiez  tout  en- 
tière. 

BARINI. 

Ma  que  peut-il  lui  être  arrivé,  à  ce  povre  garçon? 

NOIRMONT. 

Il  y  a  deux  ans,  un  ancien  ami  de  sa  famille,  le  comte  Herman,  est  mort 
à  Dusseldorf;  lié  depuis  longtemps  avec  lui,  je  l'avais  tenu  au  courant  des 
désordres  de  Pompée,  de  ses  prodigalités,  de  sa  ruine;  il  lui  a  laissé  par 
testament  son  immense  fortune,  à  la  condition  de  quitter  Paris,  de  prendre 


764  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  nom,  de  ne  correspondre  qu'avec  moi,  et  de  rester  en  Allemagne  au 
moins  un  an. 

VOMvf.K. 

Quel  bonheur!  lui  si  généreux  dans  la  prospérité!  si  fier  dans  la  dé- 
tresse! car  à  présent  je  puis  vous  le  dire,  peu  de  temps  avant  sa  dispari- 
tion, avertie  par  Dubois  de  sa  ruine,  je  lui  avais  offert  de  partager  une 
fortune  qui  est  la  sienne,  puisqu'elle  est  acquise  tout  entière  par  le  talent 
que  je  lui  dois;  mais  il  m'avait  repoussée  avec  indignation.  C'est  la  seule 
fois  peut-être  qu'il  se  soit  montré  dur  et  hautain  avec  moi. 

NOir.MONT. 

Ce  n'est  pas  tout  :  en  Allemagne,  le  nouveau  comte  Herman  s'est  épris 
de  M""  de  Blûnienthal ,  et  l'a  épousée. 

POMPÉ  A,  émue. 

Pompée  marié!...  Je  n'aurais  jamais  cru... 

KOIRMOM. 

Marié,  et  chaque  jour  plus  amoureux  de  sa  femme  :  le  mieux  me  semble 
donc  que  vous  renonciez  à  le  voir. 

j  fWsd'jU'ù.  no  ...silo]        bakini. 
Noirmont  a  raison  :  ce  soûls  soure  que  ra  te  fera  mal. 

POMPÉA. 

Mon  Dieu!  vous  savez  bien  que  je  suis  habituée  à  ses  infidélités!  Après 
deux  ans  de  séparation ,  je  retrouve  le  seul  homme  que  j'aie  aimé  ;  je  sais 
qu'il  est  là,  peut-être  à  deux  pas  de  moi,  et  vous  me  proposez  de  partir 
sans  l'avoir  vu,  sans  m'être  assurée  par  moi-môme  qu'il  existe!  Cela  est 
au-dessus  de  mes  forces.  Je  ne  demande  que  la  faveur  de  lui  parler  un  in- 
stant ;  pour  l'obtenir,  je  m'adressera-is  à  sa  femme  elle-même. 

IVOIRMONT,  après  un  moment  de  réflexion,   à  Uii-nn>me.  ;;i  i';  ) 

Après  tout,  il  vaut  peut-être  mieux...  (iiaut.)  Vous  êtes  bien  décidée? 

PO.MPÉA. 

Oui,  cent  fois  oui! 

NOIRMONT. 

Et  vous  me  jurez  jusqu'à  votre  départ  une  obéissance  absolue? 

POMPÉA. 

Comptez  sur  ma  parole.  ■  ' 

NOIRMONT. 

En  ce  cas,  venez  toutes  les  deux  avec  moi. 

SCÈNE  III. 

DUBOIS,  LISETTE. 

DUBOIS,  tenant  un  violon  sous  le  bras. 

"Viens,  nous  serons  bien  ici. 

LISETTE. 

Comment,  monsieur  Dubois,  vous  avez  apporté  un  violon? 

DUBOIS. 

11  le  faut  bien  pour  te  donner  une  leçon  de  datise. 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  765 

LISETTE. 

Et  VOUS  en  jouez? 

DDBOIS. 

Certainement,  petite!...  Le  valet  de  chambre  d'un  grand  seigneur,  son 
homme  de  confiance,  doit  être  musicien,  poète  môme  dans  l'occasion. 

LISETTE. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  poète? 

DUBOIS. 

C'est  celui  qui  fait  les  paroles  de  vos  chansons. 

LISETTE. 

Nous  allons  commencer  tout  de  suite,  n'est-ce  pas? 

DUBOIS. 

Sans  doute,  ma  charmante  Lisette...  Mais  comment  comptes-tu  payer 
ton  professeur? 

LISETTE. 

Dame!  monsieur  Dubois,...  je  suis  une  pauvre  fille,...  je  n'ai  rien  à  moi. 

DUBOIS. 

Tu  te  moques,  Lisette  :  tu  sais  que  tu  es  riche...  en  fraîcheur,  en  jeu- 
nesse... 

LISETTE. 

Vous  trouvez? 

DUBOIS. 

Sournoise!  tes  galans  te  le  disent  tous  les  jours...  Je  ne  veux  pas  me 
montrer  exigeant  :  deux  baisers,  est-ce  trop? 

'  LISETTE.  "-» 

Alors  vous  voulez  que  je  vous  paie  en  embrassades? 

DUBOIS. 
Certainement,   (ll  va  a  eue  et  rembrasse  a  plusieurs  reprises.) 
LISETTE  ,  s'échappant. 

Assez,  monsieur  Dubois!  A  présent  vous  me  devez  au  moins  six  leçons. 

DUBOIS. 

Voyons,  Lisette,  je  vais  t'enseigner  les  figures  de  la  contredanse. 

LISETTE. 

Oh!  je  les  sais  déjà!...  J'ai  de  l'amour-propre,  voyez-vous;  les  paysans, 
ce  n'est  pas  mon  affaire  :  ce  que  je  voudrais,  c'est  que  vous  m'apprissiez 
de  quoi  faire  enrager»  les  autres  filles  du  village  et  pouvoir  être  invitée  par 
vos  messieurs  de  Paris. 

DUBOIS. 

Tu  veux  parvenir.  Je  me  charge  de  ton  éducation,  et  pour  commencer 
je  vais  ajouter  à  tes  heureuses  dispositions  les  grâces  de  notre  danse  na- 
tionale... Mais  j'aperçois  mon  maître  et  sa  belle-sœur:  entrons  dans  la 
serre  pour  les  laisser  passer. 

LISETTE,  entrant  dans  la  serre. 

Danse-t-il  bien,  M.  le  comte? 

DUBOIS,  entrant  aTec  Lisette. 

Ah!  Lisette,  si  tu  l'avais  vu  autrefois,  costumé  &a  prince  indien,  au  bal  de 


76(5  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rOpéra!  Tout  le  monde  faisait  cercle  autour  de  lui.  Je  sais  ce  que  c'est  que 
la  danse;  eh  bien!  vrai,  je  n'étais  pas  digne  de  dénouer  les  cordons  de  ses 
souliers. 

SCÈNE   IV. 

Les  PrÉCÉDENS,   HERMAN,    EMMA.  Dubois  et  Lisette  sont  dans  la  serre,  Herman 
et  Emma,  en  costume  de  chasse,   arrivent  par  le  fond  et  se  donnent  le  bras. 

HERMAN,  se  dirigeant  vers  le  banc. 

Ne  voulez-vous  pas  vous  asseoir  un  instant  sur  ce  banc?...  Vous  êtes  in- 
fatigable; mais  nous  serons  mieux  pour  causer  :  c'est  si  rare  un  tête-à-tête 
avec  vous! 

DUBOIS,  à  Lisette,  qui  regarde  en  dehors. 
Diable!  nous  sommes  pris!   (Il  l'entraine  dans  l'intérieur  de  la  serre.) 
HERMAN ,  assis  près  d'Emma,  après  l'aToir  un  instant  contemplée. 

Comme  ce  costume  vous  sied!  Quel  délicieux  désordre  dans  votre  cheve- 
lure! l'animation  de  la  chasse  a  coloré  vos  joues  de  ces  teintes  rosées  qui 
entourent  le  soleil  couchant;  votre  œil  de  velours  a  pris  l'éclat  du  diamant. 

EMMA. 

Est-ce  la  chasse  qui  me  rend  belle  ? 

HERMAN. 

J'ai  tort  d'attribuer  tant  de  beauté  à  des  causes  matérielles  ;  le  charme 
qui  éclaire  votre  visage  est  celui  de  la  femme  qui  se  sent  aimée. 

EMMA. 

Parlez-vous  sérieusement? 

HERMAN. 

Chère  Emma,  il  est  impossible  que  vous  n'ayez  pas  deviné  le  tourment 
que  j'endure. 

EMMA. 

Si  je  vous  croj'ais,  quel  malheur  pour  nous  deux  !  Être  à  la  fois  si  près  et 
si  loin!  Qui  sait  si  bientôt  nous  n'aurons  pas  à,  regretter  le  temps  présent? 

HERMAN, 

Que  je  hais  celui  qui  vous  épousera! 

EMMA,  fixant  les  yeux  sur  lui. 

Vous  aimez  Isabelle. 

HERMAN. 

Quoi  qu'il  puisse  m'en  coûter,  je  ne  mentirai  pas.  Oui,  j'ai  pour  Isabelle 
une  tendresse  infinie,  je  chéris  en  elle  la  femme  et  la  mère;  mais  tous  ces 
sentimens  n'ont  pu  empêcher  une  passion  plus  forte  de  naître  dans  mon 
cœur.  Cette  passion  me  brûle,  me  domine,  et  si...  (on  entend  dons  la  serre  un 

bniit  de  pots  de  fleurs  qui  tombent  et  se  brisent  et  un  grand  éclat  de  rire  de  Lisette.  On  TOit  Dubois 
roulant  à  terre.  Herman  et  Emma  se  lèvent  précipitamment.  ) 

EMMA. 
Ciel!  on  nous  écoutait!  De  quel  côté  fuir?   (EUe  s'enfuit  effrayée  par  le  fond.) 

HERMAN. 

Emma,  rassurez-vous...  Elle  n'est  plus  là.  (Transporté  de  colère.)  Je  voudrais 

bien  savoir  quels  sont  les  misérables!...  (Regardant  dans  la  serre,  a  aperçoit  Dubois  à 
terre  cotre  plusieurs  pots  de  fleurs.)  DrÔlc!  qUC  fais-tU  là? 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  767 

SCÈNE  V. 

HERMAN,   DUBOIS,   LISETTE. 

DUBOIS,   se  releyant  tout  piteux. 

Monsieur  le  comte,  c'est  en  montrant  à  danser  à  Lisette...  Le  pied  m'a- 
manqué... 

LISETTE. 

Nerécoutez  pas,  monsieur  le  comte  :  il, youiaitiii' embrasser...  Dame!  si 
j'avais  su,  je  ne  l'aurais  pas  poussé  si  fort^gini  gnoiea  auoii  - 

HERMAN,  à  Dubois. 

C'est  ainsi,  mons  Dubois,  que  vous  montrez  à  danser  aux  jeunes  filles! 
Vous  donnez  un  bel  exemple  à  mes  gens!  A  votre  âge!  un  homme  marié! 
e  vous  avais  déjà  prévenu  ce  matin  ;  je  devrais  vous  chasser  1 

LISETTE. 

Ah!  pardon,  monsieur  le  comte! 

HERMAN. 

Soit!  à  cause  de  toi,  Lisette,  je  lui  fais  grâce;  mais  à  la  première  faute 
je  serai  sans  pitié,  (a  Dubois.)  Sortez  d'ici! 

SCÈNE  YI. 

HERMAN,   LISETTE. 

LISETTE,  feignant  d'avoir  peur. 

Oh!  monsieur  le  comte  nous  a  fait  une  peur!  Quand  je  l'ai  vu  en  colère, 
je  me  serais  cachée  dans  un  trou  de  souris. 

HF.RMA1X. 

'  '  îdàis'cé'n'étfaii:  pas  contre  toi,  mon  enfant. 

LISETTE,    s'approehant. 

Il  n'est  pourtant  pas  fort,  M.  Dubois;  eh  bien!  quand  il  me  tourmentait, 
avant  que  monsieur  entrât,  il  m'a  tout  meurtri  le  cou  et  les  épaules. 

HERMAN,  à  part. 

Elle  est  vraiment  jolie!  (itaut.)  Voyons,  Lisette.  Oh!  le  butor! 

'^^'  LISETTE. 

'    Oh!  monsieur  le  comte  a  une  manière...  Je  ne  sais  plus... 

HERMAN. 

Chère  enfant,  tu  aimes  la  danse,  n'est-ce  pas? 

LISETTE. 

Oh!  oui! 

HERMAN,  lui  donnant  sa  bourse. 

Tiens,  voici  de  quoi  t'acheter  des  robes  de  bal ,  des  bonnets  de  dentelle, 
et  tout  ce  qui  s'ensuit. 

';l  LISETTE. 

.     Que  je  vais  être  belle  ainsi!  Oh!  monsieur  le  comte,  vous  me  permettrez 
de  me  montrer  à  vous  dès  que  je  serai  dans  ma  grande  toilette? 


768  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

HERMAN,  après  avoir  examiné  Lisette. 

Très  volontiers,  mon  enfant!  Maintenant,  écoute.  Je  ne  veux  rien  devoir 
à  la  reconnaissance;  mais  si,  tout  compte  fait,  je  ne  te  déplais  pas,  laisse 
un  louis  dans  la  bourse,  et  remets-la  ce  soir  à  Dubois,  comme  si  tu  l'avais 
trouvée.  (Riant.)  Ce  trait  de  probité  te  fera  grand  honneur,  et  cela  signifiera 

que  tu  m'attends  à  minuit,  (ns  sortent.  Lisette  s'éloIgne  pensive  en  regardant  la  bourse.) 


SCENE   VII. 

HERMAN. 

Rendez-vous  à  Lisette!...  Penh!  une  fantaisie  sans  lendemain,  un  éclair 
de  plaisir!...  Mais  Emma!  Par  quelle  pente  insensible  suis-je  descendu  jus- 
qu'à adresser  une  déclaration  à  celle  qui  doit  épouser  le  frère  de  ma 
femme?  Pendant  les  deux  ans  de  mon  séjour  en  Allemagne,  la  pensée  d'Isa- 
belle m'avait  seule  absorbé  ;  mon  imagination  comme  mon  cœur  ne  voyaient 
qu'elle.  Je  me  croyais  fort,  je  défiais  mon  passé.  C'est  à  partir  du  jour  où 
Fritz  nous  a  amené  sa  fiancée  qu'entre  l'amour  et  le  désir  la  lutte  a  com- 
mencé. Nos  habitudes  sociales  sont  vraiment  singulières!  Un  homme  était 
la  terreur  des  maris  et  des  mères  :  il  choisit  une  compagne,  et  aussitôt  il 
devient  l'objet  d'une  confiance  absolue.  Il  semble  qu'il  ait  cessé  d'être 
homme  en  se  mariant.  On  l'entoure  de  tentations,  on  exige  qu'il  aille  au- 
devant  du  danger.  Sa  femme  est  délicate,  absorbée  par  les  soins  mater- 
nels; mais  l'amie  de  sa  femme  a  besoin  d'exercice  :  vite!  une  longue  pro- 
menade au  bras  du  mari.  Fritz  est  obligé  de  s'absenter  :  qu'importe?  ne 
suis-je  pas  là  pour  monter  à  cheval  avec  sa  fiancée,  la  mettre  en  selle,  la 
soutenir  si  elle  perd  l'équilibre  en  franchissant  un  obstacle,  et  la  recevoir 
frémissante  dans  mes  bras  quand  elle  descend  enivrée  d'une  course  rapide  ? 
Que  de  fois  déjà  nos  yeux  avaient  échangé  l'aveu  tout  à  l'heure  échappé 
de  nos  lèvres!...  Ah!  il  s'est  fait  en  moi  deux  hommes  différens  :  l'un  qui 
n'adore  qu'Isabelle,  l'autre  toujours  esclave  de  l'occasion. 


SCENE  VIII. 

HERMAN,  NOIRMONT. 

HERMAN. 

Ah!  vous  voilà  enfin,  cher  tuteur! 

NOIRMONT. 

Je  te  cherchais  partout,  car  j'ai  à  te  parler. 

HERMAN. 

Moi  aussi.  A-t-on  jamais  vu  pareille  malencontre?  Emma  lisant  tout  haut 
ce  maudit  feuilleton  en  l'honneur  de  notre  Pompéa! 

NOIRMONT. 

Franchement,  tu  ne  peux  espérer,  quand  tout  Paris  en  parle,  que,  pour 
te  faire  plaisir,  les  journaux  se  tairont. 


LE   MARIAGE    DU    DUC    POMPÉE.  769 

HERMAU. 

Soit;  mais,  depuis  deux  ans  que  j'ai  disparu,  je  pouvais  croire  le  duc 
Pompée  hors  de  cause. ,  ,  .,;.i     ,., 

m  18  smmOO  ,3io,:u  :"  l    NOIRMONT.  ..'-r^Tiind  flf  p.nah  5Ïn,-,(  ., 

Tu  es  trop  modeste;  les  hommes  comme  toi,  qui  ont  rempli  le  monde  de 
leurs  brillantes  folies,  ne  sont  oubliés  que  le  jour  où  ils  sont  remplacés... 
D'ailleurs  le  feuilleton  était  de  Fernel. 

HERMAN. 

Savez-vous  que  j'ai  tremblé  un  instant  qu'il  ne  fît  suivre  mon  prénom  de 
Pompée  de  mon  nom  de  Joyeuse!  Quel  coup  pour  Isabelle!  car  vous  avez 
été  témoin  de  l'effroi  que  lui  inspire  la  réputation  de  Pompée.  Et  encore  lo 
portrait  était-il  d'un  ami  !  Tenez,  je  vous  le  dis  sans  exagération  aucune,  je 
sens  qu'à  ce  frêle  amour  ma  vie  est  attachée...  On  se  passe  d'un  bonheur 
qu'on  ignore;  mais  quand  une  fois  on  a  goûté  les  joies  de  cet  amour  qui' 
vit  de  confiance  et  d'estime  autant  que  d'attrait  et  de  volupté,  y  renoncer 
est  impossible. 

NOIRMONT. 

Eh!  qui  te  parle  d'y  renoncer?  Le  sentiment  que  tu  as  inspiré  à  cette 
nature  timide  et  tendre  est  indestructible.  Le  jour  où  aura  lieu  la  décou- 
verte que  tu  redoutes,  Isabelle  trouvera  dans  son  cœur  des  trésors  d'indul- 
gence pour  le  pécheur  repentant.  Prépare  donc  ton  sang-froid,  car  mes 
nouvelles  n'auront  pas  pour  effet  de  calmer  tes  appréhensions. 

HERMA^. 

Qu'est-ce? 

NOIRMO^'T. 

Pompéa  est  ici. 

HERMAN. 

Pompéa  ici!  dans  ce  château! 

NOIRMONT. 

Je  viens  de  la  quitter. 

HERMAN. 

Mais  par  quel  accident?  par  quelle  perfidie?...  Oh!  c'est  un  tour  infâme! 

NOIRMONT. 

Ménage  tes  expressions;  le  perfide  auteur  de  ce  rapprochement,  c'est  toi. 

HERMAN. 

Moi! 

NOIRMONT. 

Eh!  oui,  toi!  Quand  on  veut  rester  ignoré  à  Paris  sous  le  nom  d'Herman, 
on  ne  choisit  pas,  pour  meubler  son  hôtel,  les  anciens  fournisseurs  du  duc 
Pompée,  Lebel  surtout,  le  tapissier  de  Pompéa  aussi  bien  que  le  tien.  Elle 
est  accourue,  et  je  me  suis  heureusement  trouvé  le  premier  sur  son  che- 
min. 

HERMAN. 

Alors  vous  avez  obtenu  d'elle  qu'elle  s'éloignât? 

NOIRMONT. 

Tu  en  parles  à  ton  aise!  J'ai  cru  d'abord,  en  lui  expliquant  ta  nouvelle 
situation,  qu'elle  céderait  à  mes  remontrances;  mais,  étant  si  près  de  toi, 
rien  n'a  pu  la  résoudre  à  partir  sans  te  voir. 

TOME  XLVIII.  49 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

HEUMAN. 

Que  faire?  Comment  sortir  d'un  pareil  embarras?  Il  fallait  lui  promettre 
que  j'irais,  demain,  la  trouver  à  Paris. 

NOIRMONT. 

Insensé!  c'était  lui  accorder  plus  qu'elle  ne  demandait;  c'était  tout  perdre 
en  un  instant.  Voyant  sa  résistance,  j'ai  changé  de  dessein  :  moyennant  un 
secret  absolu  sur  vos  anciennes  relations,  je  lui  ai  accordé  de  te  voir,  non 
en  cachette,  mais  en  présence  de  ta  femme  et  des  tiens. 

HERMAN. 

Quelle  imprudence!  nous  exposer  ainsi  au  danger  d'une  reconnaissance 
devant  témoins! 

NOIRMONT. 

Entre  plusieurs  dangers,  j'ai  opté  pour  le  moindre. 

HERMAN. 

Redouter  à  ce  point  l'influence  d'une  habitude  rompue  depuis  deux  ans! 

NOIRMONT. 

Mes  craintes  sont  injustes?  As-tu  donc  oublié  avec  combien  de  peine  j'ai 
réussi  à  te  faire  accepter  le  testament  du  comte  Herman?  Les  conditions 
en  étaient  parfaitement  honorables  ;  cependant  ton  orgueil  se  révoltait.  Tu 
ne  voulais  pas,  disais-tu,  vendre  ton  nom  et  ta  liberté. 

HERMAN. 

Quoi  de  plus  naturel?  Je  trouvais  dur  de  renoncer  à  l'entraînement 
d'une  vie  de  plaisirs,  de  quitter  un  monde  dont  j'étais  le  favori,  de  me  con- 
damner moi-même  à  l'exil. 

NOIRMONT. 

Tu  ne  me  donnes  là  que  des  motifs  secondaires  de  tes  refus.  La  chaîne 
la  plus  forte  était  ta  liaison  avec  Pompéa.  Entre  vous,  ce  n'était  pas  l'a- 
mour, et  c'était  cependant  autre  chose  que  la  seule  volupté.  Tout  déchus 
que  vous  étiez,  vous  restiez  encore  fiers  l'un  de  l'autre.  Au  plus  fort  de  vos 
désordres,  elle  te  conservait  un  attachement  d'esclave,  et  cette  esclave 
était  une  artiste  de  génie  !  Aussi  je  te  vois  encore,  pâle,  les  yeux  en  larmes, 
me  suppliant  de  t'accorder  avec  elle  une  dernière  entrevue. 

HERMAN. 

Je  ne  le  nie  pas,  mon  cœur  saignait  quand  je  l'ai  quittée.  Pendant  les 
premiers  temps  de  mon  séjour  à  l'étranger,  je  tombai  dans  le  décourage- 
ment; mais  j'ai  tenu  fidèlement  ma  promesse.  A  présent,  je  suis  mari  et 
père;  au  lieu  d'un  an,  j'ai  vécu  deux  ans  en  Allemagne,  et  ce  n'est  que  sur 
les  instances  d'Isabelle  et  d'Emma,  sur  vos  propres  exhortations,  que  j'ai 
consenti  à  revenir  en  France.     ■■•'^•^^' 

^    ■       ■  "■■'' '''^WoiRMONT. 

Evidemment  je  ne  pouvais  pas  te  laisser  mourir  à  Dusseldorf.  A  ta  ren- 
trée dans  le  monde,  le  comte  Herman  ne  cachera  à  personne  l'ancien  duc 
Pompée.  N'attache  donc  aucune  valeur  à  ce  changement  de  nom  :  ce  qu'il 
te  faut,  c'est  d'être  réellement  un  homme  nouveau,  c'est  de  traverser  sans 
défaillance  cette  crise  suprême.  Courage!  l'épreuve  va  commencer. 

HERMAN. 

Mais  dans  quelles  conditions  !  Avez-vous  réfléchi  à  ce  qui  pourrait  arriver 


LE    3IARIAGE    DU    DrC    POMPEE.  771 

si,  pendant  la  visite  de  Pompéa,  Isabelle  découvrait  notre  passé?  Quelle  ne 
serait  pas  son  indignation  en  voyant  une  ancienne  maîtresse  présentée  par 
vous,  accueillie  par  moi,  introduite  dans  sa  maison!  Ne  devrait- elle  pas 
supposer  que  nous  nous  entendons  pour  la  trahir? 

NOIRMONT. 

Sur  ce  point,  nous  sommes  forts  de  notre  conscience.  D'ailleurs  Pompéa 
est  incapable  de  manquer  à  sa  promesse. 

HE  RM  AN. 

D'accord,  mais  il  suffît  qu'un  malheur  soit  possible.  Tandis  qu'en  me  ren- 
dant demain  secrètement  chez  elle,  après  une  explication  tête  à  tête,  nous 
nous  serions  quittés  comme  deux  bons  amis. 

NOIRMONT. 

Tu  le  crois!  Est-ce  sérieusement  que  tu  viendras  me  dire  qu'une  fois  at- 
tiré dans  ce  logement  plein  d'ardens  souvenirs,  seul  avec  cette  enchante- 
resse, dans  l'abandon  d'un  premier  tête-à-tête,  mais  fort  de  ton  amour 
pour  Isabelle,  tu  serais  sûr  de  rester  dans  les  bornes  d'une  honnête  amitié? 
L'amour,  c'est  ta  vertu;  mais  ta  vertu  est  bien  jeune  encore  pour  marcher 
toute  seule!  J'ai  préféré  qu'elle  s'appuyât  d'une  main  sur  George,  de  l'autre 
sur  Isabelle.  Obéissant  à  un  premier  mouvement,  Pompéa  est  venue  te 
trouver  au  centre  de  tes  affections.  J'ai  cru  plus  sage  d'en  profiter.  Une 
visite  à  la  tour  de  Maran  explique  sa  présence  ;  elle  est  d'ailleurs  escortée 
de  la  vieille  Barini...  Enfin  la  présentation  à  ta  femme  a  eu  lieu,  et  celle-ci, 
passionnée  pour  la  musique,  lui  a  fait  le  plus  charmant  accueil.  Au  sur- 
plus, elles  arrivent;  songe  à  te  bien  tenir. 

sgÏne'ix. 

Les  Prégédens,  ISABELLE,  POMPÉA,  La  Signora  BAr.INI. 

HERMAN,   courant  vers  Pompéa,   qui   s'est  arrOtée,    en  proie  à  une  vive  émotion, 
et  lui  prenant  la  main. 

Je  suis  heureux  de  vous  revoir,  mademoiselle. 

POMPÉA,    avec  effort. 

Charmée,...  en  effet. 

LARINI,    avec  impétuosité,  prenant  Ilerman  dans  ses  bras. 

Eh!  caro  Bricone!  Zé  croyais  que  me  povérés  yeux  ne  te  (se  reprenant)  ne 
vous  verraient  plous.  (se  tournant  vers  Isabelle.)  Il  faut  m'oscouzer,  madame  la 
countesse;  ma,  zé  l'ai  connou  qu'il  avait  moins  dé  barbé  que  moi. 

ISABELLE. 

Vous  le  voyez,  Henri,  tout  le  monde  vous  aime.  Qu'on  est  heureux  de 
vous  avoir  connu  depuis  votre  enfance  ! 

POMPÉA,    se  remettant  peu  à  peu,  à  Noirmont. 

Mon  bel  oncle,  avez-vous  expliqué  au  comte  par  quel  hasard,  étant  venue 
passer  deux  jours  à  Fontainebleau,  et  parcourant  la  forêt,  notre  postillon 
nous  a  proposé  de  visiter  la  tour  de  Maran? 

NOIRMONT. 

Sans  doute,  et  Herinan  m'en  a  témoigné  toute  sa  joie. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ISABELLE,    à  Hcrman. 

Mon  ami,  il  faut  que  vous  m'aidiez  à  retenir  ces  dames,  au  moins  jusqu'à 
demain. 

HERMAN,  gaiment, 

Oli!  je  ne  les  laisse  pas  partir!  (a  Pompi'a. )  Mademoiselle...  (a  Barini. )  et 
vous,  ma  vieille  amie,  puisque  je  vous  retrouve  après  ma  longue  absence, 
vous  ne  me  ferez  pas  l'injure  de  nous  quitter. 

POMI'ÉA. 

Je  voudrais  accepter;  mais  nous  nous  attendions  si  peu;...  nous  n'avons 
rien  emporté. 

ISABELLE. 

Oh!  qu'à  cela  ne  tienne,  nous  sommes  en  famille. 

BARINI. 

Eli!  donc  déjà  que  madame  la  countesse  fa  la  favour  d'insister,  nous  ac- 
ceptons malgré  la  toilette  négligée. 

NOIRMONT,  riant. 

Comment  donc!  mon  aimable  contemporaine,  avec  des  boucles  d'oreilles 
comme  les  vôtres  on  est  toujours  en  grande  tenue. 

BARINI,  à  Isabelle. 

Il  mé  taquiné  parce  que  ce  sont  des  boucles  d'oreilles  que  zé  né  veux  za- 
mais  m'en  séparer...  Eh!  vous  comprenez  :  lé  plous  grand  souvenir  dé  moun 
ezistence  mousicale!  A  oune  réprésentation  dé  VAlziraûe  Zingarelli,  à  la 
Scala,  lé  premier  consoul  assistait,  et  comme  zé  venais  dé  chanter  mon 
air  :  Nel  silciizio,  il  a  donné  loui-mème  lé  signal  des  applaudissemens, 
et  lé  soir  il  m'a  fait  remettre  cette  paire  de  brillans  par  soun  boun  ami 
Douroc. 

ISABELLE,   à  Barini. 

Ah!  vous  chantez  aussi,  madame? 

NOIRMONT. 

La  signera  Barini  était  un  magnifique  contralto;  elle  ne  chante  plus,  mais 
elle  donne  encore  d'excellens  conseils  dont  Pompéa  a  souvent  profité. 

HERMAN. 

Maintenant  que  votre  séjour  est  chose  convenue,  rentrons  au  château, 
car  nous  ne  pouvons  rester,  même  en  petit  comité,  dans  ces  habits  de 
chasse. 


LE   MARIAGE    DU    DUC   POMPEE.  773 


m. 

Le  théâtre  représente  une  chambre  à  routher  à  angles  coupés.  Lit  au  fond;  à  l'angle  gauche, 
une  cheminée  ornée  de  candélabres  avec  bougies  allumées,  et  d'une  glace  autour  de  laquelle 
sont  suspendus  des  médaillons  et  de  petits  tableaux  de  genre;  à  l'angle  de  droite,  une  porte; 
au  premier  plan,  du  même  coté,  une  autre  porto.  Les  murs  sont  garnis  gà  et  là  de  quelques 
tableaux,  de  fusils,  couteaux  et  ustensiles  de  chasse,  de  pistolets  et  de  diverses  armes 
ancitnnes  et  modernes.  A  gauche,  une  causeuse;  au  milieu,  un  guéridon.  Chaises,  fauteuils, 
un  paravent. 

SCÈNE  PREiMIÈRE. 
HERMAN,  NOIRMONT,  FRITZ. 

(llerman  est  à  droite,  en  robe  de  chambre,  debout,  appuyé  à  la  cheminée,  et  fumant  un  cigare; 
Fritz  est  à  gauche,  assis  et  fumant  une  pipe  allemande;  Noirmont  est  assis  entre  llerman 
et  Fritz.  ) 

FRITZ. 

Eh  bien!  Herman,  je  vous  jure,  je  n'aurais  pas  cru  que  vou.s  vous  en 
seriez  si  bien  tiré,  quand  M"*'  Pompéa  a  insisté  pour  que  vous  cliantiez  ce 
duo  avec  elle...  Vous  avez  une  assez  jolie  voix  pour  un  amateur. 

HETiMAN,  riant. 

Vous  êtes  trop  bon,  cher  beau-frère! 

-       -'.t:\!/l    ■;.;  FRITZ.  ,.,   rjru.o   A     f^iblisrro.ï.    m 

Non,  en  vérité!...  Cette  découverte  a  jeté  ma  sœur  et  Emma  elle-mêrne 
dans  une  surprjse  qui  allait  jusqu'à  l'admiration.  (Riant.)  En  prenant  le  nom 
d'Herinan,  vous  avez  adopté  nos  mœurs  germaniques,  car  ce  n'est  pas  un 
Français  qui  aurait  tenu  un  talent  caché  pendant  deux  années. 

NOIRMONT. 

Ah!  baron,  vous  êtes  un  terrible  gallophobe!  Cette  fois  c'est  vous  qui 
commencez  la  guerre. 

FRITZ,    d'un   ton  prétentieux. 

Je  plaisante  innocemment...  Mais  M"'=  Pompéa,  quelle  femme  prodigieuse! 
Je  ne  sais  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus,  de  sa  beauté  ou  de  sa  voix. 

NOIRMONT. 

Vous  voilà  donc  réconcilié  avec  la  comédienne? 

FRITZ. 

J'avoue  mes  torts.  D'ailleurs,  quel  rapport  y  a-t-il  entre  ces  malheureuses 
qui  font  le  métier  d'actrices  et  celle  qui  personnifie  en  elle  le  génie  de  la 
musique?  Quelle  séduction!  quelle  noblesse  dans  ses  manières!  quel  air  de 
reine!  Elle  me  fait  penser  à  la  Marie  Stuart  de  notre  Schiller,  et  en  même 
temps  elle  a  quelque  chose  de  si  pur,  de  si  angélique,  qu'elle  me  rappelle 
la  sainte  Amélie  de  la  légende,  charmant  les  animaux  des  forêts. 

HERMAN. 

Peste!  mon  cher  beau-frère!  dans  votre  enthousiasme,  en  la  canonisant, 
vous  nous  faites  jouer  à  tous  trois  le  rôle  de  bêtes  féroces!...  Mais  je  vous 
le  pardonne,  car  personne  n'a  mieux  que  M""  Pompéa  représenté  la  vertu, 
et  donné  ici-bas  un  avant-goût  des  joies  du  paradis. 


"7'^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

SCÈNE    II. 

Les  Précédens,  DUBOIS. 

DDBOIS,  entr'ouvrant  la  porte. 

Monsieur  le  comte! 

HERMAN. 

Ah!  c'est  toi!  Qu'y  a-t-il? 

DDBOIS,  allnnt  à  Herman. 

C'est  votre  bourse  que  vous  aviez  laissé  tomber  dans  le  parc. 

HERMAN,  prenant  la  bourse. 

Tu  l'as  trouvée?  .   , , 

DUBOIS. 

Non,  monsieur  le  comte,  c'est  Lisette  :  elle  m'a  bien  recommandé  de 
vous  la  remettre  ce  soir  même. 

HERMAN. 

C'est  une  honnête  fille...  Tu  la  remercieras. 

SCÈNE  III. 

Les  Précédens,  moins  DUBOIS. 

NOIRMONT,  à  Fritz. 

Eh  bien!  baron,  voilà  une  petite  fille  qui  n'est  pas  mal,  ma  foi!  Elle  doit 
aimer  les  chiffons  comme  on  les  aime  à  son  âge!  Elle  trouve  une  bourse,  et 
elle  n'a  pas  de  cesse  qu'elle  ne  l'ait  fait  parvenir  à  son  légitime  proprié- 
taire. Je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'une  Allemande  aurait  fait  de  mieux. 

FRITZ. 

Ma  critique  de  vos  idées  et  de  vos  habitudes  ne  s'étend  pas  aux  femmes... 
Si  je  ne  me  trompe,  vous  disiez  ce  matin  que  M"-^  Pompéa  a  été  élevée  en 
France? 

NOIRMONT. 

Ah  !  baron ,  vous  y  revenez  !  Décidément  vous  êtes  blessé  au  cœur. 

FRITZ,   rougissant. 

Vous  savez  bien  que  je  suis  pour  ainsi  dire  déjà  marié...  Je  la  crois  très 
bonne.  Avez-vous  remarqué  avec  quelle  indulgence  elle  applaudissait  lors- 
qu'Isabelle  a  fait  entendre  sa  voix?  Par  exemple,  elle  n'a  rien  dit  après 
qu'Emma  a  chanté. 

NOIRMONT. 

C'est  aussi  exiger  de  sa  part  trop  d'abnégation  de  vouloir  qu'elle  com- 
plimente votre  fiancée. 

FRITZ. 

Je  ne  vous  comprends  pas. 

HERMAN. 

L'effet  que  vous  avez  produit  sur  la  grande  artiste  n'était  que  trop  vi- 
sible, et  Emma  ne  s'y  est  pas  trompée  :  vous  avez  dû  remarquer  son  dépit. 

FRITZ. 

Vous  exagérez  sans  doute...  Le  fait  est  qu'à  la  fin  de  la  soirée  elle  avait 
l'air  de  m'éviter  :  les  jeunes  filles  se  piquent  si  facilement! 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  775 

NOIRMONT. 

Comment  !  Ne  vous  êtes-vous  pas  aperçu  qu'elle  allait  bouder  avec  Her- 
man  dans  tous  les  coins  du  salon? 

FRITZ. 

Oh!  je  raccommoderai  tout  cela  demain!  (n  se  une.)  Adieu,  messieurs!  Je 
n'ai  pas,  comme  vous,  l'habitude  de  veiller.  L'heure  du  couvre-feu  est  son- 
née depuis  longtemps,   (a  échange  une  poignée  de  main  nvec  Hernian  et  salue  Noirmont.) 
NOIRMONT.  U  se  lève  et  s'incline. 

Bonsoir,    baron!  (pendant  que  Fritz  prend  un  bougeoir  sur    le  guéridon  et   se  dirige  vers  la 

première  porte  de  droite.)  Malgré  VOS  priucipes,  cc  u'cst  pas  de  votre  fiancée  que 
vous  rêverez  cette  nuit.  (Fritz  sort.) 


SCENE  IV. 
HERMAN,  NOIRMONT. 

NOIRJIONT  ,   continuant  comme  si  Fritz  était  présent. 

Salut!  fils  immaculé  de  l'ignorance  et  du  passé!  modèle  de  vanité  pué- 
rile et  de  candeur  virginale!  Amoureux  stagiaire,  dont  les  passions  sans 
courant  étaient  pures  comme  les  eaux  dormantes  d'un  lac!  Un  mot  d'Her- 
man  à  l'oreille  de  Pompéa  et  quelques  regards  capricieux  de  cette  ado- 
rable fille  ont  suffi  pour  le  troubler!  La  comédienne  n'existe  plus,  c'est  une 
reine  !  une  sainte!  Encore  un  jour,  et,  si  elle  le  veut,  le  fiancé  faussera  ses 
sermens,  se  brouillera  avec  sa  famille,  afin  de  mettre  aux  pieds  de  la  can- 
tatrice sa  fortune  et  son  nom  ! 

HERMAN. 

Le  petit  beau-frère  n'est  pas  fort,  et  Pompéa  n'en  ferait  qu'une  bouchée. 

;.,.  (Ils  viennent  sur  le  devant  de  la  scène.  )  MaiS  VOUS  deVeZ   être  COUteUt  de    llioi,  Chcr 

tuteur;  ma  tenue  n'a  pu  éveiller  aucun  soupçon? 

NOIRMONT,  froidement. 

Oui...  Tu  lui  as  donné  un  rendez-vous. 

HERMAN. 

Évidemment.  Je  ne  pouvais  pas,  quand  nous  nous  rencontrons  après  deux 
""  ans  de  séparation,  lui  refuser  un  moment  d'entretien. 

«thqs  iiï)  iioii  n'a  ollù  eaiqra;>        noirmont.  ■  o'îi^fiQ^iiî'  J> 
Soit!  J'en  étais  sûr...  Quand  vient-elle? 

HERMAN. 


A  minuit. 

Je  vais  donc  vous  laisser. 

Il  n'est  pas  temps  encore. 


NOIRMONT. 
HERMAN. 


NOIRMONT. 

Puisque  tu  me  retiens,  parlons  à  cœur  ouvert  :  tu  es  fier  de  ta  réserve 
à  l'égard  de  Pompéa?  Mais  crois-tu  bonnement  que  j'aie  été  ta  dupe?  Me 
prends-tu  pour  un  fiancé  allemand,  ou  coraptes-tu  sur  mon  grand  âge  pour 
n'avoir  pas  aperçu  tes  mauéges  avec  Emma  ? 


776  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

HERMArr. 

Loin  de  penser  que  votre  vue  baisse,  je  crois,  cher  tuteur,  qu'elle  grossit 
les  objets...  Vous  êtes,  d'honneur,  un  gardien  plus  jaloux  de  ma  fidélité 
qu'Isabelle  elle-même. 

NOIRMONT. 

J'exagère,  dis-tu?  Mais  cette  intimité  dangereuse  avec  une  fille  de  vingt- 
quatre  ans,  dont  l'imagination  s'exalte,  et  qui  n'a  pour  bouclier  que  la  cour 
fastidieuse  d'un  fat  qu'elle  n'aime  pas,  est  d'autant  plus  coupable  qu'elle  se 
couvre  du  manteau  de  la  fraternité. 

HERMAN. 

Quel  grand  crime  après  tout  quand  un  peu  d'amour  se  cacherait  sous  un 
semblant  d'amitié? 

NOIRMONT. 

Oui,  c'est  un  crime  à  mes  yeux  que  cette  hypocrisie.  Tes  vices  ont  en- 
core un  reste  de  jeunesse;  mais  si  tu  veux  juger  combien  il  peut  être 
odieux  de  simuler  les  affections  de  famille,  songe  à  ces  libertins  en- 
durcis qui  tournent  au  profit  de  passions  attardées  leurs  cheveux  blancs, 
leurs  rides  et  les  injures  de  l'âge,  paternes  hypocrites,  insinuans,  affec- 
tueux au  toucher,  embrasseurs  sans  conséquence,  donnant  à  leurs  yeux, 
selon  l'occasion,  l'expression  attendrie  d'un  bon  parent  ou  le  regard  en- 
flammé d'un  satyre,  épiant  une  surprise  des  sens ,  et  cherchant  la  satisfac- 
tion de  leurs  désirs  honteux  à  l'aide  d'une  équivoque.  Entre  eux  et  toi,  ce 
n'est  qu'une  question  de  temps;  c'est  le  vice  qui  a  vieilli.  t 

HERMAN. 

Quoi  donc!  c'est  vous,  l'homme  aux  mœurs  faciles,  le  voluptueux,  le 
sceptique,  vous,  qui,  sans  rancune,  cher  tuteur,  m'avez  lancé,  bien  jeune, 
à  l'Opéra,  vous,  mon  maître  en  bien  des  choses,  mais  non  pas  en  vertu, 
c'est  vous  qui,  à  propos  d'un  innocent  caprice,  enfourchez  les  grands  mots, 
et  montrez  à  mes  yeux  ébahis  l'effroyable  peinture  du  vice  devenu  vieux! 

NOIRMONT. 

Il  est  vrai,  je  suis  en  guerre  ouverte  avec  les  salons  ;  je  scandalise  un 
monde  corrompu  à  qui  je  refuse  la  satisfaction  des  apparences.  Avec  moins 
d'expérience  et  un  sentiment  plus  haut  du  devoir,  j'aurais  peut-être  tenté 
de  le  réformer;  mais,  dans  la  pratique,  j'ai  reconnu  que  le  mal  est  vivant, 
que  les  abus  sont  des  hommes,  et  se  comptent  par  milliers.  J'ai  vu,  dans 
mon  enfance,  une  génération  convaincue  s'avancer  intrépidement  au-de- 
vant des  obstacles,  et  je  sais  combien  de  sang  et  de  larmes  coûte  chaque 
progrès  de  l'humanité;  j'ai  vu,  au  lendemain  de  la  terreur,  les  restes  de 
cette  société  égoïste  et  frivole  se  dédommager  de  quelques  années  d'absti- 
nence en  se  jetant  dans  une  licence  sans  limites  :  j'ai  suivi  le  torrent,  et, 
sans  égard  aux  formes  nouvelles,  je  continue  les  mœurs  de  mes  contempo- 
rains. Mes  défauts  sont  nombreux  ;  ma  seule  qualité,  ma  règle  de  conduite 
est  le  respect  de  la  sincérité.  Si  je  provoque  le  scandale,  je  hais  le  men- 
songe ;  jamais,  pour  triompher  d'une  résistance,  je  n'ai  eu  recours  à  la  co- 
médie de  l'amitié;  jamais  je  n'ai  prodigué  les  feintes  promesses  ni  les  faux 
sermens  d'une  éternelle  flamme;  jamais  je  n'ai  séduit,  jamais  je  n'ai  trompé  : 
aussi  je  me  contente  du  parfum  des  fleurs  déjà  cueillies.  Quant  au  reproche 


LE    MARIAGE    DU   DUC    POMPEE.  /// 

d'avoir  guidé  tes  pas  vers  nos  Madeleines  encore  non  repenties,  je  vou- 
drais bien  savoir  ce  que  Mentor  ferait  de  nos  jours  d'un  Télémaque  de 
vingt  ans!...  Toi,  qui  e>^  encore  un  trop  jeune  mari,  oses-tu  bien  me  blâmer 
de  ne  t'avoir  pas  marié  plus  tôt? 

HERMA\. 

Vous  valez  mieux  que  moi,  d'accord!  mes  reproches  n'avaient  pas  le 
sens  commun;  mais  je  m'irrite  en  vous  voyant,  parce  que  j'adore  ma  femme, 
vouloir  faire  de  moi  un  homme  plus  parfait  que  nature,  incriminer  mes 
peccadilles,  et  prétendre  m'interdire  les  moindres  distractions. 

NOIRMONT. 

Ingrat!  La  nature  a  accumulé  sur  toi  ses  plus  précieuses  faveurs  :  l'in- 
telligence, la  beauté,  la  noblesse,  la  voix  qui  charme,  et  ce  don  de  séduire 
qui  vaut  à  lui  seul  tous  les  autres;  tu  as  abusé  des  voluptés,  et  quand,  à 
quarante  ans,  je  t'ai  forcé  à  rompre  avec  les  plaisirs  avant  qu'ils  ne  te  quit- 
tent, à  point  nommé  est  éclose  pour  toi  dans  le  cœur  d'Isabelle  cette  fleur 
qui  s'épanouit  à  peine  une  fois  en  un  siècle,  l'amour,  qui  donne  le  bon- 
heur, qui  survit  au  mariage,  à  la  vieillesse,  peut-être  à  la  mort.  Ainsi,  dans 
ton  existence  privilégiée,  le  bonheur  a  succédé  sans  intervalle  au  plaisir; 
quel  insensé  serais- tu  donc  si,  pour  Emma  ou  pour  Pompéa,  pour  un  ca- 
price ou  pour  un  souvenir,  tu  risquais  un  pareil  amour  ! 

HE  RM  AN. 

Pardon,  mon  cher,  mon  véritable  ami  ;  je  sais  que  mon  passé  autorise 
votre  méfiance;  mais  pour  conjurer  le  danger  de  ce  premier  tête-à-tête, 
j'ai  un  moyen  infaillible  :  le  tableau  de  mon  bonheur  suffira...  [  on  entend  frapper 

à  la  deuxième  porte.  ) 

NOIUMONT. 
A  l'œuvre  donc,  et  de  la  fermeté!   (U  sort  par  la  porte  du  premier  plan.) 

SCÈNE  Y. 

HERMM,  POMPÉA. 

POMPEA;  en  entrant,  elle  se  jette  dans  les  bras  d'IIerman. 

Je  te  retrouve  enfin,  mon  maître  !  mon  Pompée  !  Depuis  que  je  t'ai  ren- 
contré dans  le  parc,  cette  contrainte  me  pesait  comme  un  manteau  de 
plomb!  Dis,  m'as-tu  gardé  une  petite  place  dans  ton  cœur? 

HERMAN. 

Sans  doute;  tu  n'es  pas  de  celles  qu'on  oublie. 

POMPÉA. 

Je  suis  bien  vieillie,  n'est-ce  pas? 

HERMAN. 

Enfant!  tu  es  plus  belle  que  jamais;  mais,  moi,  j'ai  quitté  la  jeunesse. 

POMPÉA,   gniment. 

Vrai!  tu  n'as  pas  encore  l'embonpoint  des  maris.  ( Le  prenant  sons  le  bras.) 
Pauvre  cher!  j'ai  bien  souffert,  va,  depuis  ta  rupture  avec  moi!...  Oh!  ton 
élève  n'a  pas  été  lâche!  Pour  chasser  ton  souvenir,  j'ai  eu  recours  à  toutes 


778  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

les  distractions,  à  toutes  les  ivresses;  mais  ton  image  me  poursuivait  par- 
tout, dans  le  monde,  sur  la  scène...  Mon  cœur  est  resté  plein  de  toi. 

HERMAN. 

Pardonne-moi  mes  torts  involontaires  :  la  nécessité  était  là,  impérieuse, 
implacable...  Noirmont  a  dû  te  dire... 

POMPÉA. 

Pendant  deux  ans,  le  cruel  oncle  a  été  impénétrable...  Ce  n'est  que  ce 
matin  qu'il  m'a  conté!...  Mais  j'écoutais  si  peu  les  raisons  qu'il  donnait  pour 
me  décider  à  partir!...  Un  ancien  ami  de  ta  famille  t'a  fait  son  héritier,  à 
la  condition  d'abandonner  ton  beau  nom  de  Joyeuse  et  de  prendre  le  sien. 
N'est-ce  pas  cela? 

HERMAN. 

Ah!  mon  Dieu,  oui!  C'est  à  n'y  rien  comprendre!  Une  immense  fortune! 
Encore  aujourd'hui  c'est  un  mystère  que  je  ne  m'explique  pas.  (u  Ta  décro- 
cher un  nu'JaiUon  suspendu  près  de  la  glac»  et  le  montre  à  Pomp6a.  Plaisantant.)  TiCUS,  VOlci  IC 

portrait  du  barbare  qui  nous  a  séparés. 

POMPÉA,   après  avoir  examiné  le  portrait  avec  attention. 

C'est  là  le  comte  Herman,  l'homme  au  testament?  Et  tu  n'as  rien  deviné? 

HERMAN. 

Que,  veux-tu  que  je  devine? 

POMPÉA. 
Tu  n'as   pas  le   plus   léger  soupçon?   (Lui  remettant  d'une  main  le  portrait,  de  Pautre 

l'attirant  devant  la  glace.)  Jette  uu  coup  d'œil  sur  Cette  miniature,  et  regarde-toi 
dans  la  glace. 

HERMAN,  après  avoir  regardé  alternativement  le  portrait  et  son  visage,  avec  étonnement 

et  émotion. 

Ah! 

POMPÉA,  riant. 

Au  fait,  je  pardonne  à  présent  au  comte  Herman  d'avoir  exigé  que  tu 
prisses  son  nom. 

HERMAN,   sèchement. 

Trêve  aux  plaisanteries! 

POMPÉA. 

J'ai  tort...  Mais  toi,  cruel,  pourquoi  ne  m'avoir  pas  écrit  une  fois  durant 
ta  longue  absence  ? 

HERMAN. 

Je  m'y  étais  engagé  par  serment  :  c'était  une  condition  du  testateur. 

POMPÉA. 

Et  sans  doute  ton  mariage  aussi? 

HERMAN. 

Non.  A  mon  arrivée  en  Allemagne,  j'étais  triste,  abattu  ;  un  hasard  de 
voisinage  m'a  mis  en  rapport  avec  M""^  et  M""  de  Bliimenthal;  peu  à  peu 
j'ai  senti  que  près  de  cette  charmante  personne  je  devenais  meilleur;  j'ai 
apprécié  ses  excellentes  qualités,  je  l'ai  estimée,  puis  aimée  d'un  amour 
inconnu,  confiant,  impérissable;  je  l'ai  épousée,  et  depuis  près  d'un  an 
elle  m'a  donné  un  fils  que  j'adore  autant  que  sa  mère. 

POMPÉA,  irritée. 

Ah!  c'est  sérieux? 


LE    MA.RIAGE    DU   DUC    TOMPÉE.  779 

HERMAN. 
Très  sérieux. 

POMPÉA. 

Voilà  une  idylle  qui  a  le  défaut  d'arriver  trop  tard;  hier  je  t'aurais  cru, 
mais  il  ne  fallait  pas  me  faire  passer  la  soirée  avec  ta  belle-sœur. 

HERMAN. 

Je  ne  te  comprends  pas. 

POMPÉA. 

Est-ce  qu'on  nous  trompe,  nous*autres?  Tu  es  son  amant.  Du  reste,  je  ne 
t'en  fais  pas  mon  compliment  :  elle  est  sans  grâce,  affectée.  A  ta  place,  ses 
œillades  et  ses  roucoulemens  m'ennuieraient. 

HERMAN,  avec  une  colère  contenue. 

Je  te  répète  que  tu  la  calomnies,  et  je  te  défends  d'en  parler  davantage. 
En  vérité,  ta  haine  contre  les  femmes  du  monde  te  rend  folle! 

POMPÉA. 

Ah!  voilà  le  grand  mot!  Les  femmes  du  monde!  Comment  une  artiste 
ose-t-elle  parler  d'une  femme  du  monde,...  la  juger,...  dévoiler  ses  intri- 
gues?... Ne  semble-t-il  pas  que  nous  vivions  séparées  d'elles  par  une  mu- 
raille infranchissable?...  Mais  on  ne  t'a  donc  pas  dit  que,  grâce  à  ton  dé- 
part, je  suis  devenue  l'idole  de  la  bonne  compagnie,  l'amie  inséparable  des 
plus  nobles  demoiselles,  dont  je  reçois  les  confidences?  Eh!  quelles  confi- 
dences! Veux-tu  que  je  t'édifie  sur  la  moralité  de  ces  femmes  que,  dans 
ton  orgueil,  tu  crois  une  race  à  part  de  la  nôtre?  Aussi  bien  ma  curiosité, 
ma  fierté  sont  satisfaites  ;  je  suis  lasse  de  leurs  flatteries,  dégoûtée  de  leurs 
caresses;  je  suis  restée  bohème,  et  je  les  hais  comme  lorsqu'elles  m'acca- 
blaient de  leurs  dédains.  (  EUe  s'arrête  et  regarde  un  moment  Herman.)  Eh  bien  !  qu'aS-tU 

à  me  regarder  avec  les  yeux  effarés  de  l'enchanteur  de  l'Ambigu  devant  le 
monstre  qu'il  a  créé? 

HERMAN. 

Tu  me  fais  horreur,  Pompéa. 

POMPÉA. 

C'est  juste!  L'horreur  du  vice  pour  servir  de  pendant  au  culte  de  la  vertu! 
Le  beau  rêve  du  serpent  engourdi  sous  le  ciel  de  la  froide  Allemagne  et 
qui  se  croit  devenu  berger!  Causons  de  ta  Baucis,  honnête  Philémon. 

HERMAN,    ayant  peine  à  se  contenir. 

Finis,  je  t'en  supplie! 

POMPÉA. 

Et  pourquoi  finirais-je?  Je  n'en  dis  pas  de  mal;  elle  a  l'air  d'une  bonne 
femme,  elle  ne  voit  rien,  ne  sait  rien,  n'entend  rien  :  c'est  le  contraire  du  so- 
litaire. Après  ça,  c'est  maigre,  c'est  chétif  ;  elle  ne  te  gênera  pas  longtemps. 

HERMAN,   hors  de  lui,  la  saisissant  i)ar  le  bras,  qu'il  rejette  violemment  en  arrière. 
Misérable!...   (Moment  de  silence.) 

POMPÉA. 

Tu  l'aimes  donc  bien  qu'en  l'insultant  j'aie  pu  t'amener  à  me  frapper  ! 
(Après  une  pause.)  Tu  l'aimcs  d'uu  amour  inconnu,  impérissable!  Tu  l'aimes  d'un 
premier  amour!  Elle  est  ta  femme,  la  mère  de  ton  fils!  Et  moi,  moi,  misérable, 
moi,  ta  créature,  ta  chose,  ton  esclave  dévouée  jusqu'au  crime  ou  jusqu'à 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  vertu!  Ah!  bien  misérable  en  effet,  tu  ne  m'as  jamais  aimée!  (EUe  éeiat» 

en  snnglots  et  tombe  épuisée,  accablée  sur  la  causeuse.  ) 

HERMAN  ,  se  jetant  h  ses  pieds. 

Pardonne!  oh!  pardonne-moi,  ma  fille  chérie,  ma  Pompéa!  Cesse  de 

nous  torturer  ainsi  tous  les  deux!   (n  lui    pren.l  une    main  dans  les  siennes.) 
POMPÉA,  s'apaisant  peu  à  pou  et  relevant  la  tôle. 

Et  pourtant  j'étais  belle  aussi,  lorsque,  pour  la  première  fois,  tu  me  per- 
mis de  me  brûler  à  tes  lèvres!  Je  ne  partageais  pas  mon  cœur  entre  une  fa- 
mille et  toi;  j'étais  seule  au  monde,  je  ne  connaissais  que  toi,  je  t'apparte- 
nais tout  entière. 

HERMAN.    n  s'est  relevé  par  degrés  pendant  que  Pompéa  parlait,  et  s'est  assis  à  côté  d'elle. 

Tu  sais  bien  que  je  t'ai  toujours  aimée,  que  je  t'aime  encore  ! 

POMPÉA. 

Je  te  dois  tout,  le  bien  comme  le  mal;  pour  être,  j'ai  attendu  un  signe 
de  ta  volonté,  et  tu  m'as  faite  semblable  à  toi.  Ne  te  souvient-il  pas  de  mes 
supplications,  de  mes  larmes,  le  soir  où  tu  m'as  arrachée  tremblante  de 
notre  nid  pour  me  produire  devant  tes  amis?  As-tu  oublié  ma  honte  et  ma 
douleur  premières  à  ces  fatals  soupers,  où  tu  réunissais,  au  milieu  des  bac- 
chantes, artistes,  écrivains,  compositeurs,  poètes,  où  chacun  excellait  en 
quelque  chose,  les  uns  types  modernes  de  la  beauté  antique,  les  autres  étin- 
celant  de  saillies,  servant  aux  convives  leur  esprit  toujours  présent,  celui-ci 
sa  verve  satirique,  celui-là  son  intarissable  gaîté  de  sublime  bohème;  satur- 
nales du  génie,  vrai  paradis  du  vice!  Ainsi,  dit  le  poète,  au  temps  des  cé- 
sars, une  jeune  chrétienne  était  amenée  dans  le  cirque;  ses  yeux,  mouillés 
de  pleurs,  levés  vers  le  ciel,  y  cherchaient  un  appui,  ses  mains  essayaient 
de  dérober  ses  charmes  aux  regards  des  spectateurs!  Après  l'affreuse  at- 
tente, au  signal  donné,  les  belluaires  ouvraient  l'entrée  de  l'arène  aux  bêtes 
féroces;  mais  au  lieu  du  tigre  de  l'Inde  ou  du  lion  de  Numidie  s'avançait 
une  joyeuse  bacchanale  :  les  trompettes  d'airain  résonnaient,  les  tambou- 
rins battaient,  les  vierges  folles  couraient  le  thyrse  à  la  main,  et  déjeunes 
garçons  portaient  en  chancelant  des  outres  pleines  de  vin  nouveau.  Sur- 
prise à  cette  vue,  le  passage  subit  des  affres  de  la  mort  à  l'excès  de  la  vie 
amollissait  son  cœur  et  brisait  son  courage;  l'air  était  embrasé,  des  nuages 
de  pourpre  passaient  devant  ses  yeux  ;  on  l'entourait,  un  prêtre  de  Bacchus 
versait  à  flots  le  vin  à  ses  lèvres  entr'ouvertes;  on  entonnait  le  chœur  des 
corybantes,  et,  la  prenant  par  la  main,  on  l'entraînait  dans  la  ronde  en  dé- 
lire, jusqu'à  ce  qu'enfin,  haletante,  épuisée,  elle  tombait  à  son  tour  ivre  de 
volupté. 

HERMAN. 

Que  tu  es  belle  ainsi!  ô  ma  belle  jeunesse!  (la  prenant  dans  ses  bras.)  Oublions 
le  présent,  accordons  une  nuit,  une  heure  au  souvenir. 

POMPÉA,  s'arracliant  de  ses  bras. 

Non,  laisse-moi!  laisse-moii  Nous  serions  insensés;  laisse!  j'ai  trop 
souffert  ! 

HERMAN. 

Pompéa! 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  781 

POMPÉA,    se  dirigeant  vers  la  deuxième  porte. 

Non!  tu  n'es  plus  à  moi.  (EUe  ouvre  la  porte.)  Écoute  mon  adieu  :  ou  toujours, 
ou  jamais!  jamais  au  comte  Herman,  ou  toujours  à  Pompée! 

SCÈNE  VI. 

HERMAN,  spui. 
Elle  m'a  résisté!...  c'est  un  bonheur  sans  doute;  quelle  faute  elle  m'a 
épargnée!  Comme  Noirmont  triompherait  de  ma  lâcheté!  J'avais  bien  com- 
mencé :  devant  le  sincère  récit  de  mon  unique  amour,  Pompéa  se  serait 
résignée,  si  mon  empressement  auprès  d'Emma,  son  imprudent  abandon 
dans  cette  fatale  soirée  n'avaient  renversé  tous  mes  plans!  Emma!  toujours 
Emma!  Pourvu  qu'une  lueur  de  la  vérité- n'ait  pas  pénétré  jusqu'à  Tàme 
d'Isabelle!...  car  je  ne  joue  pas  la  comédie  vis-à-vis  de  moi-même  :  j'adore 
ma  femme,  mon  enfant;  pour  eux,  je  supporterais  la  pauvreté,  la  misère; 
je  courrais  avec  joie  au-devant  de  la  mort.  Comment  se  fait-il  donc  que 
je  succombe  à  toutes  les  tentations?  Serait-ce  le  châtiment  d'une  vie  de 
débauche?  ou  la  nature,  plus  puissante  que  les  règles  de  conduite,  les  ser- 
mons, la  conscience  même,  se  rit-elle  de  nos  aspirations  à  la  vertu?  (u  6te 

sa  robe  de  chambre  et  commence  à  s'habiller.  )  Après    tOUt,    Pompéa  OSt  UUe  ancienne 

maîtresse;  un  retour  vers  elle  eût  été  sans  conséquence...  Mais  Noirmont  a 
raison,  tout  le  danger  est  du  côté  d'Emma.  Quel  progrès  en  une  seule  soi- 
rée! L'effet  de  ma  voix,  la  présence  de  Pompéa,  une  sorte  de  jalousie, 
même  à  propos  de  ce  Fritz  dont  elle  fait  si  bon  marché,  l'avaient  enfiévrée 
au  point  que  nos  rôles  semblaient  intervertis  :  réserve,  soin  des  apparences, 
jusqu'aux  craintes  qui  souvent  tiennent  lieu  de  vertu,  elle  avait  tout  oublié. 
Une  pareille  liaison  serait  un  crime;  elle  ruinerait  le  bonheur  d'Isabelle.  A 
tout  prix,  je  dois  rompre!  Oui,  dès  demain,  je  romprai  avec  elle.  (Étant  com- 
plètement habillé,   il  se  couvre  d'un  manteau  et  regarde   à  sa   montre.)   11   CSt   Dieil  taru.... 

Bah  !  allons  trouver  Lisette  ! 

IV. 

Le  salon  du  premier  acte. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

HEPiMÂN,    ISABELLE,    POMPÉA.   Isabelle  et  Pompéa  sont  assises  prl-s  de  la  table 
du  milieu  ;  Ilerman  va  et  vient. 

ISABELLE,   h  Ilermnn. 

C'est  aimable  à  vous,  Henri,  d'avoir  préféré  à  leur  bruyante  cavalcade 
notre  paisible  compagnie. 

HERMAN. 

Quoi  de  plus  naturel?...  D'ailleurs,  entre  Fritz  et  Noirmont,  Emma  n'a 
rien  à  désirer. 

ISABELLE,   à  Pompéa, 

Vous  devez  être  bien  blasée,  mademoiselle,  sur  les  complimens;  pourtant 


78'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  redire  les  émotions  délicieuses  que  me  cause 
votre  voix. 

POMI'ÉA. 

Nous  autres  artistes,  on  prétend  que  nous  ne  sommes  jamais  rassasiées 
d'éloges  :  en  ce  qui  me  regarde,  ils  n'ont  de  prix  que  suivant  la  personne 
qui  les  donne;  mais  j'avoue,  madame,  que  les  vôtres  me  font  plaisir. 

ISABELLE. 

Je  voudrais  être  plus  savante  en  musique  afin  que  mon  suffrage  eût  plus 
d'autorité.  Je  ne  juge  que  par  impressions;  seulement  ces  impressions  sont 
si  vives,  que  souvent  le  plaisir  me  fait  mal. 

HERMAN,  à  Poinpéa. 

Hier,  après  que  vous  avez  eu  chanté  la  romance  du  Saule,  qu'elle  voulait 
vous  faire  recommencer,  Isabelle  était  dans  un  état  de  surexcitation  vrai- 
ment déplorable.  Aussi,  je  m'y  suis  opposé.  Elle  est  si  peu  raisonnable!  Ce 
sont  précisément  ces  morceaux  d'une  tristesse  passionnée  qu'elle  préfère. 

ISABELLE. 

Que  voulez-vous,  mon  ami?  Je  ne  peux  changer  mon  organisation!  Mais 
j'aurais  à  mon  tour  une  grosse  querelle  à  vous  faire  :  n'est-ce  pas,  made- 
moiselle, que  c'est  affreux,  avec  une  voix  comme  la  sienne,  de  m'avoir  ca- 
ché pendant  deux  ans  qu'il  chantait? 

POMPÉA. 

Le  comte,  en  effet,  a  une  voix  comme  nous  n'en  possédons  pas  au  théâtre. 

HERMAN,   vivement. 

Mademoiselle,  veuillez,  je  vous  prie,  détromper  ma  femme  sur  mon  pré- 
tendu talent  ;  je  ne  sais  pas  une  note  de  musique,  et  ce  duo  dans  lequel 
vous  avez  eu  la  bonté  de  me  seriner  ma  partie  était  mon  unique  cheval  de 
bataille. 

POMPÉA. 

Il  est  vrai  ;  mais  vous  devriez  avoir  honte  de  votre  paresse. 

ISABELLE. 

Je  ne  lui  donnerai  pas  de  répit  qu'il  ne  m'ait  promis  de  travailler  :  avec 
sa  facilité,  je  suis  sûre  qu'en  deux  ou  trois  mois  il  pourrait  chanter  tout 
ce  qu'il  voudrait,  surtout  si  vous  l'encouragiez  de  vos  conseils,  (ici  isabeiie 

tend  lu  main  à  Pouapéa.) 

HERMAN. 

Encore  VOS  expériences?...  Quel  enfantillage! 

ISABELLE. 

N'importe  !  si  mademoiselle  veut  bien  s'y  prêter. 

POMPÉA. 

Tant  que  vous  voudrez. 

HERMAN. 

Je  n'aime  pas,  Isabelle,  que  vous  vous  abandonniez  à  ces  idées  d'influence 
magnétique.  Figurez-vous,  mademoiselle,  qu'elle  croit,  en  mettant  ses  mains 
en  contact  avec  celle  d'une  autre  personne,  deviner  si  elle  doit  entrer  en 
intimité  avec  elle,  et  si  elle  pourra  compter  sur  son  amitié! 

ISABELLE. 

C'est  une  croyance  de  mon  pays.  Je  n'ai  ni  votre  clairvoyance  naturelle. 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  783 

ni  votre  esprit  d'observation;  mon  moyen,  que  vous  traitez  de  puéril,  est 
une  sorte  d'intuition  qui  ne  m'a  jamais  trompée. 

IIERMAN. 

Oui,  excepté  au  sujet  d'Emma,  votre  meilleure  amie,  pour  laquelle  vous 
avouez  que  votre  expérience  magnétique  concluait  à  l'antipathie. 

ISABELLE. 

Emma  a  été  élevée  avec  moi  ;  elle  est  ma  compagne,  ma  parente,  mais  je 
n'ai  pas  choisi  son  amitié...  D'ailleurs,  un  fait  isolé  ne  prouve  rien,  (a  Pom- 
péa.)  Vous  consentez,  chère  demoiselle?  Après  vous  avoir  entendue,  je  suis 
sûre  d'avance  que  le  résultat  sera  favorable,  (pompéa  lui  donne  sa  main,  qvi'eiie  tient 

étroitement  serrée  dans  la  sienne.  Herinan  les  observe  d'un  œil  inqniet.  Au  bout  d'un  moment,  Isa- 
belle, arec  émotion  :)  C'cst  singulier,  je  n'aurais  jamais  cru!...  J'éprouve  absolu- 
ment les  mêmes  effets  que  lorsque  Ilerman  m'a  tendu  la  main  pour  la  pre- 
mière fois,  d'abord  une  sorte  de  répulsion  à  laquelle  succède  la  plus  vive 
sympathie. 

POMPÉA,   rniue  aussi. 

Ayez  confiance,  la  sympathie  l'emportera...  Voulez-vous  me  permettre, 
madame,  à  mon  tour,  do  vous  demander  une  faveur?...  Faites-moi  voir 
votre  George. 

ISABELLE,    l'emmenant  Ters  la  chambre  dont  elle  ouvre  la   porte. 

Très  volontiers. 

POMPÉA,    h  Ilerman,   qui  va  pour  entrer  arec  elle,  riant. 

Restez,  nous  ne  voulons  pas  de  vous. 


SCENE  II. 

HERMAN,    seul  d'abord;  un  peu  après   LA   BARINI. 
HERMAN. 

Ce  que  c'est  qu'une  mauvaise  conscience!  je  ne  peux  me  défendre  d'une 
sotte  inquiétude  à  l'idée  de  Pompéa  seule  avec  ma  femme!  Je  devrais  me 
réjouir  au  contraire,  car,  elle  aussi,  elle  commence  à  subir  l'ascendant  de 
la  douce  vertu  d'Isabelle. 

BARINI,    entrant. 

Est-ce  que  ce  dames  sont  sorties? 

HERMAN. 

Elles  viennent  de  passer  dans  la  chambre  voisine  pour  admirer  mon  fils. 
Ne  les  dérangez  pas,  elles  sont  en  train  de  s'aimer.  Leur  union  complétera 
mon  bonheur. 

BARINI. 

Mauvais  souzet?  C'est-à-dire  que  tu  veux  conserver  ta  nouvelle  conquête 
sans  renoncer  à  l'ancienne;  tou  es  countent  qu'elles  s'aiment  pour  mieux 
t' adorer.  Tou  es  oun  accapareur!  comme  vous  dites  en  français,  oun  cou- 
moulard...  Je  mé  sens  à  l'aise  depouis  que  la  countesse  a  été  si  bonne  que 
dé  mé  permettre  dé  té  tutuoyer;  auparavant,  j'avais  tellement  peur  dé  mé 
tromper,  que  je  n'osais  plous  te  parler. 


784  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

HERMAN. 

Cara  Barini,  vous  pouvez  donc  reprendre  avec  moi  vos  anciennes  habi- 
tudes. Vous  avez  enfin  terminé  votre  volumineuse  correspondance? 

BARINI. 

Oh!  elle  n'est  pas  volouminouse;  ma  c'est  que  je  n'écris  pas  vite. 

HERMAN. 

Vous  deviez  avoir  pourtant  beaucoup  à  répondre  autrefois.  Que  de  lettres 
d'amour  vous  avez  dû  recevoir! 

BARINI. 

Ah!  si.  Et  des  vers!  et  des  sonnets!  de  quoi  remplir  une  bibliothèque! 
Ma  zé  né  les  lisais  pas,  perqué  quand  j'étais  joune,  zé  né  comprenais  pas 
ceux  qui  perdaient  leur  temps  à  faire  la  cour  sur  le  papier. 

SCÈNE   III. 
Les  Précédens,  POMPÉA,  ISABELLE. 

POJIPÉA. 

Ah!  comte,  que  ce  petit  garçon  est  adorable! 

ISABELLE. 

Figurez-vous,  Henri,  que  cette  chère  Pompéa  a  pris  entre  ses  bras  notre 
George,  qui  lui  souriait,  l'a  couvert  de  caresses,  et  que  de  grosses  larmes 
coulaient  le  long  de  ses  joues.  Quand  j'ai  vu  cela,  je  n'ai  pu  résister  au  dé- 
sir de  l'embrasser. 

HERMAN. 

Et  vous  avez  bien  fait,  chère  Isabelle;  ces  amitiés  nées  d'un  élan  spon- 
tané sont  les  meilleures. 

BARINI,    h  IsabeUe. 

Qu'en  dites-vous,  madame;  si  l'on  nous  faisait  tm  po  dé  mousique?  Si  lé 
counte  nous  faisait  entendre  cette  voix  que  nous  en  sommes  privés  dépouis 
si  longtemps. 

HERMAN,    faisant   des  signes   d'intelligence    à  Barini. 

Il  n'y  a  qu'un  inconvénient  à  cela  :  vous  oubliez  que  je  ne  sais  ni  chan- 
ter, ni  déchiffrer,  encore  moins  m'accompagner. 

BARINI. 

Ma  tou  té  moques  dé  nous!  toi ,  que  savais  tes  notes  avant  dé  savoir  lire! 
toi,  lé  roi  des  ténors!...  Oh!  tou  as  beau  me  faire  des  signaux,  (a  Pompéa.) 

Dis  donc,  Pompéa...    (sur  un  signe  de   Pompéa,   elle   comprend  qu'elle    a  trop  parlé.)  AprèS 

cela!  à  mon  âge!  Peut-être  que  tout  cela  se  confond  dans  ma  vieille  tête. 

HERMAN. 

Vous  êtes  tellement  dans  l'erreur,  qu'au  lieu  d'un  ténor  je  n'ai  à  vous 
offrir  qu'un  modeste  baryton. 

BARI>;î,    à  mi-voii,  à  elle-même. 

Barytoun!  barytoun!  comme  Garcia  était  barytoun. 

ISABELLE,    vivement. 

Vous  disiez  quelque  chose,  madame. 


LE    MARIAGE    DU   DUC    POMPEE.  785 

BARINI. 

11  vaut  mieux  que  zé  né  parle  pas,  perqué  zé  commence  à  radoter. 

(Silence.) 

POMPÉ  A,  voulant  changer  la  conversation. 

Les  promeneurs  ont  vraiment  un  temps  magnifique! 

HERMAN. 

Aussi  vont-ils  sans  doute  prolonger  leur  course. 

ISABELLE,  ù  Barini. 

Vous  avez  connu  mon  mari  depuis  son  enfance? 

BARINI. 

Sans  doute,  madame  la  countesse,  sans  doute.  Quand  j'étais  joune  et 
belle,  et  en  répoutation ,  et  que  dés  gens  qui  né  mé  salouent  même  plous  à 
l'heure  qu'il  est  se  traînaient  à  mes  genoux,  lé  doue,  son  père  mé  faisait 
la  cour,  ma  oune  cour!  tout  ce  qu'il  y  a  dé  plous  sérieux!  Il  avait  perdou 
la  tête  à  ce  point  qu'il  voulait  m'épouser. 

HERMAN. 

Eh!  qui  vous  dit,  cara Barini,  que  ce  fût  une  preuve  de  folie? 

BARINI. 

Tais-toi!  Heureusement  que  j'ai  eu  de  la  raison  pour  doux!  car,  si  j'avais 
cédé,  il  né  se  serait  pas  marié  avec  ta  mère,  et  toi,  tou  né  serais  pas  né, 
moun  povre  Pompée. 

ISABELLE. 

Pompée!...  Henri,  vous  seriez  ce  duc  Pompée?...  Vous  m'auriez  trompée 
à  ce  point! 

HERMAN. 

Pardonne-moi,  chère  Isabelle!  Quand  tu  sauras... 

ISABELLE,  avec  indignation. 

Tout  n'est-il  pas  assez  clair?...  N'avez-vous  pas  fait  venir  ici  mademoi- 
selle, à  qui  vous  avez  permis  de  débuter  sous  votre  nom? 

POMPÉ  A. 

Madame,  je  vous  jure  qu'hier  encore  Pompée  ignorait... 

ISABELLE. 

Assez,  mademoiselle!  (a  Herman,  qui  s'approche  d'elle.)  Asscz!  laisscz-moi !  Lais- 
sez-moi me  retirer  près  de  mon  fils,  près  du  seul  être  qui  ne  m'ait  pas 
trahie!  Ne  me  suivez  pas!  Je  vous  défends  de  me  suivre!  (Eiie  fait  quelques  pas 

vers  sa  chambre,  et  tombe  évanouie.  ) 

HERMAN,  s'élançant  et  la  prenant  entre  ses  bras. 

Ah!  misérable!  elle  se  meurt  peut-être,  et  je  suis  son  meurtrier!  (ii  rem- 
porte dans  sa  chambre.  On  entend  un  coup  de  sonnette ,  et  Dorothée  traverse  le  salon.  ) 

SCÈNE  IV. 
POMPÉ  A,  La  BARINI. 

BARINI. 

Mon  Diou!  quel  affreux  accident!  Qui  aurait  pou  s'imaginer  que  ce  noum 

TOME  XLVni.  50 


786  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dé  Pompée!...  Ma  pour  sour  qu'elle  va  revenir  à  elle,  et  alors  elle  entendra 
raison.  Quand  nous  expliquerons  que  c'est  ce  diable  dé  Noirmont... 

POMPÉA. 

Il  s'agit  bien  d'avoir  raison  !  Toutes  les  apparences  sont  contre  nous.  Dès 
que  nous  serons  rassurées  sur  sa  sauté,  nous  n'aurons  plus  qu'à  partir. 


SCENE  V. 
Les  Prégédens,  HERMAN. 

POMPÉA. 

Eh  bien  !  comment  va-t-elle  I 

HERMAN. 

Toujours  sans  connaissance...  Dorothée  dit  que  c'est  un  évanouissement 
semblable  à  celui  qu'elle  a  eu  à  la  mort  de  sa  mère,  et  qui  s'est  tellement 
prolongé  qu'on  craignait  pour  ses  jours. 

POMPÉA,  à  Herman. 

Nous  ne  devons  pas  rester  ici  davantage;  veuillez  ordonner  qu'on  attelle. 
(A  Barini.)  Vicus,  ma  Vieille  amie,  il  faut  nous  préparer  au  départ. 

BARINI,    à  Herman. 

Povero!  zé  donnerais  mes  boucles  d'oreilles  per  avoir  été  mouette  tout 

à  l'heure...  TOU  mé  pardonnes,  n'est-ce  pas?  (Herman  leur  tend  la  main  à  toutes  les 

deux ,  puis  elles  sortent.  J 

SCÈNE   VI. 

HERMAN,  DUBOIS. 

HERMAN  sonne,  Dubois  paraît. 

Fais  monter  à  l'instant  un  homme  à  cheval,  qu'il  aille  chercher  un  mé- 
decin. 

DUBOIS. 

Madame  ne  va  donc  pas  mieux  ? 

HERMAN. 

Non...  Ah!  tu  diras  en  même  temps  qu'on  prépare  la  voiture  pour  le  dé- 
part de  M^'"=  Pompéa. 

DUBOIS. 

Oui,  monsieur  le  comte...  Oh!  ça,  c'était  bien  utile,  voyez-vous! 

HERMAN. 

Que  veux-tu  dire? 

DUBOIS. 

Oh!  rien...  Certainement  monsieur  le  comte  sait  que  je  ne  suis  pas  sé- 
vère, surtout  depuis  que  j'ai  goûté  du  mariage. 

HERMAN. 

Eh  bien? 

DUBOIS. 

Eh  bien!  faire  venir  M"'=  Pompéa  ici,  sous  le  même  toit  que  madame,  là, 
vrai,  c'était  fort! 


LE    MARIAGE    DU   DUC    POMPEE.  787 

HERMAN. 

"Va-fen!  (Dubois  sort.)  11  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  drôle  qui  croie  que  j'ai  voulu 
établir  ma  maîtresse  chez  ma  femme! 

SCÈNE  YII. 
HERMAN,    NOIRMONT. 

HERMAN;  allant  au-devaut  de  Noirmont. 

Ah!  mon  ami,  je  suis  bien  malheureux! 

NOIRMONT,  avec  effusion,  lui  prenant  la  maiu. 

Je  sais  tout  :  Pompéa,  qui  me  guettait  à  sa  fenêtre,  est  descendue  au- 
devant  de  moi,  et  m'a  tout  raconté. 

HERMAN. 

Et  Emma?  Et  Fritz? 

NOIRMONT. 

Ils  ne  savent  rien  encore;  ils  s'habillent  pour  le  dîner...  Voyons,  prends 
courage!  Tôt  ou  tard  la  découverte  était  inévitable,  seulement  la  distrac- 
tion de  la  Barini  en  a  fait  une  catastrophe...  Tu  me  jures  que  ta  rupture 
avec  Pompéa  est  définitive,  sans  arrière-pensée? 

HERMAN. 

Je  vous  le  jure. 

NOIRMONT. 

Eh  bien!  laisse-moi  faire.  Lorsqu'elle  reprendra  ses  sens,  permets-moi 
de  me  présenter  le  premier  devant  elle...  Aussi  bien,  avant  ta  justification, 
ta  vue  ne  pourrait  que  lui  faire  mal.  Il  y  a  une  telle  force  dans  l'accent  de 
la  vérité  sur  une  âme  pure  comme  celle  d'Isabelle  que,  malgré  les  appa- 
rences, je  réponds  de  la  convaincre. 

HERMAN. 

Que  lui  direz-vous? 

NOIRMONT. 

Sois  tranquille  :  je  ne  lui  dirai  pas  toute  la  vérité. 

HERMAN. 

Je  vous  accompagne  auprès  d'elle,  et  je  me  retirerai  dès  qu'elle  ouvrira 
les  yeux. 

SCÈNE  YIII. 

Les  Précédens,  DUBOIS,  Un  Médecin. 

DOBOIS. 

Monsieur  le  comte,  voici  le  médecin. 

HERMAN,  après  avoir  échangé  un  salut  avec  le  médecin, 

Monsieur,  veuillez  entrer  avec  moi.  (iis  entrent  chez  isabeiiej 

SCÈNE   IX. 


Et  la  voiture? 


NOIRMONT,  DUBOIS. 

NOIRMONT. 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DUBOIS. 

Elle  sera  prête  tout  à  l'heure,  monsieur. 

NOIRMONT. 

C'est  bien.  Tu  diras  à  ces  dames  de  ne  pas  partir  avant  de  m'a  voir  vu.  (ii 

entre  chez  Isabelle.) 

SCÈNE  X. 

DUBOIS,   LISETTE. 

DUBOIS,  seul. 

C'est  pour  le  coup  que  Dorothée  va  monter  en  chaire  et  tonner  contre 

les  maris!   (Il  va  poursonlr,  entre  Lisette.) 

LISETTE.    (Elle  tient  une  lettre  qu'elle  cache  derrière  son  dos.) 

Ah!  c'est  vous,  monsieur  Dubois!  vous  êtes  seul? 

DUBOIS. 

Oui,  que  me  veux-tu? 

LISETTE. 

Mon  bon  monsieur  Dubois,  je  suis  bien  contente  de  vous  voir,  allez! 

DUBOIS. 

Oui,  quand  tu  as  besoin  de  moi,  je  suis  ton  bon  monsieur  Dubois!  dès 
que  tu  as  tiré  de  moi  ce  que  tu  désirais,  adieu  la  reconnaissance. 

LISETTE. 

Oh!  cette  fois  je  ne  serai  pas  ingrate. 

SCÈNE   XI. 

Les   PrÉCÉDENS,    DOROTHÉE,    sortant  de  la  chambre  d'Isabelle. 
LISETTE. 

Si  VOUS  aviez  la  bonté  de  vous  charger  d'une  lettre... 

DOROTHÉE,  s'étant  approchée  de  Lisette  sans  être  vue  et  s'emparant  de  la  lettre. 

Ah!  ah!  je  vous  y  prends  enfin!  un  tête-à-tête!  eh!  Dieu  merci,  cette 
fois  la  preuve  est  entre  mes  mains. 

LISETTE,  remise  de  sa  surprise. 

Voulez-vous  bien  me  rendre  ma  lettre,  madame? 

DOROTHÉE,    décachetant  la  lettre, 

Voyez-vous  l'effrontée!  oser  me  demander  de  lui  rendre  sa  correspon- 
dance adultère  avec  ce  fourbe! 

LISETTE. 

Il  s'agit  bien  de  votre  mari!  Quand  je  vous  dis  que  cette  lettre  n'est  pas 
pour  lui! 

DOROTHÉE. 

Et  pour  qui  alors? 

LISETTE. 

Ça  ne  vous  regarde  pas!...  Je  suis  bien  libre  d'écrire... 

DOROTHÉE,    lisant. 

«  Mon  bien-aimé.  »  Est-ce  assez  clair?  «  Mon  bien-aimé  seigneur.  »  Mon- 


LE    MARIAGE    DU   DUC    POMPEE.  789 

sieur  Dubois,  un  seigneur  !...  C'est  par  de  pareilles  flatteries  que  ces  co- 
quines enjôlent  nos  maris. 

DUBOIS. 

Mais  vous  voyez  bien,  Dorothée,  que  cette  lettre  n'est  pas  pour  moi. 

DOROTHÉE. 

Taisez-vous!  (Lisant.)  «N'allez  pas  croire  que  je  vous  aie  manqué  de  pa- 
role; on  m'a  enfermée.  » 

LISETTE,    furieuse,  voulant  lui  arracher  la  lettre. 

Rendez-moi  ma  lettre,  ou  sinon... 


Ah!  Lisette! 

Je  voudrais  bien  voir!. 

Voyons,  Dorothée! 


DUBOIS,    s'interposant. 

DOROTHÉE. 

DUBOIS. 

SCÈNE  XII, 


Les  Précédens,  NOIRMONT. 

NOIRMONT,   sortant  de  la  chambre  d'Isabelle. 

Que  signifie  un  pareil  bruit  près  de  la  chambre  de  la  comtesse?...  Com- 
ment! madame  Dubois,  vous  qui  devriez  donner  l'exemple!... 

DOROTHÉE. 

Ah!  monsieur,  encore  un  affreux  scandale!...  J'allais  commander  l'or- 
donnance chez  le  pharmacien,  quand  j'ai  surpris  cette  impudente  tête  à 
tête  avec  mon  mari,  et  lui  remettant  la  lettre  que  voici,  où  elle  s'excuse  de 
lui  avoir  manqué  de  parole. 

LISETTE. 

Mais  puisqu'elle  n'est  pas  pour  lui;  c'était  pour  qu'il  la  remît... 

NOIRMONT,    à  Dorothée. 

Voyons  la  pièce  de  conviction. 

DOROTHÉE,    serrant  la  lettre  dans  sa  poche. 

Certainement,  monsieur  le  comte,  je  ne  voudrais  pas  vous  désobéir;  mais 
à  moins  d'un  ordre  exprès  de  ma  maîtresse  je  ne  m'en  dessaisirai  pas. 

(Elle  sort.) 

NOIRMONT,    à  Dubois. 

Laissez-nous  !  (  rubois  sort.  ) 

SCÈNE   XIII. 

NOIRMONT,  LISETTE. 

NOIRMONT. 

Fillette,  approche.  (Lisette  s'approche.)  A  qui  écrivais-tu  ce  billet? 

LISETTE. 

Mais,  monsieur,  ce  n'est  pas  à  Dubois. 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

NOIRMONT. 

Mais  à  qui  alors?  (silence.)  Ainsi  tu  refuses  de  répondre?...  Comment  t'ap- 
pelles-tu? 

LISETTE. 

Je  suis  Lisette,  la  fille  du  jardinier, 

NOIRMONT. 

Ah!  tu  es  Lisette!  C'est  toi  qui  faisais  rendre  hier  soir  au  comte  Herman 
sa  bourse  qu'il  avait  perdue?  (a  part.)  Et  moi  qui  vantais  son  désintéresse- 
ment! (A  Lisette.)  Tu  as  raison  d'être  discrète;  mais  sache  dorénavant  qu'il 
est  encore  plus  imprudent  d'écrire  que  de  parler...  Ta  justification  auprès 
de  Dorothée  coûterait  bien  cher  à  celui  qui  t'avait  donné  rendez-vous. 

(Lisette  sort.  ) 

SCÈNE  XIV. 

NOIRMONT,  seul. 

Ah  !  c'en  est  trop  !  Tomber  de  la  comtesse  à  Lisette  !  Jouer  le  bonheur  de 
sa  femme,  le  sien,  contre  une  méprisable  fantaisie!  Voilà  de  quoi  lasser  la 
plus  indulgente  amitié!...  Que  son  infamie  soit  connue,  qu'il  reste  écrasé 
sous  la  honte  de  la  découverte,  certes  je  ne  ferai  rien  pour  l'empêcher... 
Oui,  mais  sa  perte  entraîne  fatalement  celle  d'Isabelle,  et  j'ai  juré  de  la 
sauver...  Ah!  si  je  pouvais,  en  la  préservant,  punir  le  coupable! 

SCÈNE  XV. 

HERMAN,  NOIRMONT. 

HERMÂN ,    avec  empressement,  sortant  de  chez  Isabelle. 

Ah!  mon  ami,  elle  revient  à  elle!  Le  docteur  en  répond!  Fritz  et  Emma 
sont  auprès  de  son  lit...  Quel  cœur  que  ce  Fritz!...  Oh!  je  vous  en  prie,  à 
l'avenir  ne  vous  moquez  plus  de  lui  ;  il  m'a  promis  de  prendre  ma  défense. 

NOIRMONT,    haussant   les  épaules. 

La  belle  affaire!  Il  te  défend  parce  qu'il  n'a  rien  compris...  Et  Emma? 

HERMAN. 

Emma  se  tait.  Vous  concevez  d'ailleurs  que  je  n'avais  ni  le  temps,  ni 
l'envie  de  causer  avec  elle...  Ils  sont  convenus  de  se  retirer  sur  un  signe  de 
vous...  C'est  à  vous  maintenant  de  faire  le  reste...  Ma  vie  est  entre  vos 
mains. 

NOIRMONT. 
Soit!  j'y  vais,   (a  lul-même  en  s'en  allant,  avec   indignation.)  TrOlîipeur  invétéré  qui 

i>e  trompe  lui-même!...  Ne  dirait-on  pas,  à  l'entendre,  le  modèle  des  maris? 


LE    MARIAGE    DU   DUC    POMPEE.  791 

V. 

PREMIER   TABLEAU.    —   Le   thiAtre   représente   le   salon. 

SCÈNE   PREMIÈRE. 

EMMA,  FRITZ. 

EMMA. 

Ainsi  vous  croyez  à  la  vertu  de  M"'=  Pompéa? 

FRITZ. 

Eh!  quelle  raison  avez-vous  de  ne  pas  y  croire? 

EMMA. 

Moi?  aucune.  La  compensation  aux  souffrances  de  votre  sœur  sera  du 
moins  le  départ  de  ces  chanteuses  ancienne  et  nouvelle. 

FRITZ. 

Vous  êtes  bien  rigoriste. 

EMMA. 

C'était  votre  opinion  hier  matin,  je  l'ai  conservée.  Au  surplus,  cher 
fiancé,  voilà  plus  d'un  an  que  nous  sommes  promis  l'un  à  l'autre;  ne 
trouvez-vous  pas  que  c'est  un  peu  long? 

FRITZ. 

Vous  savez  bien,  chère  Emma,  qu'il  y  a  quelques  mois  à  peine  nous 
étions  encore  en  deuil  de  ma  mère;  mais  mes  engagemens  sont  sacrés,  et 
je  ne  crois  pas  que  personne  soit  en  droit  de  me  soupçonner  de  vouloir  y 
manquer. 

EMMA. 

Vous  me  comprenez  mal,  mon  noble  cousin  :  ce  que  je  veux  dire,  c'est 
que,  depuis  un  an,  nous  avons  épuisé  ensemble  l'idéal,  la  poésie  de  l'a- 
mour; maintenant  il  ne  reste  plus  que  la  partie  prosaïque,  bien  peu  digne 
de  nous...  Que  penseriez-vous  si  nous  nous  rendions  l'un  à  l'autre  une  en- 
tière liberté? 

FRITZ,    d'un   air   flattû   et  fâché. 

En  vérité,  Emma,  vous  avez  tort  d'être  jalouse. 

EMMA. 

Moi!  Et  de  qui? 

FRITZ. 

Cela  se  voit  de  reste,  de  M"'=  Pompéa. 

EMMA,  le  regardant  ironiquement. 

Et  de  vous? 

FRITZ. 

Sans  doute;  hier  soir  ces  messieurs  l'avaient  remarqué  comme  moi. 

EMMA,  riant. 

Ah!  c'est  l'opinion  d'Herman  et  du  comte  de  Noirmont! 

FRITZ. 

Je  n'avais  pas  besoin  de  leur  avis;  votre  dépit  était  assez  visible. 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

EMMA. 

Eh  bien  !  cousin,  voulez-vous  me  faire  grand  plaisir?  Épousez  M"'  Pom- 
péa.  A  cette  condition,  je  serai  sa  demoiselle  de  noces. 

FRITZ. 

Calmez-vous!  Vous  êtes  une  enfant,  je  m'engage  à  ne  plus  lui  parler. 

EMMA. 

Mon  Dieu!  quand  on  veut  être  poli,  qu'il  est  difficile  de  se  faire  com- 
prendre! Vous  ne  voyez  donc  pas  à  quel  point  je  suis  lasse  de  cette  chaîne 
sans  amour,  et  les  bàillemens  sans  fin  que  me  donne  le  simple  prologue  de 
notre  mariage? 

FRITZ. 

La  colère  vous  égare,  cousine. 

EMMA. 

En  colère?  moi!  parce  que  je  vous  déclare,  pendant  qu'il  en  est  temps 
encore,  que  je  ne  vous  aime  pas,  que  je  ne  vous  ai  jamais  aimé. 

FRITZ. 

C'est  assez,  je  n'en  veux  pas  entendre  davantage. 

EMMA. 

Ainsi  vous  me  rendez  ma  parole  comme  je  vous  rends  la  vôtre? 

FRITZ. 

Comme  il  vous  plaira. 

SCÈNE  II. 
EMMA,  POMPÉ  A. 

EMMA,  à  elle-même. 
Enfin!    (Apercevant  Pompéa,  qui  yient   d'entrer.)  Ail!  eUCOre  ici  ! 

POMPÉA. 

Ma  présence  vous  étonne,  mademoiselle? 

EMMA. 

Mais  non;  vous  voulez  assister  au  dénoûment  du  drame  où  vous  jouez  un 
si  beau  rôle.  C'est  affaire  de  métier. 

POMPÉA. 

Dans  ma  carrière,  mademoiselle,  qui  est,  si  je  comprends  bien,  ce  que 
vous  entendez  par  métier,  votre  langage  et  surtout  le  ton  qui  l'accom- 
pagne conviennent  à  merveille  aux  scènes  de  rivalité. 

EMMA. 

Prenez  garde!  vous  oubliez... 

POMPÉA,    interrompant  Tivement. 

Au  contraire  je  me  souviens,  et  si  dès  hier  je  trouvais  votre  conduite  en 
ma  présence  singulièrement  imprudente,  que  dirai-je  de  votre  attaque  à 
cette  heure  !  Comment  avez-vous  espéré  me  cacher  le  sentiment  qui  vous 
agite,  vos  coquetteries  incessantes  à  l'égard  de  Pompée,  à  moi,  qui  me  re- 
trouvais enfin  près  de  celui  qui  fut  mon  maître,  mon  ami?... 

EMMA,    ironiquement. 

Votre  ami? 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  793 

POMIMCA. 

Mon  amant. 

EMMA. 

Ainsi  vous  osez  avouer,  sous  le  toit  d'Isabelle,  que  vous  êtes  la  maîtresse 
du  comte  Herman? 

POMPÉA. 

Ah  !  Dieu  m'est  témoin  qu'hier,  en  venant  ici,  je  croyais  le  trouver  libre 
de  tout  lien. 

EMMA,  railleuse. 

Et  son  mariage,  sans  doute,  donne  plus  de  piquant  à  vos  prétentions? 

POMPÉA. 

Vous  devez  en  juger  ainsi,  vous,  mademoiselle,  qui,  fiancée  au  frère  de 
votre  amie  d'enfance,  profitez  de  la  sécurité  absolue  que  vous  inspirez  pour 
séduire  Herman  et  trahir  à  la  fois  le  frère  et  la  sœur. 

EMMA. 

Tant  d'effronterie!...  d'aussi  noires  inventions!... 

POMPÉA. 

Vous  m'avez  provoquée;  j'irai  jusqu'au  bout  :  je  vous  déclare  que  Pom- 
pée n'a  pas  d'amour  pour  vous;  voilà  ce  dont  votre  vertu  se  peut  féliciter. 

(MouTement  de  colère  d'Emma.)  ' 

SCÈNE  III. 

Les  Précédens,  DOROTHÉE. 

DOROTHÉE,    d'un  ton  .solennel  à  Pompéa. 

Ma  maîtresse,  mademoiselle,  me  charge  de  vous  amener  devant  elle. 

POMPÉA,    avec  hauteur. 

S'est-elle  exprimée  ainsi? 

DOROTHÉE,    avec  embarras. 

Je  veux  dire  que  madame  vous  demande...  même  que  monsieur  le  comte 
de  Noirmont  a  ajouté  que  vous  viendriez  certainement. 

POMPÉA,  avec  émotion. 
Allons!   (Elle  entre  avec  Dorothée  dans  la  chambre  d'Isabelle.) 

SCÈNE  IV. 

EMMA,    seule. 

Ah!  il  ne  m'aime  pas!  L'insolente!  Je  veux  me  venger,  l'écraser!  Sa  ja- 
lousie lui  a  dévoilé  mon  secret.  Allons  !  il  n'y  a  plus  à  hésiter;  il  faut  qu'il 

choisisse.   (  EUe  entre  résolument  chez  Herman.  ] 


79i  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


DEUXIÈME   TABLEAU.    —    La  chambre  à  coucher  du  comte  Herman. 


SCENE  PREMIERE. 

HERMAN,  EMMA. 

HERMAN,    assis  dans  un  fauteuil,  absorbé  par  ses  réflexions;  il  se  lèTe  avec  surprise 
en  apercevant  Emma. 

Yous  ici,  Emma?  Quelle  imprudence!  Si  quelqu'un  vous  voyait,  vous  seriez 
perdue  ! 

EMMA. 

Qu'importe  ?  je  suis  libre. 

HERMAN. 

Libre? 

EMMA. 

Oui,  je  viens  de  rompre  avec  mon  fiancé...  Oh!  je  ne  vous  ferai  pas  vu- 
loir  la  grandeur  du  sacrifice;  mais,  avec  votre  image  dans  le  cœur,  avoir  à 
subir  chaque  jour  la  cour  assidue  de  Fritz,  c'était  plus  que  je  n'en  pouvais 
supporter. 

HERMAN. 

Cette  rupture  est  une  folie  !  Vous  savez  bien  que ,  de  mon  côté ,  je  suis 
enchaîné  pour  la  vie. 

EMMA. 

Isabelle  est  mon  amie  d'enfance,  rien  n'aurait  pu  me  décider  à  mettre 
mon  bonheur  au-dessus  du  sien  :  malgré  vos  déclarations  d'une  passion 
plus  ardente  que  j'avais  fait  naître,  malgré  mon  propre  cœur,  j'étais  ré- 
solue à  tout  souffrir;  mais  à  présent  Isabelle  sait  que  son  mari  n'est  autre 
que  le  duc  Pompée,  que  la  Pompéa  est  sa  maîtresse,  et  qu'il  a  permis  à 
cette  créature  de  venir  le  trouver  jusque  dans  sa  demeure  entre  sa  femme 
et  son  enfant.  C'est  une  injure  dont  vous  auriez  tort  d'espérer  le  pardon  : 
Isabelle  vous  aime,  mais  d'un  amour  légitime,  consacré,  renfermé  dans  les 
bornes  d'une  étroite  vertu. 

HERMAN. 

Quelle  erreur  est  la  vôtre  !  Je  ne  suis  pas  l'amant  de  Pompéa,  et  je  vous 
jure  qu'autant  que  vous  j'ai  été  surpris  de  son  arrivée  au  château  :  sur  ce 
point,  Noirmont  est  en  mesure  de  me  justifier. 

EMMA. 

Libre  à  vous  d'espérer  le  succès  des  fables  d'un  ami  complaisant  !  Quoi 
qu'il  dise  ou  qu'il  fasse,  pour  Isabelle  le  voile  des  illusions  est  déchiré,  sa 
confiance  est  à  jamais  perdue.  (Pause.)  Eh!  qu'importe  après  tout?  Ce  n'est 
pas  elle  qui  vous  eût  aimé  marié  à  une  autre,  ce  n'est  pas  elle  qui,  pour 
partager  votre  passion,  eût  foulé  aux  pieds  tous  les  devoirs  que  la  société 
et  la  religion  nous  imposent,  qui  eût  étouffé  jusqu'à  la  jalousie  !  Eh  bien  ! 
moi,  j'aime  le  duc  Pompée  malgré  le  scandale  de  son  nom,  malgré  son  cor- 
tège de  vices,  malgré  sa  femme,  malgré  sa  maîtresse,  je  l'aime!  Et  s'il  ne 
m'a  pas  abusée,  si  les  paroles  qu'il  murmurait  hier  encore  à  mon  oreille 
ne  sont  pas  vaines,  je  suis  prête  à  partir  avec  lui.  (siience.)  Eh  bien!  ne  m'en- 
tendez-vous pas?  Êtes-vous  à  ce  point  absorbé  par  la  pensée  d'Isabelle,  ou 


LE    MARIAGE    DU    DUC   POMPEE.  795 

ne  vous  sentez-vous  pas  la  force  de  renoncer  à  une  Pompéa?  (suence.)  De  la 
part  de  celle  qui  offre  de  s'attacher  à  vous,  non  par  les  sermons  fragiles , 
par  les  promesses  si  souvent  violées  de  l'hymen,  mais  par  la  chaîne  indis- 
soluble du  scandale  et  de  la  honte,  est-ce  trop  que  d'exiger  une  réponse  ? 
(Silence.)  Parlez!  mais  parlez  donc! 

HERMAN. 

Je  suis  coupable,  bien  coupable  envers  vous  !  Je  deviendrais  criminel  en 
acceptant  de  vous  perdre  avec  moi. 

EMMA. 

Ainsi  ce  regard  qui  me  pénétrait  sans  cesse,  ces  mains  qui  cherchaient 
les  miennes,  cette  voix  émue,  ces  protestations  d'une  passion  qui  l'empor- 
tait sur  la  tendresse  du  mari  et  du  père,  tout  cela  n'était  que  jeu,  men- 
songe, duplicité! 

HERMAN. 

Vous  êtes  injuste  :  quand ,  la  raison  égarée  par  tant  de  beauté,  je  vous 
prodiguais  les  marques  de  ma  folle  passion,  hélas!  j'étais  aussi  sincère  que 
coupable!...  Si,  comme  vous  le  craignez,  entre  Isabelle  et  moi  le  mal  est 
sans  remède,  je  ne  serais  qu'un  méprisable  égoïste  en  profitant  d'un  élan 
irréfléchi,  d'un  moment  d'exaltation  romanesque  suivi  d'éternels  regrets. 

EMMA. 

Certes  la  retraite  est  habile  et  la  réponse  pleine  de  convenance  :  une 
femme  romanesque  serait  bien  difficile,  si  elle  ne  se  contentait  pas  de  vos 
tardifs  remords  et  de  votre  fausse  abnégation  ;  mais  me  croyez-vous  à  ce 
point  aveuglée  que  je  ne  découvre  pas  enfin  le  bat  de  vos  savantes  pour- 
suites? Ce  que  vous  vouliez,  c'était  vous  servir  de  moi  pour  rompre  la  mo- 
notonie de  votre  intérieur...  Me  perdre  avec  impunité,  oh!  cela  n'était 
rien!  cela  dépassait  à  peine  le  cercle  des  distractions  permises;...  mais  là 
où  le  cœur  vous  manque  pour  une  résolution  irrévocable,  à  vos  yeux  le 
crime  commence. 

HERMAN. 

Vous  avez  raison,  Emma;  pour  abandonner  ma  femme  et  mon  enfant,  le 
cœur  me  manque;  mais  cette  fois  c'est  le  cœur  qui  me  sauve. 

SCÈNE  II. 
HERIMAN,  NOIRMONT. 

HERMAN  ;  voyant  entrer  Noirmont,  il  pousse  Emma  derrière  le  paravent. 

Pour  Dieu!  que  personne  ne  nous  voie.  (Aiiant  à  Noirmom.!  Eh  bien!  com- 
ment se  trouve  Isabelle? 

NOIRMONT. 

Bien;  elle  ne  ressent  plus  qu'un  peu  de  fatigue. 

HERMAN. 

Et  VOS  explications? 

NOIRMONT. 

Inutiles;  j'ai  échoué. 

HERMAN. 

Échoué!  Ainsi  plus  d'espérance. 

NOIRMONT. 

Non. 


796  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

HEFxMAN. 

Mais  VOUS  ne  lui  avez  donc  pas  dit  depuis  combien  de  temps  j'avais  rompu 
avec  Pompéa,  que  nous  avions  cessé  toute  correspondance,  que  nous  ne 
savions  même  plus  si  nous  existions  l'un  et  l'autre,  qu'après  Isabelle  c'est 
vous  qui  m'avez  décidé  à  revenir  en  France,  et  que  c'est  encore  vous,  vous 
seul,  à  mon  insu,  qui  avez  eu  l'idée  de  présenter  Pompéa  à  ma  femme? 

NOIRMONT. 

J'ai  dit  tout  ce  qu'il  fallait  dire,  et  pour  mieux  expliquer  comment  entre 
Pompéa  et  toi  il  n'y  avait  plus  qu'une  sincère  amitié,  j'ai  raconté  ta  jeu- 
nesse, ta  vie  de  dissipation  et  de  désordre. 

HERMAN. 

A  quoi  bon?  Cela  n'était  pas  nécessaire. 

NOIRMONT. 

Je  lui  devais  la  vérité;  mais  ici  la  franchise  était  de  l'habileté.  As-tu  donc 
oublié,  cervelle  légère,  que  la  plus  honnête  femme  préférera  toujours 
l'homme  qu'elle  relève  par  son  amour  à  celui  qui  n'a  jamais  failli?  Isabelle 
m'écoutait,  indulgente,  attentive,  avide  de  pardonner,  et  l'adorable  femme, 
dans  sa  généreuse  nature,  avait  fait  venir  sur  l'heure  Pompéa  afin  de  lui  de- 
mander l'oubli  de  ses  soupçons. 

HERMAN. 

Vous  avez  donc  réussi? 

NOIRMONT. 

Eh!  cent  fois  non!  te  dis-je.  Alors  est  survenue  la  catastrophe  qui  a  mis 
à  néant  toutes  nos  espérances.  Dorothée  est  entrée,  furieuse,  demandant 
justice  des  trahisons  de  son  libertin  de  mari,  et  tendant  une  lettre  à  sa 
maîtresse.  Dès  les  premiers  mots,  il  devint  évident  que  Dorothée,  aveuglée 
par  sa  jalouse  rage,  accusait  à  faux  l'innocent  Dubois;  la  lettre  était  pour 
toi  et  signée  de  Lisette  :  elle  s'accusait  de  n'avoir  pu  aller  au  rendez-vous 
que  tu  lui  avais  donné;  les  termes  étaient  clairs,  précis,  et  ne  laissaient 
pas  matière  à  controverse...  D'ailleurs,  te  l'avouerai-je  ?  cette  découverte  a 
comblé  la  mesure,  et  l'indignation  m'a  coupé  la  parole. 

HERMAN. 

Quoi!  Lisette!,.,  oh!  l'enfer  est  déchaîné  contre  moi!  Et  ma  pauvre  Isa- 
belle est  retombée  sans  doute?  Allez,  ne  me  cachez  rien. 

NOIRMONT. 

Non;  son  visage,  ferme  et  dédaigneux,  n'a  laissé  voir  qu'un  immense  mé- 
pris. Mon  vieil  ami,  m'a-t-elle  dit,  on  nous  trompait  tous  les  deux.  Je  veux 
me  séparer,  et  je  compte  sur  vous  pour  m'aider  à  prendre  les  mesures  né- 
cessaires... J'ai  accepté. 

HERMAN,  froidement. 

C'est  bien!...  Et  vous  n'avez  rien  de  plus  à  me  dire? 

NOIRMONT. 
Rien.   (U  observe  un  instant  Herraan  et  sort.) 

SCÈNE  III. 

HERMAN,  seul.   (Quand  Noirmont  est  sorti,  il  ferme  derri^re  lui  la  porte  au  verrou  et 
va  regarder  derrière  le  paravent.  ) 

Partie!...  Elle  a  tout  entendu!...  Qu'importe?...  Au  moment  où  je  venais 


LE    MARIAGE    DU    DUC    POMPÉE.  797 

de  rompre  avec  Emma,  où,  régénéré  par  l'amour,  j'avais  enfin  triomphé 
de  mes  indignes  faiblesses,  où  je  me  sentais  la  résolution  et  la  force  de 
consacrer  ma  vie  à  Isabelle,  la  plus  légère  de  mes  fautes  anéantit  toutes 
mes  espérances!...  Oh!  cela  est  injuste!...  De  quel  bonheur  suprême  je  suis 
tombé,  et  sans  pouvoir  accuser  personne,  excepté  moi!...  Séparés  à  cause 
d'une  Lisette!...  Une  autre  femme  comprendrait;...  mais  elle,  sa  pureté  la 
rend  inexorable...  On  peut  fléchir  la  jalousie,  mais  le  mépris!...  Séparés! 
un  procès! 'des  débats  scandaleux!...  Séparés!  ne  plus  lui  parler,  ne  plus 
la  revoir!  L'apercevoir,  de  loin,  au  bras  d'un  autre!  Éprouver  à  mon  tour 
tous  les  tourmens  de  la  jalousie!...  Ah!  je  le  tuerai,  cet  autre!...  Eh!  de 
quel  droit?...  Je  pourrais  fuir  en  Amérique...  Non,  je  veux  rester  à  Paris, 
et  là,  avec  mon  immense  fortune,  braver  l'opinion...  Heu!  recommencer 
à  mon  âge  la  jeunesse  du  duc  Pompée!...  Que  me  font  toutes  les  femmes? 
Il  n'y  en  a  qu'une,  une  seule  que  j'aime...  Et  mon  fils!...  Ah!  plutôt  que 
d'y  renoncer,  je  courberai  mon  orgueil,  je  demanderai  grâce,  je  supplierai. 
Elle,  qui  m'estimait  au-dessus  de  tous  les  hommes,  elle  me  verra  humilié, 
déchu,  n'osant  l'approcher,  fuyant  son  regard,  réduit  aux  sanglots!... Quel 
châtiment!... 

SCÈNE  IV. 
HERMAN,  DUBOIS. 

DUBOIS  entre  tout  effaré,  les  vètemens  en  désordre,  par  la  porte  dérobée. 

Monsieur!... 

HERMAN. 


Qui  t'a  dit  d'entrer  ici? 

Monsieur... 

Que  viens-tu  faire? 


DUBOIS. 
HERMAN. 


DUBOIS. 

Je  viens  prier  monsieur  de  me  donner  mon  compte. 

HERMAN. 

Ah!  tu  me  quittes? 

DUBOIS. 

Pour  rester  au  service  de  monsieur,  les  grossièretés,  les  injures,  j'aurais 
tout  bravé;...  mais  cette  fois  ce  n'étaient  plus  des  mots,  c'étaient  des  coups 
qui  tombaient  sur  moi  comme  grêle.  A  peine  m'étais-je  emparé  de  la  lettre 
que  Dorothée  m'a  sauté  au  visage. 

HERMAN, 

Quelle  lettre? 

DUBOIS. 

Elle  a  serré  ma  cravate  au  point  de  m'étrangler,  puis,  ne  se  connaissant 
plus,  comme  j'étais  parvenu  à  m'échapper  de  ses  mains,  elle  m'a  jeté  tous 
les  meubles  à  la  tête. 

HERMAN. 

Me  diras-tu  de  quelle  lettre  il  s'agit? 

DUBOIS. 

Monsieur  sait  bien,  là,  dans  le  vestibule,  ce  grand  buste  de  Socrate?  Elle 
me  l'a  lancé  droit  contre  la  muraille. 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

HERMAN. 

As-tu  juré  de  me  mettre  en  colère?  De  quelle  lettre  s'agit-il? 

DUBOIS. 

Eh!  monsieur,  de  la  lettre  de  Lisette,  que  votre  ami,  le  comte  de  Noir- 
mont,  m'avait  ordonné  de  reprendre  à  tout  prix  à  Dorothée. 

HERMAN. 

Quel  conte  est-ce  là?  Dorothée  n'est-elle  pas  allée  avec  la  lettre  fatale 
dans  la  chambre  de  ma  femme?  Ne  la  lui  a-t-elle  pas  donnée? 

DUBOIS. 

Eh!  non,  monsieur,  c'est  impossible,  puisque  la  voici. 

HERMAN,  vivement. 

La  lettre!  [ii  s'en  empare.)  Ah!  donne,  mon  pauvre  Dubois!  [Après  avoir  lu,  ù  lui- 
mome.)  La  découvcrtc  de  cette  dernière  faute ,  l'impitoyable  rigueur  d'Isa- 
belle, son  mépris,  tout  cela  n'était  qu'un  rêve  terrible,  un  supplice  infligé 

par  Noirmont.  (on  entend  frapper  à  la  porte.) 

SCÈNE  V. 
Les  Précédens,  NOIRMONT. 

NOIRMONT,   du  dehors. 

Ouvre!  ouvre  donc! 

HERMAN.   (Il  ouvre  précipitamment,  et  ils  se  jettent  dans  les  bras  run  de  l'autre.) 

Cher  tuteur,  quelle  dure  leçon  ! 

NOIRMONT. 

Avoue  que  tu  l'avais  bien  méritée!... 

SCÈNE  VI. 
Les  Précédens,  moins  DUBOIS.  ISABELLE,  POMPÉA,  La  BARINI. 

HERMAN.   (Il  court  au-devant  d'Isabelle  pour  lui  baiser  les  mains;  elle  le  relève,  et  ils 

s'embrassent.) 

Comment  racheter  ma  faute?  Comment  expier  le  mal  que  je  t'ai  fait  en 
cherchant  à  te  cacher  mes  égaremens  passés? 

ISABELLE. 

Ne  parlons  plus  de  quelques  momens  de  souffrance  :  tes  deux  noms, 
Henri  ou  Pompée,  me  sont  également  chers. 

HERMAN. 

Mon  Isabelle! 

ISABELLE. 

Mon  ami,  il  faut  me  ménager  :  il  est  des  femmes  fortes,  nées  pour  la 
jalousie,  la  lutte,  le  combat,  surveillant,  disputant  le  cœur  de  leur  mari 
comme  le  paysan  défend  son  coin  de  terre;  il  en  est  d'autres  qui  n'ont 
reçu  du  ciel  que  la  force  d'aimer. 

HERMAN. 

Jamais  à  l'avenir  plus  de  secret  entre  nous. 


LE   MARIAGE    DU    DUC    POMPEE.  799 

ISABELLE. 

Tu  le  vois,  notre  chère  Pompéa  a  rindulgence  des  âmes  qui  ont  souffert; 
sur  ma  demande,  elle  remet  son  départ  à  ce  soir. 

POMPÉA. 

Chère  comtesse,  vous  n'avez  pas  à  vous  excuser  de  soupçons  que  tout 
justifiait. 

ISABELLE. 

Chère  madame  Barini,  vos  habitudes  de  franchise  ont  fait  tomber  le  voile 
sous  lequel  Henri  voulait  me  dérober  son  passé;  grâce  à  vous,  je  le  connais 
tout  entier  :  rien  ne  gênera  donc  plus  l'abandon  de  votre  causerie. 

BARINI. 

Madame,  déza  que  moun  bavardage  a  bien  tourné,  zé  raé  sens  soulazée 
d'oun  grand  poids,  perqué  ce  né  serait  pas  trop  d'oun  doublé  bâillon  per 
forcer  la  povera  Barini  à  la  dissimulation. 

NOIRMONT. 

Restez  ce  que  vous  êtes,  mon  excellente  amie;  assez  de  gens  pratiquent 
aujourd'hui  l'art  de  feindre. 

SCÈNE   YII. 
Les  Précédens,  EMMA,  FRITZ. 

FRITZ,  avec  une  sorte  de  solennité. 

Chère  sœur,  à  la  suite  d'un  entretien  avec  Emma,  j'ai  obtenu  d'elle  qu'elle 
ne  différât  plus  mon  bonheur  :  elle  me  sacrifie  son  hiver  à  Paris,  et  consent 
à  ce  que  je  la  ramène  près  de  sa  mère  ;  là,  notre  mariage  sera  célébré  sui- 
vant nos  bonnes  coutumes  germaniques. 

ISABELLE. 

Tu  sais,  Fritz,  combien  j'ai  désiré  cette  union:  je  vous  félicite  tous  deux; 
mais  qui  vous  force  à  nous  quitter?  Votre  mariage  ne  peut-il  avoir  lieu 
aussi  bien  à  Paris,  ou  même  à  Maran? 

FRITZ,  avec  emphase. 

Emma  a  sur  ce  point  des  scrupules  que  je  partage  :  il  lui  semble  qu'en 
France  quelque  chose  manquerait  à  la  sainteté  de  notre  union.  Cela  peut 
paraître  un  préjugé,  mais  à  nos  yeux  il  a  la  force  d'un  devoir. 

ISABELLE,  remarquant  son  habit  de  voyage. 

Mais  vous  ne  comptez  pas  partir  aujourd'hui? 

FRITZ. 

L'opinion  d'Emma... 

ISABELLE. 

La  tienne,  cher  frère? 

FRITZ.  Emma  le  regarde  comme  pour  lui  dicter  sa  réponse.  Avec  embarras. 

Entre  celle  qui  va  devenir  ma  femme  et  moi  il  n'y  a  plus  qu'un  même 
sentiment,  et  nous  croyons,  puisqu'il  faut  nous  quitter... 

EMMA. 

Oui,  ma  sœur,  une  séparation  est  devenue  nécessaire,  et  pour  éviter  à 
tous  de  pénibles  déchiremens,  il  vaut  mieux  que  notre  départ  ait  lieu  sur- 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le-champ.  Croyez  que  le  soin  de  notre  bonheur  ne  nous  déciderait  pas  à 
vous  laisser  dans  Tisolement;  mais  vous  êtes  entourée  d'affections  nou- 
velles :  votre  mari  vous  crée  de  précieuses  relations,  et  cet  hiver,  à  votre 
entrée  dans  le  monde  parisien,  vous  y  paraîtrez  sous  les  auspices  du  res- 
pectable comte  de  Noirmont,  guidée  par  le  duc  Pompée,  soutenue  par 
M"^  Pompéa,  la  perle  des  salons,  et  appuyée  au  besoin  de  M'"^  Barini,  une 
illustration  du  consulat  et  de  l'empire.  Au  milieu  de  vos  brillans  succès, 
vous  oublierez  bien  vite  deux  parens  perdus  au  fond  de  l'Allemagne,  for- 
mant un  couple  heureux  dans  son  obscurité. 

POMPÉA. 

Vous  vous  trompez,  mademoiselle,  en  ce  qui  me  regarde;  à  la  fin  du 
mois,  je  me  rends  à  Saint-Pétersbourg,  où  je  suis  engagée  pour  trois  ans; 
à,  comme  à  Paris,  mon  dévouement  est  acquis  à  la  comtesse  Herman;  je 
profiterai,  en  lui  écrivant,  de  sa  bienfaisante  amitié,  et  j'espère  apprendre 
de  loin  à  aimer  cette  vertu  dont  le  contact  journalier  ne  développe,  chez 
d'ingrates  natures,  qu'une  envieuse  antipathie. 

NOIRMONT. 

Les  nouveaux  amis  que  Pompée  a  donnés  à  sa  femme  sont  loin  d'être 

parfaits,  mais  ils  sont  sincères.  (Après  de  froids  adieux,  Emma  et  Fritz  se   retirent.) 

SCÈNE  VIII. 
HERMAN,  ISABELLE,  NOIRMONT,  POMPÉA,  La  BARINI,  DUBOIS. 

BARINI. 

Ah!  que  zé  souis  bien  aise  que  cette  demoiselle  est  partie!  Elle  a  la  jel- 
talure,  qu'on  se  sent  comme  étouffé  tant  qu'elle  est  là. 

ISABELLE. 

Hélas  !  vous  le  voyez ,  Henri ,  mes  pressentimens  sur  Emma  ne  m'avaient 
pas  trompée. 

HERMAN. 

Chère  Isabelle,  oubliez  celle  qui ,  en  si  peu  d'instans,  a  eu  l'art  de  déter- 
miner votre  frère  à  vous  quitter.  Je  veux  à  force  de  tendresse  combler  le 
vide  que  son  départ  laisse  dans  votre  cœur. 

NOIRMONT,    à  Herman. 

Quant  à  toi,  séducteur  fraîchement  converti,  si  l'on  portait  à  ta  charge 
tout  le  mal  que  tu  as  fait,  tu  devrais,  comme  dans  nos  bons  mélodrames, 
subir  à  la  fin  la  peine  de  tes  crimes;  mais  l'amour  a  si  étroitement  enlacé 
le  vice  et  la  vertu,  qu'il  devient  impossible  de  frapper  le  mari  sans  que  la 
femme  ressente  une  cruelle  blessure.  Le  dévot  a  son  bon  ange,  le  fataliste 
son  étoile,  le  philosophe  écoute  son  génie  familier;  mais  l'ange  et  le  bon 
génie  demeurent  invisibles,  et  l'étoile  se  perd  dans  l'infini.  Homme  trois 
fois  heureux!  ton  bon  ange  a  pris  une  forme  mortelle,  Isabelle  est  encore 
ton  génie  familier,  et  ton  étoile  est  là,  brillante,  à  tes  côtés. 

E.  d'Alton-Shée. 


LA 


PEINTURE  DES  COUPOLES 


LA   NEF   DE   SAINT-ROCH. 


Les  vastes  peintures  que  M.  Roger  vient  de  terminer  dans  l'église 
de  Saint-Roch,  à  Paris,  ont,  entre  autres  mérites,  celui  d'être  bien 
appropriées  par  le  style  au  caractère  général  de  l'édifice  et,  par 
l'ordonnance  même,  aux  conditions  toutes  spéciales  de  l'art  de  dé- 
corer une  coupole,  art  difficile  pour  lequel,  le  Corrége  excepté,  les 
maîtres  souverains  ne  nous  ont  pas  légué  d'enseignement,  et  dont, 
à  défaut  de  grands  exemples,  on  ne  peut  rechercher  les  lois  que 
dans  la  théorie  ou  dans  des  œuvres  relativement  modernes.  Pour 
apprécier  sous  ce  rapport  la  valeur  du  travail  accompli  par  M.  Ro- 
ger, il  convient  donc  de  se  rendre  compte  des  conditions  qui  régis- 
saient une  pareille  tâche  et  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  entreprises 
analogues  successivement  tentées  dans  notre  pays. 

Une  coupole,  c'est-à-dire  une  voûte  hémisphérique  ou  engendrée 
soit  par  deux  courbes  se  coupant  au  sommet,  soit  par  une  demi- 
ellipse  posé^  sur  un  plan  circulaire  ou  polygonal,  —  une  coupole 
n'emprunte  pas  sa  raison  d'être  d'une  des  nécessités  de  la  con- 
struction. Au  lieu  de  correspondre  directement,  comme  le  comble 
à  pans  droits  ou  comme  le  plafond,  à  des  besoins  de  conservation  à 
l'extérieur  et  d'abri  au  dedans,  elle  exprime  une  intention  de  déco- 
ration tout  artificielle,  une  fantaisie  de  l'imagination  inutile  au  point 
de  vue  pratique,  propre  seulement  à  éveiller  dans  l'esprit  du  spec- 
tateur des  idées  indéfinies  de  conquête  sur  l'espace  et  de  mouve- 
ment. Aussi  l'architecture  grecque,  logique  par  excellence,  n'a-t-elle 

TOME  XLVIII.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MOIVDES. 

pas  consacré  par  ses  œavres  ce  mode  de  construction  sans  significa- 
tion précise,  cette  sorte  de  fastueux  caprice. 

Bien  qu'assez  enclin,  on  le  sait,  à  faire  prévaloir  l'élément  gran- 
diose en  toute  occasion  et  à  tout  prix,  l'art  romain  lui-même  s'est 
préservé  sur  ce  point  de  l'ostentation  et  de  l'excès.  Il  lui  est  arrivé 
parfois  de  couronner  d'une  coupole  une  rotonde  comme  le  Panthéon 
d'Agrippa,  déduisant  ainsi  la  forme  de  la  toiture  de  la  forme  figurée 
par  les  murs  de  l'édifice  :  il  n'a  pas  commis  cette  faute,  ou  tout  au 
moins  ce  pléonasme  architectural,  dont  devait  s'accommoder  l'art 
moderne,  d'élever  un  second  monument  sur  le  premier,  et,  celui-ci 
une  fois  enraciné  dans  le  sol,  de  le  recommencer  en  l'air,  pour 
ainsi  dire  sur  la  croisée  des  lignes  du  comble. 

Enfin,  malgré  les  exemples  donnés  par  les  architectes  byzantins 
de  Sainte-Sophie  à  Constantinople  et  de  Saint- Vital  à  Ravenne,  — 
exemples  renouvelés  au  ix"  et  au  x""  siècle  à  Aix-la-Chapelle  et  à 
Venise,  —  la  coupole,  pendant  tout  le  moyen  âge,  demeure  à  peu 
près  hors  d'emploi.  On  pourrait  relever  çà  et  là  les  témoignages  de 
quelques  efforts  pour  continuer  à  cet  égard  la  tradition  byzantine; 
mais  en  général  l'architecture  gothique  cherche  et  trouve  ses  in- 
spirations ailleurs.  Les  édifices  qu'elle  construit,  au  lieu  d'être, 
comme  les  monumens  grecs,  assis  sur  des  horizontales,  se  dressent 
en  perpendiculaires,  et  ce  mouvement  d'ascension,  si  vivement  ex- 
primé par  de  minces  colonnes  jaillissant  du  sol  jusqu'aux  voûtes, 
n'a  rien  de  commun  avec  la  souplesse  un  peu  laborieuse,  avec  l'é- 
lan, sans  point  de  départ  fixe  et  sans  but,  des  lignes  d'un  dôme. 
Pour  remettre  en  honneur  ou  plutôt  pour  introduire  les  courbes 
dans  l'architecture  comme  élément  de  décoration  principal,  il  faut 
la  science  hardie  de  Brunelleschi  au  xv''  siècle  et  dans  le  siècle 
suivant  le  génie  de  Michel -Ange.  Le  dôme  de  Sainte -Marie-des- 
Fleurs  à  Florence  et  le  dôme  de  Saint-Pierre  à  P»ome  sont,  à  vrai 
dire,  les  premiers  termes  de  cette  révolution  ou  de  ce  progrès.  Ils 
constituent  deux  types  dont  les  formes,  diversement  imitées  à  par- 
tir de  la  renaissance,  se  reproduiront  à  tout  propos  et  deviendront, 
particulièrement  en  France,  l'ornement  presque  obligé  des  églises 
et  des  palais.  Depuis  Philibert  Delorme  jusqu'à  Lemercier,  Levau 
et  Mansart,  et  depuis  ceux-ci  jusqu'à  Soufflot,  les  architectes  qui  se 
succèdent  dans  notre  pays  adoptent  à  cet  égard  et  se  transmettent 
un  programme  dont  l'exécution  ne  varie  guère  qu'en  proportion 
des  talens  personnels.  Qu'il  s'agisse  de  bâtir  les  Tuileries  ou  de 
travailler  à  l'achèvement  du  Louvre,  de  donner  des  plans  pour  la 
Sorbonne  ou  pour  le  château  de  Vaux,  pour  le  Val-de-Grâce  ou  pour 
l'église  de  Sainte-Geneviève,  un  dôme  devra  inévitablement  s'élever 
au  centre  de  chaque  édifice  et  annoncer  au  regard,  non  pas  la  des- 
tination particulière  de  celui-ci,  mais  la  volonté  qu'on  aura  eue  de 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  803 

le  faire  somptueux  avant  tout,  en  se  conformant,  quant  aux  moyens, 
à  la  règle  commune. 

îNous  n'avons  pas  à  examiner  ici,  au  point  de  vue  de  l'architec- 
ture, les  mérites  ou  les  défauts  des  nombreux  spécimens  en  ce 
genre  que  nous  ont  légués  les  trois  derniers  siècles.  Le  mode  de 
construction  étant  admis  et  la  majesté  qui  peut  en  résulter  pour 
l'effet  extérieur  une  fois  constatée,  reste  à  savoir  quelles  ressources 
ces  formes  hémisphériques  offrent  au  dedans  à  l'ornementation,  de 
quels  procédés  il  conviendra  de  faire  usage  pour  que  la  magnifi- 
cence des  détails  n'appesantisse  ni  ne  fausse  le  .caractère  des  lignes 
générales;  reste  à  savoir  enfin  comment  l'œuvre  du  décorateur  réus- 
sira à  compléter  ici  l'œuvre  de  l'architecte  et  dans  quelle  mesure  il 
sera  permis  à  un  art  auxiliaire  d'agir  en  vertu  de  ses  inspirations 
propres  et  de  sa  fantaisie. 

Il  semble  que  la  surface  intérieure  d'un  dôme  soit  un  champ 
naturellement  promis  au  pinceau.  Ces  vastes  murs,  cintrés  à  l'imi- 
tation de  la  voûte  du  ciel,  appellent  des  teintes  sereines  qui  en  al- 
légeront le  poids  et  en  peupleront  harmonieusement  l'étendue,  bien 
plutôt  qu'elles  n'autorisent  l'emploi  d'ornemens  sculptés  dont  la 
multiplicité  même  et  le  relief  surchargeraient  l'aspect  de  l'ensemble 
et  en  diviseraient  l'unité.  Toutefois,  entre  ces  deux  partis  à  prendre, 
on  a  le  plus  souvent  opté  pour  le  second.  Des  séries  de  comparti- 
mens  renouvelés  de  ceux  qui  dans  le  Panthéon,  à  Rome,  rompent 
continuellement  la  belle  courbe  du  cintre,  des  caissons  quadrangu- 
laires  dont  les  renfoncemens  profonds  ajoutent  par  le  contraste  à  la 
saillie,  déjà  inutile,  des  rosaces  qu'ils  encadrent,  —  voilà  les  orne- 
mens  traditionnels  au  moyen  desquels  on  n'est  guère  arrivé  qu'à 
démentir  l'idée  qu'il  s'agissait  de  faire  prévaloir,  et  à  convertir  une 
châsse  aérienne,  pour  ainsi  dire,  en  un  épais  couvercle  emprison- 
nant le  regard  qui  s'y  heurte,  comme  il  arrête  et  refoule  la  pensée. 
Le  premier,  parmi  les  artistes  italiens,  le  Corrége  entreprit,  en  pa- 
reil cas,  de  les  affranchir  absolument  l'une  et  l'autre.  En  décorant 
de  fresques  la  coupole  de  San -Giovanni  à  Parme,  et  un  peu  plus 
tard  celle  de  la  cathédrale ,  son  pinceau  pratiquait  à  travers  les 
murs  une  immense  ouverture  sur  le  ciel  et  supprimait  ainsi  en  ap- 
parence le  champ  même  où  il  s'exerçait.  Plus  audacieux  encore  que 
Michel-Ange,  qui,  en  peignant  le  plafond  de  la  chapelle  Sixtine,  n'a- 
vait figuré  sur  cette  surface  solide  que  des  percemens  symétri- 
ques, encadrés  dans  des  ornemens  d'architecture  simulés,  le  Cor- 
rége ne  craignait  pas  d'anéantir  jusqu'à  l'architecture  réelle  :  il  la 
remplaçait  par  le  vide  et  suspendait,  au  sein  de  cet  espace  sans  li- 
mites, des  groupes  aux  lignes  irrégulières,  multipliées  à  l'infini  et 
s' enroulant  les  unes  dans  les  autres,  conformément  aux  lois  les  plus 
difficiles  de  la  perspective  verticale. 


80/t  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Certes  la  tentative  était  hardie,  et  le  merveilleux  talent  avec  le- 
quel elle  a  été  menée  à  fm  la  justifie  suffisamment.  Les  deux  cou- 
poles de  Parme  sont  au  nombre  des  plus  beaux  ouvrages  qu'ait  pro- 
duits le  pinceau.  N'est-il  pas  permis  néanmoins,  en  ayant  pour  ces 
grandes  œuvres  la  profonde  admiration  qu'elles  commandent,  de 
confesser  qu'elles  ne  satisfont  pas  à  toutes  les  conditions  exigées 
par  le  goût?  Gustave  Planche  a  dit  à  ce  sujet  avec  sa  franchise 
accoutumée  :  «  J'admire,  comme  tous  les  hommes  de  bonne  foi, 
l'abondance  et  la  variété  qui  éclatent  dans  la  coupole  de  la  cathé- 
drale, je  reconnais  avec  tous  les  esprits  éclairés  qu'un  génie  de 
premier  ordre  a  pu  seul  enfanter  une  telle  composition;  mais...  il  y 
a  dans  les  raccourcis  une  ostentation  qui  frappe  tous  les  yeux.  »  Et 
il  ajoute  :  «  Le  parti  adopté  par  Antonio  à  l'égard  de  l'architecture,  en 
agrandissant  le  champ  de  la  peinture,  réduit  l'architecture  à  néant. 
Pour  tous  ceux  qui  ont  pris  la  peine  de  méditer  sur  ce  problème 
délicat,  il  est  aujourd'hui  hors  de  doute  qu'il  vaut  mieux,  en  pa- 
reille occasion,  respecter  les  divisions  de  l'architecture  et  ne  pas 
trouer  la  surface  offerte  au  pinceau  (1).  »  Ces  derniers  mots  caracté- 
risent bien  la  nature  des  innovations  introduites  par  le  Corrége  dans 
la  peinture  monumentale,  et  en  signalent  clairement  les  dangers. 
Trouer,  comme  il  l'a  fait,  dans  toute  leur  étendue  les  voûtes  qu'il 
s'agissait  seulement  de  revêtir  de  teintes  lumineuses  et  de  nous 
montrer  voisines  du  ciel,  sans  pour  cela  les  isoler  du  monument 
qu'elles  couronnent;  prétendre  produire  une  illusion  absolue,  en 
présentant  au  spectateur  des  figures  strictement  vues  de  bas  en 
haut,  des  raccourcis  que  ses  yeux  ignoraient,  des  formes  ramassées 
qui  déconcertent  sa  mémoire,  c'est  en  effet  pécher  contre  le  goût  et 
courir  le  risque  d'aboutir  à  l'invraisemblable  par  la  recherche  ex- 
cessive, par  l'expression  outrée  du  vrai.  Que  le  Corrége  ait  pu  com- 
mettre impunément  une  pareille  faute,  ou  plutôt  qu'il  l'ait  rachetée 
à  force  de  verve  et  de  fécondité  dans  l'invention,  de  certitude  dans 
la  science,  de  puissance  dans  le  coloris,  —  voilà  ce  que  personne  ne 
songera  sans  doute  à  contester.  Toujours  est-il  que  ses  deux  chefs- 
d'œuvre  léguaient  à  l'avenir  une  tradition  périlleuse,  et  que,  sans 
les  rendre  responsables  de  toutes  les  erreurs  qui  ont  suivi,  on  y 
trouvera  la  consécration  d'un  faux  principe  dont  quelques  succes- 
seurs du  maître  devaient  s'autoriser,  comme  d'une  excuse,  pour 
leurs  propres  écarts. 

Ainsi  lorsqu'-au  bout  d'un  demi-siècle  Yasari  et  après  lui  Frédé- 
ric Zuccaro  couvraient  de  leurs  peintures  pédantesquement  tumul- 
tueuses les  parois  intérieures  du  dôme  de  la  cathédrale  à  Florence, 

(1)  Voyez,  dans  la  Bévue  du  15  décembre  1854,  Éludes  sur  VArt  en  Italie,  —  le 
Corrége. 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  805 

que  faisaient-ils,  sinon  pratiquer  à  leur  manière,  sinon  paraphraser 
la  doctrine  professée  par  le  Gorrége  et  enchérir  sur  ses  exemples? 
Les  moyens  d'expression  et  le  talent  avaient  Lien  dégénéré ,  il  est 
vrai.  Dans  les  fresques  de  Parme,  les  audaces  du  style,  la  bizarrerie 
même  de  certaines  apparences  procèdent  d'une  imagination  aussi 
sincère  que  puissante  ;  on  y  sent,  bien  que  sous  des  formes  parfois 
tourmentées,  des  inspirations  faciles,  une  abondance  involontaire, 
naturelle  jusque  dans  l'exagération.  Les  fresques  de  la  cathédrale 
de  Florence,  au  contraire,  semblent  le  produit  d'une  extravagance 
calculée,  de  je  ne  sais  quels  laborieux  efforts  pour  simuler  les  em- 
portemens  de  la  pensée  et  de  la  main.  Ce  serait  donc  faire  injure 
aux  nobles  œuvres  du  Gorrége  que  de  les  confondre  avec  ces  em- 
phatiques travaux  dont  les  contemporains  d'ailleurs  ne  paraissent 
pas  avoir  été  les  dupes  plus  que  nous-mêmes,  et  qu'un  poète  de 
l'époque,  le  fondateur  de  l'académie  de  la  Grusca,  proposait  tout 
uniment  de  recouvrir  de  badigeon  (1);  mais,  sauf  l'immense  diffé- 
rence entre  les  résultats,  le  principe  qu'avait  adopté  le  Gorrége  est 
aussi  l'élément  décoratif  employé  par  Zuccaro  comme  par  Vasari. 
D'autres  imitateurs  survinrent  qui  achevèrent  de  populariser  cette 
méthode  et  de  lui  donner  force  de  loi.  La  peinture  des  coupoles  ne 
fut  dès  lors  en  Italie  que  l'occasion  de  figurer  le  désordre,  une  sorte 
de  tempête  de  lignes  et  de  tons.  On  ne  représenta  plus  les  anges  et 
les  bienheureux  que  déformés  à  plaisir  en  vertu  de  la  perspective 
curieuse,  se  culbutant  les  uns  les  autres  et  tournoyant  pêle-mêle 
dans  l'espace,  comme  ces  damnés  dont  parle  Dante  que  tourmente 
«  sans  trêve  l'ouragan  infernal;  »  si  bien  que  lorsque  de  nos  jours 
M.  Benvenuti  eut  achevé  les  médiocres  peintures  qu'abrite  le  dôme 
de  San-Lorenzo  à  Florence,  on  dut,  à  défaut  d'autres  mérites,  lui 
savoir  gré  de  sa  réserve,  et  qu'il  parut  presque  avoir  fait  acte  de 
réformateur  parce  qu'il  s'était  simplement  abstenu  de  la  turbulence 
pittoresque  et  des  violences  accoutumées. 

En  France,  l'influence  du  Gorrége  et  de  ses  imitateurs  ne  fut 
pas  d'abord  aussi  absolue,  ni  l'entraînement  aussi  général.  Dès  les 
premières  années  du  xyii*"  siècle,  il  est  vrai,  Martin  Fréminet  avait 
fait  de  son  mieux  pour  convertir  notre  école  au  culte  de  la  manière 
italienne,  pour  lui  inspirer  le  goût  des  raccourcis  à  outrance,  des 
lignes  entortillées ,  de  tous  ces  problèmes  pittoresques  dont  les 
voûtes  de  la  chapelle  de  Fontainebleau  exposent  intrépidement  les 
formules  plutôt  qu'elles  n'en  déterminent  la  solution;  mais  auprès  du 
plus  grand  nombre  Martin  Fréminet  avait  heureusement  perdu  ses 
peines,  ou  si,  comme  au  temps  du  Primatice,  on  s'était  un  moment 

(1)  (1  Ne  nous  lassons  pas  de  gémir,  dit  Grazzini  dans  un  de  ses  petits  poèmes  sati- 
riques, tant  que  le  jour  ne  sera  pas  venu  où  le  blanc  aura  fait  justice  de  ces  peintures 
qui  gâtent,  aux  yeux  du  peuple  florentin,  la  coupole  de  Brunelleschi.  » 


806  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laissé  séduire  par  cet  étalage  du  «  grand  style,  »  le  bon  sens  natio- 
nal et  les  doctrines  maintenues  par  les  jjoriraiiistcs  n'avaient  pas 
tardé  à  avoir  raison  d'un  engouement  parfaitement  contraire  en 
réalité  aux  instincts  de  ceux-là  mêmes  qui  l'affichaient.  Lorsqu'on 
examine  les  œuvres  qui  résument  le  mieux  les  inclinations  et  les 
habitudes  de  l'art  français  à  cette  époque,  —  depuis  les  portraits 
peints  anonymes  jusqu'aux  crayons  de  Dumonstier,  jusqu'aux  es- 
tampes de  Léonard  Gaultier  et  de  Thomas  de  Leu ,  —  on  comprend 
quelle  force  de  résistance  secrète  notre  école  était  en  mesure  d'op- 
poser aux  envahissemens  de  l'art  étranger.  On  voit  du  moins  que, 
lorsqu'il  lui  arrivait  d'accepter  les  exemples  d'autrui,  elle  se  les 
assimilait  avec  autant  de  prudence  que  de  sagacité,  et  dans  les  cas 
seulement  où  ces  exemples  pouvaient  aider  au  développement  de 
ses  propres  aptitudes  :  témoin  le  profit  qu'elle  tire  en  ce  sens  des  im- 
portations de  l'art  des  Pays-Bas,  vers  la  fin  du  règne  de  Henri  IV,  et 
l'habileté  avec  laquelle  nos  dessinateurs  et  nos  graveurs  en  particu- 
lier interprètent  dans  leurs  ouvrages  la  méthode  des  Porbus  et  des 
Wierix.  Dira-t-on  qu'il  ne  s'agit  ici  que  de  travaux  et  de  maîtres  se- 
condaires, qu'à  l'heure  où  ils  s'inspiraient  en  aussi  modeste  lieu,  les 
artistes  français  ignoraient  encore  les  grands  modèles  et  les  ensei- 
gnemens  souverains?  Les  choses  ne  changèrent  pas  pourtant,  même 
après  la  venue  de  Rubens  à  Paris,  même  après  l'achèvement  de  la 
Galerie  de  Médicis.  On  admira  les  éclatans  tableaux  du  maître  d'An- 
vers sans  songer  le  moins  du  monde  à  les  contrefaire,  sans  être 
ébranlé  dans  cette  foi  traditionnelle  qui  avait  survécu  au  schisme 
suscité  par  les  disciples  du  Rosso  et  du  Primatice,  aussi  bien  qu'à 
la  prétendue  réforme  plus  récemment  tentée  par  Fréminet.  On  crut, 
comme  parle  passé,  au  bon  droit  de  la  peinture  nationale,  à  ses 
ressources  naturelles,  à  la  légitimité  de  ses  conditions;  tout  en  s' in- 
clinant devant  les  maîtres  nés  au-delà  des  Alpes  ou  sur  les  bords 
de  l'Escaut,  on  attendit  avec  confiance  le  jour  prochain  où  notre 
pays  trouverait  parmi  ses  enfans  des  rivaux  à  leur  opposer,  et  dans 
le  grand  Poussin  un  exemplaire  achevé  du  génie  même  de  l'art 
français. 

Cependant  l'usage  de  confier  les  tâches  les  plus  importantes  à 
des  peintres  étrangers  était  trop  bien  consacré  en  France  depuis  le 
xvi^  siècle  pour  que  les  protecteurs  officiels  des  beaux-arts  osassent 
encore  s'afi"ranchir  de  la  tradition.  Aussi,  lorsque  la  reine  Marie  de 
Médicis  eut  bâti  dans  la  rue  de  Vaugirard  l'église  qu'elle  destinait 
aux  carmes  déchaussés,  s'adressa-t-elle,  pour  la  décoration  de  ce 
monument,  à  un  artiste  des  Pays-Bas,  comme  elle  l'avait  fait  déjà 
pour  la  décoration  de  son  propre  palais.  Bertholet  Flemael,  de 
Liège,  reçut  la  mission  d'orner  la  coupole  de  la  nouvelle  église,  et 
d'initier  ainsi  les  Parisiens  à  un  genre  de  peinture  que  leurs  re- 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  807 

gards  n'avaient  jusqu'alors  pas  plus  connu  que  les  formes  architec- 
toniques  de  ces  murs  livrés  au  pinceau. 

Il  semble  pourtant  qu'en  choisissant,  non  plus  un  génie  intrai- 
table, un  chef  d'école  comme  Rubens,  au-dessus  des  concessions  et 
des  sacrifices,  mais  un  homme  dont  le  talent  avait  fait  ses  preuves 
de  souplesse,  la  reine  ait  voulu  concilier  avec  la  coutume  qui  l'obli- 
geait les  justes  exigences  du  goût  public.  La  méthode  mixte,  éclec- 
tique, dirait-on  aujourd'hui,  de  Bertholet  Flemael,  cette  manière  où 
se  résumaient  à  la  fois  les  enseignemens  de  Jordaens  et  les  souve- 
nirs des  œuvres  étudiées  par  le  peintre  en  Italie,  n'était  pas  de  na- 
ture à  blesser  ici  aucune  conviction,  à  démentir  ouvertement  aucune 
habitude.  Elle  pouvait  même  se  modifier  à  Paris  comme  elle  s'était 
appropriée  déjà,  sur  les  murs  du  palais  ducal  à  Florence,  aux  cou- 
tumes de  l'art  toscan,  et  emprunter  d'un  nouveau  milieu  des  formes 
d'expression  nouvelles.  C'est  ce  qui  arriva  en  effet.  Les  peintures 
de  l'église  des  Carmes  ont  presque  l'apparence  d'une  œuvre  fran- 
çaise. Un  peu  oubliées  aujourd'hui,  elles  n'en  demeurent  pas  moins 
un  spécimen  très  intéressant  de  la  peinture  monumentale  avant  la 
seconde  moitié  du  xv!!*"  siècle.  Dans  la  question  qui  nous  occupe. 
elles  ont  d'ailleurs  une  importance  particulière,  puisqu'elles  offrent 
chez  nous  le  premier  exemple  de  la  décoration  pittoresque  d'une 
coupole  proprement  dite. 

La  partie  centrale  de  l'église  que  Bertholet  avait  été  chargé  de; 
peindre  imposait  au  pinceau  deux  tâches  différentes,  en  raison  de  la 
diversité  des  surfaces  et  des  conditions  mêmes  de  la  construction. 
Des  murs  en  rotonde,  percés  vers  le  haut  d'étroites  fenêtres  et  s'é- 
levant  verticalement  sur  un  entablement  circulaire  au-dessus  du- 
quel se  dessinent  quatre  grands  arcs  et  quatre  pendentifs ,  puis  au 
sommet  de  cette  rotonde ,  dont  le  diamètre  est  bien  moindre  que  la 
hauteur,  une  calotte  portant  sur  ces  murs,  supportés  eux-mêmes 
par  les  pendentifs,  —  voilà  le  double  champ  qu'il  s'agissait  d'orner 
en  variant,  conformément  à  l'architecture,  l'ordonnance  des  com- 
positions, mais  en  maintenant  néanmoins  entre  celles-ci  une  cer- 
taine connexité.  Qu'on  se  figure  un  tube  surmonté  d'un  couvercle 
bombé,  et  l'on  aura  une  idée  assez  exacte  des  proportions  relatives 
et  des  formes  attribuées  au  clair-étage,  —  pour  nous  servir  d'un 
terme  technique,  — et  à  la  coupole  du  monument.  Or  ce  clair-étage, 
destiné,  comme  le  mot  l'indique,  à  donner  accès  à  la  lumière,  et  par 
conséquent  troué  çà  et  là,  ne  pouvait,  sans  une  invraisemblance 
manifeste,  être  revêtu  de  peintures  simulant  une  scène  en  [)lein  air. 
Le  moyen  d'encadrer  dans  un  ciel  figuré  des  fenêtres  au  travers 
desquelles  on  aperçoit  le  ciel  véritable  et  de  convertir  ainsi  en  une 
image  du  vide  ce  qui  implique  nécessairement  l'idée  d'un  corps 
solide  et  d'un  support?  Dans  des  cas  analogues,  quelques  peintres 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

italiens,  Romanelli  entre  autres,  se  sont  laissé  aller  à  commettre  ce 
contre-sens  :  Bertholet  eut  le  bon  esprit  de  s'en  préserver  en  tour- 
nant adroitement  une  difficulté  qu'il  ne  se  sentait  pas  assez  fort  pour 
vaincre  de  haute  lutte. 

Le  thème  à  développer  était  Elie  enlevé  au  eiel  sur  un  ehar  de 
feu.  En  pareil  lieu  et  pour  de  pareils  hôtes,  rien  de  plus  aisément 
explicable  que  le  choix  de  ce  sujet.  On  sait  que  les  carmes  faisaient 
remonter  très  haut  leur  généalogie,  et  que,  sur  la  foi  d'une  tradition 
vivement  critiquée  d'ailleurs  par  les  bollandistes,  ils  considéraient 
le  prophète  Elie  comme  le  fondateur  de  leur  ordre;  mais  aussi  rien 
de  moins  facile,  quant  à  l'exécution,  que  de  concilier  avec  les  ca- 
ractères surnaturels  de  la  scène  l'expression  de  réalité  inhérente  à 
la  conformation  même  des  murailles.  Bertholet  divisa  sa  composi- 
tion en  deux  parts.  Sur  la  surface  intérieure  de  la  calotte,  il  repré- 
senta le  char  du  prophète  emporté  à  travers  l'espace  et  roulant  sur 
les  nuées  que  des  anges  environnent.  Dans  la  partie  inférieure  du 
dôme,  au-dessus  de  cet  entablement  circulaire  dont  nous  avons 
parlé,  il  groupa  les  disciples  d'Élie,  au  milieu  desquels  Elisée  élève 
les  bras  pour  recevoir  le  manteau  détaché  des  épaules  de  son  maî- 
tre, manteau  de  couleur  blanche,  bien  entendu,  comme  celui  que 
portent  les  carmes,  et  qui,  se  développant  à  cette  place,  exprimait 
une  allusion  au  fait  présent  aussi  bien  qu'un  souvenir  du  fait  bibli- 
que. Ajoutons  que,  sous  le  rapport  purement  pittoresque,  l'emploi 
du  moyen  était  bon.  Sans  cette  draperie  llottante  qui  relie  les  deux 
compositions  l'une  à  l'autre,  l'espace  compris  entre  la  figure  d'Eli- 
sée et  la  base  de  la  coupole,  où  apparaît  Élie,  serait  nécessairement 
resté  un  peu  vide,  bien  que  des  pilastres  et  d'autres  ornemens 
peints  d'architecture  aient  eu  préalablement  pour  objet  d'en  garnir 
la  nudité.  Enfin,  malgré  l'agitation  des  lignes  qu'entraînait  avec  soi 
la  représentation  de  la  scène  générale  ou  plutôt  de  la  double  scène, 
une  certaine  symétrie  règne  dans  l'ordonnance,  en  installe  et  en 
pondère  les  formes ,  comme  elle  établit  entre  les  tons  cet  équilibre 
qui  est  la  condition  indispensable  de  la  peinture  décorative. 

Le  groupe  des  anges  et  les  nuages  environnant  le  char  d'Elie  sont 
disposés  de  telle  sorte  qu'ils  paraissent  graviter  autour  de  ce  point 
central,  et,  sous  quelque  aspect  qu'on  les  envisage,  confirmer  en  le 
répétant  le  mouvement  orbiculaire  des  lignes  de  la  coupole.  La 
même  harmonie  se  retrouve,  dans  la  décoration  du  clair-étage, 
entre  les  combinaisons  pittoresques  et  les  données  de  l'architec- 
ture. Ces  convenances  d'ailleurs  étaient  ici  plus  faciles  à  observer. 
Une  fois  le  parti  pris  de  figurer  avec  le  pinceau  une  rangée  de  ba- 
lustres  au-dessus  de  l'entablement  réel  et  d'orner  seulement  de 
pilastres  peints  ou  de  niches  les  murs  s' élevant  verticalement  der- 
rière ces  balustres,  l'unité  du  plan  existait  pour  les  personnages  à 


LA    PELNTURE    DES    COUPOLES.  809 

placer  dans  l'intervalle.  Ceux-ci  par  conséquent,  à  moins  de  se 
hisser  les  uns  sur  les  autres  ou  d'enfoncer  le  mur,  ne  pouvaient  ni 
déranger  le  niveau  résultant  du  fait  même  de  leur  réunion  sur  cette 
sorte  de  terrasse,  ni  interrompre  la  circonférence  du  cercle  que 
dessinent  les  pierres  du  monument.  Quant  au  coloris,  les  qualités 
qui  le  distinguent  procèdent,  comme  les  élémens  de  l'ordoiniance, 
de  calculs  ingénieux  plutôt  que  d'un  sentiment  très  hardi.  Le  fond 
d'architecture  blanchâtre  sur  lequel  se  détachent  les  figures  des 
disciples  forme  ui|p  transition  adroite  entre  les  tons,  naturellement 
sohdes,  de  ce  groupe  et  les  teintes  transparentes  de  l'atmosphère 
qui  enveloppe  Élie  et  les  anges.  La  figure  d'Élie  à  son  tour  ou,  pour 
mieux  dire,  l'ensemble  de  la  scène  céleste  que  représente  la  coupole 
contraste  bien,  par  la  limpidité  de  l'aspect,  avec  les  caractères  de 
la  scène  retracée  sur  les  murs  inférieurs  du  dôme.  Tout  enfin,  dans 
ces  peintures  sagement  composées,  sagement  faites,  révèle  un  es- 
prit et  une  main  bien  informés;  tout  émane  d'une  science  sans  arro- 
gance, mais  non  pas  sans  certitude,  et  qui,  sous  les  dehors  de  la 
simplicité,  de  la  bonhomie  même,  si  l'on  veut,  a  au  fond  sa  valeur 
propre  et  son  genre  d'autorité. 

La  bonhomie,  la  modération  dans  l'invention  et  dans  la  pratique, 
ce  n'est  pas  là  sans  doute  ce  qui  recommande  d'ordinaire  le  talent 
de  Pierre  Mignard,  et  la  Coupole  du  Val-de-Grâce  en  particulier 
ne  continue  guère  sous  ce  rapport  la  tradition  que  Bertholet  Flemael 
avait  essayé  de  fonder.  Si  fastueuse  pourtant  que  nous  paraisse 
cette  immense  machine,  si  recherché  qu'en  soit  le  style,  elle  ac- 
quiert presque  de  la  vraisemblance  et  de  la  mesure  lorsqu'on  la 
compare. aux  ouvrages  italiens  de  même  espèce  appartenant  au 
XVII*'  siècle.  iNi  le  Joseppin,  ni  Lanfranc,  ni  les  autres  fabricans  de 
ces  allégories  banales  qui  marquent  en  Italie  la  dernière  phase  de 
la  décadence,  n'auraient  pris  la  peine  que  Mignard  s'est  donnée  ici 
de  subordonner  à  un  effet  général,  à  une  composition  préconçue, 
les  formes  et  les  intentions  de  détail.  Leur  pinceau  leste  et  stérile- 
ment fécond  se  serait  promené  d'un  groupe  à  l'autre,  d'une  figure  à 
la  figure  voisine,  tant  qu'il  y  aurait  eu  quelque  espace  à  couvrir, 
sauf  à  laisser  ensuite  au  spectateur  le  soin  d'interpréter  le  tout  à  sa 
guise  et  de  démêler  une  signification  d'ensemble  dans  ce  pêle-mêle 
d'épisodes  pittoresques,  de  fragmens  accolés  au  hasard. 

L'œuvre  de  Mignard  a  du  moins  le  mérite  d'exprimer  des  inten- 
tions réfléchies,  des  calculs  en  vue  de  fharmonie  et  de  l'unité.  Que 
cette  expresssion  soit  souvent  emphatique  ou  embarrassée,  que  dans 
cette  multitude  d'hôtes  des  cieux  faisant  accueil  ou  cortège  à  la 
reine  Anne  d'Autriche,  plus  d'une  figure  apparaisse  affublée  d'une 
majesté  factice,  sinon  même  d'un  costume  d'opéra,  c'est  ce  qu'il 
faut  bien  reconnaître;  mais  l'idée  première  de  la  composition  ne 


'810  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perd  pour  cela  ni  sa  justesse,  ni  sa  grandeur;  l'enchaînement  des 
groupes  et  l'importance  relative  qui  leur  est  attribuée  n'en  attes- 
tent pas  moins  chez  le  peintre  une  habileté  considérable.  Peut-être 
oublie-t-on  un  peu  trop  de  nos  jours  les  qualités  qui  distinguent  en 
ce  sens  l'œuvre  de  Mignard,  pour  se  souvenir  surtout  de  ce  qu'elle 
a  de  laborieusement  pompeux  dans  les  formes  ;  peut-être  aussi  lui 
faisons-nous,  sans  y  songer,  porter  la  peine  des  louanges  excessives 
dont  on  l'avait  saluée  à  son  apparition.  Tout  le  monde  connaît  les 
vers  que  Molière  a  consacrés  cà  la  gloire  du  Val-dc-Grâce  et  les 
hyperboles  au  moins  imprudentes  par  lesquelles  le  poète,  associant 
le  nom  de  son  ami  aux  noms  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange,  «  ces 
Mignards  de  leur  âge,  »  transformait  un  travail  au-dessus  du  mé- 
diocre à  coup  sûr,  mais  certainement  aussi  au-dessous  de  l'excel- 
lent, en 

Fameuse  merveille 

Qui  des  bouts  de  la  terre  en  ces  superbes  lieux 
Attirera  les  pas  des  savans  curieux. 

Les  gens  que  les  peintures  du  Yal-de-Grâce  attirent  aujourd'hui 
n'arrivent  sans  doute  pas  de  si  loin.  Peu  d'entre  eux,  en  tout  cas, 
s'en  retourneraient  sans  déconvenue,  s'ils  avaient  pris  un  peu  trop  à 
la  lettre  ce  qu'a  dit  Mohère;  ils  pourraient  même  être  d'autant  plus  sé- 
vères pour  Mignard  qu'ils  auraient  eu  d'abord  plus  de  confiance  dans 
les  paroles  de  son  panégyriste.  Telle  était  du  moins  l'opinion  d'un 
homme  dont  on  ne  contestera  pas  la  haute  compétence,  opinion  qu'il 
traduisait  en  quelques  lignes  où  il  jugeait  à  la  fois  le  travail  de  Mi- 
gnard et  le  commentaire  poétique  que  ce  travail  avait  inspiré.  ((  Si 
Molière,  écrivait  en  1 826  le  peintre  de  Marcus  Sextus  et  de  Cly- 
temncsire,  Pierre  Guérin,  si  Molière  se  fût  contenté  de  présenter 
eette  production  comme  un  bel  ouvrage  et  de  la  louer  comme  tel, 
tout  le  monde  en  tomberait  d'accord;  mais  personne  aujourd'hui  ne 
voudra  la  regarder  comme  une  merveille,  et  je  doute  fort  que,  même 
de  son  temps,  en  ayant  sous  les  yeux  les  ouvrages  de  Poussin,  de 
Lesueur,  de  Lebrun,  le  public  connaisseur  approuvât  sans  restric- 
tions des  éloges  auxquels  l'amitié  de  notre  illustre  auteur  ne  sut 
point  mettre  de  bornes.  »  Et  Guérin,  revenant  sur  ces  exagérations 
du  poète,  ajoutait  un  peu  plus  loin  :  «  La  composition  de  Mignard 
est  grande  et  imposante;  mais  on  peut  y  reprendre  la  faiblesse  du 
dessin,  le  défaut  d'énergie  dans  les  figures  qui  en  demandent,  et 
souvent  de  la  manière  dans  les  formes,  de  l'affectation  dans  les 
poses.  Le  style  est  plus  répréhensible  encore,  et  c'est  la  partie  la 
plus  faible.  Je  dois  dire  cependant  que  ces  critiques  ne  sont  aussi 
sévères  qu'à  raison  de  l'extension  des  éloges  de  Molière,  qu'il  faut 
réduire  à  leur  juste  valeur.  » 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  811 

Guérin  n'aurait-il  pas  pu  dire  aussi,  sans  excès  de  rigueur  en- 
vers Mignard,  que  le  coloris  n'est  pas  de  nature  à  racheter  ici  les 
faiblesses  ouïes  lourdeurs  du  style?  Cet  Olympe  chrétien  peuplé  de 
bienheureux,  d'archanges  et  de  séraphins,  cette  Gloire  qui  devait, 
—  le  mot  l'indique,  —  apparaître  comme  un  foyer  de  lumière  et  de 
tons  radieux,  n'offre  qu'un  assemblage  de  couleurs  blanchâtres  et 
froides,  dégradées,  dans  les  figures  aussi  bien  que  dans  les  nuages, 
depuis  la  teinte  bise  jusqu'au  blanc  laiteux.  Le  tout  ne  manque  pas 
d'une  certaine  harmonie,  puisque,  la  gamme  une  fois  donnée,  ces 
nuances  se  déduisent  les  unes  des  autres  sans  soubresaut  ou  se  ma- 
rient entre  elles  sans  dissonance;  mais  cette  harmonie  mêm.e  a  quel- 
que chose  d'inerte  :  elle  résulte  d'une  succession  d'accords  négatifs, 
de  formules  monotones,  et  ce  n'est  pas  à  ces  apparences  plus  ou 
moins  crayeuses,  à  cette  terne  atmosphère  que  le  regard  devra  s'a- 
dresser pour  pressentir  la  lumière  céleste  et  s'enivrer,  comme  dit 
Dante,  des  «  visions  dorées  »  du  paradis. 

A  n'envisager  d'ailleurs  dans  les  peintures  du  Val-de-Grâce  que 
le  procédé  matériel  et  les  principes  de  la  mise  en  scène,  on  conçoit 
que  la  nouveauté  du  spectacle  ait  pu  donner  le  change  aux  contem- 
porains sur  la  valeur  réelle  et  le  caractère  des  inspirations.  Les  tra- 
vaux de  décoration  monumentale  avaient  été  jusqu'alors  exécutés 
en  France  au  moyen  de  la  peinture  à  la  détrempe  ou  de  la  peinture 
à  l'huile,  ou,  si  quelques-uns  des  artistes  étrangers  appelés  par 
François  1'='"  s'étaient  servis  de  la  fresque  proprement  dite,  aucun 
d'eux  n'avait  fondé  à  cet  égard  une  tradition  durable,  des  ensei- 
gnemens  dont  on  songeât  à  profiter.  Pendant  le  long  séjour  qu'il 
avait  fait  en  Italie,  Mignard  au  contraii-e  s'était  laissé  gagner  à  la 
doctrine  des  frescanti,  et,  par  une  familiarité  quotidienne  avec  les 
grands  modèles,  il  s'était  initié  assez  sûrement  aux  secrets  de  la 
pratique  pour  avoir  bonne  envie  de  les  divulguer  à  son  tour,  a  De- 
venu tout  romain,  »  comme  dit  Molière,  il  rapportait  dans  son  pays 
des  ambitions  généreuses,  le  goût  des  hautes  entreprises,  et  proba- 
blement aussi,  quant  aux  moyens  de  les  accomplir,  un  vif  désir  de 
faire  pièce  à  ses  confrères,  à  Lebrun  en  particulier,  avec  qui  il  était 
depuis  longtemps  en  hostilité  ouverte.  Or  Lebrun  avait  échoué  dans 
quelques  essais  de  peinture  à  fresque,  et  il  s'était  empressé,  en 
homme  habile,  de  renoncer  sur  ce  point  à  des  prétentions  qui  n'al- 
laient pas  à  moins  qu'à  compromettre  sa  réputation  et  son  crédit. 
Aussi,  sous  prétexte  de  dédain  pour  un  procédé  suranné,  avait-il 
invariablement  employé  la  peinture  à  l'huile  dans  l'exécution  de  ses 
innombrables  travaux  à  Paris  et  à  Versailles.  Quel  triomphe  pour 
Slignard  s'il  réussissait,  par  ses  propres  exemples,  à  avoir  raison 
des  préférences  intéressées  de  son  rival,  à  en  dénoncer  la  vraie 
cause,  à  restaurer  la  tradition  des  maîtres  Là  où  Lebrun  n'avait  su 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'accommoder  une  méthode  plus  humble  à  ses  convenances  per- 
sonnelles et  aux  secrètes  incertitudes  de  son  talent  !  Choisir,  pour 
peindre  la  coupole  du  Val-de-Grâce,  les  procédés  matériels  qu'a- 
vaient employés  aux  plus  belles  époques  de  l'art  Raphayl,  Michel- 
Ange  et  tant  d'autres,  c'était  déjcà  promettre  au  public  une  œuvre 
méritoire;  c'était  s'emparer  d'avance  de  l'opinion,  complètement 
inexpérimentée  en  pareille  matière,  et  lui  interdire,  au  nom  des 
précédens  historiques,  le  droit  de  hasarder  quelque  critique  ou  de 
concevoir  quelque  scrupule.  D'ailleurs,  l'entreprise  une  fois  ache- 
vée, Mignard  et  ses  amis  n'étaient  pas  gens  à  s'immobiliser  dans 
l'attente  du  succès  qui  devait  la  récompenser.  On  parla  tant  et  si 
haut,  les  membres  de  l'académie  de  Saint-Luc,  faisant  cause  com- 
mune avec  leur  chef,  c'est-à-dire  avec  le  principal  ennemi  de  l'aca- 
démie royale  de  peinture,  applaudirent  si  bruyamment  à  cette  vic- 
toire de  la  fresque  sur  ce  que  Molière  appelle  «  la  paresse  de 
l'huile  »  et  sa  «  traitable  méthode,  »  que  l'on  crut  de  la  meilleure 
foi  du  monde  être  entré  en  possession  d'un  irréprochable  chef- 
d'œuvre  parce  qu'un  mode  de  peinture  inusité  avait  été  introduit 
dans  notre  pays. 

Les  innovations,  au  surplus,  ne  se  bornaient  pas  au  fait  même  de 
cette  importation.  Tout  en  renouvelant  le  procédé  technique  des 
exemples  de  l'Italie,  Mignard  avait  entendu  les  pratiquer  aussi  quant 
à  l'ordonnance  générale  et  aux  formes  de  sa  composition.  La  cou- 
pole du  Val-de-Grâce  en  effet  ne  diffère  pas  seulement  de  la  cou- 
pole de  l'église  des  Carmes  par  les  dimensions  immenses  de  la  sur- 
face qu'il  s'agissait  de  couvrir  et  par  la  multitude  des  figures  que  le 
pinceau  avait  à  représenter;  elle  en  est  le  démenti  en  ce  sens  qu'elle 
se  sépare  ouvertement  de  l'architecture,  et  que  le  travail  du  peintre, 
au  lieu  de  suivre  et  de  confirmer  les  lignes  du  monument ,  a  pour 
objet,  au  contraire,  de  les  détruire,  en  y  substituant  d'un  bout  à 
l'autre  un  simulacre  d'ouverture  sur  le  vide.  Par  là,  comme  par  le 
respect  un  peu  exagéré  de  la  perspective  verticale  dans  le  dessin 
des  figures,  Mignard  se  rapprochait  des  doctrines  qui  prévalaient 
au-delà  des  monts  depuis  la  venue  du  Corrége.  Il  les  continuait  avec 
une  bien  moindre  autorité  sans  doute,  avec  une  science  beaucoup 
plus  suspecte  que  la  science  ou  l'habileté  du  maître  parmesan, 
mais  aussi,  nous  l'avons  dit,  sans  cet  étalage  de  facilité  pédantes- 
que  qui  avait  fait  de  l'art  italien  au  xv!!*"  siècle  l'expression  de 
l'esprit  d'aventure,  de  la  verve  factice  et  du  faux  goût. 

Les  peintures  du  Val-de-Grâce  eurent,  entre  autres  résultats, 
celui  d'assurer  à  l'artiste  qui  les  avait  faites  aussi  bien  qu'à  la 
méthode  qu'il  avait  adoptée  le  monopole  des  succès  à  venir  et 
une  influence  immense.  La'  décoration  des  appartemens  de  l'hôtel 
d'Hervart,  celle  de  la  Galerie  principale  au  palais  de  Saint-Cloud, 


LA    PEIiNTURE    DES    COUPOLES.  813 

les  plafonds  de  la  Petite  Galerie  de  Versailles  et-  des  salons  qui  en 
dépendaient,  d'autres  travaux  encore,  exécutés  par  Mignard  vers  la 
même  époque,  achevèrent  de  mettre  en  honneur  une  manière  que 
vingt  imitateurs  divers  travaillaient  aussi  de  leur  mieux  à  propa- 
ger. Lebrun  étant  mort  par  surcroît,  et  Mignard  ayant  été  revêtu  de 
toutes  les  dignités,  de  toutes  les  charges  qu'avait  possédées  son  ri- 
val, rien  ne  se  fifplus  dans  le  domaine  de  la  peinture,  et  surtout  de 
la  peinture  monumentale,  que  le  peintre  du  Yal-de-Grâce  n'eût  in- 
spiré, approuvé  tout  au  moins,  et  en  quelque  façon  contre-signé. 
L'habitude  était  si  bien  prise  de  subir  sur  ce  point  son  empire,  que 
lorsqu'il  fut  question,  en  1691,  de  faire  décorer  le  dôme  des  Inva- 
lides, Louvois  s'empressa  de  soumettre  le  projet  à  Mignard,  en  lui 
demandant  de  choisir  l'artiste  auquel  il  conviendrait  de  confier  cet 
important  travail.  Bien  qu'il  fut  alors  âgé  de  quatre-vingt-un  ans, 
Mignard  n  hésita  point  à  se  désigner  lui-même.  Aux  premiers  mots 
de  Louvois,  il  répondit  par  l'offre,  acceptée  sans  objection,  bien  en- 
tendu, de  présenter  très  incessamment  ses  esquisses,  et  de  se  mettre 
à  l'œuvre  sur  place  aussitôt  qu'elles  seraient  agréées.  Au  bout  de 
deux  mois  en  effet,  l'ensemble  de  la  composition  était  tracé  sur  le 
papier,  et  l'on  préparait  déjà  les  échafaudages,  lorsque  la  mort  de 
Louvois  vint  retarder  le  commencement  de  l'entreprise.  D'antres 
difTicultés  se  produisirent  dont  il  fallut  attendre  longtemps  la  solu- 
tion, si  bien  que,  d'ajournement  en  ajournement,  on  laissa  se  passer 
quatre  années,  au  bout  desquelles  Mignard  mourut  à  son  tour,  et 
que  quatre  autres  années  durent  s'écouler  encore  avant  que  le 
peintre  successeur  de  celui-ci  pût  s'installer  sous  le  dôme  de  l'é- 
glise des  Invalides. 

Charles  de  Lafosse,  à  qui  revenait  cette  tâche,  confiée  primitive- 
ment à  Mignard,  semblait  mieux  qu'aucun  autre  artiste  de  l'époque 
en  mesure  de  s'en  acquitter  à  souhait.  Ce  n'était  pas  un  maître  sans 
doute,  bien  que  la  mort  de  Mignard  l'eût  élevé  hiérarchiquement 
au  premier  raùg  à  l'académie  et  parmi  les  peintres  de  la  cour;  mais 
Lafosse  était  un  praticien  remarquablement  habile ,  accoutumé  de 
longue  main  aux  grandes  entreprises,  et  ayant,  notamment  dans 
la  peinture  à  fresque,  fait  ses  preuves  de  brillant  coloriste.  V As- 
somption qui  orne  encore  le  sommet  de  la  coupole  dans  l'église  de 
ce  nom,  à  Paris,  suffirait  pour  assurer  ses  titres  à  cet  égard.  Elle 
pourrait  en  outre  fournir  des  enseignemens  utiles  à  tels  peintres 
contemporains  trop  peu  soucieux  de  l'harmonie,  ou  trop  enclins  à 
la  chercher  dans  l'eiïacement  systématique,  dans  l'extrême  fai- 
blesse des  tons.  A  plus  forte  raison  la  coupole  de  l'église  des  Inva- 
lides serait-elle  pour  eux  d'un  bon  exemple  et  d'un  bon  conseil. 
Qu'on  nous  permette,  à  ce  propos,  d'abriter  notre  opinion  derrière 
celle  d'un  juge  bien  expert  dans  de  pareilles  questions,  d'un  véri- 


81/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

table  maître  en  matière  de  coloris.  Eugène  Delacroix  professait  une 
haute  estime  pour  l'œuvre  de  Lafosse,  et  nous  l'entendions  un 
jour  déclarer  que  beaucoup  de  peintures  bien  autrement  célèbres 
n'avaient  pas  autant  que  celle-là  la  vertu  d'exhorter,  de  secourir 
son  propre  talent.  A  l'époque  où  il  parlait  ainsi,  Delacroix  travail- 
lait à  la  décoration  de  la  coupole  qui  s'élève  au  centre  de  la  biblio- 
thèque, dans  le  palais  du  Luxembourg.  Si  difierens  que  soient  les 
sujets  traités  par  les  deux  artistes,  peut-être  ne  serait-il  pas  ira- 
possible  de  reconnaître  dans  l'œuvre  du  peintre  moderne  les  traces 
de  cette  influence  qu'il  s'honorait  de  subir.  Toute  proportion  gar- 
dée entre  les  ressources  limitées  de  la  fresque  et  l'étendue  des 
moyens  dont  la  peinture  à  l'huile  permet  de  disposer,  peut-être 
retrouverait-on  un  souvenir  de  la  méthode  pratiquée  par  Lafosse 
dans  le  choix  et  l'enchaînement  de  certains  tons,  dans  ce  qu'on 
pourrait  appeler  l'échelle  harmonique  des  couleurs  qu'a  employées 
Delacroix. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  analogie,  les  peintures  du  dôme  des 
Invalides  ont  par  elles-mêmes  une  importance  dont  il  serait  d'au- 
tant plus  injuste  de  faire  bon  marché  qu'elles  ne  se  recommandent 
pas  seulement  par  la  franchise  et  par  la  souplesse  du  coloris.  L'am- 
pleur de  l'ordonnance  dans  la  scène  qui  orne  le  faîte  de  la  cou- 
pole et  qui  représente  Saint  Louis  déposant  sa  couronne  et  son  épée 
entre  les  tnains  de  Jésus-Christ  et  de  la  sainte  Vierge,  —  le  goût 
judicieux  avec  lequel  les  divisions  de  l'architecture  sont  respectées 
dans  la  partie  du  dôme  dont  les  ornemens  correspondent  aux  arêtes 
qui  semblent,  à  l'extérieur,  en  agrafer  la  courbe  au  pied  de  la  lan- 
terne ,  —  tout  accuse  chez  le  peintre  une  aptitude  particulière  à 
concilier  avec  les  franchises  du  pinceau  les  devoirs  imposés  par  la 
forme  et  les  caractères  du  champ  qui  lui  est  dévolu.  Tout  exprime 
la  volonté  de  ne  percer  les  voûtes  qu'à  des  intervalles  symétriques, 
sur  des  points  déterminés  par  l'ossature  même  de  l'édifice,  et  sans 
que  celui-ci  semble  s'écrouler  pour  faire  place  à  une  image  capri- 
cieuse de  ce  qu'on  suppose  se  passer  au  dehors  :  mérite  rare,  nous 
l'avons  vu,  dans  les  œuvres  de  cette  sorte,  et  que  depuis  le  Gorrége 
jusqu'à  Mignard  peu  d'artistes  avaient  eu,  ou  que  même  ils  avaient 
cherché  à  avoir. 

Les  peintures  du  dôme  des  Invalides  furent  achevées  en  1705, 
sous  les  yeux  du  duc  d'Orléans,  qui,  suivant  le  témoignage  d'un 
contemporain  (1),  ne  dédaignait  pas,  vers  la  fin  du  travail,  de  «  mon- 
ter sur  l'échafaud  de  cette  coupole  pour  regarder  peindre  M.  de  La- 
fosse et  voir  par  lui-même  la  manufacture  des  couleurs  à  fresque.  » 

(1)  Mémoires  sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  membres  de  l'Acadéinie  royale  de  Pein- 
ture, tome  II,  p.  i. 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  815 

Il  ne  semble  pas  toutefois  que  le  prince,  dans  les  années  qui  sui- 
virent, soit  demeuré  fort  touché  de  ce  souvenir,  ou  que,  en  fait  de 
peinture  décorative,  le  régent  de  France  ait  eu  à  cœur  de  justifier 
les  inclinations  du  duc  d'Orléans.  Pendant  la  minorité  de  Louis  XV, 
on  peignit,  non  plus  à  fresque,  mais  à  l'huile,  force  chapelles,  force 
plafonds  dans  les  églises  et  dans  les  palais  :  les  tâches  analogues  à 
celles  qu'avaient  accomplies  Mignard  et  Lafosse  n'en  étaient  pas 
moins  passées  de  mode.  Le  goût  régnant  dans  la  seconde  moitié  du 
xviii''  siècle  ne  devait  pas,  on  le  sait  de  reste,  encourager  ceux 
qu'auraient  pu  tenter  par  hasard  les  traditions  de  l'art  «  héroïque  » 
et  les  exemples  du  passé.  Si  l'on  construisit  encore  des  coupoles,  ce 
ne  fut  plus  pour  embellir  la  maison  de  Dieu,  mais  pour  ajouter  à 
la  magnificence  d'un  salon  ou  à  l'élégance  d'un  boudoir;  si  le  pin- 
ceau fut  employé  à  la  décoration  de  ces  voûtes  profanes,  il  n'eut 
plus,  il  ne  pouvait  plus  avoir  d'autre  tâche  que  de  les  enjoliver  à 
l'imitation  de  Boucher  et  de  ses  pareils,  d'y  suspendre  des  guir- 
landes d'amours,  de  fleurs  ou  des  trophées  de  galans  attributs.  Quant 
aux  dômes  des  édifices  publics  que  le  xvii®  siècle  avait  laissés  nus  à 
l'intérieur,  les  murs  en  restèrent  tels  sans  que  personne  songeât  à 
s'en  étonner  ou  à  s'en  plaindre.  A  l'exception  des  peintures  con- 
fuses et  théâtrales  dont  Pierre  revêtit  en  1762  la  coupole  de  la  cha- 
pelle de  la  Vierge  dans  l'église  de  Saint-Roch  à  Paris,  on  ne  trou- 
verait guère  à  citer,  parmi  les  monumens  de  l'art  français  sous  les 
règnes  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI,  un  travail  en  ce  genre  de  quel- 
que importance,  une  œuvre  ayant,  à  défaut  d'autre  mérite,  celui  de 
compléter  tant  bien  que  mal  l'architecture  et  de  meul}ler  ce  qui  ne 
saurait  après  tout  rester  vide  sans  perdre  la  moitié  de  sa  ^significa- 
tion.  On  s'était  peu  à  peu  habitué  à  voir  les  coupoles  dénuées  de 
leur  complément  pittoresque,  comme  nos  yeux  sont  accoutumés  en- 
core à  voir  inhabitées  des  niches  faites  tout  exprès  pour  loger  des 
statues.  Aussi  lorsqu'après  un  bien  long  intervalle  Gros  eut  essayé 
de  renouer  la  tradition  du  xvii''  siècle,  lorsqu'il  eut  découvert  en 
182/i  la  coupole  qu'il  venait  de  peindre  dans  le  Panthéon  redevenu 
l'église  de  Sainte-Geneviève,  bon  nombre  de  spectateurs  accueillirent 
comme  une  innovation  absolue  ce  qui  n'était  en  réalité  qu'un  retour 
à  d'anciens  usages.  Il  nous  reste  à  examiner  jusqu'à  quel  point  la  ré- 
forme était  heureuse  dans  les  termes  et  quel  surcroît  d'honneur  elle 
pouvait  ajouter  au  glorieux  nom  du  peintre  de  Jaffa  et  à'Aboukir. 
Bien  que  les  peintures  de  la  coupole  de  Sainte-Geneviève,  ache- 
vées sous  la  restauration,  représentent  une  scène  conforme  aux 
idées  officielles  et  à  la  politique  de  l'époque,  on  sait  que  les  pre- 
miers linéamens  en  avaient  été  tracés  sous  l'empire,  et  que  cette 
composition  primitive,  dont  Napoléon  lui-même  avait  prescrit  le 
sujet,  devait  consacrer  les  origines  des  dynasties  royales  et  impé- 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riales  Ê^y^arit  successivement  régné  sur  la  France.  Une  lettre  adres- 
sée par  Gros,  en  1811,  au  comte  de  Montalivet,  nous  a  conservé  le 
programme  pittoresque  qu'il  s'agissait  alors  de  remplir  et  le  résumé 
des  conditions  imposées  à  l'artiste.  «  Je  m'engage,  écrivait  Gros, 
envers  son  excellence  le  ministre  de  l'intérieur,  à  peindre  la  calotte 
du  dôme  du  Panthéon  et  à  y  représenter,  dans  la  proportion  de 
figures  de  quatre  mètres,  une  gloire  d'anges  emportant  au  ciel  la 
châsse  de  sainte  Geneviève;  au  bas,  Clovis  et  Clotilde,  son  épouse, 
fondateurs  de  la  première  église;  plus  loin,  Charlemagne,  saint 
Louis,  et  à  la  partie  opposée  sa  majesté  l'empereur  et  sa  majesté 
l'impératrice  consacrant  la  nouvelle  église  au  culte  de  la  sainte.  » 
Ces  derniers  mots  méritent  d'être  remarqués.  Ils  prouvent  que, 
dans  la  pensée  de  Napoléon,  l'institution  païenne  d'un  Panthéori* 
avait  fait  son  temps,  et  que  le  moment  était  proche  où  le  templ-e 
souillé  d'abord  par  les  reliques  infâmes  d'un  Marat,  ouvert  ensuite 
à  plus  d'un  héros  suspect,  à  plus  d'une  gloire  contestable,  n'abri- 
terait plus  que  des  autels  chrétiens  et  ne  conseillerait  plus  que  la 
prière. 

Le  temps  manqua  toutefois  pour  que  les  intentions  de  l'empereui:; 
reçussent  leur  entier  accomplissement.  Il  fit  aussi  défaut  à  l'artiste 
pour  l'achèvement  de  sa  tâche.  Ce  grand  travail,  suspendu  en 
1814,  repris  et  suspendu  de  nouveau  en  1815  afin  d'aviser,  suivant 
les  ordres  contraires  des  gouvernemens  qui  se  succèdent,  tantôt  aux 
moyens  d'installer  «  à  la  quatrième  place,  après  Clovis,  Charle- 
magne et  saint  Louis,  sa  majesté  le  roi  Louis  XVIII  accompagné  de 
son  auguste  nièce  la  duchesse  d'Angoulème  et  remettant  le  royaume 
sous  la  protection  de  la  sainte  (1),  »  tantôt  aux  moyens  de  réinté- 
grer la  figure  de  «  l'empereur  Napoléon  dans  un  des  quatre  groupes 
qui  accompagnent  l'apothéose  de  sainte  Geneviève  (2),  »  —  ce  travail 
tant  de  fois  interrompu ,  modifié ,  transformé  dans  son  principe 
comme  dans  ses  caractères  extérieurs,  ne  put  suivre  régulièrement 
son  cours  et  acquérir  une  signification  immuable  que  peu  d'années 
avant  l'avènement  de  Charles  X.  Il  fut  terminé  dans  les  premiers 
mois  du  nouveau  règne,  et  l'on  vit  alors,  comme  nous  les  voyons 
encore  aujourd'hui,  Louis  XVIII  et  la  duchesse  d'Angoulème  en  pos- 
session de  cette  «  quatrième  place  »  si  souvent  disputée,  la  figui'ç' 
du  duc  de  Bordeaux  substituée  à  celle  du  roi  de  Piome,  ou  plutôt  le 
cordon  de  l'ordre  du  Saint-Esprit  sur  la  poitrine  nue  du  petit 
prince  suffisant  pour  débaptiser  celui-ci  du  nom  que  lui  avait  attri- 
bué autrefois  le  grand  cordon  de  la  Légion  d'honneur.  Tout  en  se 
résignant  aux  changemens  et  aux  mutilations  commandés  par  les 

(1)  Dépêche,  en  date  du  10  avril  1814,  du  commissaire  provisoire  au  département 
de  l'intérieur. 

(2)  Dépêche  du  ministre  de  l'intérieur,  31  mars  1815. 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  817 

circonstances,  tout  en  consentant  même,  —  ce  qui  était  pousser  bien 
loin  la  docilité, — à  reléguer  les  emblèmes  guerriers  de  la  république 
et  de  l'empire  derrière  les  couronnes  murales  duTrocadéro,  de  Cadix 
et  de  Madrid,  Gros  tint  avec  une  obstination  singulière  à  laisser  sub- 
sister la  couleur  verte  du  coussin  sur  lequel  le  royal  enfant  est  posé. 
((  C'est,  disait-il  à  l'un  de  ses  élèves,  l'extrait  d'an  acte  de  naissance  : 
on  a  changé  le  nom,  j'ai  conservé  la  date.  » 

Hormis  ce  petit  détail  historique,  rien  d'ailleurs  ou  presque  rien 
ne  survit  dans  l'œuvre  définitive  des  intentions  et  de  l'ordonnance 
auxquelles  Gros  s'était  arrêté  dans  l'esquisse  tracée  en  1811.  Au 
centre  de  la  composition,  ce  n'est  plus  la  châsse  de  sainte  Geneviève 
que  le  peintre  nous  montre,  c'est  la  sainte  elle-même,  présidant, 
pour  ainsi  dire,  au  lieu  de  l'assemblée  des  chefs  de  dynasties,  la 
réunion  des  personnages  qui  résument  les  principales  époques  et 
les  faits  les  plus  importans  de  l'histoire  religieuse  dans  notre  pays, 
Clovis,  ayant  revêtu  la  tunique  blanche  du  baptême,  étend  la  main 
sur  le  livre  des  Évangiles,  à  côté  de  l'autel  renversé  des  druides. 
Charlemagne,  qu'il  était  assez  malaisé  de  convertir  absolument  en 
héros  pacifique,  a  gardé,  il  est  vrai,  cet  entourage  de  Saxons  cap- 
tifs qui  personnifiait  dans  l'ancien  projet  la  toute-puissance  guer- 
rière du  monarque;  mais  un  ange  parle  au  nom  de  celui-ci,  et,  pré- 
sentant aux  Saxons  le  symbole  de  la  régénération  chrétienne,  il 
leur  commande  de  renoncer  à  leurs  dieux  pour  adorer  celui  de  leur 
vainqueur.  Saint  Louis  s'agenouille  devant  la  couronne  d'épines 
qu'il  a  conquise  sur  les  infidèles.  Enfin  Leuis  XVIII  invoque  pour 
la  France  l'intercession  de  sainte  Geneviève  auprès  de  Dieu ,  tandis 
que  la  duchesse  d'Angoulême  lève  des  yeux  baignés  de  larmes  vers 
une  gloire  où  l'on  entrevoit  réunis  Louis  XVI,  Marie-Antoinette, 
Louis  XVII  et  M'""^  Elisabeth. 

Quels  que  soient  les  mérites  des  détails  et  les  qualités  partielles 
de  l'exécution,  la  coupole  de  Sainte -Geneviève  a  dans  l'ensemble 
un  défaut  capital  :  elle  ne  s'empare  pas  du  regard  par  la  netteté  de 
l'aspect,  par  la  simplicité  des  lignes  générales,  par  l'unité  du  co- 
loris. Je  sais  quelles  difficultés  s'opposaient  à  l'issue  tout  à  fait  sa- 
tisfaisante d'une  pareille  entreprise.  Sans  doute  il  eût  été  presque 
déraisonnable  de  prétendre  faire  voir  distinctement  une  peinture 
placée  à  70  mètres  au-dessus  du  sol,  et  d'un  autre  côté,  s'il  faut, 
pour  en  juger  l' effet,  monter  jusqu'au  point  où  il  sera  possible  de 
l'envisager  face  à  face,  à  quoi  bon  avoir  relégué  aussi  loin  ce  qui  exi- 
geait un  examen  à  courte  distance  ?  Mieux  aurait  valu  de  beaucoup 
adopter  l'avis  de  Gros  lui-même,  qui  proposait,  à  un  certain  mo- 
ment, de  peindre  isolément  dans  les  angles  de  la  coupole  inférieure 
les  quatre  groupes  qu'il  a  dû  réunir  sur  la  calotte  même  du  monu- 

TOME  XLVIII.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment,  et  de  consacrer  toute  la  surface  de  celle-ci  à  l'image  unique 
de  sainte  Geneviève  apparaissant  au  milieu  des  nuages.  Pourtant , 
la  tâche  une  fois  donnée  dans  les  termes  où  elle  a  été  accomplie,  n'y 
avait-il  pas  moyen  de  procéder  plus  résolument,  de  préciser  davan- 
tage les  caractères  tout  exceptionnels  de  l'œuvre,  d'en  mieux  dé- 
terminer les  rapports  avec  l'architecture  ?  Aperçue  d'en  bas ,  la 
composition  a  quelque  chose  d'incertain  et  de  vacillant,  non-seule- 
ment à  cause  des  couches  d'atmosphère  interposées  entre  l'œil  du 
spectateur  et  la  peinture,  mais  aussi  par  le  trouble  que  jettent  dans 
la  silhouette  des  groupes  les  lignes  accidentelles  et  dans  le  coloris 
la  multiplicité  des  tons.  Examinée  à  la  hauteur  du  plan  sur  lequel 
elle  a  été  exécutée,  cette  décoration  monumentale  n'est  plus  qu'un 
tableau  gigantesque,  au  modelé  un  peu  vide  en  raison  de  la  dimeuT- 
sion  même  des  figures,  aux  couleurs  délayées  et  presque  aussi  ar- 
dentes que  les  couleurs  d'un  vitrail.  Pour  un  point  de  vue  comme 
pour  l'autre,  Gros  a  fait  trop  ou  trop  peu.  Malgré  la  somme  de  ta- 
lent dépensée  par  l'illustre  peintre  dans  cette  besogne  équivoque^ 
dans  une  entreprise  qui  d'ailleurs  était  en  désaccord  avec  les  in- 
clinations naturelles  de  son  génie,  on  peut  dire  que  de  toutes  les 
grandes  coupoles  peintes  en  France  jusqu'au  commencement  du 
xix^  siècle,  la  coupole  de  Sainte-Geneviève  satisfait  moins  qu'aucune 
autre  aux  conditions  nécessaires  de  ce  genre  de  travail. 

Dans  l'intervalle  qui  sépare  l'époque  où  Gros  eut  terminé  ses 
peintures  à  Sainte-Geneviève  de  l'époque  où  M.  Roger  fut  chargé 
de  décorer  la  coupole  de  la  nef  de  Saint- Roch,  plusieurs  tâches 
analogues  avaient  été  exécutées  à  Paris.  A  l'exception  toutefois  de 
la  coupole  peinte  par  Eugène  Delacroix  dans  la  bibliothèque  du 
Luxembourg,  —  œuvre  considérable  que  nous  mentionnions  tout  à 
l'heure,  mais  sur  l'examen  de  laquelle  nous  n'avons  pas  à  insister 
après  l'étude  qui  en  a  été  faite  autrefois  ici-même  (1),  —  aucun 
témoignage  vraiment  remarquable ,  aucun  effort  sérieux  ne  se  pro- 
duit durant  ces  trente-cinq  années  dans  un  ordre  de  travaux  bien 
propre  pourtant  à  stimuler  le  zèle  et  à  développer  le  talent.  Le 
mieux  est  donc  de  passer  sous  silence  ces  œuvres  insignifiantes  dont 
la  coupole  peinte  par  M.  Delorme,  dans  le  chœur  de  Notre-Dame- 
de-Lorette,  résumerait,  s'il  fallait  citer  un  exemple,  les  inspirations 
négatives  et  les  formes  banales.  D'ailleurs,  par  l'étendue  des  sur- 
faces que  le  pinceau  avait  à  couvrir,  par  l'importance  de  la  donnée 
aussi  bien  que  par  les  difficultés  de  l'exécution,  les  peintures  ré- 
cemment achevées  dans  l'église  de  Saint-Roch  méritent  une  atten- 
tion particulière.  N'eussent-elles  d'autre  titre  à  la  curiosité  ou  à 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l'";  juillet  ,184G. 


LA   PEINTURE    DES    COUPOLES.  819 

l'intérêt  que  la  grandeur  même  de  la  tâche,  elles  appelleraient  en- 
core par  là  les  regards  de  tous  ceux  que  préoccupe  l'honneur  de 
notre  école  en  dehors  des  menues  entreprises  et  des  faciles  succès. 
L'ensemble  du  travail  de  M.  Roger  se  compose  de  la  coupole  pro- 
prement dite  et  des  quatre  pendentifs  compris  entre  les  arcs  qui 
s'ouvrent  sur  les  bras  de  la  croix,  sur  la  nef  et  sur  le  chœur.  A  ne 
considérer  que  la  disposition  architectonique  et  l'élévation  médiocre 
des  piliers  supportant  la  coupole,  les  conditions  matérielles  étaient 
ici  plus  favorables  qu'elles  ne  l'avaient  été  dans  les  cas  précédens. 
Point  d'espace  démesuré  entre  l'œil  du  spectateur  et  la  peinture; 
point  d'exiguïté  non  plus  dans  les  lignes  environnantes,  ni  de  ces 
formes  étranglées  qui,  dans  l'église  des  Carmes  par  exemple,  gênent 
l'aspect  général  et  font  des  murailles  inférieures  d'un  dôme  une 
sorte  de  télescope  dont  la  calotte  est  l'objectif.  En  revanche,  si  l'on 
tient  compte  de  l' entre-croisement  de  la  lumière  directe  et  des  re- 
flets, des  jours  en  sens  opposés  que  répandent  sur  la  coupole  de 
Saint-Roch  les  fenêtres  percées  pour  éclairer  d'autres  parties  de 
l'église;  si,  en  se  plaçant,  soit  dans  la  nef,  soit  dans  l'un  des  bras 
de  la  croix,  on  promène  ses  regards  des  murs  blancs,  qui  s'élèvent 
de  tous  côtés,  aux  verrières  ou  aux  tableaux  dont  les  couleurs  scin- 
tillent çà  et  là  et  compromettent  d'autant  l'unité  de  l'effet,  —  on 
appréciera  les  obstacles  que  l'artiste  avait  à  vaincre  pour  assurer  à 
son  œuvre  un  relief  suffisant  sur  le  reste,  sans  l'isoler  pourtant  plus 
que  de  raison  de  ces  voisinages  contraires  et  de  ces  différens  mi- 
lieux. Ajoutons  que  par  la  distribution  même  et  l'éloignement  des 
fenêtres  d'où  le  jour  vient  glisser  aujourd'hui  sur  la  coupole  débar- 
rassée de  ses  échafaudages,  le  travail  a  dû  s'accomplir  dans  une 
demi-obscurité  ou  tout  au  moins  avec  le  secours  d'une  lueur  fur- 
tive,  d'autant  plus  équivoque  qu'elle  arrivait  de  bas  en  haut,  et  que 
par  conséquent  les  couleurs  étendues  sur  la  palette  ne  recevaient 
rien  des  rayons  qui  en  éclairaient  le  dessous.  Nous  insistons  sur  ces 
détails,  non  pour  y  trouver  des  excuses  à  des  erreurs  commises, 
mais  pour  indiquer  au  contraire  la  justesse  des  calculs  en  vertu 
desquels  les  erreurs  ont  été  évitées.  Sans  doute,  dans  l'examen 
d'une  œuvre  d'art,  la  valeur  intrinsèque  des  résultats  importe  bien 
autrement  que  le  souvenir  des  peines  que  cette  œuvre  a  pu  coûter, 
et  là  aussi  la  durée  des  efforts  préalables,  «  le  temps,  si  l'on  veut, 
ne  fait  rien  à  l'affaire.  »  A  mérite  égal  du  moins,  deux  tableaux  exé- 
cutés dans  des  conditions  différentes  autoriseront  une  inégale  es- 
time, et  la  préférence  sera  légitime  pour  celui  qu'il  aura  fallu 
peindre  en  dehors  des  facilités  ordinaires  et  des  ressources  que  pro- 
cure l'atelier.  • 

Au  surplus,  toutes  les  difficultés  ne  venaient  pas  des  incertitudes 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auxquelles  le  pinceau  se  trouvait  condamné,  quant  au  coloris,  par 
rinsuffisance  de  la  lumière.  Le  mouvement  surbaissé  des  courbes  de 
la  coupole  et  l'aplatissement  qui  en  résulte  pour  la  partie  supérieure 
de  celle-ci  prescrivaient  dans  l'expression  de  la  forme,  dans  le  des- 
sin, des  combinaisons  non  moins  délicates.  Il  fallait ,  en  traçant  les 
figures,  avoir  égard  à  la  différence  des  plajis  sur  lesquels  ces  figures 
se  développeraient  et  opérer  de  telle  sorte  qu'une  surface  presque 
verticale  à  la  base,  presque  horizontale  au  sommet,  ne  faussât  ni  la 
vraisemblance  des  attitudes,  ni  l'exactitude  des  proportions;  il  fal- 
lait que  tel  personnage  debout,  dont  les  contours  suivent  la  cour- 
bure de  la  voûte,  gardât  cependant  son  aplomb,  ou  que  tel  autre, 
se  présentant  en  raccourci  dans  la  composition,  ne  se  modifiât  pas 
jusqu'à  prendre  un  aspect  tout  contraire  et  à  se  déformer,  à  s'al- 
longer en  raison  de  la  concavité  ou  de  l'inclinaison  du  champ,.    / 

M.  Roger  a-t-il  toujours  réussi  dans  ses  efforts  pour  maintenir  cet 
équilibre  entre  l'apparence  et  la  réalité?  S'est-il  montré  aussi  ha- 
bile à  combiner  des  proportions  et  des  formes  de  détail  qu'à  déter- 
miner l'effet,  l'harmonie  de  l'ensemble  par  l'association  des  cou- 
leurs? Nous  ne  le  pensons  pas.  La  figure  agenouillée  de  saint  Roch, 
entre  autres,  nous  semble,  dans  le  mouvement,  dans  la  structure 
même,  manquer  de  précision  et  de  fermeté.  Peut-être  la  faute  en 
est-elle  aux  accidens  de  la  perspective,  mais  le  corps  paraît  trop 
long  pour  la  tête  :  il  a  quelque  chose  de  fléchissant,  d'insuffisam- 
ment installé  qui  inquiète  le  regard ,  au  lieu  de  le  convaincre  tout 
d'abord.  Ailleurs,  dans  plusieurs  figures  d'anges  par  exemple,  les 
parties  nues,  modelées  avec  quelque  mollesse,  trahissent,  non  pas 
les  négligences  du  pinceau ,  —  il  fait  de  son  mieux  partout  et  obéit 
à  une  main  invariablement  zélée,  —  mais  une  certaine  hésitation 
secrète  à  interpréter  même  ce  qui  a  été  examiné  de  plus  près  et  le 
plus  attentivement  étudié.  En  général,  on  peut  dire  de  l'œuvre  de 
M.  Roger  qu'elle  a  moins  de  valeur  au  point  de  vue  de  la  forme 
pure  que  sous  le  rapport  de  l'ordonnance  et  du  coloris.  Le  dessin  y 
est  le  plus  souvent  correct,  sans  être  pour  cela  très  savant,  de  cette 
science  du  moins  supérieure  à  la  connaissance  de  la  syntaxe  pitto- 
resque. Il  témoigne  de  recherches  soigneuses,  d'une  louable  appli- 
cation à  ne  rien  omettre  comme  à  ne  rien  exagérer  :  il  ne  résulte  pas 
assez  ouvertement  d'une  émotion  personnelle  en  face  de  la  nature, 
d'une  aptitude  particulière  à  dominer  le  fait,  à  ne  se  fassimiler  que 
pour  en  dégager  la  signification  distinctive  ou  imprévue.  11  reste  en 
un  mot  un  peu  dépourvu  de  ce  que,  dans  la  langue  des  arts,  on 
nomme  u  le  caractère,  »  c'est-à-dire  l'expression  vivement  accen- 
tuée de  la  physionomie  des  choses  et  du  sentiment  éprouvé  par  l'ar- 
tiste à  propos  de  celles-ci. 


"'LA '^PEINTURE  DES  COUPOLES.  821 

Là  es^,  à  notre  avis,  le  côté  faible  des  peintures  de  la  cou'p'b'té  de 
Saint-Roclî.  A  d'autres  égards,  elles  sont  véritablement  méritoires. 
Elles  attestent  chez  celui  qui  les  a  faites  une  intelligence  exacte  des 
conditions  décoratives  de  la  tâche  et  des  conditions  morales  inhé- 
rentes au  sujet;  elles  justifient  aussi  bien,  par  les  idées  qu'elles  tra- 
duisent, leur  place  dans  une  église,  qu'elles  s'approprient  par  le 
style,  aux  formes  de  l'architecture  et  à  l'âge  du  monument.  Nulle 
exagération  archaïque  toutefois,  pas  d'affectation  ni  de  ruse  pour 
vieillir  plus  que  de  raison  le  travail,  pour  en  dissimuler  la  vraie 
date,  et  d'un  autre  côté,  tout  en  se  comportant  en  peintre  du 
xix^  siècle,  M.  Roger  a  su  ne  pas  abuser  de  l'hospitalité  offerte  à 
son  talent.  Loin  de  consentir  à  une  usurpation  du  présent  sur  le 
passé,  il  s'est  appliqué  à  établir  entre  l'un  et  l'autre  une  réciprocité 
d'influence.  Moins  libre  ici  de  se  donner  carrière  que  lorsqu'il  déco- 
rait la  chapelle  des  Fonts  dans  l'église  de  Notre-Dame-de-Lorette,  il 
n'a  pas  abdiqué  toute  indépendance  pour  cela,  ni  renoncé  au  droit 
de  parler  la  langue  de  son  temps  dans  ce  milieu  consacré  par  les 
souvenirs  d'une  autre  époque. 

Les  scènes  que  représente  la  coupole  de  Saint- Roch  sont  au 
nombre  de  quatre,  comprises  chacune  entre  des  Termes  et  d'autres 
ornemens  d'architecture  figurés  qui,  partant  de  l'entablement  cir- 
culaire placé  au-dessus  des  arcs  et  des  pendentifs,  divisent  l'en- 
semble de  la  surface  en  portions  égales  et  viennent  se  rattacher  à 
une  vaste  rosace  qui  s'épanouit  au  centre  de  la  coupole.  Ces  divers 
ornemens,  habilement  agencés  par  l'architecte  actuel  de  l'église, 
M.  Baltard,  ces  entre-deux  dorés  et  par  conséquent  nettement  dé- 
tachés des  peintures  qu'ils  encadrent,  donnent  à  l'aspect  général 
une  apparence  rationnelle,  cette  signification  logique  dont  nous 
avons  plus  haut  constaté  l'absence  dans  les  travaux  du  même  genre 
exécutés  autrefois  en  Italie  ou  à  Paris.  On  n'a  plus  ici  en  face  de 
soi  une  iinage  complètement  isolée  des  lignes  monumentales,  une 
Gloire,  comme  celle  du  Yal-de-Grâce,  imposant  à  l'esprit  et  aux 
yeux  l'oubli  de  la  réalité,  et  substituant  à  celle-ci  une  fiction,  un 
pur  mensonge  :  on  entrevoit  bien  le  ciel  encore,  mais  par  échap- 
pées, sans  que  ce  simulacre  des  régions  éthérées  envahisse  partout 
l'architecture  et  en  supprime  la  fonction.  Les  divisions  qui  parta- 
gent la  coupole  en  compartimens  formant  chacun  un  tout,  une  com- 
position distincte,  suffisent  pour  impliquer  une  idée  de  stabilité,  en 
même  temps  qu'elles  avertissent  le  regard  et  le  conduisent  d'un 
point  à  un  autre,  sans  le  laisser  incertain  et  comme  éperdu  devant 
l'étendue  de  l'ensemble  ou  la  multiplicité  des  détails. 

Séparés  conformément  aux  lois  de  la  symétrie  et  aux  caractères 
mêmes  de  la  construction,  ces  quatre  compartimens  ne  s'en  relient 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  moins  entre,  eux  par  l'homogénéité  des  sujets.  Le  Triomphe  âu\ 
Christ,  c'est-cà-dire  la  traduction  par  le  pinceau  des  paroles  d'ïsaïe  : 
«  Il  sera  législateur,  sauveur,  roi  et  juge,  »  tel  est  le  thème  qu'a 
choisi  M.  Roger  et  qu'il  a  développé  avec  autant  de  clarté  dans  les 
termes  que  de  grave  bonne  foi  dans  les  intentions.  Le  premier  de 
ces  tableaux,  celui  qui  fait  face  à  la  nef,  réunit  dans  une  association 
mystique  les  figures  du  Christ,  de  l'église  et  de  saint  Roch;  le  se- 
cond, consacré  à  l'image  des  miséricordes  du  Sauveur,  personnifie 
le  mystère  de  la  rédemption  dans  la  figure  de  Jésus  montrant  ses 
plaies,  tandis  que  des  anges  portant  des  attributs  symboliques  pro- 
mettent la  vie  et  les  récompenses  éternelles  à  ceux  qui  auront  cru 
et  aimé.  Dans  les  troisième  et  quatrième  tableaux  enfin,  le  Boi,  le 
vainqueur  de  la  mort,  va  s'asseoir  à  la  droite  du  Père  éternel,  et  le 
Juge,  entouré  des  ministres  de  sa  clémence  ou  de  sa  colère,  appelle 
le  monde  au  divin  tribunal. 

Pour  compléter  le  sens  des  compositions  qui  ornent  la  coupole  et 
aussi  afin  d'en  mieux  déterminer  l'effet  pittoresque,  quatre  groupes 
d'anges  placés  dans  les  pendentifs  correspondent  aux  intentions  que 
chaque  sujet  résume,  et  donnent  une  base  solide  à  ces  images  pres- 
que immatérielles.  Les  fonds  d'or  sur  lesquels  se  dessinent  les 
figures  dont  nous  parlons,  les  tons  vigoureux  ou  éclatans  des  dra- 
peries qu'elles  portent,  et  qui,  alternant  d'un  pendentif  à  l'autre, 
assurent  d'autant  l'équilibre  du  coloris,  —  cette  zone  de  couleurs 
concentriques  pour  ainsi  dire  et  de  représentations  voisines  de  la 
réalité  ajoute  par  le  contraste  à  la  diffusion  de  la  lumière  et  des 
teintes,  à  la  sérénité  idéale  des  apparences  dans  la  partie  supérieure 
du  travail.  Supprimez  telle  draperie  verte  ou  bleue  dont  la  nuance 
un  peu  âpre,  mais  violente  à  dessein,  étonne  peut-être  au  premier 
aspect,  et  le  ciel  qu'on  aperçoit  à  quelques  mètres  plus  haut  perdra 
certainement  de  sa  limpidité;  les  figures  auxquelles  il  sert  de  fond 
prendront,  pour  la  place  qu'elles  occupent,  ou  trop  de  saillie  ou 
trop  d'intensité  dans  le  ton.  Grâce  aux  oppositions  ou  aux  rapports 
ménagés,  tout  se  tient,  toutes  les  parties  se  relient  entre  elles,  et. si 
quelques-unes  peuvent  être  préférées  à  d'autres,  si  Ton  éprouve 
par  exemple  une  juste  prédilection  pour  la  figure  de  femme  per- 
sonnifiant la  religion,  —  figure  excellente  dont  l'attitude,  l'ajuste-; 
ment  et  le  coloris  ne  dépareraient  pas  le  tableau  d'un  maître,  — 
ce  n'est  pas  que  les  morceaux  envii'onnans  aient  au  fond  un  rôle 
moins  nécessaire,  c'est  seulement  que  le  peintre  en  a  volontairement 
diminué  l'importance  pour  mettre  d'autant  mieux  en  relief  et  en 
vue  les  points  principaux  de  sa  composition. 

Sans  doute,  en  dehors  de  ces  combinaisons  légitimes,  on  pour- 
rait noter  dans  les  peintures  de  Saint-Roch  des  inégalités ,  des  im- 


LA    PEINTURE    DES    COUPOLES.  823 

perfections.  Nous  avons  déjà  signalé  l'insuffisance  du  dessin  dans  la 
figure  du  saint,  patron  de  l'église.  11  serait  permis  encore  de  criti- 
quer le  geste  trop  humain,  trop  familier,  avec  lequel  Dieu  le  père 
accueille  le  Christ  ressuscité,  ou  plutôt  nous  regrettons  qu'en  trai- 
tant ce  sujet  M.  Roger  n'ait  pas  craint  de  faire  intervenir  Dieu  en 
personne,  qu'il  ait  essayé  de  définir  matériellement  l'infini.  C'était 
renouveler  bien  imprudemment  une  entreprise  dans  laquelle  Ra- 
phaël et  Michel-Ange  eux-mêmes  avaient  échoué  malgré  leur  mer- 
veilleux génie;  c'était  tenter  l'impossible  et  se  condamner  d'avance 
à  ne  nous  montrer  qu'un  vieillard  majestueux,  un  patriarche,  un 
homme,  là  où  il  aurait  fallu  faire  pressentir  à  notre  imagination  ce 
que  nous  ne  saurions  ni  concevoir,  ni  saisir  avec  le  secours  de  nos 
sens.  A  quoi  bon  insister  et  relever  dans  les  détails  des  fautes  qui, 
à  tout  prendre,  n'altèrent  pas  plus  la  signification  morale  de  l'en- 
semble qu'elles  n'en  compromettent  la  valeur  au  point  de  vue  pit- 
toresque? Par  les  formes  qu'elle  présente  aux  regards,  par  les  sen- 
timens  ou  les  idées  qu'elle  éveille  dans  l'esprit,  la  coupole  de 
Saint-Roch  commande  mieux  qu'une  minutieuse  analyse  :  en  face 
de  cette  œuvre  avant  tout  bien  pensée ,  le  plus  opportun  comme  le 
plus  juste  sera  de  s'en  tenir  à  l'examen  général  des  mérites  qui  lui 
appartiennent  et  des  graves  intentions  qu'elle  traduit. 

Le  nouveau  travail  de  M.  Roger  est  donc  très  honorable  à  la  fois 
pour  l'artiste  qui  s'en  est  acquitté  et  pour  notre  école,  un  peu  dés- 
accoutumée aujourd'hui  des  grandes  tâches,  des  entreprises  de 
longue  haleine.  N'exagérons  rien  toutefois.  Peut-être  ce  qu'il  con- 
viendrait d'accuser  en  ceci  plutôt  que  la  disette  des  talens  ou  la  ra- 
reté des  occasions,  c'est  notre  propre  indifférence.  Quel  que  soit  le 
nombre  des  artistes  éminens  que  nous  avons  perdus  depuis  le  pein- 
tre de  Y  Hémicycle  de  l'Ecole  des  Beaiix-Ai'ts  jusqu'au  peintre  du 
Plafond  de  la  Galerie  d'Apollon,  quelques  préférences  que  témoi- 
gnent la  plupart  de  ceux  qui  ont  survécu  pour  la  peinture  de  genre 
ou  pour  la  représentation  des  faits  anecdotiques,  des  petites  curio- 
sités de  l'histoire,  plus  d'un  talent  nous  reste  encore  qui  continue 
dans  une  sphère  moins  humble  les  traditions  de  l'art  français;  plus 
d'un  effort  sérieux  se  produit  pour  défendre,  pour  féconder,  pour 
renouveler  au  besoin  le  domaine  de  la  peinture  sacrée  et  celui  de  la 
peinture  décorative.  Pour  ne  citer  que  ces  exemples,  les  peintures 
de  MM.  Flandrin  et  Périn  dans  les  églises  de  Saint-Yincent-de-Paul, 
de  Saint-Germain-des-Prés  et  de  Notre-Dame-de-Lorette ,  les  deux 
hémicycles  que  le  pinceau  de  M.  Lehmann  a  décorés  dans  la  salle  du 
trône  au  palais  du  Luxembourg,  les  cartons  de  M.  Chenavard,  les 
voussures  et  les  plafonds  peints  par  M.  Gendron  dans  le  vestibule 
de  la  Cour  des  Comptes  et  au  ministère  d'état,  —  de  telles  œuvres 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  " ~ 

prouvent  assez  que  la  source  des  hautes  inspirations  ne  s'est  pas 
tarie ,  que  la  vie  d'un  art  supérieur  au  métier  ne  s'est  pas  éteinte 
dans  notre  école.  Les  applaudissemens  de  la  foule  ne  récompensent 
pas  toujours,  il  est  vrai,  des  travaux  de  cette  sorte.  Ceux  qui  les  ont 
accomplis  doivent  le  plus  souvent  se  contenter  des  suffrages  de 
quelques  bons  juges,  de  l'estime  discrète  des  experts  et  des  esprits 
studieux,  tandis  que  les  faveurs  et  les  bruyans  éloges  s'adressent  en 
général  beaucoup  plus  bas  et  se  détournent,  en  matière  de  peinture 
comme  ailleurs,  des  poèmes  pour  aller  aux  vaudevilles.  Il  y  a  là  une 
injustice  sans  doute,  mais  qu'y  faire  et  qu'importe  après  tout?  Bien 
malavisé  serait  l'artiste  qui  consulterait  de  trop  près  ces  signes  du 
temps,  et  qui  sacrifierait  à  la  recherche  d'une  popularité  éphémère 
la  confiance  dans  l'avenir  et  dans  les  droits  de  son  propre  talent.  Le 
succès  n'est  pas  tout  en  pareil  cas ,  du  moins  le  succès  immédiat, 
accaparé  du  jour  au  lendemain,  et  par  cela  même  sujet  à  révision. 
Les  modes  passent,  les  œuvres  restent,  et  quand  celles-ci  portent, 
comme  les  nouvelles  peintures  de  Saint-Roch,  l'empreinte  d'une 
habileté  consciencieuse,  d'une  pensée  étrangère  aux  petites  préoc- 
cupations de  l'heure  présente  et  aux  petites  ambitions  de  parti,  le 
moment  vient  tôt  ou  tard  où  la  justice  se  fait  pour  elles,  où  elles 
héritent  en  quelque  sorte  de  l'attention  qui  s'était  égarée  sur  des 
objets  plus  futiles,  plus  séduisans  en  apparence  et  d'abord  mieux 
recommandés.  Qui  sait  s'il  n'en  sera  pas  de  la  coupole  peinte  par 
M.  Roger  comme  de  la  coupole  peinte  autrefois  par  Bertholet  Fle- 
mael,  et  si,  lorsqu'on  aura  oublié  bon  nombre  de  tableaux  contem- 
porains aussi  complètement  que  nous  avons  oublié  nous-mêmes 
tant  d'œuvres  secondaires  appartenant  au  xvii®  siècle,  quelqu'un  ne 
se  rencontrera  pas  un  jour  pour  penser  et  pour  dire  des  peintures 
de  Saint-Roch  ce  que  nous  disions  tout  à  l'heure  des  peintures  de 
l'église  des  Carmes  et  de  l'estime  qu'elles  méritent?  C'est,  en  atten- 
dant, le  devoir  de  la  critique  d'avertir  sur  ce  point  l'opinion  et  de 
lui  proposer  au  moins  l'examen  de  ce  qu'il  serait  juste  dès  à  pré- 
sent de  regarder.  Elle  a  ce  devoir  surtout,  —  et  c'est  le  cas  ici,  — 
lorsqu'il  ne  s'agit  pas  seulement  d'une  œuvre  bonne  en  soi,  mais 
d'un  genre  de  travail  dont  les  caractères  particuliers  intéressent 
l'histoire  de  notre  art  national,  et  qui,  se  rattachant  au  passé  par 
les  comparaisons  qu'il  suscite,  tend  à  remettre  en  mémoire  les  lois 
de  l'art  lui-même,  les  modèles  qu'il  convient  de  suivre  et  les 
exemples  qu'il  faut  éviter. 

Henri  Delaborde. 


-"-ritf.ir      '.■')ï;       ■  X'.   M 


FREDERIQUE 

SUITE  DU  CHEVALIER  SARTI. 


Ji4^ 


■  rn 11  >'^!  prrnh' f 


n'vi3M(_^. 


UNE     SOIRÉE     A     S  CH  ^  E  T  Z  I  N  G  E  N. 


I. 

Quelques  jours  après  la  représentation  du  Freyschûtz  (1),  le  che- 
valier Sarti  retourna  à  Scliwetzingen,  attiré  cette  fois  par  les  inquié- 
tudes de  son  propre  cœur  autant  que  par  les  sollicitations  toujours 
pressantes  de  M'"^  de  Narbal.  La  maison  de  la  comtesse  avait  repris 
mi  aspect  paisible.  Le  petit  voyage  qu'on  venait  de  faire  à  Manheim 
était  un  événement  dont  on  ne  cessait  de  s'entretenir.  Les  trois  cou- 
sines en  avaient  rapporté  un  sentiment  plus  vif  de  curiosité  pour  le 
chevalier,  dont  la  solitude  relative  où  elles  se  trouvaient  leur  faisait 
mieux  apprécier  le  mérite.  Dans  la  maison  hospitalière  de  M'"*  de 
Narbal,  entre  le  vieux  maître  de  chapelle  Rauch,  le  bon  M.  Thibaut 
et  le  conseiller  de  Loewenfeld,  sec,  prétentieux  et  malveillant,  le 
chevalier,  qui  avait  la  tenue  soignée  d'un  homme  du  monde,  une 
grande  jeunesse  d'esprit  et  de  cœur,  était  tout  naturellement  l'objet 
d'une  prédilection  facile  à  concevoir.  Il  n'avait  pas  à  lutter  contre 
la  présence  de  jeunes  gens  qui,  avec  plus  d'éclat,  auraient  eu  aussi 
des  prétentions  plus  légitimes  à  fixer  l'attention  des  trois  héritières. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  et  du  l^""  décembre. 


826  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Celles-ci  étaient  d'autant  plus  à  l'aise  vis-à-vis  du  chevalier,  d'au- 
tant plus  gaies  et  plus  franchement  communicatives,  que  lui-même 
parlait  souvent  de  son  goût  pour  l'indépendance  et  de  la  résolution 
qu'il  avait  prise  depuis  longtemps  de  rester  garçon,  de  n'avoir  que 
les  muses  pour  compagnes  de  sa  solitude. 

—  Y  a-t-il  de  l'indiscrétion,  chevalier,  lui  dit  un  jour  M'"^  de 
Narbal  avec  sa  bonté  malicieuse,  à  vous  demander  quel  est  ce  beau 
portrait  de  femme  que  nous  avons  vu  au-dessous  de  votre  petite  bi- 
iDliothèque?  Quelle  est  donc  la  muse  que  représente  cette  tête  blonde 
ravissante,  au  regard  noble  et  touchant?  Est-ce  la  philosophie  ou 
bien  la  musique,  et  n'y  a-t-il  pas  quelque  rapport  entre  ce  portrait 

-et  la  jolie  chanson  de  Paisiello  : 

Nel  cor  più  non  mi  sento, 
Brillar  la  gioventù? 

Je  serais  bien  étonnée  si  mes  pressentimens  m'induisaient  en  erreur. 

—  Décidément,  comtesse,  vous  êtes  persistante  dans  vos  idées, 
répondit  le  chevalier  Sarti;  après  m'avoir  fait  l'honneur  de  visiter 
mon  pauvre  ermitage,  vous  tenez  à  connaître  celui  qui  l'habite. 

—  Mon  Dieu  !  chevalier,  ma  curiosité  ne  vous  semble-t-elle  pas 
bien  naturelle?  ÎNous  vous  aimons  tous  ici,  dit-elle  en  regardant 
sa  fille  et  ses  nièces,  qui  étaient  assises  auprès  d'elle  dans  le  petit 
salon  d'été,  et  c'est  plus  qu'un  plaisir,  c'est  un  besoin  du  cœur  de 
savoir  un  peu  comment  nos  amis  sont  entrés  dans  la  vie,  quelles 
sont  les  joies  et  les  peines  qu'ils  ont  éprouvées  avant  que  nous  eus- 
sions le  bonheur  de  les  rencontrer. 

—  Comtesse,  répliqua  le  chevalier  avec  une  émotion  qu'il  ne  sut 
pas  dissimuler,  je  n'ai  plus  le  droit  ni  la  volonté  de  vous  refuser. 
Je  puis  vous  dire  cependant,  comme  Énée  invité  à  raconter  la 
chute  de  Troie,  que  vous  allez  réveiller  une  immense  douleur, 
quoique  mon  obscure  destinée  n'ait  qu'un  seul  trait  commun  avec 
celle  du  héros  de  Virgile:  c'est  que  j'ai  beaucoup  erré  par  le  monde 
et  que  je  n'ai  emporté  des  ruines  de  ma  belle  et  malheureuse  patrie 
que  de  pieux  et  tristes  souvenirs.  Oui,  comtesse,  vos  pressentimens 
ne  vous  ont  pas  trompée.  Il  y  a  un  lien  entre  la  mélodie  de  Pai- 
siello et  le  portrait  de  femme  que  vous  avez  vu  chez  moi,  et  ce  lien, 
c'est  toute  l'histoire  de  mon  âme. 

Amor  ch'  a  nulle  amato  amar  perdona, 

Mi  prese  di  costei  placer  si  forte, 

Clic  come  vedi  ancor  non  m'  abbaudona  (1). 

(1)  «  L'amour,  qui  ne  pardonne  jamais  à  l'amant  d'aimer,  m'a  pris  pour  celle-ci 
d'une  si  forte  affection  que,  comme  tu  le  vois,  elle  me  possède  encore.  »  —  Dante,  V En- 
fer, chant  V,  ter:;iiia  34. 


FRÉDîir.IOUE.  827 

—  Oh  !  je  m'en  doutais,  s'écria  M""'  de  Narbal,  et  le  vieux  pro- 
verbe a  raison  :  il  n'y  a  pas  de  fumée  sans  feu,  ni  d'homme  supé- 
rieur sans  un  peu  d'amour  dans  le  cœur.  Parlez  donc,  chevalier, 
vous  ne  sauriez  trouver  de  meilleur  moment  pour  raconter  à  vos 
amis  une  existence  qu'ils  désirent  tant  connaître. 

Par  une  belle  journée  d'été,  le  chevalier,  se  trouvant  dans  le  petit 
salon  de  M'"®  de  Narbal  en  présence  de  sa  fille  Fanny  et  de  ses  deux 
nièces  Aglaé  et  Frédérique,  se  mit  à  raconter  sa  jeunesse  et  les 
principaux  événemens  contenus  dans  la  première  partie  de  cette 
histoire.  Il  parla  avec  émotion  de  sa  mère  Catarina,  de  Giacomo  le 
prédicateur  populaire,  des  jeux,  des  fêtes  et  de  la  poésie  de  son  en- 
fance, qui  s'était  écoulée  dans  le  beau  village  de  la  Piosâ.  Il  peignit 
avec  de  vives  couleurs  cette  nuit  splendide  de  Noël  qui  le  conduisit 
à  la  villa  Gadolce,  près  du  vieux  sénateur  et  de  sa  noble  fille  Beata, 
dont  il  fit  un  portrait  admirable.  Il  pleurait,  il  tremblait  et  riait 
comme  un  enfant  en  rappelant  les  scènes  délicieuses  de  la  villa  Ga- 
dolce, les  saillies  de  l'abbé  Zamaria,  l'enjouement  de  Tognina,  la 
bonté,  la  grâce  divine  de  Beata,  et  le  sentiment  discret,  mais  pro- 
fond et  inaltérable  qu'il  ressentit  pour  elle.  —  A  qui  le  dire?  à  qui 
pouvais-je  confier  l'amour  insensé  que  j'osais  concevoir  pour  la  fille 
d'un  grand  seigneur,  pour  ma  noble  protectrice?  s'écria  le  chevalier 
avec  un  accent  de  vérité  qui  fit  tressaillir  son  auditoire,  et  il  décrivit 
les  perplexités,  les  angoisses  de  son  cœur,  et  cette  scène  où  il  ne 
put  contenir  ses  sanglots  en  écoutant  le  fameux  Guadagni  chanter 
l'air  d'Orphée  : 

Che  far5  senza  Euridice? 
Dove  andrô  senza  il  mio  bene? 

Il  parla  ensuite  longuement  de  Venise ,  de  toutes  les  merveilles 
que  renfermait  alors  cette  ville  étonnante,  qui  lui  apparut  comme 
un  conte  de  fées  réalisé  dans  l'histoire  par  un  gouvernement  de 
poètes  et  d'hommes  d'état.  Glissant  sur  quelques  erreurs  de  sa  jeu- 
nesse dans  un  lieu  d'enchantemens  et  de  voluptés  faciles,  le  cheva- 
lier s'arrêta  avec  complaisance  sur  la  belle  journée  passée  à  Murano 
avec  Tognina  et  Beata,  instans  délicieux ,  heures  de  suprême  béati- 
tude qui  devaient  être  le  point  culminant  de  toute  sa  vie.  — Depuis 
cette  journée  à  jamais  mémorable  où  mon  cœur  éprouva  une  de  ces 
joies  fécondes  qui  valent  des  siècles  d'existence,  ajouta  le  cheva- 
lier, visiblement  accablé  par  la  douleur,  je  tombai  tout  à  coup  du 
haut  du  paradis  où  m'avait  élevé  l'amour  de  Beata.  Gette  créature 
céleste  mourut  bientôt  de  chagrin  de  n'avoir  pas  osé  avouer  aux 
hommes  le  sentiment  que  j'eus  le  bonheur  de  lui  inspirer.  La  mort 
de  Beata  précéda  de  quelques  jours  la  chute  de  la  gloi'ieuse  Venise, 


S'idl^y^  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  tout  fut  dit  pour  moi.  Telle  est,  comtesse,  l'histoire  d'une  vie 
bien  simple  consacrée  au  culte  d'un  souvenir  adoré.  Le  portrait  que 
vous  avez  remarqué  chez  moi  est  celui  de  Beata,...  le  boii.  génie, 
l'ange  de  ma  destinée! 

—  Ah  !  chevalier,  répondit  M""^  de  Narbal  après  un  court  silence, 
vous  m'avez  rendue  bien  heureuse!  Merci,  lui  dit-elle  en  lui  ten- 
dant la  main  avec  une  cordialité  alFectueuse;  puissiez-vous  vous 
plaire  longtemps  parmi  nous  !  ,,,^.  ,,j  ,,;^  .,  n'..t.^<iin\ 

W'"  Du  Hautchet  étant  arrivée  sur  ces  entrefaites,:., -in  T'OUgfarT,  m 
rivez  trop  tard,  ma  voisine,  lui  dit  la  comtesse,  et  vous  perde?., j^^ 
beaucoup.  Le  chevalier  nous  a  conté  un  beau  roman  comme  on  n'en,,] 
fait  plus  guère. 

Le  récit  du  chevalier  fit  une  grande  impression  sur  les  trois  cou- 
sines. Frédérique  surtout  en  fut  émue  jusqu'au  fond  de  l'âme.  Le 
noble  étranger  lui  apparut  dès  lors  sous  un  aspect  nouveau.  La 
fierté  de  son  maintien,  le  silence  qu'il  se  plaisait  à  garder,  la  ré- 
serve parfois  extrême  de  ses  manières,  tout  maintenant  s'expliquait 
à  son  avantage  et  trouvait  son  excuse  dans  la  grande  infortune  qui 
avait  frappé  sa  jeunesse.  Le  portrait  de  Beata,  qui  l'avait  tant  pré- 
occupée ,  n'éveillait  plus  dans  son  esprit  de  pénibles  soupçons. 
L'image  de  cette  femme  qui  avait  exercé  une  influence  si  puissante 
sur  un  homme  supérieur  lui  inspirait  au  contraire  une  sorte  d'ému- 
lation généreuse.  Loin  que  le  chevalier  lui  parût  ridicule  ni  même 
étrange  d'avoir  conservé  pieusement  et  si  avant  dans  la  vie  le  sou- 
venir d'un  premier  amour,  Frédérique  ne  l'en  trouvait  que  plus  in- 
téressant. Une  tendre  pitié  s'éleva  dans  son  cœur  pour  le  noble  Vé- 
nitien, un  attrait  indéfinissable  s'attachait  à  la  personne  de  cet 
homme  qui  la  fascinait  et  la  charmait  tout  à  la  fois.  Elle  aurait  voulu 
pouvoir  le  consoler,  le  distraire  au  moins,  fixer  son  attention  sans 
détruire  pourtant  cette  auréole  de  tristesse  qui  l'enveloppait  comme 
d'un  nuage  d'or.  Tous  ces  mouvemens  instinctifs  de  Frédérique 
étaient  d'une  parfaite  innocence  d'intention.  Elle  ignorait  la  cause 
secrète  du  plaisir,  du  trouble  délicieux  qu'elle  éprouvait  auprès  du 
chevalier,  elle  s'abreuvait  à  cette  source  de  vie  nouvelle  sans  en  con- 
naître ni  en  redouter  l'ivresse.  La  contenance  de  Frédérique  devint 
plus  naturelle  et  plus  aisée  vis-à-vis  du  chevalier.  Elle  le  recher- 
chait plus  volontiers  sans  craindre  qu'on  interprétât  mal  un  désir 
que  sa  tante  et  ses  cousines  partageaient.  M'"^  de  Narbal  laissait  à 
sa  fille  et  à  ses  nièces  une  liberté  d'allure  qui  entrait  dans  ses  vues 
sur  l'éducation  des  femmes  du  monde,  et  qui  ne  pouvait  avoir  aucun 
inconvénient  dans  une  grande  maison  bien  ordonnée,  où  les  choses 
de  l'esprit  tenaient  une  si  grande  place.  Aussi  Frédérique  fut-elle 
plutôt  encouragée  que  combattue  dans  les  sentimens  confus  d'ad- 


'^^"tRiDBFlrQUE'iaa  aj/a.T  .  829 

miratiori  et  de  tendre  sollicitude  qu'elle  éprouvait  pour  le  chevalier. 
Avec  un  zèle  tout  aimable,  elle  s'eflbrça  de  partager  ses  goûts,  de 
lire,  de  comprendre  les  poètes  qui  avaient  sa  préférence,  de  s'élever 
dans  son  estime  et  dans  son  affection.  Elle  voulut  connaître  Dante, 
beaucoup  trop  difficile  pour  les  faibles  études  qu'elle  avait  faites 
dans  la  langue  italienne,  mais  dont  le  chevalier  lui  expliqua  les 
plus  beaux  passages  avec  une  émotion  personnelle  qui  doublait  la 
puissance  de  la  poésie  sur  le  cœur  de  la  jeune  fille.  L'épisode  fa- 
meux de  Françoise  de  Riinini  produisit  surtout  une  grande  impres- 
sion sur  Frédérique,  dont  l'imagination  suivait  le  chevalier  dans  le 
ténébreux  séjour,  comme  Dante  suit  Virgile,  il  pocta  sovrano.  Les 
poètes  allemands,  particulièrement  Goethe,  devinrent  aussi  le  sujet 
fréquent  des  entretiens  du  chevalier  avec  Frédérique,  qui  s'éprit 
d'une  vive  admiration  pour  ce  beau  génie  si  profondément  germa- 
nique. Elle  lut  avec  avidité  ses  licder,  ses  ballades,  ses  poèmes  di- 
vers d'une  si  rare  perfection  de  forme,  où  Goethe  a  renfermé  comme 
dans  un  flacon  de  cristal  l'essence  de  son  âme,  les  rayons  d'or  de  sa 
fantaisie,  les  heures  sacrées  de  sa  belle  et  longue  existence,  dont 
l'amour  n'a  cessé  d'être  l'objet.  Ce  thème,  qui  revenait  souvent 
dans  la  conversation  du  chevalier,  comme  le  mot  sacramentel  de 
sa  propre  destinée,  était  la  base  sur  laquelle  il  avait  édifié,  ainsi 
qu'on  a  pu  le  voir,  toute  une  philosophie  de  l'art  et  de  la  vie.  Aussi 
la  jeune  fille  l' écoutait -elle  avec  un  charme  qui  croissait  chaque 
jour,  et  qu'elle  n'avait  jamais  trouvé  dans  les  leçons  de  ses  maîtres. 
Lorsque  la  comtesse  voyait  le  chevalier  s'entretenir  avec  Frédérique 
soit  dans  le  petit  salon  d'été,  soit  dans  une  allée  du  jardin  :  —  Ah 
çà,  chevalier,  n'abuse-t-on  pas  un  peu  de  votre  complaisance?  di- 
sait-elle parfois  en  embrassant  sa  nièce  sur  le  front.  Cette  enfant 
est  bien  heureuse  de  l'intérêt  que  lui  témoigne  un  homme  tel  que 
vous.  1  iJ'.p  ucîdyjririj  yij  yioyinfi  y;rjt)L>  jui;jjj' 

Devenue  fort  habile  surlepianosans  que  «on  exécution  eût  pour- 
tant beaucoup  d'éclat,  Frédérique  cherchait  l'occasion  de  jouer  de- 
vant le  chevalier  les  belles  sonates  de  Beethoven,  celles  de  Weber, 
de  Mozart  et  d'Haydn,  dont  il  lui  expliquait  la  différence  de  style, 
laquelle  tenait  non -seulement  à  la  différence  du  génie,  mais  aussi 
à  celle  des  temps  où  ces  maîtres  avaient  vécu  et  s'étaient  dévelop- 
pés. En  racontant  leur  histoire,  qu'il  avait  toujours  soin  de  rattacher 
au  milieu  social  où  ils  s'étaient  produits,  le  chevalier  ne  manquait 
pas  d'insister  sur  les  événemens  qui,  selon  lui,  avaient  dû  influer 
sur  la  destinée  de  l'homme,  le  caractère  du  talent  et  la  nature  de 
l'inspiration. 

—  La  vie  calme,  l'âme  pieuse  et  sereine  d'Haydn,  disait-il,  se  ré- 
fléchissent dans  son  œuvre  immense,  d'une  clarté  si  constante  et 


830  REVUE  DES  DEUX,  MONDES. 

d'une  forme  si  parfaite.  La  tendresse ,  l'exquise  sensibilité  et  la 
douce  mélancolie  de  Mozart  se  retrouvent  dans  ses  moindres  com- 
positions, dans  sa  musique  instrumentale,  dans  ses  opéras  aussi  J3ien 
que  dans  ce  morceau  incomparable  et  vraiment  divin  :  Ave  vcriim. 
Le  génie  grandiose  et  pathétique  de  Beethoven,  les  douleurs  et  le 
trouble  de  son  âme  éclatent  dans  ses  symphonies,  dans  ses  concer- 
tos, dans  ses  admirables  sonates  pour  piano,  véritables  poèmes  qui 
renferaient  dans  un  cadre  resserré  de  vastes  horizons  où  se  joue 
une  fantaisie  puissante  et  toujours  nouvelle.  L'imagination ,  la 
fougue,  l'accent  populaire  et  la  tournure  chevaleresque  de  l'esprit 
cultivé  de  Weber  n'apparaissent-ils  pas  dans  sa  musique  de  piano, 
dans  ses  belles  chansons  patriotiques  comme  dans  ses  trois  grands 
chefs-d'œuvre,  le  FreyschiHZy  Euryanthe  et  Oberon,  développement 
laborieux  d'une  seule  et  même  idée  :  le  pittoresque  dans  la  passion, 
le  paysage  dans  le  drame  lyrique? 

Ces  causeries  sans  apprêt,  où  le  chevalier  épanchait  sa  verve 
éloquente,  ses  observations  fines  et  profondes  sur  l'art,  qu'il  envisa- 
geait avec  une  largeur  inconnue  à  ce  pauvre  M.  Rauch ,  pour  qui 
la  musique  n'était  qu'une  savante  combinaison  de  sons,  émerveil- 
laient Frédérique,  qui  n'avait  jamais  rien  entendu  de  semblable. 
Son  amoLir-propre  était  singulièrement  flatté  cjue  le  chevalier  la 
jugeât  digne  de  pareils  entretiens,  et  son  cœur  éprouvait  une  vive 
reconnaissance  pour  la  peine  qu'on  se  donnait  d'éclairer  son  esprit 
et  d'élever  son  âme  à  ces  hautes  et  nobles  spéculations. 

Cependant  le  goût,  les  conseils  du  chevalier  et  le  désir  de  méri- 
ter son  approbation  avaient  excité  Frédérique  à  connaître  et  à  étu- 
dier, plus  qu'elle  n'y  était  portée  par  son  instinct  rêveur  et  mé- 
lancolique, les  maîtres  de  l'école  italienne.  A  l'aide  de  la  riche 
bibliothèque  du  docteur  Thibaut,  le  chevalier  put  lui  faire  chanter 
des  cantates  de  Scarlatti  et  de  Porpora,  des  duos  de  Durante,  de 
beaux  airs  de  Léo.  de  Pergolèse,  de  Jomelli  et  surtout  de  Paisiello, 
dont  la  musique  suave  et  touchante  convenait  à  sa  voix  modérée, 
ainsi  qu'à  la  nature  des  sentimens  qu'elle  aimait  à  exprimer.  La  ro- 
mance de  la  Nina,  un  de  ces  chefs-d'œuvre  d'inspiration  qui  sor- 
tent directement  de  l'âme  qui  les  a  conçus,  sans  qu'oji  puisse  ni 
les  imiter  ni  les  reproduire  par  les  artifices  de  l'art,  fut  un  des 
morceaux  que  Frédérique  s'appropria  avec  le  plus  de  bonlieur. 
Lorsque  le  chevalier  interpréta  devant  elle  pour  la  première  fois  cette 
mélodie  pleine  de  langueur  et  de  charme  :  //  tnio  bcn  quando  verra 
(quand  mon  bien -aimé  viendra),  qu'il  avait  entendu  chanter  dans 
sa  jeunesse  par  la  célèbre  Angelica  Gostellini,  qui  traversait  Venise, 
Frédérique  parut  comme  surprise  de  la  sensation  nouvelle  qu'elle 
éprouvait.  Les  yeux  fixés  sur  le  chevalier,  elle  écoutait  avec  une 


FRÉDÉRIQUE.  831 

sorte  de  ravissement  la  phrase  admirable  qui,  par  de  simples  in- 
flexions mélodiques ,  exprime  avec  tant  de  vérité  et  de  profondeur 
l'espérance,  les  inquiétudes  et  le  désespoir  de  l'amour. 

—  Voilà  le  triomphe  de  l'école  italienne,  s'écria  le  chevalier  après 
avoir  chanté  avec  un  art  consommé  la  touchante  inspiration  de  Pai- 
siello.  Nul  peuple  n'a  égalé  le  peuple  italien  dans  l'expression  des 
sentimens  tendres,  de  la  franche  gaîté,  des  passions  naïves  et  pro- 
fondes par  des  moyens  aussi  simples  et  aussi  primitifs  que  la  voix 
humaine.  Paisiello  n'était  pas  un  compositeur  très  savant;  mais  c'é- 
tait un  poète  et  un  poète  de  sentiment ,  et  aucun  musicien  italien 
n'a  su  rendre  comme  lui  la  douleur  d'une  âme  qui  ne  vit  que  pour 
aimer,  et  pour  aimer  un  seul  et  unique  objet. 

Il  y  a  dans  cette  romance  (le  chevalier  prenait  plaisir  à  ces  ana- 
lyses psychologiques  qui  lui  permettaient  de  dire  tant  de  choses 
délicates  bien  vite  comprises  des  personnes  auxquelles  il  s'adres- 
sait), il  y  a  non-seulement  l'expression  absolue  d'un  sentiment  uni- 
versel et  partout  le  même ,  mais  le  peintre  y  a  mis  certains  accens 
particuliers  qui  accusent  la  passion  d'une  femme  et  d'une  Italienne. 
Ce  n'est  point  ainsi  que  s'exprimerait  une  Allemande,  qui  d'ordi- 
naire concentre  tout  en  elle-même ,  ni  surtout  une  Française ,  pour 
qui  l'amour  n'est  jamais  qu'un  mélange  de  grâce,  de  vanité  et  de 
coquetterie  mondaine  qui  s'évapore  au  bout  de  quelques  années  et 
va  se  perdre  dans  les  soucis  du  mariage.  Que  de  douleur  dans  ce 
passage  épisodique  qui  suspend  la  phrase  principale,  —  Aimél 
no,  non  vien  (hélas!  mon  bien-aimé  ne  vient  pas!),  dont  chaque 
note  semble  contenir  un  sanglot  qui  va  se  répercuter  dans  le  cœur 
même  de  la  victime!  Quelle  mélancolie  profonde  et  d'autant  plus 
touchante  qu'aucun  idéal  ne  la  traverse  et  ne  l'illumine,  et  qu'elle 
se  complaît  dans  l'étroitesse  de  l'horizon  moral  qui  limite  ses  espé- 
rances! Et  cette  plainte  inimitable,  ce  lamcnio  d'une  âme  qui  trouve 
une  sorte  de  volupté  dans  la  monotonie  de  sa  douleur,  se  termine 
par  un  coup  de  foudre,  par  un  cri  suprême  et  désespéré  :  — O  Dio! 
non  ce  (mon  Dieu!  il  ne  reviendra  plus)!  —  On  ne  saurait  donner 
plus  d'intensité  et  de  charme  à  l'expression  d'un  sentiment  unique, 
noble  et  touchant,  mais  purement  humain,  qui  résume  toute  la  des- 
tinée d'une  pauvre  créature.  François  Schubert  a  égalé  presque  le 
chef-d'œuvre  de  Paisiello  dans  l'admirable  lied  de  Gretchen  am 
Racl.  Obéissant  aux  tendances  de  l'école  moderne  et  à  l'instinct 
germanique ,  le  compositeur  allemand  a  mis  une  partie  de  l'intérêt 
dans  l'accompagnement,  dont  l'harmonie  très  variée  relève  par  de 
nombreuses  modulations  la  simplicité  relative  de  la  mélodie  vocale, 
tandis  que  le  musicien  italien ,  fidèle  également  au  génie  de  son 
pays,  n'a  eu  besoin  que  de  quelques  accords  élémentaires  pour  en- 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cadrer  un  chant  d'une  beauté  si  parfaite  et  d'une  expression  si  pé- 
nétrante qu'il  contient  en  lui-même  les  diverses  nuances  et  les  dé- 
veloppemens  dramaticfues  de  la  passion  qui  lui  a  donné  la  vie.  C'est 
ainsi  que  l'art,  imitant  l'économie  de  la  nature,  parvient  à  varier 
indéfiniment  la  manifestation  des  sentimens  éternels  du  cœur  hu- 
main. :!:i.';i: 

On  conçoit  que  de  pareils  entretiens' avec  une  jeune  fille  bien 
douée  fussent  de  nature  à  compliquer  les  rapports  du  chevalier  avec 
Frédérique.  Il  avait  beau  élever  le  ton  de  son  langage  et  s'abandonner 
plus  qu'il  n'aurait  dû  aux  tendances  un  peu  métaphysiques  de  son 
esprit,  il  touchait  à  des  questions  trop  délicates  pour  que  ces  cau- 
series aimables,  qui  revenaient  presque  chaque  jour,  ne  finissent 
pas  par  l'enivrer  lui-même  et  par  lui  faire  illusion  sur  le  genre  d'in- 
térêt qu'il  y  prenait.  Homme  d'imagination  et  de  sentiment,  il  ne  se 
défiait  pas  assez  des  dangers  que  pouvait  courir  sa  raison  en  cette 
délicieuse  familiarité  avec  une  femme  rare,  qui,  au  printemps  de  la 
vie  et  le  cœur  plein  de  murmures  et  d'aspirations  divines,  l'écoutait 
dans  un  recueillement  respectueux.  Frédérique  parlait  peu,  mais 
son  regard  fixe  et  doux  et  le  sourire  enchanteur  qui  parfois  venait 
effleurer  ses  lèvres  voluptueuses  disaient  au  chevalier  qu'il  était  com- 
pris, et  le  récompensaient  de  ses  efforts;  mais  ce  qui  prouvait  encore 
mieux  l'influence  bienfaisante  du  chevalier  sur  Frédérique,  c'était 
la  manière  dont  elle  imitait  jusqu'à  ses  moindres  inflexions  dans  les 
morceaux  de  chant  qu'il  lui  faisait  étudier.  La  romance  de  la  ISina 
fut  pour  Frédérique  un  vrai  triomphe,  lorsqu'elle  la  chanta  pour 
la  première  fois  aux  réunions  qui  avaient  lieu  tous  les  quinze  jours 
chez  M'"*  de  Narbal.  Tout  le  monde  fut  étonné  des  changemens  qui 
s'étaient  opérés  dans  sa  voix,  dans  son  maintien,  dans  sa  manière 
de  phraser  et  d'accentuer  la  parole,  qui  révélaient  plus  que  des  pro- 
grès dans  l'art  de  chanter.  Accompagnée  par  le  chevalier,  qui  était 
plus  ému  encore  que  sa  charmante  élève,  qu'il  n'osait  regarder  en 
face,  Frédérique  développa  dans  cet  admirable  morceau  un  senti- 
ment si  vif,  une  expression  si  juste  et  si  touchante  pour  une  jeune 
fille  de  son  âge,  que  M™^  de  JNarbal  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier 
en  l'embrassant  avec  effusion  :  —  Mais  tu  as  donc  dérobé  le  feu  du 
ciel,  ma  chère  enfant? 

—  Non  pas,  répondit  M.  Thibaut,  charmé  aussi  de  ce  qu'il  venait 
d'entendre,  ce  sont  les  accens  et  la  méthode  de  M.  le  chevalier  que 
Frédérique  a  eu  le  bon  esprit  de  s'approprier. 

—  C'est  ce  que  je  voulais  dire,  répliqua  la  comtesse  en  tendant 
la  main  au  chevalier. 

Lorenzo  était  ravi  des  succès  de  Frédérique.  Il  se  sentait  revivre 
auprès  de  cette  enfant  d'une  grâce  un  peu  mystérieuse  qui  l'écou- 


FRÉQÉRIQ^UE.  833 

tait  avec  une  docilité  attendrie,  et  dont  la  vive  imagination  s'épa- 
nouissait si  facilement  au  souffle  de  sa  parole  poétique.  Créature  aux 
instincts  mobiles  et  compliqués,  mélange  captivant  de  mélancolie  et 
de  sérénité,  d'intelligence  et  de  sensibilité,  d'abandon  et  de  mé- 
fiance, au  sourire  enchanteur,  au  regard  doux  et  profond,  Frédéri- 
que  avait  dans  la  physionomie  et  dans  tout  son  maintien  quelque 
chose  de  l'expression  indéfinissable  de  la  Joconde  de  Léonard  de 
Vinci,  de  cette  Mona  Lisa  étrange  qui  a  su  dérober  au  plus  grand 
philosophe  de  la  peinture  le  secret  de  son  âme.  Silencieuse  et  ré- 
servée, la  musique  seule  avait  le  pouvoir  d'ébranler  son  être  et 
d'amener  à  la  surface  du  cœur  des  accens  qui  la  surprenaient  elle- 
même.  Le  chant  surtout  avait  la  propriété  de  vivifier,  de  transfor- 
mer la  nature  un  peu  indolente  de  Frédérique,  et  sa  voix  sourde 
qui  s'éclaircissait  et  s'échaulïait  lentement  lui  révélait  un  ordre  de 
sentimens  qu'elle  n'eût  osé  ni  su  exprimer  autrement. 

E  dair  inganno  suo  vitii  riceve. 

C'est  ainsi  que  la  langue  de  la  fiction  éveilla  l'étincelle  de  la  vie 
morale  dans  ce  jeune  cœur  plein  de  pressentimens. 

Frédérique  n'était  plus  la  même  vis-à-vis  du  chevalier;  elle  s'ef- 
forçait de  vaincre  sa  timidité  et  de  lui  exprimer  par  des  attentions 
délicates  le  plaisir  qu'elle  avait  à  se  trouver  auprès  de  lui.  Dans  la 
journée,  elle  s'inquiétait  de  son  absence,  et  lorsqu'il  n'était  pas  des- 
cendu au  salon  à  l'heure  habituelle,  elle  ne  craignait  pas  de  deman- 
der si  M.  le  chevalier  était  indisposé.  Au  retour  des  petits  voyages 
qu'il  faisait  à  Manheim  ou  à  Heidelberg,  elle  était  toute  joyeuse  de 
le  revoir  et  l'accueillait  avec  un  charmant  abandon  en  lui  disant 
parfois  sur  un  ton  de  bouderie  gracieuse  :  Comme  vous  vous  êtes 
fait  attendre,  signor  cavaUcrcl  Était-il  à  se  promener  seul  dans  le 
jardin,  elle  accourait  auprès  de  lui  un  livre  à  la  main,  sous  prétexte 
de  lui  demander  l'explication  d'un  passage  difficile.  C'est  Frédé- 
rique qui  prenait  soin  de  renouveler  les  fleurs  qu'on  mettait  dans 
la  chambre  de  Lorenzo,  et  ces  fleurs  étaient  généralement  choisies 
avec  une  intention  symbolique  qu'il  ne  comprenait  pas  toujours.  Un 
matin,  en  ouvrant  au  hasard  le  poème  de  Dante  qu'il  lisait  fréquem- 
ment, il  en  vit  tomber  une  belle  fleur  qui  avait  été  mise  à  la  page 
contenant  ce  vers  de  l'épisode  de  Francesca  da  Rimini  : 

Quel  giorno  più  non  vi  leggiammo  avante. 

Frédérique  cherchait  souvent  à  amener  la  conversation  sur  Ve- 
nise pour  éveiller  dans  l'esprit  du  chevalier  des  souvenirs  qu'elle 
XOME  XLvm.  53 


83/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

savait  lui  être  chers  et  sur  lesquels  elle  n'osait  pas  l'interroger  di- 
rectement. Dans  un  moment  de  naïf  abandon,  Frédérique,  se  trou- 
vant seule  au  piano  avec  lui,  détacha  le  petit  bouquet  qu'elle  por- 
tait au  sein  et  l'offrit  précipitamment  au  chevalier  en  lui  disant  avec 
nn  peu  de  confusion  :  —  Tenez,  c'est  Beata  qui  vous  l'offre  par  ma 
main!  Le  chevalier,  étonné,  saisit  entre  ses  deux  mains  la  main 
tremblante  de  Frédérique,  la  pressa  avec  effusion  et  se  leva  sans 
proférer  un  mot,  tant  il  était  délicieusement  ému. 

Les  heures  et  les  jours  s'écoulaient  rapidement  dans  cette  intimité 
charmante.  Les  deux  autres  cousines,  Fanny  et  Aglaé,  avaient  pres- 
que cessé  d'occuper  Lorenzo,  ou  du  moins  elles  n'osaient  plus  le 
distraire  que  rarement  de  l'objet  de  sa  prédilection,  qu'on  trouvait 
assez  naturelle.  Tout  le  monde  semblait  comprendre  et  admettre, 
sans  arrière-pensée,  que  les  rares  dispositions  de  Frédérique  pour 
la  musique  et  les  diverses  aptitudes  de  son  jeune  esprit  méritaient 
d'intéresser  un  homme  comme  le  chevalier  et  de  captiver  son  atten- 
tion. D'ailleurs  ces  rapports  de  Sarti  avec  la  plus  jeune  nièce  de 
M'"*"  de  Narbal  s'étaient  établis  peu  à  peu  et  presque  contre  la  vo- 
lonté du  noble  Vénitien,  qui  n'y  avait  été  amené  que  par  les  in- 
stances affectueuses  de  la  comtesse.  Aussi  avait-il  fini  par  ne  plus 
trop  s'inquiéter  des  dangers  que  pouvaient  lui  offrir  des  relations  si 
délicates  avec  une  jeune  fdle  de  dix-sept  ans.  Il  cédait  à  un  attrait 
puissant;  quelle  noble  joie  n'éprouve-t-on  pas  en  effet  à  faciliter 
l'éclosion  d'une  âme  d'élite  qui  tressaille  et  vous  sourit  en  aperce- 
vant la  lumière!  Le  chevalier  était  auprès  de  Frédérique  dans  la 
position  difficile  et  singulière  où  Beata  s'était  trouvée  vis-à-vis  du 
jeune  Lorenzo  alors  qu'elle  prit  soin  de  son  enfance.  Un  sentiment 
énergique  et  tout-puissant  se  glissa  furtivement  dans  son  cœur  et 
surprit  sa  vigilance.  Ce  sentiment,  quand  il  en  fat  pénétré,  il  ne 
lui  était  permis  ni  de  l'avouer  à  celle  qui  l'avait  inspiré,  ni  de  le 
trahir  aux  yeux  des  indifférons;  mais  le  chevalier  n'en  était  encore 
qu'aux  préludes  de  cette  passion  renaissante,  il  n'en  ressentait  que 
les  délicieuses  amorces  et  les  divins  enchantemens  qui  berçaient  et 
endormaient  sa  raison. 

Chaque  semaine,  Lorenzo  Sarti  recevait  plusieurs  journaux  de 
musique,  de  politique  et  de  littérature,  qui  le  tenaient  au  courant 
des  événemens  du  jour.  Une  après-midi,  ayant  parcouru  un  recueil 
qui  se  publiait  à  Darmstadt,  il  descendit  précipitamment  au  salon, 
où  il  trouva  M'""  de  Narbal  et  ses  trois  jeunes  filles  faisant  de  la 
tapisserie.     '  ■  ^•■■-'--- "'';'_■  ;'-'■•  '■■■■-^  '■ 

—  J'ai  unè-iï'isté'riotivelîe  à  vous  apprendre,  Comtesse,  dit-il  gra- 
vement. 

—  Ah!  mon  Dieu!  quoi  donc? 


FRÉDÉIIIQUE.  835 

—  Weber  vient  de  mourir  h  Londres,  où  il  était  allé  faire  repré- 
senter OZ;rron,  son  dernier  chef-d'œuvre. 

—  Quelle  perte  pour  l'Allemagne!  et  pour  vQi^s-n>èrae,  çlie^^p,- 
lier!...  car  vous  l'avez  connu.  tî  -i        ,  ,      ,   r,..-, 

—  Oui,  comtesse,  pendant  mon  séjour  à  Dresde.  Il  dirigeait  alors 
la  musique  du  roi  de  Saxe  et  conduisait  l'orchestre  du  théâtre  royal 
avec  un  talent  que  peu  de  compositeurs  possèdent  à  ce  degré.  C'é- 
tait un  homme  d'un  esprit  cultivé,  qui  savait  plus  que  la  musique, 
où  il  était  pourtant  un  maître.  Sa  carrière  ne  fut  pas  facile,  il  eut 
beaucoup  à  lutter,  et  ce  n'est  qu'à  partir  du  Freysclmlz  que  son  nom 
devint  populaire. 

—  De  quoi  est-il  mort? 

—  D'une  laryngite,  je  crois.  Son  corps  amaigri,  ses  épaules  voû- 
tées, son  cou  long  et  mince  qui  portait  avec  fierté  une  tête  remplie 
d'intelligence,  tout  cela  annonçait  une  nature  délicate  qui  avait 
beaucoup  lutté  avec  la  vie.  Weber  écrivait  facilement  sa  langue  ma- 
ternelle, il  parlait  aussi  l'italien  et  le  français;  en  dernier  lieu,  il  avait 
appris  suffisamment  la  langue  anglaise  pour  s'y  exprimer  avec  une 
certaine  aisance.  Il  fut  l'ami  du  roi  de  Saxe  Frédéric-Auguste.  Il  y 
avait  dans  le  caractère  de  Weber  ce  qu'on  remarquait  dans  son  esprit  : 
de  l'élévation  et  beaucoup  de  simplicité,  une  grande  fierté  vis-à-vis 
des  grands  et  une  bonhomie  extrême  avec  les  artistes  et  tous  ceux 
qui  dépendaient  de  lui.  Il  était  affectueux  et  paternel  pour  les  jeunes 
gens  qui  avaient  besoin  d'appui  et  de  bons  conseils.  Accusé  quel- 
quefois d'injustice  et  de  partialité  par  des  hommes  jaloux  de  sa  re- 
nommée, Weber  ne  se  contentait  pas  de  garder  le  silence  sur  ces 
menées  de  la  médiocrité;  il  répondait  avec  calme  et  se  justifiait 
dans  une  langue  pleine  de  mesure  et  d'urbanité.  Elève  de  Vogler, 
il  conserva  pour  son  maître  un  pieux  et  tendre  souvenir,  et  ne  rom- 
pit jamais  avec  aucun  des  condisciples  qui  avaient  reçu  comme  lui 
les  leçons  du  savant  abbé  à  Darmstadt  et  à  Manheim;  mais,  com- 
tesse, ajouta  le  chevalier  en  déployant  le  journal  qu'il  avait  à  la 
main,  voulez- vous  que  je  vous  lise  quelques  passages  des  lettres  que 
Weber  a  adressées  à  sa  famille  pendant  son  court  séjour  en  Angle- 
terre? L'âme  du  poète  et  du  grand  musicien  s'y  révèle  dans  toute 
sa  sincérité. 

—  Bien  volontiers,  chevalier,  car  je  ne  connais  presque  rien  de  la 
vie  de  cet  homme  illustre  qui  nous  a  fait  tant  de  bien. 

—  Weber,  reprit  Lorenzo,  laisse  sa  famille  presque  sans  fortune, 
une  femme  et  deux  enfans  qu'il  aimait  tendrement,  et  qui  furent 
l'objet  constant  de  ses  préoccupations,  Yoici  un  passage  d'une  lettre 
qu'il  adressait  à  sa  femme  en  traversant  Paris  :  <(  Quel  beau  spec- 
tacle que  le  Grand-Opéra  de  Paris  !  La  grandeur  de  la  salle ,  les 


830  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

masses  chorales  et  l'orchestre  nombreux  qui  les  accompagne,  tout 
cela  forme  un  spectacle  vraiment  imposant.  L'ouvrage  [Olympie  de 
Spontini)  a  été  rendu  dans  la  perfection.  L'orchestre  surtout  pos- 
sède une  vigueur  d'exécution  dont  je  n'avais  pas  d'idée.  Le  public 
a  beaucoup  applaudi,  et  c'était  justice.  »  Il  ajoute  :  «  Je  n'essaierat-'"] 
pas  de  te  décrire  la  manière  dont  on  m'a  reçu  dans  ce  pays-ci.  Le    ' 
papier  rougirait,  si  je  lui  confiais  les  complimens  qui  m'ont  été 
adressés  par  les  artistes  les  plus  éminens.  Ce  sera  bien  heureux  sr^--* 
ma  modestie  résiste  aux  rudes  épreuves  qu'on  lui  a  fait  subir  à'  '^ 
Paris.  »  oon^fiV 

L' aspect  de  l'Angleterre,  la  beauté  de  ses  paysages  et  la  grandeur;  --^ 
de  sa  civilisation  avaient  produit  une  vive  impression  sur  Weber.  11'-^" 
se  sentit  d'abord  h  l'aise  sur  cette  terre  couverte  de  verdure,  fécon- 
dée par  des  lleuves  dociles  et  par  l'activité  d'un  peuple  sérieux  qui 
tient  de  si  près  à  la  race  germanique.  Il  s'est  arrêté  avec  complai- 
sance sur  les  moindres  détails  de  la  réception  qu'il  reçut  à  Londres, 
et  il  a  donné  à  sa  femme  une  description  minutieuse  de  l'emploi  de 
son  temps.  Cependant,  au  milieu  de  la  joie  naïve  qu'il  éprouvait 
de  voir  son  nom  exciter  de  si  vives  acclamations,  Weber  laissait 
échapper  le  regret  d'avoir  entrepris  un  si  long  voyage,  et  il  jetait  i 
un  regard  plein  de  tristesse  sur  le  coin  de  terre  paisible  où  se  trou-  '^ 
vaient  les  objets  de  son  affection.  «  Mon  Dieu!  s'écriait-il,  quand  je 
songe  combien  de  gens  s'estimeraient  heureux  à  ma  place,  je  m'af- 
flige doublement  de  rester  insensible  à  tant  de  séductions.  Que  sont 
devemis  la  joie  et  cet  amour  de  l'existence  que  j'avais  jadis?  Tant 
que  ma  santé  sera  chancelante ,  il  n'y  a  pas  de  bonheur  pour  moi.  » 
Cette  disposition  à  la  tristesse,  ce  regret  du  pays  natal  et  des  joies 
paisibles  de  la  vie  domestique  se  révèlent  d'une  manière  plus  éner- 
gique dans  le  passage  suivant  :  <(  Il  fait  aujourd'hui  un  temps  à  se 
couper  la  gorge.  Il  règne  sur  toute  la  ville  de  Londres  un  brouillard 
jaunâtre  si  épais,  que  c'est  à  peine  si  l'on  peut  rester  dans  sa 
chambre  sans  lumière.  Le  soleil  privé  de  ses  rayons  vivifians  res- 
semble à  un  point  rouge  au  milieu  d'un  nuage  obscur.  Non,  je  ne 
voudrais  pas  vivre  dans  ce  triste  climat.  Les  arbres  qui  remplissent 
les  places  publiques  et  les  nombreux  jardins  de  cette  ville  sont  tous 
d'un  vert  sombre  qui  attriste.  Le  désir  que  j'éprouve  de  revoir  le 
ciel  bleu  des  environs  de  Dresde  est  impossible  à  exprimer.  Pa- 
tience, patience  !  les  jours  s'écoulent  l'un  après  l'autre,  et  deux  mois 
sont  déjà  écoulés.  » 

—  Pauvre  grand  homme,  s'écria  M'"°  de  Narbal,  comme  il  a  souf- 
fert! 

—  Écoutez,  madame,  les  dernières  paroles  qu'il  adressa  à  sa 
femme  avant  de  mourir. 


FRÉDÉRIQUE.  1(1    3fU73rT  837)f'> 

«  On  m'attend  à  Berlin,  l'été  prochain,  pour  y  diriger  la  mise  en 
scène  d'Obcron;  mais,  hélas  !  je  ne  sais  trop  ce  qui  pourrait  me  dé- 
cider à  me  rendre  à  cette  invitation.  Du  repos,  du  repos,  voilà  dé- 
sormais le  bien  où  j'aspire.  Je  suis  tellement  fatigué  de  toutes  les 
préoccupations  de  la  gloire,  de  tous  les  vains  bruits  qui  excitent  la 
vanité,  que  je  ne  conçois  pas  de  plus  grand  bonheur  que  de  vivre 
obcurément  dans  un  coin  comme  un  simple  ouvrier.  »  La  maladie 
faisant  des  progrès,  il  cherchait  à  cacher  à  sa  femme  l'état  presque 
désespéré  où  il  se  voyait.  «  Chère  Lina,  lui  écrivait-il,  je  dois,,  ,. 
m' excuser  du  silence  que  j'ai  gardé  avec  toi  depuis  quelque  temp%u;<| 
Il  m'est  si  difficile  d'écrire  !  Mes  mains  tremblent,  et  l'impatience 
agite  mon  cœur.  Tu  ne  recevras  que  peu  de  lettres  de  moi,  et  je  te 
prie  de  ne  plus  m'adresser  les  tiennes  à  Londres,  mais  à  Francfort, 
poste  restante.  Cette  recommandation  t'étonne,  n'est-ce  pas?  Eh 
bien,  non,  je  n'irai  pas  à  Paris.  Que  pourrai-je  y  faire?  Je  ne  puis 
ni  marcher  ni  parler...  Il  vaut  mieux  prendre  la  route  directe  de  la,  . 
maison  par  Calais,  Bruxelles,  Coblentz,  et  descendre  le  Rhin  jusqu'à 
Francfort.  Quel  délicieux  voyage!  Si  Dieu  le  permet,  j'espère  te  ser- 
rer dans  mes  bras  vers  la  fin  de  juin.  Je  vous  embrasse  tous  du 
plus  profond  de  mon  cœur,  ô  mes  chers  enfans!  »  Le  2  juin  1826, 
trois  jours  avant  d'expirer,  la  main  défaillante  de  Weber  traçait  ces 
dernières  et  touchantes  paroles  :  «  Que  Dieu  vous  bénisse  et  vous 
conserve  tous  en  bonne  santé  !  que  ne  suis-je  auprès  de  vous  !  Je 
t'embrasse  mille  fois,  ô  toi  la  mère  chérie  de  mes  enfans!  Conserve- 
moi  ton  amour,  et  pense  souvent  à  ton  pauvre  Charles,  qui  t'aime 
plus  que  tout  au  monde  (1).  » 

Après  avoir  achevé  sa  lecture,  le  chevalier  jeta  un  regard  sur 
celles  qui  l'écoutaient;  M""'  de  Narbal  et  les  trois  jeunes  filles  avaient 
suspendu, leiir  travaiL,  Erédp,nqii^,aYaitl,e^,y§iix  pleins, de  larmes. 

II. 

Le  jardin  princier  de  Schwetzingen,  derrière  lequel  s'abritait  la 
belle  habitation  de  M'"''  de  Narbal,  était  souvent  le  rendez-vous  de 
la  comtesse  et  de  la  société  qui  fréquentait  sa  maison.  Ouvert  toute 
la  journée  aux  visiteurs  étrangers  et  aux  habitans  de  la  petite  ville 
dont  il  est  le  seul  ornement,  le  jardin  ne  se  fermait  que  très  tard 
dans  la  soirée,  surtout  pour  M'"^  de  Narbal,  qui  avait  la  liberté  d'y 
rester  aussi  longtemps  qu'elle  le  trouvait  agréable. 

En  entrant  par  la  porte  du  château,  dont  le  style  n'a  rien  de  re- 

(1)  Hinterlassene  Schriften,  écrits  posthumes  de  Charles-Marie  de  Weber. 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marquable ,  on  a  en  face  de  soi  un  spectacle  ravissant,  une  allée  ma- 
gnifique qui  reproduit  le  coup  d'œil  de  la  grande  allée  du  tapis  vert 
du  parc  de  Versailles,  que  l'artiste  employé  par  l'électeur  Charles- 
Théodore,  Pigage,  a  pris  pour  modèle.  A  droite  du  château  se  trouve 
une  grande  galerie  d'ordre  toscan  qui  renferme  l'orangerie  et  le 
théâtre  du  prince,  qui  peut  contenir  six  cents  personnes;  à  gauche, 
une  galerie  tout  à  fait  semblable  renferme  la  salle  des  jeux,  celle 
des  festins  et  la  chapelle.  L'ensemble  de  cette  construction  forme  un 
demi-cercle  d'un  aspect  riant  qui  rappelle  les  villas  somptueuses 
de  l'Italie.  En  longeant  la  grande  allée  qui  divise  le  jardin  en  deux 
parties  égales,  on  rencontre  sur  la  gauche  de  nombreux  et  char- 
mans  réduits,  des  curiosités  historiques  dans  le  goût  du  xviii*  siècle, 
telles  qu'un  temple  de  Minerve,  les  ruines  pittoresques  d'un  temple 
de  Mercure,  un  jardin  de  style  oriental  et  la  mosquée,  construction 
piquante,  vrai  caprice  de  prince,  qui  a  été  édifiée  sur  le  plan  de 
l'une  des  plus  belles  mosquées  de  Constantinople.  Entourée  d'un 
long  portique,  la  mosquée  s'élève  entre  deux  minarets  élégans  qui 
percent  l'horizon  de  leurs  flèches  légères.  C'est  une  coupole  sur- 
montée d'une  boule  d'où  s'élance  une  colonnette  d'or,  et  dont  la 
façade  s'ouvre  sur  un  étang  qui  en  baigne  les  contours.  L'intérieur 
de  la  mosquée  est  d'une  grande  richesse  d'ornementation.  Pavée  en 
marbre,  les  murs  sont  couverts  d'arabesques,  d'inscriptions  en  let- 
tres arabes  qui  reproduisent  de  pieuses  sentences  tirées  du  Coran. 
Vue  du  côté  de  l'étang,  sur  lequel  on  voit  errer  mélancoliquement 
des  couples  de  cygnes,  la  mosquée,  avec  le  portique  qui  l'entoure 
et  les  deux  minarets  qui  se  dégagent  du  milieu  d'une  végétation 
abondante,  semble  offrir  aux  regards  comme  la  réalisation  d'un 
rêve,  la  perspective  d'un  coin  de  ce  monde  oriental  chanté  par 
Goethe  et  ses  disciples,  et  dont  la  beauté  sereine  communique  à 
l'âme  une  impression  de  quiétude  inaltérable. 

En  appuyant  sur  la  droite  de  la  grande  allée,  au  milieu  de  laquelle 
on  remarque  un  grand  bassin  de  marbre  d'où  jaillissent  incessam- 
ment des  gerbes  d'eau  écumante,  on  trouve  également  de  déli- 
cieuses retraites  remplies  de  statues  et  de  dieux  mythologiques,  des 
kiosques  mystérieux ,  des  temples ,  des  chalets ,  des  vues  pittores- 
ques qui  trompent  l'imagination ,  les  ruines  d'un  aqueduc  romain, 
un  jardin  botanique,  une  salle  de  bains,  une  immense  volière  rem- 
plie d'oiseaux  artificiels,  dont  le  bec  verse  de  l'eau  dans  un  bassin 
qui  occupe  le  centre  de  cette  ingénieuse  imitation  de  la  libre  nature, 
artistement  exécutée  dans  le  goût  du  xv!!!*"  siècle.  Parmi  les  cu- 
riosités et  les  fantaisies  coûteuses  que  renferme  ce  beau  jardin,  où 
l'inspiration  allemande  a  combiné  les  divers  élémens  qui  compo- 
saient l'idéal  des  classes  supérieures,  un  mélange  de  ressouvenirs  de 


1/ja  p.'ic 
FREDERIQUE.  839 

l'antiquité,  d'imitation  de  l'art  étranger  et  de  sentimentalité  bour- 
geoise, il  faut  signaler  le  temple  d'Apollon,  placé  sur  un  rocher  de 
quinze  pieds  de  haut,  soutenu  par  douze  colonnes  de  style  ionien, 
où  l'on  voit  le  dieu  du  jour  et  de  l'harmonie  debout,  tenant  une  lyre 
dont  il  effleure  les  cordes  de  la  main  gauche,  comme  pour  prou- 
ver que  rien  n'est  impossible  à  un  dieu.  Sur  la  pente  du  rocher  où 
Apollon  module  ses  divins  accords,  deux  naïades  versent  de  leur 
urne  une  eau  limpide  et  abondante  qui  tombe  de  cascade  en  cas- 
cade dans  un  large  bassin  autour  duquel  se  mirent  six  sphinx  en 
marbre,  qui  représentent  les  six  plus  belles  femmes  de  la  cour  de 
Charles-Théodore.  L'une  de  ces  femmes  est  la  belle  Vénitienne  qui 
fut  la  grand'mère  de  M™''  de  Narbal.  Rien  n'est  plus  frais,  plus  om- 
breux et  plus  propre  à  éveiller  dans  l'âme  une  douce  rêverie  que  ce 
lieu  charmant,  où  le  chevalier  allait  souvent  lire  ses  poètes  favoris. 
Mais  la  partie  la  plus  intéressante  de  ce  beau  jardin  de  Schwetzin- 
gen,  qui  renferme  tant  de  merveilles,  c'est  le  grand  lac  qui  en  oc- 
cupe le  fond,  et  que  dérobent  à  la  vue  de  magnifiques  ombrages. 
Préservé  par  ces  masses  d'arbres  vigoureux  contre  la  violence  des 
vents  orageux  et  l'extrême  chaleur,  le  lac  est  de  toutes  parts  enve- 
loppé par  un  taillis  d'arbustes  et  de  plantes  rares  qui  parfument  l'air 
de  leurs  émanations.  Des  détours  ingénieux,  de  petits  chemins  per- 
dus dans  la  verdure ,  des  bosquets  garnis  de  bancs,  asiles  mysté- 
rieux de  quelque  divinité  propice  aux  doux  épanchemens,  des  méan- 
dres qui  ouvrent  à  l'imagination  des  points  de  vue  inattendus,  tous 
ces  artifices  d'un  art  délicat  forment  autour  du  lac  un  cadre  ravis- 
sant, un  délicieux  paysage  où  le  promeneur  peut  errer  librement  et 
se  croire  dans  une  complète  solitude. 

Culte  pianure  e  delicati  colli , 

Chiare  acque,  ombrose  ripe  e  prati  molli. 

E  U'a  que  ranii  con  sicuri  voli, 
Cantaudo  se  ne  giauo  i  rossignuoli. 

Le  jardin  et  le  château  de  Schwetzingen,  dos  à  la  munificence  de 
Charles-Théodore,  et  résidence  favorite  de  l'électeur  pendant  l'été, 
ont  fait  l'admiration  de  l'Allemagne  dans  les  dernières  années  du 
xviii"  siècle.  Des  fêtes  magnifiques  y  attiraient  plusieurs  fois  dans 
l'année  une  foule  d'étrangers  et  de  curieux.  Le  théâtre,  composé 
de  deux  rangs  de  loges,  sans  y  comprendre  celles  du  rez-de-chaus- 
sée, pouvait  admettre  des  chevaux  sur  la  scène,  et  le  fond  s'ou- 
vrait au  besoin  sur  une  vue  du  parc  qui  concourait  à  l'illusion  dra- 
matique. Les  représentations  du  théâtre  de  Schwetzingen  étaient 
libéralement  offertes  par  le  prince -électeur  à  des  invités  de  choix. 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

((En  1785,  dit  Iflland  dans  ses  mémoires,  plusieurs  pièces  furent 
représentées  sur  le  théâtre  de  la  cour  à  Scbwetzingen.  Le  jardin 
charmant,  rempli  d'une  foule  de  curieux  accourus  de  Manheim,  de 
Spire  et  d'Heidelberg,  présentait  un  aspect  enchanteur.  Les  per- 
sonnes qui  ne  pouvaient  trouver  de  place  dans  les  auberges  de 
Schw^etzingen  se  promenaient  dans  les  allées,  portant  avec  elles 
leur  dîner,  et  des  masses  entières  se  groupaient  dans  les  temples, 
les  bosquets,  la  mosquée  et  les  berceaux  du  parc.  Le  soir,  après  Ja 
représentation,  la  multitude,  en  sortant  du  théâtre,  qui  est  dans 
le  jardin  même,  se  répandait  comme  un  lleuve  débordé  dans  les 
vastes  parterres,  et  se  perdait  peu  à  peu  dans  les  recoins  les  plus  so- 
litaires. Alors  les  lumières  commençaient  à  briller  çà  et  là  à  travers 
les  massifs  de  verdure.  Les  sociétés  se  cherchaient,  s'appelaient  ou 
échangeaient  des  signaux.  Bientôt  la  joie  et  le  bruit  augmentaient 
de  plus  en  plus.  On  entendait  des  verres  qui  s'entre-choquaient,  les 
chœurs  et  les  chansons  se  succédaient  pendant  toute  la  nuit,  tandis 
que  dans  la  petite  ville  de  Scbwetzingen  le  bruit  joyeux  de  la  mu- 
sique et  des  danses  retentissait  partout,  et  que  les  habitans  et  leurs 
convives,  assis  en  cercle  devant  leurs  maisons,  s'abandonnaient  à 
la  plus  folle  gaîté.  On  s'en  retournait  à  minuit  à  Manheim  par  une 
route  magnifique.  Les  carrosses  se  pressaient  les  uns  contre  les  a,u- 
tres  et  cherchaient  à  se  dépasser.  Les  groupes  qui  étaient  dans  les 
voitures  de  devant  appelaient  ceux  qui  restaient  en  arrière.  Les  pié- 
tons abrégeaient  la  route  en  chantant,  tandis  que  ceux  qui  étaient 
à  cheval  en  doublaient  la  longueur  en  allant  et  revenant  sans  cesge 
sur  leurs  pas.  C'était  un  bruit  de  propos  aimables  et  d'éclats  de 
rire,  et  la  nuit  tout  entière  était  comme  une.  longue  jeté  de  l'.eg- 
prit:')/^-^i9ri^  ^sî  noqënfi-it  oo/d  ihè&ihisd(m  n/p  bùli/b  kbhoPi 
Par 'une  chaude  et  Belle  soirée  du  mois  d'août,  M™^  de  INarbaî 
invita  la  société  qu'elle  avait  réunie  chez  elle  à  venir  se  promener 
dans  le'jarclin  de  Scbwetzingen.  Elle  avait  eu  à  dîner  plusieurs  per- 
sonnes étrangères  qui  lui  avaient  été  présentées  par  le  docteur  Thi- 
baut. M.  de  Loewenfeld  y  était  avec  son  fils  Wilhelm,  jeune  homme 
de  vingt-deux  ans  qui  arrivait  de  l'université,  et  que  la  comtesse 
recevait  pour  la  première  fois  dans  sa  maison.  M.  Rauch  et  l'inévi- 
table M'""  Du  Hautchet  étaient  au  nombre  des  convives.  La  nuit 
n'était  pas  venue  encore,  et  le  soleil  projetait  sur  la  cime  des  grands 
arbres  de  larges  rayons  d'or  qui  s'infiltraient  à  travers  les  massifs 
de  verdure  et  les  éclairaient  de  ces  teintes  furtives  et  mélancoliques 
qui  attendrissent  le  cœur  et  disposent  l'esprit  au  recueillement.  La 
compagnie  se  dirigea  vers  la  droite  de  la  grande  allée  pour  visiter 
le  théâtre,  qui  est  construit  à  l'extrémité  de  l'orangerie.  La  salle, 
encore  bien  conservée,  n'avait  pas  été  ouverte,  je  crois,  depuis  les 


'  '■"  -  frédérique.  8âl 

dernières  années  du  xviii''  siècle.  En  I8/1O,  une  représentation  ex- 
traordinaire y  fut  donnée  pour  célébrer  le  mariage  de  je  ne  sais  plus 
quel  prince  de  la  maison  de  Bade.  M'"*"  de  jNarbal  était  trop  jeune 
pour  avoir  pu  assister  aux  belles  représentations  qui  se  donnaient 
sur  le  théâtre  de  Schwetzingen  pendant  le  règne  de  Charles-Théo- 
dore. Parmi  les  amis  et  les  convives  de  la  comtesse,  il  n'y  avait 
guère  que  le  conseiller  de  Loewenfeld  et  M.  Rauch  qui  pouvaient 
parler  de  ces  temps  bienheureux  où  la  résidence  de  Schwetzingen 
était  le  siège  d'une  cour  brillante  et  le  rendez-vous  des  plus  grandes 
illustrations  de  l'Allemagne.  —  La  dernière  l'ois  que  l'électeur  Charles- 
Théodore  est  venu  visiter  ce  beau  séjour  qu'a  créé  sa  munificence, 
dit  M.  de  Loewenfeld,  c'est  en  1790.  La  révolution  française  gron- 
dait déjà  sur  la  rive  gauche  du  grand  fleuve  allemand,  et  menaçait 
de  bouleverser  ce  délicieux  pays  et  ces  principautés  paisibles,  qui 
ne  se  doutaient  pas  de  tous  les  malheurs  dont  elles  seraient  bientôt 
accablées.  J'ai  vu  ce  prince  généreux  verser  des  larmes  de  regret 
d'être  obligé  de  quitter  une  résidence  qui  lui  avait  coûté  des  sommes 
fabuleuses,  et  où  il  avait  passé  les  plus  beaux  jours  de  sa  vie;  mais 
la  politique  voulait  qu'il  retournât  à  Munich,  dont  le  trône  lui  était 
échu  en  1779,  et  qu'il  sacrifiât  son  ])onheur  à  la  grandeur  de  sa 
maison. 

Lorsque  la  société  qui  accompagnait  M'"^  de  Narbal  fut  arrivée 
sur  la  scène  du  théâtre,  en  montant  un  escalier  étroit  dont  les  mar- 
ches vacillantes  indiquaient  les  ravages  du  temps  et  l'abandon  :  — 
Ah!  s'écria  M.  Rauch  en  plongeant  le  regard  dans  l'ombre  épaisse 
qui  remplissait  la  salle,  quelles  soirées  brillantes  se  sont  passées 
ici!  Ces  loges  maintenant  désertes,  je  les  ai  vues  garnies  d'une 
société  d'élite  qui  applaudissait  avec  transport  les  chefs-d'œuvre 
et  les  interprètes  de  l'art  allemand.  L'orchestre,  dirigé  par  Holz- 
bauer,  était  l'un  des  meilleurs  de  l'Europe,  et  des  cantatrices 
comme  Dorothea  Wendling,  sa  sœur  Elisabeth,  Francesca  Danzi 
et  M'"^  Cramer  auraient  pu  rivaliser  avec  les  plus  habiles  virtuoses 
de  l'Italie. 

—  Parbleu!  je  le  crois  bien,  répliqua  M.  Thibaut,  elles  avaient 
appris  à  chanter  des  maîtres  italiens  qu'on  a  vus  se  presser  à  la 
cour  de  Charles-Théodore  jusque  vers  l'année  1760.  N'oubliez  pas 
que  l'opéra  italien  et  la  comédie  française  ont  été  joués  sur  la  scène 
de  Manheim  et  de  Schwetzingen  bien  avant  qu'il  ne  fût  question 
d'un  théâtre  et  d'un  opéra  allemands.  Le  fameux  ténor  Raafî,  pour 
qui  Mozart  a  écrit  le  rôle  d'idoménée,  était  un  élève  de  l'école  ita- 
lienne, aussi  bien  que  la  Marra,  la  Mingotti,  et  de  nos  jours  M"^  Son- 
tag.  Les  essais  de  musique  dramatique  de  Holzbauer,  les  petits  opé- 
ras de  Hiller,  de  Dittersdorf,  de  Reichardt  et  de  beaucoup  d'autres 


8/i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  sont  que  des  imitations  plus  ou  moins  heureuses  de  l'opéra  buffa 
italien  et  de  l'opéra-comique  français,  qui  lui-même  est  né  du  ma- 
riage du  vaudeville  gaulois  avec  l'ariette  de  Vinci  et  de  Pergolèse. 
Keyser,  Tillemann,  Hasse,  Ifendel,  ont  essayé  aussi,  au  commence- 
ment du  xviii'^  siècle,  de  créer  un  théâtre  lyrique  en  composant  des 
opéras  dans  la  langue  de  Klopstock  ;  mais,  quel  que  soit  le  mérite 
respectif  de  ces  musiciens  si  diversement  célèbres ,  leur  tentative 
est  restée  sans  résultat,  et  il  n'existe  pas  d'opéra  véritablement  al- 
lemand avant  les  deux  chefs-d'œuvre  de  Mozart  :  l'Enlèvement  nu 
Sérail  et  la  Flûte  -enchantée...  Je  sais  bien  que  M.  le  chevalier  Sarti 
ne  partage  pas  mon  avis,  ajouta  M.  Thibaut  en  souriant  ;  mais  tant 
qu'il  ne  m'aura  pas  donné  l'explication  qu'il  m'a  promise  sur  l'ori- 
gine du  pittoresque  et  de  la  musique  romantique,  j'ose  persister 
dans  mon  erreur. 

Le  chevalier,  qui  était  au  fond  du  théâtre  à  causer  avec  les  trois 
cousines,  n'entendit  pas  la  malicieuse  provocation  du  docteur  Thi- 
baut; mais  M.  Rauch,  qui  avaiî  une  antipathie  déclarée  pour  tout  ce 
qui  était  ultramontain,  qui  ne  pouvait  se  rendre  à  l'idée  qu'on  attri- 
buât à  l'Italie  et  à  la  France  une  si  grande  influence  sur  les  arts  et 
le  goût  de  son  pays,  répliqua  avec  aigreur  :  —  J'espère,  monsieur  le 
docteur,  que  vous  ne  prétendez  pas  soutenir  que  le  grand  Sébastien 
Bach  et  Ilœndel  sont  aussi  des  disciples  ou  des  imitateurs  de  l'école 
italienne. 

—  Bach,  non,  répondit  M.  Thibaut  d'un  ton  placide.  Celui-là  est 
un  génie  tout  allemand,  dont  les  racines  plongent  dans  la  terre  na- 
tale comme  un  grand  chêne  séculaire;  mais  Hœndel  doit  beaucoup 
aux  conseils  des  Italiens,  et  ses  premières  œuvres,  particulièrement 
ses  opéras,  ont  été  écrits  sous  l'influence  directe  de  l'école  ita- 
lienne, la  seule  qui  existât  alors  en  Europe.  Hasse,  Gluck,  Graun, 
Haydn  et  xMozart  n'ont- ils  pas  reçu  de  la  patrie  de  Scarlatti,  de 
Porpora,  de  Marcello,  de  Jomelli  et  de  Piccini  la  lumière  qui  les 
a  guidés  dans  leur  glorieuse  carrière?  Ne  soyons  pas  ingrats,  mon- 
sieur Rauch,  et  qu'un  faux  patriotisme  ne  nous  fasse  pas  mécon- 
naître que  l'Italie  et  la  France  ont  été  tour  à  tour  les  deux  grandes 
institutrices  de  l'Allemagne...  Youlez-vous  un  exemple  frappant  de 
cette  double  influence  de  l'Italie  et  de  la  France  sur  les  arts,  le  goût 
et  la  sociabilité  de  notre  pays?  ajouta  M.  Thibaut,  qui  voyait  sur  la 
physionomie  du  vieux  maître  de  chapelle  l'expression  du  doute  et 
de  l'étonnement.  Regardez  ce  beau  jardin  de  Schwetzingen ,  créé 
au  milieu  du  xv^ii''  siècle  par  un  prince  généreux,  qui  avait  à  cœur 
la  gloire  de  l'Allemagne,  dont  il  s'efforça  d'émanciper  le  génie  : 
c'est  une  imitation  du  parc  de  Versailles  et  de  la  magnificence  de 
Louis  XIV  réalisée  à  grands  frais  par  des  artistes  italiens,  tels  que 


FREDERIQUE.  S/|3 

l'architecte  Raballiati,  les  sculpteurs  Carabelli,  Crepello,  Vacca,  etc. 
Ces  statues,  ces  monuraens  reproduisent  des  chefs-d'œuvre  de  l'an- 
tiquité et  de  la  renaissance.  Enfin  Schwetzingen  est  la  résidence 
d'un  petit  souverain  de  l'/Vllemagne  qui  faisait  jouer  sur  son  théâtre 
et  devant  sa  cour  la  comédie  française  et  l'opéra  italien. 

—  Dieu  merci  !  nous  n'en  sommes  plus  Là,  répondit  M.  de  Loewen- 
feld,  impatienté  d'entendre  le  docteur  exposer  si  complaisamment 
des  vérités  historiques  qui  blessaient  son  patriotisme  ombrageux. 
L'Allemagne  possède  aujourd'hui  une  littérature,  un  théâtre,  des 
arts  et  une  musique  nationale  qui  expriment  les  propriétés  de  son 
génie  profond,  vaste  et  original.  Rappelez-vous,  monsieur  le  doc- 
teur, que  Schiller  a  fait  représenter  sur  le  théâtre  de  Manheim  plu- 
sieurs de  ses  chefs-d'œuvre  par  l'une  des  meilleures  troupes  de  co- 
médiens qui  ait  existé.  Sous  la  direction  du  baron  de  Dalberg  et  de 
l'acteur  IlTland,  le  théâtre  de  Manheim  a  été  pendant  vingt  ans  le 
premier  de  l'Allemagne.  Lessing,  Klopstock,  Wieland  et  Mozart  ont 
été  accueillis  à  la  cour  de  Charles-Théodore  avec  une  grande  cour- 
toisie. Plus  de  quinze  cents  personnes  suivaient  le  prince  dans  cette 
résidence  et  vivaient  de  ses  libéralités.  La  ville  n'était  remplie  que 
de  musiciens,  de  virtuoses  et  d'artistes  de  tout  genre,  car,  indé- 
pendamment de  l'opéra  qu'on  représentait  trois  fois  par  semaine 
dans  cette  jolie  salle,  l'électeur  faisait  faire  de  la  musique  tous  les 
jours  dans  ses  appartemens.  Pendant  six  mois  de  l'année,  Schwet- 
zingen était  un  paradis,  un  vrai  jardin  d'Armide,  comme  l'a  dit 
notre  grand  Klopstock.  Eh  bien  !  tout  cela  a  été  emporté  par  l'inva- 
sion des  principes  et  des  hordes  révolutionnaires  de  la  France,  dont 
M.  le  docteur  ne  craint  pas  de  nous  vanter  la  civilisation! 

La  vivacité  de  M.  de  Loewenfeld  fit  un  peu  sourire  l'aimable 
M.  Thi])aut,  qui,  d'esprit  modéré  et  de  caractère  débonnaire,  était 
loin  de  partager  les  idées  exclusives  d'un  grand  nombre  de  ses 
compatriotes.  Se  tournant  du  côté  de  M""^  de  Narbal,  qui  montrait 
au  chevalier  Sarti  la  loge  qu'occupait  son  grand-père,  le  ministre 
de  Charles-Théodore,  avec  la  belle  Vénitienne  qu'il  avait  enlevée  et 
puis  épousée  contre  la  volonté  de  sa  propre  famille  :  —  Comtesse , 
lui  dit  M.  Thibaut  avec  un  calme  sourire,  on  médit  de  la  révolution 
française,  qui  avait  du  bon,  puisque  nous  lui  devons  d'avoir  vu  s'é- 
tablir dans  ce  pays  mon  ami  de  Narbal,  un  esprit  si  ferme  et  un 
cœur  si  généreux!  Il  ne  s'en  plaignait  pas  trop,  lui,  de  cette  grande 
révolution  qui  l'avait  jeté  hors  de  sa  patrie  et  dépouillé  de  son  pa- 
trimoine, parce  qu'il  y  reconnaissait  la  main  de  Dieu  et  une  œuvre 
de  sa  justice.  Du  reste,  cette  terrible  révolution  qu'on  accuse  de 
tant  de  maux  dont  je  la  crois  parfaitement  innocente,  n'a  pas  em- 
pêché Goethe,  Schiller,  Beethoven,  Weber,  Cornélius,  d'enfanter  les 


Sllll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chefs-d'œuvre  que  nous  admirons  et  d'enrichir  l'Allemagne  d'une 
forme  presque  nouvelle  de  l'esprit  humain. 

—  Vous  pouvez  ajouter,  docteur,  répondit  le  chevalier  Sarti,  que 
c'est  à  la  pression  de  la  France ,  au  despotisme  impitoyable  de 
l'homme  funeste  qui  la  gouvernait  alors,  que  l'Allemagne  doit  le 
réveil  de  son  génie  et  la  création  d'un  art  véritablement  national. 
Le  Fmtst  de  Goethe  et  le  Frcysrh/'ftz  de  Weber  sont  deux  poèmes  où 
la  pieuse  légende  et  le  sentiment  profond  de  la  vieille  race  germa- 
nique parlent  pour  la  première  fois  le  langage  de  l'art  et  l'opposent 
à  la  domination  séculaire  de  la  civilisation  latine. 

—  Ah  !  nous  y  voilà,  s'écria  M.  Thibaut,  le  chevalier  va  nous  ex- 
pliquer enfin  l'origine  de  ce  pittoresque  de  la  poésie  romantique 
que  n'auraient  pas  connu  Mozart  ni  aucun  des  grands  musiciens  qui 
ont  précédé  Beethoven,  Weber  et  les  compositeurs  modernes. 

—  Docteur,  répliqua  le  chevalier,  vous  êtes  mon  esprit  tentateur, 
et  TOUS  cherchez  k  me  perdre  auprès  de  ces  dames  en  soulevant  des 

>'*questions  abstraites  qui  ne  peuvent  intéresser  que  des  èrudits 
'  comme  vous  et  M.  le  baron  de  Loewenfeld.  Je  ne  tomberai  pas  au- 
jourd'hui dans  le  piège  que  vous  me  tendez,  ce  serait  gâter  une 
trop  belle  journée  par  des  discussions  oiseuses;  mais  si  vous  tenez 
absolument  à  avoir  mon  sentiment  sur  dès  choses  que  vous  connais- 
sez à  fond,  je  vous  dirai  comment  je  comprends  que  les  grands 
musiciens  allemands  de  notre  époque,  Weber  surtout,  Beethoven 
et  leurs  imitatein-s  se  rattachent  au  mouvement  insurrectionnel,  — 
Sturm-  uncl  Drangpci^îode,  —  opéré  dans  la  littérature  de  votre 
pays  par  Klopstock,  Lessing,  AVieland  et  Herder  d'abord,  continué 
et  agrandi  par  Goethe ,  Schiller,  les  Schlegel ,  Uhland  et  leurs  dis- 
ciples. C'est  le  réveil  du  génie  national  que  se  propose  l'école  dite 
romantique,  et  le  génie  de  la  vieille  Germanie  se  distingue  de  celui 
de  la  race  latine  par  la  piété,  la  recherche  de  l'infini  et  l'intuition 
de  la  nature.         '  -^"^^'î'^-'  ^^'>^^'^^\i\\>  ;^^JJJ'^^-  ^;^  -''^^  " 

—  Haydn  et  Mozart  h'^étàîerit' donc 'pas' dès  Allemands?  répliqua 
le  docteur  avec  malice;  l'auteur  de  la  Création  et  des  Saisons,  celui 
de  Don  Juan,  de  VAve  vcrum  et  du  Requiem  msjiqyiQïii-W's,  de 
piété,  d'infini  et  de  pittoresque  dans  leurs  œuvres  immortelles? 

—  Ah!  vous  m'accablez,  sapienîissimo  doltore ,  dit  le  chevalier 
en  offrant  le  bras  à  M"^  de  NarJ^al ,  vous  me  forcez  à  interrompre 
un  débat  qui  deviendrait  fastidieux  pour  ceux  qui  nous  écoutent; 
mais  je  ne  me  tiens  pas  pour  battu,  et  dans  un  autre  moment  je  ne 
désespère  pas  de  vous  prouver  qu'Haydn,  Mozart  et  tous  les  musi- 
ciens allemands  du  xviii'^  siècle,  excepté  Sébastien  Bach,  sont  plus 
ou  moins  sous  l'influence  de  l'école  italienne,  où  domine  la  mu- 
sique vocale,  l'expression  pure  et  finie  des  sentimens  du  cœur  hu- 


FRÉDÉRIQUE.  S/jS 

main,  que  le  pittoresque  comme  je  le  comprends,  l'infim  de  la 
nature,  la  magnificence  de  ses  phénopiène^  et  de  ses  beautés  mys- 
térieuses se  mêlant  au  drame  de  nos  passions,  n'ont  été  traduits 
dans  l'art  musical  que  depuis  Beethoven,  Weber  et  les  musiciens 
modernes  qui  procèdent  de  ces  deux  beaux  génies.  tirnoil'l 

—  Chevalier,  répondit  M.  Thibaut  en  secouant  un  peju  'Ija  tête, 
vous  êtes  poète,  et  vous  parlez  comme  un  amoureux.  ,    \,  ^  \ 

—  C'est  pour  cela  sans  doute  qu'il  parle  bien,  répliqua  M""'  de 
Narbal.  ,  ,.  ,,, 

La  boutade  du  docteur  jeta  le  chevalier  dans  un  trouble  extrême 
et  le  réduisit  au  silence.  M.  Thibaut  était  loin  de  se  douter  qu'il  eût 
frappé  si  juste! 

En  sortant  du  théâtre,  la  compagnie,  après  avoir  un  peu  erré  sous 
les  ombrages  du  parc,  fut  conduite  par  M.  de  Loewenfeld  au  temple 
d'Apollon,  qui  n'en  est  pas  très  éloigné.  Le  soleil  déclinait  de  plus 
en  plus;  mais  il  faisait  encore  assez  jour  pour  voir  et  pour  admirer 
ce  réduit  charmant,  plein  de  fraîcheur  et  de  piquans  souvenirs.  On 
fit  le  tour  du  bassin  de  marbre  où  se  trouvent  les  six  sphinx  qui,  s'il 
faut  en  croire  la  chronique  galante,  représentent  les  traits  des  six 
plus  belles  femmes  de  la  cour  de  Charles-Théodore.  —  Ce  serait  une 
histoire  bien  curieuse  que  celle  de  ces  six  sphinx  que  nous  voyons 
ici  se  mirant  dans  l'eau  de  ce  bassin  où  les  a  fixés  la  main  d'un  artiste 
aussi  habile  que  discret,  dit  M.  de  Loewenfeld.  Ce  n'est  point  une 
pensée  commune  que  celle  qui  a  placé  à  l'entrée  d'un  temple  con- 
sacré au  dieu  de  la  poésie,  de  la  musique  et  partant  de  l'harmonie,  le 
portrait  de  six  femmes  qui  ont  régné  par  la  beauté  et  qui  ont  excité 
dans  la  vie  tant  de  passions  orageuses. 

— ^  Il  y  a  donc  quelque  chose  de  vrai  dans  la  légende  qui  circule 
sur  l'origine  de  ces  sphinx?  répondit  M.  Thibaut  en  montant  len- 
tement l'une  des  deux  allées  ombreuses  qui  conduisent  sous  la  cou- 
pole élégante  où  est  la  statue  d'Apollon  tenant  une  lyre  à  la  main. 

—  Eh!  oui,  sans  doute,  répliqua  M,, ^dç  .Loewenfeld.  Demandez 
plutôt  à  M"^<=  de  Narbal.  ;  .  ;^'; 

,j,  • —  Vous  êtes  une  mauvaise  langue,  dit  la  comtesse,  et  bien  in- 
discret pour  un  conseiller  d'état  ! 

—  Mais  voilà  qui  devient  intéressant,  dit  M.  Thibaut,  et  jamais, 
ma  chère  comtesse,  vous  ne  m'avez  parlé  de  cette  belle  histoire,  que 
J,e  croyais  être  un  conte  bleu. 

—  Les  femmes  ne  sont  pas  obligées  de  dire  tout  ce  qu'elles  sa- 
vent, dit  nonchalamment  M""'  de  Narbal  en  arrivant  la  première  sous 
Ic^  coupole  du  petit  temple. 

,.  De  ce  point  élevé,  le  regard  embrasse  un  tableau  ravissant.  D'un 
côté,  on  aperçoit  l'allée  ombreuse  et  la  chute  d'eau  qui  se  précipite 


8/|6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  le  bassin  de  marbre;  de  l'autre,  on  voit  une  prairie  parsemée 
de  bouquets  d'arbres  et  traversée  par  des  ruisseaux  qui  en  entre- 
tiennent la  fraîcheur.  La  compagnie  s'assit  en  partie  sur  les  sièges 
qui  entourent  la  statue  d'Apollon,  tandis  que  les  trois  cousines  et 
M'"'^  Du  Hauchet  s'étaient  groupées  sur  les  difïérens  degrés  du  petit 
escalier  descendant  à  la  balustrade  qui  entoure  la  prairie.  La  soi- 
rée était  délicieuse.  Il  se  fit  tout  à  coup  un  long  silence,  comme  si 
chacun  eût  voulu  goûter  pleinement  le  plaisir  de  contempler  ce 
beau  site  dans  une  heure  charmante  où  les  dernières  clartés  du 
jour  prêtaient  à  tous  les  objets  des  reflets  divers  et  mystérieux.  Ce- 
pendant la  vue  de  la  statue  d'Apollon  tenant  une  lyre  dont  il  pin- 
çait les  cordes  de  la  main  gauche  amena  bientôt  une  petite  discus- 
sion entre  le  docteur  Thibaut  et  le  baron  de  Loewenfeld  sur  la 
nature  de  la  poésie  et  de  la  musique  chez  les  Grecs.  Très  érudits 
tous  les  deux  et  fort  épris  d'admiration  pour  tous  les  monumens  qui 
représentent  la  civilisation  des  Hellènes,  le  docteur  et  le  conseiller 
intime  étaient  disposés  à  s'exagérer  les  connaissances  de  cette  race 
prédestinée  qui  a  parlé  la  plus  belle  langue  du  monde.  M.  de  Loe- 
wenfeld surtout,  qui  était  un  linguiste  fort  distingué,  familier  avec 
les  poètes  et  les  pliilosophes  de  la  Grèce,  qu'il  pouvait  consulter  di- 
rectement, n'admettait  pas  volontiers  que  la  musique,  surlaquelle 
ii  ne  possédait  que  les  notions  superficielles  d'un  amateur,  ne  fût 
pas,  au  temps  de  Platon  et  d'Aristote,  de  Phidias,  de  Praxitèle,  un 
art  aussi  complètement  développé  que  la  poésie,  la  sculpture,  l'ar- 
chitecture et  les  autres  manifestations  du  sentiment  du  beau.  A  l'ap- 
pui de  son  opinion ,  partagée  par  beaucoup  de  lettrés  qui  n'ont  pas 
fait  de  l'art  musical  une  étude  approfondie,  M.  de  Loewenfeld  citait 
des  passages  de  Platon,  d'Aristote  et  de  Plutarque,  beaucoup  de 
vers  des  poètes  les  plus  illustres  de  l'antiquité  qui  exaltent  la  puis- 
sance de  la  musique  sur  le  cœur  humain,  ce  qu'ils  n'auraient  pu 
faire,  disait-il,  si  l'art  d'Olympe  et  de  Terpandre  n'eût  pas  été  à  la 
hauteur  de  la  poésie  sublime  d'un  Pindare. 

Cette  manière  de  voir,  qui  suppose  l'existence  d'un  fait  précisé- 
ment en  question,  à  savoir  que  la  nature  humaine  se  développe 
harmonieusement,  ne  pouvait  être  partagée  par  M.  Thibaut.  —  Pa- 
lestrina,  dit  le  savant  docteur  à  M.  de  Loewenfeld,  qui  est  mort  en 
159/i,  c'est-à-dire  soixante-treize  ans  après  Raphaël,  fut  un  homme 
de  génie  qui,  avec  des  moyens  bien  simples,  sut  créer  des  œuvres 
impérissables;  mais  l'art  musical  était  presque  dans  l'enfance,  si  on 
le  compare  à  ce  qu'il  est  devenu  depuis  sous  la  main  de  Scarlatti, 
de  Marcello,  de  Bach,  Gluck,  Hœndel,  Haydn  et  Mozart.  Enveloppée 
dans  le  grand  mouvement  de  la  renaissance,  la  musique  était  loin 
d'avoir  atteint,  comme  la  peinture,  la  sculpture  et  tous  les  arts  plas- 


FRÉDÉRIQUE.  SM 

tiques,  la  maturité  de  ses  forces  et  d'être  à  la  hauteur  des  autres 
manifestations  de  l'esprit  humain.  On  ferait  un  mauvais  raisonne- 
ment si  on  supposait  qu'à  une  époque  aussi  glorieuse  que  celle  qui 
a  produit  Raphaël,  Michel- Ange,  l'Arioste,  le  Tasse,  Machiavel, 
la  musique  ne  pouvait  pas  être  au-dessous  de  tant  de  merveilles. 
J'en  dirai  autant  du  siècle  de  Louis  XIV,  où  Lulli,  qui  fut  aussi  un 
homme  de  génie,  ne  parlait  qu'une  langue  très  incomplète. 

Le  chevalier  vint  cette  fois  à  l'appui  du  docteur  Thibaut,  et  ne 
put  se  défendre  d'émettre  à  ce  propos  quelques  vues  sur  les  lois  du 
progrès  dans  l'art.  —  Lorsqu'il  mérite  ce  nom,  dit-il,  l'art  généra- 
lise les  procédés  et  absorbe  dans  une  unité  savante  et  nécessaire  les 
variétés  d'accens  et  d'inflexions  qui  sont  le  propre  des  dialectes 
primitifs  auxquels  je  comparerais  volontiers  les  différentes  séries  de 
sons  ou  prétendues  gammes  des  peuples  de  l'Orient. 

—  C'est  une  bien  grande  question  que  vous  soulevez  là,  mon- 
sieur le  chevalier,  dit  le  baron  de  Loewenfeld  d'un  ton  doctoral. 

—  C'est  possible,  monsieur  le  baron,  car  il  appartient  à  des  igno- 
rans  comme  moi  d'être  téméraires;  mais  n'avons-nous  rien  de  mieux 
à  faire  qu'à  discourir  là  sur  des  sujets  arides  qui  ne  valent  pas  un 
rayon  de  cette  lune  splendide  qui  s'élève  à  l'horizon?  Je  propose 
une  promenade  vers  le  lac,  qui  doit  être  charmant  à  voir  par  une 
si  belle  nuit. 

—  Vous  êtes  toujours  habile  à  vous  tirer  d'embarras,  dit  M.  Thi- 
baut en  donnant  le  signal  du  départ.  Vous  soulevez  des  idées  cu- 
rieuses, hardies,  et  puis  vous  échappez  à  la  nécessité  d'en  tirer  les 
conséquences.  Il  faudra  pourtant  qu'un  jour  nous  nous  expliquions 
à  fond  sur  bien  des  choses. 

—  Vous  êtes  un  contradicteur  incommode  et  trop  persistant,  ré- 
pondit le  chevalier  en  descendant  le  petit  escalier  de  marbre  qui 
conduit  à  la  prairie;  vous  me  traitez  comme  l'un  de  vos  confrères  de 
l'université  de  Heidelberg.  Je  vous  le  répète,  docteur,  je  ne  suis  en 
toutes  choses  qu'un  dilettante,  un  esprit  libre  de  tout  système,  qui 
s'amuse  des  phénomènes  de  l'art  comme  nous  jouissons  de  la  belle 
nature  que  nous  avons  sous  les  yeux;  mais  si  vous  tenez  à  connaître 
mes  sentimens  sur  l'école  musicale  allemande  qui  a  suivi  la  mort 
de  Mozart,  et  dont  Weber  a  été  au  théâtre  le  premier  représentant, 
je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  les  exposer  dans  un  moment 
opportun.  Ce  me  sera  un  plaisir  de  remuer  des  idées  qui  vont  plus 
loin  que  vous  ne  le  pensez,  docteur. 

—  Oh!  je  le  crois  volontiers,  répliqua  M.  Thibaut  en  riant,  puis- 
que vous  m'avez  déjà  dit  que  cela  venait  de  l'Inde  et  de  l'Himalaya. 

Descendue  vers  la  prairie  et  longeant  la  balustrade  en  fei-  qui 
l'entoure  de  toutes  parts.  M'"''  de  iNarbal  et  sa  suite  se  dirigèrent 


8Zi8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vers  le  bois  qui  enveloppe  le  lac.  Les  trois  cousines  Fanny,  Aglaé 
et  Frédérique,  avec  M'"*"  Du  Hautchet,  précédaient  à  peu  de  distance 
le  reste  de  la  compagnie,  qui  clieminait  lentement,  causant  et  riant 
de  choses  diverses.  Le  chevalier  était  resté  un  peu  en  arrière  et  s'é- 
tait écarté  un  instant  pour  monter  sur  une  vieille  ruine  qu'on  nomme 
l'aqueduc  romain,  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  admirable.  De  ce  point 
élevé  qui  plane  au-dessus  du  bois,  le  chevalier  pouvait  voir  les  eaux 
tranquilles  du  lac  refléter  la  blanche  lumière  de  la  lune  qui  s'épa- 
nouissait au  firmament  escortée  déjà  par  de  nombreuses  constel- 
lations qui  jaillissaient  autour  et  loin  d'elle  dans  l'immensité  des 
cieux.  11  se  serait  volontiers  attardé  dans  cet  endroit  pittoresque, 
s'il  n'eût  craint  qu'on  remarquât  son  absence,  car  c'était  un  goût  du 
chevalier  de  rechercher  la  solitude  quand  il  y  avait  un  peu  trop  de 
monde  chez  M'""  de  Narbal  et  d'aimer  à  se  recueillir  pendant  que  le 
bruit  et  la  gaité  régnaient  autour  de  lui.  L'écho  de  la  vie  et  de  la 
joie  des  autres  augmentait  la  disposition  naturelle  du  chevalier  à  la 
rêverie,  à  la  contemplation  sereine.  Ce  soir-là,  le  chevalier  avait  un 
motif  de  plus  pour  rechercher  avec  empressement  quelques  instans 
de  solitude  :  c'était  le  malaise  que  lui  faisait  éprouver  la  présence  du 
fils  de  M.  de  Loewenfeld.  Sans  se  rendre  bien  compte  du  sentiment 
de  vague  inquiétude  qu'éveillait  en  lui  ce  jeune  étudiant  à  la  bar- 
rette de  velours,  aux  moustaches  blondes,  aux  bottes  molles  armées 
d'éperons  d'or,  le  chevalier  n'avait  pu  remarquer  sans  un  doulou- 
reux pressentiment  que  Wilhelm  de  Loewenfeld  avait  attiré  l'at- 
tention des  trois  cousines  pendant  toute  la  journée.  Depuis  que  le 
chevalier  fréquentait  la  maison  de  M""^  de  Narbal,  c'était  la  pre- 
mière fois  qu'il  y  voyait  pénétrer  un  jeune  homme  de  vingt-deux 
ans,  à  la  tournure  élégante.  Wilhelm  arrivait  tout  nouvellement  de 
l'université  de  Leipzig,  où  il  avait  fait,  disait-on,  de  brillantes  études. 
Or  le  chevalier,  qui  avait  déjà  le  cœur  ému  et  bien  préoccupé,  se 
faisait  peu  d'illusion  sur  le  genre  d'intérêt  qu'il  pouvait  inspirer  à 
la  jeune  fille  par  qui  il  s'était  laissé  imjirudemment  charmer.  Ce 
point  noir  dans  l'horizon  de  sa  vie  paisible  n'avait  point  échappé  à 
la  sagacité  du  noble  Vénitien.  On  est  si  facilement  troublé  quand  on 
aime. 

Cependant  il  rejoignit  bientôt  la  compagnie.  En  entrant  dans  le 
bois  par  l'une  des  nombreuses  allées  qui  conduisent  au  lac,  le  che- 
valier rencontra  les  trois  cousines  qui  se  promenaient  avec  M'"^  Du 
Hautchet.  Il  les  suivit  et  prit  part  à  la  conversation  insignifiante 
qu'il  trouva  engagée.  Bientôt,  au  tournant  d'une  de  ces  petites  allées 
qui  se  multiplient  et  s'entre-croisent  dans  ce  taillis  épais  où  le  lac 
s'enferme  et  se  cache  comme  en  une  oasis  au  fond  du  désert,  le  che- 
valier se  trouva  près  de  Frédérique,  qui  s'était  dégagée  du  groupe 


FRÉDÉRIQUE.  Sh9 

des  jeunes  filles.  Elle  tenait  à  la  main  un  rameau  de  verdure  qu'elle 
venait  de  cueillir  et  qu'elle  laissa  tomber  par  mégarde.  Le  chevalier 
s'empressa  de  le  ramasser  et  le  remit  à  Frédérique  en  lui  rappelant 
je  ne  sais  plus  quel  vers  d'un  de  ses  poètes  favoris  sur  la  couleur 
verte  considérée  comme  symbole  de  l'espérance.  Le  petit  retard  oc-J''J 
casionné  par  cet  incident,  qui  n'avait  point  déplu  à  la  jeune  per^ 
sonne,  les  avait  un  peu  éloignés  de  Fanny  et  d'Aglaé,  qui  suivaient 
M'"*"  Du  Hautchet. 

—  Quelle  soirée  délicieuse!  dit  Frédérique,  rompant  un  silence 
qui  commençait  à  l'embarrasser;  en  est-il  de  beaucoup  plus  belles 
dans  votre  pays,  monsieur  le  chevalier  ? 

—  Non,  certainement,  mademoiselle,  répondit  Lorenzo.  Quand  la 
nature  sourit  dans  ce  climat  un  peu  sévère,  elle  y  a  un  éclat  et 
un  charme  de  nouveauté  qu'elle  ne  possède  pas  dans  les  contrées  ■' 
plus  constamment  heureuses.  '■  ■/' 

—  Cependant,  reprit  la  jeune  fille,  qui  s'enhardissait  en  causant'*'!, 
ainsi  à  haute  voix,  vous  le  regrettez  bien  votre  cher  pays  et  vous  jr'^'  ' 
pensez  toujours,  n'est-ce  pas,  monsieur  le  chevalier?  ''•' 

—  Oui,  toujours,  répondit-il  avec  une  légère  émotion,  surtout  '■ 
lorsque  je  suis  auprès  de  vous.  "''^ 

—  Comment!  répliqua  Frédérique  avec  un  étonnement  enfantin''' 
plein  de  grâce,  comment,  sans  m'en  douter,  ai-je  le  don  de  vous'  '' 
rappeler  de  si  charmans  souvenirs? 

—  Hélas  !  dit  le  chevalier. 

Quand'  io  v'  odo  parlar  si  dolcemente 


Trovo  la  bella  donna  alor  présente 
Le  chiome  d'oro  ail' aura  sparse.... 


Frédérique  savait  assez  d'italien  pour  comprendre  le  sens  de  ces 
vers  de  Pétrarque.  Aussi  garda-t-elle  le  silence  pendant  quelques 
secondes,  jouissant  dans  son  cœur  du  rapprochement  flatteur  que 
Lorenzo  avait  établi  entre  elle  et  le  souvenir  de  Beata,  dont  elle 
avait  vu  le  portrait  et  connaissait  l'histoire. 

—  Elle  serait  bien  heureuse,  la  femme  à  qui  Dieu  réserverait  une 
destinée  semblable  à  celle  de  la  fille  du  sénateur  Zeno,...  répondit 
Frédérique  non  sans  un  peu  d'émotion. 

—  Charmante  enfant!  dit  le  chevalier  en  prenant  la  main  de  Fré- 
dérique qu'il  étreignit  affectueusement;  merci  du  mot  généreux  qui 
vient  de  sortir  de  votre  bouche,  et  dont  je  ne  m'exagère  pas  la  por-  ^^ 
tée,  je  vous  l'assure,  car  vous  êtes  digne  de  compatir  au  malheur  eV'p 
de  comprendre  tous  les  sentimens  élevés.  uijijiM  < 

—  Grâce  à  vos  bons  soins,  monsieur  le  chevalier,  grâce  à  vos  nré'-'^ ' 


TOME    XLVIII. 


850  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cieux  conseils  et  à  tout  ce  que  je  vous  entends  dire  chaque  jour 
d'excellent  et  de  si  nouveau  pour  moi.  Je  vous  dois  au  moins  autant 
de  reconnaissance  que  vous  en  avez  conservé  pour  la  mémoire  de 
Beata,  qui  vous  a  été  si  bonne. 

—  Chère  et  adorable  enfant,  que  me  dites- vous  là?  s'écria  le 
chevalier  ému  jusqu'aux  larmes.  Vous  renouvelez  en  moi  des  sou- 
venirs ineffables,  vous  me  transportez  dans  le  temps  bien  heureux 
di  dolci  sospir.  Ah  !  je  vous  en  conjure,  lui  dit-il  avec  plus  de 
calme,  ne  m'exposez  plus  à  entendre  de  telles  paroles. 

—  Mais  pourquoi,  monsieur  le  chevalier,  voulez-vous  me  priver 
du  plaisir  de  vous  exprimer  mes  sentimens  de  gratitude?  lui  ré- 
pondit Frédérique  avec  cette  malice  innocente  d'une  femme  qui 
pressent  une  partie  de  la  vérité  qu'elle  désire  connaître. 

—  Mon  Dieu,  parce  que  je  suis  un  vieil  enfant,  trop  disposé  à 
me  laisser  suprendre  par  de  folles  illusions. 

Marchant  toujours  à  une  certaine  distance  de  Fanny,  d'Aglaé  et 
de  M""'  Du  Hautchel,  qu'ils  ne  perdaient  point  de  vue,  Frédérique 
et  le  chevalier  gardèrent  un  instant  le  silence  après  l'espèce  d'aveu 
qu'ils  s'étaient  fait  d'une  manière  fortuite,  n'osant  ni  l'un  ni  l'autre 
dissiper  le  doux  embarras  où  ils  se  trouvaient.  Le  chevalier,  qui 
était  certainement  le  plus  gêné  des  deux,  chercha  à  se  donner  une 
meilleure  contenance  en  appelant  l'attention  de  la  jeune  fille  sur  un. 
ordre  d'idées  qui  était  le  sujet  habituel  de  leurs  entretiens.  —  Que 
les  poètes  et  les  artistes  en  général  sont  heureux,  dit-il,  de  pouvoir 
fixer  par  la  parole,  par  le  pinceau,  par  des  sons  harmonieusement 
combinés,  des  momens  comme  celui-ci!  Goethe  a  bien  raison  de 
dire  que  la  poésie  est  la  consécration  des  heures  fortunées  de  la  vie, 
et  aucun  poète  allemand  n'a  été  plus  fidèle  à  ce  principe  que  l'au- 
teur de  Mignon.  Vous  souvenez-vous  des  jolis  vers  de  l'un  de  ces 
petits  chefs-d'œuvre  où  Goethe  nous  a  conservé  un  rayon  de  sa 
fantaisie  émue  : 

Wie  ergôtzt  es  mich  im  Kulilen 
Dieser  schonen  Sommer  naclit! 
0  !  wie  still  ist  hier  zu  fiililen 
Was  die  Seele  glucklicli  macht  (1)! 

On  peut  dire  que  l'œuvre  entière  de  ce  beau  génie  n'est  que  la 
transfiguration  des  êtres  et  des  lieux  qu'il  ^i  aimés.  Sa  vie  ressemble 
à  un  poème  dont  l'amour  est  le  principal  sujet.  Choisir  les  instans 
propices,  éterniser  les  souvenirs  bénis,  dégager  l'idéal  de  la  réalité 

(l)  «  Que  j'aime  à  goûter  la  fraîcheur  de  cette  belle  nuit  d'été!  qu'il  est  doux  de 
savourer  ici,  en  silence,  le  sentiment  qui  nous  rend  si  heureux!  » 


FRÉDÉRIQUE.  85î 

qu'elle  contient  toujours,  et  par  l'idéal  faire  pressentir  l'infini  et 
l'éternel  amour,  voilà,  selon  mes  faibles  lumières,  quelles  sont  la 
mission  et  la  puissance  de  l'art.  Si  Dieu  m'avait  donné  plus  qu'un 
cœur  aimant,  s'il  m'avait  accordé  le  don  suprême  de  savoir  expri- 
mer ce  que  je  sens,  je  voudrais  fixer  l'heure  où  nous  sommes  et 
rendre  tout  ce  que  me  fait  éprouver  la  vue  de  ce  beau  jardin. 

—  Est-il  permis  de  vous  demander,  monsieur  le  chevalier,  de 
quelle  nature  sont  les  impressions  que  vous  voudriez  pouvoir  ex- 
primer? 

—  Elles  sont  tout  à  la  fois  tristes  et  délicieuses,  puisqu'elles  me 
rappellent  le  jardin  de  Gadolce  et  les  souvenirs  qui  s'y  rattachent. 

—  S'il  ne  manque  rien  à  la  copie  pour  vous  donner  l'idée  de  l'o- 
riginal, dit  Frédérique,  qui  s'enhardissait,  nous  avons  le  droit  d'être 
fière,  monsieur  le  chevalier! 

—  Non,  charmante  enfant,  répondit  le  chevalier  Sr.rti  en  portant 
à  ses  lèvres  la  main  de  la  jeune  fille,  non,  il  ne  manque  presque 
rien  au  parc  de  Schwetzingen  pour  me  rappeler  des  jours  de  bon- 
heur à  jamais  évanouis.  Vous  surtout,  Frédérique,  vous  seriez  bien 
dangereuse  pour  moi,  si  je  ne  me  disais,  avec  le  poète  que  je  citais 
tout  à  l'heure  :  «  Tandis  que  le  printemps  s'apprête  à  vous  cou- 
ronner de  ses  fleurs,  moi  j'incline  vers  l'automne,  qui  m'attend  avec 
les  regrets  d'une  existence  manquée.  » 

—  Une  existence  manquée!  s'écria  Frédérique  avec  un  sentiment 
de  surprise  bien  sincère;  ah!  monsieur  le  chevalier,  que  vous  êtes 
injuste  envers  la  destinée! 

—  Yous  croyez?...  dit-il  en  pressant  de  nouveau  la  main  de  Fré- 
dérique. 

—  Oui,  répondit-elle  tout  émue,  mon  cœur  me  dit  cela. 

—  Votre  cœur  est  plein  d'illusions  généreuses,  répliqua  le  che- 
valier sur  un  ton  sérieux  et  en  abandonnant  la  main  de  Frédérique; 
mais  il  m'appartient  d'être  un  peu  plus  raisonnable  et  de  ne  pas 
confondre  les  velléités  d'une  imagination  qui  s'entr'ouvre  à  la  lu- 
mière avec  un  sentiment  que  vous  ne  pouvez  pas  éprouver,  que  je 
ne  dois  pas  vous  inspirer. 

—  Qu'est-ce  donc  que  j'éprouve?  dit-elle  d'une  voix  basse  et  mal 
assurée,  et  pourquoi  toutes  ces  impossibilités  que  je  ne  comprends 
pas  ? 

—  Chère  Frédérique,  répondit  le  chevalier  avec  tendresse,  vous 
êtes  le  printemps  et  je  suis  l'automne,  vous  êtes  riche  et  je  suis 
pauvre,  sans  famille  et  sans  patrie.  Tout  s'oppose  à  ce  que  je  sois 
autre  chose  pour  vous  qu'un  ami  heureux  de  vous  aider  à  déployer 
vos  ailes  et  de  vous  suivre  du  regard  dans  le  ciel  bleu  où  vous  allez 
bientôt  vous  envoler.  Laissez-moi  vous  aimer  comme  le  reflet  char- 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mant  d'un  souvenir  ineffaçable,  permettez-moi  de  vous  adorer  si- 
lencieusement connne  une  image  de  l'unique  objet  à  qui  j'ai  dévoué 
ma  vie. 

En  prononçant  ces  paroles  avec  une  profonde  émotion ,  le  cheva- 
lier s'arrêta  tout  à  coup;  il  prit  entre  ses  deux  mains  la  tête  de 
Frédérique,  la  pressa  vivement  contre  son  cœur  et  déposa  un  baiser 
sur  ses  tresses  blondes.  La  jeune  fille  en  tressaillit  jusqu'au  fond 
du  cœur,  et,  dégageant  ses  bras  de  la  douce  étreinte  du  chevalier, 
elle  les  croisa  sur  la  poitrine  de  Lorenzo  et  se  mit  à  pleurer. 

Un  éclat  de  rire  parti  d'une  autre  allée  réveilla  le  chevalier  comme 
d'une  extase  qui  avait  surpris  sa  prudence.  Regardant  autour 
de  lui  avec  anxiété,  il  ne  vit  personne  dans  l'allée  étroite  où  ils 
se  trouvaient  :  les  cousines  et  W''"  Du  Hautchet  avaient  disparu. 
L'on  entendait  de  loin  un  murmure  de  voix  confuses,  parmi  les- 
quelles dominait  celle  du  docteur  Thibaut.  Remis  de  l'émotion  de 
surprise  qu'il  avait  éprouvée,  le  chevalier,  sans  proférer  un  mot,  et 
tenant  Frédérique  par  la  main,  la  conduisit  dans  l'un  des  nombreux 
bosquets  qui  entourent  le  lac.  Ils  s'assirent  tous  deux  sur  un  banc 
de  pierre  qui  était  appuyé  contre  une  statue  en  marbre  représen- 
tant Diane  chasseresse.  L'air  était  tiède;  le  lac  resplendissant  réflé- 
chissait la  lumière  blanche  de  la  lune,  qui  s'égayait  au  ciel  comme 
si  cet  astre  mystérieux  eût  été  animé  d'un  esprit  de  vie,  et  qu'il  eût 
conscience  du  rôle  bienfaisant  qu'il  remplit  dans  la  nature.  Frédé- 
rique était  toujours  silencieuse,  ses  deux  mains  dans  celles  du  che- 
valier, qui  lui  dit  en  s' inclinant  vers  elle  :  —  Qu'avez-vous?  Vous 
ai-je  blessée  par  quelque  parole  indiscrète,  et  dois-je  me  retirer? 

—  Oh  !  non,  répondit-elle  avec  un  soupir.  Ce  qui  me  chagrine, 
c'est  que  vous  ne  me  croyez  pas  digne  d'une  affection  sérieuse,  et 
que  vous  ne  voyez  en  moi  qu'une  enfant  sans  conséquence  qui  ne 
sait  trop  ce  qu'elle  dit. 

—  Je  vous  crois  digne  de  tous  les  respects,  répliqua  le  chevalier; 
mais,  ma  chère  Frédérique,  je  ne  puis  oublier  que  j'ai  le  double  de 
votre  âge,  et  que  je  n'ai  à  vous  offrir  qu'un  cœur  flétri  et  une  ima- 
gination remplie  de  chimères.  Je  ne  suis  rien,  je  n'ai  point  de  fa- 
mille, et  mon  pays  est  sous  l'oppression  de  l'étranger.  Que  dirait 
votre  tante  la  comtesse  de  Narbal,  que  diraient  vos  cousines,  que 
penserait  le  monde  qui  nous  entoure,  si  on  me  voyait  empressé  au- 
près de  vous  qui  avez  la  jeunesse,  la  beauté,  qui  êtes  couronnée  des 
plus  riches  dons  de  l'âme  et  de  la  fortune?  On  trouverait  moyen  de 
m'avilir  à  vos  yeux  et  de  suspecter  la  sincérité  des  sentimens  que 
vous  m'inspirez.  On  y  verrait  un  calcul,  une  basse  séduction  dont 
l'idée  seule  me  fait  horreur  !  Adorable  enfant,  continua  le  chevalier 
en  inclinant  la  tête  sur  les  mains  de  Frédérique  qu'il  mouilla  de  ses 


FRÉBÉRIQUE.  853 

larmes,  permettez-moi  de  vous  aimer  comme  ilconvient  à  un  homme 
d'honneur.  Le  ciel  m'a  été  déjà  bien  propice  en  vous  mettant  sur 
ma  route.  Je  vous  aime,  je  vous  ashove  comme  un  souvenir  vivant 
qui  me  rajeunit  et  me  réconforte  après  tant  d'années  de  malheur. 
Laissez-moi  cultiver  votre  belle  intelligence  et  y  verser  quelques 
rayons  de  l'idéal  que  je  porte  en  moi  et  qui  est  ma  seule  fortune. 
Vous  voir,  vous  entendre,  vous  contempler  dans  la  grâce  que  vous 
répandez  autour  de  vous,...  c'est  mon  suprême  bonheur.  L'amour, 
ma  chère  Frédérique,  est  une  passion  grande  et  généreuse  qui  se 
suffit  à  elle-même,  qui  échauffe  l'âme  et  dilate  l'esprit  le  plus  mé- 
diocre. On  ne  vit  qu'en  aimant,  et  sans  l'amour  tout  est  ténèbres 
dans  la  vie.  Soyez  ma  lumière  nouvelle,  mon  étoile  du  soir  dont  le 
scintillement  lointain  réjouira  mes  yeux  et  mon  cœur.  Je  vous  sui- 
vrai, je  vous  aimerai,  je  vous  invoquerai  comme  une  muse  indul- 
gente et  bénigne  qui  veut  bien  avoir  pitié  d'un  pauvre  fou  comme 
moi. 

En  prononçant  ces  dernières  paroles,  le  chevalier  Sarti  pleurait. 
Profondément  émue  aussi,  Frédérique  se  jeta  précipitamment  aux 
pieds  de  Lorenzo  en  s' écriant  :  Oh!  mon  Dieu!  je  ne  suis  pas  digne 
du  bonheur  que  vous  m'accordez  ce  soir,  et  dont  le  souvenir  res- 
tera éternellement  gravé  dans  mon  cœur. 

Après  quelques  minutes  d'un  éloquent  silence,  le  chevalier  releva 
la  jeune  fille  et  lui  dit  avec  plus  de  calme  :  Oui,  gardons  le  souve- 
nir de  cette  soirée  où  nos  âmes  se  sont  trahies  et  révélées  l'une  à 
l'autre.  Elle  sera  pour  moi  la  date  commémorative  du  plus  beau 
jour  de  ma  vie. 

—  Est-ce  de  la  journée  de  Mui'ano  que  vous  voulez  parler'/ 

—  Oui,  chère  Frédérique,  de  la  journée  passée  à  l'île  de  Murano 
avec  Beata,  dont  vous  me  rappelez  l'image  et  la  clolce  maesta!  Mon 
cœur  me  dit  que  la  noble  fille  de  Venise  approuve  l'affection  tendre 
et  pure  que  vous  m'inspirez,  et  que  du  haut  du  ciel  elle  sourit  au 
vœu  secret  que  je  forme  de  renouveler  ma  vie  en  vous  aimant  comme 
une  fleur  dont  il  me  sera  permis  au  moins  de  respirer  le  parfum... 
Qui  sait,  ma  chère  Frédérique,  continua  le  chevalier  en  écartant  du 
front  de  la  jeune  personne  quelques  mèches  de  cheveux  qui  s'é- 
taient dérangées,  qui  sait  si  Dieu,  qui  est  la  justice  suprême  unie  à 
la  toute-puissance,  n'a  point  transformé  l'âme  immortelle  de  Beata 
en  l'une  de  ces  étoiles  d'or  qui  ornent  la  voûte  des  cieux,  et  que 
nous  voyons  briller  au-dessus  de  nos  tètes?  Je  me  plais  à  ces  ima- 
ginations charmantes  de  la  poésie  primitive  qui  donnent  une  âme 
à  la  nature,  qui  peuplent  l'univers  d'êtres  chéris  et  nous  protègent 
de  l'amour  qu'ils  ont  eu  pour  nous  dans  la  vie  si  courte  de  ce  monde. 
La  science  a  prouvé  de  nos  jours  qu'il  existe  des  étoiles  errantes  qui. 


85A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

après  des  siècles  d'absence,  reviennent  au  même  point  de  l'horizon. 
Ne  seraient-ce  pas  des  âmes  inquiètes,  cherchant  dans  l'espace  in- 
fini l'objet  d'un  éternel  amour?  T.' amour  qui  n'a  point  d'âge,  et  qui 
est  toujours  naissant,  comme  l'a  dit  un  penseur  chrétien,  est  la  loi 
suprême  de  la  création.  Il  est  partout,  dans  la  science,  dans  l'art, 
dans  la  nature,  et  le  royaume  de  l'amour,  c'est  vraiment  le  royaume 
de  Dieu,  où  il  nous  élève  de  son  souffle  divin.  «  Trois  voies  diffé- 
rentes nous  conduisent  au  monde  supérieur,  a  dit  un  ancien  :  la 
?nusique,  l'amour  et  la  philosophie  :  la  musique,  qui  a  pour  objet 
l'harmonie;  l'amour,  qui  recherche  la  beauté,  et  la  philosophie,  qui 
j)0ursuit  la  vérité.  »  Aimons  l'art,  ma  chère  Frédérique,  aimons  les 
belles  choses  qui  épurent  les  sentimens;  livrons-nous  au  culte  des 
grands  maîtres,  au  culte  de  Beethoven,  de  Weber,  et  du  plus  divin 
de  tous,  Mozart,  le  musicien  de  l'idéal  et  des  cœurs  délicats.  Eni- 
vrons-nous de  ces  saintes  chimères  qu'on  nomme  poésie,  car  nous 
y  trouverons  l'essence  de  toute  vérité  durable,  et  comme  un  pres- 
sentiment du  bien  suprême  auquel  nous  aspirons.  Ce  sera  mon  ex- 
cuse auprès  de  vous,  mon  titre  à  votre  indulgence,  à  votre  tendre 
pitié. 

En  achevant  ces  mots,  le  chevalier  se  leva  brusquement  du  banc 
de  pierre  où  Frédérique  était  restée  assise.  Après  un  instant  d'hési- 
tation et  de  recueillement,  la  jeune  fille  se  leva  aussi  précipitam- 
ment, et  dit  d'un  ton  ferme  et  résolu  :  Je  jure  devant  Dieu,  qui  voit 
mon  cœur,  que,  quoi  qu'il  arrive,  je  resterai  fidèle  toute  ma  vie  au 
sentiment  que  vous  m'avez  inspiré  ce  soir. 

—  Mais  où  sont-ils  donc?  s'écria  de  sa  grosse  voix  le  docteur 
Thibaut...  Ah!  les  voilà!  dit -il  en  apercevant  le  chevalier  et  Fré- 
dérique, qui  regardaient  les  ondulations  du  lac.  On  vous  croyait 
perdu  dans  la  contemplation  de  la  lune,  mon  cher  chevalier. 

—  Et  l'on  ne  se  trompait  guère,  répondit  le  chevalier  en  rejoi- 
gnant le  "groupe  des  promeneurs. 

P.    SCUDO. 

{La  quatrième  partie  au  prochain  n°.) 


LES 

ANTILLES  FRANÇAISES 

EN    1863 

SOUVENIRS   ET    TABLEAUX. 


I. 

LA  VIE  CRÉOLE.  —  LE  TRAVAIL  LIBRE  ET  L'ÉMIGRATIOX. 


C'est  un  curieux  et  touchant  spectacle  que  celui  de  la  vie  colo- 
niale dans  quelques-unes  de  ces  possessions  d'outre-mer  conservées 
en  trop  petit  nombre  à  la  France ,  et  traitées  par  elle  bien  souvent 
avec  un  injuste  dédain.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'être  un  bien  grand 
économiste  pour  deviner  que,  sans  exagérer  l'importance  des  îles 
sur  lesquelles  nous  voudrions  réunir  ici  quelques  souvenirs,  il  faut 
en  tenir  plus  de  compte  assurément  qu'on  ne  le  fait  aujourd'hui,  ne 
fût-ce  qu'en  raison  de  l'indestructible  et  profond  attachement  qui 
les  unit  à  la  métropole.  Comme  l'enfant  que  la  mère  sent  tressaillir 
dans  son  sein,  nos  colonies  des  Antilles  vivent  de  la  vie  de  la  mère- 
patrie,  elles  en  sont  le  fidèle  reflet  :  nulle  part  nos  succès  ne  sont 
plus  sincèrement  acclamés,  nos  revers  plus  vivement  sentis,  et,  loin 
de  s'affaiblir  avec  le  temps,  le  souvenir  d'une  commune  origine 
semble  y  devenir  d'année  en  année  plus  vivace.  Ce  n'est  pas  tout  : 
indépendamment  de  considérations  patriotiques  qui  touchent  peu 
certains  esprits,  les  Antilles  françaises  offrent  un  champ  d'études 
d'un  intérêt  tout  spécial.  Ce  riche  archipel,  où  flottent  les  pavillons 
de  toutes  les  nations  maritimes  d'Europe,  offre  aux  divers  systèmes 


856  RilVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  colonisation  mis  en  œuvre  de  nos  jours  un  théâtre  sur  lequel  ils 
sont  à  même  de  se  produire  dans  les  conditions  les  plus  propres  à 
faciliter  une  comparaison  équitable.  A  une  époque  où,  grâce  aux 
progrès  de  la  science  économique,  toutes  les  doctrines  coloniales 
sont  en  voie  de  métamorphose,  cette  comparaison  ne  saurait  être 
inopportune,  et  le  résultat,  on  va  le  voir,  n'a  rien  de  décourageant 
pour  nous. 

I. 

Aller  aux  îles!...  c'était  jadis  l'expression  consacrée,  et  Dieu  sait 
le  monde  fantastique  que  nos  candides  aïeux  se  représentaient  au 
terme  du  voyage.  Le  paisible  marchand  du  vieux  Paris,  qui  du  fond 
de  son  arrière-boutique  voyait  les  riches  produits  d'outre-mer  cou- 
vrir ses  rayons  enfumés,  ne  songeait  pas  sans  une  terreur  peut-être 
secrètement  mêlée  d'envie  aux  étranges  récits  qui  circulaient  sur 
ces  pays  lointains  :  c'était  le  péril  incessamment  bravé,  les  mer- 
veilles de  climats  inconnus,  la  fortune  pour  qui  triomphait  de  ces 
épreuves;  c'était  par-dessus  tout  la  fastueuse  existence  au  sein  de 
laquelle  le  planteur  créole  apparaissait  comme  le  héros  d'un  conte 
de  fées.  Alors  le  luxe  des  colonies  était  sans  bornes;  pour  elles,  la 
métropole  tissait  ses  étoffes  les  plus  précieuses,  ciselait  ses  bijoux 
les  plus  exquis,  et  dans  la  petite  ville  de  Saint-Pierre-Martinique, 
surnommée  le  Paris  des  Antilles,  l'opulence  ne  se  mesurait  qu'à  la 
prodigalité.  Cette  brillante  auréole  a  singulièrement  pâli.  La  vapeur 
a  si  bien  supprimé  le  prestige  de  l'éloigneraent,  que  cette  terrible 
traversée,  dont  un  testament  était  la  préface  obligatoire,  n'est  plus 
désormais  qu'une  promenade  de  douze  jours  en  été,  de  quinze  en 
hiver.  On  ne  va  plus  guère  chercher  fortune  aux  ileSy  et  quant  à  en- 
vier le  sort  des  colons,  c'est  ce  dont  assurément  nul  ne  s'avise.  Pau- 
vres îles!  elles  ne  sont  pourtant  aujourd'hui  ni  moins  fécondes  en 
promesses  d'avenir,  ni  moins  richement  parées  de  leur  éternelle  ver- 
dure qu'aux  plus  beaux  jours  du  siècle  dernier.  Elles  sont  encore 
prêtes  à  faire,  quand  nous  le  voudrons  bien,  la  fortune  de  qui  atta- 
chera son  sort  au  leur;  c'est  nous  qui  avons  changé,  non  pas  elles, 
et  il  y  a  plus  que  de  l'injustice  à  les  rendre  responsables  des  mésa- 
ventures économiques  dont  nous  nous  sommes  volontairement  faits 
les  victimes.  Est-ce  leur  faute  si,  après  les  avoir  enfermées  deux  siè- 
cles dans  les  serres  chaudes  de  la  protection,  nous  les  avons  brus- 
qu^^ment  transportées  au  grand  air,  en  nous  bornant  à  leur  donner 
pour  médecin  soit  une  émigration  coûteuse ,  soit  un  crédit  foncier 
un  peu  trop  illusoire,  soit  toute  autre  mesure  aussi  incomplète?  Puis, 
lorsqu'à  chaque  nouveau  topique  les  doléances  recommençaient,  on 
en  concluait  qu'il  est  dans  la  nature  créole  de  se  plaindre,  et  l'on  ne 


LES    ANTILLES    FKAKC.ALSES.  857 

s'en  iiKjuiéLait  pas  autrement.  Aux  yeux  de  combien  de  personnes 
d'ailleias  ces  deux  îlots  ne  sont-ils  qu'un  insignifiant  royaume  de 
Barataria,  où  l'on  continue  à  fabriquer  par  babitude  un  sucre  que  la 
métropole  acliète  presque  par  cbarité?  Pour  moi,  après  trois  an- 
nées de  vie  coloniale,  je  vois  en  eux  deux  départemens  appelés  à 
compter  parmi  les  plus  ricbes  territoires  de  France.  Il  ne  s'agit  pour 
cela  que  de  retrouver  dans  des  conditions  normales  de  liberté  in- 
dustrielle le  développement  qu'ils  ont  dû  jadis  aux  factices  avan- 
tages d'un  régime  aboli. 

Si  blasé  que  soit  le  voyageur  sur  les  magnificences  de  la  nature 
tropicale,  il  lui  est  difficile  de  ne  pas  être  frappé  de  la  grandeur  du 
spectacle  qui  s'offre  à  ses  yeux  en  arrivant  sur  la  rade  de  Saint- 
Pierre-Martinique.  Les  terres  de  la  baie  de  Naples  n'ont  pas  de  lignes 
plus  harmonieusement  distribuées;  les  montagnes  qui  dominent  Rio- 
Janeiro  ne  sont  ni  étagées  avec  plus  de  hardiesse,  ni  diaprées  d'une 
plus  luxuriante  végétation.  L'azur  de  la  mer  y  a  l'inaltérable  et 
calme  transparence  des  grands  fonds.  La  courbe  du  rivage  s'inflé- 
chit doucement  entre  la  pointe  du  Carbet  et  celle  du  Prêcheur, 
et  derrière  s'étend  la  ville,  que  signale  au  loin  l'assemblage  des 
rouges  toitures  de  ses  maisons.  Adossé  sur  la  droite  à  la  gigantesque 
muraille  de  verdure  que  forme  une  ceinture  non  interrompue  de 
mornes  taillés  à  pic,  l'étroit  faisceau  des  rues  ainsi  emprisonnées 
suit  d'abord  le  contour  de  la  plage  pour  s'épanouir  à  l'extrême 
gauche  en  escaladant  les  hauteurs  dites  du  Vieux-Fort.  Au-dessus 
de  ce  premier  plan  s'ouvre  la  perspective'  de  vastes  plantations  sur 
lesquelles  la  canne  étend  son  manteau,  dont  le  vert  pâle  et  doux  ne 
ressemble  à  aucun  autre.  Plus  haut  encore,  dominant  l'immensité 
de  ce  paysage,  auquel  l'horizon  sans  bornes  de  la  mer  peut  seul  ser- 
vir de  cadre,  la  Montagne-Pelée  lève  orgueilleusement  vers  le  ciel 
sa  cime  triangulaire  couronnée  de  nuages.  Il  est  peu  d'aussi  beaux 
panoramas  au  monde,  tant  par  l'aspect  grandiose  de  cette  nature 
que  par  l'impression  de  richesse  dont  elle  pénètre  le  spectateur. 
A  peine  est-on  à  terre,  à  peine  a-t-on  mis  le  pied  sur  la  place  Ber- 
tin,  où  vient  aboutir  tout  le  mouvement  de  l'île,  qu'un  changement 
de  décor  imprévu  rend  le  nouveau  débarqué  le  jouet  d'une  singu- 
lière hallucination.  Tout  le  inonde  connaît  au  Louvre  la  curieuse 
collection  des  ports  de  France  peinte,  au  milieu  du  siècle  dernier, 
par  Joseph  Vernet  :  il  semble,  à  la  vue  de  la  place  Bertin,  que  l'on 
soit  transporté  dans  un  de  ces  ports,  et  que  ce  même  tableau  ait 
déjà  dû  s'offrir  à  l'Européen  abordant  sur  cette  plage  il  y  a  cent 
ans.  Au  lieu  des  vastes  clippers  de  2  et  3,000  tonneaux  qui  signa- 
lent aujourd'hui  les  centres  du  commerce  maritime,  on  voit  alignés 
à  une  portée  de  pistolet  du  rivage  vingt-cinq  ou  trente  navires  aux 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formes  surannées,  dont  les  plus  grands  n'atteignent  pas  500  ton- 
neaux. Pour  eux,  le  temps  n'a  pas  de  valeur;  ils  attendront  là  un 
mois,  deux  s'il  le  faut,  une  cargaison  qui  leur  sera  apportée  bou- 
caut  par  boucaut  sur  d'incommodes  chalands  k  fonds  plats.  A  terre, 
nulle  installation  pour  faciliter  les  chargemens  et  déchargemens; 
point  de  quais,  point  de  jetées  qui  en  tiennent  lieu.  Le  travail  se 
fait  néanmoins  au  milieu  du  tumulte  assourdissant  dont  les  nègres 
ont  le  secret,  car  ce  sont  eux  qui  frappent  d'abord  le  regard  du 
voyageur,  dont  ils  se  disputent  les  bagages.  ((  Presque  tous  portent 
sur  le  dos  la  marque  des  coups  de  fouet  qu'ils  ont  reçus,  disait  un 
écrivain  du  xvii^  siècle,  le  père  Labat  (1);  cela  excite  la  compassion 
de  ceux  qui  n'y  sont  pas  accoutumés,  mais  on  s'y  fait  bientôt.  » 

Sauf  les  coups  de  fouet  disparus  avec  l'esclavage,  la  population 
aux  Antilles  a  dû  peu  changer  de  physionomie  depuis  de  longues 
années.  On  pourrait  même,  en  généralisant  cette  observation,  l'ap- 
pliquer à  bien  des  traits  de  la  société  créole,  et  peut-être  arrive- 
rait-on ainsi  à  s'expliquer  comment  une  transformation  aussi  radi- 
cale ,  aussi  brusquement  amenée  que  l'a  été  l'émancipation  des 
noirs,  n'a  été  accompagnée  que  de  perturbations  relativement  insi- 
gnifiantes. C'est  là  à  la  vérité  un  point  de  vue  contre  lequel  pro- 
testent les  créoles.  On  persiste,  disent-ils,  à  nous  juger  en  France 
d'après  les  vieilles  notions  du  code  noir,  on  nous  représente  comme 
systématiquement  hostiles  à  l'état  de  choses  inauguré  en  1848,  et 
il  n'est  aucune  des  déclamations  de  l'abbé  Raynal  qui  ne  trouve 
autant  de  crédit  aujourd'hui  qu'aux  meilleurs  jours  de  l'Histoire 
j)hilosophique  des  deux  Indes.  Hélas!  pourrait -on  leur  répondre, 
c'est  que,  pour  qu'il  en  fût  autrement,  pour  qu'en  quinze  ans  les 
mœurs  de  votre  société  eussent  été  modifiées  par  les  nouvelles 
conditions  qui  lui  ont  été  faites ,  il  faudrait  que  sous  les  tropiques 
notre  nature  fût  douée  d'une  perfection  toute  spéciale,  et  que  l'in- 
épuisable fonds  de  vanité  départi  à  la  sottise  humaine  n'y  existât 
que  pour  mémoire.  Quoi  de  plus  commode  que  de  régler  ses  clas- 
sifications sur  la  couleur  de  la  peau?  Et,  le  principe  de  ces  dis- 
tinctions une  fois  admis,  peut-on  espérer  que  cette  inégalité  sociale 
disparaîtra  de  si  tôt  devant  l'égalité  civile?  Peut-être  aujourd'hui 
rencontrerait-on  peu  de  créoles  assez  érudits  pour  rétablir  à  tous 

(1)  Le  père  Labat,  dominicain,  a  publié  une  relation  fort  étendue  de  son  séjour  aux 
Antilles,  de  1693  à  1704.  Il  n'est  guère  connu  en  France  que  de  quelques  curieux;  mais 
dans  nos  îles,  après  cent  cinquante  ans,  son  nom  est  encore  dans  toutes  les  bouches, 
même  les  plus  illettrées.  Pour  les  vieux  colons ,  son  livre  est  le  code  éternel  de  la 
fabrication  sucrière;  d'autres  y  verront  un  véritable  nobiliaire  qui  ferait  du  spirituel 
voyageur  une  sorte  de  d'Hozier  créole;  pour  le  peuple  enfin  et  surtout  pour  les  nègres, 
le  révérend  père  est  passé  à  l'état  de  légende.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'ouvrage  du 
père  Labat  est  encore  le  meilleur  que  nous  possédions  sur  nos  colonies  des  Antilles. 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  859 

ses  degrés  l'ancienne  hiérarchie  du  mélange  des  deux  sangs  (1); 
mais,  pour  n'avoir  que  trois  marches,  l'échelle  n'en  subsiste  pas 
moins.  Autant  le  mulâtre  se  croit  supérieur  au  nègre,  autant  le 
blanc  méprisera  les  deux  autres,  et  je  ne  crains  pas  d'affîrmer  qu'il 
en  sera  longtemps  encore  ainsi.  «  Je  suis  pour  les  blancs,  disait  Na- 
poléon P''  à  son  conseil  d'état,  parce  que  je  suis  blanc.  Je  n'ai  que 
cette  raison-là  à  donner,  et  c'est  la  bonne.  »  Je  veux  croire  que  les 
colons  qui  se  disent  exempts  du  préjugé  de  la  couleur  apportent  dans 
leur  erreur  la  meilleure  foi  du  monde  ;  mais,  si  du  témoignage  des 
hommes  nous  passons  à  celui  des  femmes,  nous  trouverons  plus  de 
vérité,  sinon  plus  de  franchise.  Pour  les  dames  créoles,  une  négresse 
semble  à  peine  un  être  du  même  sexe,  et  la  distance  ne  sera  pas 
moins  observée  par  la  fdle  de  couleur,  bien  que  sous  Ifi  forme  d'un 
dédain  moins  suprême,  d'une  part,  et  d'une  aversion  plus  crûment 
exprimée  de  l'autre.  Moi  ralii  femmes  béké  là  (je  hais  ces  femmes 
blanches),  diront  sans  ambages  les  belles  mulâtresses.  On  a  cepen- 
dant parfois  l'occasion  de  voir  d'étranges  fraternités  servir  de  cor- 
tège à  ces  antipathies. 

Si  les  lignes  de  démarcation  qui  séparent  ces  trois  classes  ne 
semblent  de  nature  à  admettre  aucun  tempérament,  si  les  blancs 
surtout  sont  retranchés  derrière  un  infranchissable  fossé,  n'est-on 
pas  fondé  à  se  demander  quel  changement  l'émancipation  a  pu  ap- 
porter dans  les  mœurs  créoles?  Je  parle  à  un  point  de  vue  purement 
moral.  Certes  le  nègre  n'ignore  pas  ce  qu'il  a  gagné,  il  sait  que  le 
pilori  ne  l'attend  plus,  et  que  le  fouet  du  commandeur  est  brisé; 
mais  quant  à  se  considérer  comme  l'égal  du  blanc,  c'est  ce  qui  ja- 
mais ne  lui  viendra  en  tête.  Yeux  béké  qu'a  brûlé  nègre  (le  regard 
du  blanc  brûle  le  nègre)  :  on  l'entend  encore  aujourd'hui,  ce  pro- 
verbe où  l'on  croit  voir  passer  comme  un  reflet  des  farouches  lueurs 
de  l'esclavage,  et  c'est  de  la  bouche  des  noirs  qu'il  sortira  le  plus 
innocemment  du  monde.  On  a  beaucoup  dit  et  répété  que,  pour  le 
nègre,  liberté  était  synonyme  de  fainéantise.  C'est  là  une  de  ces 
banalités  qui  méritent  à  peine  une  réfutation.  Le  nègre  obéit  à  la 
loi  générale,  qui  n'est  certes  pas  d'aimer  le  travail  pour  lui-même, 
mais  bien  de  le  subir  comme  une  nécessité  et  de  le  limiter  à  la 

(1)  Cette  classification  était  représentée,  Lien  qu'assez  arbitrairement,  de  la  manière 
suivante  : 

Le  blanc  avait 128  parties  de  sang  blanc  et      0  de  sang  noir. 

Le  poban 120  —  8  — 

Le  quarteron 112  —  16  — 

Le  métis 9G  —  32  — 

Le  mulâtre 64  —  64  — 

Le  câpre 32  —  96  — 

Le  griffe 10  —  112  — 

Le  nègre 0  —  128  — 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

satisfaction  des  besoins.  Si  les  dépenses  qui  en  résultent  pour  lui 
sont  à  peu  près  réduites  à  leur  plus  simple  expression,  c'est  qu'elles 
sont  restées  ce  qu'elles  étaient  jadis,  alors  que  les  maîtres  étaient 
loin  d'avoir  pour  but  de  créer  à  leurs  esclaves  des  besoins  artifi- 
ciels. Que  l'on  procède  en  sens  inverse  aujourd'hui,  et  l'on  verra  cha- 
que jouissance  ajoutée,  chaque  nouvelle  condition  de  bien-être  ma- 
tériel se  transformer  en  un  certain  nombre  de  journées  de  travail, 
car  le  nègre  sait  très  bien  mettre  sa  paresse  de  côté  lorsque  sa 
fantaisie  est  excitée,  ou  sa  vanité  mise  en  jeu.  C'est  ainsi  qu'en  1848 
aucun  des  nouveaux  affranchis  n'eut  de  repos  qu'il  ne  se  fût  pro- 
curé l'habit  noir  dans  lequel  il  voyait  le  symbole  de  sa  liberté.  Il 
existe  à  Saint-Pierre-Martinique  un  tailleur  dont  ce  commerce  fit  la 
fortune  :  pendant  que  le  mari  vantait  au  nègre  émerveillé  l'élégance 
de  sa  toilette  européenne,  la  femme  lui  glissait  dans  les  poches,  en 
guise  de  cadeau,  une  paire  de  gants  de  coton  blanc  longs  d'un  pied, 
et  l'heureux  acheteur  ne  manquait  pas  de  recommander  chaude- 
ment le  magasin  à  ses  amis.  Après  la  passion  de  l'habit  noir  est  ve- 
nue celle  des  souliers  vernis,  puis  on  a  voulu  que  des  bas  sortissent 
de  ces  souliers.  Malheureusement  ce  surcroît  de  splendeur  avait  ses 
inconvéniens.  Mettre  des  souliers  le  dimanche,  passe  encore  :  six 
jours  restaient  pour  marcher  nu-pieds;  mais  loger  des  bas  dans  ces 
souliers,  c'était  greffer  un  supplice  sur  un  autre.  La  difficulté  fut 
tranchée  en  ne  conservant  des  bas  que  la  partie  visible,  c'est-à- 
dire  les  tiges,  et  le  pied  resta  nu  dans  son  enveloppe  vernie. 

Les  nègres  des  campagnes  ont,  sur  le  coin  de  terre  qu'ils  culti- 
vent ou  sur  les  habitations  des  planteurs,  une  existence  qui  a  été 
souvent  décrite.  Les  nègres  de  la  ville  vivent  différemment;  mais, 
pour  les  bien  connaître,  c'est  à  domicile  qu'il  faut  étudier  cette  sin- 
gulière classe  de  citoyens,  dans  les  quartiers  qui  sont  devenus  leurs 
domahies,  et  les  épreuves  par  lesquelles  ils  jugent  à  propos  de  faire 
passer  leurs  propriétaires  rempliraient  tout  un  long  chapitre.  La 
maison  est  d'abord  louée  en  bloc  par  quelque  vieille  négresse,  une 
Marie-Rose  ou  une  Cydalise  quelconque,  laquelle  commence  par  dé- 
couper chaque  chambre  selon  sa  grandeur  en  plus  ou  moins  de 
compartimens,  deux,  trois,  quatre,  plus  même  au  besoin.  Les  cloi- 
sons, élevées  seulement  à  hauteur  d'homme,  seront  formées  de  dé- 
bris de  caisses  ou  de  toiles  d'emballage.  Gela  fait,  la  maison  est 
promptement  sous-louée.  Le  locataire  qui  emménage  dans  un  com- 
partiment y  tend  en  un  coin  une  ficelle  à  laquelle  seront  suspendus 
les  souliers  vernis  et  le  précieux  habit  noir,  placés  de  la  sorte  hors 
de  portée  des  rats.  Un  cuir  de  bœuf  servant  de  grabat  complétera 
le  mobilier,  s'il  s'agit  d'un  célibataire;  s'il  s'agit  d'un  ménage,  l'a- 
meublement se  compliquera  d'une  marmite  en  terre,  d'une  malle 
en  bois  invariablement  peinte  de  fleurs  éclatantes  sur  un  fond  bleu, 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  861 

et  d'une  demi-douzaine  d'enfans  qui  barboteront  dans  le  ruisseau , 
comme  autant  de  petits  canards.  Lorsqu'une  maison  est  envahie  de 
la  sorte,  les  loyers  font  le  plus  souvent  défaut;  mais  se  débarrasser 
de  la  tribu  n'en  est  pas  plus  facile,  car  il  serait  fort  inutile  de  se 
mettre  en  frais  de  papier  timbré.  J'ai  connu  un  propriétaire  aflligé 
d'une  semblable  prise  de  possession,  qui,  après  avoir  longtemps  pa- 
tienté, après  avoir  épuisé  toutes  les  tentatives  de  concession  ou  d'ac- 
commodement, voire  les  sommations  légales,  ne  parvint  à  sortir 
d'embarras  que  par  le  procédé  suivant.  Il  réunit  une  escouade  d'ou- 
vriers munis  d'échelles  et  d'outils,  et  vint  à  leur  tête  enlever  les 
portes  et  fenêtres  de  la  maison;  il  en  démolit  les  cloisons  intérieures, 
il  fit  même  mine  de  s'attaquer  à  la  toiture.  Si  le  moyen  était  violent, 
le  succès  fut  complet,  et  l'ennemi  se  vit  mis  en  pleine  déroute.  Ce  fut 
une  véritable  fuite  d'Egypte,  chacun  se  sauvait,  emportant  sous  le 
bras  sa  fortune  et  son  mobilier;  mais,  ajoutait  le  narrateur,  ce  qui 
me  surprit  le  plus  fut  le  nombre  de  mes  locataires.  Je  croyais  avoir 
affaire  à  une  vingtaine  de  récalcitrans;  il  en  défda  plus  du  triple. 

L'état  civil  des  nègres  n'est  pas  la  partie  la  moins  curieuse  de 
leur  histoire.  L'esclavage  ne  comportait  pas  pour  eux  le  luxe  du 
nom  patronymique;  cette  lacune  n'était  comblée  que  pour  l'affran- 
chi, et  à  cet  effet  on  procédait  de  temps  à  autre  à  des  vérifications 
de  titres  de  liberté,  comme  dans  la  métropole  aux  vérifications  de 
titres  de  noblesse.  La  dernière  qui  fut  faite  à  la  Martinique  remonte 
à  1807;  les  archives  en  ont  été  conservées  au  greffe  du  tribunal  de 
Fort-de-France,  et  ce  n'est  pas  sans  étonnement  que  l'on  y  voit  plu- 
sieurs noms  aujourd'hui  considérés  dans  la  colonie.  Toutefois  les 
affranchissemens  finirent  par  se  multiplier  tellement  que  l'on  comp- 
tait avant  I8/18  plus  de  30,000  libres  de  couleur  dans  l'île.  Aussi 
beaucoup  d'entre  eux  n'avaient -ils  pas  de  nom  patronymique, 
entre  autres  la  classe  nombreuse  des  libres  dits  de  savane ,  c'est-à- 
dire  des  affranchis  pour  lesquels  avaient  été  négligées  les  formalités 
officielles.  Quant  aux  esclaves,  force  leur  était  de  se  contenter  de 
simples  noms  de  baptême,  pour  lesquels  on  puisait  volontiers  dans 
la  mythologie.  C'était  l'époque  des  Flore  et  des  Gupidon,  des  Jupi- 
ter, des  Télèphe  et  des  Cybèle,  et  peut-être  n'est-il  pas  inutile  d'a- 
jouter que  ni  Flore  ni  Cupidon  ne  songeaient  à  regretter  le  nom  de 
famille  dont  on  les  privait.  Survint  iShS,  qui  les  dota  de  ce  bien- 
fait. Chacun  put  baptiser  sa  famdle  présente  ou  à  venir,  et  dans  les 
mairies  furent  ouverts  des  registres  dits  d'individuaUté,  qui  n'étaient 
primitivement  qu'une  sorte  de  liste  électorale  sur  laquelle  les  nou- 
veaux affranchis  furent  autorisés  à  se  qualifier  d'un  nom  patrony- 
mique. Le  champ  était  vaste,  mais  le  choix  ne  laissait  pas  que  d'être 
embarrassant,  car  les  noms  déjà  existans  dans  l'île  avaient  été  fort 
sagement  interdits,  et  l'imagination  des  nègres  n'allait  guère  au- 


862  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

delà.  Aussi  la  plupart  d'entre  eux  s'en  remirent-ils  au  bon  goût  des 
employés  de  la  mairie.  S'il  arrivait  que  tel  employé  fût  versé  dans 
l'histoire  romaine,  il  faisait  revivre  sur  son  registre  la  race  des 
Brutus,  des  Titus,  des  Otlion,  des  Nuraa  Pompilius.  Parfois  ses  pré- 
férences se  traduisaient  par  un  grand  nom  des  temps  modernes  : 
était-il  gourmet,  il  créait  un  Vatel  ;  danseur,  un  Vestris.  Montaigne, 
Sully,  Nelson  et  cent  autres  acquirent  de  la  sorte  une  descendance 
noire.  Quelques  noms  surgissaient  directement  de  la  fantaisie  de  ces 
parrains  officiels;  d'autres,  Tinom  par  exemple,  étaient  pris  dans  le 
patois  créole  et  en  rappelaient  les  étranges  diminutifs  (1).  Certains 
affranchis  enfin  se  bornaient  à  conserver  le  nom  de  leurs  mères,  et 
se  baptisaient  bravement  Piosine  ou  Émilia.  Quoi  qu'il  en  soit,  tous 
ou  presque  tous  jouissent  d'un  nom  patronymique  depuis  1848. 
Malheureusement  les  facilités  données  par  les  registres  d'individua- 
lité n'ont  pas  été  maintenues,  et,  malgré  plusieurs  réclamations, 
les  retardataires  qui  n'ont  pas  profité  à  temps  de  la  mesure  en 
sont  réduits  à  passer  aujourd'hui  par  les  formalités  coûteuses  et 
compliquées  de  la  loi  métropolitaine  :  recours  au  garde  des  sceaux, 
insertion  aux  journaux,  etc.  On  comprend  qu'ils  s'en  soient  peu 
souciés. 

Ce  progrès  n'a  pas  été  le  seul  en  matière  d'état  civil.  De  l'aveu 
général,  les  nègres  de  nos  colonies  se  marient  beaucoup  plus  au- 
jourd'hui que  jadis,  et  si  l'on  compare  les  moyennes  décennales  qui 
ont  précédé  et  suivi  18Zi8,  on  verra  que  le  nom])re  annuel  des  unions 
régulières  est  monté  à  la  Martinique  de  lui  à  637,  à  la  Guadeloupe 
de  101  à  907.  «  Quarante  mille  mariages,  vingt  mille  enfans  légi- 
times, trente  mille  enfans  reconnus,  voilà,  nous  dit  M.  Cochin  (2), 
le  beau  présent  offert  en  moins  de  dix  ans  à  la  société  coloniale 
par  l'émancipation!  »  Assurément  on  ne  saurait  mieux  dire,  et  ce 
sont  là  des  tendances  auxquelles  tout  le  monde  applaudira.  Tou- 
tefois il  est  juste  d'ajouter  qu'il  reste  encore  terriblement  de  marge 
à  l'amélioration.  Si  l'on  est  sorti  du  régime  universel  de  concu- 
binage et  de  promiscuité  qui  souillait  le  passé,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  l'ensemble  des  naissances  légitimes  n'atteint  pas  dans  nos 
Antilles  à  la  moitié  du  chiffre  des  naissances  naturelles  (3).  Ainsi  un 

(1)  En  patois  créole,  tinom  signifie  petit  homme. 

(2)  De  l'Abolition  de  l'Esclavage,  par  M.  Cocliin;  Paris  1801. 

(3)  Pour  la  Martinique,  cette  proportion  se  présente  à  peu  près  dans  les  termes 
suivans  : 

Naissances  de  couleur  légitimes '23 

Dito                 illégitimes 08 

Naissances  blanches      légitimes 8 

Dito                  illégitimes 1 

Total 100 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  863 

relevé  très  soigneusement  fait  sur  les  registres  de  la  mairie  de  Fort- 
de-France,  du  2/i  mai  I8/18  au  31  décembre  1860,  établit  que,  sur 
5,2!0'2  naissances,  1,685  seulement  sont  légitimes,  dont  M8  pour  la 
classe  blanche,  tandis  que  sur  les  3,517  naissances  illégitimes, 
3,/i33  appartiennent  à  la  classe  de  couleur.  Il  ne  faut  pas  oublier 
que  la  ville  de  Fort-de-France,  grâce  à  l'importance  de  l'élément 
administratif,  possède  une  proportion  de  blancs  plus  forte  que  tout 
autre  quartier  de  l'île.  On  voit  que,  si  le  nègre  a  réalisé  quelques 
progrès  en  fait  de  moralité  conjugale,  il  lui  en  reste  encore  plus  à 
faire.  Ne  parvînt-on  qu'à  rectifier  ses  notions  un  peu  embrouillées 
sur  le  mariage,  qu'il  y  aurait  déjà  un  mieux  notable.  A  quel  curé  de 
nos  Antilles  n'est-il  pas  arrivé  de  voir  un  nègre  lui  rapporter  sa 
bague  d'alliance  en  le  priant  naïvement  de  le  démarier?  Le  pauvre 
prêtre  a  beau  se  mettre  en  frais  d'éloquence  vis-à-vis  de  l'époux 
mécontent;  ce  dernier  ne  s'en  va  pas  moins  persuadé  que  la  mau- 
vaise volonté  seule  a  empêché  le  curé  de  reprendre  son  anneau. 
Parfois  même  la  chose  va  plus  loin.  Le  maire  d'une  commune  de  la 
Guadeloupe,  ceint  de  l'écharpe  tricolore,  et  dans  toute  la  majesté 
de  sa  gloire  officielle,  était  occupé  à  faire  des  mariages.  Un  couple 
noir  se  présente,  la  cérémonie  commence,  et  le  magistrat  avait  déjà 
entamé  la  lecture  édifiante  du  chapitre  vi ,  titre  v,  du  livre  P""  sur 
les  droits  et  devoirs  respectifs  des  époux,  lorsqu'un  souvenir  le 
frappe.  Il  s'interrompt  et  interpelle  le  futur  conjoint  :  «  Ne  fai-je 
pas  marié  il  y  a  six  mois?  —  Si,  mouché.  —  Ta  femme  est  morte? 
—  Non,  mouché^  li  à  Marie- Galande.  Fcmme-là  jjas  bon;  moi 
quitte  li.  Tedà  ineilleure  (celle-ci  est  meilleure),  »  ajoutait-il  en  dé- 
signant avec  satisfaction  l'objet  de  ses  nouvelles  amours.  Le  maire 
en  fut  quitte  pour  recommander  à  l'avenir  plus  de  soin  dans  la  pu- 
blication des  bans;  mais  il  est  douteux  que  le  nègre  ait  vu  dans  son 
refus  de  le  marier  autre  chose  qu'un  acte  d'hostilité  personnelle. 

Il  est  difficile  de  se  montrer  bien  sévère  pour  une  immoralité  qui 
a  aussi  peu  conscience  de  ses  torts,  surtout  si  l'on  se  reporte  aux 
exemples  que  les  blancs  donnent  aux  nègres.  La  vie  d'habitation 
quasi  féodale  sous  l'esclavage  ne  se  prêtait  que  trop  à  tous  les  dés- 
ordres de  ce  genre.  Là  où  régnait  souverainement  la  volonté  d'un 
seul,  là  où  venait  presque  s'arrêter  l'action  même  de  la  justice,  il 
était  impossible  que  tout  caprice  du  maître  ne  fût  pas  accueilli 
comme  une  faveur,  et  c'est  ce  qui  arrivait.  L'habitant  parlait  de  ses 
bâtards  (c'était  le  terme  consacré)  comme  de  la  chose  la  plus  na- 
turelle du  monde.  Sa  femme  les  acceptait  sans  récriminations,  les 
soignait  même  dans  une  certaine  mesure,  et  n'oubliait  jamais,  quand 
son  mari  mourait,  de  les  habiller  tous  de  deuil  ainsi  que  leurs  mères. 
Parfois  cette  descendance  interlope  atteignait  des  proportions  pa- 
triarcales. J'ai  connu  un  brave  et  digne  habitant  qui,  parvenu  à  sa, 


86/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

soixante-onzième  année,  compLait  autant  de  bcàtards  que  d'années. 

—  Mon  père  m'a  souvent  répété,  disait-il  pour  excuse,  que  le  meil- 
leur moyen  d'avoir  de  bons  domestiques  était  de  les  faire  soi-même. 

—  A  Dieu  ne  plaise  que  l'on  puisse  nous  soupçonner  de  représenter 
de  parti-pris  la  société  créole  sous  un  jour  désavantageux!  Elle  est 
ce  que  les  circonstances  l'ont  faite.  11  lui  eût  été  difficile  de  se  trans- 
former en  quelques  années,  et  l'on  aurait  tort  d'ailleurs  dé  la  juger 
sur  le  trait  isolé  que  nous  venons  de  signaler. 

C'est  dans  les  campagnes,  loin  des  villes,  qu'il  faut  aller  cher- 
cher la  vie  coloniale,  si  l'on  veut  en  saisir  la  physionomie  vraiment 
originale.  Un  monde  à  part  s'y  révèle  dès  les  premiers  pas.  En 
France,  les  nombreux  villages  qui  servent  de  centres  agricoles  rap- 
pellent à  l'esprit  et  le  temps  de  la  féodalité  et  l'obligation  de  se 
réunir  en  groupes  pour  se  défendre  pendant  des  siècles  de  barbarie. 
Il  en  fut  autrement  dans  nos  îles.  La  crainte  des  luttes  intérieures 
ne  tarda  pas  à  disparaître  avec  les  Caraïbes  aborigènes,  et,  chaque 
colon  pouvant  librement  s'établir  et  s'organiser  sur  le  terrain  qui 
lui  était  concédé,  les  rares  villages  qui  se  créèrent  se  virent  en 
quelque  sorte  annulés  d'avance.  Presque  en  même  temps  l'escla- 
vage vint  donner  une  forme  définitive  à  cette  existence  à  la  fois 
agricole  et  manufacturière.  Bien  que  sur  toute  l'étendue  de  l'habi- 
tation (c'est  le  nom  que  l'on  donnait  à  ces  domaines,  dont  le  pos- 
sesseur s'appelait  habitant)  l'autorité  du  maître  fût  plus  absolue 
que  ne  l'était  au  moyen  âge  celle  du  baron  sur  ses  vassaux,  ce 
n'était  pas  la  féodalité,  si  hiérarchique  au  sein  de  ses  désordres, 
mais  plutôt  une  sorte  d'autocratie  patriarcale,  dont  nos  sociétés  eu- 
ropéennes n'offraient  aucun  exemple,  et  qui,  tantôt  prônée  avec 
excès,  tantôt  calomniée  outre  mesure,  ne  manquait  pourtant  ni  de 
mérite  propre  ni  d'une  certaine  grandeur.  Un  groupe  de  chaumières 
ou  de  cases  à  nègres  éparpillées  pêle-mêle  entre  des  touffes  de  ba- 
naniers; sur  un  plateau  voisin,  la  maison  principale;  plus  bas,  la 
sucrerie  et  les  ateliers  qui  en  dépendent;  tout  autour,  de  vastes 
champs  d'un  vert  pâle  dominés  par  de  puissantes  montagnes  char- 
gées de  forêts,  tel  est  le  tableau  matériel  de  cette  existence,  tel  est 
le  coup  d'œil  général  de  la  campagne  de  nos  Antilles.  Pénétrons 
dans  une  de  ces  habitations  où  s'élabore  la  fortune  coloniale.  L'hos- 
pitalité y  est  traditionnelle,  et  les  révolutions  ne  changeront  rien 
sous  ce  rapport. 

Pour  l'Européen  habitué  à  voir  l'agriculture,  sinon  dédaignée, 
du  moins  généralement  abandonnée  à  des  mains  rustiques,  ce  sera 
une  première  surprise  que  de  rencontrer  un  propriétaire  scrupu- 
leusement civilisé  et  d'une  distinction,  d'une  urbanité  de  manières 
dont  se  préoccupent  peu  nos  fermiers  de  la  Beauce  ou  de  la  Brie. 
C'est  que  l'habitant  est  tout  à  la  fois  agriculteur,  industriel  et  ma- 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  865 

nufacturier.  Outre  les  qualités  naturelles  qui  lui  sont  nécessaires 
pour  diriger  un  personnel  nombreux,  sa  fabrication  sucrière  exige 
un  ensemble  assez  étendu  de  connaissances  acquises,  où  souvent  la 
théorie  vient  se  mêler  à  la  pratique.  On  s'est  longtemps  représenté 
en  France  le  planteur  de  nos  colonies  comme  un  type  de  mollesse 
et  d'indolence,  comme  un  maître  égoïste  s'enrichissant  sans  re- 
mords du  travail  d' autrui.  Que  le  despotisme  autorisé  par  l'escla- 
vage ait  eu  ses  abus,  c'est  ce  que  nul  ne  niera,  car  l'omnipotence 
est  le  pire  écueil  de  notre  nature.  Il  est  probable  pourtant  que  ces 
abus  ont  été  exagérés,  et  que  l'on  y  a  souvent  pris  l'exception  pour 
la  règle  ;  l'intérêt  bien  entendu  du  maître  en  est  la  meilleure 
preuve.  Quant  au  reproche  de  mollesse  et  d'oisiveté,  de  tout  temps 
il  a  du  être  peu  fondé,  et  sous  ce  rapport  la  vie  de  l'habitant  devait 
être  au  siècle  dernier  fort  semblable  à  ce  que  nous  la  voyons  de  nos 
jours.  Se  lever  avec  le  soleil,  le  devancer  même  souvent,  ne  ren- 
trer qu'après  avoir  fait  le  tour  de  la  propriété  pour  suivre  le  dé- 
veloppement de  chaque  plantation  de  cannes,  passer  de  longues 
heures  à  la  sucrerie,  au  moulin  ou  devant  les  chaudières,  surveil- 
ler des  travaux  d'entretien,  des  réparations  sans  cesse  renaissantes, 
ne  négliger  en  un  mot  aucun  des  cent  détails  d'une  exploitation 
toujours  complexe  alors  même  que  l'échelle  en  est  restreinte,  tel 
est  le  programme  d'une  journée  qui  n'est  assurément  pas  celle 
d'un  oisif.  Et  cette  surveillance  incessante  est  de  première  nécessité, 
on  ne  s'en  aperçoit  que  trop  en  comparant  l'habitation  sur  laquelle 
plane  l'oeil  du  maître  avec  celle  où  trônera  négligemment  un  régis- 
seur insouciant.  En  revanche,  s'il  est  vrai  de  dire  que  rien  n'at- 
tache comme  la  terre,  nulle  part  ce  dicton  n'est  plus  vrai  que  pour 
ces  habitations  qui  résument  l'histoire  d'une  famille,  les  splendeurs 
du  passé,  les  affections  du  présent,  les  espérances  de  l'avenir.  On 
peut  les  quitter,  on  les  quitte  même  trop  souvent,  mais  il  est  rare 
que  l'on  n'y  revienne  pas.  On  voit  des  créoles  heureux  de  retrouver 
la  vie  d'habitant  après  avoir  dépensé  dans  les  salons  de  Paris  les 
dix  meilleures  années  de  leur  jeunesse.  D'autres,  avec  une  fortune 
plus  que  suffisante,  remettent  d'année  en  année  leur  départ  défi- 
nitif pour  la  France,  et  finissent  par  ne  plus  partir  du  tout,  ou  à 
peine  ont-ils  touché  l'Europe  qu'ils  regrettent  déjà  la  colonie.  D'au- 
tres enfin  vont  jusqu'à  abandonner  leurs  intérêts  dans  la  métropole 
pour  venir  aux  îles  remettre  en  valeur  quelque  propriété  patrimo- 
niale. L'émancipation  de  1848  fut  pour  toutes  ces  existences  une 
crise  solennelle  :  à  quel  prix  nos  colonies  en  sortirent,  on  va  le  voir. 
Leur  avenir  dépendra  des  leçons  que  leur  aura  données  cette  pé- 
riode de  transition. 

TOME   XLVIII.  55 


SÔ6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IL 


Lorsqu' après  avoir  suivi  une  des  longues  rues  qui  traversent 
Fort-de-France  dans  sa  grande  dimension,  le  promeneur  s'avance 
de  quelques  pas  jusqu'à  la  Pointe-Simon,  il  se  trouve  brusquement 
transporté  au  centre  d'un  ravissant  paysage  tropical.  A  sa  gauche 
s'étend  la  rade  des  Flamands,  unie,  calme  et  transparente,  bornée 
au  premier  plan  par  les  lignes  sévères  du  fort  Saint- Louis,  et  à 
l'horizon  par  les  campagnes  des  Trois-Ilets,  qui  ont  vu  naître  une' 
impératrice.  A  sa  droite,  entre  deux  rideaux  de  palmiers  et  de  bam- 
bous, coule  tranquillement  une  étroite  rivière  bordée  de  jardins, 
de  verdure  et  de  cases  à  nègres  ;  dans  le  fond  du  tableau  se  dresse 
l'âpre  et  sombre  barrière  des  mornes.  C'est  la  rivière  Madame,  qui 
vient  là  se  jeter  dans  la  baie  entre  deux  bâtimens  d'aspects  fort  dis- 
semblables, dont  l'un  est  une  des  plus  belles  usines  à  sucre  de  la' 
colonie,  tandis  que  le  second,  tristement  enceint  d'un  mur,  n'offre 
d'autre  caractère  que  celui  d'une  prison.  C'en  est  une  en  effet,  ou  peu 
s'en  faut,  et  le  maussade  préau  c[u' enclôt  ce  mur  ne  mériterait  pas 
d'attirer  notre  attention,  s'il  ne  semblait  investi  du  don  magique  en 
vertu  duquel  le  tapis  des  contes  arabes  transportait  son  possesseur 
d'une  extrémité  du  globe  à  l'autre.  Aujourd'hui  le  visiteur  pourra 
s'y  croire  au  sein  d'une  tribu  africaine  du  fond  du  golfe  de  Guinée. 
Autour  des  foyers  en  plein  vent  sont  accroupis  des  nègres  aux  formes 
massives,  aux  chevelures  laineuses  et  crépues;  les  femmes  ont  à 
peine  de  quoi  voiler  leur  nudité,  mais  leurs  bras  et  leur  col  sont 
ornés  de  verroteries  ;  les  enfans  se  roulent  dans  le  sable  à  l'état  de 
nature.  Vienne  le  soir,  et  l'incertaine  lueur  des  foyers  éclairera 
des  danses  guidées  par  l'assourdissant  et  monotone  tam-tam,  des 
danses  dont  on  ne  songe  plus  à  rire  quand  on  y  voit  pour  l'exilé  le 
souvenir  et  comme  le  culte  àe  la  patrie  absente. 

Revenez  à  quelque  temps  de  là  visiter  cette  cour;  la  peuplade 
noire  aura  fait  place  à  des  centaines  d'enfans  de  Gonfucius,  àtix  yeux 
bridés  et  narquois,  accompagnés  de  femmes  aux  pieds  mutilés, 
mais  fières  des  grands  peignes  dorés  et  des  longues  épingles  d'ar- 
gent qui  ornent  les  interminables  tresses  de  leur  chevelure.  Le  préau 
cette  fois  est  devenu  un  faubourg  de  Canton.  Quelque  autre  jour, 
le  sifflet  du  machiniste  vous  transportera  sur  les  bords  du  Gange. 
Vous  ne  verrez  autour  de  vous  qu'Indiens,  reconnaissables  non 
moins  à  l'éclat  profond  des  yeux  et  aux  reflets  bronzés  de  la  peau 
qu'à  la  servilité  caractéristique  de  l'attitude.  Bien  que  ces  malheu- 
reux ne  représentent  de  l'extrême  Orient  que  le  côté  sordide  et  mi- 
sérable, on  n'en  est  pas  moins  étonné  de  la  pureté  des  lignes  qui  se 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  867 

révèlent  sous  ces  formes  chétives  et  grêles.  A  voir  ces  pauvres  In- 
diennes s'envelopper  dans  un  pagne  troué  avec  des  plis  dignes  par- 
fois de  la  draperie  antique,  on  sent  je  ne  sais  quel  instinct  du  beau 
qui  persiste  sous  ces  haillons.  Ce  préau,  où  se  succèdent  des  po- 
pulations d'origines  si  diverses,  sert  en  eflet  de  dépôt  provisoire 
aux  convois  d'émigrans  à  leur  arrivée  dans  l'île,  et  ils  y  attendent 
que  la  répartition  des  travailleurs  soit  terminée  entre  les  habita- 
tions de  l'intérieur.  La  jolie  rivière  Madame  sépare  la  prison  de 
l'usine,  comme  si  l'on  avait  voulu  réunir  dans  le  même  cadre  les 
splendeurs  et  les  misères  de  la  colonie,  sa  gloire  industrielle  à 
côté  de  sa  plaie  ouvrière. 

Que  l'on  ne  s'exagère  pas  l'importance  du  mot  qui  vient  de  m'é- 
chapper  :  il  ne  saurait  y  avoir  de  plaie  ouvrière  bien  vive  en  un 
pays  où  le  paupérisme  est  inconnu,  et  où  l'on  pourrait  même  dire 
que  dans  une  certaine  mesure  les  relations  du  capital  et  du  travail 
n'ont  été  compliquées  que  par  l'absence  de  toute  misère  matérielle. 
Aussi,  en  parlant  de  cette  émigration  dans  laquelle  nos  colons  se 
sont  peut-être  un  peu  trop  hâtés  de  voir  leur  salut,  n'est-ce  pas 
tant  le  principe  lui-même  que  nous  discuterons  que  l'application 
qui  en  a  été  faite.  Livré  à  ses  propres  ressources,  en  ISliS,  par  une 
émancipation  que  rien  ne  permettait  de  prévoir,  le  planteur  dut 
naturellement  songer  au  remède  dont  l'emploi  avait  réussi  aux  co- 
lonies anglaises  de  la  Guyane  et  de  la  Trinité.  Seulement  il  eut  le 
tort  de  voir  une  solution  définitive  dans  une  mesure  dont  le  carac- 
tère ne  pouvait  être  qu'essentiellement  transitoire.  Pour  lui,  le 
coulie  remplaçait  le  nègre,  tout  était  là,  et  l'émigration  n'était  que 
la  transformation  la  plus  immédiate  de  l'ancien  système;  c'était, 
s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  la  traite  du  xix^  siècle.  On  ou- 
blia dès  lors  que  le  point  capital  était  d'amener  la  population  indi- 
gène à  reprendre  la  houe  abandonnée  en  iS!i8,  ou  du  moins  on  ne 
vit  plus  là  qu'une  question  secondaire  ;  on  négligea  de  chercher  la 
voie  du  travail  libre,  et  chacun  se  cramponna  avec  la  convulsive 
énergie  du  noyé  au  nouvel  état  de  choses,  qui  n'était,  à  vrai  dire, 
qu'un  retour  peu  déguisé  vers  le  passé.  On  admettra  difficilement 
au  premier  abord  qu'il  puisse  être  avantageux  au  colon  des  Antilles 
d'aller  chercher  à  Poadichéry  le  simple  manœuvre  qui  fouillera  sa 
terre,  pour  lui  faire  de  nouveau  franchir  à  ses  frais,  cinq  ans  après, 
les  quatre  mille  lieues  qui  le  séparent  de  sa  patrie.  Il  semble  qu'é- 
conomiquement une  semblable  mesure  porte  en  elle  -  même  sa 
condamnation ,  sans  nier  aussi  qu'elle  ne  puisse  réussir  dans  des 
circonstances  très  exceptionnelles;  mais  en  principe  chacun  con- 
viendra que  le  seul  mode  d'émigration  ayant  sa  raison  d'être  est 
celui  qui  consiste  à  rétablir  l'équilibre  des  populations  sans  que  le 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contrat  implique  aucune  idée  de  retour.  Il  est  naturel  qu'en  ce  cas 
l'émigrant  paie  son  voyage  avec  la  seule  chose  qu'il  possède,  son 
labeur.  Si  l'on  déroge  ainsi  au  principe  du  travail  libre,  au  moins  y 
a-t-il  en  somme  avantage  définitif  pour  la  communauté,  et  d'ail- 
leurs, une  fois  cette  dette  acquittée,  le  nouveau  venu  rentre  dans 
la  loi  commune,  tandis  que  sa  position  aujourd'hui  diffère  peu  d'un 
esclavage  mitigé.  Quel  souci  prendra-t-il  d'une  tâche  dont  la  sté- 
rilité lui  est  notoire,  et  d'autre  part  est-on  fondé  à  espérer  que  le 
maître  aura  k  son  égard  même  l'intérêt  égoïste  qu'il  portait  jadis 
à  l'esclave  devenu  sa  propriété?  Dans  toute  maladie,  le  planteur  ne 
verra  qu'une  perte  pécuniaire,  et  si  le  traitement  se  prolonge,  il  en 
viendra  naturellement  à  envisager  la  mort  comme  une  solution  plus 
désirable  que  l'entretien  d'une  santé  ruinée  (1).  En  un  mot,  je  ne 
crois  pas  que  la  question  si  débattue  du  travail  sous  les  tropiques 
soit  résolue  par  l'émigration,  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui.  Sous 
ces  latitudes  comme  sous  les  nôtres,  le  travail  libre,  désormais  seul 
productif  et  viable,  deviendra  la  loi  générale  dans  un  délai  peut- 
être  plus  rapproché  qu'on  ne  se  le  figure,  il  faut  l'espérer  du  moins; 
mais  ceux  qui  croient  encore  aux  utopies  de  nos  réformateurs  et  à 
ce  rêve  caché  sous  le  beau  titre  d'organisation  du  travail,  ceux-là, 
dis-je,  n'ont  pour  s'édifier  qu'à  étudier,  soit  dans  l'ordre  écono- 
mique, soit  dans  l'ordre  moral,  les  résultats  de  l'informe  essai  d'or- 
ganisation de  travail  émigrant  tenté  aux  Antilles. 

Les  deux  décrets  autorisant  l'émigration  aux  colonies  et  la  ré- 
gularisant datent  des  premiers  mois  de  1852.  Ce  ne  fut  qu'en  1853 
cependant  qu'ils  reçurent  un  commencement  d'application;  encore 
l'introduction  fort  insignifiante  de  cette  année  se  réduisit -elle  à 
327  Indiens  pour  la  Martinique  et  à  300  Madériens  pour  la  Guade- 
loupe. Le  recrutement  de  ces  derniers  avait  eu  lieu  à  titre  d'essai  : 
il  n'eut  pas  de  suite,  bien  que,  sauf  la  trop  courte  durée  d'un  en- 
gagement limité  à  trois  ans,  les  conditions  pécuniaires  en  fussent 

(1)  Une  société  nombreuse  était  réunie  sur  la  terrasse  d'une  habitation,  A  quelques 
pas  gisait  à  terre  un  malheureux  Indien  dont  la  maigreur  et  l'exténuation  dépassaient 
toutes  les  bornes  :  ses  pieds  et  ses  mains  étaient  hideusement  défigurés  par  des  plaies; 
à  peine  couvert  de  quelques  haillons,  il  semblait  insensible  aux  rayons  d'un  soleil 
dévorant  et  ne  se  remuait  que  pour  boire  de  temps  à  autre  une  gorgée  d'eau  dans  une 
calebasse  placée  à  côté  de  lui.  Depuis  un  an  qu'il  était  dans  l'île ,  il  n'avait  pas  fourni 
une  journée  de  travail;  aussi  était-ce  non-seulement  en  toute  naïveté,  mais  avec  l'ap- 
probation de  l'auditoire,  que  le  maître  souhaitait  sa  mort.  Ce  thème  devint  môme 
l'occasion  de  quelques  plaisanteries;  puis,  quand  le  pauvre  diable  se  leva  pour  rega- 
gner sa  case  en  trébuchant  sur  ses  pieds  ulcérés ,  ce  fut  le  signal  d'un  éclat  de  rire 
général  auquel  (j'hésite  à  le  dire)  se  mêlèrent  jusqu'aux  femmes.  Par  quelle  aberration 
du  sens  moral  ces  hommes,  que  je  savais  instruits  et  éclairés,  faisaient-ils  ainsi  litière 
du  respect  que  l'on  doit  à  la  dignité  humaine?  Comment  expliquer  ce  rire  qui  me  ré- 
voltait chez  des  femmes  qu'ailleurs  j'avais  vues  charitables  et  bonnes? 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  869 

avantageuses;  mais  toutes  les  idées  étaient  alors  tournées  vers  les 
coulies  de  l'Inde,  qui  jusqu'en  1856  alimentèrent  seuls  l'émigra- 
tion aux  deux  îles.  Hommes,  femmes  et  enfans,  il  en  arriva  pen- 
dant ces  trois  ans  5,000,  qui  fui'ent  répartis  entre  la  Martinique  et 
la  Guadeloupe.  L'opinion  devenait  de  plus  en  plus  favorable  à  l'em- 
ploi de  ces  travailleurs  étrangers,  auxquels,  à  partir  de  1857,  vin- 
rent se  joindre  des  noirs  importés  de  la  côte  d'Afrique,  si  bien  qu'au 
1<"'  janvier  1801  la  Guadeloupe  avait  reçu  l/i,3Zi7  émigrans,  dont 
6,363  Africains,  et  la  Martinique  l/i,/i96,  dont  5,621  Africains.  Men- 
tionnons également  pour  mémoire  une  introduction  de  Chinois  (Zi28 
à  la  Guadeloupe,  979  à  la  Martinique),  qui,  sans  être  abandonnée 
en  principe,  semble  néanmoins  trop  onéreuse  pour  donner  de  long- 
temps des  résultats  numériques  comparables  aux  deux  autres  sources 
d'immigration. 

Voilà  donc  une  première  période  de  huit  ans,  suffisante  à  la  ri- 
gueur pour  apprécier  les  mouvemens  en  divers  sens  de  cette  po- 
pulation sur  le  nouveau  théâtre  de  ses  travaux.  Or  à  la  Martinique, 
où  cette  statistique  a  été  tenue  avec  plus  de  soin  qu'à  la  Guade- 
loupe ,  nous  voyons  que  dans  ce  laps  de  temps  le  total  des  dé- 
cédés a  été  de  2,883,  dont  1,672  Indiens.  Ce  serait  une  perte  de 
18,3  pour  100,  laquelle,  en  tenant  compte  de  la  durée  de  séjour 
de  chaque  convoi,  donnerait  une  moyenne  de  décès  annuelle  de 
6,16  pour  100  pour  l'ensemble  des  émigrans,  de  10,5  pour  100  pour 
les  Africains,  de  5,J  pour  100  pour  les  Indiens,  et  de  5,8  pour 
100  pour  les  Chinois.  On  peut  prendre  pour  double  terme  de  com- 
paraison la  même  moyenne  annuelle ,  qui  est  de  3  pour  100  pour 
la  population  générale  de  l'île,  et  de  10  à  12  pour  100  pour  les 
troupes  de  la  garnison .  Il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé 
au  premier  abord  de  la  grande  différence  qui  ressort  de  ces  chiffres 
entre  les  deux  principaux  élémens  de  l'émigration.  Malheureusement 
les  résultats  observés  à  la  Guadeloupe  ne  confirment  que  trop  cet 
excès  de  mortalité  chez  les  Africains  :  en  quatre  ans  et  demi ,  il  s'y 
sont  vus  réduits  de  6,363  à  /i,6/i2,  ce  qui,  toujours  en  tenant  compte 
des  différences  de  séjour,  donnerait  un  déchet  annuel  de  13,5 
pour  100.  Il  est  probable  en  somme  que  dans  les  deux  colonies  la 
moyenne  annuelle  des  décès  africains  est  de  10  pour  100,  c'est-à- 
dire  double  de  celle  des  décès  indiens,  et  le  fait  est  important  à 
noter.  C'est  avec  intention  que  je  n'ai  pas  parlé  des  naissances  dans 
ce  mouvement  de  population  à  cause  de  la  position  anormale  où  se 
trouvent  les  émigrans  à  cet  égard  et  de  la  disproportion  des  sexes. 
Toutefois  peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  dire  que  cette  source 
d'accroissement  a  été,  en  moyenne  annuelle,  pour  les  Indiens  de 
1,1/i  pour  100,  et  pour  les  Africains  de  0,30  pour  100. 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  est  plus  difficile  de  déterminer  rigoureusement  les  conditions 
financières  dans  lesquelles  fonctionne  l'émigration.  Non-seulement 
en  effet  les  convois  d'émigrans  sont  soumis  à  des  prix  qui  varient 
avec  les  marchés  des  diverses  compagnies  adjudicataires  de  ces 
transports,  mais  il  est  un  autre  élément  essentiel  de  cette  apprécia- 
tion qu'il  est  impossible  de  déterminer  d'avance  :  je  veux  parler  de 
la  quantité  de  travail  moyennement  o])tenue.  Sans  suivre  les  fluc- 
tuations des  prix  d'achat  ou  primes  à  payer  aux  compagnies,  nous 
dirons  que  dans  ces  dernières  années  un  Indien  coûtait  environ 
/jOO  francs  de  première  mise  pour  cinq  ans,  un  Africain  500  francs 
pour  dix  ans  (1),  un  Chinois  650  francs  pour  cinq  ans,  et  800  francs 
pour  huit  ans.  La  caisse  coloniale  se  substituait  à  l'engagiste  pour 
la  majeure  partie  de  ce  paiement,  et  elle  se  remboursait  de  ses 
avances  par  annuités.  La  solde  stipulée  était  pour  un  Indien  et  un 
Africain  de  12  francs  par  mois,  pour  un  Chinois  de  20  francs.  Il  ne 
restait  à  l'habitant  qu'à  loger,  à  vêtir  ses  engagés ,  dépense  relati- 
vement insignifiante ,  et  à  les  nourrir  conformément  à  certains  rè- 
giemens.  C'est  ici  qu'intervient  dans  l'évaluation  du  travail  émi- 
grant  le  nombre  de  journées  fournies  mensuellement,  et  rien  n'est 
plus  variable  que  cet  élément.  Jamais  d'abord  il  n'atteint  le  chiffre 
de  26  fixé  par  les  contrats  d'engagement,  il  s'élève  rarement  au- 
dessus  de  20,  et  il  descend  fréquemment  jusqu'à  10.  D'après  un  re- 
levé consciencieux  de  M.  Monnerot,  commissaire  d'émigration  à  la 
Martinique,  on  voit  que  sur  196,000  journées  de  travail  pour  les  In- 
diens, 17,000  pour  les  Africains  et  10,000  pour  les  Chinois,  la 
moyenne  mensuelle  a  été  de  15,6  journées  pour  les  premiers,  de 
lZi,l  pour  les  seconds,  et  de  ll,7i  pour  les  troisièmes.  Ce  relevé, 
établi  d'après  les  comptes  de  douze  habitations  prises  dans  des  con- 
ditions différentes,  permet  de  déterminer  des  prix  de  revient  s' écar- 
tant peu  de  la  vérité  pour  les  trois  journées  de  travail.  La  plus  chère 
sera  celle  du  Chinois  à  3  fr.  19  c;  puis  viendront  celle  de  l'Indien 
à  2  fr.  14  c,  et  celle  de  l'Africain  à  1  fr.  88  c. 

Ces  chiffres  n'ont  rien  d'exorbitant.  Aussi  n'est-il  point  douteux 
que,  mieux  comprise  et  mieux  pratiquée,  l'émigration  ne  soit  pour 
nos  colonies  le  remède  le  plus  efficace;  nous  ne  blâmons  dans  l'ap- 
plication qui  en  a  été  faite  qu'une  tendance  rétrograde  dont  le  rè- 
gne sera  probablement  passager.  A  mesure  que  le  courant  s'établira 
entre  les  Antilles  et  les  divers  foyers  d'émigrans,  on  verra  quelques 

(1)  Le  prix  réel  de  l'Africalu  n'est  que  de  300  francs;  mais  le  marché  d'introduction 
passé  avec  la  maison  Régis,  de  Marseille,  accordait  une  prime  supplémentaire  de  200  fr. 
en  cas  de  rachat  de  captifs,  et  ce  cas  est  naturellement  d'une  application  constante  sur 
presque  tous  les  points  de  la  côte  d'Afrique.  Nous  ne  parlons  d'ailleurs  que  du  passé, 
car  l'émigration  africaine  aux  Antilles  est  suspendue  depuis  le  l'""  juillet  1862. 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  871 

familles  de  ces  derniers  se  fixer  définitivement  sur  un  sol  qui  leur 
est  en  somme  plus  hospitalier  que  le  leur.  Peu  à  peu,  ce  noyau  gros- 
sissant* toute  existence  oisive  au  sein  d'une  population  ainsi  accrue 
deviendra  impossible,  et  le  nègre  se  verra  ainsi  forcément,  mais  na- 
turellement, ramené  au  travail.  En  d'autres  termes,  la  véritable 
plaie. des  Antilles,  tant  françaises  qu'étrangères,  est  le  manque  d'ha- 
bitans,  et  cela  est  si  vrai  que  la  seule  de  ces  îles  où  la  liberté  des 
nègres  n'ait  changé  ni  la  production  sucrière,  ni  les  conditions  du 
travail,  a  été  la  petite  colonie  anglaise  de  la  Barbade,  dont  la  popu- 
lation a  presque  atteint  une  densité  européenne  (2A0  personnes  par 
kilomètre  carré).  Partout  ailleurs  les  Anglais,  qui  nous  avaient  pré- 
cédés dans  la  voie  de  l'émancipation,  ont  vu  comme  nous,  et  même 
plus  que  nous,  les  noirs  déserter  les  habitations  pour  vivre  de  va- 
gabondage ;  la  Guyane  et  la  Trinité  se  sont  seules  relevées  parce 
qu'elles  sont  entrées  les  premières  dans  la  voie  de  l'émigration.  Un 
trait  de  mœurs  curieux  fut  de  voir  l'opposition  soulevée  en  Angle- 
terre par  cette  mesure  chez  le  puissant  parti  des  abolitionistes.  Son 
principal  argument  était  l'injustice  et  l'inhumanité  qu'il  y  avait  à 
susciter  une  concurrence  au  travail  nègre.  En  vain  le  parti  adverse 
cherchait-il  à  faire  comprendre  à  ces  négrophiles  trop  enthousiastes 
qu'ils  dépassaient  le  but,  que  le  sort  des  noirs  serait  encore  matériel- 
lement préférable  à  celui  de  bien  des  ouvriers  en  Angleterre,  que 
l'intérêt  des  planteurs  d'ailleurs  méritait  aussi  d'entrer  en  ligne  de 
compte  :  les  meetings  ne  s'en  succédaient  qu'avec  plus  d'acharne- 
ment à  Exeter-Hall,  et  l'on  vit  le  parlement  lui-même  saisi  par 
M.  Buxton,  au  nom  des  abolitionistes,  d'une  motion  ne  tendant  à 
rien  moins  qu'à  suspendre  toute  introduction  d'émigrans.  Ce  n'était 
pas  assez  que  le  nègre  fût  libre  dans  la  pleine  acception  du  mot,  on 
voulait  de  plus  qu'il  fût  libre  de  ne  rien  faire.  Cette  ridicule  oppo- 
sition ne  s'est  point  manifestée  chez  nous,  mais  il  s'en  faut  néan- 
moins que  le  dernier  mot  soit  dit  sur  une  émigration  où  l'on  s'est 
borné  à  substituer  purement  et  simplement  le  coulie  à  l'esclave. 

Que  dire  de  la  position  religieuse  des  émigrans  de  nos  colonies? 
Nous  avons  là  des  sectateurs  de  Confucius,  des  enfans  de  Bouddha,  des 
affiliés  du  vaudoux;  nous  avons  aussi  en  Chine,  dans  l'Inde  et  en 
Afrique,  on  le  sait,  des  missionnaires  parfois  trop  ardens  à  la  con- 
version des  infidèles.  Eh  bien  !  aux  Antilles,  non-seulement  le  clergé 
ne  cherche  en  aucune  façon  à  catéchiser  des  prosélytes  qui  s'offrent 
aussi  naturellement  à  lui,  mais  il  semble,  qui  plus  est,  éviter  de 
soulever  cette  question,  et  le  silence  est  si  complet  à  cet  égard  que 
l'on  est  tout  étonné  de  voir  le  contrat  d'engagement  des  Indiens  leur 
accorder,  à  la  fin  de  l'année,  quatre  jours  de  congé  pour  célébrer  la 
fête  du  Pongol.  Pourquoi  ce  mépris  inusité  d'un  levier  dont  la  puis- 


872  REV'UE    DES    OECX    MONDES. 

sance  ne  saurait  être  mise  en  doute?  D'où  vient  cette  attitude  si  pea 
en  harmonie  avec  les  traditions  de  l'église  en  pareille  matière?  Je 
l'ignore.  Les  Africains  pourtant  seraient,  dans  la  formé  sinof  dans 
le  fond,  une  conquête  aussi  facile  qu'au  temps  de  l'esclavage,  ne 
fût-ce  qu'en  raison  de  la  haute  idée  du  rôle  de  chrétien  que  leur 
donnent  les  nègres  créoles  par  la  méprisante  appellation  de  sans 
baptême.  J'ai  vu  sur  une  habitation  la  femme  du  propriétaire,  es- 
sayant de  fiiire  revivre  un  antique  usage  colonial,  réunir  soir  et  ma- 
tin ses  émigrans  pour  une  prière  à  laquelle  venaient  se  joindre  quel- 
ques élémens  d'instruction  religieuse.  Les  progrès  étaient  lents,  et 
les  plus  savans  au  bout  de  trois  mois  n'avaient  guère  dépassé  le  si- 
gne de  la  croix,  si  bien  que  la  pauvre  dame  finit  par  appeler  à  son 
aide  le  curé  de  la  paroisse;  ce  dernier  refusa  net,  quoiqu'il  connût 
mieux  que  personne  l'empire  sans  bornes  du  prêtre  sur  le  nègre 
catholique  (1).  Peut-être  les  Indiens  se  laisseraient- ils  convertir 
moins  aisément.  Il  est  certain  que,  sur  quelques  habitations,  il  en 
est  qui  conservent  leurs  rites,  qui  adoptent  pour  autel  un  arbre  aux 
branches  duquel  Seront  suspendus  en  guise  d'ex-voto  des  fleurs, 
des  chiffons,  des  fruits;  dans  les  grandes  circonstances,  une  victime 
sera  même  immolée.  Je  me  souviens  d'un  mariage  célébré  de  la 
sorte  :  les  réjouissances  furent  complètes,  la  procession  se  fit  en 
grande  pompe,  on  cassa  force  noix  de  cocos,  et  le  mouton  fut  tué 
avec  toute  la  pompe  désirable.  La  mariée  était  jolie;  élégance  de 
formes,  pureté  d'attaches,  grâce  dans  les  lignes,  tous  les  caractères 
de  beauté  de  sa  race  étaient  réunis  en  elle.  Elle  n'en  avait  pas  moins 
cherché  à  les  rehausser  par  un  arsenal  complet  de  colliers,  de  ver- 
roteries, de  bracelets  et  d'anneaux  soudés  et  rivés  à  ses  bras  et  à 
ses  jambes,  ainsi  que  par  de  petites  plaques  métalliques  que  fixaient 
sur  le  nez  des  boulons  et  des  écrous  lilliputiens.  J'ajoute  à  regret 
que  la  nouvelle  épouse  avait  la  corde  au  col,  et  qu'elle  ne  s'en 
inquiétait  guère.  L'Indien  qui  remplissait  les  fonctions  de  prêtre  en 
tenait  le  bout  à  la  main,  et  le  remit  solennellement  au  mari.  La  prise 
de  possession  était  consommée. 

La  diversité  de  tendances  de  nos  deux  colonies  se  manifeste  par 
la  manière  dont  y  sont  appréciées  les  différentes  classes  d'émigrans. 
A  la  Martinique,  où  les  anciennes  idées  et  les  principes  aristocra- 
tiques cherchent  constamment  à  reprendre  le  dessus,  on  préfère 
l'émigration  africaine  comme  offrant  l'avantage  de  se  mêler  facile- 
ment aux  noirs  indigènes,  de  ne  jamais  songer  à  un  rapatriement 

(1)  A  la  confession  qui  précède  les  grandes  fêtes,  l'affluence  est  telle  que  le  confes- 
seur se  voit  obligé  de  renvoyer  bon  gré,  mal  gré,  son  pénitent  absous  au  bout  de  cinq 
minutes  d'audience.  A  Fort-de-France,  en  1860,  on  dut  suspendre  à  trois  heures  du 
matin,  faute  d'hosties,  la  communion  qui  se  donne  après  la  messe  de  minuit. 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  873 

qui  serait  pour  elle  l'esclavage,  et  d'augmenter  ainsi  indéfiniment 
la  population  du  pays.  A  cela  la  Guadeloupe,  cj^ui  semble  préférer 
l'élément  coulie,  répond  qu'il  y  a  peut-être  un  danger  à  accroître 
a'nsi  indéfiniment  le  nombre  des  noirs  là  où  la  population  blanche 
est  à  peu  près  stationnaire  depuis  un  siècle.  Avec  la  fainéantise  qui 
caractérise  le  nègre  abandonné  à  lui-même,  on  pourrait,  dit-elle, 
en  introduire  dans  chacune  de  nos  colonies  vingt-cinq  ou  trente 
mille  qui  y  trouveraient  une  nourriture  large  et  facile  sans  ajouter 
un  boucaut  à  la  production  sucrière.  —  A  ce  point  de  vue,  la  qua- 
lité doit  l'emporter  sur  la  quantité,  et  le  coulie,  bien  que  physique- 
ment inférieur  au  nègre,  devrait  lui  être  préféré,  précisément  parce 
que  de  longues  années  s'écouleront  avant  que  ces  deux  élémens  ne 
se  mélangent.  C'est  la  vieille  maxime  :  dîvide  ut  imjjercs!  Le  plan- 
teur de  la  Guadeloupe  est  d'ailleurs  plus  humain  à  l'égard  de  ses 
travailleurs  que  ne  l'est  en  général  celui  de  la  Martinique,  et  il  est 
incontestable  qu'il  a  obtenu  de  l'émigration  indienne  des  résultats 
remarquables.  On  peut  citer  entre  autres  une  importante  habitation 
de  150  coulies  dans  les  environs  de  la  Pointe-à-Pître ,  où  le  pro- 
priétaire seul  est  blanc;  régisseur,  économes,  commandeurs,  tous 
sont  Indiens,  et  quand  le  maître  s'absente,  c'est  entre  leurs  mains 
qu'il  laisse  ses  intérêts  sans  jamais  avoir  eu  à  s'en  repentir.  Bien  que 
de  semblables  faits  parlent  d'eux-mêmes,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
lieu  d'en  conclure  à  une  supériorité  marquée  d'une  émigration  sur 
l'autre;  chacune  d'elles  a  certaines  qualités  qui  lui  sont  propres,  et 
tous.  Indiens,  Africains  et  Chinois,  tous  doivent  être  également  les 
bienvenus  dans  nos  îles,  tous  y  peuvent  trouver  un  bien-être  rela- 
tif qu'ils  n'ont  jamais  connu  chez  eux.  Aussi,  dans  l'intérêt  des  deux 
parties,  ne  devons -nous  rien  négliger  pour  les  y  retenir,  et  c'est 
ce  qui  rend  particulièrement  regrettable  la  suppression  récente  de 
l'émigration  africaine. 

11  est  assez  curieux  que  l'émancipation  ait  amené  le  recrutement 
des  travailleurs  dans  nos  colonies  à  redevenir  à  peu  de  chose  près 
ce  qu'il  était  avant  l'établissement  définitif  de  l'esclavage.  Qu'est-ce 
en  effet  que  l'émigrant,  sinon  une  modification  de  ces  engagés 
blancs  du  xvii*"  siècle,  qui  payaient  leur  passage  au  prix  de  trois 
années  de  liberté,  et  dont  les  souffrances  rappellent  les  plus  affreux 
épisodes  de  la  traite?  «  Plus  de  trente  qui  étaient  agonisans,  dit  le 
père  Dutertre  (1)  en  racontant  le  débarquement  d'un  de  ces  convois 
d'engagés  à  Saint-Christophe,  furent  laissés  sur  le  bord  de  la  mer, 
n'ayant  pas  la  force  de  se  traîner  dans  quelque  case,  et,  personne 

(1)  Le  père  Dutertre  était,  comme  le  père  Labat,  un  des  frères  prêcheurs  envoyés 
aux  colonies  en  qualité  de  missionnaires,  et  la  relation  de  son  voyage  embrasse  toute 
l'histoire  des  premiers  temps  de  nos  Antilles  jusqu'à  la  paix  de  Bréda,  en  1007. 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  s'étant  mis  en  peine  de  les  aller  quérir  le  soir,  ils  fureiU  mangés 
par  les  crabes ,  qui  étaient  pour  lors  descendus  des  montagnes  en 
si  prodigieuse  quantité  qu'il  y  en  avait  des  monceaux  aussi  hauts 
que  des  cases  par-dessus  ces  pauvres  misérables.  Huit  jours  après, 
il  n'y  eut  personne  qui  ne  fût  saisi  d'horreur  en  voyant  leurs  os  sur 
le  sable  tellement  nets  que  les  crabes  n'y  avaient  pas  laissé  un  seul 
morceau  de  chair.  »  11  est  inutile  de  dire  qu'en  rapprochant  le  sort 
de  l'émigrant  de  celui  de  l'engagé,  nous  ne  souhaitons  point  au 
premier  le  retour  de  semblables  misères.  Toutefois,  et  au  risque  de 
nous  faire  anathématiser  par  les  philanthropes  abolitionistes  de  la 
métropole,  il  est  un  vœu  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
formuler  comme  résumant  toutes  les  conclusions  à  tirer  sur  l'ave- 
nir du  travail  colonial  :  c'est  que  la  population  noire  de  ces  îles  ap- 
prenne à  connaître  la  misère  qu'entraîne  ailleurs  la  fainéantise. 
A  Dieu  ne  plaise  que  nous  appelions  la  plaie  du  paupérisme  sur 
aucun  pays,  si  imperceptible  qu'il  soit  sur  la  carte  du  monde!  mais 
on  sera  dans  le  vi'ai  en  disant  que,  l'esclavage  mis  hors  de  cause, 
les  Antilles  ne  pourront  renaître  à  leiir  ancienne  prospérité  avant  le 
jour  où,  même  sous  ce  climat  privilégié,  la  possibilité  de  la  misère 
rendra  le  travail  obligatoire.  Ajoutons,  pour  échapper  à  tout  soup- 
çon d'insensibilité,  que,  ce  vœu  fût-il  jamais  exaucé,  les  conditions 
matérielles  de  l'existence  n'en  seront  pas  moins  encore  bien  plus 
douces  pour  le  nègre  créole  que  pour  le  travailleur  européen. 

Il  n'est  point  douteux  qu'avec  le  temps  l'émigration  n'amène  le 
résultat  désiré,  et  il  reste  maintenant  à  montrer  quelle  transfor- 
mation industrielle  fera  subir  à  nos  colonies  cette  substitution  d'un 
travail  véritablement  libre  à  l'imparfaite  ébauche  d'organisation 
tentée  depuis  quelques  années;  mais  auparavant,  puisque  le  mot 
de  misère  a  été  prononcé,  j'en  veux  citer  le  seul  exemple  réel  que 
j'aie  rencontré  aux  Antilles.  Il  est  à  la  fois  caractéristique  et  tou- 
chant. A  l'écart  du  groupe  des  Saintes,  situé  au  sud  de  la  Gua- 
deloupe, est  un  rocher  sauvage  de  toutes  parts  ])attu  par  la  lame 
de  l'Océan,  sans  que  l'on  y  puisse  prendre  pied  ailleurs  que  sur 
quelques  mètres  de  plage  sablonneuse  abrités  derrière  un  récif. 
On  le  nomme  le  Gros-llet.  De  date  immémoriale  et  même,  dit-on, 
depuis  les  premières  années  de  la  découverte ,  il  n'a  été  habité  que 
par  deux  familles  normandes,  les  Foix  et  les  Bride,  dont  les  des- 
cendans  peu  nombreux  se  sont  de  plus  en  plus  attachés  à  ce  coin 
de  terre  isolé.  Longtemps  ils  s'y  maintinrent  dans  une  aisance  re- 
lative :  la  pêche,  le  jardinage  et  quelques  bestiaux  suffisaient  à 
leurs  besoins,  et  une  petite  culture  de  cotonniers  était  même  pour 
eux  la  source  d'un  léger  revenu,  lorsqu'un  jour  arriva  où  cette 
modeste  prospérité  atteignit  son  terme.  Peu  à  peu  les  morts  sur- 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  875 

passèrent  les  naissances,  le  nombre  des  ménages  diminua,  on  vit 
l'une  après  l'autre  se  fermer  les  cabanes  abandonnées,  et  la  misère 
vint  frapper  à  la  porte  de  celles  qui  étaient  encore  occupées.  Lors 
de  notre  visite,  la  maladie  venait  d'enlever  coup  sur  coup  les  trois 
hommes  les  plus  valides  de  la  communauté.  Nous  fûmes  reçus 
par  les  femmes,  qui  se  trouvaient  seules  au  village  avec  les  en- 
fans.  Rien  ne  semblait  créole  en  elles  :  chez  toutes,  le  type  nor- 
mand s'était  conservé  singulièrement  pur,  et  non-seulement  le  type, 
mais  les  formes  du  langage ,  les  noms  des  enfans ,  tout  en  un  mot. 
Bien  que  notre  curiosité  parût  les  étonner,  elles  s'y  prêtaient  de 
bonne  grâce,  et  les  aïeules,  en  remontarit  au  plus  haut  de  leurs 
souvenirs ,  revenaient  complaisamment  sur  les  beaux  jours  de  leur 
enfance,  «  alors,  disaient -elles,  que  leurs  parens  avaient  des  es- 
claves! »  Hélas!  cette  splendeur  avait  fait  place  à  une  misère  qui  se 
révélait  trop  visiblement  dans  les  regards  de  convoitise  jetés  sur 
quelques  provisions,  légumes  secs,  biscuit  et  viande  salée,  appor- 
tées du  bord  à  leur  intention.  Le  monde  extérieur  existait  d'ailleurs 
si  peu  pour  ces  pauvres  gens,  qu'ils  nous  demandèrent  dans  quel 
mois  de  l'année  l'on  se  trouvait.  Quant  à  quitter  l'île,  nul  n'y  son- 
geait; ils  en  seront  les  derniers  habitans,  comme  leurs  pères  en  ont 
été  les  premiers.  Les  enfans  iront  chercher  fortune  ailleurs. 


in. 

C'était  une  belle  industrie  que  celle  de  la  canne  à  sucre  telle  que 
nos  colonies  l'ont  pratiquée  pendant  plus  de  deux  siècles.  N'exigeant 
aucun  secours  du  dehors,  se  suffisant  à  elle-même  en  toutes  cir- 
constances, elle  a  enrichi  assez  de  colons  pour  être  regrettée,  et  il 
y  a  plus  que  de  l'injustice  à  transformer  son  oraison  funèbre  en  acte 
d'accusation,  comme  on  l'entend  souvent  faire  aujourd'hui  que  les 
progrès  de  la  science  et  de  nouvelles  conditions  de  travail  sont  à  la 
veille  d'introduire  dans  ces  îles  une  véritable  révolution  manufac- 
turière. Nous  ne  décrirons  pas  cette  industrie.  Rappelons  seulement 
qu'elle  se  composait  de  deux  parties  distinctes,  la  culture  de  la 
canne  et  la  fabrication  du  sucre ,  que  chaque  propriétaire ,  chaque 
habitant  faisait  face  à  cette  double  tâche,  cultivant,  récoltant  et 
fabriquant  lui-même,  et  que  l'on  avait  atteint  ainsi  à  une  perfection 
relative ,  en  général  beaucoup  trop  dédaigneusement  jugée  en  Eu- 
rope (1).  La  récolte  durait  quatre  mois  environ;  c'était  ce  que  l'on 

(1)  Pendant  la  grande  lutte  de  la  canne  et  de  la  betterave,  vers  1840  et  dans  les  an- 
nées suivantes,  plusieurs  chimistes  distingues  s'étant  occupés  en  France  du  rendement 
comparatif  des  deux  végétaux,  une  polémique  intéressante  s'engagea  à  ce  sujet  entre 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a\^Y^e\à\t\si  roulai'so/i.  Alors,  dès  l'aube,  les  ateliers  de  nègres  enva- 
liissaient  les  champs  de  cannes  et  abattaient  à  coups  de  coutelas  les 
épaisses  touffes  de  roseaux,  pendant  que  d'autres  travailleurs  en 
formaient  des  faisceaux:  qu'apportaient  au  moulin  des  rabrouets  pe- 
samment traînés  par  leur  attelage  de  bœufs.  Le  moulin ,  domaine 
des  négresses  chargées  de  l'alimenter,  était  comme  le  centre  de  ce 
mouvement  qui  rappelait  la  gaîté  et  l'animation  de  nos  vendanges, 
et  un  feu  roulant  de  plaisanteries  s'y  échangeait  sans  cesse  entre  les 
allans  et  les  venans.  C'était  de  là  que  le  jus  extrait  de  la  canne  se 
rendait,  sous  le  nom  de  vcsou,  dans  la  série  des  chaudières  de  cuite 
et  d'évaporation  chauffées  au  moyen  de  la  hagasse  (cannes  laminées 
et  desséchées),  et  le  travail  souvent  se  prolongeait  bien  avant  dans 
la  nuit.  Brûler  bagasse,  c'était  le  dernier  mot  de  l'ambition  créole, 
c'était  pour  le  colon  l'inscription  au  livre  d'or  de  l'aristocratie  ter- 
rienne. Ne  parvînt-il,  au  moyen  de  deux  méchans  cylindres  mus 
par  une  mule,  qu'à  extraire  une  fraction  de  vesoii  cuit  à  l'aventure 
dans  quelque  chaudière  de  pacotille  ,  n'eût-il  produit  à  la  fm  de  sa 
roulaison  que  vingt  ou  trente  boucauts  d'un  sucre  équivoque,  l'ha- 
bitant n'en  portait  pas  moins  haut  la  tête  :  il  avait  brûlé  bagasse! 
Tel  était  le  passé.  Ce  qui  y  frappe  d'abord,  c'est  l'absence  de 
toute  division  du  travail.  Il  semble  voir  nos  fermiers  joindre  aux 
soins  de  la  récolte  la  surveillance  du  moulin  qui  transformera  leurs 
blés  en  farine,  et  j'emploie  à  dessein  cette  comparaison,  parce 
qu'elle  va  nous  indiquer  en  deux  mots  le  but  vers  lequel  tendent 
les  usines  centrales,  qui  sont  pour  nos  colonies  et  le  progrès  le  plu^ 
désirable  et  la  grande  préoccupation  du  moment.  Séparer  la  cul- 
ture de  la  fabrication  afin  de  supprimer  un  outillage  qui  absorbe  le 
plus  clair  du  revenu,  remplacer  dix  sucreries,  dont  les  dix  moulins 
insuffisans  n'extraient  pas  en  moyenne  50  pour  100  du  jus  de  la 
canne,  par  un  établissement  unique  dont  le  matériel  perfectionné 
donnerait  75  pour  100  de  jus,  rendre  ainsi  à  la  culture  les  bras  qui 
lui  manquent,  tout  le  secret  est  là.  La  Guadeloupe  entra  la  première 
dans  cette  voie  nouvelle,  grâce  à  la  nature  particulière  de  son  sol, 
qui,  dans  toute  la  partie  de  l'île  appelée  Grande-Terre,  se  prêtait 
exceptionnellement  au  transport  des  cannes.  Dès  1853,  quatre  usines 
centrales  y  fonctionnaient,  Bellevue,  Zevallos,  Marly  et  la  Grande- 
Anse,  et  ne  tardèrent  pas  à  donner  des  dividendes  faits  pour  con- 
vertir les  retardataires  les  plus  incrédules.  A  Marly  par  exemple, 

M.  Péligot  et  M.  Guignod,  simple  habitant  de  la  Martinique,  qui  n'avait  assurément 
aucune  prétention  au  titre  de  savant.  L'avantage  n'en  resta  pas  moins  à  ce  dernier.  Je 
rappelle  le  fait  parce  que  si  nos  sucriers  créoles  n'ont  pas  besoin  d'être  réhabilités  aux 
yeux  de  qui  les  connaît,  j'ai  pu  m'assurer  par  moi-môme  qu'ils  sont  appréciés  en  France 
fort  au-dessous  de  leur  valeur  comme  hommes  de  métier. 


LES    ANTILLES    FRA^ÇAISES.  877 

en  1858,  le  rapport  des  bénéfices  au  prix  des  cannes  n'allait  pas  à 
moins  de  87  pour  100!  Admettons,  si  l'on  veut,  une  certaine  exa- 
gération dans  ce  chiffre,  puisé  pourtant  à  bonne  source  et  sur  les 
lieux;  on  n'en  sera  pas  moins  étonné,  si  l'on  songe  qu'à  La  Havane, 
où  l'ensemble  des  capitaux  employés  à  l'industrie  sucrière  est  éva- 
lué à  près  d'un  milliard  (1) ,  le  produit  annuel  de  cette  industrie 
ne  dépasse  guère  150  millions  de  francs.  Ce  n'est  qu'un  intérêt  de 
15  pour  100.  Et  n'oublions  pas,  en  citant  ces  chiffres,  que  les 
1,500  sucreries  de  Cuba  donnent  dix  fois  autant  que  les  500  sucre- 
ries de  la  Martinique,  que,  grâce  à  l'or  américain,  les  nouveaux 
procédés  de  fabrication  s'y  sont  tellement  répandus  que  l'île  reçoit 
chaque  année  pour  près  de  3  millions  de  francs  de  machines  des- 
tinées à  des  usines  dont  le  développement  laisse  bien  loin  en  ar- 
rière tout  ce  que  nous  rêvons  pour  nos  Antilles.  L'habitation  Alava, 
par  exemple,  à  Gardenas,  produit  par  an  20,000  cajas,  ou  caisses, 
de  200  kilogrammes  sur  200  hectares,  cultivés  par  600  esclaves. 
L'habitation  Flor-de-Cuba,  avec  729  esclaves,  récolte  18,000  cajas 
sur  124  hectares  seulement.  On  en  pourrait  nommer  cent  autres. 
Cuba,  en  un  mot,  représente  la  dernière  expression  du  travail  ser- 
vile,  et  l'on  y  trouve,  en  raison  de  la  fécondité  du  sol  et  du  voisi- 
nage des  États-Unis,  une  réunion  d'élémens  de  succès  que  l'on 
chercherait  vainement  ailleurs.  On  voit  néanmoins  que  la  moyenne 
des  gains  n'y  a  rien  de  formidable;  ce  n'est  pas  cette  concurrence 
qui  doit  effrayer  le  travail  libre. 

La  Martinique  se  laissa  distancer  dans  cette  course  au  progrès; 
mais  la  cause  n'en  fut  pas  tant  au  manque  d'initiative  qu'à  l'absence 
de  routes  et  aux  difficultés  dont  la  disposition  montagneuse  des 
lieux  entourait  les  charrois  (2).  Cependant  l'usine  de  la  Pointe-Si- 
mon, qui  s'éleva  la  première  sur  les  bords  de  la  magnifique  rade  de 
Fort-de-France,  fabriquait  dès  1859  plus  de  2,000  barriques  de 
sucre  (de  500  kilogrammes)  par  an,  et  elle  réussissait  si  bien  au 
gré  de  ses  propriétaires  que  leur  plus  vif  désir  était  de  pouvoir  fon- 
der des  établissemens  analogues  sur  d'autres  points  de  la  colonie. 
Il  est  à  craindre  malheureusement  que  de  longues  années  ne  se  pas- 
Ci)  Terrains  ( environ  1-4,000  hectares) :]00,000,000  francs. 

90,000  nègres  esclaves  valides 337,000,000 

30,000  nègres  esclaves,  vieillards  et  en  fans 45,000,000 

Constructions 150,000,000 

Machines 75,000,000 

Total 907,000,000  francs. 

(2)  On  raconte  qu'un  amiral  anglais,  voulant  donner  au  roi  George  II  une  idée  de 
la  configuration  de  la  Martinique,  prit  une  feuille  de  papier  qu'il  chiffonna  brusque- 
ment, et  la  rejetant  tout  informe  sur  la  table  :  «  Sire ,  dit-il ,  voilà  la  Martinique  !  » 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  encore  avant  que  le  progrès  réalisé  par  les  usines  centrales 
soit  devenu  la  loi  générale  de  nos  Antilles.  Le  principal  obstacle  gît 
dans  la  difficulté  des  transports  et  des  communications  à  l'inté- 
rieur; mais,  à  défaut  de  ces  grands  centres  d'une  production  de  2  à 
3,000  barriques,  la  séparation  de  la  culture  et  de  la  fabrication  sera 
également  réalisée  dans  les  localités  moins  accessibles  par  la  créa- 
tion d'usines  secondaires  ne  produisant  pas  au-delà  d'un  millier  de 
barriques.  Ce  serait  le  coup  de  grâce  pour  toutes  ces  petites  habi- 
tations de  100  barriques  et  au-dessous,  baptisées  sans  façon  par 
nos  colons  du  sobriquet  de  siicrottes;  mais  ce  coup  de  grâce  serait 
en  même  temps  leur  salut  et  celui  de  tous  les  petits  producteurs, 
qui  cherchent  en  vain  aujourd'hui  à  faire  face  avec  des  capitaux  in- 
suffisans  aux  frais  multipliés  de  leur  double  tâche.  Sans  entrer  d'ail- 
leurs dans  le  détail  un  peu  aride  des  nouveaux  procédés  industriels 
mis  en  œuvre  par  les  usines  centrales,  nous  nous  bornerons  à  jeter 
un  rapide  coup  d'œil  sur  l'un  des  plus  récens  de  ces  splendides  éta- 
blissemens.  L'histoire  de  cette  usine  résume  en  quelque  sorte  celle 
de  nos  colonies  dans  le  passé  et  dans  l'avenir. 

L'étendue  de  plaine  la  plus  considérable  que  renferme  la  Marti- 
nique fait  partie  de  la  commune  du  Lamentin.  On  y  arrive  en  sui- 
vant une  petite  rivière  qui  débouche  dans  le  fond  de  la  baie  de  Fort- 
de- France  après  avoir  serpenté  quelque  temps  sous  un  dôme  de 
palétuviers;  ce  n'est  qu'au  sortir  des  terres  d'alluvion  conquises 
sur  la  mer  par  l'entrelacement  de  leurs  racines  que  se  montrent  le 
bourg  du  Lamentin  et  les  riches  cultures  qui  l'entourent.  J'y  fis  ma 
première  visite  en  1859.  11  n'était  bruit  alors  dans  la  colonie  que 
des  projets  gigantesques  d'un  nouvel  arrivé  d'Europe,  dont  l'inten- 
tion hautement  annoncée  était  non-seulement  de  remettre  en  va- 
leur ce  quartier  formé  d'anciennes  propriétés  de  famille  longtemps 
abandonnées,  mais  aussi  d'y  créer  de  toutes  pièces  une  usine  cen- 
trale modèle.  Resté  jeune  en  possession  d'une  fortune  énorme. 
M.  de...  n'avait  pu  résister  au  besoin  d'activité  qui  formait  le  fond 
de  sa  nature,  et,  quittant  femme  et  enfans,  il  avait  volontaire- 
ment échangé  son  opulente  existence  parisienne  pour  la  vie  rude 
et  périlleuse  du  pionnier  sous  le  ciel  des  tropiques.  Les  hommes  et 
les  choses,  le  sol  et  le  climat,  l'inertie  et  la  routine,  il  avait  tout  à 
combattre  :  rien  ne  l'effraya,  et,  risquant  tout  à  la  fois  sa  santé  et 
sa  fortune,  il  se  mit  résolument  à  la  tête  de  ses  travailleurs.  Ce  fut 
au  milieu  d'eux  que  nous  le  rencontrâmes,  et  qu'il  nous  développa 
les  plans  de  tout  genre  qu'il  avait  conçus.  «  Ces  arbres  séculaires, 
ensevelis  sous  des  lianes  dont  l'inextricable  végétation  rappelait  les 
forêts  vierges  du  Nouveau-Monde,  devaient  tomber  sous  la  hache. 
Ces  savanes  qui  s'étendaient  à  perte  de  vue  deviendraient  avant 


LES    ANTILLES    FRANÇAISES.  879 

deux  ans  de  fertiles  terres  à  cannes.  Là  où  tournait  l'antique  moulin 
à  eau  s'élèverait  une  usine  à  vapeur  produisant  2,500  barriques 
de  sucre  par  an.  La  puissance  hydraulique  ainsi  économisée  ali- 
menterait un  réservoir  dont  les  eaux  seraient  utilisées  pour  l'arro- 
sage au  moyen  d'un  ensemble  de  tuyaux  de  conduite  rayonnant 
dans  les  champs  environnans.  Ces  champs  seraient  recouverts  d"un 
réseau  de  chemins  de  fer,  les  uns  fixes,  les  autres  volans,  destinés 
à  amener  à  l'usine  les  cannes  récoltées  avant  trois  ans  sur  les  deux 
tiers  des  700  hectares  qu'il  avait  réunis  en  un  seul  morceau.  »  J'a- 
vais pour  compagnon  un  créole  de  la  vieille  roche  qui  écoutait  ces 
enthousiastes  projets  d'avenir  avec  le  sourire  de  la  plus  railleuse 
incrédulité.  Ce  fut  bien  pis  quand  M.  de...  nous  conduisit  à  une 
poterie  mécanique  établie  par  lui  sur  les  bords  de  la  mer,  quand  il 
nous  parla  d'une  caféière  future  sur  un  autre  point  de  la  colonie,  etc. 
Telle  était  en  effet  à  cette  époque  l'impression  la  plus  généralement 
répandue  dans  l'île  sur  l'entreprise  de  M.  de...;  mais  l'or  fait  bien 
des  miracles,  quand  l'énergie,  l'intelligence  et  l'activité  en  règlent 
l'emploi.  Les  arrivées  successives  de  convois  d'émigrans  permirent 
de  porter  rapidement  à  500  le  nombre  des  travailleurs.  Dès  1862, 
les  plantations  avaient  succédé  aux  défrichemens,  les  divers  appa- 
reils de  l'usine  étaient  mis  à  terre  et  montés,  et  la  campagne  de 
1863  se  traduisit  par  une  production  de  2,500  barriques.  Aujour- 
d'hui la  forêt  vierge  a  disparu,  les  principales  artères  du  réseau 
ferré  sont  terminées,  les  embranchemens  se  construisent,  et  l'on 
compte,  à  partir  de  186/i,  ne  pas  tomber  au-dessous  d'un  chiffre 
de  3,000  barriques.  Ma  première  visite  au  Lamentin  m'avait  con- 
duit chez  un  des  voisins  de  campagne  de  M.  de...,  resté  partisan 
intraitable  des  anciennes  méthodes  coloniales  et  retirant  d'ailleurs 
de  sa  sucrerie  un  revenu  très  comfortable.  Inutile  de  dire  de  quels 
brocards  variés  il  assaillait  en  1859  les  châteaux  en  Espagne  que 
l'on  voulait  faire  sortir  des  boues  du  Lamentin;  mais  d'année  en 
année  les  plaisanteries  se  ralentirent,  et  aujourd'hui  il  s'est  vu  tout 
naturellement  amené  à  fermer  sa  sucrerie  pour  envoyer  ses  cannes 
à  l'usine  comme  on  envoie  le  blé  au  moulin. 

C'est  là  l'inévitable  avenir  qui  attend  les  propriétaires  de  sucre- 
ries situées  dans  le  voisinage  des  usines.  La  spéculation  que  nous 
venons  de  raconter  ne  s'est  compliquée  d'un  aussi  vaste  ensemble 
de  cultures  qu'en  raison  de  la  position  de  M.  de...,  propriétaire  de 
terrains  considérables  que  lui  seul  pouvait  remettre  en  valeur.  En 
d'autres  termes,  l'introduction  des  usines  centrales  dans  nos  îles  à 
sucre  semble  surtout  un  progrès,  en  ce  qu'elle  y  entraînera  forcé- 
ment dans  un  temps  donné  l'avènement  de  la  petite  propriété.  On 
conçoit  que  la  culture  fut  jadis  impossible  sur  une  échelle  restreinte. 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

alors  qu'elle  se  doublait  des  lourdes  dépenses  de  la  fabrication,  et 
d'ailleurs  c'eût  été  de  toute  façon  une  voie  dangereuse  au  temps  de 
l'esclavage.  Non-seulement  il  doit  en  être  autrement  désormais, 
mais  c'est  dans  la  petite  culture,  si  je  ne  me  trompe,  que  gisent  l'a- 
venir et  le  salut  de  nos  colonies.  Elle  seule,  en  inspirant  aux  nègres 
le  sentiment  de  la  propriété,  en  leur  créant  de  nouvelles  notions  de 
bien-être,  pourra  les  faire  sortir  de  leur  apathie  et  les  ramener  ré- 
gulièrement au  travail;  elle  seule  pourra  fixer  dans  la  colonie,  à 
l'expiration  de  leur  engagement,  les  émigrans  que  nous  y  avons 
coûteusement  introduits;  elle  seule  mettra  un  terme  à  l'uniformité 
de  tâches  mercenaires  et  improductives  qui  répugnent  aux  travail- 
leurs; elle  seule  enfin  pourra  accroître  la  population  agricole  et  par 
suite  la  production  sucrière  de  nos  îles.  Ce  sont  là,  pour  ces  colonies, 
des  questions  brûlantes,  et  on  ne  pourra  guère  les  résoudre  qu'en 
triomphant  du  souverain  mépris  avec  lequel  l'habitant  accueille  les 
vœux  que  l'on  se  hasarde  à  former  pour  l'établissement  de  la  petite 
culture.  Il  dépend  du  gouvernement  métropolitain  de  combattre  de 
tels  préjugés  en  faisant  disparaître  de  notre  législation  coloniale 
certaines  mesures  conservées  par  tradition,  telles  par  exemple  que 
l'inégalité  des  droits  de  transmission,  beaucoup  trop  favorables  à  la 
grande  propriété.  Depuis  plusieurs  années,  la  Martinique  donne  une 
récolte  peu  variable  d'environ  70,000  barriques;  la  Guadeloupe  os- 
cille de  même  autour  de  60,000  barriques.  Pour  atteindre  le  cniffre 
de  100,000  barriques,  tant  rêvé  par  les  deux  îles  et  si  souvent  an- 
noncé par  elles,  pour  le  dépasser  même,  que  faudrait-il  maintenant 
que  les  usines  existent?  Dans  chaque  colonie,  un  accroissement 
de  culture  répondant  à  une  augmentation  de  15,000  travailleurs. 
Pour  la  grande  propriété,  c'est  un  problème  que  des  millions 
peuvent  seuls  résoudre;  pour  la  petite,  c'est  le  secret  de  quelques 
années. 

Ed.  du  Hailly. 


LES 


CHANTS  POPULAÎRES 


DE   L'ANGLETERRE 


L'Angleterre  est,  avec  l'Allemagne,  un  des  pays  où  les  monii- 
mens  de  la  poésie  populaire  ont  le  plus  occupé  l'érudition  et  la  cri- 
tique. Cette  poésie,  qui  se  conserve  surtout  en  Italie  par  la  tradition 
orale,  a  été  l'objet  en  Angleterre  de  recherches  et  de  travaux  qui 
nous  ont  valu  depuis  le  commencement  du  siècle  plus  d'une  impor- 
tante publication.  En  interrogeant  les  nombreux  recueils  anglais, 
en  les  rapprochant  des  documens  déjà  consultés  sur  la  poésie  po- 
pulaire en  Italie  (1),  nous  aurons  à  signaler  plus  d'une  différence 
caractéristique.  Un  idiome  plus  âpre,  une  inspiration  lyrique  moins 
spontanée,  un  sens  musical  moins  ouvert,  voilà  ce  qui  frappe  tout 
d'abord  chez  les  Anglais.  On  s'éloigne  de  la  culture  grecque  et  latine 
pour  se  rapprocher  de  la  rudesse  germanique.  Sous  un  ciel  rigou- 
reux, le  caractère  de  l'homme  s'endurcit,  la  religion  même  semble 
s'assombrir.  Et  pourtant,  si  l'on  interroge  ces  vives  manifestations, 
ces  épanchemens  intimes  où  se  révèle  la  vie  morale  d'un  peuple,  on 
tst  forcé  de  reconnaître  là  des  qualités  supérieures,  l'amour  du 
loyer  pac  exemple,  qui,  en  s' élargissant,  devient  l'esprit  natioitol 

(1)  Voyez  l'étude  sur  les  Chants  populaires  de  l'Italie  dans  la  Revue  du  15  mars 
1862.  —  Les  sources  d'information  sur  la  poésie  populaire  des  trois  royaumes  sont  aussi 
abondantes  que  variées.  Citons  seulement  :  Percy,  Reliques  of  ancient  poetry,  XI"  édi- 
tion: —  Wright,  The  Polilical  songs  of  England  from  John  to  Edward  H;  du  même, 
Political  songs  and  poems  rclating  to  english  history,  from  Edward  III  to  Richard  II, 
—  Chappel,  Popular  music  of  the  olden  t ime, ■ —  Chavlea  Dibdin,  Original  sea-songs;  — 
Aytoun,  Ballads  of  Scotland;  —  Crofton  Croker,  Historical  and  popular  songs  of  Ire- 
land,  etc. 

TOME  XLVIII.  50 


882 


REVUE    DES    DEUX    MO^'DES. 


sans  s'élever  toutefois  jusqu'à  la  conception  abstraite  du  bien  de 
l'humanité,  un  sentiment  profond  de  la  dignité  individuelle,  une 
vigueur  caractéristique  marquant  de  son  empreinte  la  rêverie  même 
et  les  fictions  légendaires.  Avec  ces  caractères  généraux,  la  chan- 
son se  mêle  à  l'existence  affairée  et  concentrée  des  peuples  du  Nord 
comme  à  la  vie  facile  et  en  plein  air  des  populations  du  Midi.  Seu- 
lement ici  c'est  le  chant  de  l'oiseau,  là  c'est  le  bourdonnement  de 
l'abeille.  Au  lieu  de  rayonner  à  ciel  ouvert  comme  en  Italie,  l'in- 
spiration poétique  en  Angleterre  s'échauffe  lentement  au  contact  du 
foyer  domestique,  ou,  si  elle  s'aventure  au  dehors,  elle  demande 
ses  images  favorites  moins  à  la  nature,  telle  que  Dieu  l'a  faite,  qu'à 
la  terre  et  à  la  matière  transformées  par  le  bras  de  l'homme  : 
l'hymne  sévère  du  travail  remplace  les  molles  cantilènes  du  far 
nienle. 

D'ailleurs,  en  dépit  du  cant  et  du  spleen,  maladies  comparative- 
ment modernes,  la  chanson  se  souvient  qu'elle  est  née  aux  jours  de 
\2L  joyeuse  Angleterre,  et,  tout  en  traversant  la  réforme  et  le  puri- 
tanisme, elle  a  conservé  la  trace  des  mœurs  primitives,  des  vieilles 
superstitions,  des  antiques  croyances.  Aussi  de  bonne  heure  nous 
trouvons  l'attention  de  ses  savans  et  de  ses  poètes  éveillée  sur  cette 
source  d'inspiration  franchement  populaire  et  nationale,  qui  a  man- 
qué, il  faut  le  reconnaître,  à  notre  poésie  lyrique.  «  Ami,  dit  le  duc 
dans  la  Douzième  Nuit,  as-tu  remarqué  cette  ancienne  ballade 
qu'on  nous  chanta  hier  soir?  Ëcoute-la,  Cesario;  elle  est  antique  et 
simple.  Les  vieilles  femmes  la  chantent  en  filant  ou  en  tricotant  au 
soleil,  et  les  jeunes  filles  en  faisant  aller  la  navette.  Elle  est  naïve 
et  vraie,  elle  respire  l'innocence  de  l'amour  et  la  simplicité  des  pre- 
miers âges.  »  Non-seulement  les  pièces  de  Shakspeare  sont  pleines  de 
vieux  refrains  anglais  (1),  d'allusions  à  ce  genre  de  littérature,  mais 
encore  quelques-unes,  comme  le  Roi  Lear,  n'ont  pas  d'autre  donnée 
première.  Dans  sa  Défense  de  la  Poésie,  sir  Philip  Sidney  ne  craint 
pas  de  dire  :  «  Il  faut  que  j'avoue  ma  barbarie  {my  harharousness), 
jamais  je  n'ai  entendu  la  vieille  ballade  de  Percy  et  Douglas  {Chery- 
Chaee)  sans  que  mon  cœur  ne  tressaillît  comme  au  son  de  la  trom- 
pette, et  pourtant  elle  était  chantée  par  quelque  mendiant  aveiig"'^? 
à  la  voix  aussi  rude  que  le  style  de  sa  chanson.  »  Le  d^ôsique  Ad- 
dison,  dans  le  Spectateur,  osait  comparer  cette  même  ballade  de 
Chevy-Chace  aux  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  et  le  sensible  Gold- 
smith  pleurait,  comme  Rousseau,  au  souvenir  d'une  romance  naïve 

(1)  Il  paraîtrait  même  qu'il  a  connu  quelques-uns  des  nôtres,  car,  parmi  les  fragmens 
de.  la  chanson  d'Ophelia  au  quatrième  acte  d'Hamlet,  il  y  a  un  passage  qui  paraît  tra- 
duit littéralement  d'une  vieille  chanson  française  :  Let  in  the  maid.  that  out  a  maid,  etc. 
Vojez  Douce,  Illustrations  of  Shakspeare,  1807,  in-8",  t.  II,  p.  258. 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  883 

[Johme  Amslrouf/'s  lamcnt)  qu'il  avait  entendu  chanter  dans  son 
enfance. 

Toutefois,  à  part  ce  qu'on  pouvait  appeler  des  prédilections  toutes 
personnelles,  ces  curiosités  poétiques,  que  colligeaient  des  anti- 
quaires et  des  curieux  tels  que  Seldcn  et  Pepys,  n'étaient  pas  en- 
core entrées  dans  le  domaine  commun  de  la  littérature,  lorsque 
l'évèque  Percy  publia  en  17(35  (1)  ses  Reliques  d'anciennes  Poésies, 
qui  euient  un  grand  nombre  d'éditions,  et  furent  suivies  d'une  foule 
de  publications  du  même  genre.  Tel  fut  le  point  de  départ  d'un 
retour  vers  la  poésie  primitive  et  populaire,  qui  devait  pendant  un 
siècle  donner  le  ton  aux  œuvres  d'imagination.  Non-seulement  des 
poètes,  Burns,  James  Hogg,  Logan,  Motherwell  en  Ecosse,  Words- 
worth,  Soutliey,  Campbell,  Tennyson  en  Angleterre,  empruntèrent 
à  cette  source  d'inspiration  la  forme,  le  thème  principal  de  leurs 
chants,  mais  Walter  Scott  préluda  à  ses  romans  par  son  Recueil  des 
Chants  du  Border,  et  il  se  rappelait  avec  délices  l'arbre  sous  lequel, 
jeune  écolier,  il  avait  passé  de  longues  heures  à  savourer  les  Reli- 
ques of  ancient  Poeiry,  Percy  et  ses  successeurs,  pour  faire  goûter 
leurs  vieux  textes  originaux,  s'étaient  permis,  à  vrai  dire,  de  les  ar- 
ranger un  peu;  mais  ils  avaient  apporté  dans  ce  travail  délicat  infi- 
niment plus  de  discrétion  que  Macpherson,  et  plus  de  goût  que  Mon- 
crif,  Laborde,  de  La  Place  et  autres,  qui,  ayant  essayé  chez  nous 
une  exhumation  du  même  genre,  n'avaient  réussi  qu'à  tomber  dans 
la  fadeur  et  le  pastiche.  Aujourd'hui  que  le  goût  public  est  à  la  fois 
plus  hardi  et  mieux  éclairé,  on  a  mis  en  lumière  de  nouvelles  pièces 
et  des  textes  plus  fidèles;  une  société  formée  sous  l'invocation  du 
nom  de  Percy  s'est  donné  pour  tâche  spéciale  de  publier  (d'après 
les  manuscrits  originaux  ou  les  imprimés  devenus  rares)  tout  ce  qui 
se  rapporte  à  la  littérature  populaire,  et  notamment  les  chansons  et 
ballades  où  le  génie  de  la  vieille  Angleterre  s'est  manifesté  sous 
ses  formes  les  plus  naïves.  Un  grand  nombre  de  recueils  du  même 
genre  ont  paru  en  Ecosse  et  en  Irlande.  Nous  possédons  ainsi  tout 
un  ensemble  de  textes  précieux  qui  sont  restés  pour  la  plupart  en 
dehors  des  recherches  entreprises  chez  nous  sur  la  littérature  an- 
gUise,  et  qui  pourront  jeter  un  jour  nouveau  sur  plusieurs  côtés 
du  caract^^re  national,  observé  dans  les  chants  historiques  et  poli- 
tiques d'abord,  puis  dans  les  chansons  populaires  proprement  dites, 
enfin  dans  quelques  inspirations  locales  venues  de  l'Ecosse  et  de 
l'Irlande,  et  qui  méritent  qu'on  s'en  occupe  à  part. 

(1)  L'O.ssmn  de  Macplierson  avait  paru  en  1760,  et  l'ouvTage  de  Herder,  Stimmen  der 
Volker,  fut  publié  eu  1778-1779, 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


J.    —    CHANSONS    HISTORIQUES    ET    POLITIQUES. 

Il  y  a  dans  la  poésie  populaire  anglaise  un  élément  tout  local  dont 
il  faut  tenir  compte,  et  qu'on  ne  retrouve  pas  chez  les  Italiens,  soit 
que  leur  génie  essentiellement  lyrique,  élément  qu'on  ne  retrouve 
pas,  répugne  au  genre  narratif,  soit  que,  longtemps  déshérités  de 
ces  conditions  vitales  pour  un  peuple,  l'indépendance  et  l'unité,  la 
matière  même  ait  manqué  chez  eux  à  la  chanson  historique  et  po- 
litique. Les  Anglais  au  contraire  ont  aimé  de  tout  temps  à  faire 
intervenir  la  raison  d'état  et  les  intérêts  de  la  nation  jusque  dans 
leurs  passe-temps  et  leurs  jeux  d'esprit.  Guillaume  le  Conquérant, 
dit  un  chroniqueur,  fit  venir  du  royaume  des  Francs,  outre  Taille- 
fer,  ((  qui  moult  bien  cantoit,  »  des  chanteurs  et  des  jongleurs  qu'il 
paya  pour  chanter  ses  louanges  sur  les  places  publiques  :  premier 
hommage  rendu  par  le  rusé  Normand  à  l'importance  politique  de  la 
chanson.  C'est  en  Angleterre  qu'a  été  dit  ce  mot  profond  :  <(  Laissez- 
moi  faire  les  chansons  d'un  peuple,  et  je  vous  abandonne  ses  lois.  » 

Le  premier  monument  connu  de  la  chanson  politique  en  Angle- 
terre est  une  espèce  de  prose  latine  rimée  du  temps  de  la  guerre 
des  barons  au  xiii"  siècle,  où  l'on  retrouve  déjà,  sous  une  forme 
pédantesque  et  cléricale,  les  principaux  argumens  en  faveur  de  la 
Grande-Charte  et  les  premiers  linéamens  en  quelque  sorte  des  trois 
pouvoirs  qui  doivent  concourir  à  former  la  constitution  britan- 
nique (1).  C'est  aussi  en  vers  mi-partis  de  franco-normand  et  d'an- 
glais que  l'on  chansonna  la  mauvaise  foi  d'Edouard  II,  qui  était  re- 
venu sur  sa  confirmation  de  la  Grande-Charte.  «  L'on  peut  faire  et 
défaire;  ainsi  en  use-t-on  trop  souvent.  Cela  n'est  ni  bon  ni  loyal, 
et  par  là  l'Angleterre  est  ruinée.  Notre  prince,  par  le  conseil  de  son 
peuple,  convoqua  un  grand  parlement  à  Westminster  après  la  foire. 
Il  nous  fit  une  charte  de  cire,  je  l'entends  et  le  crois  bien  ainsi  :  on 
l'a  tenue  trop  près  du  feu,  et  la  voilà  fondue.  » 

La  plupart  des  chansons  historiques  composées  en  Angleterre  au 
xiv*^  siècle  et  au  commencement  du  xv*  rappellent,  avec  nos  revers, 
les  succès  des  armes  anglaises.  Telle  est  celle  sur  la  prise  de  Calais 
en  13/i7.  On  y  décrit  l'arrivée  des  bourgeois  qui  viennent  remettre 
à  Edouard  les  clés  de  la  ville;  mais  d'Eustache  de  Saint-Pierre,  de 

(1)  Cur  conditionis 

Pejoris  efificitur  princeps,  si  baronis, 

Militis  et  liberi  res  ita  tractantur?... 

Quse  pars  {le parti  des  bnrons)  palam  protestatur 

Quod  honori  regio  nihil  machinatur, 

Vel  quserit  contrarium,  imo  reformare 

Stiidet  statum  resiiim  et  magnilîcare. 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    L  ANGLETERRE.  885 

la  reine  Philippine  et  de  la  scène  patliétique  décrite  par  Froissart, 
pas  un  mot.  La  victoire  d'Azincourt  (l/il5)  fut  célébrée  dans  plu- 
sieurs hymnes  ou  chansons,  dont  l'une,  recueillie  par  Percy,  a  pour 
refrain  : 

Deo  gratias, 
Deo  gratias,  Anglia,  redde  pro  victoriâ; 

l'autre,  donnée  par  M.  Wright  (1),  offre  cette  particularité  curieuse, 
qu'elle  a  été  conservée  par  un  chroniqueur  de  la  ville  de  Londres, 
qui  commence  par  enchâsser  dans  son  récit  les  vers  encore  recon- 
naissables  de  la  chanson,  puis  enfin  prend  son  parti  de  la  donner 
sous  sa  véritable  forme. 

Notre  amour-propre  national  peut  prendre  sa  re\anche  dans  une 
autre  pièce  du  même  recueil,  mr  les  Du'contcntcmms  populaires  à 
V occasion  des  derniers  désastres  en  France  (2),  qui  fut  chantée  sans 
doute  peu  de  temps  après  la  mort  de  Jeanne  d'Arc.  Son  nom  n'y  est 
pas  prononcé,  mais  l'on  y  déplore  soit  la  mort,  soit  la  défaite  de 
la  phipart  des  capitaines  que  la  vaillante  fdle  avait  combattus. 

C'est  en  latin  et  le  plus  souvent  par  des  clercs  qu'étaient  écrites 
ces  innombrables  chansons  satiriques  contre  les  abus  de  l'église  ro- 
maine et  les  mœurs  des  moines  qui,  vers  la  même  époque,  prélu- 
daient en  Angleterre  au  grand  schisme  du  xvi^  siècle.  On  y  reconnaît 
l'humeur  facile  des  premiers  réformateurs  anglais,  qui,  comme  Lu- 
ther, ne  haïssaient  pas  le  vin  et  les  refrains  joyeux.  Un  recueil  an- 
glais (3)  cite  une  vieille  chanson  de  moine  :  Ave,  color  vi^ii  clari, 
qui,  dit- il,  a  résonné  jadis  dans  maint  couvent  aujourd'hui  en 
ruine,  et  Walter  Mapes,  l'auteur  de  chants  satiriques  contre  Rome, 
passe  en  même  temps  pour  avoir  composé  les  fameux  couplets  ba- 
chiques :  3Iihi  est  propositum  in  tahernâ  mori.  Bientôt  cependant  la 
querelle  s'envenima;  à  cette  première  génération  de  réformateurs 
accommodans  il  en  succéda  une  autre  sombre  et  fanatique.  Dès  le 
xv^  siècle,  toutes  les  passions  qui  animaient  Wiclef  contre  le  pape, 
les  sacremens,  les  biens  ecclésiastiques,  se  firent  jour  dans  les  sa- 
tires rimées  et  chantées  de  cette  époque.  Enfin  la  réforme,  qui  af- 
fecta peu  à  peu  chez  nos  voisins  les  sombres  allures  de  Zwingle, 
de  Knox  et  de  Calvin,  ses  principaux  promoteurs,  vint,  en  alté- 
rant le  caractère  national,  frapper  la  chanson  dans  ses  formes  les 
plus  gracieuses.  Dans  la  vieille  Angleterre  {merry  England),  tout 
était  joyeux  :  les  compagnons  de  Piobin  Ilood  et  ceux  des  outlans 
du  border  {mernj  mcn),  les  bourgeoises  des  bonnes  villes  [mcrnj 

(1)  Political  Poems  and  Songs,  t.  II,  p.  123. 

(2)  Ibid.,  p.  221. 

(3)  Le  Gentleman  Magazine  de  février  1839,  p.  77. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ivives  of  Wifidsor),  les  fêtes  populaires  et  religieuses  {riicrnj 
Chrisimas),  car  la  dévotion  même  était  riante  et  de  bonne  hu- 
meur. Voyez  plutôt  ces  pèlerins  de  Cantorbéry,  représentant  toutes 
les  classes  de  la  société,  dont  Chaucer  fait  défiler  devant  nous  la 
joyeuse  procession,  et  qui  tous,  comme  on  l'a  remarqué,  sont  cités 
pour  leur  amour  du  chant,  de  la  musique  et  de  la  danse.  Une  foule 
de  fêtes  liées  aux  souvenirs  des  saints  de  l'église  romaine,  une  in- 
finité de  passe-temps  rustiques  fut  supprimée  par  la  réforme,  sur 
laquelle  le  presbytérianisme  et  le  puritanisme  ne  tardèrent  pas  à 
renchérir  encore.  Tout  ce  qui  ressemble  à  de  la  gaîté  devint  sus- 
pect, et  fut  banni  au  moins  du  pays  légal,  refoulé  dans  le  fond  des 
campagnes  ou  dans  le  secret  du  foyer  domestique.  La  chanson,  qui 
se  mêlait  à  toutes  les  joies,  fut  traitée  en  criminelle  d'état.  En  1533, 
proclamation,  renouvelée  dix  ans  après,  pour  supprimer  u  les  rimes, 
chansons,  ballades,  et  autres  fantaisies.  )>  En  1550,  acte  de  l'auto- 
rité civile  et  ecclésiastique  en  Ecosse,  qui  interdit  ((  toutes  rimes  et 
ballades  quelconques  se  rapportant  aux  choses  et  aux  personnes  de 
l'église  catholique.  »  Il  parut  même  alors  un  statut  de  police  dont 
l'existence  est  attestée  par  un  historien  sérieux,  Malcolm  Laing,  le- 
quel enjoignait  aux  filles  et  aux  garçons  de  danser  dos  à  dos,  «  car, 
y  était-il  dit,  le  mélange  de  chaudes  haleines  sent  fortement  la  for- 
nication. »  Pour  remplacer  les  gais  refrains  d'autrefois,  on  composa 
des  <(  chansons  pieuses  et  spirituelles  arrangées  sur  des  rimes  pro- 
fanes, afin  d'éviter  le  péché  et  le  libertinage.  »  On  cite  de  ces  traves- 
tissemens  des  exemples  si  singuliers  que  nous  ne  nous  hasarderons 
pas  à  les  reproduire  en  français  (1). 

Vers  la  même  époque,  d'autres  causes  contribuaient  à  la  déca- 
dence de  la  chanson.  L'imprimerie,  qui  fixait  les  vers  et  la  musique 
d'abord  sur  des  rouleaux  de  parchemin,  puis  dans  des  recueils 
nommés  garlands,  enlevait  aux  chanteurs  une  partie  de  leur  pres- 
tige et  de  leur  popularité.  Aussi  voyons-nous  l'antique  ménestrel, 
honoré  jadis  de  la  protection  des  princes  et  des  rois,  faire  place  au 
vulgaire  chanteur  de  ballades,  assimilé  par  un  statut  d'Elisabeth 
aux  mendians,  aux  vagabonds  et  presque  aux  malfaiteurs.  Toute- 
tefois  en  Ecosse,  en  Irlande  et  même  en  Angleterre,  il  se  perpétua 
une  race  de  bardes  rustiques  ou  urbains,  parmi  lesquels  on  cite 
Thomas  Hogarth,  oncle  du  célèbre  peintre,  dont  le  noni  s'est  con- 

(1)  John,  kiss  me  by  and  by, 

And  make  no  more  ado; 
The  lord  thy  God  I  am 
That  John  does  thee  call. 
John  rcpresents  man 
By  grâce  celestial,  etc. 

[Songs  of  Scotîand,  t.  I",  p.  92.) 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  887 

serve  dans  les  montagnes  du  Westmoreland,  et  Robert  Anderson,  de 
Gaiiisle,  qui  ne  mourut  qu'en  1833.  Pour  en  revenir  au  règne  d'Eli- 
sabeth, le  titre  seul  des  chansons  de  l'époque  montre  à  quel  point 
elles  manquaient  de  gaîté.  Yoici  une  nouvelle  et  curieuse  ballade 
racontant  brièvement  la  mort  et  exécution  de  quatorze  méclums  traî- 
tres (Ballard,  Babington,  etc.)  à  Lincoln  s  Inn  Field,  prés  Londres. 
Le  tout  est  enjolivé  de  grossières  gravures  sur  bois  représentant 
quatorze  têtes  fraîchement  coupées. 

Tandis  que  les  malheurs  de  Marie-Stuart  inspiraient  plus  d'une 
romance  touchante,  sa  rivale  Elisabeth  ne  dédaignait  pas  d'écrire, 
sur  les  conspirations  tentées  en  sa  faveur,  ces  terribles  strophes  : 

«  Nous  ne  souffrirons  pas  que  des  séditieux  importent  ici  de  l'étranger 
des  levains  de  révolte.  Notre  royaume  ne  nourrit  pas  de  sectes  rebelles. 

«  Qu'elles  aillent  chercher  fortune  ailleurs,  ou  mon  glaive,  rouillé  par  le 
repos,  aiguisera  son  tranchant  en  abattant  les  têtes  qui  rêvent  des  révolu- 
tions et  s'ouvrent  à  des  espérances  coupables. 

«  Quant  à  l'âme  de  ces  complots,  quant  à  celle  qui  veut  semer  la  discorde 
là  où  une  volonté  plus  puissante  que  la  sienne  a  établi  la  paix,  qu'elle 
tremble!  Elle  en  retirera  un  tout  autre  fruit  que  celui  qu'elle  se  promet.  » 

Sous  Jacques  P"",  on  revint  à  des  formes  plus  gaies  pour  ridicu- 
liser les  Écossais  nécessiteux  qui  cherchaient  fortune  à  la  cour  du 
roi,  leur  compatriote.  Tel  est  le  sujet  de  la  chanson  Jockie  is  g-roivn 
a  gentleman  (1). 

«  Jockie,  mon  ami,  n'allez  pas  si  vite;  un  mot,  s'il  vous  plaît.  Depuis 
q«and  êtes-vous  devenu  si  brave  et  si  gai,  vous  qui  vous  en  alliez  comme 
un  mendiant  l'autre  jour?  Gentil  Écossais,  je  le  vois  bien,  l'Angleterre  a 
fait  de  vous  un  gentilhomme. 

«  Votre  bonnet  bleu,  lorsque  vous  arrivâtes  ici,  vous  préservait  à  grand'- 
peine  du  vent  et  de  la  pluie.  Aujourd'hui  vous  l'avez  jeté  Dieu  sait  où! 
Vous  avez  le  feutre  sur  l'oreille  et  la  plume  au  vent.  Gentil  écossais,  etc.  » 

La  période  de  la  grande  guerre  civile  a  produit  un  certain  nombre 
de  chants  empreints  des  passions  de  cette  époque,  où  la  violence 
n'excluait  pas  le  ridicule.  Les  républicains,  il  est  vrai,  ne  chan- 
taient guère,  si  ce  n'est  des  psaumes.  Aussi  emprunta-t-on  cette 
forme  pour  parodier  leur  psalmodie  nasillarde.  Tel  est  le  Psaume 
de  merci,  a  fait  pour  être  chanté  du  nez,  »  dit  l'instruction  jointe  à 
la  pièce.  Le  ton  de  nez  fort  dévot  que  Saint -Évremond  prête  au 
père  Canaye  dans  le  dialogue  avec  le  maréchal  d'Hocquincourt  n'est 
peut-être  qu'une  réminiscence  de  cette  plaisanterie  anglaise. 

La  Marche  de  Marston-Moor  respire  ce  fanatisme  brutal  qui  unit 

(1)  Nous  avons  comparé  le  texte  d'Evans,  OUI  Dallads,  t.  P"",  p.  107,  avec  celui  de 
Piitson,  ISorlhern  Garlands,  p.  15. 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ^ 

dans  une  haine  commune  contre  Charles  I"  les  presbytériens  écos- 
sais conduits  par  Leslie  et  les  troupes  parlementaires  commandées 
par  Gromwell.  La  mélodie  que  Ritson  nous  a  conservée  est  sauvage 
comme  les  paroles  et  adaptée  aux  modulations  bizarres  de  la  cor- 
nemuse. 

«  Marche!  marche!  de  par  le  diable!  En  avant!  Attention,  enfans!  chacun 
à  son  rang!  Carabiniers,  sur  le  front,  jusqu'au  delà  des  horders!  Là,  soyez 
fermes  au  poste  et  combattez  en  hommes  de  cœur  pour  la  défense  du  véri- 
table Évangile.  Le  parlement  se  réjouit  en  vous  voyant  venir.  Allons  pur- 
ger l'église  des  reliques  papistes  et  de  toutes  ces  innovations  maudites.  Le 
bon  droit  est  pour  nous,  enfans  de  la  vieille  Ecosse. 

«  Jenny  rapportera  le  capuchon,  Jockie  la  chasuble,  et  nos  joueurs  de 
cornemuse  auront  le  coffre  aux  sifflets  (1),  toutes  choses  qui  font  chez  eux 
un  prêtre.  Allons,  enfans,  retroussez  vos  plaids  et  relevez  vos  bonnets.  En 
avant,  en  avant!  « 

Il  y  a  cependant  une  chanson  républicaine  sur  la  hntaille  de  Na- 
scby  qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  recueils  du  temps  et  dans 
les  Ballads  of  ihe  Commomvealth ,  publiées  par  M.  Wright,  mais 
qui  vaut  la  peine  d'être  reproduite.  L'auteur  vient  de  décrire  l'at- 
taque du  prince  Rupert,  qui  a  fait  plier  le  centre  de  l'armée  de 
Gromwell  : 

«  Mais  écoutez,  écoutez!  Quel  est  ce  piétinement  de  chevaux  derrière 
nous?  Je  reconnais  cette  bannière...  Enfans,  c'est  lui!  Loué  soit  Dieu!  Le 
brave  Olivier  est  ici.  Nous  allons  changer  de  manœuvre. 

«  Tous  à  la  fois  ))aissant  leurs  têtes,  pointant  leurs  sabres  en  avant, 
comme  l'ouragan  contre  les  arbres,  comme  un  déluge  dans  les  fossés,  nos 
cuirassiers  s'élancent  sur  les  rangs  des  maudits,  et  du  choc  ont  dispersé 
leurs  forêts  de  piques. 

«  Vite,  vite!  les  galans  se  sauvent  pour  cacher  dans  quelque  coin  leurs 
têtes  pusillanimes  destinées  à  pourrir  sur  la  porte  de  Temple-Bar.  Et  lai,... 
il  tourne  bride  et  fuit.  Honte  à  ces  yeux  cruels  qui  contemplaient  la  tor- 
ture et  qui  craignent  de  regarder  la  guerre  en  face  ! 

«  Holà!  camarades,  balayez  la  plaine,  et  avant  de  dépouiller  les  morts, 
assurez-vous  de  votre  homme  par  un  bon  coup  de  pointe.  Puis  arrachez  de 
leurs  manches  et  de  leurs  poches  ces  médaillons  et  ces  pièces  d'or,  gages 
d'impures  amours  ou  dépouilles  du  pauvre. 

«  Insensés!  l'or  brillait  sur  vos  pourpoints,  vos  cœurs  étaient  légers  et 
hardis,  lorsque  ce  matin  vous  baisiez  les  blanches  mains  de  vos  maîtresses, 
et  demain  le  renard  conduira  hors  de  sa  tanière  ses  fauves  rejetons  qui 
viendront  en  hurlant  s'abattre  sur  vos  cadavres. 

«  Où  sont  ces  langues  qui  naguère  raillaient  le  ciel  et  l'enfer,  ces  doigts 
qui  se  jouaient  impatiens  sur  la  garde  de  vos  épées?  Où  sont  vos  habits 
de  satin  parfumés,  vos  comédies  et  vos  sonnets? 

(1)  Les  orgues,  allusion  injurieuse  à  la  liturgie  cathoMque. 


LES    CllAlNTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  880 

«  Disparus,  disparus  à  jamais,  avec  la  mitre  et  la  couronne,  avec  le  Bé- 
lial  de  la  cour  et  le  Mammon  du  pape.  Il  y  a  des  lamentations  dans  les  lialls 
d'Oxford,  il  y  a  des  gémissemens  dans  les  stalles  de  Durham. 

«  Le  jésuite  se  frappe  la  poitrine,  Tévêque  déchire  sa  chape,  et  l'hommi' 
des  sept  collines  tremble  en  sentant  le  tranchant  de  l'épée  du  peuple  an- 
glais. » 

Cette  ballade  parut  dans  un  Magazine  vers  182ZI  ;  elle  était  attri- 
buée à  Obadiah  Buid-yoïir-kings-in-chains-and-yoïir-noblcs-in- 
links-of-iroii  (qui  enchaîne  les  rois  et  les  nobles),  sergent  dans  le 
régiment  d'ireton.  Ce  long  sobriquet  puritain  cachait  le  nom  du 
jeune  Macaulay  qui  préludait  par  la  poésie  à  ses  beaux  travaux  his- 
toriques, et  projetait  une  séiie  de  chansons  des  guerres  civiles.  Il 
n'en  a  paru  que  ce  curieux  spécimen,  et  nous  n'avons  pu  résister 
à  la  tentation  de  faire  connaître  un  morceau  qui  n'a  été,  que  nous 
sachions,  ni  traduit  en  français,  ni  même  reproduit  en  Angleterre 
dans  les  œuvres  complètes  de  l'auteur. 

Si  les  républicains  ne  courtisaient  guère  la  muse  de  la  chanson, 
ou  la  traitaient  rudement  à  leur  manière,  en  revanche  les  cavaliers, 
hommes  de  savoir  et  de  mœurs  élégantes,  charmèrent  par  un  grand 
nombre  de  poésies  gracieuses  les  ennuis  de  l'exil  ou  de  la  captivité. 
On  y  retrouve  bien  ce  courage  insouciant  et  cette  ironie  de  grand 
seigneur  qui  caractérisèrent  ce  parti  à  diverses  époques.  Voici  une 
de  ces  chansons,  conservée  par  David  Loyd  dans  ses  Mémoires 
sur  ceux  qui  ont  souffert  pour  la  cause  de  Charles  /"'.  Il  l'attribue 
à  un  personnage  de  haut  rang  prisonnier  du  parlement,  sir  Robert 
l'Estrange  suivant  les  uns,  ou  plutôt  le  colonel  Lovelace  d'après 
l'opinion  la  plus  accréditée. 

«  Ils  appellent  cela  un  cachot!...  Pour  moi,  c'est  un  cabinet.  Une  bonne 
conscience  est  mon  bail,  et  l'innocence  me  tient  lieu  de  liberté.  Les  ver- 
rous, les  barreaux,  la  solitude,  tout  cela  fait  un  anachorète  aussi  bien  qu'un 
prisonnier... 

«  Ces  menottes,  je  me  figure  que  c'est  un  bracelet  donné  par  ma  maî- 
tresse; si  j'ai  les  fers  aux  pieds,  c'est  pour  me  les  tenir  chauds. 

«  On  me  tient  renfermé,  mais  n'en  fait-on  pas  autant  de  toutes  les  choses 
précieuses?  Le  Grand- Mogol  et  le  pape  sont  tenus  à  distance  du  vulgaire. 
La  réclusion  est  un  des  caractères  .de  la  grandeur. 

«  Triste  séjour  après  tout;  mais  quand  mon  prince  est  dans  les  larmes, 
la  joie  serait  une  trahison.  Si  je  manquais  de  patience,  il  est  là  pour  m'en 
donner  des  leçons. 

«  N'avez-vous  jamais  entendu  le  rossignol  chanter  dans  une  cage?  Ses 
accens  mélodieux  vous  disent  assez  qu'il  voit  un  arbre  dans  chaque  bar- 
reau, que  la  cage  elle-même  est  pour  lui  un  bosquet. 

«  Mon  esprit  est  libre  comme  l'air  qui  m'entoure.  La  rébellion  peut  bien 
enchaîner  mon  corps,  mais  il  n'appartient  qu'à  mon  roi  de  captiver  mon 
âme.  M 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ces  strophes  ingénieuses  ne  sont  citées,  on  le  comprendra,  qu'à 
titre  de  contraste  et  pour  constater  que  les  chansons  républicaines, 
dans  leur  brutalité  même,  avaient  quelque  chose  de  bien  autrement 
populaire  et  de  plus  foncièrement  anglais.  On  reconnaît  ici  le  gen- 
tilhomme dont  la  jeunesse  s'est  passée  sur  le  continent,  qui  a  fré- 
quenté les  ruelles  de  Paris,  peut-être  l'hôtel  de  Rambouillet,  et 
qui,  sur  ses  vieux  jours,  connaîtra  Hamilton  et  Saint-Évremond. 
L'influence  française  dominera  dans  l'époque  qui  va  suivre,  et  vien- 
dra tempérer  la  rudesse  de  la  vieille  chanson  anglaise  par  une  infu- 
sion de  raillerie  élégante,  d'insouciance  épicurienne,  de  scepticisme 
politique  et  religieux. 

La  restauration  donna  son  nom  à  une  chanson  [a  countrcy  song, 
întitled  ihe  restauration)  qui  nous  montre  l'allégresse  de  la  pre- 
mière heure  et  l'espèce  de  détente  universelle  qui  suivit  la  chute 
du  parti  des  saints  et  la  fin  de  la  grande  guerre  civile.  Il  y  eut  alors 
un  déluge  de  loyal  songs,  loyal  pocms  (chansons  et  poèmes  roya- 
listes), rump  songs  (chansons  du  croupion,  etc.);  mais  le  désen- 
chantement ne  tarda  pas  à  trouver  aussi  des  organes.  La  Plainte  du 
Cavalier  nous  montre  un  vieux  royaliste  campagnard  ne  rapportant, 
comme  il  le  dit,  de  son  voyage  à  la  cour  d'autre  fruit  que  d'avoir 
vu  son  roi.  Toutes  les  figures  y  sont  nouvelles  pour  lui.  Pas  une  de 
celles  qu'il  a  connues  jadis  k  York  et  à  Marston-Moor!  Il  s'éloigne 
en  faisant  cette  réflexion ,  que  les  vieux  services  sont  comme  les 
almanachs  passés  de  date. 

Quand  les  partis  se  furent  bien  chansonnés  l'un  l'autre,  il  se 
trouva  des  gens  qui  chansonnèrent  tous  les  partis.  C'est  à  cette  pé- 
riode que  se  rapporte  le  Ministre  de  Bray^  personnification  deve- 
nue proverbiale  en  Angleterre  de  l'indiflerence  et  de  la  mobilité 
politique.  On  assure  qu'il  y  avait  en  effet  un  ministre  de  Bray,  dans 
le  Berkshire,  qui  avait  été  papiste  sous  Henri  VIII,  protestant  sous 
Edouard  VI,  papiste  de  nouveau  sous  le  règne  de  Marie,  et  encore 
une  fois  protestant  sous  celui  d'Elisabeth.  Lorsqu'on  lui  reprochait 
d'avoir  changé  si  souvent  de  religion,  il  répondait  tranquillement  : 
«  Je  n'ai  du  moins  jamais  varié  dans  mon  principe,  qui  est  de  vivre 
et  de  mourir  ministre  de  Bray.  » 

«  Dans  les  jours  d'or  du  bon  roi  Charles,  quand  la  loyauté  n'avait  aucun 
danger,  je  fus  un  chaud  partis^an  de  la  haute  église,  et  j'obtins  ainsi  un 
bénéfice.  Alors  je  ne  manquais  jamais  d'enseigner  à  mon  troupeau  que  les 
rois  sont  les  élus  du  Très-Haut.  Maudits  ceux  qui  osent  résister  à  l'oint  du 
Seigneur!  Et  jusqu'à  la  mort  voici  mes  principes  à  moi  :  quel  que  soit 
celui  qui  règne,  je  veux  toujours  être  le  ministre  de  Bray. 

«  Quand  le  roi  Jacques  obtint  la  couronne  et  que  le  papisme  devint  à  la 
mode,  je  me  moquai  des  lois  pénales,  et  je  me  mis  à  lire  la  déclaration. 
Alors  je  trouvai  que  l'église  de  Rome  convenait  parfaitement  à.  mon  tempe- 


LES    CHAKTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  891 

rament,  et  je  serais  devenu  jésuite,  n'eût  été  la  révolution.  Et  jusqu'à  la 
mort,  etc. 

«  Lorsque  Guillaume,  pour  le  bien  du  peuple  opprimé,  fut  déclaré  notre 
roi,  je  dirigeai  mes  voiles  vers  ce  nouveau  vent,  et  je  jurai  obéissance.  Je 
mis  les  anciens  principes  de  côté,  et  tins  ma  conscience  à  distance.  L'obéis- 
sance passive  était  une  absurdité,  et  la  non-résistance  une  plaisanterie.  Et 
jusqu'à  la  mort,  etc. 

«  L'illustre  maison  de  Hanovre  et  la  succession  protestante  peuvent 
compter  sur  moi,...  tant  qu'ils  se  maintiendront  eux-mêmes,  car,  dans  ma 
foi  et  loyauté,  onques  ne  chancellerai,  et  George  sera  mon  roi  légitime, 
à  moins  que  Dieu  et  les  hommes  n'en  ordonnent  autrement.  Et  jusqu'à  la 
mort,  etc.  » 

Puisque  nous  touchons  à  l'époque  de  la  révolution  de  1688,  nous 
ne  pouvons  nous  dispenser  de  dire  quelques  mots  d'une  chanson 
qui,  au  rapport  d'un  écrivain  contemporain,  ne  fut  pas  sans  influence 
sur  ce  grand  événement  :  c'est  le  Lilli-Burlcro,  que  d'ailleurs  les 
amis  de  Mon  Onde  Tobie  ne  nous  pardonneraient  pas  de  passer 
sous  silence.  Elle  fut  faite  en  1686,  à  l'occasion  de  la  nomination 
du  général  Talbot,  furieux  papiste,  à  la  lieutenance  d'Irlande,  et 
on  l'attribue  à  lord  Wharton,  qu'il  avait  supplanté  (1).  Le  refrain 
était,  à  ce  qu'il  paraît,  le  cri  des  catholiques  irlandais  lors  du  mas- 
sacre des  protestans  en  IQlil.  «  Jamais,  dit  l'évêque  Burnet,  si  pe- 
tite chose  n'eut  un  si  grand  résultat  :  cette  folle  ballade  produisit 
sur  l'armée  du  roi  une  impression  dont  on  ne  saurait  se  faire  une 
idée  quand  on  n'en  a  pas  été  témoin.  Elle  fut  répétée  d'abord  par 
toute  l'armée,  puis  enfin  par  le  peuple  des  villes  et  des  campagnes, 
et  ne  contribua  pas  peu  à  consommer  la  ruine  de  la  dynastie  des 
Stuarts.  »  Nous  en  citerons  quelques  passages  :  c'est  un  Irlandais 
qui  parle  : 

«  0  frère  Teague,  on  dit  qu'il  nous  vient  un  nouveau  lieutenant.  Les  An- 
glais parlent  bien  haut  de  leurs  droits;  mais  il  va  nous  arriver  une  dispense 
du  pape,  et  nous  pendrons  la  Magna  Char  ta.  LUU-Burlero,  Didlen-a-la. 

«  Qui  le  retient,  ce  cher  Talbot?  Par  saint  Patrice,  c'est  un  vent  protes- 
tant! Mais  le  voici.  Celui  qui  ne  voudra  pas  aller  à  la  messe  sera  pendu. 
LUU-Burlero,  etc. 

«  Une  vieille  prophétie  trouvée  dans  un  marais  dit  que  l'Irlande  sera 
gouvernée  par  un  âne  et  par  un  chien.  Lilli-Durlero,  etc. 

«  Aujourd'hui  cette  prophétie  s'accomplit  :  Talbot  est  l'àue  et  Jacques 
le  chien.  Lilli-Darlero,  etc.  » 

Les  tentatives  jacobites  de  1715  et  de  17Zi5,  que  la  politique  a 
peut-être  le  droit  de  juger  sévèrement,  ne  pouvaient  manquer  de 
sourire  à  l'imagination.  La  froide  raison  était  pour  la  maison  de 

(1)  On  assure  que  Wharton  se  vantait,  dans  une  phrase  tout  anglaise  et  intradui- 
sible, d'avoir  rhymed  oui  the  king,  rimé  dehors  le  roi. 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Hanovre,  la  poésie  était  du  côté  des  Stuarts.  En  effet,  comment  ne 
pas  se  passionner  pour  ce  jeune  rlwvdliev  si  beau,  si  brave,  si  ga- 
lant, soit  qu'il  ouvrît  le  bal  à  Holy-Rood  avec  quelque  loyale  et 
belle  dame  d'Kdimbourg,  soit  qu'il  maniât  à  Gulloden  la  claymore 
du  liigldander?  Le  poète  écossais  James  Hogg  a  recueilli  et  un  peu 
arrangé,  sous  le  titre  de  Jacobite  lîclirs,  une  partie  des  poèmes 
composés  en  faveur  de  cette  cause.  Il  en  existe  un  bien  plus  grand 
nombre.  Nous  citerons  une  chanson  qui  a  joué  un  grand  rôle  dans 
cette  guerre  romanesque.  Alors  elle  électrisait  tous  les  cœurs  :  plus 
d'une  jolie  bouche  la  répéta  dans  l'ivresse  des  premiers  succès;  plus 
d'une  fois  elle  retentit  sur  le  passage  du  prétendant,  lorsqu'il  par- 
courait les  rues  d'Edimbourg,  la  cité  loyale.  Qui  sait  même  à  quoi 
il  tint  qu'elle  n'allât  jusqu'à  Londres  accompagner  le  bruit  de  la 
chute  d'un  trône?  Et  maintenant  ce  n'est  plus  qu'une  curiosité 
historique.  Ces  paroles,  jadis  révolutionnaires,  sont  devenues  pro- 
fondément inoffensives;  ces  accens,  doux  encore  pour  une  oreille 
musicale,  ont  perdu  leur  puissance  sympathique.  A  peine  un  demi- 
siècle  s'était  écoulé,  et  Charlie  l's  my  darling  se  chantait  à  Londres 
dans  les  concerts  de  la  noblesse  (1),  devant  les  princes  de  cette 
maison  qu'il  avait  failli  détrôner. 

«  Charles  est  mon  bien-aimé,  oui,  mon  bien-aimé  Charles,  le  jeune  che- 
valier! C'était  un  lundi  matin,  au  commencement  de  Tannée,  que  Charles 
parut  dans  notre  ville.  Oh!  Charles  est  mon  bien-aimé,  etc. 

«  Comme  il  s'avançait  dans  la  grande  rue,  les  cornemuses  jouaient  haut 
et  clair,  et  tout  le  ir^nde  se  pressait  sur  son  passage. 

«  Bientôt  les  clans  arrivèrent  avec  leur  bonnets  bleus  et  leurs  claymores 
brillantes.  Ils  venaient  combattre  pour  les  droits  de  l'Ecosse  et  pour  le 
jeune  chevalier.  Oh!  Charles,  etc. 

«  Ils  abandonnaient  leurs  chères  montagnes,  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fans  :  tous  tiraient  l'épée  pour  le  roi  d'Ecosse  et  pour  le  jeune  chevalier. 
Oh!  Charles,  etc. 

«  Arrière,  hommes  des  basses  terres!  A  moi  l'amour  des  jeunes  filles! 
Le  montagnard  est  revenu  vainqueur  avec  le  jeune  chevalier.  Oh!  Charles 
est  mon  bien-aimé,  etc.  « 

La  poésie,  qui  avait  relevé  l'éclat  du  triomphe,  resta  longtemps 
fjdèle  à  la  défaite.  Une  foule  de  romances  touchantes  retracèrent 
les  malheurs  des  vaincus  :  telles  sont  Jemmy  Dairson,  les  Lamenta- 
tions de  Sfrat/u/llan,  les  Adieux  au  Lochabcr,  ballade  mélancolique 
que  le  docteur  Cameron  entonna  en  marchant  au  supplice,  et  qui 
fit  fondre  en  larmes  tous  les  assistans.  En  vain  la  France  s'efforçait 
de  rendre  une  patrie  à  ceux  qui  avaient  fui  les  persécutions  et  l'é- 
chafaud.  Les  pauvres  réfugiés  chantaient  tristement  : 

(1)  Song  at  the  Concerts  of  the  NobilUy,  porte  le  titre  de  la  chanson  gravée,  paroles 
et  musique. 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l'aNGLETERRE.  893 

«  Le  soleil  se  lève  brillant  en  France,  et  il  est  beau  encore  à  son  cou- 
cher; mais  ce  spectacle  a  perdu  le  charme  qu'il  avait  jadis  pour  moi  dans 
mon  pays  natal.  Ce  n'est  pas  la  pensée  de  ma  propre  ruine  qui  rend  mes 
yeux  humides,  mais  ma  chère  Marie  et  les  trois  petites  créatures  que  j'ai 
laissées  là-bas.  Ah!  c'est  mon  cœur  tout  entier  que  j'ai  laissé  derrière  moi 
dans  mon  pays  !  » 

Au  contraire,  du  fond  de  l'Ecosse,  ceux  qu'avaient  épargnés  la 
mort  et  l'exil  s'élançaient  par  la  pensée,  au-delà  de  l'Océan,  vers 
Charles  [overtlic  ivater,  io  Charlie). 

«  Je  le  jure  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  si  j'avais  mille  vies,  je  les  don- 
nerais toutes  pour  Charles  ! 

«  J'avais  autrefois  des  fils,  il  ne  m'en  reste  pas  un.  Dieu  sait  avec  quelle 
peine  je  les  avais  élevés!  Eh  bien!  je  voudrais  les  voir  encore  naître,  gran- 
dir, et  les  perdre  tous  pour  Charles.  » 

Quel  dévouement  que  celui  qui  inspirait  de  tels  accens,  et  quelle 
amertume  dans  ces  strophes  aux  renégats  dont  la  fidélité  de  courte 
haleine  s'inclinait  complaisamment  devant  les  faits  accomplis! 

«Vous,  jacobites  de  nom,  prêtez  l'oreille  :  je  vais  proclamer  vos  fautes 
et  flétrir  vos  doctrines.  11  faut  que  vous  m'entendiez. 

«  Qui  fait  la  bonne  cause  ou  la  mauvaise?  Une  épée  courte  ou  longue,  un 
bras  faible  ou  fort  pour  la  manier. 

«Que  faut-il  pour  devenir  le  héros  d'une  lutte  fameuse?  Aiguiser  le  poi- 
gnard des  assassins,  et  dans  une  guerre  impie  traquer  un  parent  comme 
une  bête  fauve. 

<(  Laissez  là  de  vains  projets.  Adorez  le  soleil  levant  et  abandonnez  à  son 
destin  un  homme  fini  («  maii  undone).  » 

Hélas!  ces  derniers  mots  étaient  l'arrêt  de  l'histoire,  et,  tandis 
que  ce  Charles  Stuart,  objet  de  tant  d'espérances,  vieillissait  obscur 
et  amoindri,  la  dynastie  de  Hanovre,  poursuivant  ses  destinées, 
finissait  par  rallier  à  sa  cause  les  intérêts,  les  dévouemens,  et  jus- 
qu'à la  chanson  elle-même.  Il  est  en  effet  à  peu  près  certain  aujour- 
d'hui que  le  God  savc  the  kiiig^  auquel  on  a  si  souvent,  sur  la  foi 
de  mémoires  apocryphes,  attribué  une  origine  française,  fut  une 
manifestation  de  la  réaction  hanovrienne  contre  l'insurrection  jaco- 
bite  de  17Zi5.  C'est  alors  qu'il  parut  pour  la  première  fois  dans  le 
Genllemans  Magazine,  et  qu'il  fut  chanté  sur  les  théâtres  de  Lon- 
dres avec  des  accompagnemens  composés  par  les  docteurs  Burney 
et  Cooke,  qui,  en  attestant  que  le  premier  vers  avait  été  primitive- 
ment God  savc  great  James,  déclarèrent  ne  pas  connaître  l'auteur 
de  la  mélodie.  Voilà  les  faits,  tout  le  reste  est  du  domaine  de  l'ima- 
gination. 

Après  l'insurrection  jacobite ,  l'événement  qui  fit  éclore  le  plus 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  chansons  en  Angleterre  est  sans  contredit  l'invasion  projetée 
d'abord  par  le  directoire,  puis  par  Bonaparte;  mais  si  une  préven- 
tion ,  naturelle  du  reste ,  ne  nous  abuse ,  elles  brillent  plus  par  le 
nombre  que  par  la  qualité.  Certes  on  ne  peut  douter  qu'un  sentiment 
sincère  et  national  ne  les  ait  dictées.  Ce  ne  fut  pas  le  patriotisme, 
mais  l'inspiration  qui  manqua  à  l'appel.  Dans  ces  corps  de  défen- 
seurs improvisés  qui  se  formèrent  alors  sur  tous  les  points  de  la 
Grande-Bretagne,  et  qui  virent  Burns  et  Walter  Scott  figurer  parmi 
les  volontaires  de  Dumfries  et  les  chevau-légers  d'Edimbourg,  on 
put  bien  enrôler  les  poètes,  mais  non  la  poésie  elle-même,  du  moins 
la  grande  poésie  qui  survit  à  la  circonstance,  et  qui  en  Allemagne, 
lors  de  la  croisade  de  1813  contre  les  Français,  avec  des  interprètes 
tels  que  Koerner,  Arndt,  Uhland,  produisit  des  chefs-d'œuvre 
admirés  de  ceux-là  mêmes  qu'ils  vouaient  à  la  haine  et  cà  la  des- 
truction. 

On  verra  comment  en  Angleterre  la  chanson  maritime  devint  plus 
particulièrement  l'organe  de  la  défense  nationale  contre  l'étranger. 
En  dehors  de  cette  forme  spéciale,  nous  serions  vraiment  embar- 
rassé de  citer  des  morceaux  qui  ne  fussent  pas  blessans  pour  notre 
goût  plus  encore  que  pour  notre  patriotisme.  Le  Chant  des  Volon- 
taires de  Dumfries,  composé  par  Burns  dans  les  circonstances  que 
nous  avons  rappelées,  fait  bien  connaître  l'état  de  l'esprit  public 
anglais  à  cette  époque,  partagé  entre  la  sympathie  que  lui  inspi- 
raient les  libertés  proclamées  par  la  révolution  française  et  la  crainte 
de  sa  propagande  à  main  armée;  mais  à  côté  de  sentimens  généreux 
dignes  de  nos  respects  il  y  règne  une  affectation  de  vulgarité  in- 
digne d'un  poète  aussi  éminent.  N'y  a-t-il  pas  également  une  fà- 
.cheuse  absence  de  délicatesse  dans  ce  couplet  d'une  autre  chanson 
publiée  en  1795,  où  l'on  cherche,  avec  plus  de  méchanceté  que  de 
noblesse,  à  tourner  en  dérision  l'héroïque  pauvreté  de  nos  soldats? 

«  La  vieille  Angleterre  n'aime  pas  les  gasconnades,  et  les  troupes  que  le 
brave  duc  d'York  commande  n'auront  pas  un  train  à  la  Buckingham;  mais, 
riche  de  son  commerce,  elle  peut  du  moins  habiller  ses  défenseurs,  et  nos 
soldats  sont  à  même  de  payer  leurs  dettes  aux  vôtres  en  souliers  :  vous  ne 
pouvez  pas  nous  en  rendre  autant.  « 

Il  nous  serait  peu  agréable  de  multiplier  les  citations  de  ce  genre, 
appels  à  des  passions  qui,  nous  l'espérons,  ont  fait  leur  temps,  bien 
qu'on  s'efforce  parfois  de  les  ranimer.  Nous  aurions  mieux  aimé 
pouvoir  citer  quelque  témoignage  poétique  de  la  fraternité  d'armes 
qui  a  rapproché  en  Crimée  et  en  Chine  les  soldats  anglais  et  les 
nôtres;  mais,  bien  que  dans  les  rues  de  Londres  plusieurs  chansons 
populaires  sur  la  bataille  d'Inkermann,  sur  la  prise  de  Sébasto- 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  895 

pol,  etc.  (1),  aient  attiré  nos  regards  par  leurs  enluminures  criardes, 
nous  n'y  avons  rien  trouvé  à  citer,  soit  qu'en  effet  elles  n'aient  pas 
même  les  mérites  du  genre,  soit  peut-être  qu'il  leur  manque  ce 
prestige  de  la  distance,  qui,  pour  la  poésie  comme  pour  la  pein- 
ture, est  une  condition  indispensable  à  l'effet. 

H.     —     CHANSONS     POPULiinES,     MARITIMES    ET    1)0  M  E  STIQWES. 

Les  chants  maritimes  de  l'Angleterre  forment  un  groupe  impor- 
tant, dont  la  place  est  marquée  entre  les  chansons  historiques, 
qu'une  analogie  de  forme  en  rapproche  souvent,  et  les  chansons 
populaires  proprement  dites.  Ces  chants  de  marins  jouissent  même 
d'une  faveur  toute  particulière  dans  le  royaume-uni.  En  pourrait-il 
être  autrement?  La  vie  du  marin  touche  en  Angleterre  par  raille 
côtés  à  la  vie  commune.  Pour  qui  Shakspeare  a-t-il  écrit?  Pour  un 
parterre  de  matelots.  Quels  sont  les  noms  que  l'Anglais  cite  avec  le 
plus  d'orgueil?  Ceux  de  ses  braves  amiraux.  On  a  remarqué  que 
Wellington  n'avait  jamais  approché  de  la  popularité  de  Nelson. 
Ajoutons  que  Waterloo  n'a  pas  inspiré  un  chant  qui  puisse  soutenir 
la  comparaison  avec  la  Bataille  de  la  Baltique  et  le  Ye,  7nari)iers  of 
England,  de  Campbell.  L'habit  rouge  pâlit  devant  la  jaquette  bleue 
dans  l'estime  des  Anglais  et  dans  les  bonnes  grâces  des  jolies  filles 
d'Albion.  Ils  aiment  à  se  personnifier  dans  leurs  marins,  comme  la 
France  dans  ses  soldats.  Écoutez  plutôt  le  Ride  Brilannia,  qui  est 
leur  chanson  patriotique,  comme  le  God  save  est  leur  chanson  loyale. 
Le  Bide  Britaimia  est  un  chant  maritime  bien  plus  que  militaire. 

«Lorsque  l'Angleterre,  à  la  voix  du  Tout-Puissant,  surgit  de  l'azur  des 
mers,  elle  reçut  en  partage  l'empire  des  flots,  et  les  anges  gardiens  la  sa- 
luèrent de  ce  chant:  Règne,  Albion,  règne  sur  l'Océan,  car  les  Bretons 
ne  seront  jamais  esclaves  ! 

«  Les  nations  moins  heureuses  que  toi  doivent  tour  à  tour  tomber  sous  le 
joug  des  tyî'ans;  mais  toi,  tu  fleuriras  grande  et  libre,  objet  d'envie  et  de 
crainte  pour  le  reste  de  la  terre.  —  Règne,  Albion,  etc. 

«  Tu  te  relèveras  plus  grande  et  plus  majestueuse  de  toutes  les  attaques 
de  l'étranger.  Ainsi  la  tempête  qui  déchire  les  nuages  ne  fait  qu'afl'ermir 
dans  ses  racines  le  chêne  de  tes  forêts.  Règne,  Albion,  etc. 

«  A  toi  la  palme  de  l'agriculture  et  du  commerce!  à  toi  les  faveurs  des 
muses,  sœurs  de  la  liberté,  île  chérie  du  ciel,  couronnée  de  beautés  sous 
la  garde  du  courage!  Règne,  Albion,  etc.  >> 

M.  J.  0.  Halliwell,  qui  a  publié  pour  la  société  Percy  les  An- 

(l)  L"ane  de  ces  dernières  commence  par  ces  lignes  rimées,  qui  peuvent  donner  une 
idée  du  reste  : 

Oh  !  listen,  you  sons  of  tlie  nation,  now  a  glorious  achievement  is  donc, 
The  stronghold  Sebastopol  is  taken,  this  victory  the  Allies  hâve  won. 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ciennes  ballades  navales  de  l'Angleterre,  donne  en  tête  de  son  re- 
cueil celle  qu'il  regarde  comme  la  première  en  date.  Elle  paraît 
être  du  temps  de  Henri  \I  :  c'est  une  peinture  des  tribulations  ré- 
servées aux  pèlerins  anglais  qui  se  rendaient  par  mer  à  Saint-Jac- 
ques de  Gompostelle.  C'est  tout  à  fait  le  pendant,  sauf  le  théâtre 
qui  est  changé,  de  notre  Grande  chanson  des  pèlerins  de  Saint-Jac- 
ques. Tous  les  ans,  à  cette  époque,  comme  on  le  voit  par  une  cor- 
respondance du  temps  (1),  il  partait,  des  divers  ports  du  sud  de  la 
Grande-Bretagne,  de  nombreux  navires,  avec  des  cargaisons  de  pè- 
lerins qui  étaient  transportés  par  entreprise  et  à  forfait;  c'était 
quelque  chose  de  semblable  à  nos  trains  de  plaisir,  ou  plutôt  à  notre 
œuvre  desjjclerinages  en  Terre-Sainte,  et  ce  sont  les  impressions  de 
voyage  d'un  de  ces  pieux  convois  qui  ouvrent,  d'une  manière  plus 
édifiante  qu'héroïque,  la  série  des  chansons  maritimes  de  l'Angle- 
terre. Il  y  a  telle  de  ces  chansons  qui  peut  passer  pour  un  abrégé 
des  fastes  de  la  marine  britannique  {why  l'm  singing).  Le  narra- 
teur commence  à  la  fameuse  Armada,  et  ne  s'arrête  qu'à  la  bataille 
du  IN  il.  Cette  grande  croisade  catholique  du  xvi*  siècle,  où  se  trou- 
vaient en  jeu  la  foi  religieuse  et  la  prépondérance  maritime  de  l'An- 
gleterre et  de  l'Espagne,  agit  fortement  de  part  et  d'autre  sur  les 
passions  populaires.  Tandis  que  les  serwrilas  de  Séville  et  de  Cor- 
doue  chantaient  :  h  Mon  frère  Bartolo  s'en  va  faire  la  guerre  à  la 
reine  Elisabeth;  il  me  rapportera  un  petit  luthérien  la  cordeau  cou, 
et  une  petite  Anglaise  qui  sera  ma  femme  de  chambre,  »  le  grand 
mouvement  de  la  défense  nationale  inspirait  aux  poètes  d'Albion 
ces  strophes  émues  : 

«Dieu!  lève-toi  et  protége-nous  contre  des  envahisseurs  sans  merci, 
contre  les  entreprises  des  niéchans.  Abats  nos  ennemis,  engloutis  leurs 
puissans  navires,  brise  leur  force  et  leur  courage.  0  Dieu!  lève-toi,  et 
sauve-nous  pour  Famour  de  Jésus-Christ. 

«  En  vain  Parme  et  la  cruelle  Espagne  s'avancent  avec  leurs  légions 
païennes.  O  Dieu!  lève-toi  et  sois  notre  armure.  Nous  mourrons  pour  nos 
foyers;  nous  ne  changerons  pas  notre  credo  pour  celui  du  pape,  ni  pour 
ses  livres,  ni  pour  ses  cloches.  Dût  Satan  venir  en  personne,  nous  lui  don- 
nerons la -chasse  et  le  refoulerons  jusqu'au  fond  de  l'enfer.  » 

Les  exploits  de  sir  Francis  Drake,  de  Martin  Frobisher,  de  tout 
cet  essaim  d'héroïques  aventuriers  qui  firent  redouter  le  pavillon 
anglais  sur  toutes  les  mers,  forment  le  sujet  d'une  foule  de  chants 
animés  et  pittoresques.  Il  y  en  a  un  sur  la  prise  de  Cadix  en  1595 
[an  excellent  song  on  the  ivinning  of  Cades),  qui  respire  toute  l'i- 
vresse de  la  victoire,  et  en  même  temps,  il  faut  le  dire,  l'âpre  ar- 
deur du  butin. 

\)  Elli?,  Orig'nal  Jctiers,  2''  série,  t.  î"''',  p.  110. 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    L'ANGLETERRE.  897 

«  Entrant  alors  dans  les  maisons  des  plus  riches  habitans,  nous  fûmes 
tout  un  jour  à  la  recherche  de  leurs  richesses  et  de  leurs  trésors.  Dans 
quelques  endroits,  nous  trouvâmes  le  pâté  au  four,  le  rôt  à  la  broche;  mais 
tous  les  hommes  s'étaient  enfuis. 

«  Nous  visitâmes  les  boutiques  qui  regorgeaient  de  riches  marchandises. 
Damas,  satins,  velours  magnifiques,  voilà  ce  qui  s'offrait  à  nous,  et  nous 
mesurions  le  tout  à  la  longueur  de  nos  épées,  etc.  » 

Ces  idées  de  butin  et  de  pillage  reviennent  souvent  dans  les  chan- 
sons anglaises,  et  en  affaiblissent  un  peu  l'effet;  il  semble  que, 
chez  ces  braves  marins,  le  stimulant  de  la  part  de  prise  ait  besoin 
de  s'ajouter  à  celui  du  patriotisme.  «  A  vos  rangs,  camarades  (lit- 
on  dans  un  couplet  populaire)  (1)!  Nous  pillerons,  brûlerons  et  cou- 
lerons bas.  La  France  est  à  notre  merci,  car  les  Bretons  ne  reculent 
jamais.  Nous  saccagerons  tout  ce  qui  nous  tombera  sous  la  main. 
Moll,  Kate  et  Nancy  rouleront  sur  les  louis  d'or.  »  Il  est  vrai  que 
cela  leur  vaut  les  bonnes  grâces  des  jeunes  filles  qui  chantent  de 
leur  côté  :  «  Je  ne  veux  pas  d'autre  époux  qu'un  marin;  il  rapporte 
d'au-delà  des  mers  des  perles,  des  diamans,  de  la  soie  et  du  ve- 
lours. Autrement  nous  autres,  joyeuses  fillettes,  ne  pourrions  pas 
nous  faire  si  braves.  Yoilà  ce  qui  gagne  notre  cœiu'.  Je  ne  veux  pas 
d'autre  époux  qu'un  marin.  » 

Quelquefois  on  établit  un  contraste  entre  le  sort  des  marins  an- 
glais et  celui  des  nôtres,  comme  dans  ce  passage,  où  le  poète  po- 
pulaire s'est  plus  inquiété  de  frapper  fort  que  de  frapper  juste  : 
«  Quelle  heureuse  vie  mène  le  hardi  matelot  breton  !  Il  se  régale 
d'excellent  punch  et  chante  du  matin  au  soir,  sans  craindre  à  bord 
la  présence  d'un  rude  geôlier,  tandis  que  les  Français  gémissent 
sur  leurs  galères,  condamnés  à  la  rame  et  à  la  chaîne,  et  que  leurs 
officiers  ne  répondent  aux  plaintes  de  leurs  victimes  qu'eu  redou- 
blant leurs  coups  de  fouet.  » 

Il  existe  sur  le  combat  de  la  Ilogue  une  chanson  contemporaine 
commençant  ainsi  :  «  Le  jeudi  matin  des  ides  de  mai  1692,  jour  à 
jamais  fameux.  »  C'est  peut-être  la  meilleure  relation  de  cette  ba- 
taille mémorable.  D'autres  retracent  les  affiiires  plus  récentes  de 
XArclhuse  contre  la  Belle-Poule,  de  la  Ville  de  Paris,  de  VAva)il- 
Garde,  et  le  lecteur  français  aime  à  y  rencontrer  les  noms  de  Tour- 
ville,  du  comte  de  Grasse,  de  Brueys,  cités  honorablement,  quoique 
parfois  un  peu  estropiés,  à  côté  de  ceux  de  Bodney,  de  Howe,  de 
Jervis,  de  Nelson.  Toutes  ces  chansons,  écrites  en  langage  popu- 
laire, mais  pleines  de  moLivement  et  de  détails  précis,  forment  un 

(1)  Inspiré  sans  doute  par  quelque  tentative  de  débarquement  sur  nos  côtes,  celle 
de  Saint-Cast  en  1758  peut-être,  où  les  assaillans  rencontrèrent  d'autres  Bretons  devant 
lesquels  il  fallut  bien  reculer. 

TOME  XLvm.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

véritable  cours  d'histoire  de  la  marine  anglaise  à  l'usage  des  ma- 
rins et  du  peuple. 

Qui  croii'ait  que  la  France  y  retrouve  aussi  quelques  pages  igno- 
rées de  ses  gloires  navales?  La  Mort  du  cnpUnine  Dcath  nous  ré- 
vèle un  exploit  dont  on  chercherait  vainement  la  trace  dans  nos 
histoires  maritimes.  L'action  se  passe  le  23  décembre  1757.  Le  na- 
vire anglais  le  Terrible,  26  canons,  armé  en  course  et  monté  par 
200  hommes  d'élite,  vient  de  faire  une  prise,  lorsqu'il  rencontre  la 
Vengeance,  corsaire  français;  un  combat  furieux  s'engage. 

«  De  toutes  parts,  le  feu,  les  explosions,  les  balles,  brillent,  résonnent, 
frappent.  Les  haubans  sont  tout  déchirés,  les  ponts  regorgent  de  sang;  des 
monceaux  de  cadavres  tombent  dans  la  mer,  A  la  fin,  le  fatal  boulet  dési- 
gné par  le  destin  pour  la  mort  du  brave  frappe  notre  capitaine  :  il  tombe, 
son  second  le  suit  de  près,  puis  chaque  officier  l'un  après  l'autre.  Alors  ce 
n'est  plus  qu'un  carnage  affreux  qui  rougit  au  loin  l'azur  des  flots.  Telle 
fut  la  fin  du  Terrible;  seize  survivans  peuvent  seuls  en  dire  l'histoire  fu- 
neste. Les  Français  furent  vainqueurs,  mais  à  quel  prix!  Plus  d'un  brave  de 
leur  bord  suivit  les  nôtres  au  fond  de  l'Océan,  et  le  bon  vieux  temps  peut 
dii'e  :  «Depuis  la  reine  Elisabeth,  je  n'ai  pas  vu  le  pareil  du  capitaine 
Death!  » 

Ainsi  les  Anglais  ont  conservé  le  nom  et  le  souvenir  de  leur  com- 
patriote vaincu  ;  notre  indifférence  a  laissé  perdre  ceux  des  Fran- 
çais vainqueurs  et  du  brave  qui  les  commandait!  On  sait  au  reste 
avec  quel  amour  le  marin  anglais  parle  de  son  vaisseau,  seul  objet 
inanimé  qui,  dans  sa  langue,  ait  un  genre  ou  plutôt  un  sexe.  Yoici 
un  des  anciens  de  l'équipage  qui  va  faire  l'histoire  du  bâtiment. 

«  Enfans,  voulez-vous  savoir  comment  notre  navire  a  gagné  son  nom?  Je 
vais  vous  le  dire.  Quand  il  fut  lancé,  la  renommée  le  baptisa  ainsi  :  V Albion^ 
l'orgueil  de  la  mer!  Il  n'y  a  que  des  braves  dans  son  équipage.  Au  milieu 
des  canons  qui  tonnent,  c'est  un  lion  dans  les  combats  que  V Albion,  l'or- 
gueil de  la  mer. 

«  Il  fallait  le  voir  s'élancer  du  chantier  dans  les  flots,  et  embrasser  la  mer 
en  lui  disant  :  Tu  es  à  moi  !  etc.  » 

Cette  ivresse,  cette  fascination  de  la  mer,  respire  à  un  haut  degré 
dans  ces  strophes,  à  peine  traduisibles,  de  la  chanson  intitulée  the 
Sea. 

«  La  mer,  la  vaste  mer,  bleue,  fraîche,  sans  limites!  Elle  roule  autour 
des  grands  continens,  tantôt  s'élançant  jusqu'au  ciel,  qu'elle  semble  bra- 
ver, tantôt  bercée  comme  un  enfant  dans  son  lit  mobile  Je  suis  sur  la  mer, 
là  où  je  voudrais  toujours  être,  le  bleu  sur  ma  tête,  le  bleu  au-dessous... 
Jamais  je  n'ai  touché  la  terre,  la  terre  plate  et  maussade,  que  je  n'aie  senti 
mon  amour  redoubler  pour  la  mer  profonde,  et  voulu  retourner  sur  son 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  899 

sein  agité,  comme  un  oiseau  qui  revole  au  nid  de  sa  mère.  Aussi  fut-elle 
une  vraie  mère  pour  moi.  J'y  suis  né,  j'y  veux  mourir!  » 

Il  serait  superflu  de  citer  tous  les  passages  des  chansons  anglaises 
qui  renferment  des  allusions  à  la  vie  et  aux  mœurs  des  marins.  No- 
tons seulement  que  des  idées  d'amour  viennent  s'y  mêler  pour  en 
tempérer  la  rudesse.  Dans  la  romance  intitulée  Susanne  aux  yeux 
noirs,  le  navire,  cà  l'ancre  dans  les  dunes,  va  partir,  lorsqu'une  jeune 
fille  s'élance  cà  bord,  demandant  son  cher  William.  Ce  sont  alors  de 
pénibles  adieux,  des  protestations  de  tendresse. 

«  Chère  Susanne,  ne  crois  pas  ce  que  disent  les  hommes  de  terre,  que  les 
marins  ont  une  maîtresse  dans  chaque  port!  Ou  plutôt,  oui,  crois-en  leurs 
paroles,  car  tu  m'es  présente  en  tous  lieux. 

«  Si  nous  touchons  aux  rivages  de  l'Inde,  je  verrai  tes  yeux  dans  les  dia- 
mans  étincelans;  les  brises  parfumées  de  l'Afrique  me  rappelleront  ta 
douce  haleine,  et  l'ivoire  la  blancheur  de  ta  peau.  Ainsi  chaque  beauté  qui 
frappera  mes  regards  réveillera  en  moi  le  souvenir  d'un  de  tes  charmes. 

«  Mais  le  contre-maître  a  donné  le  funeste  signal  :  les  voiles  s'enflent  au 
vent;  Susanne  ne  peut  rester  plus  longtemps  à  bord.  Ils  s'embrassent,  ils 
soupirent.  Le  bateau  qui  l'entraîne  semble  regagner  à  regret  le  rivage. 
«  Adieu!  adieu!  »  s'écrie-t-elle ,  et  longtemps  encore  sa  blanche  main  s'a- 
gite dans  les  airs!,..  » 

Voilà ,  dira-t-on ,  un  marin  bien  galant  et  même  un  peu  préten- 
tieux. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  romance  du  poète  John 
Gay  est  devenue  populaire  à  bord,  et  l'on  ne  manque  pas  de  la 
chanter  sur  les  théâtres  à  l'époque  de  l'enrôlement  des  matelots. 

Au  quart  de  minuit,  à  l'approche  d'une  bataille,  un  marin  soli- 
taire se  projftiène  à  pas  comptés  sur  le  pont. 

«  Si  tu  as  laissé  à  terre  quelque  jolie  fille,  quelque  maîtresse  fidèle,  qui 
ait  passé  bien  des  nuits  à  écouter  le  vent,  quand  la  bataille  commencera, 
ne  pense  qu'à  bien  servir  ton  canon,  ou  si  quelque  pensée  d'amour  tra- 
verse ton  esprit,  que  ce  soit  pour  t'animer  à  bien  faire  en  songeant  qu'à 
la  nouvelle  de  la  victoire  elle  s'écriera  avec  orgueil  :  «  Mon  brave  Jack  en 
était!...  » 

Des  poètes  distingués,  Sheridan,  Gay,  Glover,  Cowper,  Thomas 
Campbell,  Barry  Cornwall,  n'ont  pas  dédaigné  de  traiter  ce  genre 
éminemment  national;  mais  le  chansonnier  maritime  anglais  par 
excellence  est  Charles  Dibdin,  né  en  17Zi5,  mort  en  181  â,  auteur 
de  plusieurs  des  morceaux  que  nous  venons  de  citer.  Bien  qu'il 
ne  possède  ni  l'inspiration  élevée  du  poète  lyrique,  ni  les  grâces 
plus  légères  qui  charment  les  salons ,  il  conquit  la  poptdarité  du 
bord  et  du  gaillard  d'arrière  par  suite  d'un  concours  de  circon- 
stances qui  avaient  fait  de  la  marine,  à  l'époque  où  il  parut,  le 
dernier  rempart  de  l'indépendance  anglaise.  Cette  popularité,  il  la 


900  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

méritait  aussi  par  une  réunion  de  qualités  qui  lui  ont  permis  de 
dire  avec  un  légitime  orgueil  :  «  Mes  chansons  ont  été  considérées 
comme  un  objet  d'intérêt  national;  elles  ont  été  la  consolation  de 
nos  marins  dans  les  longues  traversées,  dans  les  tempêtes,  dans 
les  batailles;  on  les  a  invoquées  dans  les  révoltes  pour  le  rétablis- 
sement de  l'ordre  et  de  la  discipline.  »  Dibdin  a  réellement  pratiqué 
L/  philosophie  nautique  et  la  morale  du  petit  huniei',  titres  qu'il  a 
donnés  à  deux  de  ses  chansons. 

La  ballade  touche  de  près  aux  poèmes  narratifs  tirés  de  la  vie 
maritime.  C'est  surtout  en  Angleterre  que  ce  mot  de  ballade,  appli- 
qué chez  nous  d'abord  à  un  air  de  danse ,  puis  à  une  poésie  non 
chantée,  servit  à  désigner  la  chanson  épique  et  romanesque.  Parmi 
les  plus  anciennes,  il  en  est  qui  se  rattachent  à  la  féerie  du  Nord, 
que  Trilby  et  Oberon  nous  ont  rendue  familière.  Robin  Goodfellow, 
ce  chef  des  lutins,  dont  Shakspeare  décrit  les  malices  sans  mé- 
chanceté en  vers  d'un  charme  incomparable,  a  inspiré  plusieurs 
chansons  qui  ont  reçu  la  consécration  populaire.  D'autres,  qui  tou- 
chent de  plus  près  au  monde  réel,  offrent,  comme  disent  nos  voi- 
sins, de  ces  touches  de  nature  égales  aux  plus  belles  conceptions  de 
l'art.  Si  nous  voulions  doimer  une  idée  de  ces  naïfs  récits,  dont  on 
ne  connaît  ni  la  date,  ni  l'auteur,  ni  l'origine,  mais  qui  s'imposent 
aux  simples  comme  aux  lettrés  avec  une  séduction  irrésistible,  parce 
qu'ils  réveillent  des  sentimens  communs  à  l'humanité  tout  entière, 
nous  choisirions  les  En  fans  dans  les  bois,  vieille  ballade  qu'admirait 
Addison,  et  qui  a  fait  couler  bien  des  larmes  dans  les  nurseries, 
thème  favori  sur  lequel  on  a  composé  en  Angleterre  des  tableaux, 
des  gravures,  des  drames,  des  pantomimes,  et,  qui  le  croirait?  jus- 
qu'à des  scènes  équestres,  comme  on  le  voit  dans  un  roman  de  Dic- 
kens. En  voici  le  sujet.  Un  gentilhomme  du  comté  de  Norfolk  meurt 
avec  sa  femme,  laissant  deux  enfans  en  bas  âge,  à  savoir  un  petit 
garçon  de  trois  ans,  beau  comme  le  jour,  et  Jane,  jolie  petite  fille, 
plus  jeune  que  son  frère.  Son  oncle,  à  qui  il  les  confie,  conçoit  le 
projet  de  se  défaire  d'eux  pour  avoir  leur  bien,  et  un  an  et  un  jour 
se  sont  à  peine  écoulés  qu'il  charge  un  scélérat  de  les  emmener  dans 
les  bois  et  de  les  tuer;  mais  celui-ci  n'en  a  pas  le  courage. 

«  Ils  marchaient  depuis  bien  longtemps,  bien  longtemps,  et  la  nuit  ve- 
nait, et  ils  avaient  faim.  —  Attendez-moi  ici,  leur  dit-il,  je  vais  vous  aller 
chercher  du  pain.  —  11  partit  du  côté  de  la  ville,  mais  ils  ne  le  virent  plus 
jamais  revenir. 

«  \'X  ces  deux  jolis  enfans  s'en  allaient  errant  çà  et  là,  se  tenant  par  la 
main.  D'abord  ils  s'amusèrent  à  cueillir  des  fleurs  et  des  mûres  sauvages, 
et  leurs  petites  lèvres  de  rose  en  étaient  toutes  noircies;  mais,  quand  la 
nuit  devint  tout  à  fait  noire,  ils  s'assirent  et  se  prirent  à  pleurer. 

«  Ainsi  errèrent  ces  deux  pauvres  enfans  égarés  jusqu'à  l'heure  où  la 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    L'ANGLETERRE.  901 

mort  vint  finir  leurs  peines.  Ils  expirèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  ces 
chers  petits  innocens,  et  leurs  corps  gracieux  ne  reposèrent  pas  dans  un 
tombeau  ;  seulement  le  rouge-gorge  couvrit  de  feuilles  leurs  restes  aban- 
donnés au  fond  des  bois.  » 

Les  ballades  sur  Robin  Hood,  qui  forment  un  véritable  cycle  po- 
pulaire, nous  reportent  aux  premiers  temps  de  la  domination  nor- 
mande, soit  qu'avec  l'historien  de  la  conquête  on  considère  ce  hardi 
aventurier  comme  le  représentant  de  la  nationalité  saxonne,  soit 
qu'on  voie  simplement  en  lui  un  outlaw  devenu  braconnier  par  né- 
cessité, et,  ainsi  que  le  dit  naïvement  je  ne  sais  quel  vieux  chro- 
niqueur, «  un  bon  voleur  qui  faisait  beaucoup  de  bien  aux  pauvres 
gens.  »  Ces  ballades  ont  été  l'objet  de  publications  spéciales  en 
Angleterre,  et  sans  s'y  arrêter  il  suffira  de  remarquer  ici  que  cette 
popularité  du  libre  chasseur,  du  coureur  de  bois,  n'avait  pu  naître 
qu'à  ime  époque  où  les  lois  sur  la  chasse  constituaient  une  des 
formes  les  plus  dures  de  la  tyrannie  étrangère,  et  où  Vouthiiv,  re- 
foulé dans  les  forêts,  était  considéré  comme  un  homme  dépouillé 
de  son  bien,  qui  le  reprenait  où  et  comme  il  le  pouvait.  Aussi  l'in- 
fraction à  ces  lois  n'a  pas  cessé  de  passer  en  Angleterre  pour  un 
péché  des  plus  véniels.  Shakspeare  ne  s'en  faisait  pas  faute,  si  l'on 
en  croit  les  anecdotes  recueillies  sur  sa  jeunesse.  Dans  mainte  bal- 
lade, telle  que  Johimicde  Breadlslee,  les  forestiers  jouent  le  rôle  de 
traîtres,  et  les  délinquans,  comme  dans  les  Trois  archers,  sont  «  de 
joyeux  compères,  des  amis  de  la  venaison  et  de  la  liberté.  »  Dans  le 
comté  de  Nottingham,  principal  théâtre  des  exploits  de  Robin  Hood, 
on  répète  encore  une  chanson  de  braconnier,  de  poarher,  attribuée 
par  la  tradition  à  un  gentilhomme  du  pays,  adversaire  déclaré  des 
lois  sur  la  chasse.  Ainsi  le  braconnage  n'est  pas  seulement  le  fait 
de  jeunes  étourdis  ou  de  pauvres  diables  qui  tuent  du  gibier  pour 
vivre;  mais,  ce  qui  est  bien  caractéristique  assurément,  on  en  a  fait 
une  protestation  et  un  acte  d'opposition  politique. 

Du  reste,  les  sporting  songs  en  général  forment  une  partie  no- 
table du  répertoire  lyrique  de  nos  voisins.  On  ne  s'étonnera  pas 
que  Fielding,  à  qui  l'on  doit  le  type  du  squire  Western,  ait  com- 
posé des  chansons  de  chasse.  11  y  en  a  sur  la  pêche,  sur  le  turf,  sur 
le  jeu  de  cricket,  et  même  sur  le  patinage.  Parmi  celles  qui  sont 
consacrées  aux  fêtes  rurales  et  domestiques,  beaucoup,  antérieures 
au  règne  d'Elisabeth,  ont  péri,  comme  nous  l'avons  dit,  à  l'époque 
de  la  réforme.  Qui  pourrait  énumérer  tous  ces  eshatlcmens  du  bon 
vieux  temps,  ces  naïves  pratiques,  ces  cérémonies  traditionnelles 
que  le  chant  accompagnait  presque  toujours,  et  dont  la  plupart  ne 
revivent  plus  que  dans  les  ouvrages  de  Brand  {Popular  antiquiiics), 
de  Strutt  [Sports  and  pastimcs  of  England),  ou  dans  les  tableaux 
de  Maclise  et  les  aquarelles  de  Taylor?  C'étaient  les  fêtes  de  mai. 


902  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Des  couples  joyeux  défilaient  sous  un  dais  de  feuillage  et  formaient 
des  rondes  autour  du  chêne  séculaire  dont  leurs  refrains  rappe- 
laient le  nom  celtique  {Dcrnj,  Dcrry  down).  Puis  venait  la  solen- 
nité de  Noël  dans  le  vieux  manoir  féodal,  où  la  tète  de  sanglier  était 
servie  en  grande  pompe  au  milieu  des  chants  sacramentels,  des 
grimaces  du  clonn  et  des  acclamations  de  tous  les  convives.  Rappe- 
lons encore  la  Saint-Valentin  avec  ses  déclarations  poétiques  et  ses 
correspondances  amoureuses,  la  veille  des  Rois,  où,  comme  dans 
le  Bessin  normand,  et  presque  dans  les  mêmes  termes,  les  fermiers 
des  comtés  de  Devon  et  de  Cornouaille  allaient  processionnellement, 
des  brandons  à  la  main,  conjurer  les  animaux  nuisibles  et  appeler 
sur  leurs  vergers  la  bénédiction  du  ciel  par  des  incantations  ri- 
mées.  Combien  de  délassemens  utiles  ou  tout  au  moins  de  super- 
stitions innocentes  parmi  toutes  ces  vieilles  coutumes,  que  l'intolé- 
rance calviniste  et  puritaine  a  bannies  des  villes  et  des  campagnes 
sous  prétexte  de  papisme  et  de  superstition!  Cependant  M.  Dixon  a 
pu  recueillir  quelques-uns  de  ces  poèmes  et  ballades,  qui  sont  en- 
core chantés  en  Angleterre  par  les  paysans  (1).  Telles  sont  la  Chan- 
son du  Mai,  celle  des  Faneurs,  de  la  Moisson  [Ilarvest-homé),  de 
la  Meule  [Barlejj-moiv),  accompagnées  souvent  de  refrains  intra- 
duisibles et  de  particularités  traditionnelles.  Pour  celle-ci  par  exem- 
ple, on  boit  à  la  santé  de  la  meule  dans  une  mesure  de  liquide 
dont  la  capacité  augmente  à  chaque  couplet;  puis,  quand  arrive  le 
dernier,  on  recommence  en  sens  inverse  :  on  part  de  la  coupe  la 
plus  large  et  on  finit  par  la  plus  petite.  La  fête  de  la  moisson  est 
quelquefois  accompagnée  d'un  chant  dialogué  entre  le  hushand- 
rnan,  propriétaire  cultivateur,  et  le  servingman,  celui  qui  travaille 
pour  un  autre;  la  morale  est  celle  de  la  fable  de  La  Fontaine,  le 
Chien  et  le  Loup.  Cet  orgueil  de  yeoman  et  de  freeholder,  de  cette 
classe  qui  constitue  la  force  vive  de  l'Angleterre,  est  bien  rendu 
dans  la  chanson  du  Yeêman  de  Suffolk. 

«  Voisins,  puisque  je  suis  requis  de  chanter,  je  vais  vous  dire  la  reine 
des  chansons,  car  elle  est  en  Thonneur  d'une  race  qui  ne  le  cède  à  aucune 
autre.  Lorsque  l'ordre  commença  sur  la  terre,  chaque  laboureur  était  roi  ; 
il  honorait  la  meule  et  la  charrue;  sa  ferme  était  sa  cour,  et  tous  se  ser- 
raient avec  respect  autour  de  son  foyer  protecteur  :  tel  est  le  fermier  de 
Suffolk.  » 

Chaque  province  a  ses  types  favoris  dont  les  qualités  ou  les  dé- 
fauts forment  le  sujet  de  maint  refrain  populaire;  tel  est  le  marchand 
de  chevaux  du  Vorkshire,  qui  est  proche  parent  de  notre  maqui- 
gnon de  Basse-Normandie.  Parmi  les  défauts  dont  nous  venons  de 

(1)  Aticmit  poems,  ballads  and  songs  of  ihe  Poasantry  of  England.  London  1840, 
in-S". 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  903 

parler,  l'ivrognerie  tient  une  place  notable,  et  l'on  voit  souvent, 
placardées  sur  les  murs  des  cabarets  rustiques,  de  vieilles  chansons 
où  des  textes  de  la  Bible  sont  invoqués  dans  le  sens  d'une  propa- 
gande tout  opposée  à  celle  des  sociétés  de  tempérance.  Une  autre 
chanson  bien  anglaise  est  le  Smoking  spiritualised,  le  Spiri/uah'sme 
de  la  pipe,  composée  en  1707  par  le  révérend  Ralph  Erskine,  et 
qui  se  réimprime  encore  aujourd'hui  : 

«  La  fumée  qui  s'élève  en  l'air  vous  montre  la  vanité  des  choses  mon- 
daines que  le  moindre  souffle  fait  évanouir.  Faites  cette  réflexion  et  fumez 
votre  tabac. 

«  Lorsque  l'intérieur  de  votre  pipe  se  noircit,  pensez  à  l'àme  souillée  par 
le  péché  :  alors  le  feu  seul  peut  la  purifier.  Faites  cette  réflexion  et  fumez 
votre  tabac.  » 

Nous  voilà  bien  loin  de  la  jovialité  gauloise,  où  le  vice  s'étale  par- 
fois avec  une  franchise  qu'on  pourrait  trouver  excessive.  Cependant 
le  Vieux  Wirhei  et  sa  femme,  chanson  populaire  du  nord  de  l'An- 
gleterre, rappelle  ces  bonnes  histoires  de  maris  trompés  si  com- 
munes dans  notre  ancienne  littérature,  et  nous  ne  serions  pas  étonné 
que  cette  vieille  plaisanterie  eût  pris  naissance  de  ce  côté-ci  du  dé- 
troit : 

«  J'allai  à  l'écurie,  et  je  vis  un,  deux,  trois  chevaux.  J'appelai  ma  tendre 
épouse  et  lui  dis  :  —  Que  font  là  ces  trois  chevaux  sans  ma  permission?  — 
Vieux  fou,  vieil  aveugle,  ne  vois-tu  pas  que  ce  sont  trois  vaches  que  ma  mère 
m'a  envoyées?  —  Oh!  oh!  voilà  qui  est  fort  :  trois  vaches  avec  des  selles  sur 
le  dos!  On  n'a  jamais  vu  pareille  chose.  Le  vieux  Wichet  est  parti  cuckold, 
cuckold  il  est  revenu. 

«  J'allai  dans  l'écurie  et  je  vis  suspendues  une,  deux,  trois  épées.  J'ap- 
pelai ma  tendre  épouse,  etc..  —  Ne  vois-tu  pas  que  ce  sont  trois  broches 
que  ma  mère  m'a  envoyées.  —  Oh!  oh!  voilà  qui  est  fort  :  trois  broches 
avec  des  fourreaux!  Le  vieux  Wichet,  etc.» 

Le  pauvre  homme  en  voit  bien  d'autres.  Chaque  partie  de  la  mai- 
son lui  réserve  une  surprise  toujours  exprimée  avec  la  même  bon- 
homie, toujours  expliquée  avec  le  même  aplomb.  Il  arrive  enfin 
dans  la  chambre  et  voit  un,  deux,  trois  hommes  dans  le  lit. 

«  Que  font  là  ces  trois  hommes  sans  ma  permission?  —  Vieux  fou,  vieil 
aveugle,  ne  vois-tu  pas  que  ce  sont  trois  filles  de  basse-cour  que  ma  mère 
m'a  envoyées?  —  Oh  !  oh!  voilà  qui  est  fort  :  trois  filles  de  basse-cour  avee 
barbe  au  menton!  On  n'a  jamais  vu  pareille  chose.  Le  vieux  Wichet  est 
parti  cuckold,  cuckold  il  est  revenu,  y 

La  chanson  va  nous  conduire  à  Londres  avec  ce  brave  fermier  de 
Norfolk  dont  l'odyssée,  sous  le  règne  de  Jacques  I",  est  le  sujet 


904  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  ballade  populaire  (1),  ou  avec  l'Écossais  Robin  Conscience 
qui,  vers  la  fin  du  xvii'^  siècle,  décrivait  minutieusement  ses  im- 
pressions dans  la  capitale  (2).  Écoutez  les  cris  de  la  Cité  :  «  Achetez 
un  balai  {Buy  a  broom);  cerises  mûres  {Cherry  ripe)\  etc.  Ce  der- 
nier air,  chanté  par  M"""  Vestris  dans  Paul  Pry,  jouissait  à  Londres, 
il  y  aun  certain  nombre  d'années,  d'une  immense  popularité.  C'est 
le  même  qui  est  connu  en  France  sous  ce  titre  :  Nos  amours  ont 
duré  toute  une  semaine.  D'autres  chansons  nous  initient  aux  mœurs 
des  boutiquiers  et  des  marchands.  C'est  la  veuve  inconsolable  d'un 
riche  marchand  de  la  Cité  qui,  au  bout  de  quelques  mois,  se  remarie 
avec  le  premier  commis  et  <(  fait  réchauffer  pour  le  festin  des  noces 
les  restes  du  repas  des  funérailles.  »  Après  les  Aventures  de  Nigcl, 
rien  ne  fait  mieux  connaître  la  vie  des  apprentis  de  Londres  que  la 
chanson  de  Sally  in  our  alley.  Les  apprentis  forment  la  transition 
entre  les  petits  métiers  et  ces  corporations  puissantes  auxquelles 
les  princes  tiennent  à  honneur  d'appartenir,  qui  ont  fourni  des 
lords-maires  à  la  Cité,  des  présidens  à  la  chambre  des  communes, 
des  ministres  àlaGrande-Bretaorne.  Qui  ne  connaît  la  lé^rende  rimée 
et  chantée  de  Whittington  et  son  cluit,  variation  tout  anglaise  de  notre 
Cluit  boite,  et  ce  refrain  que  les  cloches  de  Londres  lui  jetaient, 
alors  que  découragé  il  allait  abandonner  la  partie  : 

Turn  again,  Whittington, 
Thrice  lord  mayor  of  London. 

C'est  une  de  ces  traditions  profondément  nationales  qui  entretien- 
nent dans  les  classes  inférieures  l'esprit  de  suite  et  d'entreprise, 
l'amour  de  l'indépendance  conquise  par  le  travail,  nobles  passions 
auxquelles  l'Angleterre  doit  sa  gloire  et  sa  prospérité. 

La  chanson  de  Whittington  porte  ce  titre  caractéristique  :  l'Avan- 
cement de  sir  Richard  Whittington.  Une  autre  est  intitulée  :  l'Hon- 
neur d'un  apprenti  de  Londres,  ses  belles  actions  en  Turquie,  et 
comment  il  épousa  la  fdle  du  sultan.  Citons  encore  celle  où  l'on 
voit,  au  xV'  siècle,  un  de  ces  marchands,  comme  notre  Jean  Ango, 
prêter  des  millions  au  roi  pour  faire  la  guerre  à  la  France,  puis  brûler 
les  billets  dans  une  fête  donnée  au  retour  de  l'expédition.  Du  reste 
les  hommes  des  métiers  ne  contribuaient  pas  seulement  de  leur 
bourse,  mais  aussi  de  leurs  personnes.  Un  des  plus  anciens  de 
ces  songs  oftrades  rappelle,  dans  sa  chronologie  un  peu  confuse, 
«  comment  les  apprentis  de  Londres  signalèrent  leur  bravoure  au 

(1)  The  Norfolk  Farmer's  Journetj  ta  London,  dans  les  Roxburghe  ballads,  publices 
par  J.  Payne  Collier.  London  1847,  in-4". 

('2)  Songs  of  the  London  prenlices  and  trades,  publiées  par  Charles  Mackay  pour  la 
Société  Pcrey.  Londres  ISil,  in-S",  p.  69. 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l'aNGLETERRE.  905 

siège  de  Tours,  en  France,  et  tinrent  d'une  main  ferme  à  Boulogne 
l'étendard  de  Saint-George.  Tournay  et  les  villes  de  France  que  le 
roi  Henry  sut  noblement  conquérir  redisent  encore  leurs  .prouesses.  » 
Certes  voilà  de  quoi  racheter  des  actes  de  turbulence  comme  ces 
héros  de  la  Cité  s'en  permettaient  souvent,  car  il  y  avait  le  bon  et 
le  mauvais  apprenti,  comme  Hogarth  nous  l'a  si  bien  montré,  et,  si 
la  muse  populaire  redisait  les  vertus  du  premier,  elle  était  quel- 
quefois forcée  d'enregistrer  les  méfaits  du  second.  Tel  était  ce 
(îeorge  Barnwell  qui  vola  son  maître  et  tua  son  oncle,  et  dont  la 
complainte  fournit  à  Lillo  le  sujet  d'un  drame  imité  chez  nous  par 
Saurin. 

Mais  tout  cela  est  du  passé.  Les  chemins  de  fer  font  disparaître, 
avec  la  distance,  les  différences  de  mœurs  entre  les  campagnes  et 
les  villes.  Dans  les  premières,  les  progrès  même  de  l'agriculture, 
auxquels  il  faut  ajouter  ceux  des  charges  publiques,  en  demandant 
au  paysan  une  somme  de  travail  plus  considérable,  ne  laissent  guère 
de  place  aux  danses  ni  aux  chants  joyeux  du  soir;  quant  aux  ré- 
créations du  dimanche,  la  pruderie  anglicane  y  a  depuis  lontemps 
mis  bon  ordre.  Dans  les  villes,  le  time  is  money  règne  encore  plus 
despotiquement,  et  la  chanson,  pour  qui  jadis  la  fuite  du  temps 
n'était  qu'un  encouragement  au  plaisir,  en  est  réduite  à  marquer  le 
retour  du  travail,  comme  le  cadran  d'une  manufacture  : 

«  Par  ce  verre  qui  circule  gaîment,  nous  pouvons  voir  comment  passent 
les  minutes.  Ce  tonneau  vide  nous  dit  que  la  nuit  est  avancée.  Bientôt  le 
jour  affairé  va  nous  arracher  à  nos  divertissemens.  Enfans  du  souci,  le  jour 
est  fait  pour  vous.  » 

La  chanson  populaire  suivra-t-elle  la  société  moderne  dans  ses 
transformations?  Née  du  loisir  et  de  l'insouciance,  s'accommodera- 
t-elle  de  notre  vie  anxieuse  et  incessamment  préoccupée  des  inté- 
rêts matériels?  Le  café-concert  sera-t-il  son  dernier  mot,  ou  plutôt 
ne  trouvera-t-elle  pas  des  formes  nouvelles  pour  répondre  à  de 
nouveaux  besoins?  En  chanson  comme  en  politique,  il  y  a  la  bonne 
et  la  mauvaise  popularité.  Si  l'on  jugeait  le  goût  littéraire  et  le  sens 
moral  d'une  nation  par  les  refrains  qui  courent  les  rues  à  un  mo- 
ment donné,  on  s'exposerait  à  être  sévère,  disons  mieux,  injuste. 
L'idéal  trouvera  sa  voie,  même  à  travers  le  réseau  des  railways  et 
la  fumée  des  usines.  En  attendant,  parlons  toujours  au  peuple  un 
langage  digne  de  lui,  et,  si  nous  voulons  qu'il  ait  une  poésie,  sa- 
chons la  lui  montrer  quelquefois,  non  telle  qu'elle  est,  mais  telle 
qu'elle  devrait  être. 

Nous  avons  cherché  par  exemple  si  les  mœurs  électorales,  déjà 
anciennes  en  Angleterre,  avaient  donné  lieu  à  quelque  production 


90G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  genre  qui  fût  digne  d'être  citée.  La  Clunuon  du  pauvre  élec- 
teur {thc  poor  voter  s  song),  qui  parut  il  y  a  environ  vingt  ans,  dé- 
diée à  lord  Russell,  mériterait  d'être  populaire  : 

«  Ils  me  savaient  pauvre,  et  ils  m'ont  cru  vil.  Ils  m'ont  jugé  d'après 
leurs  pareils,  qui  n'adorent  que  l'ignoble  Mammon.  Ainsi  ils  m'ont  offert  de 
l'argent  pour  mon  vote,  enfans,  pour  mon  vote!  Honte  à  mes  supérieurs 
{mij  béliers),  qui  veulent  acheter  ma  conscience! 

«  Mon  vote!  mais  il  n'est  pas  à  moi,  pour  que  j'en  dispose  à  ma  fantaisie. 
Je  le  dois  à  mon  pays,  et,  tant  que  je  pourrai,  je  le  garderai  pour  le  donner 
au  plus  digne,  comme  doit  faire  un  homme,  enfans,  un  homme,  entendez- 
vous  ? 

«  Si  j'avalais  l'hameçon  qu'ont  amorcé  pour  moi  de  vils  corrupteurs, 
comment  oserais-je  regarder  mes  fils  en  face?  Comment  leur  montrerais-je 
le  droit  chemin,  alors  que  j'entendrais  nuit  et  jour  une  voix  qui  me  repro- 
cherait mon  crime?  Entendez-vous,  enfans?  mon  crime!  »  (Il  y  en  anglais 
mon  péché,  my  siti.) 

Les  idées  radicales  et  socialistes  ne  pouvaient  manquer  d'avoir 
leurs  interprètes  dans  un  pays  qui,  dès  le  temps  de  Wat  Tyler,  avait 
répété  le  hardi  refrain  :  «  Quand  Adam  bêchait  et  qu'Lve  filaif,  où 
était  alors  le  gentilhomme?  »  et  la  chanson  populaire  offrait  un 
moyen  de  propagande  tout  trouvé.  Sans  parler  des  Joli)/  Bcggars 
de  Burns  et  des  Luddists  de  Byron,  qui  offrent  un  curieux  sujet  de 
comparaison  avec  les  Gueux  et  les  Contrebandiers  de  Déranger,  la 
Chanson  de  r aiguille  de  Thomas  Hood,  le  Convoi  du  pauvre  de  Th. 
Noël,  Gaffer  Gray  de  Th.  Holcroft,  peignent  sans  doute  d'une  ma- 
nière poignante  les  misères  du  peuple.  Phœhé  Morel  la  négresse 
est  une  protestation  contre  l'esclavage,  inspirée  par  l'Onele  Tom 
de  M'"'  Ceecher-Stowe.  M.  Gérard  Massey,  qui  reconnaît  pour  ses 
instructeurs  politiques  Thomas  Paine,  Volney  et  Louis  Blanc,  va  un 
peu  plus  loin  :  il  est  tel  de  ses  refrains  audacieux  qui  rappelle  la 
devise  des  ouvriers  lyonnais  :  «  Vivre  en  travaillant  ou  mourir  en 
combattant!  »  Mais  parmi  ces  chansons  un  petit  nombre  seulement 
a  pénétré  dans  les  districts  industriels  et  dans  les  affiliations  d'ou- 
vriers. Les  autres  ont  trouvé  des  lecteurs  plus  ou  moins  sympathi- 
ques dans  le  royaume -uni;  il  leur  a  manqué  la  consécration  de  la 
foule. 

III.     —     CHAJÎSONS     ÉCOSSAISES     ET     IRLANDAISES. 

Le  vieil  amour  des  Celtes  pour  la  mélodie  et  le  chant  semble 
avoir  donné  à  l'Ecosse  et  à  l'Irlande  ce  qu'on  a  contesté  plus  ou 
moins  justement  à  l'Angleterre,  une  poésie  lyrique  et  une  musique 
nationales.  Le  nord  de  la  Grande-Bretagne  fut  toujours  renommé 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l'aNGLETERRE.  007 

pour  ses  chansons,  et  Walter  Scott  remarque  que  la  ballade  a  mieux 
conservé  sa  popularité  en  Ecosse  que  de  l'autre  côté  de  la  Tweed. 
11  en  voit  la  cause  dans  les  mœurs  d'une  contrée  sauvage  et  recu- 
lée, qui  ne  pouvaient  être  les  mêmes  que  celles  des  populations  ré- 
pandues sur  un  territoire  plus  riche  et  mieux  cultivé.  Quatre  vo- 
lumes, dit- on,  composent  la  bibliothèque  d'un  liouilleur  [rolUer] 
écossais  :  la  Confession  de  foi  et  la  Bible  pour  les  parens,  la  Vie 
de  Wallacc  pour  le  fils,  et  un  recueil  de  ballades  pour  la  fille  (I). 
Tandis  que  ces  recueils  en  Angleterre  sont  empruntés  aux  biblio- 
thèques, aux  cabinets  des  curieux  et  des  érudits,  en  Ecosse  ils  sont 
la  plupart  du  temps  tirés  de  sources  orales,  et,  si  nous  pouvons 
parler  ainsi,  imprimés  sur  le  vif.  Walter  Scott,  James  Hogg  le  ber- 
ger d'Ettrick,  Jamieson,  John  Leyden,  ont  pu  recueillir  ainsi  un 
grand  nombre  de  chants  écossais  de  la  bouche  des  paysans,  des 
colporteurs,  des  vieilles  femmes,  et  surtout  des  joueurs  de  corne- 
muse attachés  de  père  en  fils  à  d'anciennes  familles  ou  à  des  villes  : 
tel  était  le  vieux  Robin  Coastie,  mort  en  1820,  piper  de  Jedburgh, 
où  ses  ancêtres  remplissaient  cet  oflice  depuis  trois  siècles. 

La  musique  écossaise  a  des  modulations  caractéristiques  qui  con- 
sistent en  de  fréquens  passages  du  majeur  au  mineur,  en  de  brus- 
ques intervalles  de  la  tonique  à  la  dominante,  appropriés  à  la  tabla- 
ture de  la  cornemuse  [hagpipe],  qui  n'a  que  neuf  notes.  Plusieurs 
airs,  malgré  quelques  chutes  étranges  pour  nos  oreilles,  ont  une 
mélodie  suave  et  mélancolique.  Des  écrivains  italiens,  Tassoni  et 
Gesualdo,  ont  fait  honneur  au  roi  Jacques  1"  d'Ecosse  de  ce  carac- 
tère particulier  de  la  musique  écossaise.  D'autres  l'attribuent  à  la 
vie  solitaire  que  mènent  les  bergers  par  qui  ou  pour  qui  la  plupart 
de  ces  airs  ont  été  composés.  On  en  cite  dont  David  Rizzio  aurait 
été  l'auteur;  il  en  est  d'autres  qui  reproduisent,  avec  des  paroles 
plus  ou  moins  profanes,  d'anciens  chants  de  l'église  catholique,  — 
John,  corne,  kiss  me  now,  —  Aidd  lang  syne^  —  Jolin  Andersen 
my  Joe,  —  We're  a  noddin.  Quoi  qu'il  en  soit,  rien  n'est  plus 
agréable  à  entendre,  même  au  point  de  vue  purement  musical,  que 
plusieurs  de  ces  mélodies  :  Cluirlie  is  my  darling,  ihe  Bbie  Bells 
of  Srothind,  Auld  Robin  Gray,  enfin  Robin  Adtiir,  que  Boïeldieu 
a  intercalé  dans  le  troisième  acte  de  la  Dame  blanche.  D'ailleurs  il 
suffit  de  rappeler,  pour  l'honneur  de  la  musique  écossaise,  que 
Haydn  et  Beethoven  n'ont  pas  dédaigné  de  composer  des  accompa- 
gnemens  pour  des  collections  d'airs  écossais. 

(1)  Nous  avons  sous  les  yeux  quelques-uns  de  ces  recueils  populaires  :  The  budr/et  of 
Uirth,  The  friskey  Songster,  The  tvinters  evening  Companion,  publiés  à  Glasgow  chez 
Lumsden  dans  un  format  portatif,  au  prix  de  six  pence,  et  accompagnés  de  gravures 
grossièrement  coloriées. 


908  IIEVUE    DES    DELX    MONDES. 

Les  chansons  écossaises  ont  un  goût  de  terroir  bien  prononcé, 
comme  les  mélodies  mêmes  qui  les  accompagnent.  Ce  n'est  pas 
qu'on  ne  retrouve  dans  les  plus  anciennes  quelques  affinités  avec 
les  chants  Scandinaves,  dans  celles  d'une  date  plus  récente  des 
coïncidences  avec  de  vieux  refrains  français  (1),  qui  s'expliquent  du 
reste  par  les  relations  amicales  sans  cesse  entretenues  entre  les 
deux  pays.  Il  faut  néanmoins  distinguer  dans  les  chansons  écossaises 
deux  sources  d'inspiration  et  deux  manières  tout  à  fait  différentes. 

Dans  les  ballades,  les  mœurs  primitives  et  sauvages  ont  laissé 
leur  empreinte.  Ce  qui  domine,  c'est  la  rêverie  Scandinave,  la  ru- 
desse germanique  et  quelquefois  la  richesse  d'images  des  poésies 
serbes  et  helléniques.  A  cette  veine  primitive  se  rapportent  Ed- 
ivard,  Edward!  que  Herder  a  traduit  en  allemand,  —  la  Cruelle 
iMcrc,  la  Cruelle  Sœur,  ihe  Water  of  Wearie  Well,  chants  bizarres 
et  saisissans  qu'il  faut  lire,  non  dans  les  versions  affaiblies  de  Percy, 
mais  dans  la  forme  naïve  que  la  critique  moderne  a  su  restituer.  Un 
petit  poème  d'une  étrange  tristesse  suffira  pour  donner  une  idée  de 
ces  poésies  originales  reproduites  par  M.  Dixon  (2). 

LES     DEUX     CORDEAUX. 

«  Comme  je  me  promenais  tout  seul,  j'entendis  deux  corbeaux  se  parler; 
l'un  dit  à  son  camarade  :  «  Où  irons-nous  dîner  aujourd'hui?  » 

—  «  Derrière  ce  vieux  mur  en  terre  gît  un  chevalier  nouvellement  tué , 
et  personne  ne  sait  qu'il  gît  en  ce  lieu,  excepté  son  épervier,  son  chien  et 
sa  dame. 

«  Son  chien  est  allé  à  la  chasse,  son  épervier  lie  pour  un  autre  maître 
les  oiseaux  sauvages,  sa  dame  a  pris  un  autre  serviteur;  ainsi  nous  pour- 
rons faire  un  bon  repas. 

«  Toi,  tu  te  percheras  sur  sa  blanche  poitrine,  moi,  je  lui  arracherai 
avec  mon  bec  ses  beaux  yeux  bleus,  et  des  boucles  de  ses  cheveux  blonds 
nous  boucherons  les  fentes  de  nos  nids. 

(f  De  ses  amis  plus  d'un  mène  grand  deuil,  mais  nul  ne  saura  jamais  où  il 
est  tombé,  et  sur  ses  os  dépouillés  et  blanchis  le  vent  soufflera  incessam- 
ment. » 

C'est  à  cette  catégorie  que  se  rattachent  les  Chants  des  border 
écossais  et  anglais,  recueillis  par  Walter  Scott  et  par  W.  Frederick 
Sheldon  (3),  car  les  limites  des  deux  territoires  se  confondent,  et, 

(1)  Entre  autres  la  ronde  Nous  n'irons  plus  au  bois,  les  lauriers  sont  coupés, — 
le  Conjurateur  et  le  Loup,  —  la  Chanson  des  nombi'es,  etc.  Voyez  Chambers,  Popidar 
rhymes  of  Scotland,  p.  170,  l',i9,  etc. 

(2)  Scottish  traditiunal  versions  of  ancient  ballads.  London  1845,  in-8". 

(3)  Minstrelsy  of  the  Scottish  Border.  —  Minslrelsij  of  the  English  Border.  London 
1847,  in-S". 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l'aNGLETERRE.  909 

comme  les  frccboolcrs  d'autrefois,  les  chansonniers  et  les  collec- 
teurs ont  souvent  fourragé  indirectement  sur  l'une  et  l'autre  fron- 
tière. On  chasse  sur  les  deux  versans  des  Gheviots,  et  tous  ces  lieux 
auxquels  s'attache  une  notoriété  romanesque  et  sanglante,  Flodden, 
Otterburn,  Halidon-Hill,  séparés  ou  non  par  la  Tweed,  sont  compris 
dans  un  rayon  de  quelques  milles  d'étendue.  Nous  n'insisterons 
pas  ici  sur  ces  scènes  de  violences  et  quelquefois  d'héroïsme  sau- 
vage que  les  romans  de  Scott  nous  ont  rendues  familières.  Jolinic 
Tel  fer,  les  Adieux  de  lord  Maxwell ,  les  Plaintes  de  lady  Anne 
Bothœell,  surtout  Chevjj-Chace,  cette  véritable  épopée  du  border 
écossais  dont  la  grandeur  sauvage  parlait  si  vivement  à  l'âme  de  sir 
Philip  Sidney,  sont  dans  toutes  les  mémoires.  Les  chants  du  border 
anglais  sont  moins  connus.  On  y  voit,  à  la  bataille  d'Otterburn,  le 
nom  normand  des  Umfreville  mêlé  à  celui  des  Douglas  et  des  Percy. 
The  Laidley  Wonn  reproduit  quelques  traits  de  notre  Mélusine,  et 
le  Déerel  de  Bortlnviek  est  tout  à  fait  le  pendant  de  notre  légende 
normande  de  la  Côte  des  deux  Amans. 

Les  chansons  d'amour  forment  dans  la  poésie  écossaise  un  groupe 
d'un  tout  autre  caractère.  On  y  remarque  une  inspiration  générale- 
ment douce  mêlée  à  des  sentimens  de  dévotion  assez  exaltés.  Ainsi 
une  jeune  fille  paile  de  son  amant  avec  une  maussaderie  toute  pu- 
ritaine. «  11  ne  dit  pas  ses  grâces  à  ses  repas;  jamais  il  ne  prend 
le  Livre  {the  Beuk,  c'est-à-dire  la  Bible);  ses  lèvres  ne  sont  pas 
des  lèvres  à  psaumes.  La  bouche  qui  ne  chante  pas  les  louanges  du 
Seigneur  n'est  pas  faite  pour  courtiser  une  jeune  fdle.  » 

Les  images  de  la  vie  champêtre  et  domestique  marquent  en  quel- 
que sorte  d'une  empreinte  uniforme  la  plupart  de  ces  composi- 
tions. Ce  sont  de  longues  journées  passées  en  compagnie  de  jolies 
filles  [bonny  lasses)  aux  cheveux  blonds  sur  les  bords  de  l'Ayr  ou 
de  la  Clyde,  ou  sur  des  gerbes  de  foin  nouvellement  coupé  et  dont 
la  senteur  pénétrante  nous  arrive  avec  le  chant  des  oiseaux,  les 
sons  de  la  cornemuse  et  le  tintement  lointain  des  cloches  du  vil- 
lage. Pour  se  faire  une  idée  de  cette  poésie,  il  faut  lire  Marie  la 
Montagnarde  de  Burns,  les  Collines  de  /'  Yarrow,  les  Rives  de  l'Ayr, 
car,  ainsi  que  le  remarque  Washington  Irvving,  «  beaucoup  de  ces 
simples  effusions  de  la  muse  pastorale  écossaise  sont  liées  aux  sou- 
venirs de  localités  chères  au  poète,  de  telle  sorte  qu'il  n'y  a  pas  une 
montagne,  une  vallée,  un  ruisseau,  un  village  dont  le  nom  ne  soit 
associé  à  quelque  air  favori  dont  il  devient  comme  la  note  fonda- 
mentale en  réveillant  une  foule  d'associations  délicieuses.  » 

Quelquefois  cependant  l'amant  est  séparé  de  sa  maîtresse  par  des 
distances  considérables.  11  entreprend  de  longues  excursions  noc- 
turnes pour  la  voir  furtivement  à  la  fenêtre  de  son  eottage.  Les  ha- 


1)10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sards  de  ces  pérégrinations  aventureuses  à  travers  un  pays  ro- 
mantique et  accidenté ,  les  joies  et  parfois  les  entraînemens  du 
rendez-vous,  les  attaques  d'un  père  ou  d'un  rival  jettent  dans  ces 
petits  drames  du  mouvement  et  de  la  variété.  L'amour  en  cheveux 
blancs  est  encore  un  thème  favori  de  la  chanson  écossaise.  Le  Vieux 
Bohin  Grny  a  été  popularisé  en  France  par  une  imitation  assez 
faible  de  Florian.  John  Anderson,  my  Joe,  de  Burns,  est  un  reflet 
heureux  de  la  fable  grecque  de  Philémon  et  Baucis. 

«John  Anderson,  mon  vieux  John,  nous  avons  monté  la  colline  ensemble, 
et  nous  avons  connu  l'un  avec  l'autre  plus  d'un  jour  joyeux.  Maintenant, 
John,  il  faut  redescendre;  mais  nous  cheminerons  la  main  dans  la  main, 
et,  arrivés  au  pied,  nous  y  dormirons  ensemble,  John  Anderson,  mon  vieux 
John.  « 

Mais  c'est  dans  la  courte  chanson  de  Smyth,  intitulée  le  Père 
mourant  à  sa  fille,  qu'il  faut  chercher  le  véritable  spécimen  de  ce 
que  les  Anglais  appellent  sangs  of  affections. 

«  Tu  as  marché  à  mes  côtés  dans  la  vie;  tu  as  été  l'ange  de  mon  foyer. 
Tu  savais  trouver  pour  mon  fauteuil  le  coin  le  plus  chaud,  et  tu  faisais  en- 
tendre à  mon  oreille  un  peu  dure  ce  que  disait  le  visiteur,  alors  que  je 
voyais  un  sourire  errer  sur  les  lèvres  des  assistans.  Quand  ma  mémoire  se 
fourvoyait,  c'est  encore  toi  qui  venais  à  mon  secours  et  qui  interprétais  ma 
pensée.  Tu  as  soutenu  ma  tête  quand  je  me  suis  couché  pour  le  dernier  re- 
pos; enfin  à  ce  moment  suprême  tu  es  là  pleurant  à  mon  chevet.  » 

L'antiquaire  Ritson  se  demande  en  quoi  la  chanson  irlandaise  se 
distingue  de  l'anglaise,  étant  écrite  dans  la  même  langue  par  des 
descendans  de  colons  anglais.  On  sait  en  effet,  et  ce  n'est  pas  un 
des  moindres  griefs  de  l'Irlande,  que  le  Saxon  vainqueur  lui  im- 
posa son  langage,  proscrivit  les  anciens  bardes  du  pays,  et  ne  crut 
pas  sa  conquête  achevée,  si  elle  ne  s'étendait  à  la  chanson,  a  On 
nous  a  forcés,  dit  avec  amertume  un  écrivain  irlandais,  de  chanter 
nos  griefs  dans  la  langue  de  l'oppresseur!  »  Mais  le  poète  populah'e 
a  trouvé  le  moyen  de  rester  national  en  dépit  de  la  forme  étrangère 
qu'on  lui  imposait  :  il  a  pensé  en  irlandais,  et  souvent  même  jeté 
dans  ses  refrains,  comme  une  protestation,  quelques  mots  de  cette 
langue  chère  et  proscrite.  Ainsi  ont  procédé  tous  ces  poètes  vrai- 
ment nationaux  dont  il  ne  faut  pas  confondre  les  productions  avec 
les  contrefaçons  pseudo-irlandaises  à  l'usage  des  théâtres  de  Lon- 
dres, tous  ces  poètes  irlandais  de  race,  tels  que  Griffin,  Banim,  Cal- 
lagan,  Ferguson,  Lever,  Davis,  Walsh,  et  surtout  Mangan,  qui  s'est 
borné  le  plus  souvent  à  traduire  les  vieux  caoines  ou  chants  erses 
conservés  traditionnellement  dans  la  mémoire  de  quelques  vieilles 
femmes  et  dans  les  provinces  les  plus  reculées.  C'est  pour  n'avoir 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l'aNGLETERRE.  911 

pas  fait  la  part  de  cet  élément  celtique  toujours  persistant  sous 
l'idiome  imposé  par  la  conquête  que  Ritson  ne  trouvait  pas  de  ré- 
ponse satisfaisante  à  la  question  qu'il  s'était  posée.  Il  est  certain 
qu'il  y  a  dans  la  chanson  populaire  irlandaise  une  certaine  liumoiir, 
un  tour  particulier  d'expression  que  les  Anglais  rendent  par  le  mot 
quainlness,  et  qui  ne  se  trouve  pas  ailleurs.  A.  quoi  l'attribuer,  si  ce 
n'est  à  ce  fond  celtique  qui  s'y  fait  jour  cà  travers  la  forme  anglaise 
dont  on  l'a  recouvert?  M.  Groker,  qui  a  recueilli  les  chants  popu- 
laires de  l'Irlande',  constate  que  le  caractère  national  est  éminem- 
ment sympathique  au  genre  de  la  chanson.  «  Heureux  ou  malheu- 
reux, dit-il,  triste  ou  gai,  l'enfant  d'Érin  chante  toujours,  et  dans 
toutes  les  situations  on  pourrait  dire  de  lui  ce  qu'un  roi  de  Sardai- 
gne  disait  des  Français  :  Eh  bien!  comment  va  la  petite  chanson?  » 
Quoique  malheureuse  et  déshéritée  au  profit  de  sœurs  mieux  traitées 
par  le  sort,  l'Irlande,  cette  Cendrillon  des  nations,  comme  l'appelle 
un  de  ses  écrivains,  est  restée  fidèle  à  cette  forme  de  littérature 
poétique  et  musicale  depuis  le  temps  où,  sous  chaque  toit,  son 
antique  hospitalité  tenait  toujours  deux  harpes  à  la  disposition  du 
voyageur. 

Nous  retrouvons  les  Stuarts  et  la  France  dans  la  plupart  des  chan- 
sons historiques  irlandaises.  Au  fond  de  cette  double  sympathie,  la 
haine  contre  l'Angleterre  entrait  sans  doute  pour  beaucoup,  et  l'on 
chante  encore  ce  refrain  en  chœur  dans  le  sud  de  l'Irlande  :  «  Jetons 
à  la  mer  ces  intrus  Saxons!  ils  sont  venus  sans  être  invités;  don- 
nons-leur la  bienvenue  avec  l'épée!  » 

Boy  ne  Water  et  la  Mort  de  Srliombcrg  sont  citées  comme  les 
meilleures  chansons  de  la  première  guerre  jacobite  en  Irlande.  Nous 
en  parlons  ici  parce  que  les  sentimens  en  sont  tout  irlandais  et  que 
le  drame  historique  auquel  elles  se  rapportent  eut  son  dénoûment 
en  Irlande.  En  voici  une  qu'on  attribue  au  capitaine  Ogilvie,  l'un  des 
cent  gentilshommes  qui,  à  la  suite  de  la  défaite  du  roi  Jacques,  for- 
mèrent en  France  la  brigade  irlandaise ,  et ,  après  des  prodiges  de 
valeur,  périrent  presque  tous  sur  les  bords  du  Rhin. 

«  Ce  fut  pour  notre  roi  légitime  que  nous  abandonnâmes  les  rives  de 
rÉcosse  et  que  la  terre  irlandaise  nous  vit  combattre. 

«  Maintenant  nous  avons  fait  tout  ce  que  les  hommes  peuvent  faire,  et 
nous  l'avons  fait  en  vain.  Adieu  mes  amours  et  ma  terre  natale,  car  il  faut 
traverser  l'Océan  ! 

«  Il  se  retourna  au  moment  de  quitter  :e  rivage  de  l'irlaude,  et  tira  vi- 
vement les  rênes  en  s'écriant  :  Adieu  ma  chère,  adieu  pour  toujours! 

«  Le  soldat  revient  des  guerres,  la  mer  rend  le  matelot  à  ses  foyers;  mais 
je  me  sépare  de  mes  amours  pour  ne  les  revoir  jamais. 

«Quand  le  jour  a  disparu,  quand  la  nuit  est  venue  et  que  le  sommeil 


91*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donne  à  tous  le  repos,  je  pense  à  celui  qui  est  au  loin,  et  je  pleure  tant  que 
la  nuit  est  longue.  « 

Les  tentatives  jacobites  du  xviii^  siècle,  dont  nous  avons  suivi  en 
Angleterre  les  péripéties  poétiques  et  l'issue  fatale,  eurent  aussi 
leur  retentissement  sur  cette  terre  d'Érin,  vouée,  comme  l'Ecosse, 
aux  nobles  et  stériles  dévouemens.  Les  Irlandais  accompagnèrent 
de  leurs  vœux  le  prétendant,  et  une  chanson  allégorique  composée 
en  sou  honneur,  l Oiseau  noir  royal,  figure  encore  au  noml)re  des 
refrains  proscrits  que  le  paysan  aime  à  répéter.  Les  troubles  de 
1760  avaient  leur  source  dans  des  conflits  agraires,  mais  ils  se 
rattachaient  à  de  certains  mots  d'ordre  politiques.  Ainsi  les  ivhite- 
boys  avaient  coutume  de  marcher  la  nuit  en  chantant  sur  des  airs 
jacobites  :  (c  Nous  sommes  les  enfans  sans  peur  qui  allons  de  nuit 
avec  la  cocarde  blanche.  »  Un  recueil  anglais  (1),  qui  donne  de  cu- 
rieux détails  sur  ces  manifestations  demi -socialistes,  demi -politi- 
ques de  l'Irlande,  n'a  pas  de  peine  à  démontrer  qu'il  y  avait  peu 
de  logique  dans  ces  appels  désespérés  à  des  points  d'appui  si  divers. 
«  On  s'adressait  aux  Stuarts,  dit  la  Revue  de  Westminster^  comme 
à  des  amis  de  l'indépendance  irlandaise;  or  aucune  dynastie  ne  lui 
fut  plus  hostile.  On  comptait  sur  les  républicains  français  pour  res- 
taurer la  vieille  aristocratie  irlandaise.  Plus  tard  Napoléon  était 
invoqué  comme  le  champion  des  libertés  de  l'Irlande,  et  notre  gra- 
cieuse reine  est  associée  aux  honneurs  rendus  à  O'Connell.  »  Ajou- 
tons qu'en  1798  les  Irlandais  se  servaient  d'un  symbole  monar- 
chique pour  désigner  la  France  républicaine ,  et  donnaient  un 
caractère  religieux  à  une  guerre  où  leurs  alliés  étaient  des  infi- 
dèles. Ainsi  l'on  chantait  :  «  Nous  arborerons  la  harpe  et  la  fleur  de 
lis,  et  nous  réduirons  en  poussière  nos  tyrans  hérétiques  (2).  »  Du 
reste,  c'est  une  grande  erreur,  assure-t-on  en  Angleterre,  de  sup- 
poser que  les  républicains  français  étaient  populaires  dans  le  sud 
de  l'Irlande.  «  Napoléon  au  contraire,  dit  l'auteur  de  l'article,  avait 
tontes  les  sympathies  [iras  an  universal  favourite).  Encore  aujour- 
d'hui le  paysan  irlandais  ne  parle  de  lui  qu'avec  l'expression  du  re- 
gret, et  son  exil  à  Sainte-Hélène  fut  déploré  dans  des  centaines  de 
ballades  dont  la  popularité  n'est  pas  encore  épuisée.  Par  une  de  ces 
allégories  qui  leur  sont  familières,  les  poètes  irlandais  l'ont  person- 
nifié dans  une  chanson  intitulée  le  Verdier  {Green  Linnet),  qui  fait 
pendant  au  lioytrl  blark  bird.  Quelque  bizarre  que  puisse  paraître 
cette  association  du  nom  de  .Napoléon  à  celui  du  prétendant,  il  est  à 

(1)  Westminster  Beview,  vol.  xxxiii.  Illustrations  of  the  Whiteboijism. 
('2)  T.  Ci'ofton  Croker,  Popular  songs  illustrative  of  the  French  invasions  of  England. 
London  1847,  in-S". 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  913 

peine  moins  étrange  de  trouver  ses  louanges  accouplées  à  celles  de 
la  reine  Victoria  dans  une  ballade,  les  Gais  moissonneurs  [the  Jolly 
shenrers),  publiée  en  18/i0,  et  si  populaire,  que  l'éditeur  nous  as- 
sura qu'il  ne  pouvait  suffire  à  l'impression.  Nous  tenons  d'ailleurs 
de  la  plus  sûre  autorité,  c'est-à-dire  des  marchands  de  chansons, 
que  même  les  vieilles  ballades  les  plus  en  faveur  ne  se  vendraient 
pas,  si  l'on  n'y  cousait  une  stance  en  faveur  de  sa  majesté.  » 

Nous  avons  laissé  parler  l'écrivain  anglais  parce  que  plus  d'un 
enseignement  ressort  de  ses  paroles.  «  Les  inconséquences  que 
vous  nous  reprochez,  pourrait  dire  l'Irlande,  viennent  de  nos  mal- 
heurs, qui  sont  votre  ouvrage.  Enfans  de  l'imagination,  nous  nous 
consolons  par  des  chansons  des  maux  que  vous,  peuple  logique, 
vous  nous  avez  infligés...  »  Il  y  a  du  moins  chez  l'Irlandais  deux 
choses  qui  ne  changent  pas,  qui  le  suivent  partout  dans  sa  fortune 
errante,  et  auxquelles  dans  le  malheur,  dans  l'exil,  dans  la  persé- 
cution ,  il  demeure  invinciblement  attaché  :  c'est  la  foi  religieuse  et 
l'amour  du  sol  natal.  Nous  avons  entendu  l'Exilé  d'É?'in,  petit 
poème  national,  chanté  par  une  voix  irlandaise.  Cette  ballade  tou- 
chante se  termine  ainsi  : 

«  Mais  oublions,  pauvre  exilé,  ces  douces  images  de  la  patrie  absente.  Je 
vais  mourir  :  ô  mon  pays,  reçois  mon  dernier  vœu.  Terre  de  mes  pères, 
verte  Érin,  quand  mon  corps  glacé  reposera  dans  la  tombe,  quand  mon 
cœur  aura  cessé  de  battre,  que  tes  prairies  soient  toujours  verdoyantes, 
que  rOcéan  n'ait  pas  d'île  plus  chérie  que  toi,  et  que  tes  bardes  chantent  à 
jamais  le  refrain  national  :  Erm  Mavourneen,  Erin  go  Bragh  (1)  !  » 

Quand  la  chanteuse  en  vint  à  ce  dernier  couplet,  ses  yeux  et  sa 
voix  se  remplirent  de  larmes  ;  sa  main  glissa  le  long  des  cordes  de 
sa  harpe,  et  elle  ne  put  achever  la  ballade  qui  lui  rappelait  trop 
vivement  le  pays  natal. 

Les  ouvriers  irlandais,  en  si  grand  nombre  à  Londres,  ont  un 
club  où,  pour  six  pence  par  tête,  ils  passent  la  soirée  à  boire  et  à 
chanter.  Leur  chanson  favorite  est  une  espèce  de  complainte  inti- 
tulée l'Etranger  irlandais  : 

«  0  Érin,  triste  Érin,  avec  quelle  tristesse  je  récapitule  les  griefs  de  ton 
île  si  maltraitée  !  Je  pleure  le  sort  de  tes  enfans  réduits  à  errer  au  loin  sur 
des  rivages  étrangers.  Donnez-moi  les  moyens  de  traverser  l'Océan,  et 
l'Amérique  pourra  m'oflfrir  un  abri  contre  la  misère;  mais,  tandis  que  je 
reste  encore  sur  ses  bords,  je  puis  donner  un  regret  aux  joies  que  je  ne 
connaîtrai  plus. 

('  Adieu  donc,  Érin,  et  ceux  que  je  laisse  pleurant  sur  ce  rivage  désolé  ! 

(1)  '.(  Irlande  ma  chérie,  Irlande  pour  toujours.  » 
TOME  xLViii.  ri8 


Qill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Adieu  à  la  tombe  où  repose  mon  père!  adieu  à  tous  les  plaisirs!  —  J'avais 
autrefois  un  foyer,  j'erre  maintenant  en  étranger  sur  le  sol  anglais.  Oh  ! 
donnez-moi  une  patrie,  ou  donnez-moi  la  tombe.  —  Oui,  la  liberté,  c'est 
tout  ce  que  je  demande!  » 

Les  Plaintes  de  l'émigrant  irlandais,  la  Mère  de  l'émigré,  l'Emi- 
granl  irlandais  en  Amérique,  tels  sont  les  titres  qui  nous  frappent 
à  chaque  page  dans  un  recueil  de  chansons  irlandaises  éminemment 
populaire  (1),  et  dont  les  termes  mêmes  rappellent  la  grande  plaie 
sociale  de  ce  malheureux  pays.  Parmi  ces  chansons,  Gille  Ma- 
chree  (2)  est  une  des  plus  connues.  C'est  un  amant  qui  va  chercher 
au-delà  des  mers  l'or  à  l'aide  duquel  il  triomphe  des  résistances  d'un 
père  avare  ou  prévoyant.  Dans  une  autre,  l'émigrant  dit  en  parlant 
de  ces  terres  lointaines  où  la  misère  le  pousse  :  «  On  assure  que  le 
soleil  y  brille  toujours,  qu'il  y  a  là  du  pain  et  du  travail  pour  tous-, 
mais  ce  pays,  fût-il  cent  fois  plus  beau,  ne  me  fera  pas  oublier  la 
pauvre  et  vieille  Irlande.  »  Enfin  un  autre  de  ces  exilés  volontaires, 
devenu  par  le  travail  heureux  et  libre  au-delà  de  l'Océan,  gémit  en 
mourant  à  l'idée  de  reposer  si  loin  de  sa  patrie  :  «  Oh  !  si  les  âmes 
peuvent  quitter  le  lieu  marqué  pour  leur  dernier  sommeil,  je  veux 
te  revoir,  terre  chérie  par-dessus  toutes  les  autres,  je  veux  que  mon 
ombre  plane  légèrement  sur  tes  vertes  vallées,  je  veux  vous  visiter 
encore,  bois  de  Kylinoë,  où,  enfant,  j'errai  tant  de  fois.  »  Persécu- 
tion, misère,  exil,  telles  sont  les  notes  douloureuses  qui  reviennent 
sans  cesse  dans  la  chanson  irlandaise,  et  dont  la  monotonie  même 
accuse  l'état  social  dont  elle  est  l'expression. 

«  C'est  une  plume  et  non  une  pierre  que  vous  jetez  au  vent,  quand 
vous  voulez  savoir  d'où  il  souffle.  Ainsi  la  chanson,  chose  légère, 
vous  en  dit  souvent  plus  sur  la  direction  de  l'esprit  public  que  de 
lourds  chroniqueurs  ou  de  graves  historiens.  »  Cette  image  ingé- 
nieuse, que  nous  empruntons  à  un  humoriste  anglais,  fait  bien  sen- 
tir tout  ce  qu'une  étude  en  apparence  frivole  peut  apporter  de  lu- 
mières utiles  à  l'histoire  des  peuples  et  des  littératures.  Appliquée  à 
l'Italie,  puis  à  l'Angleterre,  l'étude  de  la  chanson  nous  a  révélé  chez 
l'une  et  chez  l'autre  des  particularités  caractéristiques  rendues  plus 
sensibles  encore  par  le  contraste.  A  la  double  influence  de  l'anti- 
quité classique  et  du  catholicisme,  que  nous  présentait  le  premier 
pays,  s'est  substituée,  dans  le  second,  celle  des  mœurs  germaniques 
et  des  croyances  protestantes  et  puritaines.  Nous  y  avons  vu  la 
chanson,  au  lieu  de  s'épanouir  en  plein  soleil,  se  cantonner  auprès 
du  foyer,  se  dégager  des  brouillards  d'un  ciel  sombre,  se  colorer  du 

(1)  The  ballad  poetry  of  Ireland,  by  Ch.  Gavan  Duffy.  Dublin  1845,  in-18. 

(2)  En  irlandais,  «  celle  qui  illumine  mon  cœur.  » 


LES    CHANTS    POPULAIRES    DE    l' ANGLETERRE.  915 

milieu  légendaire  et  fantastique  qui  l'entoure,  ou  bien,  mêlée  au 
monde  réel  (car  c'est  une  des  singularités  de  la  race  anglo-saxonne 
que  d'allier  le  goût  du  surnaturel  à  un  esprit  très  positif),  refléter 
l'existence  laborieuse  des  campagnes,  la  vie  active  et  aflairée  des 
villes.  Nous  y  avons  saisi  encore  d'autres  différences  :  là  où  l'Italien 
se  contente  d'un  sentiment  vague,  d'un  simple  prétexte  pour  le 
chant,  l'Anglais  veut  se  prendre  à  des  sentimens  précis  comme  les 
affections  domestiques,  à  des  intérêts  matériels,  à  des  faits  réels, 
ou  tout  au  moins  à  des  récits  même  imaginaires.  Voilà  pourquoi 
nous  avons  vu  les  chants  historiques  et  les  ballades  tenir  une  grande 
place  dans  la  littérature  dont  nous  avions  à  signaler  les  principales 
manifestations.  D'ailleurs,  plus  heureuse  que  l'Italie,  l'Angleterre  a 
de  bonne  heure  conquis  sa  nationalité  ;  elle  a  pu  chanter  les  événe- 
mens  de  son  histoire,  tandis  que  la  péninsule  fut  longtemps  réduite 
à  des  aspirations  vers  l'indépendance  et  l'unité  qui  la  fuyaient  tou- 
jours. 

Le  caractère  national  ne  pouvait  manquer  de  laisser  aussi  sa  trace 
dans  les  chants  populaires  :  là  une  bonhomie  qui  va  jusqu'au  lais- 
ser-aller et  quelquefois  jusqu'à  l'oblitération  du  sens  moral;  ici  le 
sentiment  de  la  dignité  individuelle  poussé  jusqu'à  la  raideur  et  à 
l'insociabilité.  En  passant  du  midi  au  nord,  l'imagination  devient 
aisément  de  la  fantaisie,  la  gaîté  n'est  plus  que  de  V humour.  Enfin 
les  différences  provinciales,  trop  longtemps  persistantes  en  Italie, 
ne  sont  pour  la  Grande-Bretagne  qu'une  exception,  surtout  sensible 
en  Ecosse  et  en  Irlande,  pays  de  race  distincte.  Cependant  l'his- 
toire de  la  chanson  populaire  chez  les  deux  peuples  ne  se  borne 
pas  à  confirmer  certaines  données  générales;  elle  nous  permet  en- 
core de  saisir  quelques  particularités  intimes,  trop  souvent  omises 
ou  dédaignées.  De  même  que  nous  avons  pu  signaler  chez  la  muse 
populaire  italienne  quelques  accens  mâles  et  patriotiques  qu'on 
n'attendait  pas  d'elle ,  des  recherches  analogues  consacrées  à  la 
chanson  anglaise  nous  ont  révélé,  chez  cette  race  anglo-saxonne  si 
dure,  si  impénétrable  en  apparence,  une  veine  d'émotion  contenue 
et  des  élans  sympathiques  qui  modifient,  en  les  complétant,  les  idées 
admises  jusqu'à  ce  jour  sur  la  littérature  et  le  caractère  des  popu- 
lations britanniques. 

E.-J.-B.  Rathery. 


L'ÉCOLE  DE   ROME 


AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE 


S'il  est  une  institution  que  l'Europe  nous  envie,  parce  qu'elle  est 
libérale,  féconde,  glorieuse,  c'est  l'Académie  de  France  établie  à 
Rome  dans  le  palais  des  Médicis.  Les  autres  peuples  se  procurent 
aussi  bien  que  nous  des  canons  rayés,  des  frégates  cuirassées  et  des 
constitutions;  mais  aucun  pays  n'a  osé  encore  imiter  la  générosité 
de  la  France,  qui  envoie  chaque  année  à  Rome  l'élite  de  ses  jeunes 
artistes,  leur  offrant  pour  cinq  ans  l'indépendance,  le  commerce  des 
chefs-d'œuvre,  le  ciel  inspirateur  de  l'Italie,  le  temps  de  se  révéler 
à  eux-mêmes,  l'émulation  de  la  vie  commune,  des  traditions  forti- 
fiées par  deux  cents  ans  de  grandeur.  Telle  est  cependant  la  légè- 
reté de  l'esprit  français,  tel  est  le  besoin  de  niveler,  qui  est  la  ma- 
ladie de  notre  siècle,  telle  est  la  joie  de  détruire  toute  supériorité, 
même  celle  du  talent,  que  des  voix  s'élèvent  pour  attaquer  l'école 
de  Rome.  Je  comprends  ses  ennemis,  qui  veulent  qu'on  la  sup- 
prime; ils  sont  francs,  ils  avouent  qu'elle  est  un  obstacle  aux  folles 
aventures,  une  digue  contre  l'anarchie  dans  les  arts;  ils  sortent 
peut-être  de  l'exposition  des  refusas.  Je  ne  comprends  pas  ses  faux 
amis,  qui  demandent  qu'on  la  réforme,  qui  avouent  en  gémissant 
qu'elle  s'affaiblit,  qu'elle  attend  des  remèdes,  et  qui  proposent  d'a- 
baisser le  recrutement,  de  diminuer  le  nombre  des  pensionnaires,  de 
les  exempter  d'une  partie  de  leurs  travaux,  de  réduire  le  temps  de 
leur  séjour  à  Rome,  de  les  disperser  libres  et  sans  direction  dans 
les  diverses  contrées  du  monde,  afin  qu'ils  contemplent  les  danses 
des  aimées  en  Orient,  les  courses  de  taureaux  en  Andalousie  et  les 
manœuvres  de  l'armée  prussienne  à  Berlin.  A  ceux-là  je  crierai  de 
toutes  mes  forces  :  «  Un  peil  d'audace,  et  frappez  au  cœur!  Si  l'école 


l'école    de    ROME   AU    XIX®    SIÈCLE.  917 

de  Rome  doit  succomber,  qu'elle  tombe  d'un  seul  coup  avec  son 
passé,  ses  institutions,  sa  couronne  déjeunes  talens,  avec  les  re- 
grets de  toute  la  France;  mais  ne  l'énervez  pas  sous  prétexte  de  la 
guérir,  ne  la  corrompez  pas  pour  qu'elle  languisse  sans  honneur,  ne 
la  forcez  pas,  par  des  douceurs  empoisonnées,  de  mériter  un  jour 
de  périr  !  » 

Un  décret  du  15  novembre  1863  a  pu  laisser  craindre  qu'il  ne 
fût  touché  à  l'école  de  Rome.  L'Académie  des  Reaux-Arts,  à  la- 
quelle la  loi  du  25  octobre  1795  et  la  loi  complémentaire  du  à  avril 
1796  attribuent  la  tutelle  morale  de  l'école  de  Rome,  a  présenté  à 
l'empereur  des  observations  respectueuses,  mais  dictées  par  une 
ferme  conviction  et  par  l'amour  du  bien  public.  Il  est  encore  permis 
d'espérer  que  l'application  du  décret  sera  différée  ou  adoucie  pour 
ce  qui  concerne  les  pensionnaires  de  la  villa  Médicis.  Quant  au  rap- 
port adressé  par  M.  de  Nieuwerkerke  au  maréchal  Vaillant,  je  n'ai 
rien  à  en  dire.  Condamner  à  la  face  de  l'Europe  notre  école  des 
Reaux-Arts,  qui  sert  de  modèle  aux  écoles  des  autres  pays,  flétrir 
l'École  de  Rome,  d'où  sont  sortis  depuis  cinquante  ans  la  plupart  de 
nos  artistes  éminens,  accuser  d'incapacité  et  d'injustice  l'Académie 
des  Reaux-Arts,  qui  résume  la  doctrine  de  l'école  française  et  con- 
tient toutes  ses  gloires,  c'est  une  triste  tentative  qui  n'a  plus  besoin 
d'être  combattue  (1).  11  suffît  d'en  appeler  au  bon  sens  de  la  France 
et  à  son  patriotisme.  Le  vain  bruit  qu'on  a  suscité  dans  quelques 
journaux  ne  fait  illusion  à  personne.  L'opinion,  d'abord  étonnée,  se 
prononcera  bientôt;  je  me  trompe,  elle  s'est  déjà  prononcée.  Que 
ceux  qui  veulent  achever  de  s'éclairer  lisent  l'adresse  de  félicita- 
tions insérée  au  Moniteur  du  29  novembre,  et  signée  par  cent  neuf 
personnes;  qu'ils  examinent,  je  les  en  adjure  au  nom  de  l'honneur 
national,  les  signatures  apposées  au  bas  de  cet  acte,  qu'ils  pèsent  la 
valeur  de  chaque  nom,  qu'ils  songent,  d'un  autre  côté,  que  quatre 
cent  quatre-vingt-cinq  élèves  de  l'École  des  Reaux-Arts  ont  remis 
à  l'empereur  une  pétition  contraire,  et  ils  seront  aussitôt  édifiés. 

Puisqu'on  nous  force  à  nous  compter  dans  une  crise  qui  peut  de- 
venir si  funeste  à  l'art  français,  je  crois  juste  de  présenter  au  pu- 
blic un  tableau  de  l'école  de  Rome  depuis  le  commencement  du 
siècle.  Je  n'entreprends  ni  une  histoire  ni  un  panégyrique,  mais  un 
simple  travail  de  statistique.  Des  noms,  des  dates,  des  œuvres,  met- 
tront le  lecteur  en  mesure  de  se  souvenir  et  d'apprécier.  On  accuse 
l'école  de  Rome  devant  le  pays  de  ne  justifier  ni  ses  libéralités  ni  sa 
confiance  :  j'apporte  les  pièces  du  procès.  Que  le  pays  juge! 

(1)  M.  Ingres  vient  de  publier,  avec  l'autorité  de  son  grand  nom,  une  réponse  au. 
rapport  sur  l'École  impériale  des  Beaux-Arts. 


918  REVUE    DES    DEUX    MONDES  ^ 


I. 

11  est  inutile  de  rappeler  par  qui  l'école  de  Rome  fut  créée.  Beau- 
coup de  gens  seraient  en  peine  de  dire  quel  était  le  prédécesseur 
de  François  I"  ou  le  successeur  d'Henri  IV;  mais  personne  n'ignore 
et  ne  veut  paraître  ignorer  que  l'Académie  de  France  à  Rome  a  été 
fondée  par  Louis  XIV  et  par  Colbert.  C'est  pour  ce  grand  roi  et  son 
ministre  le  titre  d'immortalité  le  plus  pur.  Cette  institution  devint 
aussitôt  populaire,  vraiment  française,  chère  à  notre  orgueil,  plus 
chère  encore  à  la  patrie,  qui  l'adoptait  pour  jamais. 

En  eiïet,  après  cent  vingt-huit  ans  de  paix  et  d'éclat,  l'Académie 
de  France  à  Rome,  fdle  des  rois,  ne  fut  pas  seulement  respectée  par 
la  révolution,  elle  fut  protégée  avec  une  vigilance  particulière.  Le 
25  novembre  1792,  la  convention,  alarmée  par  l'hostilité  de  la  po- 
pulation romaine,  plaçait  l'école  sous  la  direction  immédiate  de 
l'agent  français  près  le  saint-siége.  Peu  de  temps  après,  l'émeute 
chassait  les  pensionnaires,  obligés  de  se  réfugier  à  Naples  auprès 
de  M.  de  Mackau,  et  le  secrétaire  de  l'ambassade,  M.  de  Basseville, 
mourait  assassiné  dans  le  Corso,  parce  qu'il  avait  dérobé  ses  com- 
patriotes aux  fureurs  de  la  populace.  L'Europe  était  en  feu,  Rome 
fermée;  la  convention,  pour  assurer  malgré  tant  de  dangers  la  per- 
pétuité de  l'œuvre  de  Louis  XIV,  rendit  un  décret,  le  1"  juillet 
1793,  par  lequel  une  pension  de  2,ZiiOO  francs  était  assurée  pendant 
cinq  ans  aux  artistes  qui  remporteraient  les  grands  prix. 

A  peine  la  tempête  fut-elle  apaisée,  que  le  directoire  ordonna  à 
son  tour  la  réintégration  de  l'Académie  de  France  à  Rome  (J).  Ce 
ne  fut  cependant  qu'en  1801,  sous  le  gouvernement  du  premier 
consul,  au  moment  où  se  signait  le  concordat,  que  put  avoir  lieu 
la  restauration  de  l'académie.  Le  nouveau  directeur,  Suvée,  échan- 
gea le  palais  de  Nevers  contre  la  villa  Médicis,  et  ménagea  ainsi 
aux  jeunes  artistes  la  retraite  la  plus  noble,  la  plus  silencieuse,  la 
plus  favorable  à  l'inspiration  et  au  travail,  au  milieu  d'une  archi- 
tecture grandiose,  de  fontaines  jaillissantes,  de  bois  que  dominent 
les  pins  de  la  villa  Borghèse,  au-dessus  de  la  ville  éternelle,  qui 
s'étend  au  pied  du  mont  Pincio.  Napoléon  I"  voulut  même  complé- 
ter une  institution  dont  il  comprenait  toute  la  beauté.  Sous  la 
royauté,  les  grands  prix  de  Rome  se  bornaient  à  trois  :  prix  de 

(1)  L'article  vu  de  la  loi  du  25  octobre  1795  est  ainsi  conçu  :  «  Les  artistes  français 
désignés  à  cet  effet  par  l'Institut  et  nommés  par  le  directoire  exécutif  seront  envoyés 
à  Rome.  Ils  y  résideront  cinq  ans  dans  le  palais  national,  où  ils  seront  nourris  et  logés 
aux  frais  de  la  république.  Comme  par  le  passé,  ils  seront  indemnisés  de  leurs  frais 
de  voyage.  » 


l'école    de    ROME    AU    XIX*"    SIÈCLE.  919 

peinture,  de  sculpture  et  d'architecture.  Napoléon  fonda  également, 
en  1803,  des  concours  pour  les  graveurs  en  taille-douce,  les  gra- 
veurs en  médailles  et  en  pierres  fines,  les  compositeurs  de  mu- 
sique, et  demanda  "à  l'Académie  des  Beaux-Arts  d'en  rédiger  les 
règlemens. 

Ainsi  l'an  1801  ouvre  une  ère  nouvelle  pour  l'école  de  Rome. 
Elle  avait  traversé  les  jours  les  plus  difficiles  de  la  révolution  en  se 
fortifiant,  en  pénétrant  plus  intimement  dans  le  cœur  de  la  nation. 
L'empire  l'entoura  d'honneurs,  doubla  ses  ressources,  étendit  son 
influence.  Je  prends  donc  les  listes  de  l'école  depuis  1801,  et  je 
relève  les  noms  de  ceux  qui  ont  su  conquérir,  à  des  degrés  iné- 
gaux, ou  des  succès  solides,  ou  la  faveur  publique,  ou  la  gloire. 
Je  commence  par  les  peintres. 

En  1801,  le  grand  prix  de  peinture  fut  remporté  par  Jean-Domi- 
nique-Auguste Ingres.  N'était-ce  pas  quelque  chose  de  providentiel 
que  de  voir  inaugurer  l'Académie  de  France  reconstituée  par  celui 
qui  devait  être  le  ferme  soutien  de  l'art,  le  représentant  le  plus  con- 
vaincu de  la  tradition  et  du  spiritualisme,  le  chef  de  l'école  fran- 
çaise? Pendant  le  temps  de  son  noviciat,  M.  Ingres  envoya  à  Paris 
une  Odalisque,  OEcUpe  et  le  Sj)hinx,  Jupiter  et  Thétis. 

Le  prix  de  1803  fut  donné  à  Blondel,  talent  plus  propre  à  traiter 
les  allégories  que  les  sujets  modernes,  qui  devait  peindre  un  jour  la 
salle  de  Henri  II  au  Louvre,  le  plafond  et  les  dessus  de  porte  de  la 
salle  du  conseil  d'état,  quelques-unes  des  grisailles  du  palais  de  la 
Bourse,  et  une  grande  partie  de  la  galerie  de  Diane  à  Fontainebleau. 
—  En  1807,  Heim  arriva  à  son  tour  à  Rome.  Ses  compositions,  vi- 
goureusement dessinées,  pleines  de  couleur  et  de  mouvement,  lui 
valurent  des  triomphes  précoces  qui  furent  rajeunis,  après  quarante 
années,  par  un  triomphe  plus  éclatant.  Ses  œuvres,  qu'il  avait  laissé 
oublier  par  excès  de  modestie,  frappèrent  tous  les  connaisseurs  dès 
qu'elles  reparurent  à  l'exposition  universelle  de  1855,  et  un  jury 
de  peintres  envoyés  des  diverses  contrées  de  l'Europe  lui  décerna 
une  des  grandes  médailles  d'honneur.  —  Drolling  (1810)  ne  se  si- 
gnala pas  seulement  par  des  œuvres  distinguées,  telles  que  son  Jésus 
parmi  les  docteurs  par  exemple ,  que  promettait  son  envoi  de  Rome, 
la  Mort  crAbel,  tant  vantée  par  Girodet;  il  fut  un  professeur  estimé, 
et  plus  d'un  peintre,  M.  Baudry  entre  autres,  s'honore  d'avoir  été 
son  élève.  —  Abel  de  Pujol  (1811)  est  le  peintre  de  la  chapelle  de 
Saint- Roch  à  Saint -Sulpice,  du  Martyre  de  saint  Etienne,  des 
grandes  grisailles  de  la  Bourse  et  surtout  de  ce  plafond  qui  décorait 
si  dignement  le  célèbre  escalier  de  Percier  au  Louvre,  qui  a  dis- 
paru avec  l'escalier  en  1856,  et  qu'Abel  de  Pujol  a  refait  dans  la 
bibliothèque.  — Puis  se  succédèrent  Picot  (prix  de  1813),  qui  forma 


920  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  son  atelier  de  brillans  disciples,  et  qui  a  peint  l'hémicycle  de 
Wotre-Dame-de-Lorette,  une  salle  de  l'Hôtel-de-Ville,  Fabside  de 
Saint-Yincent-de-Paul,  par  un  glorieux  partage  avec  M.  Flandrin  ; 
"Vinchon  (prix  de  181/i),  qui  contribua  à  remettre  en  vigueur  la  pein- 
ture à  fresque  par  ses  études  et  ses  recherches,  décora  la  chapelle 
de  Saint-Maurice  à  Saint-Sulpice,  et  l'emporta  même  sur  Paul  Dela- 
roche  dans  le  concours  qui  fut  ouvert  pour  le  tableau  de  Boissy 
d'Anglas;  Alaux  (1815),  le  peintre  de  nos  Étals-Cénéraiix  à  Ver- 
sailles, du  portrait  de  Rantzau,  le  restaurateur  habile  et  dévoué  qui 
a  rendu  à  l'art  un  service  inestimable  en  sauvant  de  la  ruine  la 
salle  de  Henri  II  à  Fontainebleau;  Léon  Gogniet  (1817),  professeur 
aimé  de  la  jeunesse,  réputé  pour  ses  beaux  portraits,  l'auteur  du 
Départ  des  volontaires,  de  Bonapai^te  en  Egypte  (plafond  du  Louvre), 
du  Tintoret  peignant  sa  fûle  morte,  œuvre  qui  lui  a  conquis  une  si 
grande  popularité;  Michallon  (1817),  dont  les  paysages  ont  eu  de 
l'éclat;  Auguste  Hesse  (1818),  qui  a  décoré  la  chapelle  de  la  Vierge 
à  Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle,  et  peint  à  Notre-Dame-de-Lorette 
Y  Adoration  des  Mages;  Court  (1821),  qui  a  représenté  la  Mort  de 
César  et  fait  de  grands  portraits  d'apparat;  Larivière  (182/i),  qui 
occupe  une  place  importante  au  musée  de  Versailles  ;  Signol  (1830), 
qu'honorent  ses  belles  peintures  de  Saint-Eustache,  et  dont  la 
Femme  adultère  a  été  répandue  par  d'innombrables  gravures. 

Je  ne  dois  citer  ici  qu'un  trait  de  chaque  artiste,  le  trait  par  le- 
quel il  a  frappé  l'attention  publique.  Le  danger  des  expositions  est 
d'assurer  la  vogue  aux  tableaux  de  chevalet  et  de  faire  oublier  les 
peintures  plus  graves  et  plus  vastes  qui  ornent  nos  monumens;  mais 
l'histoire  n'oubliera  pas  que  la  génération  qui  partit  pour  Rome  de- 
puis 1801  jusqu'en  1832  a  contribué  puissamment  au  progrès  de 
l'art,  qu'elle  s'est  inspirée  des  beaux  modèles  de  peinture  décorative 
que  lui  offrait  l'Italie,  qu'elle  en  a  rapporté  des  aspirations  élevées 
et  de  fortes  traditions,  qu'elle  a  doté  son  pays  d' œuvres  durables 
et  de  leçons  fécondes,  qu'elle  a  couvert  de  peintures  nos  palais,  nos 
musées,  nos  églises.  C'est  là  qu'on  doit  chercher  chaque  maître  et  le 
juger,  de  même  que,  pour  retrouver  l'ensemble  de  l'école  bolonaise 
et  sentir  son  mérite,  il  faut  parcourir  les  églises  et  les  palais  de 
Bologn-e.  Les  peintres  qui  revenaient  de  Rome  n'étaient  pas  seule- 
ment capables  de  seconder  les  vues  du  gouvernement  et  d'embellir 
nos  villes;  ils  avaient  le  goût  de  l'enseignement,  ils  développaient 
les  principes  de  l'école  de  David  en  les  ramenant  de  plus  en  plus 
vers  l'étude  de  la  nature,  ils  formaient  une  nouvelle  génération 
d'artistes,  ils  exerçaient  une  influence  heureuse  sur  leurs  rivaux  et 
même  sur  leurs  adversaires,  qui,  piqués  d'émulation,  se  sont  ap- 
pliqués aussi  à  peindre  nos  édifices.  Or  la  peinture  décorative,  si 


l'école    de    ROME    AU    XIX''    SIÈCLE.  921 

elle  fait  la  grandeur  des  belles  époques  de  l'art,  est  encore  le  salut 
des  époques  de  doute  et  de  transition. 

L'école  de  Ilome  reçut  en  1832  la  récompense  de  tant  d'efforts  : 
M.  Flandrin  remporta  le  grand  prix,  Flandrin,  le  disciple  chéri  de 
M.  Ingres,  et  qui  avait  reçu  de  lui  la  science  du  portrait,  ce  brevet 
de  peintre  d'histoire;  Flandrin,  qui  devait  unir  la  pureté  antique  à 
la  simplicité  chrétienne  et  tracer  des  pages  immortelles  sur  les  murs 
de  Saint -Yincent-de-Paul  et  de  Saint-Germain-des-Prés. 

Après  Flandrin,  des  pertes  cruelles  ont  frappé  l'école  et  enlevé  à 
la  fleur  de  l'âge  quelques-uns  des  peintres  sur  lesquels  se  fondait 
son  espoir  :  Papety  (prix  de  1836),  dont  le  Rêve  de  bonheur  fut  aï 
vanté,  et  qui  avait  rapporté  de  si  beaux  dessins  de  Grèce,  d'Orient 
et  surtout  des  couvens  byzantins  du  mont  Athos;  Buttura  (1837), 
qui  avait  eu  le  temps  de  faire  admirer  son  talent  de  paysagiste  dans 
ses  vues  du  Forum,  de  Tivoli  et  son  Saint  Jérôme;  Léon  Benouville 
(prix  de  18/i5),  qui  avait  représenté  les  Martyrs  dans  le  cirque ,  et 
dont  le  Saint  François  d'Assise  n'aurait  pas  été  désavoué  par  les 
maîtres.  Malgré  ces  vides,  l'école  cite  avec  orgueil  des  noms  qui 
sont  répétés  par  toute  la  France  :  Pils  (1838),  qui  a  retracé  nos  vic- 
toires de  Crimée;  Hébert  (1839),  le  peintre  de  la  Mal'aria,  dont  le 
pinceau  exprime  une  sympathique  mélancolie;  Cabanel  (18/i5),  que 
la  Mort  de  Moïse,  la  Glorification  de  saint  Louis  et  ses  peintures 
décoratives  ont  fait  entrer  à  l'Institut  avant  l'âge  de  quarante  ans; 
Baudry  (1850),  qui  a  peint  la  Fortune  et  le  jeune  Enfant ,  le  Sup- 
plice d'une  Vestale,  de  beaux  portraits,  et  qui  possède  le  don  de  la 
couleur  dans  la  mesure  des  Vénitiens.  Ensuite  paraissent  d'autres 
talens  qui  ont  mérité  l'estime  des  connaisseurs  et  fixé  aussi  l'atten- 
tion du  public  :  Barrias  (ISùâ),  l'auteur  des  Exilés  de  Tibère;  Le- 
nepveu  (18/i7),  le  peintre  du  Martyre  de  saint  Saturnin,  qui  serait 
déjà  célèbre,  s'il  avait  tracé  sur  les  murs  d'une  église  de  Paris  les 
vigoureuses  et  nobles  compositions  qu'il  a  exécutées  dans  une  cha- 
pelle d'Angers;  Boulanger  (18/i9),  habile  à  représenter  tour  à  tour 
les  Grecs  ou  les  Arabes,  les  intérieurs  de  Pompéi  ou  les  scènes  de 
la  Kabylie;  de  Gurzon  (18â9),  qui  retrace  avec  tant  de  distinction  et 
de  pureté  les  ruines  de  Paestum  et  d'Athènes  ;  Bouguereau  (1850), 
l'auteur  de  Sainte  Cécile  transportée  dans  les  Catacombes.  Je  passe 
sous  silence  des  artistes  plus  jeunes  qui,  à  peine  revenus  de  Rome, 
se  préparent  à  entrer  en  lice  à  leur  tour  et  rêvent  la  gloire. 

Certes,  lorsqu'en  moins  de  cinquante  années  (de  1801  à  1850), 
une  institution  produit  vingt-six  peintres  qui  marquent  parmi  leurs 
contemporains,  qui  honorent  l'école  française  par  leurs  œuvres,  qui 
s'illustrent  par  les  aptitudes  les  plus  diverses,  lorsqu'elle  compte 
deux  hommes  comme  M.  Ingres  et  M.  Flandrin,  je  dis  qu'une  telle 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

institution  a  bien  mérité  de  son  pays,  qu'elle  a  droit  à  sa  reconnais- 
sance, qu'elle  a  surtout  le  droit  de  vivre  intacte  et  respectée. 

Que  sera-ce  si  nous  considérons  les  prix  de  gravure  et  de  compo- 
sition musicale  créés  par  le  premier  consul?  La  gravure  en  taille- 
douce,  que  l'état  cesse  peu  à  peu  d'encourager  et  que  le  public  dé- 
laisse, séduit  par  la  photographie,  nous  offre  Richomme  (prix  de 
1806),  qui  a  attaché  son  nom  au  Triomphe  de  Galatée,  à  la  Sainte 
Fmnille  de  Raphaël;  Forster  (prix  de  1814),  qui  a  gravé  les  Trois 
Grâces  et  la  Vierge  à  la  Légende,  d'après  Raphaël,  la  Vierge  au 
Bas-relief,  d'après  Léonard  de  Vinci,  François  F'  et  Charles-Quint, 
d'après  Gros;  Martinet  (1830),  à  qui  nous  devons  la  Vierge  à  r Oi- 
seau, la  Vierge  au  Palmier,  le  Sommeil  de  Jésus,  d'après  Raphaël , 
un  beau  portrait  d'après  Rembrandt  et  d'autres  gravures  d'après 
des  tableaux  modernes;  Salmon  (183/i),  qui  n'a  voulu  reproduire 
que  des  œuvres  des  vieux  maîtres,  Michel-Ange,  Raphaël,  Sébas- 
tien del  Piombo,  André  del  Sarto.  La  gravure  en  médailles,  dont 
le  prix,  plus  rare  encore  que  celui  de  la  gravure  en  taille-douce, 
se  décerne  tous  les  quatre  ans,  doit  à  l'école  de  Rome  des  artistes  qui 
ont  soutenu  la  numismatique  française  et  rempli  de  leurs  œuvres 
commémoratives  les  collections  et  les  musées  :  Gatteaux  (prix  de 
1809),  Oudiné  (1831),  Merley  (18Zi3),  qui,  en  revenant  de  Rome, 
a  remporté  le  premier  prix  des  monnaies  d'or  de  la  nouvelle  répu- 
blique française  :  nos  pièces  de  20  francs  ont  répandu  partout  sa 
charmante  composition. 

Quant  à  la  musique,  art  si  populaire,  si  privilégié,  qui  enchante 
la  foule  çiussi  bien  que  les  délicats  et  reste  dans  toutes  les  mé- 
moires, il  suffira  de  prononcer  des  noms  bien  connus  :  Hérold  (prix 
de  1812),  génie  moissonné  avant  l'âge,  qui  ne  se  serait  point  arrêté 
au  Pré  aux  Clercs  et  à  Zampa;  Halévy  (1819),  dont  la  Juive  fera 
vivre  le  nom;  Berlioz  (1830),  à  qui  personne  ne  refusera  du  moins 
la  science  musicale  et  de  nobles  élans  de  symphoniste;  Ambroise 
Thomas  (1832),  qui  a  charmé  le  public  avec  le  Caïd  et  le  Songe 
dune  Nuit  d'été;  Gounod  (1839),  qui  a  composé  Faust;  Yictor  Massé 
(1844),  l'auteur  de  Galatée.  Je  pourrais  ajouter  d'autres  noms  qui 
veulent  encore  grandir,  tant  il  est  vrai  que  les  belles  nuits  de  Rome, 
la  majesté  de  la  ville  des  césars,  la  mélancolique  solitude  de  sa 
campagne,  l'éloquence  des  ruines  antiques,  les  chœurs  de  la  cha- 
pelle Sixtine,  l'harmonie  de  la  langue  italienne,  ne  sont  point  inu- 
tiles aux  musiciens  :  ce  souffle  divin  qui  court  sur  toute  l'Italie  fait 
vibrer  leur  âme  aussi  bien  que  l'âme  des  autres  artistes. 

Si  nous  considérons  à  leur  tour  les  sculpteurs ,  nous  voyons  que 
l'école  de  Rome  a  formé  la  plupart  des  sculpteurs  éminens  du 
xix*^  siècle  :  Cortot    (1809),  l'auteur  de  Pandore,  du  Soldat  de 


l'école    de    ROME    AU    XIX'^    SIÈCLE.  923 

Marathon,  de  Louis  XV  enfant,  du  fronton  de  la  Chambre  des  Dé- 
putés, sculpteur  consommé  dans  la  théorie  et  la  pratique  de  son  art, 
à  qui  la  postérité  rendra  justice  encore  mieux  que  se'^>  contempo- 
rains; David  d'Angers  (1811),  qu'il  suffit  de  nommer,  mais  pour  qui 
le  séjour  de  Rome  fut  particulièrement  salutaire,  car  les  inspirations 
pures  et  élevées  qu'il  en  avait  rapportées  le  soutinrent  longtemps 
contre  lui-même  et  contre  les  tendances  qui  le  dominèrent  à  la  fin 
de  sa  vie;  Pradier  (1813),  dont  les  statues  ont  charmé  la  France 
entière,  dont  le  chef-d'œuvre  est  peut-être  son  envoi  de  Rome,  son. 
Fils  de  Niobé,  et  qui,  fatigué  par  des  productions  abondantes  et 
populaires,  est  allé  deux  fois  se  retremper  à  Rome  (ranimé  par  le 
contact  du  génie  antique,  il  nous  donnait,  à  son  premier  retour,  la 
Psyché,  à  son  second  retour  la  Phryné,  toutes  deux  taillées  dans 
du  marbre  grec);  Petitot  (1814),  l'auteur  à' Ulysse,  de  figures  déco- 
ratives qui  sont  un  type  classique  et  achevé  du  genre,  du  Tombeau 
du  roi  Louis  à  Saint-Leu;  Ramey  (1815),  dans  l'atelier  duquel  se 
pressait  la  jeunesse  pour  entendre  ses  leçons  aussi  bien  que  celles 
de  son  ami  Dumont,  Ramey,  qui  avait  rapporté  de  Rome  Thésée 
terrassant  le  Mi  no  taure,  et  s'était  ouvert  aussitôt  les  portes  de  l'In- 
stitut: Nanteuil  (1817),  qui,  comme  Pradier,  avait  exécuté  à  la  villa 
Médicis  son  chef-d'œuvre,  Y  Eurydice  mourante,  et  qui  a  soutenu 
sa  réputation  par  sa  Sainte  Marguerite,  ses  frontons  de  Notre- 
Dame-de-Lorette  et  de  Saint-Vincent-de-Paul;  Seurre  aîné  (1817), 
à  qui  nous  devons  la  Baigneuse,  Sylvie  pleurant  la  mort  de  son 
cerf,  et  le  Molière  placé  sur  la  fontaine  de  la  rue  de  Richelieu;  Le- 
maire  (1821),  qui  a  sculpté  le  fronton  de  la  Madeleine  et  élevé  le 
monument  de  Froissart  à  Valenciennes,  sa  ville  natale;  Dumont 
(1823),  dont  on  admirera  toujours  la  charmante  LeucotJtée  et  les 
deux  œuvres  qu'il  a  placées  sur  des  colonnes  triomphales,  le  Génie 
de  la  Liberté  sur  la  colonne  de  la  Bastille,  la  statue  de  Napoléon  1^ 
sur  la  colonne  de  la  place  Vendôme;  Duret  (1823),  dont  le  Mercure 
inventant  la  lyre  et  le  Danseur  napolitain  sont  présens  à  toutes  les 
mémoires,  et  que  n'illustrent  pas  moins  les  Figures  ailées  du  salon 
des  Sept-Gheminées  à  l'ancien  Louvre  et  le  fronton  du  nouveau; 
Seurre  jeune  (182/i),  qui  a  représenté  Napoléon  I"'  dans  le  costume 
chanté  par  Béranger,  et  dont  la  statue  vient  de  passer  de  la  colonne 
de  la  grande  armée  sur  le  piédestal  de  Courbevoie;  Jaley  (1827), 
talent  varié ,  qui  réalise  tour  à  tour  la  grâce  et  le  caractère ,  et  qui 
sculpte  tantôt  la  Prière  ou  la  Pudeur,  tantôt  le  Mirabeau  ou  le 
Louis  XI  de  Versailles;  Dan  tan  aîné  (1828),  dont  le  Baigneur  jouant 
avec  un  chien  orne  le  musée  du  Luxembourg;  Jouflfroy  (1832),  qui 
préside  aujourd'hui  l'Académie  des  Beaux-Arts,  et  qu'ont  rendu  cé- 
lèbre sa  Jeune  Fille  confiant  un  secret  à  Vénus,  sa  belle  étude  de 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Caïn  et  le  fronton  des  Jeunes-Aveugles;  Simart  (1833),  mort  à 
cinquante  ans,  sculpteur  qui  tendait  vers  l'art  antique  par  des  as- 
pirations passionnées,  et  qui  était  appelé  à  exercer  tant  d'influence 
par  l'énergie  de  ses  convictions  et  le  respect  qu'il  inspirait  :  son 
Oreste,  les  Victoires  de  la  barrière  du  Trône,  les  bas-reliefs  de 
Dampierre  et  ceux  du  tombeau  de  l'empereur  consacreront  un  ta- 
lent qui  grandissait  toujours. 

Nous  comptons  ensuite  :  Bonnassieux  (prix  de  183(5),  que  recom- 
mandent V Amour  se  coupant  les  ailes,  Jeanne  Hacliette,  et  de  beaux 
bustes;  Diéboldt  (18/11),  ravi  par  une  mort  prématurée,  particuliè- 
rement doué  pour  la  sculpture  monumentale,  ainsi  que  l'atteste  son 
fronton  du  Louvre;  Cavelier  (prix  de  18Zi2),  dont  la  Pénélope  en- 
dormie a  eu  un  succès  immense;  Lequesne  (18/i/i),  dont  le  FauJie 
<3?rt/î5««/ est  populaire;  Guillaume  (1845),  talent  élevé,  réfléchi,  com- 
plété par  la  culture  des  lettres  et  la  science  des  principes,  qui  s'est 
manifesté  si  noblement  par  les  Gracques,  le  Faucheur  et  les  bas-re- 
liefs du  chœur  de  Sainte-Clotilde ;  Perraud  (18/i7),  tempérament 
généreux,  sculpteur  de  premier  ordre,  dont  l'avenir  a  été  salué  dans 
la  Revue  (1),  et  qui  exprime  avec  une  puissance  supérieure  les  sujets 
les  plus  divers  et  les  natures  les  plus  opposées;  Maillet  (1847),  dont 
VAgrippine,  pleine  de  sentiment,  respire  un  caractère  romain;  Tho- 
mas (1848),  dont  le  Virgile  a  dépassé  encore  tout  ce  que  promet- 
tait le  beau  bas-relief  du  Soldat  Spartiate  rapporté  à  sa  mère;  Gu- 
mery  (1850),  dont  le  Faune  jouant  avec  un  chevreau  a  fondé  la 
réputation;  Carpeaux  (1854),  qui  a  débuté  avec  éclat  par  son  groupe 
d'Ugolin  et  son  Jeune  Pêcheur.  Enfin  pourquoi  ne  nommerais-je  pas 
de  jeunes  artistes  qui  nous  envoient  de  Rome  même,  où  ils  sont  en- 
core pensionnaires,  des  œuvres  aussitôt  remarquées  :  Cugnot  (1859), 
son  Corybante;  Falguière  (1859),  son  Jeune  Grec  vainqueur  au 
combat  de  coqs?  N'est-ce  point  la  preuve  que  la  chaîne  des  bons 
exemples  n'est  point  interrompue  et  que  le  présent  porte  déjà  ses 
fruits? 

Voilà  trente  noms,  voilà  des  œuvres,  belles  ou  sérieuses,  ou  cé- 
lèbres, qui  répondent  assez  aux  calomnies  dont  l'école  de  Rome  est 
l'objet.  Quoique  la  sculpture,  art  plus  abstrait,  plus  idéal,  ne  sé- 
duise point  la  foule  aussi  vivement  que  la  peinture,  on  entend  dire, 
après  chaque  exposition,  que  les  sculpteurs  l'emportent  sur  les 
peintres  par  l'importance  de  leurs  productions,  par  l'élévation  des 
sujets,  par  la  vigueur  de  l'exécution,  par  la  science  des  formes. 
Rien  n'est  plus  vrai,  et  l'on  peut  ajouter  que  si  l'école  de  peinture 
se  laissait  entraîner  trop  loin  par  le  goût  public,  de  plus  en  plus 

(1)  Voyez  la  livraison  du  l^''  juin  1861. 


l'école    de    ROME    AU    XIX^    SIECLE.  925 

indifTérent  devant  la  peinture  d'histoire  ou  la  peinture  religieuse, 
de  plus  en  plus  passionné  pour  les  tableaux  de  genre,  elle  serait 
redressée  tôt  ou  tard  par  l'école  de  sculpture.  Mais  d'où  la  sculp- 
ture tire-t-elle  sa  force  et  sa  vitalité  féconde,  si  ce  n'est  du  séjour 
de  Rome,  de  la  contemplation  des  marbres  antiques,  de  l'étude  in- 
telligente de  la  renaissance,  des  travaux  savamment  gradués  de  la 
villa  Médicis?  Qu'on  dresse  une  liste  des  sculpteurs  distingués  qui 
n'ont  point  été  à  Rome,  et  qu'on  la  rapproche  de  celle  que  je  viens 
de  présenter;  on  trouvera  des  personnalités  brillantes ,  mais  non 
un  ensemble  aussi  imposant.  Et  je  n'ai  cité  ni  toutes  les  sculptures 
monumentales,  ni  les  innombrables  bas-reliefs,  ni  les  figures  déco- 
ratives, ni  les  statues  de  grands  hommes  que  commandent  à  l'envi 
toutes  les  villes  de  nos  provinces,  ni  ces  admirables  copies  en  marbre 
faites  dans  les  musées  de  Rome  et  de  Florence,  qui  ornent  le  palais 
de  l'École  des  Beaux-Arts  et  d'autres  édifices!  Je  ne  sais  si  je  suis 
aveuglé  par  l'amour-propre  national,  mais  il  me  semble  que  jamais 
la  sculpture  française  n'a  tenu  un  rang  aussi  élevé  en  Europe  depuis 
le  siècle  de  Jean  Goujon  et  le  siècle  de  Puget  :  ce  rang,  c'est  l'école 
de  Rome  qui  le  lui  a  conquis. 

Je  ne  puis  me  défendre  d'un  sentiment  semblable  lorsque  je  con- 
sidère la  série  de  nos  architectes  romains.  A  leur  tète  se  place  Huyot 
(prix  de  1807),  qui  a  travaillé  k  l'achèvement  de  l'arc  de  triomphe 
de  l'Étoile,  que  Blouet  devait  couronner;  Huyot,  le  plus  grand,  le 
plus  vénéré  des  professeurs,  dont  l'autorité  égalait  la  science,  le 
maître  dans  la  belle  acception  de  ce  mot.  Sa  restauration  du  tem- 
ple de  la  Fortune  à  Préneste,  son  Plan  de  Rome,  ses  plans  tant  ad- 
mirés, mais  non  exécutés,  du  Palais  de  Justice,  les  dessins  magni- 
fiques qu'il  avait  rapportés  de  l'Asie -Mineure  et  de  tout  le  Levant 
sont  des  titres  de  gloire.  Garnaud  (prix  de  1817)  s'est  signalé  à  son 
tour  par  l'énergie  et  la  jeunesse  inépuisables  de  son  imagination. 
Ses  compositions  colossales,  où  le  centre  de  Paris  était  refait,  les 
Tuileries  transformées,  le  Louvre  terminé,  ont  frappé  tous  les  ar- 
tistes, tandis  que  sa  suite  de  projets  d'église,  depuis  la  paroisse 
rurale  jusqu'à  la  métropole  du  monde  catholique,  ont  intéressé  tous 
les  architectes.  Blouet  (1821)  appartient  à  cette  école  de  dessina- 
teurs et  de  théoriciens  qui  ont  agi  fortement  sur  l'esprit  de  la  jeu- 
nesse :  professeur  éminent,  il  a  complété  le  grand  traité  de  Ronde- 
let, publié  sur  les  prisons  un  ouvrage  plein  de  documens  nouveaux 
d'une  application  pratique.  Cependant  son  gage  d'immortalité,  c'est 
Y  Expédition  scientifique  de  Morée,  œuvre  nationale  qui  a  gravé  le 
nom  de  la  France  sur  les  plus  belles  ruines  de  la  Grèce,  et  qui  a 
surpassé  les  publications  du  même  genre  entreprises  par  les  archi- 
tectes anglais.  Lesueur  (prix  de  1819)  est  encore  un  archéologue 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  un  dessinateur,  ainsi  que  le  prouvent  ses  Vues  des  Monumcns  an- 
tiques de  Rome,  son  Arcldtecture  italienne,  sa  Chronologie  des  rois 
d'Egypte,  ouvrage  couronné  par  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres.  Il  est  surtout  l'architecte  de  l'Hôtel-de-Ville,  qu'il 
a  achevé,  agrandi,  doublé,  œuvre  importante  à  laquelle  il  s'était 
préparé  par  une  étude  de  plusieurs  années,  et  où  l'on  ne  saurait 
trop  louer  l'habileté  avec  laquelle  l'ancien  monument  a  été  encadré 
dans  un  monument  plus  vaste.  Gilbert  (18"22)  a  construit  l'hospice 
des  aliénés  à  Gharenton,  grande  et  monumentale  composition,  d'un 
bel  aspect,  où  les  ordonnances  les  plus  rationnelles  ont  réuni  les  suf- 
frages des  esprits  les  plus  opposés,  et  la  prison  de  Mazas,  dont  on  ad- 
mire l'appropriation  si  intelligente  à  toutes  les  destinations  d'un 
semblable  édifice.  En  1823,  le  prix  fut  remporté  par  Duban,  artiste 
dans  l'âme,  doué  d'un  sentiment  exquis,  d'une  élégance  rare,  éru- 
dit,  délicat,  cherchant  la  perfection  avec  cet  amour  qui  était  le  pri- 
vilège des  artistes  de  la  renaissance  et  la  rencontrant  souvent.  Sa 
restauration  du  Louvre  est  un  chef-d'œuvre.  Dans  son  palais  de 
l'École  des  Beaux-Arts,  élevé  quelques  années  après  son  retour  de 
Rome,  il  égale  la  richesse,  la  variété,  l'imprévu,  l'ensemble  des  ef- 
fets de  l'architecture  des  beaux  temps,  et  lorsqu'un  rayon  de  soleil 
éclaire  ces  portiques,  ces  cours,  ces  ruines  qui  servent  de  complé- 
ment à  la  décoration,  ces  sculptures  précieuses  ajustées  dans  l'ar- 
chitecture, on  se  croit  transporté  en  Italie.  Henri  Labrouste  (182/i) 
est  l'architecte  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève  et  de  la  Biblio- 
thèque impériale.  Si  à  Sainte-Geneviève  le  goût  et  les  ornemens  sur- 
prennent au  premier  aspect,  une  étude  approfondie  fait  bientôt  sentir 
la  distinction,  la  finesse,  les  qualités  choisies  de  l'artiste  et  sa  puis- 
sante originalité.  Sa  restauration  de  la  Bibliothèque  impériale ,  hé- 
rissée de  difficultés,  a  enlevé  tous  les  applaudissemens.  Ce  n'est 
pas  seulement  une  restauration  méthodique  et  consciencieuse;  l'in- 
telligence de  l'architecte  développe  en  quelque  sorte  son  sujet,  et  le 
marque  d'un  cachet  individuel  :  le  pavillon  d'angle  de  la  rue  de 
Richelieu  est  pour  les  connaisseurs  une  des  parties  les  plus  inté- 
ressantes et  les  plus  complètes.  Duc  (1825)  est  l'architecte  du  Pa- 
lais de  Justice,  où  tout  dénote  la  conscience,  le  goût  du  vrai,  l'amour 
de  l'art;  la  colonne  de  Juillet,  qui  est  une  de  ses  œuvres,  tout  en 
étant  inspirée  par  les  modèles  antiques,  a  sa  physionomie  propre, 
et  ne  ressemble  pas  aux  colonnes  romaines. 

De  1826  à  1848,  l'architecture  n'est  pas  moins  dignement  repré- 
sentée par  les  pensionnaires  de  Rome.  Vaudoyer  (1826)  construit  à 
Marseille  cette  belle  cathédrale  qui  dominera  un  jour  les  nouveaux 
ports  et  sera  un  des  édifices  mémorables  de  notre  siècle.  Tout  en 
prenant  à  l'art  roman  ses  traditions  les  plus  nobles,  sa  fermeté  tou- 


l'école    de    ROME    AU    XIX ''    SIÈCLE.  927 

jours  expliquée,  ses  principes  de  construction  si  logiques,  M.  Vau- 
doyer  trouve  en  même  temps  une  grandeur  et  des  effets  qu'il  ne 
doit  qu'à  lui-même.  Le  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  qui  lui  a 
été  confié,  est  un  mélange  de  restaurations  habiles,  intelligentes, 
de  reconstructions  originales,  où  se  combinent  les  souvenirs  de  la 
Grèce  et  de  la  renaissance.  Baltard  (1833)  est  l'historien  de  la  Villa 
Médias,  l'architecte-directeur  de  la  ville  de  Paris,  position  élevée 
dont  il  profite  pour  donner  une  impulsion  féconde  à  tous  les  travaux 
d'art,  le  constructeur  des  halles  centrales,  sur  lesquelles  il  vient  de 
publier  un  savant  ouvrage  et  où  plus  que  personne  il  a  appliqué 
aux  besoins  de  notre  époque,  d'une  manière  rationnelle  et  élégante, 
la  construction  en  fer.  Est-il  besoin  de  dire  que  Lefuel  (prix  de 
1839)  est  l'architecte  du  Louvre?  Que  de  difficultés  présentait  une 
si  grande  entreprise!  quelles  limites  étroites  de  temps!  quelle  ad- 
ministration immense  et  multipliée,  et  surtout  combien  étaient  fâ- 
cheuses pour  l'artiste  les  exigences  sans  cesse  renouvelées  d'un 
programme  qui  lui  était  imposé  et  qui  était  mal  défini!  M.  Lefuel  a 
surmonté  ces  obstacles,  et  terminé  une  œuvre  qui  a  de  la  beauté, 
de  l'ampleur,  des  masses  imposantes  :  on  doit  citer  surtout  comme 
un  chef-d'œuvre  le  vestibule  qui  conduit  de  la  place  du  Palais-Royal 
aux  jardins  du  Carrousel.  Ballu  (1840)  a  achevé  Sainte-Glotilde, 
restauré  la  tour  de  Saint-Jacques  et  montré  que  de  fortes  études 
classiques  rendaient  plus  capable  de  créer  et  de  construire  dans 
l'esprit  du  moyen  âge  que  ceux  même  qui  s'y  enferment  par  des 
études  exclusives.  Paccard  (prix  de  18H)  est  l'architecte  de  Fontai- 
nebleau et  a  construit  la  chapelle  des  Bonaparte  à  Ajaccio  :  son  ad- 
mirable restauration  du  Parthénon  d'Athènes  suffit  déjà  pour  lui 
faire  un  nom.  Tétaz  (1843),  qui  a  achevé  la  restauration  du  château 
de  Pau  et  construit  les  écuries  impériales,  Desbuissons  (1844),  qui 
a  bâti  le  Palais-des-Arts  à  Saint-Étienne,  ont  complété  tous  les  deux 
la  noble  entreprise  de  M.  Paccard  par  leurs  dessins  restitués  de 
l'Erechthéion  d'Athènes  et  des  Propylées.  Grâce  à  ces  trois  artistes, 
l'Acropole  d'Athènes  est  devenue  une  conquête  de  l'art  français. 

Normand  (1846)  a  fait  la  maison  romaine  du  prince  Napoléon, 
résumé  des  souvenirs  antiques  et  de  tout  le  charme  de  Pompéi,  qui 
dénote  à  chaque  pas  le  mérite  et  les  études  consciencieuses  de  l'au- 
teur. Garnier  enfin  (prix  de  1848),  l'auteur  de  la  restauration  du 
temple  d'Égine,  le  dernier  par  l'âge,  mais  non  par  le  talent,  atten- 
dait avec  impatience  d'être  employé  en  chef  par  l'état,  attente  à  la- 
quelle les  architectes  qui  reviennent  de  Rome  sont  trop  longtemps 
condamnés,  lorsque  le  concours  ouvert  pour  la  construction  de 
l'Opéra  lui  fournit  l'occasion  de  se  produire  de  la  manière  la  plus 
subite  et  la  plus  glorieuse.  Cent  soixante-treize  architectes  prirent 


928  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

part  à  ce  mémorable  concours.  Parmi  ces  cent  soixante-treize  ar- 
chitectes figuraient  neuf  anciens  pensionnaires  de  l'Académie  de 
Rome  et  quelques-uns  des  ennemis  les  plus  célèbres  ou  les  plus 
acharnés  de  l'école.  Rien  de  plus  loyal,  de  plus  libéral  qu'une  telle 
lutte;  elle  excita  l'attention  et  les  applaudissemens  de  tout  Paris, 
elle  servit  d'exemple  à  beaucoup  de  villes  de  province  qui  vou- 
laient faire  élever  des  monumens;  ses  vicissitudes  et  ses  résultats 
méritent  d'être  rappelés.  Le  jury,  composé  exclusivement  d'archi- 
tectes, commença  par  choisir  seize  projets,  les  meilleurs,  qui  furent 
réservés  pour  un  dernier  examen.  Sur  les  seize  projets  réservés, 
dont  aucun  n'était  signé,  on  sut  bientôt  que  huit  avaient  été  conçus 
par  d'anciens  pensionnaires.  C'était  là  un  insigne  triomphe,  puis- 
que sur  cent  soixante -quatre  artistes  étrangers  à  l'école  de  Rome 
huit  seulement  avaient  obtenu  un  des  seize  premiers  rangs ,  tandis 
que,  sur  neuf  concurrens  sortis  de  la  villa  Médicis,  tous,  sauf  un, 
avaient  mérité  d'être  choisis.  On  n'a  point  oublié  que  cinq  prix  ou 
mentions  avaient  été  proposés  aux  cinq  projets  qui  seraient  classés 
les  premiers.  Les  architectes  de  Rome  obtinrent  quatre  de  ces  ré- 
compenses, et  lorsque  les  vainqueurs  eurent  été  invités  à  une  lutte 
nouvelle,  lorsque  après  deux  mois  de  travail,  de  corrections,  de 
développemens,  ils  rapportèrent  aux  juges  leurs  cinq  projets, 
M.  Garnier  fut  proclamé  à  V ummimilé  le  plus  digne  de  construire 
le  futur  Opéra  :  beau  spectacle,  plein  de  moralité,  qui  rappelait  les 
nobles  débats  de  l'ancienne  Grèce,  et  qui  aurait  dû  réduire  au 
silence  les  détracteurs  de  l'école  de  Rome! 

Enfin  il  importe  de  citer,  parmi  les  titres  qui  recommandent  les 
architectes  romains  à  l'estime  de  leurs  contemporains,  cette  admi- 
rable série  de  restaurations  graphiques  que  le  public  peut  consulter 
aujourd'hui  à  la  bibhothèque  de  l'École  des  Beaux-Arts.  Tous  les 
monumens  anciens  de  Rome,  de  l'Italie  jusqu'à  Pœstum,  la  plupart 
des  temples  de  la  Sicile,  de  l'Attique  et  même  du  Péloponèse,  ont 
été  mesurés,  cotés,  dessinés,  restitués  avec  leur  plan,  leur  coupe, 
leur  élévation,  leurs  détails,  leurs  sculptures,  leur  décoration  peinte. 
Cinquante  volumes  d'un  format  gigantesque  contiennent  ces  magni- 
fiques dessins,  où  les  sa  vans  puisent  la  certitude  et  la  lumière,  où 
les  artistes  cherchent  des  modèles  incomparables  et  des  inspira- 
tions. Le  jour  où  le  gouvernement  français  voudra  publier  de  tels 
travaux  avec  les  mémoires  justificatifs  qui  les  accompagnent,  il 
aura  élevé  un  monument  scientifique  qui  commandera  l'admiration 
de  l'Europe  entière. 


l'école    de    ROME    AU    \l\^    SIÈCLE.  929 

II. 

De  l'énumération  qui  précède  ressort  un  chilTre  éloquent  qui  ré- 
pond mieux  que  tous  les  raisonnemens  aux  accusations  dont  l'école 
de  Rome  est  l'objet.  Sur  deux  cent  vingt  lauréats  qu'elle  a  reçus 
pendant  un  demi-siècle,  peintres,  graveurs,  musiciens,  sculpteurs, 
architectes,  elle  a  produit  près  de  coït  artistes  distingués  :  non- 
seulement  tous  ont  honoré  l'école  française  et  enrichi  le  pays  de 
leurs  œuvres,  mais  beaucoup  sont  devenus  populaires  ou  même 
illustres.  Pourquoi  donc  toucher  à  une  institution  dont  la  gloire 
augmente  avec  la  durée?  pourquoi  changer  les  lois  qui  la  régissent 
avec  tant  de  suite?  pourquoi  détruire  une  harmonie  d'études  qui 
a  été  si  féconde?  Comparons  les  règlemens  que  vous  voulez  abro- 
ger et  les  réformes  que  vous  proposez  :  il  est  facile,  sans  un  trop 
grand  effort  d'imagination,  d'en  prévoir  les  conséquences.  D'abord 
vous  demandez  qu'on  ôte  à  l'Académie  des  Beaux- Arts  la  direction 
et  le  jugement  des  concours.  «  Un  jury  de  neuf  membres  sera  tiré 
au  sort  chaque  année  sur  une  liste  de  noms  arrêtés  par  le  minis- 
tre. »  Je  laisse  de  côté  les  droits  et  les  privilèges  de  l'Académie  :  elle 
peut  les  sacrifier  quand  l'intérêt  général  le  lui  commande,  comme 
elle  sait  les  défendre  lorsqu'ils  sont  étroitement  unis  à  nos  tradi- 
tions les  plus  chères  et  à  l'avenir  de  l'art.  De  même  j'admets  que 
les  noms  arrêtés  par  le  ministre  ou  ses  commissaires  seront  choi- 
sis avec  discernement,  fût-ce  parmi  les  feuilletonistes  et  les  ama- 
teurs; mais  croyez -vous  donc  que  ces  noms  auront  pour  la  jeu- 
nesse le  même  prestige  que  le  nom  seul  de  l'Institut,  qu'ils  étaient 
accoutumés  à  voir  présider  à  leurs  luttes  et  à  leurs  triomphes?  Dès 
l'âge  de  quinze  ans,  ceux  qui  se  vouaient  à  l'étude  des  arts  suppor- 
taient avec  joie  un  long  noviciat,  un  travail  sans  récompense,  la 
pauvreté  souvent  la  plus  cruelle,  dans  l'espoir  d'entendre  un  jour 
leur  nom  retentir  sous  la  coupole  du  palais  Mazarin,  de  recevoir  des 
mains  des  maîtres  de  l'art  ce  laurier  qui  leur  donne  l'Italie,  la 
liberté,  l'avenir!  Lorsque  dans  quelque  salle  écartée  vous  annonce- 
rez le  vote  de  neuf  jurés  que  vous  aurez  tirés  au  sort,  exactement 
comme  l'on  tire  ceux  qui  jugent  les  criminels  dans  nos  cours  d'as- 
sises, pensez-vous  faire  battre  les  cœurs  des  artistes  comme  les  fait 
battre  cet  antique  Institut,  qui  contient  les  plus  beaux  noms  de  la 
France,  qui  s'appuie  sur  la  confiance  de  la  nation,  et  qui  est  pour 
les  lauréats  l'image  de  la  patrie  qui  couronne?  Chimères,  dites- 
vous;  mais  c'est  pour  des  chimères  que  s'enflamment  les  âmes  gé- 
néreuses et  qu'elles  volent  au  sacrifice.  Le  bâton  de  maréchal  de 
France  n'est  qu'une  chimère  pour  cent  mille  soldats  qui  ne  l'ob- 

TOME  XLVm.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tiendiont  jamais,  et  cependant  cette  chimère  les  conduit  joyeux  à  la 
mort.  Le  grand  prix  de  Rome  n'est  qu'une  chimère  pour  la  plupart 
de  ceux  qui  le  convoitent,  et  cependant  cette  chimère  retient  pen- 
dant dix  ans  sur  les  bancs  de  l'école  cinq  cents  artistes  qui  tra- 
vaillent avec  énergie,  qui  repoussent  la  tentation  des  gains  faciles 
et  des  succès  éphémères,  acquièrent  jusqu'au  dernier  jour  de  leur 
trentième  année  la  science  la  plus  solide,  la  pratique  la  plus  con- 
sommée de  leur  art,  et,  lorsque  leur  espoir  est  déçu,  ils  se  trouvent 
être  de  bons  peintres,  de  bons  sculpteurs,  de  bons  architectes. 
Faut-il  donc  ôter  aux  récompenses  qui  inspirent  tant  d'abnégation 
leur  vénérable  auréole  et  leur  grandeur?  Les  grands  prix,  qui  s'ap- 
pelaient les  grands  prix  de  l'Académie,  ne  seront  plus  que  des  prix 
de  l'Ecole  des  Beaux-Arts. 

Le  sort  est  aveugle  dans  ses  choix,  mais  il  a  surtout  ses  caprices. 
Je  suppose,  par  exemple,  que  sur  neuf  noms  d'architectes  tirés  de 
l'urne  cinq  soient  des  noms  d'architectes  diocésains  n'ayant  d'yeux 
que  pour  le  moyen  âge  :  il  est  évident  qu'ils  donneront  le  prix  au 
projet  qui  approchera  le  plus  de  l'art  gothique.  Je  suppose  que  sur 
neuf  peintres  cinq  soient,  par  la  volonté  du  hasard,  des  peintres 
de  genre,  ils  donneront  le  prix  au  tableau  qui  ressemblera  le  moins 
à  de  la  peinture  d'histoire.  Je  suppose  que,  sur  neuf  sculpteurs,  cinq 
appartiennent  à  l'école  réaliste  :  ils  donneront  le  prix  à  la  figure 
qui  rendra  le  plus  énergiquement  les  accidens  et  les  infirmités  du 
modèle.  Où  sera  la  règle?  où  sera  la  doctrine?  où  sera  l'esprit  de 
suite,  si  nécessaire  dans  tout  ce  qui  touche  à  la  direction  de  la  jeu- 
nesse et  à  l'enseignement?  Plus  votre  liste  sera  nombreuse,  plus 
elle  offrira  de  prise  aux  jeux  funestes  du  sort.  Vous  y  joindrez  des 
amateurs,  des  gens  du  monde,  pour  tempérer  les  tendances  exclu- 
sives; mais  ces  amateurs  appliqueront  aux  essais  d'un  talent  qui 
débute  la  même  loupe  qu'ils  appliquent  aux  tableaux  de  Téniers  ou 
d'Hobbéma.  Ils  jugeront  l'exécution  et  non  celui  qui  exécute;  ils 
apprécieront  les  effets  et  ne  remonteront  point  à  la  cause;  ils  ne 
chercheront  point  dans  l'œuvre  présente  les  promesses  d'avenir; 
une  idée  heureuse,  un  tour  de  main  habile,  quelques  touches  bril- 
lantes, les  bizarreries  même  de  certaines  compositions,  un  détail 
piquant,  cet  éclair  sans  lendemain  qui  échappe  parfois  à  la  médio- 
crité dans  sa  première  jeunesse,  les  séduiront,  et  ils  ne  remarque- 
ront ni  la  pauvreté  du  fond,  ni  l'inexpérience,  ni  les  études  in- 
complètes de  celui  qu'ils  vont  couronner.  Ce  sera  le  cas  de  répéter 
que  la  stricte  justice  est  la  pire  injustice,  car  ce  que  l'état  demande 
pour  les  pensionner  à  Rome,  ce  ne  sont  point  des  artistes  habiles  à 
surprendre  un  succès,  ce  sont  des  hommes  sérieux  et  des  hommes 
d'avenir. 


l'école    de    ROME    AU    XIX*    SIECLE.  931 

L'Académie  des  Beaux -Arts  au  contraire  représentait  la  doc- 
trine, la  tradition,  et,  se  perpétuant  par  l'élection,  elle  offrait  cette 
règle  toujours  égale  que  les  Romains  appelaient  îquilêy  et  qui  est 
en  pareille  matière  supérieure  à  la  justice.  Ni  l'habileté  de  main, 
ni  le  trompe-l'œil,  ni  les  témérités  ne  faisaient  illusion  à  des  pro- 
fesseurs accoutumés  à  vivre  avec  la  jeunesse  qui  se  presse  dans 
leurs  ateliers.  Ils  ne  craignaient  pas  de  se  mettre  au  besoin  en  dés- 
accord avec  les  impressions  du  public  et  même  des  critiques  de  pro- 
fession, parce  qu'ils  recherchaient  surtout  dans  les  œuvres  qui  leur 
étaient  soumises  les  qualités  élevées,  la  force  acquise,  le  tempéra- 
ment d'artiste,  les  garanties  solides.  Rien  de  plus  libéral  à  la  fois 
et  de  plus  vigilant  que  ces  jugemens  où  le  talent  seul,  le  talent  de 
bon  aloi  perçait  avant  l'âge  :  Ingres  obtenait  le  grand  prix  à  vingt 
ans;  Pradier,  Baudry  à  vingt  et  un  ans;  David  (d'Angers),  Dumont, 
Hébert,  Cabanel,  Garnier  à  vingt-deux  ans;  Flandrin,  Léon  Cogniet, 
Guillaume  h.  vingt-trois  ans  :  les  talens  désordonnés  au  contraire, 
qui  avaient  beaucoup  à  corriger  ou  beaucoup  à  apprendre,  reve- 
naient chaque  année  meilleurs  devant  des  juges  qu'ils  savaient  ne 
pouvoir  surprendre,  et  arrivaient  au  but  plus  lentement,  mais  par 
des  efforts  salutaires  qui  les  ont  faits  ce  qu'ils  sont.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  eût  dans  le  monde  de  concours  où  l'émulation  jouât  un  rôle 
plus  grand  et  produisît  des  résultats  plus  féconds  :  désormais  il  est 
à  craindre  que  ces  concours  ne  ressemblent  à  une  loterie. 

En  même  temps  que  l'on  découragera  les  jeunes  gens,  on  appau- 
vrira singulièrement  le  recrutement  de  l'école  de  Rome.  Dans  tous 
les  temps  la  limite  d'âge  a  été  fixée  à  trente  ans,  on  l'abaissera  à 
vingt-cinq  :  «  Raphaël  et  Michel-Ange,  dit-on,  avaient  fait  des  chefs- 
d'œuvre  avant  cet  âge.  »  Mais  depuis  quand  le  génie,  qui  n'est 
qu'une  exception,  qu'un  phénomène  répété  deux  ou  trois  fois  par 
siècle,  sert-il  de  règle  aux  autres  hommes?  Est-ce  pour  former  des 
Raphaël  et  des  Michel-Ange  que  vous  fondez  une  institutio|i?  N'est-ce 
pas,  au  contraire,  pour  suppléer  au  génie  par  l'abondance  des  le- 
çons, l'excitation  des  esprits,  le  secours  de  la  tradition,  le  nombre 
des  maîtres,  la  variété  des  talens?  Le  génie  naît  complet  comme 
un  rayon  de  lumière;  le  talent  est  fils  du  travail  et  de  la  patience.  11 
se  peut  qu'on  possède  à  vingt-cinq  ans  les  procédés  de  la  peinture 
et  qu'on  ait  analysé  les  ressources  élémentaires  de  la  palette;  mais 
le  dessin,  qui  est  l'âme  de  la  peinture,  le  caractère  idéal  qu'on  sait 
imprimer  à  la  nature,  même  en  la  copiant,  le  style,  sans  lequel  on 
ne  crée  rien  de  durable,  on  les  possède  rarement  à  vingt-cinq  ans; 
il  faut  plus  de  labeur  et  plus  de  maturité  pour  atteindre  à  cette 
énergie  d'expression,  à  ce  sentiment  de  la  grandeur  qu'on  emporte 
en  germe  à  Rome  et  qui  s'y  développe.  La  sculpture,  qui  est  la  science 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  formes  et  de  l'abstraction,  demande  plus  de  temps  encore;  il 
faut  lutter  contre  des  difficultés  manuelles,  apprendre  comment  se 
domptent  les  matières  les  plus  rebelles.  Rude,  qui  a  fait  le  plus  beau 
bas-relief  de  notre  siècle,  Perraud,  qui  a  exécuté  la  statue  la  plus 
puissante,  le  Faune,  n'ont  eu  le  prix  qu'à  vingt-huit  ans.  Quant  à 
l'architecture,  elle  exige  des  connaissances  si  nombreuses,  des  études 
si  variées,  une  éducation  si  complète,  qu'on  peut  affirmer  qu'il  n'y  a 
point  d'architecte  avant  trente  ans.  N'est-il  pas  d'ailleurs  désirable 
qu'avant  de  s'adonner  exclusivement  à  l'art,  les  élèves  aient  fini  leur 
éducation  littéraire,  qu'ils  aient  fait  leurs  classes  quand  leur  famille 
le  leur  permet  et  quand  l'état  leur  en  donne  les  moyens?  La  culture 
de  l'intelligence  n'est-elle  pas  aujourd'hui  la  première  loi  de  toutes 
les  professions?  Soyez  certains  que  vous  verrez  se  produire  deux  ré- 
sultats également  funestes  :  l'abandon  des  études  classiques  par  les 
artistes,  l'affaiblissement  proportionnel  de  leurs  études  techniques. 
Les  cinq  années  que  vous  leur  retranchez,  c'était  le  temps  le  plus 
précieux,  le  mieux  employé  de  leur  jeunesse,  c'était  le  délai  néces- 
saire pour  acquérir  successivement  les  connaissances  diverses  que 
leur  impose  notre  civilisation.  S'ils  entraient  plus  tard  dans  la  vie 
active,  ils  y  entraient  armés  de  toutes  pièces,  éprouvés,  sûrs  de 
vaincre. 

Lorsqu'on  a  fait  sur  les  registres  de  l'École  des  Beaux-Arts  le  re- 
levé des  élèves  qui  avaient  dépassé  leur  vingt-cinquième  année  ou 
qui  allaient  l'atteindre,  on  a  été  effrayé  du  nombre  des  exclus.  Sur 
cent  vingt  élèves  de  première  classe,  peintres  et  sculpteurs,  près  de 
cent  devaient  renoncer  à  concourir  en  1865  pour  le  grand  prix  de 
Rome;  sur  soixante-sept  élèves  architectes  de  première  classe,  neuf 
seulement  pouvaient  se  présenter  dans  la  lice  en  I86/1.  L'admi- 
nistration a  reculé  devant  une  rigueur  rétroactive  qui  bannissait 
l'élite  de  la  jeunesse,  et  laissait  tomber  les  prix  de  Rome  dans  des 
mains  qui  n'étaient  point  prêtes  pour  les  saisir.  Une  mesure  d'hu- 
^nanité  proroge  jusqu'en  1867  l'application  du  nouveau  système. 
Le  mal,  hélas!  n'est  que  différé  :  on  constatera  en  1867  l'abaisse- 
ment subit  du  niveau  des  concours. 

Il  est  une  autre  considération,  d'un  ordre  tout  à  fait  général,  à 
laquelle  il  semble  qu'on  n'ait  point  égard.  Les  grands  prix  de  Rome 
ne  sont  pas  le  privilège  de  l'École  des  Beaux-Arts  de  Paris  :  ce  sont 
des  prix  nationaux,  fondés  par  l'état,  confiés  à  l'Institut,  proposés 
à  la  France  entière.  Tout  Français  a  le  droit  de  concourir,  et  la  pro- 
vince fournit  à  l'École  de  Rome  un  contingent  qui  égale  celui  de  Pa- 
ris, s'il  ne  le  surpasse.  Les  conseils  municipaux  ou  les  conseils-géné- 
raux s'imposent  pour  envoyer  les  élèves  les  plus  distingués  des  écoles 
départementales  se  fortifier  dans  les  ateliers  de  Paris,  se  pénétrer  des 


l'école    de    ROME    AU    XIX^    SIÈCLE.  933 

leçons  des  premiers  maîtres,  et  se  rendre  capables  de  remporter  le 
prix  de  Rome.  Ce  prix  exerce  un  prestige  plus  grand  encore  sur  les 
imaginations  des  habitans  de  la  province.  Les  villes  suivent  avec 
sollicitude  leurs  enfans,  elles  sont  fières  de  leur  offrir  une  pension 
qui  les  exempte  des  soucis  matériels  et  leur  laisse  la  liberté  du  tra- 
vail :  s'ils  rapportent  la  palme,  c'est  une  fête  pour  tous  leurs  conci- 
toyens ,  et  on  les  accueille  avec  des  honneurs  et  des  manifestations 
qui  ne  le  cèdent  qu'aux  honneurs  rendus  par  les  cités  grecques  aux 
athlètes  vainqueurs;  mais  ces  concurrens,  que  les  départemens  nous 
envoient,  ils  n'arrivent  plus  jeunes  à  Paris  :  il  leur  a  fallu  échapper 
à  la  conscription,  suivre  les  écoles  spéciales  de  chaque  pays,  en 
sortir  les  premiers,  se  faire  connaître,  donner  des  gages  de  talent, 
trouver  des  protecteurs.  Ils  ont  déjà  vingt-trois  ans,  vingt-quatre 
ans,  lorsqu'une  pension  leur  est  accordée,  lorsque  Paris  leur  est  ou- 
vert. Alors  il  est  nécessaire  de  reprendre  toutes  les  études,  de  tra- 
verser toutes  les  épreuves  préparatoires,  d'écouter  les  maîtres  émi- 
nens  que  l'on  n'avait  pu  trouver  dans  sa  province.  Plusieurs  années 
s'écoulent  et  les  vingt-cinq  ans  sont  dépassés  avant  qu'on  soit  prêt 
à  disputer  la  victoire.  Désormais  ces  nobles  efforts  sont  interdits  aux 
villes  des  départemens  :  qu'elles  épargnent  leurs  pensions,  qu'elles 
gardent  leur  jeunesse,  qu'elles  cessent  de  mêler  leur  sève  plus  lente, 
mais  plus  vigoureuse,  à  la  sève  hâtive  de  Paris!  La  limite  d'âge  est 
un  obstacle  inexorable,  et  les  prix  de  Rome  deviendront  par  la  force 
des  choses  le  partage  non  disputé  d'une  capitale  qui  tend  à  tout  ab- 
sorber. 

J'ai  laissé  échapper  le  mot  de  conscription,  mot  terrible  pour 
ceux  qui  se  vouent  au  culte  de  l'art  et  qui  sont  pauvres  :  c'est  les 
honorer  que  d'ajouter  qu'ils  le  sont  presque  tous.  Si  le  sort  le  veut, 
il  faut  jeter  les  pinceaux,  laisser  le  bloc  de  marbre  inachevé,  re- 
noncer à  la  gloire  rêvée  et  cà  la  Muse,  qui  versait  déjà  l'inspiration 
dans  le  cœur  de  l'artiste;  on  part  soldat.  Un  usage  paternel,  libéral, 
juste,  avait  institué  les  seconds  grands  prix  :  tous  ceux  qui  rempor- 
taient les  seconds  prix  de  peinture,  de  sculpture,  d'architecture,  de 
gravure,  de  musique,  étaient  exemptés  de  la  conscription.  L'In- 
stitut pouvait  ainsi  soustraire  à  la  loi  les  jeunes  gens  qui,  sans  mé- 
riter encore  d'être  envoyés  à  Rome,  donnaient  cependant  de  belles 
espérances  et  faisaient  preuve  de  talent.  Aujourd'hui  les  seconds 
prix  sont  abolis,  sans  qu'il  soit  possible  d'approuver  le  motif  d'une 
mesure  aussi  cruelle.  M.  de  Nieuwerkerke  prétend,  dans  son  rap- 
port, que  le  premier  prix  n'en  aura  que  plus  de  valeur,  étant  unique; 
mais  le  second  prix  ne  servait  qu'à  exempter  du  service  militaire 
celui  qui  l'obtenait,  et  l'on  se  demande  où  est  l'avantage  d'une 
suppression  qui  expose  à  être  moissonnés  par  la  guerre  à  vingt 


^)3A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ans  les  artistes  qui  pourraient  remporter  le  grand  prix  à  vingt- 
cinq? 

Cette  faveur  cependant  avait  été  accordée  à  l'Institut  par  l'em- 
pereur Napoléon  l"  à  une  époque  où  les  hommes  appelés  sous  les 
drapeaux  se  dégageaient  difficilement.  Le  16  mars  1809,  le  secré- 
taire perpétuel  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  Lebreton,  écrivait  au 
ministre  de  l'intérieur,  Cretet,  pour  réclamer  cette  exemption.  Dix 
jours  après,  il  lisait  à  l'Académie  une  réponse  où  le  ministre  l'in- 
formait qu'il  avait  fait  part,  en  l'appuyant,  de  sa  réclamation  au 
ministre  d'état  (1),  et  le  13  mai  1809  celui-ci  écrivait  à  son  tour 
au  secrétaire  de  l'Académie  que  le  bénéfice  de  l'exemption  était  as- 
suré aux  seconds  prix  comme  aux  premiers  (2).  Ainsi  la  faveur  que 
le  premier  empire  avait  accordée  aux  artistes  en  temps  de  guerre, 
le  second  la  leur  retire  en  pleine  paix  ! 

Cette  rigueur  a  d'autres  conséquences  dont  il  est  aisé  de  se  rendre 
compte,  car,  dans  les  diverses  fondations  qui  se  rapportaient  aux 
prix  de  Rome,  tout  s'enchaînait  avec  une  touchante  prévoyance.  Ce 
n'était  pas  assez  de  sauver  la  vie  des  futurs  lauréats,  il  fallait  assu- 
rer la  sécurité  de  leur  travail.  Des  legs  et  des  donations  constitués 
par  des  particuliers  venaient  en  aide  aux  jeunes  gens  pauvres,  et 
leur  permettaient  de  se  livrer  tout  entiers  à  leur  art.  Le  5  mars 
1847,  M.  le  baron  de  Trémont  insérait  cette  clause  dans  son  tes- 
tament : 

«  11  sera  fondé  deux  prix  d'encouragement  de  mille  francs  chacun,  mis 
à  la  disposition  de  l'Académie  des  Beaux- Arts  de  l'Institut,  pour  être  dé- 
cernés par  elle  à  deux  jeunes  peintres  ou  statuaires  et  à  un  musicien, 
pauvres  et  distingués  dans  leurs  études...  Je  désire  que  les  seconds  prix 
appellent  principalement  l'attention  de  l'Académie.  » 

Le  26  mai  1855,  M"^  Esterre  Leclère,  voulant  honorer  la  mé- 
moire de  M.  Achille  Leclère,  son  frère,  architecte,  membre  de  l'in- 

(1)  Voici  la  lettre  du  ministre  de  l'intérieur:  «J'ai  reçu,  monsieur,  la  lettre  que  vous 
m'avez  adressée  le  IG  de  ce  mois  relativement  au  sieur  L...,  qui  réclame  l'exemption 
du  service  militaire,  comme  ayant  obtenu  un  second  grand  prix.  J'ai  écrit  dans  le  sens 
de  cette  lettre  à  son  excellence  le  ministre  d'état,  directeur-général  de  la  conscription 
militaire.  Les  détails  dans  lesquels  je  suis  entré  montreront  que  l'intention  de  sa  ma- 
jesté a  été  d'accorder  la  même  faveur  aux  seconds  grands  prix  qu'aux  premiers.  » 

«  Cretet.  » 

(2)  «  J'ai  l'honneur  de  vous  prévenir,  monsieur  et  cher  confrère,  que,  suivant  les 
explications  qui  m'ont  été  données  par  son  excellence  le  ministre  de  l'intérieur  au 
sujet  du  degré  de  faveur  que  sa  majesté  veut  bien  accorder  aux  élèves  couronnés 
chaque  année  par  l'Institut  national,  les  jeunes  gens  qui  ont  remporté  les  premiers  et 
seconds  prix  de  peinture,  sculpture,  etc.,  sont  également  fondés  à  prétendre  à  l'exemp- 
iion  du  service  militaire.  <(  Comte  de  Cessac.  » 


l'école    de    ROME    AU    XIX^    SIÈCLE.  93& 

stitut,  déclarait  faire   donation  à  l'Académie  des  Beaux- Arts  de 
mille  francs  de  rente  aux  conditions  suivantes  : 

«  1°  La  somme  de  mille  francs  devra  être  affectée  exclusivement  chaque 
année  à  récompenser  l'élève  architecte  qui  aura  obtenu  dans  les  concours 
annuels  ouverts  par  l'Académie  des  Beaux-Arts  le  premier  second  grand 
prix  d'architecture; 

«  2"  Cette  récompense  recevra  la  dénomination  de  prix  Achille  Leclère, 
et  devra  être  décernée  chaque  année  en  même  temps  que  le  premier  second 
grand  prix.  » 

Que  deviennent  ces  généreuses  fondations  maintenant  que  le  se- 
cond prix  est  supprimé?  L'Académie  ne  sera-t-elle  pas  forcée  de 
rendre  aux  héritiers  un  capital  de  70,000  francs  qui  n'a  plus  de 
destination?  Tout  est  ôté  à  la  fois  à  cette  jeunesse  si  laborieuse  et  si 
digne  de  sympathies,  le  temps  de  concourir,  le  droit  de  racheter  à 
la  patrie  sa  dette  de  sang,  les  ressources  mêmes  qui  étaient  mises 
si  noblement  à  la  disposition  du  talent  précoce  et  pauvre.  Certes  on 
a  bien  fait  de  nous  avertir  dans  le  rapport  que  les  réformes  qu'on 
proposait  étaient  des  réformes  libérales.  C'est  sans  doute  le  même 
libéralisme  qui  fait  abolir  le  prix  de  paysage  historique,  décerné 
tous  les  quatre  ans.  Qu'iraient  faire  à  Rome  en  effet  nos  paysagistes? 
Ne  seraient-ils  pas  tentés  d'y  suivre  les  traces  de  deux  peintres  qui 
y  ont  vécu  et  dont  il  faut  redouter  l'exemple?  Qui  ne  comprend  que, 
si  le  paysage  grandiose  et  classique  doit  être  proscrit  quelque  part, 
c'est  dans  le  pays  qui  a  produit  Nicolas  Poussin  et  Claude  Lorrain? 

Voilà  donc  bien  des  causes  d'appauvrissement  pour  les  concours. 
11  en  est  d'autres  encore  que  l'expérience  fera  malheureusement 
découvrir.  Les  prix  de  Rome  n'en  seront  pas  moins  décernés;  les 
lauréats  partiront  plus  jeunes,  plus  faibles,  plus  ignorans,  mais 
ils  partiront.  Travailleront- ils  davantage  à  Rome?  Apprendront-ils 
seuls  ce  qu'ils  n'ont  pas  eu  le  temps  d'apprendre  à  Paris  avec  leurs 
professeurs?  Se  formeront-ils  par  un  séjour  prolongé,  par  un  sur- 
croît d'études?  Non  pas,  le  libéralisme  y  a  mis  bon  ordre.  Leurs  pré- 
décesseurs restaient  cinq  ans  à  Rome,  ils  n'en  resteront  que  deux; 
leurs  prédécesseurs  étaient  astreints  par  l'état  à  une  série  de  tra- 
vaux, gradués  d'année  en  année,  qu'ils  envoyaient  à  Paris;  eux. 
après  un  ou  deux  envois  lestement  expédiés ,  seront  quittes  envers 
l'état.  Leurs  prédécesseurs  savaient  que  leurs  œuvres  seraient  sou- 
mises à  l'Institut,  qu'elles  seraient  l'objet  d'un  jugement  lu  en 
séance  publique,  et  la  pensée  de  mériter  les  éloges  des  maîtres  de 
l'art,  le  désir  de  frapper  leurs  esprits  par  un  chef-d'œuvre,  l'espoir 
de  s'asseoir  bientôt  parmi  eux,  les  enflammaient  et  les  rendaient  ca- 
pables d'efforts  surhumains.  Les  futurs  pensionnaires  n'auront  point 


93(5  REVUE  ncs  deux   monoes. 

ces  soucis;  ils  n'auront  plus  rien  de  commun  avec  l'Académie.  Leurs 
envois  une  fois  adressés  au  ministère  des  beaux-arts,  ils  attendront 
le  récépissé  de  quelque  employé,  et  se  disperseront  comme  il  leur 
plaira.  Une  pension  plus  forte,  deux  autres  années  leur  seront  ac- 
cordées, et  ils  pourront,  selon  leur  goût  et  leurs  convenances,  les 
consacrer  à  des  voyages  instructifs.  Lequel  d'entre  eux  résistera  à 
une  aussi  douce  tentation?  Qui  oserait  exiger  tant  d'héroïsme  de 
jeunes  gens  de  vingt  ans?  La  Grèce,  Gonstantinople ,  Jérusalem, 
l'Espagne,  l'Afrique,  les  appelleront  :  comment  ne  s'y  précipite- 
raient-ils pas  avec  enthousiasme?  Mais  que  deviendra  pendant  ce 
temps  l'art  de  peindre?  Est-ce  dans  une  auberge  qu'on  trouve  des 
ateliers?  Le  sculpteur  emportera-t-il  avec  lui  les  blocs  de  marbre 
qu'il  faut  sculpter?  Le  graveur  tirera-t-il  tous  les  soirs  de  sa  malle 
la  planche  de  cuivre  qu'il  doit  tailler?  Les  plus  sages  se  fixeront 
dans  une  autre  capitale.  Avouez  qu'il  est  beau  de  quitter  Rome  pour 
aller  vivre  deux  ans  à  Londres  ou  à  Berlin  !  Les  plus  légers  cour- 
ront le  monde  en  noircissant  quelques  albums;  ils  reviendront  plus 
élégans,  plus  cultivés,  pleins  de  souvenirs  agréablement  contés,  ri- 
ches de  croquis  spirituellement  esquissés  :  ce  seront  des  amateurs, 
des  dilettanti,  ce  ne  seront  plus  des  artistes.  Ils  savaiîjnt  peu  quand 
ils  ont  quitté  Paris,  ils  sauront  encore  moins  quand  ils  y  revien- 
dront, car  l'art  est  un  tyran  jaloux,  et  la  pratique  ne  s'en  acquiert 
que  par  un  labeur  assidu.  Demandez  à  tous  nos  maîtres  comment 
s'est  passée  leur  jeunesse,  de  quelles  luttes,  de  quels  désespoirs 
secrets  leurs  ateliers  ont  été  le  théâtre. 

Pendant  ce  temps,  la  villa  Médicis  sera  à  peu  près  déserte.  Au 
lieu  de  vingt-cinq  pensionnaires,  neuf  seulement  l'habiteront,  c'est- 
à-dire  deux  peintres,  deux  sculpteurs,  deux  architectes,  deux  mu- 
siciens et  un  graveur,  les  novices  des  deux  premières  années.  Est- 
ce  là  une  représentation  digne  de  la  France,  digne  de  l'influence 
française?  Que  diront  les  Romains,  qui  sont  accoutumés  à  regarder 
l'Académie  de  France  avec  admiration?  Que  ne  diront  pas  les  ar- 
tistes étrangers  qui  affluent  dans  la  ville  éternelle,  et  qui,  dans  les 
expositions,  triompheront  sans  peine,  chose  nouvelle  pour  eux,  de 
nos  trop  faibles  lauréats?  Et  cette  tradition  que  les  anciens  trans- 
mettaient à  leurs  successeurs,  ces  règles  non  écrites  dont  ils  perpé- 
tuaient le  souvenir,  tout  sera  interrompu  !  La  moralité  du  travail 
commun,  la  dignité,  le  désintéressement,  cette  noblesse  de  cœur 
dont  on  se  pénétrait  à  Rome  par  cinq  ans  de  contemplation,  de  bons 
exemples,  de  conseils  respectés,  de  fraternité  généreuse,  et  qu'on 
rapportait  à  Paris  pour  le  reste  de  sa  vie,  tout  sera  dissipé  !  Ce  fais- 
ceau d'œuvres  diverses  que  les  pensionnaires  envoyaient  régulière- 
ment à  la  fin  de  septembre,  que  l'on  exposait  au  palais  des  Beaux- 


l'école    de    ROME    AU    XIX^    SIÈCLE.  937 

Arts,  que  le  public  venait  voir  avec  tant  d'empressement,  et  qui 
semblait  un  tribut  de  talent  et  de  reconnaissance  payé  à  la  patrie, 
que  deviendra-t-il  ?  Dans  cinq  ans,  dès  que  les  nouvelles  mesures 
auront  produit  tout  leiu-  effet,  les  envois  seront  si  peu  nombreux,  si 
chètifs,  qu'on  n'osera  plus  les  exposer.  Ah!  j'avais  raison  de  le  dire 
en  commençant,  mieux  valait  supprimer  d'un  seul  coup  l'école  de 
Rome. 

Les  questions  qui  touchent  à  l'enseignement,  à  la  direction  des 
intelligences,  à  l'avenir  de  l'art  ou  des  lettres,  sont  à  la  fois  déli- 
cates et  redoutables  :  quand  on  altère  l'ordre  établi,  on  ne  sait  ja- 
mais quel  bien  on  obtiendra,  on  voit  toujours  quel  mal  on  aura  fait. 
Il  faut  plusieurs  générations  et  l'effort  insensible  du  temps  pour 
fonder,  améliorer,  corriger  ces  grandes  institutions  qui  honorent  un 
peuple;  mais  quand  on  y  porte  la  hache,  tout  dépérit.  Une  expé- 
rience récente  a  cependant  appris  au  gouvernement  le  danger  des 
réformes  radicales  en  matière  d'enseignement.  Il  y  a  dix  ans,  on  a 
réformé  l'École  normale,  les  lycées,  toute  l'Université.  Ce  change- 
ment ne  s'est  point  fait  sans  précautions  et  n'a  point  été  un  coup  de 
surprise  comme  celui  d'aujourd'hui,  dont  nous  n'avons  été  avertis 
que  par  le  Moniteur.  Le  conseil  impérial  de  l'instruction  publique  a 
été  consulté  :  de  longues  discussions  ont  eu  lieu  ;  les  inspecteurs- 
généraux  des  sciences  ont  exposé  leur  système  et  l'ont  fait  triom- 
pher sur  le  système  des  inspecteurs-généraux  des  lettres.  La  révo- 
lution faite,  qu'est-il  arrivé?  Après  quelques  années,  l'affaiblissement 
des  études,  l'entraînement  irréfléchi  des  jeunes  gens  vers  les  spé- 
cialités, la  décadence  de  l'École  normale,  la  langueur  de  l'Université 
sont  devenus  si  manifestes  que  le  gouvernement  en  a  été  effrayé. 
Aujourd'hui  quelle  est  la  première  mission  confiée  au  ministre  de 
l'instruction  publique?  C'est  de  tout  rétablir  dans  l'ordre  primitif, 
l'enseignement,  les  concours,  les  programmes,  et  jusqu'aux  noms 
des  chaires  qu'on  avait  supprimées. 

11  en  sera  de  même  dans  les  arts;  on  voudra,  avant  qu'il  s'écoule 
beaucoup  de  temps,  refaire  ce  que  l'on  détruit  aujourd'hui.  Seule- 
ment le  mal  sera  plus  grand  encore  que  dans  les  lettres,  car  la 
pensée  pure  est  quelque  chose  de  plus  indépendant,  de  plus  indi- 
viduel que  la  pensée  traduite  par  la  matière,  et  si  le  style  de  l'écri- 
vain est  un  don  naturel,  le  style  du  peintre  et  du  sculpteur  est  une 
qualité  acquise.  L'enseignement,  la  tradition,  l'esprit  de  suite,  la 
doctrine,  sont  donc  encore  plus  nécessaires  aux  artistes,  et,  la  chaîne 
une  fois  rompue,  il  est  bien  difficile  de  la  renouer. 

M.  Ingres,  à  la  fin  de  sa  réfutation  du  rapport  déjà  cité,  écrivait, 
à  propos  des  changemens  introduits  à  l'École  des  Beaux-Arts  de 
Paris,  ces  nobles  et  courageuses  paroles  :  «  En  résumé,  j'ai  l'hon- 


■938  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jieur  de  déclarer  en  mon  âme  et  conscience  que  je  blâme  les  chan- 
gemens  projetés,  parce  qu'ils  détruisent  la  bonne  organisation  de 
l'école,  qu'ils  portent  atteinte  à  des  droits  acquis  et  respectables,  à 
un  enseignement  basé  sur  les  grandes  traditions  classiques,  pour  ne 
mettre  à  leur  place  qu'un  enseignement  de  fantaisie  et  d'aventure, 
des  juges  incompétens  et  une  direction  fausse  dans  les  études.  » 

Et  moi,  je  viens  à  mon  tour  déclarer,  pour  ce  qui  concerne  l'école 
de  Rome,  que  les  réformes  annoncées  amèneront  infailliblement  son 
abaissement  et  sa  ruine.  C'est  l'espoir  de  quelques  esprits  chagrins, 
qui  n'ont  jamais  caché  ce  vœu  digne  des  barbares;  mais  ce  serait 
l'affliction  de  tous  les  honnêtes  gens,  qui  considèrent  l'Académie  de 
France  à  Rome  comme  une  institution  nationale,  d'où  sont  sortis 
nos  plus  beaux  talens,  et  qui  n'a  survécu  à  toutes  les  révolutions 
que  pour  mieux  constater  la  vitalité  du  génie  français.  S'il  nous 
reste  encore  une  gloire  non  contestée,  c'est  celle  des  arts  :  ne  la 
compromettons  point  follement  en  répudiant  deux  siècles  d'un  passé 
fécond,  en  tranchant  l'avenir  dans  sa  fleur.  Ce  serait  pour  l'Europe 
elle-même  un  sujet  de  stupeur.  Que  tous  ceux  qui  aiment  le  beau, 
leur  pays,  la  jeunesse,  s'unissent  pour  former  ce  concert  de  voix 
convaincues  qui  s'appelle  l'opinion  publique,  et  qui,  s'il  ne  persuade 
pas  toujours  l'administration,  la  force  du  moins  à  réfléchir. 

Beulé , 

Secrétaire  perpétuel  Je  l'Académie  des  Beaux-Arts. 


UNE 


HISTOIRE  FLORENTINE 


DE   GEORGE   ELIOT 


Romolu ,  by  George  Eliot;  3  vol.  London,  Smith,  Elder  and  C»,  1863. 


Nous  sommes  à  Florence,  au  printemps  de  l'année  1492,  et,  pour 
mieux  préciser,  le  9  avril,  c'est-à-dire  le  jour  même  où  le  magni- 
fique Lorenzo  de'  Medici  vient  de  rendre  l'âme.  Grande  agitation  par 
la  ville.  Les  uns  déplorent  la  mort  de  l'illustre  citoyen,  les  autres  se 
félicitent  de  voir  avorter  dans  son  germe  la  tyrannie  future.  Si  nous 
nous  mêlions  aux  groupes  rassemblés  sur  la  Pinzza  del  Mcrcato 
Verchio,  parmi  les  marchands  de  macaroni  et  les  contadme,  qui  sont 
accourues  plus  nombreuses  en  ce  temps  de  carême,  favorable  au 
débit  du  lait  et  des  œufs,  nous  entendrions  discourir  en  sens  divers 
ces  orateurs  de  carrefour,  revenus  d'instinct,  dès  la  première  aube  de 
liberté,  aux  habitudes  républicaines.  Chacun  à  sa  manière  interprète 
les  phénomènes  étranges  qui  ont  signalé  la  mort  de  Lorenzo.  La 
lanterne  du  Duomo.  frappée  du  glaive  de  saint  Michel,  est  tombée 
à  terre.  Dans  Santa-Maria-Novella,  un  taureau  énorme  a  menacé 
l'église  de  ses  cornes  enflammées;  des  lions  de  pierre,  emblèmes 
de  la  république,  ont  fait  mine  de  vouloir  s'entre- dévorer.  Telles 
sont  les  nouvelles  dont  se  repaît  en  cette  matinée  l'inconstante  cu- 
riosité, le  bavardage  athénien  des  popolani  de  Florence. 

Au  milieu  d'eux  circule,  quelque  peu  ébahi,  un  beau  jeune  homme 
que  l'aurore  vient  de  trouver  endormi  sous  le  porche  de  la  loggia 


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de'  Cerchi,  et  dont  le  costume  délabré,  la  contenance  un  peu  gauche 
contrastent  d'une  façon  à  la  fois  attachante  et  bizarre  avec  un  lan- 
gage choisi  et  une  physionomie  spirituelle.  Ce  personnage  équivo- 
que ,  qui  paraît  dépourvu  de  toutes  ressources  et  au  doigt  duquel 
brillait  cependant  tout  à  l'heure  un  anneau  de  prix,  en  est  réduit  à 
mendier  son  premier  repas;  mais  ce  modeste  déjeuner,  composé 
d'un  bol  de  lait  et  d'un  morceau  de  pain,  il  l'obtiendra  sans  peine 
de  la  plus  jolie  fille  du  marché  en  échange  de  quelques  fleurettes 
et  d'un  ou  deux  baisers  placés  à  propos.  Vous  voyez  d'ici  que  nous 
avons  affaire  à  un  diplomate  en  herbe,  et  vous  vous  en  convaincrez 
mieux  encore  en  l'accompagnant  chez  le  barbier  Nello,  dont  la  bou- 
tique, hantée  par  les  notabilités  florentines,  va  fournir  au  nouveau- 
venu  le  point  de  départ  et  les  relations  dont  il  a  besoin.  Nello  lui- 
même  est  un  excellent  type  italien  avec  sa  bonhomie  bavarde,  ses 
prétentions  naïves,  son  léger  vernis  d'érudition,  ses  instincts  d'ar- 
tiste, sa  pénétration  obligeante,  sa  curiosité  banale,  et,  comme  il 
se  fait  volontiers  à  la  fois  l'initiateur  et  le  protecteur  de  sa  nouvelle 
pratique,  leur  première  conversation  ne  saurait  manquer  d'intérêt. 

«  ...  Ce  Lorenzo  que  nous  pleurons  était  le  Pérlclès  de  notre  Athènes,... 
si  tant  est  que  cette  comparaison  ne  blesse  pas  l'oreille  d'un  Grec. 

«  —  Et  pourquoi  donc?  reprit  en  riant  le  nouveau-venu;  je  ne  sais  pas 
si,  même  au  temps  de  Périclès,  Athènes  aurait  pu  se  vanter  de  posséder 
un  barbier  aussi  érudit  que  vous. 

«  —  C'est  bien  cela,  je  ne  me  trompais  pas,  reprit  Nello  avec  sa  rapidité 
habituelle;  on  n'a  pas  impunément  rasé  pendant  bien  des  années  le  véné- 
rable Démétrius  Chalcondyle...  Mais,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous 
m'étonnez  singulièrement  :  vous  parlez  mieux  l'italien  que  lui,  bien  que  son 
séjour  en  Italie  remontât  à  plus  de  quarante  ans. 

«  —  Votre  surprise  diminuera,  si  je  vous  dis  que  je  proviens  d'une  tige 
grecque  plantée  dans  le  sol  italien  depuis  plus  longtemps  que  ces  mûriers, 
désormais  acclimatés  chez  vous.  Le  lieu  de  ma  naissance  est  Bari;  mon 
pè...,  mon  précepteur,  veux-je  dire,  fut  un  Italien,  et  au  fait  le  titre  de 
Grœculus  m'appartient  plutôt  que  celui  de  Grec.  Toutefois  plusieurs  voyages 
et  un  assez  long  séjour  au  pays  des  dieux  et  des  héros  m'ont  rendu  quel- 
que chose  de  ma  première  origine;  maintenant,  s'il  faut  vous  l'avouer,  je 
n'ai  pu  sauver  du  naufrage  que  je  viens  de  subir,  outre  ces  connaissances 
acquises  chez  les  Hellènes,  qu'un  petit  nombre  de  pierres  antiques  dont  je 
suis  porteur;  mais,  —  la  chute  des  tours  n'étant  pas  favorable  à  l'oiseau  qui 
cherche  à  se  préparer  un  nid,  —  la  mort  de  votre  Périclès  me  fait  regretter 
de  n'être  pas  allé  tout  droit  à  Rome.  C'est  justement  le  patronage  de  Lo- 
renzo que  j'ambitionnais  en  venant  ici,  et  Florence  m'avait  été  signalée 
comme  la  ville  où  le  peu  que  je  possède  trouverait  le  meilleur  débit. 

«  —  Rien  n'est  changé  à  cela,  je  l'espère  bien,  répliqua  le  barbier.  Lo- 
renzo n'était  chez  nous  ni  le  seul  patron  ni  le  seul  bon  juge  des  choses  de 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  O/jl 

science.  N'avons-nous  pas  Bernardo  Rucellai?  N'avons-nous  pas  Alamanno 
Rinuccini?  N'en  avons-nous  pas  vingt  autres  encore?...  Et  si  vous  avez  be- 
soin d'informations  en  pareille  matière,  c'est  moi  précisément,  moi,  Nello, 
qui  suis  votre  homme.  Il  me  tarde  d'être  utile  à  un  bel  crudilo  comme 
vous...  Tenez,  votre  barbe  est  tombée;  regardez-vous  dans  ce  miroir  véni- 
tien fait  à  Murano,  —  le  véritable  nosce  le  ipsum,  comme  je  l'ai  surnommé, 
—  auprès  duquel  la  plus  belle  plaque  d'acier  ou  d'argent  n'offre  que  té- 
nèbres. 

«  —  Il  me  semble,  dit  le  Grec,  que  votre  rasoir  a  retranché  quelque  chose 
de  mon  capital...  Je  veux  dire  par  là  qu'il  m'ôte  un  ou  deux  ans  d'âge  né- 
cessaires pour  donner  crédit  à  mon  érudition...  Mais  la  question  est  de 
savoir  maintenant  si  un  étranger  comme  moi  peut  compter  sur  l'hospita- 
lité de  Florence. 

«  —  Comme  Grec,  quoique  seulement  Grec  d'Apulie,  je  n'oserais  en  vé- 
rité vous  la  promettre...  Il  existe  parmi  nos  savans  des  préjugés  contre  l'é- 
rudition venue  de  la  Grèce...  Ce  n'est  qu'au  prix  de  beaucoup  de  réserve 
qu'un  Grec  bien  avisé  peut  se  faire  des  amis  parmi  nous... 

«  —  Je  goûte  si  bien  vos  sages  avis,  répliqua  le  Grec  avec  un  radieux 
sourire,  que  je  vous  saurai  gré  de  m'en  donner  quelques-uns  encore...  A 
quel  patron  ni'adresser?...  Lorenzo  n'aurait-il  pas  un  fils  héritier  de  ses 
goûts  ainsi  que  de  ses  richesses?  Pourriez-vous  m'indiquer  ici  tel  autre 
connaisseur  opulent  qui  fasse  collection  de  gemmes  antiques?...  Je  possède 
une  belle  Cléopâtre  gravée  sur  sardoine,  ainsi  que  deux  ou  trois  intailles  et 
camées  que  leur  beauté,  leur  rareté  rendent  dignes  de  figurer  dans  le  ca- 
binet d'un  prince.  Fort  heureusement,  avant  de  me  mettre  en  route,  j'a- 
vais eu  la  précaution  de  les  coudre  dans  la  doublure  de  mon  pourpoint... 
Je  voudrais  encore,  ajouta-t-il  en  replaçant  à  son  doigt  un  anneau  dont  la 
richesse  contrastait  avec  l'état  de  ses  vêtemens,  je  voudrais  me  procurer 
une  petite  somme  nécessaire  à  mes  plus  pressans  besoins  sur  le  dépôt  de 
ce  gage,  et  vous  pourrez  sans  doute  me  recommander  à  quelque  honnête 
trafiquant. 

«  —  Voyons,  voyons,  dit  Nello,  qui  arpentait  à  grands  pas  sa  boutique... 
Ce  n'est  guère  le  moment  de  s'adresser  à  Piero  de'  Medici  :  non  qu'il  n'ait 
le  goût  de  pareilles  curiosités  lorsque  l'état  de  ses  finances  lui  permet  de 
le  satisfaire;  mais  pour  le  moment  c'est  une  autre  Cléopâtre  qui  absorbe 
toutes  ses  pensées.  N'importe,  j'ai  votre  affaire  :  un  homme  riche,  influent, 
ayant  le  goût  des  belles-lettres  sans  être  hérissé  de  pédanterie,  Bartolom- 
meo  Scala,  le  secrétaire  de  la  république,...  un  parvenu,  fils  de  meunier, 
que  notre  Poliziano  crible  à  ce  sujet  d'épigramraes  mordantes,  et  qui  s'en 
trouvera  d'autant  mieux  disposé  à  favoriser  les  débuts  d'un  jeune  savant 
étranger... 

«  —  Mais  comment  arriver  jusqu'à  ce  grand  homme?  objecta  le  Grec 
avec  une  certaine  impatience. 

«  —  J'allais  y  venir,  répliqua  Nello.  La  mort  de  Lorenzo  tient  en  alerte, 
pour  le  moment,  tous  nos  personnages  officiels,  et  il  peut  être  difficile  à 
un  étranger  d'attirer  leur  attention;  mais  d'ici  à  des  temps  plus  favorables 
je  vous  mettrai  facilement  en  rapport  avec  un  homme  qui,  s'il  le  voulait, 


9A2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

obtiendrait  pour  vous,  mieux  que  tout  autre  Florentin,  l'accueil  favorable 
de  Scala.  Cet  homme  d'ailleurs  mérite  à  lui  seul  votre  attention,  sans  par- 
ler des  richesses  d'art  qu'il  a  recueillies,  sans  parler  même  de  sa  fille  Ro- 
mola,  blanche  et  belle  comme  le  lis  de  Florence  avant  que  son  humeur  que- 
relleuse eût  fait  passer  au  pourpre  cette  fleur  symbolique. 

«  —  Mais,  si  le  père  de  la  belle  Romola  forme  lui-même  des  collections, 
pourquoi  n'achèterait-il  pas  mes  pierres? 

«  —  Pour  deux  excellentes  raisons,  répondit  Nello  secouant  les  épaules  : 
faute  d'yeux  pour  les  voir  et  d'argent  pour  les  payer.  Notre  vieux  Bardo 
de'  Bardi  a  perdu  la  vue  à  ce  point  de  ne  plus  discerner  autre  chose,  lors- 
que sa  fille  s'approche  de  lui,  qu'un  vague  reflet  de  l'éclat  qu'elle  jette  au- 
tour d'elle  :  probablement  celui  de  sa  chevelure  d'or,  qui,  pour  nous  servir 
des  expressions  de  messer  Luigi  Pulci  en  parlant  de  sa  Meridiana,  raggia 
corne  Stella  per  sereno...  Mais  voici  quelques-uns  de  mes  cliens,  et  je  ne 
serais  guère  surpris  que  l'un  d'eux  vous  aidât  à  tirer  parti  de  votre  an- 
neau. » 

Le  premier  des  cliens  ainsi  annoncés  se  trouve  être  l'imprimeur 
Domenico  Cennini,  fils  de  celui  qui,  au  retour  d'un  voyage  d'Alle- 
magne, introduisit  la  typographie  à  Florence.  Tito  Melema  (le  jeune 
Grec  dont  il  a  été  question),  présenté  dans  toutes  les  règles  à  ce 
grave  personnage,  va  rencontrer  en  lui,  grâce  à  l'obligeant  barbier, 
un  premier  protecteur.  Le  second,  bien  autrement  important,  est 
Bardo  Bardi,  le  père  de  la  belle  Romola.  Issu  d'une  race  patricienne 
que  la  fortune  des  guerres  civiles  a  fait  déchoir  peu  à  peu,  le  des- 
cendant des  comtes  de  Vernio  a  cherché  dans  l'étude  l'oubli  des 
désastres  publics  et  privés  qui  l'ont  réduit  à  ime  condition  voisine 
de  la  misère;  Manuello  Grisolora,  Filelfo,  Argiropoulo,  lui  ont  tour 
à  tour  donné  leurs  leçons,  et  il  est  devenu  sous  leur  direction  un 
scoliaste  de  premier  ordre,  profondément  versé  dans  les  littératures 
latine  et  grecque.  Malheureusement,  au  milieu  des  manuscrits  qu'il 
transcrivait,  des  curiosités  archéologiques  dont  il  s'était  fait  un 
musée,  les  yeux  du  vieillard  se  sont  usés  peu  à  peu.  La  disparition 
d'un  fds  ingrat  qu'a  séduit  l'attrait  mystérieux  de  la  vie  monacale 
l'a  privé  de  l'auxiliaire  précieux  sur  lequel  il  avait  cru  pouvoir 
compter.  Romola  lui  reste  seule,  blonde  et  pâle  Antigène  de  cet  in- 
nocent OEdipe.  Il  ne  voit  plus  que  par  ses  yeux  les  trésors  d'anti- 
quités accumulés  autour  de  lui;  les  poètes,  les  philosophes  dont  il 
a  fait  ses  idoles,  ne  lui  parlent  plus  que  par  la  voix  de  cette  jeune 
fille  :  aussi  l'a-t-il  condamnée  à  ne  vivre  comme  lui  que  de  soli- 
tude et  d'érudition.  Cette  destinée  austère  a  fait  de  Romola  une 
femme  à  part  et  développé  en  elle  jusqu'à  l'héroïsme  le  culte  des 
sentimens  les  plus  nobles.  Son  dévouement  filial  se  fortifie  de  la 
vénération  que  lui  inspire  son  père ,  impassible  victime  des  coups 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  O/jS 

du  sort.  Malgré  tout,  elle  n'est  pas  devenue  absolument  étrangère 
aux  instincts  de  son  sexe,  et  lorsque  Tito  Melema  vient  éclairer  de 
sa  beauté  juvénile,  de  son  radieux  sourire,  le  sombre  intérieur  où 
elle  se  consume  lentement,  elle  ne  peut  s'empêcher  d'être  éblouie 
et  troublée  par  cette  apparition  imprévue.  Mieux  encore  que  sa 
fille,  Bardo  Bardi  s'éprend  du  jeune  étranger,  dont  l'érudition  pré- 
coce, fortifiée  par  de  fréquens  voyages  sur  la  terre  classique ,  lui 
promet  un  collaborateur  d'élite.  Dès  leur  première  entrevue,  il  lui 
semble  retrouver  le  fds  dont  le  départ  avait  été  naguère  un  des 
plus  rudes  chagrins  de  sa  vie,  et  en  apprenant  que  le  père  adoptif 
du  jeune  Grec,  —  un  savant  napolitain  dont  ce  dernier  ne  parle 
qu'avec  une  extrême  réserve,  —  a  tout  récemment  péri  dans  un 
naufrage,  il  se  sent  pris  à  son  tour  d'une  compassion  toute  pater- 
nelle pour  un  malheur  si  semblable  à  celui  qui  l'a  frappé. »Tito  met 
à  profit  avec  une  habileté  merveilleuse  les  circonstances  qui  lui  don- 
nent prise  sur  ces  deux  cœurs  généreux,  et  tandis  qu'il  charme  le 
père  par  ses  descriptions  des  ruines  d'Athènes,  quelques  regards 
empreints  d'une  respectueuse  admiration  appellent  sur  le  front  de 
Romola  les  premières  rougeurs  de  l'amour  naissant.  Tito  Melema  ne 
peut  douter  désormais  qu'il  n'ait  deux  zélés  avocats  auprès  de  Bar- 
tolommeo  Scala,  le  secrétaire  de  la  république  de  Florence,  et  c'est 
là  un  grand  pas  en  avant  sur  la  route  de  la  fortune.  Fions-nous  à 
l'habile  aventurier  pour  y  marcher  de  pied  ferme  et  laisser  de  côté 
toute  pierre  d'achoppement. 

Tel  est  le  début,  telle  est  l'exposition,  si  l'on  veut,  du  nouveau 
roman  de  George  Eliot,  l'auteur  d'Adam  Bcde.  Rompant  tout  à  coup 
avec  les  précédens  de  sa  renommée  encore  récente,  la  femme  dis- 
tinguée qui  s'abrite  sous  ce  pseudonyme  a  voulu  changer  la  date  et 
le  décor  d'un  de  ces  drames  humains  où  elle  aime  à  déployer  ses 
puissantes  facultés  d'analyse,  et  fénergie,  l'intensité,  dirions-nous 
volontiers,  de  ses  recherches  en  tout  genre.  Des  lectures  considé- 
rables, une  étude  approfondie  de  Florence  telle  qu'on  la  connaît 
et  telle  qu'elle  a  dû  être  à  la  fin  du  xV  siècle,  —  alors  que  Machia- 
vel était  jeune,  alors  que  Savonarole  allait  prendre  possession  d'un 
pouvoir  passager  et  d'un  renom  éternel,  —  voilà  ce  qu'atteste  d'une 
façon  irréfragable  le  livre  qui  nous  occupe.  Les  moindres  détails  y 
sont  d'une  précision  historique  et  locale  qui  étonne  parfois  l'esprit 
et  parfois  aussi  le  fatigue.  Chaque  personnage  épisodique,  amené 
de  parti-pris,  représente  une  des  tendances  de  l'époque,  une  des 
mille  facettes  de  la  vie  florentine  :  Bardo  Bardi,  le  travail  littéraire 
de  la  renaissance;  Bartolommeo  Scala,  l'homme  politique  du  temps 
avec  ses  ménagemens  habiles  et  sa  science  de  la  vie;  Piero  di  Co- 
simo  (l'élève  de  Gosimo  Rosselli),  l'artiste  indépendant,  insouciant 


944  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  milieu  de  la  mêlée  des  partis;  jNello  le  barbier,  l'étourderie  et  le 
bavardage  populaires ,  et  cet  amour  de  la  nouveauté ,  ce  culte  du 
rien,  de  la  rumeur  vague,  du  bruit  qui  court,  si  bien  caractérisés  par 
le  mot  de  riraUtta  (bourdonnement  et  vol  de  cigale).  Vous  avez  en 
sous-ordre  l'esprit  de  trafic  personnifié  dans  le  colporteur  Bratti  Fer- 
ravecchi,  et,  comme  représentant  de  ces  fameux  ciompi  que  le 
u  beuglement  de  la  vache  (l)  »  trouvait  toujours  prêts  à  la  révolte, 
le  romancier  nous  offre  Oddo  le  teinturier  et  l'armurier  Niccolô  Ca- 
parra.  Dans  une  région  supérieure,  le  prieur  des  dominicains  de 
Saint-Marc,  Girolamo  Savonarola,  symbolise  l'esprit  de  réforme  clé- 
ricale et  d'affranchissement  politique.  Romola,  c'est  l'intégrité,  la 
droiture  inflexible,  la  loyauté  sans  tache  de  la  femme  vouée  au  de- 
voir, et  dans  Tito  Melema,  sous  des  dehors  séduisans,  se  trahissent 
l'ingratitude  égoïste,  la  faiblesse  sensuelle,  l'ambition  sans  scru- 
pules, l'intrigue  sans  pudeur,  la  diplomatie  dupe  d'elle-même. 

Ces  sortes  de  personnifications  offrent,  il  faut  bien  le  dire,  un  in- 
convénient grave.  En  ôtant  au  récit  quelque  peu  de  sa  vraisemblance, 
elles  en  diminuent  le  prestige.  Chacune  d'elles,  ayant  ainsi  son  man- 
dat spécial,  et  parlant,  agissant  en  vertu  d'une  idée  préconçue,  perd 
son  caractère  humain  pour  revêtir  celui  d'un  rouage  mécanique,  d'un 
fantoccino  docile;  elle  se  manifeste  au  moment  voulu,  traduit  avec 
une  certaine  affectation  l'idée  que  l'auteur  en  la  créant  se  proposait 
de  mettre  en  relief,  et  se  perd  dans  la  foule  aussitôt  après,  sans  lais- 
ser la  moindre  illusion  sur  sa  non-réalité,  le  moindre  doute  sur  son 
origine  et  sa  mission,  toutes  deux  purement  artificielles.  Nous  n'ose- 
rions dire  que  George  Eliot  a  toujours  évité  ces  inconvéniens;  nous 
n'oserions  affirmer  qu'il  n'a  pas  exagéré  çà  et  là  le  caractère  histo- 
rique et  didactique  de  son  œuvre.  Son  récit  est  de  temps  en  temps" 
obstrué  soit  de  longs  dialogues  spécialement  destinés  à  développer 
ses  vues  sur  telle  question  d'art,  de  politique  ou  de  religion,  soit 
d'épisodes  étrangers  à  son  sujet,  et  qu'il  y  rattache  de  force  par  des 
combinaisons  bien  moins  naturelles,  bien  moins  ingénieuses  que 
celles  dont  Walter  Scott  savait  user  en  pareil  cas  pour  cimenter 
l'union  difficile  du  faux  et  du  vrai,  de  la  fiction  et  de  l'histoire.  Soit 
dit  sans  l'offenser,  ce  n'est  pas  dans  la  combinaison  des  faits  qu'il 
excelle.  Son  domaine  est  ailleurs;  il  est  plus  haut  selon  nous,  dans 
ces  régions  sereines  d'où  le  philosophe  jette  un  regard  pénétrant  sur 
les  mobiles  secrets  des  infirmités  inavouées ,  sur  les  merveilleuses 
inconséquences  de  notre  ondoyante  nature.  Le  plus  novice  de  nos 
auteurs  dramatiques  distribuerait  plus  adroitement  son  scénario , 


(1)  La  vacca  muglia,  disaient  les  artisans  de  Florence  quand  sonnait  la  grande  cloche 
dans  la  tour  du  Palais-Vieux. 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  9^5 

ménagerait  mieux  chaque  péripétie,  emploierait  de  moins  naïfs 
subterfuges  pour  tenir  la  curiosité  en  éveil;  mais  le  plus  habile  ne 
saurait  nous  faire  assister  avec  autant  d'intérêt  au  développement 
hostile  de  ces  deux  natures  profondément  antipathiques,  celle  de 
Tito  et  celle  de  Romola.  Pour  les  esprits  sérieux,  c'est  là  tout  le 
livre.  Le  reste  n'est  que  broderies  savamment  et  trop  minutieuse- 
ment travaillées,  hors-d'œuvre  d'une  recherche  excessive,  super- 
fluités  laborieuses  qu'on  peut  admirer  à  froid  en  les  détachant  du 
sujet  principal,  mais  qiu  très  certainement  auront  dû  nuire  au  suc- 
cès d'un  ouvrage  d'ailleurs  si  bien  conçu,  si  soigneusement  et  si 
passionnément  exécuté. 

Tito  Melema,  que  nous  avons  laissé  aux  heureux  débuts  de  sa 
carrière  nouvelle,  trouve  bientôt  à  disposer  avantageusement  de  ces 
pierres  précieuses  qui  constituent  les  seules  épaves  de  son  nau- 
frage. Ici  commence  pour  le  jeune  Grec  le  conflit  de  ses  intérêts  et 
de  sa  conscience.  En  face  de  l'or  qui  vient  de  lui  être  compté,  assis 
immobile,  les  pouces  dans  sa  ceinture,  il  évoque  l'image  d'un  mal- 
heureux qu'il  sait  captif  aux  mains  des  Turcs,  ramant  probable- 
ment à  bord  des  galères  ottomanes,  et  qui,  l'adoptant  jadis,  devenu 
son  protecteur,  son  précepteur,  son  père,  doit  naturellement  comp- 
ter sur  une  reconnaissance  sans  bornes.  Cet  homme  a  le  droit  de  se 
dire  que  si  Tito  Melema,  plus  heureux  que  lui,  n'est  pas  tombé  aux 
mains  des  forbans,  s'il  a  pu  arriver  en  terre  chrétienne  avec  les  ri- 
chesses cachées  dont  il  était  porteur,  il  doit  infailliblement,  et  avant 
toutes  choses,  s'occuper  de  délivrer  l'homme  à  qui  ces  richesses 
appartiennent.  Toutefois,  pour  se  soustraire  aux  charmes  réunis  de 
la  molle  existence  que  la  faveur  des  grands  commence  à  lui  faire  et 
de  l'amour  que  Romola  lui  témoigne,  il  faudrait  plus  d'abnégation, 
de  dévouement  et  de  courage  que  n'en  possède  ce  favori  de  la  for- 
tune. Dans  l'espèce  de  compte  en  partie  double  qu'il  ouvre  aux  bien- 
faits dupasse,  aux  menaces  de  l'avenir,  celles-ci  l'emportent,  et 
de  beaucoup.  Ne  risque-t-il  pas  en  effet,  courant  au  secours  de  son 
père  adoptif,  de  tomber  comme  lui  dans  les  mains  des  infidèles,  ou 
au  moins  d'être  dépouillé  sur  la  route  et  de  se  retrouver  aux  prises 
avec  cette  affreuse  misère  dont  il  a  déjà  expérimenté  l'amertume? 
Et  puis  est-il  bien  certain  que  Baldassare  Galvo  soit  encore  vi- 
vant? N'est -il  pas  probable  au  contraire  que  les  blessures  qu'il  a 
reçues,  aggravées  par  les  rigueurs  de  la  captivité,  l'ont  déjà  mis  au 
tombeau?...  En  échange  de  quelques  jours  disputés  à  l'agonie  par 
un  vieillard  morose,  faudrait -il  exposer  une  jeunesse  pleine  de 
sève,  un  avenir  chargé  de  promesses?  —  Ainsi  raisonne  Tito,  chas- 
sant obstinément  les  souvenirs  et  les  remords  importuns.  Ce  pre- 
mier pas  l'engage  définitivement  dans  les  voies  de  la  dissimulation 

TOME  XLVIII.  00 


946  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

et  de  la  fraude.  Il  est  condamné  désormais  à  nourrir  en  lui  un  se- 
cret mortel,  germe  désastreusement  fécond  et  graduellement  cor- 
rupteur, d'où  sortira  dans  les  ténèbres  de  cette  nature  close  toute 
une  moisson  de  fautes,  de  velléités  criminelles,  de  trahisons  enfin, 
qui  le  pousseront  malgré  lui  vers  l'abîme.  Nous  n'avons  pas  affaire, 
il  faut  le  remarquer,  —  et  c'est  par  là  que  cette  création  se  recom- 
mande, —  à  une  âme  instinctivement  perverse.  Tito  ne  veut  de 
mal  à  qui  que  ce  soit ,  bien  au  contraire  :  le  spectacle  de  la  souf- 
france chez  autrui  l'affecte  péniblement  et  trouble  chez  lui  la  quié- 
tude voluptueuse,  l'équilibre  indolent  qui  sont  nécessaires  à  son 
bonheur.  Il  est  indulgent  aux  autres  comme  il  est  indulgent  à  lui- 
même.  Dans  une  certaine  limite ,  —  assez  étroite  il  est  vrai ,  —  le 
sacrifice  ne  lui  est  pas  impossible.  Il  laissera  tomber  aisément  une 
pièce  d'or,  en  détournant  les  yeux,  dans  la  main  de  quelque  spectre 
affamé.  Il  portera  une  courtoisie  bienveillante  dans  ses  relations 
avec  ses  égaux.  Dépourvu  de  toute  morgue,  s'il  vient  à  rencontrer 
de  nouveau  cette  gentille  contadine  qui  lui  témoigna  jadis,  sur  la 
place  du  Marché,  une  admiration  si  naïve ,  un  si  affectueux  aban- 
don, et  qui  lui  donna  de  si  bonne  grâce  un  premier  déjeuner  à  Flo- 
rence, il  se  familiarisera  volontiers  avec  elle,  acceptera  comme  un 
hommage  flatteur  l'inconsciente  adoration  de  cette  beauté  rustique, 
et,  sans  se  croire  infidèle  à  Romola,  laissera  se  former  entre  Tessa 
et  lui,  au  gré  des  circonstances  favorables,  un  lien  de  plus  en  plus 
étroit,  de  plus  en  plus  difficile  à  rompre.  Ce  n'est  en  somme  qu'un 
insouciant  épicurien,  rapportant  tout  à  lui  et  toujours  prêt  à  céder 
aux  entraînemens  de  l'heure  présente.  Quand  il  chante,  en  s'accom- 
pagnant  sur  un  luth,  le  brindisi  composé  par  Laurent  de  Médicis  : 

Quant'  è  bella  giovinezza 
Che  li  fugge  tuttavia!... 

il  traduit  assez  fidèlement  la  règle  de  sa  morale  pratique  et  les  con- 
seils les  mieux  écoutés  parmi  ceux  que  sa  conscience  lui  donne  de 
temps  à  autre.  Malheureusement  cette  légèreté  coupable  le  mènera 
plus  loin  qu'il  ne  pense,  et  par  cela  seul  qu'il  prétend  se  dérober  à 
tout  sacrifice,  à  tout  devoir  rigoureux,  à  toute  pénible  entrave,  il  se 
verra  bientôt,  sans  aucune  préméditation  criminelle,  acculé  à  une 
de  ces  situations  d'où  l'on  ne  sort  guère  que  par  an  crime. 

Sur  sa  route  semée  de  fleurs,  Némésis  projette  d'abord  une  ombre 
vengeresse.  Au  moment  où,  certain  de  plaire  à  Romola,  Tito,  déjà 
professeur  en  titre,  se  voit  sur  le  point  d'obtenir  la  main  de  la  jeune 
patricienne,  au  moment  où,  dupe  d'une  plaisanterie  de  carnaval, 
Tessa,  qui  se  croit  mariée  au  jeune  Grec,  s'abandonne  naïvement  à 
la  passion  qu'il  lui  inspire,  un  jeune  dominicain  de  Saint-Marc, 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  9^7 

abordant  notre  aventurier  au  milieu  d'une  fête  publique,  lui  remet 
un  message  de  Baldassare  Calvo.  Ce  malheureux  l'a  tracé  d'une 
main  fiirtive,  et,  par  l'entremise  charitable  d'un  pèlerin,  l'a  fait  re- 
mettre au  missionnaire  dans  la  vague  espérance  que  ce  cri  de  res- 
cousse arrivera  ainsi  jusqu'aux  oreilles  de  son  fils  adoptif.  C'est  de 
Gorinthe  que  le  billet  est  daté;  il  annonce  le  départ  pour  Antioche 
<le  l'infortuné  vieillard  réduit  en  esclavage.  Tito  désormais  n'a  plus 
à  lutter  contre  un  simple  remords,  une  voix  intérieure  à  laquelle  on 
peut  toujours  imposer  silence.  Dès  qu'il  n'est  plus  le  possesseur 
unique  de  son  terrible  secret,  un  seul  mot  peut  ternir  sa  renommée 
naissante  et,  le  signalant  au  mépris  public,  le  faire  tomber  de  cette 
chaire  qu'il  doit  à  de  puissantes  protections.  Le  danger  s'aggrave 
pour  lui  d'une  circonstance  particulière.  Fra  Luca,  le  moine  mes- 
sager, n'est  autre  que  Bernardino  Bardo,  le  frère  de  Romola,  que 
l'irrésistible  attrait  de  la  vie  religieuse  dérobait  naguère  au  foyer 
paternel.  Toutefois  le  moment  n'est  pas  encore  venu  où  les  faveurs 
du  destin  manqueront  au  jeune  professeur.  Fra  Luca  va  mourir  à 
Fiesole  dans  un  des  couvens  de  son  ordre,  et  Romola,  bien  qu'elle 
assiste  à  son  agonie,  reste  étrangère  au  secret  que  les  lèvres  du 
mori])ond  semblent  toujours  prêtes  à  laisser  échapper.  Un  seul  mot 
suffirait  pour  l'éclairer  sur  l'indignité  de  l'homme  à  qui  elle  va  se 
donner  tout  entière;  mais  ce  mot  n'est  pas  prononcé.  Tito  demeure 
couronné  aux  yeux  de  Romola  de  sa  chimérique  auréole,...  leur 
mariage  s'accomplit. 

C'est  seulement  dix-huit  mois  plus  tard  que  le  drame  provisoire- 
ment suspendu  se  renoue  et  se  complique.  Charles  YIII  de  France  et 
son  armée,  appelés  par  Ludovico  Sforza,  invoqués  par  Savonarole, 
sont  aux  portes  de  Florence.  Mille  fermens  de  méfiance  et  d'inquié- 
tude agitent  la  puissante  cité,  qui  voit  d'un  œil  jaloux  les  soldats 
étrangers,  les  bandes  suisses  et  françaises,  pénétrer  dans  ses  murs 
sous  prétexte  d'alliance  et  menacer  de  conquête  le  peuple  dont  ils 
viennent  protéger  la  liberté.  A  la  vue  de  trois  prisonniers  qu'une 
escouade  de  hallebardiers  français  conduit,  la  corde  au  cou,  par  les 
rues  et  dont  les  clameurs  sollicitent  la  commisération  publique,  une 
sorte  d'émotion  populaire  se  manifeste.  Deux  de  ces  malheureux 
sont  jeunes  et  robustes;  le  troisième  au  contraire  est  un  vieillard 
dont  les  traits  émaciés,  la  chevelure  en  désordre,  le  regard  en- 
flammé, la  fîère  attitude  commandent  l'attention  et  les  sympathies 
de  la  foule.  Les  clameurs ,  les  imprécations  commencent  à  se  faire 
entendre.  Le  tumulte,  le  désordre  ci'oissent  de  minute  en  minute, 
et  grâce  à  l'étourderie  audacieuse  d'un  de  ces  enfans  du  peuple 
pour  lesquels  toute  insurrection  est  un  jour  de  fête,  le  plus  âgé  des 
trois  prisonniers  voit  tomber  en  un  instant  les  liens  qui  le  garrot- 


9Zi8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

talent.  Il  prend  aussitôt  la  fuite,  et,  favorisé  par  la  populace  qui 
s'interpose  entre  lui  et  ses  gardiens,  court  chercher  asile  dans  l'en- 
ceinte privilégiée  du  Duomo.  Sur  les  degrés  de  cette  antique  cathé- 
drale, au  milieu  d'un  groupe  de  signori  qui  faisaient  les  honneurs 
de  la  ville  à  des  officiers  de  Charles  YIII,  Tito  Meleina  pérorait  avec 
sa  faconde  accoutumée,  plus  gracieux  et  plus  courtois  que  jamais. 
Une  main  convulsive  se  cramponne  tout  à  coup  à  son  manteau, 
celle  du  fugitif  qui  vient  de  trébucher,  dans  sa  course  effrénée,  sur 
une  des  marches  du  temple  qui  doit  le  dérober  aux  poursuites.  Tito 
se  retourne  par  un  mouvement  soudain,  et  se  trouve  face  à  face 
avec  Baldassare  Galvo,  son  père  adoptif. 

«  Les  deux  hommes  se  regardèrent  l'un  l'autre  dans  un  silence  de  mort  : 
Baldassare  avec  une  expression  farouche  et  une  étreinte  toujours  plus  forte 
de  ses  mains  fatiguées  et  souillées  sur  ce  bras  protégé  par  un  épais  ve- 
lours; Tito,  fasciné  par  la  terreur,  avec  des  joues  et  des  lèvres  d'où  le  sang 
s'était  tout  à  coup  retiré.  Ceci  ne  dura  pas  une  minute,  mais  le  temps  leur 
sembla  long  à  tous  deux. 

«Le  premier  bruit  que  perçut  Tito  fut  le  rire  saccadé  de  Piero  di  Cosimo, 
qui,  placé  à  côté  de  lui,  était  seul  à  même  d'étudier  son  visage.  —  Ah!  di- 
sait le  peintre,  je  saurai  désormais  ce  que  c'est  qu'une  apparition. 

«  —  Sans  doute  quelque  prisonnier  échappé,  ajouta  Lorenzo  Tornabuoni... 
Qui  peut-il  être,  je  me  le  demande? 

«  —  Bien  certainement,  répondit  Tito,  c'est  un  homme  qui  n'a  plus  sa 
raison. 

«  A  peine  aurait -il  pu  se  rendre  compte  de  ces  paroles  que  ses  lèvres 
venaient  de  prononcer.  Il  y  a  des  momens  où  nos  passions,  décidant  et 
parlant  à  notre  place ,  nous  réduisent  au  rôle  d'assistans  décontenancés. 
L'inspiration  fatale  dont  elles  sont  pour  ainsi  dire  imbues  équivaut,  en  un 
instant,  à  des  années  de  préméditation  criminelle. 

c(Les  deux  hommes  ne  s'étaient  pas  quittés  du  regard,  et  Tito,  dès  qu'il  eut 
parlé,  put  croire  que  quelque  poison  magique  avait  jailli  des  yeux  de  Bal- 
dassare. Ce  poison,  il  le  sentait  déjà  courir  dans  ses  veines;  mais  le  moment 
d'après  son  bras  était  libre,  et  Baldassare  avait  disparu  dans  les  profondeurs 
de  l'église...  » 

L'arrivée  de  Baldassare  à  Florence  place  Tito  entre  deux  alterna- 
tives inexorables  :  ou  bien  un  franc  retour  sur  ses  fautes  passées,  un 
rej^à'èntir  sincère,  un  aveu  qui  pourrait  l'innocenter  encore  tant  aux 
yeux  de  son  père  adoptif  qu'à  ceux  de  Romola  elle-même,  ou  bien 
une  persistance  froide  et  cruelle  dans  le  parti  qu'il  a  pris  de  mé- 
connaître le  protecteur  de  sa  jeunesse  et  d'infirmer  toutes  ses  reven- 
dications en  le  faisant  passer  pour  un  insensé.  Ce  dernier  parti  peut 
avoir  ses  inconvéniens;  il  a  certainement  ses  périls,  qui  préoccupent 
sérieusement  le  jeune  Grec;  c'est  pourtant  celui  auquel  il  s'arrête. 
La  lutte  sacrilège  qu'il  engage  ainsi  ne  l'inquiète  que  par  les  ré- 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  9/l0 

sultats  qu'elle  peut  avoir,  et  fort  de  son  opulence,  de  son  ci'édit,  de 
ses  mensonges  séduisans,  de  son  habileté  consommée,  il  ne  doute 
pas  d'en  sortir  victorieux.  Seulement,  et  vu  l'humeur  vindicative  de 
son  antagoniste,  il  croit  devoir  se  munir  d'une  cotte  à  mailles  d'acier 
qu'il  portera  désormais  sous  son  Incco  de  soie  noire.  Baldassare,  de 
son  côté,  n'hésite  pas  sur  l'emploi  de  la  première  aumône  tombée 
en  ses  mains;  —  avant  d'acheter  du  pain ,  il  a  fait  emplette  d'un 
poignard. 

Le  duel  de  ces  deux  hommes  ne  constitue  pas,  à  beaucoup  près, 
la  partie  la  plus  intéressante  du  drame,  dont  il  est  cependant  le  prin- 
cipal nœud.  Ceci  tient  peut-être  à  l'invraisemblance  indispensable 
de  certaines  combinaisons  sans  lesquelles  il  prendrait  fin  dès  la  pre- 
mière semaine.  Si  Tito  Melema,  fidèle  en  cela  aux  traditions  du 
pays  qu'il  habite  et  du  temps  où  il  vit,  pouvait  se  résoudre  à  se 
débarrasser  par  un  meurtre  de  l'homme  dont  le  retour  inattendu 
ne  lui  laisse  plus  aucun  repos,  les  assassins  à  gages  ne  lui  man- 
queraient pas.  Si  de  son  côté  Baldassare  Calvo,  placé  dans  les 
conditions  ordinaires,  se  décidait  à  élever  la  voix,  à  dénoncer  l'in- 
gratitude insigne,  la  fraude  monstrueuse  dont  il  est  victime,  ou 
bien  encore  s'il  voulait  se  faire  justice  par  lui-même  et,  après  avoir 
porté  la  sentence  mortelle,  l'exécuter  immédiatement  de  sa  main,  le 
dénoûment  arriverait  à  grands  pas.  Il  a  donc  fallu  l'ajourner  en 
supposant  au  jeune  professeur  des  scrupules  qui  se  comprennent 
sans  doute,  mais  ne  laissent  pas  de  paraître  improbables  dans  la  si- 
tuation à  lui  faite,  tandis  que  d'autre  part  on  attribuait  à  son  anta- 
goniste un  besoin  de  vengeance  tellement  raffiné  que  la  mort  de 
Tito  sans  tortures  préalables  lui  serait  une  satisfaction  insuffisante. 
On  suppose  en  outre  que  toute  l'énergie  de  ses  facultés  se  concentre 
sur  cette  pensée  de  châtiment;  à  cela  près,  Baldassare  n'est  plus 
qu'une  ruine  intellectuelle  et  morale.  Les  durs  traitemens  qu'il  a 
subis,  les  angoisses  de  la  captivité  ont  détruit  en  partie  sa  raison, 
affaibli  sa  mémoire,  et  ne  lui  laissent  plus  en  fait  de  volonté  que 
quelques  éréthismes  furieux  suivis  de  longues  défaillances.  Toutes 
ces  anomalies,  purement  arbitraires,  font  de  son  désir  de  vengeance 
une  sorte  de  maladie  capricieuse  plutôt  qu'une  passion  définie. 
George  Eliot,  on  s'en  aperçoit  de  reste,  ne  partage  pas  la  sympathie 
de  Samuel  Johnson  pour  quiconque  «  sait  bien  haïr.  »  Sa  philoso- 
phie épurée,  inclinant  à  l'indulgence  et  au  pardon,  n'admet  qu'à 
titre  d'infirmités,  d'altérations  morbides,  ces  ressentimens  implaca- 
bles qui,  se  repaissant  de  leur  propre  amertume,  sont  à  la  fois  en 
dehors  de  la  loi  naturelle  et  de  la  loi  chrétienne.  Le  romancier 
semble  ignorer  que,  pour  le  philosophe  indépendant  de  cette  der- 
nière, la  vindicte  humaine  est  parfois  une  des  formes  de  la  justice 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

providentielle  ou  divine.  Si  George  Eliot  l'envisageait  ainsi,  Baldas- 
sare  Calvo,  cette  création  de  son  esprit,  pourrait  revêtir  une  sorte 
de  grandeur  qui  lui  manque  absolument,  et  faute  de  laquelle  on  ne 
voit  plus  personnifiées  en  lui  que  l'impuissance  d'une  rancune  sé- 
nile,  la  laideur  sans  compensation  d'une  âpre  soif  de  vengeance,  mal 
servie  par  un  esprit  troublé,  par  des  organes  à  moitié  détruits.  En 
face  d'un  pareil  adversaire,  Tito  Melema,  qui  après  avoir  vainement 
essayé  de  le  fléchir  se  voit  réduit  par  son  aveugle  obstination  à  une 
défensive  désespérée,  Tito  Melema  devient  à  peu  près  excusable 
sans  être  pour  cela  beaucoup  plus  intéressant. 

Répétons-le  donc,  le  mérite  du  livre  dont  nous  nous  occupons 
n'est  pas  dans  la  combinaison  d'une  lutte  sans  merci  entre  Bal- 
dassare  et  Tito;  les  esprits  d'un  certain  ordre  lui  préféreront,  et  de 
beaucoup,  l'analyse  subtile  et  bien  étudiée  de  cet  autre  antagonisme 
qui  peu  à  peu  s'établit  entre  Romola  et  son  mari.  Nous  n'affirme- 
rions pas  très  certainement  que  les  idées,  le  langage  même  des  deux 
époux  portent  le  cachet  du  pays  et  du  temps  où  George  Eliot  sup- 
pose qu'ils  ont  vécu.  Romola  ressemble  plutôt  à  une  lady  de  nos 
jours  qu'à  une  zcntildonnn  du  temps  de  Boccace.  Les  procédés  de 
Tito  sont  à  peu  près  ceux  d'un  gentleman  à  qui  sa  femme  reproche- 
rait, sans  qu'il  pût  s'en  justifier,  certaines  indélicatesses  non  qua- 
lifiées par  le  code.  N'importe,  le  désenchantement,  la  désillusion  de 
la  première  et  chez  le  second  le  développement  graduel  de  cette 
hostilité  latente  que  tout  homme  voué  au  mensonge  doit  ressentir 
pour  qui  le  démasque,  ces  traits  de  nature  qui  appartiennent  à  tous 
les  temps  et  à  tous  les  pays  sont  rendus  avec  un  incontestable  ta- 
lent. Quelques  extraits  du  chapitre  intitulé  une  RêciHalion  devien- 
nent ici  nécessaires  pour  justifier  à  la  fois  nos  critiques  et  nos 
éloges. 

Le  vieux  Bardo  Bardi  est  mort  peu  de  mois  après  le  mariage  de 
sa  fille,  lui  léguant  sa  précieuse  collection  de  manuscrits  et  d'anti- 
ques grevée  d'une  dette  qu'il  a  contractée  envers  Bernardo  del  Nero, 
son  ami  et  le  parrain  de  sa  fille.  Le  vœu  suprême  du  mourant, 
connu  de  Tito  comme  de  Romola,  est  que  cette  collection  reste  ac- 
quise à  la  république  de  Florence,  et  continue  à  porter  le  nom  de 
celui  qui  l'a  formée,  le  tout,  bien  entendu,  moyennant  l'extinction 
préalable  de  l'emprunt  dont  elle  est  le  gage.  Le  passage  du  roi  de 
France  et  des  envoyés  du  duc  de  Milan  vient  malheureusement  four- 
nir à  Tito  Melema  l'occasion  de  vendre  avantageusement  le  trésor 
de  curiosités  réuni  par  son  beau-père,  et  cela  dans  un  moment  où 
la  crainte  que  Baldassare  lui  inspire  l'a  presque  déterminé  à  quitter 
Florence.  Il  y  a  dans  une  telle  coïncidence  de  quoi  vaincre  tous  ses 
scrupules,  et  la  vente  a  été  consentie  par  lui  à  l'insu  de  Romola.  Le 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  951 

moment  vient  de  lui  tout  dire,  et  ce  n'est  pas  sans  un  embarras  se- 
cret que  l'habile  diplomate  aborde  ce  sujet  délicat,  en  laissant  en- 
trevoir à  sa  femme  qu'il  compte  l'emmener  en  pays  étranger.  Les 
troubles  de  la  république,  les  sombres  perspectives  de  l'avenir,  la 
nécessité  de  chercher  ailleurs  l'oubli  des  tristesses  passées,  tels  sont 
les  motifs  qu'il  fait  valoir  d'une  voix  insinuante,  mêlant  à  ses  doux 
propos  les  plus  affectueuses  caresses. 

«  Il  s'était  penché  vers  elle,  il  avait  baisé  son  front,  et  une  fois  encore 
lissé  de  la  main  sa  chevelure  aux  reflets  d'or.  Elle  ne  sentit  même  pas  le 
contact  de  ses  lèvres,  troublée  qu'elle  était  par  l'idée  de  la  distance  qui 
séparait  leurs  âmes.  —  Tito,  lui  dit-elle,  ce  n'est  pas  mon  agrément  que 
je  consulte  quand  je  me  refuse  à  quitter  Florence.  Si  je  tiens  à  y  rester, 
c'est...  pour  veiller  à  l'accomplissement  des  volontés  de  mon  père.  Le  grand 
âge  de  mon  parrain  ne  nous  permet  pas  de  lui  laisser  ce  soin. 

«  —  Si  je  veux  vous  éloigner  d'ici,  ma  Romola,  c'est  précisément  à  cause 
de  ces  superstitions  qui  pèsent,  comme  des  nuages  malsains,  sur  votre  in- 
telligence obscurcie.  Je  dois  prendre  soin  de  vous  en  dépit  de  vous-même  : 
je  dois  vous  enlever  à  ces  rêves  impraticables  et  substituer  ma  manière  de 
voir  à  la  vôtre,  quand  ces  chers  yeux  dont  le  regard  est  si  doux  vous  trom- 
pent et  vous  égarent... 

«  Romola  demeurait  immobile  et  muette.  Ne  pouvant  méconnaître  la  ten- 
dance générale  dé  cet  entretien,  elle  pressentait  une  proposition  qui,  rom- 
pant de  manière  ou  d'autre,  leurs  liens  avec  Florence ,  les  dégagerait  de 
leur  mission  sacrée,  et,  sur  cette  question  où  le  devoir  filial  était  engagé, 
la  jeune  femme  n'entendait  soumettre  à  personne  les  inspirations  de  sa 
conscience,  bien  décidée  à  résister,  si  pénible  que  cela  pût  être  pour  elle. 
Tito,  se  trompant  à  ce  silence,  qui  semblait  démentir  une  partie  de  ses 
craintes,  dominé  d'ailleurs  par  les  calculs  étroits  où  se  prennent  comme 
au  piège  les  esprits  simplement  subtils  et  dépourvus  de  toute  passion, 
crut  avoir  trouvé  d'irrésistibles  argumens.  Sa  conduite  n'avait  rien  qui  lui 
parût  odieux,  et  son  imagination  ne  suffisait  pas  pour  lui  faire  exactement 
deviner  sous  quel  jour  cette  conduite  apparaîtrait  à  Romola.  Il  continua 
donc  sur  le  ton  des  plus  douces  remontrances  :  —  Votre  raison  si  saine  a 
déjà  dû  vous  faire  comprendre  ce  qu'avait  de  chimérique  l'idée  d'Isoler  à 
jamais  une  collection  de  livres  et  d'antiquités,  d'y  attacher  à  jamais  le  nom 
du  fondateur.  Cette  idée  ne  répond  à  aucune  notion  d'utilité  ou  de  bien- 
faisance; un  pareil  plan  doit  être  déjoué  par  mille  hasards...  Voyez  ce  que 
sont  devenues  les  collections  des  Médicis!...  Je  vais  plus  loin,  je  trouve  à 
blâmer  dans  ces  arrangemens  mesquins  qui  attribuent  à  une  seule  ville, 
cette  ville  fût-elle  Florence,  des  richesses  qui  se  multiplient  en  quelque 
sorte  par  les  migrations  et  la  dispersion...  Je  comprends  votre  respect 
pour  la  volonté  de  ceux  qui  ne  sont  plus;  mais  si  la  sagesse  n'assignait 
des  bornes  à  cet  ordre  de  sentimens,  la  vie  entière  s'absorberait  dans  un 
culte  futile...  A  votre  père,  tant  qu'il  a  vécu,  vous  avez  consacré  votre 
existence...  Que  vous  imposeriez-vous  de  plus? 

«  —  L'exécution  du  mandat  qu'il  nous  a  confié,  dit  Romola  d'une  voix 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

basse,  mais  distincte...  Si  différentes  que  soient  nos  pensées  sur  d'autres 
sujets,  celui-ci,  je  l'espère,  nous  trouvera  d'accord. 

«  —  Bien  évidemment,  s'il  s'agissait  de  quelque  chose  où  le  bonheur  de 
votre  père  fût  intéressé;  mais  il  n'en  est  pas  question  maintenant.  Si  nous 
avions  foi  au  purgatoire,  je  ferais  dire  des  messes  avec  autant  de  zèle  que 
vous,  et  si  je  supposais  qu'en  modifiant  légèrement  l'objet  auquel  votre  père 
avait  destiné  sa  bibliothèque  je  dois  lui  causer  une  peine  quelconque,  vous 
me  verriez  de  moitié  dans  tous  vos  scrupules;  mais  la  moindre  philosophie 
nous  apprend  à  secouer  ces  jougs  chimériques  que  bien  des  mortels  se 
passent  au  cou  et  dont  le  poids  imaginaire  les  rend  misérables...  Vous  avez 
trop  d'intelligence,  ma  Romola,  pour  ne  pas  distinguer  le  bien  solide  et  réel 
de  ces  pures  fantaisies  écloses  dans  le  cerveau... 

«  Romola  était  encore  trop  complètement  sous  le  coup  de  cette  révéla- 
tion qui  lui  faisait  envisager  Tito  sous  un  nouvel  aspect,  pour  que  sa  ré- 
sistance prît  un  caractère  déterminé.  Tandis  que  le  parlage  abondant,  l'ar- 
gumentation diserte  de  ce  maître-orateur  frappaient  ses  oreilles,  un  mépris 
croissant  se  développait  en  elle,  et  la  torture  qu'elle  en  éprouvait  ne  lui 
faisait  que  mieux  apprécier  la  tendresse  jadis  si  complète  et  si  confiante, 
maintenant  si  froissée,  si  mêlée  de  désespoir,  qu'elle  lui  avait  vouée  en  l'é- 
pousant. Elle  démêlait  le  néant  de  ce  langage  habile,  de  cette  fausse  am- 
pleur de  sentimens  qui  fermaient  à  jamais  le  cœur  de  cet  homme  aux 
émotions  simples  et  naturelles.  Les  paroles  qu'elle  prononça  furent  celles 
d'une  personne  qui  se  croit  obligée  à  dissimuler  ce  qu'elle  éprouve.  Elle 
s'était  bornée  à  retirer  son  bras,  appuyé  sur  les  genoux  de  son  mari,  et  les 
mains  croisées  devant  elle,  froide,  inerte,  elle  demeurait  assise. 

«  —  Vous  parlez,  Tito,  d'un  bien  réel  et  palpable...  Qu'ai-je  à  faire,  moi,  de 
vos  argumens?  continua-t-elle  après  un  moment  de  silence.  Je  ne  songe 
qu'à  mon  père,  aux  regrets  qu'il  m'a  laissés,  aux  droits  qu'il  avait  sur 
nous...  A  tout  autre  égard,  Tito,  vous  me  trouverez  docile...  Mais  en  ce  qui 
est  devoir  je  ne  céderai  pas... 

«  Sa  voix,  d'abord  tremblante,  s'était  graduellement  raffermie.  Elle  se 
rendait  ce  témoignage  de  n'avoir  ainsi  parlé  que  sous  le  coup  d'une  néces- 
sité urgente,  de  n'avoir  rien  dit  que  ce  qu'il  fallait  dire.  Elle  croyait,  la 
pauvre  femme,  n'avoir  rien  de  plus  rude  à  subir,  en  fait  d'épreuves,  que 
cette  lutte  contre  les  insinuations  de  Tito,  devenu  pour  ainsi  dire  l'organe 
des  instincts  inférieurs,  des  moins  nobles  pensées  qu'il  lui  fût  possible  de 
retrouver  en  elle.  Quant  à  lui,  certain  désormais  de  ne  rien  obtenir  d'elle 
par  les  voies  de  la  persuasion,  il  lui  était  démontré  qu'il  devait  adopter 
une  autre  marche  en  lui  prouvant  l'inutilité  d'une  résistance  tardive.  Par 
là  du  moins,  il  mettrait  un  terme  au  débat  engagé;  puis  il  n'anticipait  que 
de  quelques  heures  sur  une  découverte  qu'elle  ferait  nécessairement  dès 
le  lendemain  matin.  Ce  dernier  calcul  le  forçait  à  être  courageux;  d'ailleurs, 
l'ayant  trouvée  jusqu'alors  plus  docile  qu'il  n'avait  osé  s'y  attendre,  il  espé- 
rait, enhardi  par  là,  qu'elle  se  résignerait  en  fin  de  compte  à  ce  qu'elle 
devrait  regarder  comme  ayant  été  décidé  par  lui. 

«  —  Je  suis  fâché  de  vous  entendre  parler  ainsi,  ma  Romola,  lui  dit-il 
avec  beaucoup  de  calme.  Votre  aveugle  obstination  va  me  mettre  dans  la 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  953 

nécessité  de  vous  contrarier;  mais  comme  j'avais  prévu  en  partie  votre 
résistance  à  ce  qui  doit  être,  et  ma  résolution  délinitive-devant  se  prendre 
sans  retard,  j'ai  tourné  l'obstacle  en  arrêtant  seul  ce  qui  se  ferait.  Même 
vis-à-vis  d'une  femme  comme  vous  c'est  là  quelquefois  le  devoir  d'un  chef 
de  famille...  J'ai  disposé,  soit  des  livres,  soit  des  antiquités,  aussi  avanta- 
geusement que  possible.  La  bibliothèque  a  été  achetée  pour  le  duc  de  Mi- 
lan; les  marbres,  les  bronzes  et  le  reste  vont  être  transportés  en  France... 

«  —  Vous  les  avez  veridus?  demanda- t-elle,  s'abandonnant  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'élan  d'une  colère  méprisante. 

«  — Oui,  répondit  Tito  légèrement  ému. 

«  —  Vous  êtes  un  homme  sans  foi,  dit-elle  en  le  toisant  des  pieds  à  la 
tête  et  avec  une  certaine  âpreté  d'intonation. 

«  Pendant  un  moment,  elle  n'ajouta  rien ,  et  il  restait  immobile  sur  son 
siège,  comprenant  bien  que  toute  l'adresse  du  monde  ne  pouvait  lui  servir 
dans  une  circonstance  pareille.  Tout  à  coup  elle  se  détourna,  et  d'une  voix 
où  perçait  son  agitation:  —  Il  y  a  sans  doute  moyen  d'empêcher  ceci...  Je 
vais  trouver  mon  parrain... 

«  A  l'instant  même,  Tito  fut  debout,  courut  à  la  porte,  la  ferma  et  retira 
la  clé.  11  était  temps  après  tout  que  sa  prédominance  virile,  jusqu'alors  ca- 
chée, s'afflrmàt  hautement.  Chez  lui  du  reste  aucune  colère.  Seulement 
cette  crise  lui  était  tout  à  fait  désagréable,  et  il  sentait  que,  la  scène  une 
fois  terminée,  il  aimerait  à  vivre  pour  quelque  temps  un  peu  à  l'écart  de 
cette  femme  irritée.  Encore  fallait-il  qu'auparavant  il  eût  paralysé  son 
action. 

«  —  Tâchez  de  vous  calmer,  lui  dit-il,  s'accoudant  le  plus  naturellement 
du  monde  au  piédestal  d'un  buste  qui  représentait  je  ne  sais  quel  vieux 
Romain  à  figure  austère.  Ce  n'est  pas  qu'au  fond  il  se  trouvât  très  à  l'aise  : 
son  cœur  palpitait  quelque  peu,  atteint  par  un  frisson  purement  moral 
contre  lequel  aucune  cotte  de  mailles  n'aurait  pu  le  protéger.  Il  avait  mis 
sous  clé  la  colère  et  le  mépris  de  sa  femme,  mais  il  lui  avait  aussi  fallu 
s'enfermer  avec  eux,  et  si  cette  espèce  de  conflit  n'avait  pas  précipité  les 
pulsations  de  son  sang,  ses  joues  olivâtres  du  moins  venaient  de  prendre 
une  teinte  plus  pâle. 

«  Romola  s'était  arrêtée  et  le  regarda  de  nouveau  lorsqu'il  mit  la  clé  dans 
la  scarsella  pendue  à  sa  ceinture.  Les  yeux  de  la  jeune  femme  lançaient 
des  éclairs;  tout  son  corps  vibrait,  et  une  force  impétueuse  semblait  l'em- 
porter comme  en  dépit  d'elle-même  à  une  action  subite.  Le  désappointe- 
ment écrasant  qui  la  dominait  quelques  minutes  plus  tôt  avait  fait  placo  à 
une  indignation  véhémente. 

«  —  Tâchez  du  moins  de  comprendre  la  situation,  dit  Tito,  et  ne  vous 
aventurez  pas  à  des  démarches  qui,  parfaitement  inutiles  d'ailleurs,  pour- 
raient avoir  de  fâcheux  résultats.  Messer  Bernardo  ne  peut  rien  changer  à 
ce  que  j'ai  fait...  Veuillez  vous  rasseoir...  Tout  à  fait  maîtresse  de  vous- 
même,  vous  n'appelleriez  pas  un  tiers  dans  ce  débat,  qui  doit  rester  entre 
nous. 

«  Tito  savait  bien,  en  parlant  ainsi,  qu'il  touchait  à  une  fibre  sensible. 
Romola  cependant  ne  reprit  pas  son  siège. 


954  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  —  Pourquoi  ce  qui  est  fait  ne  pourrait-il  se  défaire?  reprit-elle  après 
un  silence. 

«  —  Simplement  parce  que  la  vente  est  conclue,  et  que  Taccord  est  con- 
staté par  écrit;  les  acheteurs  ont  quitté  Florence,  et  j'ai  en  main  les  billets 
qui  garantissent  le  paiement  du  prix. 

«  —  Si  mon  père  avait  soupçonné  votre  loyauté,  dit  Romola,  dont  le  pre- 
mier besoin  semblait  être  d'épancher  son  amer  dédain,  il  aurait  mis  ses 
collections  bien  en  sûreté  hors  de  vos  atteintes;  mais  la  mort  Ta  surpris 
trop  tôt,  et  une  fois  sûr  que  son  oreille  était  sourde,  sa  main  glacée,  vous 
l'avez  volé!... 

«  Elle  s'arrêta  un  instant,  et  reprit  ensuite  plus  emportée  que  jamais  : 
—  «  Auriez -vous  par  hasard  commis  quelque  autre  vol,  et  cette  fois 
au  préjudice  d'un  vivant?...  Est-ce  pour  cela  que  vous  portez  une  ar- 
mure?... 

«  Romola  s'était  sentie  poussée  à  prononcer  ces  paroles  comme  un  homme 
le  serait  à  cingler  du  fouet  un  visage  hostile.  Tout  d'abord  Tito  se  sentit  en 
proie  aux  angoisses  d'une  horrible  épouvante  :  ce  déshonneur  public,  dont 
il  s'était  fait  un  fantôme  redoutable,  lui  apparut  pire  encore  qu'il  ne  l'avait 
jamais  imaginé;  mais  la  réaction  se  fit  bientôt.  Tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui 
de  répulsion  et  de  résistance  commençait  à  se  dresser  contre  une  femme 
dont  la  voix  semblait  lui  prédire  un  châtiment  prochain.  Ce  n'était  pas 
elle,  à  tout  le  moins,  que  son  esprit  alerte  et  prompt  se  trouverait  hors 
d'état  de  dominer. 

«  — Il  n'est  point  nécessaire,  reprit-il  avec  une  froideur  marquée,  de 
répondre  à  des  paroles  qui  n'ont  ni  sens  ni  raison.  Vous  êtes  en  ce  moment 
égarée  par  un  sentiment  filial  que  vous  portez  au-delà  des  limites  ordi- 
naires. Toute  personne  raisonnable,  envisageant  les  choses  à  leur  véritable 
point  de  vue,  comprendra  que  j'ai  pris  le  parti  le  plus  sage.  Dégagé  de 
l'influence  que  vous  avez  pu  exercer  sur  lui,  messer  Bernardo  lui-même, 
j'en  suis  convaincu,  serait  de  cette  opinion. 

«  —  Non  certes,  dit  Romola,  car  il  s'attend  à  voir  exactement  rempli  le 
vœu  de  mon  père...  Hier  encore  il  me  le  disait,  et  il  ne  me  refusera  point 
son  appui...  Quels  sont  ces  hommes  à  qui  vous  avez  vendu  ce  qui  ne  vous 
appartenait  pas? 

—  Je  n'ai  aucune  raison  pour  vous  le  cacher,  bien  que  cela  importe  assez 
peu.  Le  comte  de  San-Severino  et  le  sénéchal  de  Beaucaire  sont  déjà  partis 
pour  aller  rejoindre  à  Sienne  le  roi  de  France. 

«  —  On  peut  les  rejoindre,  on  peut  leur  demander  de  rompre  ce  mar- 
ché, dit  Romola,  chez  qui  l'inquiétude  commençait  à  remplacer  la  colère. 

«  —  Non,  cela  ne  se  peut,  répliqua  Tito  avec  une  froide  décision. 

«  —  Pourquoi  ? 

«  —  Parce  que  je  ne  veux  pas  que  le  marché  soit  rompu. 

«  —  Mais  si  vous  n'y  perdiez  rien?...  Nous  pourrions  nous  arranger  pour 
que  le  prix  du  marché  restât  le  même. 

«  Aucunes  paroles  n'auraient  pu  mettre  au  jour  d'une  manière  plus  nette 
le  sentiment  qui  désormais  la  séparait  de  Tito;  mais  celles-ci  furent  pro- 
noncées avec  moins  d'amertume  que  d'anxiété  suppliante,  et  il  se  sentit 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  955 

plus  fort  dès  qu'il  s'aperçut  que  la  première  impulsion  de  son  courroux 
s'était  affaiblie. 

«  —  Non,  ma  Romola.  Veuillez  comprendre  tout  ce  que  ces  idées  ont 
d'impraticable...  Vous  n'iriez  pas  de  sang-froid  demander  à  votre  parrain 
d'ajouter  encore  trois  mille  florins  aux  avances  qu'il  a  déjà  faites  sur  la  bi- 
bliothèque. Votre  orgueil,  votre  délicatesse,  vous  feraient,  je  pense,  recu- 
ler devant  une  pareille  démarche...  En  supposant  même  que  ce  projet  fût 
moins  insensé,  mon  vouloir  ne  serait  pas  que  messer  Bernardo  fît  les 
avances  dont  vous  parlez.  Je  vous  prie  en  outre  de  réfléchir  aux  résultats 
d'une  conduite  qui  vous  mettrait  en  opposition  directe  avec  moi,  et  pla- 
cerait votre  mari  sous  le  fâcheux  et  trompeur  reflet  de  vos  déplorables 
soupçons,  dénués  de  tout  fondement.  Que  gagneriez-vous  à  me  noircir 
dans  l'esprit  de  messer  Bernardo?  Les  faits  accomplis  sont  irrévocables, 
la  collection  est  vendue,  et  vous  êtes  ma  femme. 

«  Chaque  mot  avait  ici  sa  portée,  calculée  avec  une  habileté  profonde, 
car  le  sentiment  du  danger  avait  mis  en  éveil  toutes  les  facultés  de  cet  es- 
prit subtil.  Il  comptait  sur  l'intelligence  de  Romola  pour  saisir  à  première 
vue  la  signification  péremptoire  de  ce  discours,  auquel  il  n'ajouta  rien,  se 
bornant  à  ne  pas  la  quitter  du  regard. 

«  Quand  Romola  reprit  la  parole,  sa  voix  était  égale,  assurée;  il  n'y  per- 
çait plus  aucune  émotion.  —  J'ai  une  requête  à  vous  adresser,  dit-elle. 

«  — Demandez,  Romola,  tout  ce  qui  pourra  s'accomplir  sans  préjudice 
pour  vous  ou  pour  moi. 

«  —  Vous  voudrez  bien  alors  me  remettre  la  portion  du  prix  qui  revient 
à  mon  parrain  et  me  charger  du  remboursement  qui  lui  est  dû. 

«  —  Je  souhaiterais  d'abord  avoir  de  vous  quelques  assurances  au  sujet 
de  l'attitude  que  vous  comptez  garder  envers  moi. 

«  —  Vous  croyez  donc  aux  assurances  qu'on  peut  vous  donner?  dit-elle 
avec  un  léger  retour  d'amertume. 

«  — De  votre  part,  j'y  compte  parfaitement. 

«  —  Eh  bien  donc!  je  ne  vous  nuirai  jamais  en  quoi  que  ce  soit.  Je  ne 
révélerai  aucun  secret,  je  ne  dirai  rien  qui  puisse  vous  chagriner...  J'es- 
time, comme  vous,  qu'il  y  a  là  un  passé  irrévocable. 

«  — En  ce  cas,  je  ferai  dès  demain  matin  ce  que  vous  désirez. 

«  —  Dès  ce  soir,  si  cela  se  peut,  reprit  Romola,  pour  que  nous  n'ayons 
plus  à  revenir  sur  tout  ceci. 

«  —  Rien  de  plus  aisé,  dit-il,  se  dirigeant  vers  la  lampe,  tandis  qu'elle 
persistait  à  demeurer  assise,  détournant  de  lui  ses  regards  distraits.  Il  re- 
vint presque  aussitôt  et  se  pencha  vers  elle  pour  lui  glisser  un  papier  dans 
la  main. 

« — Vous  savez  sans  doute,  ma  Romola,  lui  dit-il,  que  vous  aurez  en 
échange  de  ceci  quelque  chose  à  réclamer? 

«  Maintenant  qu'il  se  sentait  moins  menacé,  l'incident  venait  de  perdre  à 
ses  yeux  presque  toute  son  importance,  et  il  revenait  volontiers  aux  habi- 
tudes conciliatrices  de  sa  souple  nature. 

«  —  Ah!  oui!  je  comprends,  dit-elle  en  prenant  le  papier  sans  lever  les 
yeux  sur  Tito. 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  —  Et  quand  vous  aurez  pris  le  temps  de  réfléchir,  ma  Romola,  je  suis 
sûr  que  vous  m'accorderez  mon  pardon...  —  De  ses  lèvres  en  même  temps 
il  effleurait  les  joues  de  la  jeune  femme,  sans  qu'elle  parût  y  prendre  garde 
le  moins  du  monde.  Elle  comprit  qu'il  ouvrait  la  porte  et  s'en  allait.  La 
tête  penchée,  elle  écouta  :  le  bruit  du  grand  portail,  successivement  ou- 
vert et  refermé,  parvint  jusqu'à  elle.  Aussitôt,  comme  rendue  à  la  liberté 
de  ses  mouvemens,  elle  s'élança  de  son  siège,  et,  allant  s'agenouiller  devant 
le  fauteuil  sur  lequel  se  trouvait  appuyé  le  portrait  de  son  père,  elle  donna 
cours  à  ses  larmes...  « 

Éloigné  désormais  du  foyer  domestique,  où  l'attendent  incessam- 
ment les  reproches  muets,  l'implacable  dédain  du  noble  cœur  qu'il 
a  déçu,  Tito  plus  que  jamais  se  sent  attiré  vers  Tessa,  dont  l'atta- 
chement aveugle,  la  docilité  sans  bornes,  la  confiance  absolue  le 
réconcilient  avec  lui-même,  et  auprès  de  laquelle  il  n'éprouve  ni 
le  sentiment  d'infériorité,  ni  le  malaise  de  conscience  par  lesquels 
est  miné  peu  à  peu  son  attachement  à  Romola.  Plus  que  jamais 
aussi  la  vie  politique  l'attire ,  et  il  y  porte  les  mêmes  instincts 
d'égoïsme  auxquels  nous  l'avons  vu  obéir  dans  un  autre  ordre  de 
relations.  Il  aime,  tribun  des  rues,  à  se  sentir  bercé  par  les  applau- 
dissemens  d'une  foule  enthousiaste  et  crédule;  mais  il  n'aime  pas 
moins  ces  banquets  de  l'aristocratie  auxquels  l'admettent  volon- 
tiers les  Rucellai,  les  Tornabuoni,  les  Pucci,  les  Ridolfi,  partisans 
secrets  des  Médicis  exilés.  De  là  une  conduite  ambiguë,  des  rela- 
tions équivoques  et  la  tentation  perpétuelle  de  chercher  son  succès 
sur  deux  routes  à  la  fois.  Ingrat  envers  le  peuple,  qu'il  s'amuse  à 
duper  par  des  harangues  de  carrefour,  ingrat  envers  Savonarole, 
dont  la  généreuse  intervention  a  retenu  Romola  près  de  son  indigne 
époux,  il  finit  par  tourner  contre  la  république  florentine  l'influence 
même  qu'il  tient  d'elle  et  l'autorité  des  fonctions  publiques  qu'elle 
lui  a  confiées.  Aux  yeux  de  ce  politique  pratique,  de  cet  homme 
d'état  positif,  la  double  réforme  de  fra  Girolamo  dans  l'ordre  civil 
et  dans  l'ordre  religieux  est  d'avance  frappée  de  mort.  Il  ne  peut 
lui  entrer  dans  la  tête  ni  que  le  clergé  italien  se  purifie,  ni  que  le 
peuple  florentin,  depuis  si  longtemps  assoupli  à  la  tyrannie,  sup- 
porte des  institutions  franchement  démocratiques.  Cette  opinion, 
d'accord  avec  la  réalité  des  faits  et  que  justifie  pour  lui  l'expérience 
de  chaque  jour,  lui  sert  de  fil  conducteur  dans  le  dédale  où  il  s'en- 
gage. Encore  n'avance-t-il  qu'avec  des  précautions  infinies,  se  mé- 
nageant toute  sorte  d'issues  et  de  faux-fuyans,  prenant  autant  de 
garanties,  donnant  aussi  peu  de  gages  que  possible,  et  s'arran géant 
de  manière  à  se  trouver  en  mesure  vis-à-vis  du  vainqueur  futur, 
quel  qu'il  puisse  être. 

Romola  au  contraire,  mûrie  et  comme  épurée  par  les  douleurs  de 


LE    ROMAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  957 

sa  vie  domestique,  entre  résolument  dans  la  carrière  du  sacrifice 
et  des  œuvres  saintes.  Les  conseils  de  Savonarole,  l'autorité  de  cette 
voix  qui  remuait  les  masses  populaires  l'ont  ramenée,  nous  venons 
de  le  dire,  auprès  de  Tito  Melema.  Un  reste  d'amour  survit  en  elle 
à  l'estime  perdue,  à  la  confiance  trompée.  Sa  sollicitude,  mêlée  de 
quelque  tendresse,  plane  comme  un  ange  protecteur  sur  cette  vie 
obscure  et  coupable  dont  elle  voudrait  sonder  les  ténèbres  et  pu- 
rifier les  tendances.  Elle  en  pénètre  quelquefois  les  secrets  et  dé- 
joue avec  fermeté  les  trahisons  savamment  organisées  par  son  mari. 
Il  arrive  même  un  jour  où,  surprenant  une  trame  des  médicccns 
contre  le  prieur  de  Saint-Marc,  devenu  peu  à  peu  l'arbitre  des  des- 
tinées de  Florence,  elle  veut  tout  dévoiler,  tout  sacrifier  au  salut 
du  grand  homme,  son  guide  spirituel,  en  qui  elle  croit  reconnaître 
le  véritable  successeur  des  apôtres  et  le  fondateur  d'un  nouveau 
régime  républicain  conforme  aux  préceptes  austères  du  christia- 
nisme et  aux  notions  philosophiques  puisées  par  Romola  dans  le 
commerce  de  l'antiquité;  mais  ce  jour-là  Tito  l'arrête  court  par 
une  manœuvre  habile,  en  lui  montrant  parmi  les  hommes  qu'elle 
va  perdre  les  principaux  membres  du  patriciat,  auquel  son  origine 
la  rattache,  et  jusqu'à  ce  vieillard  dont  les  soins  allectueux  lui  ont 
donné  un  second  père.  Bernardo  del  Nero,  devenu  gonfalonier  de 
Florence,  est  plus  ou  moins  compromis  dans  le  parti  des  Médicis, 
et  pour  imposer  silence  à  sa  filleule  il  suffît  qu'elle  puisse  le  croire 
en  danger.  Tito,  désormais  protégé  par  les  scrupules  de  conscience 
qu'il  a  éveillés  si  à  propos,  se  replonge  de  plus  belle  dans  cette 
complication  d'artifices  et  d'intrigues  où  se  délecte  son  esprit  subtil, 
et  qui  offre  à  son  ambition  développée  par  le  succès  les  perspectives 
les  plus  attrayantes. 

Pendant  qu'il  s'abandonne  aux  vertiges  de  l'espérance,  à  la  fièvre 
des  complots,  Baldassare  Calvo  ne  le  perd  pas  de  vue.  Il  a  surpris 
le  secret  de  ce  prétendu  messer  Naldo  à  qui  Tessa  se  croit  mariée. 
En  échange  des  soins  que  Romola  lui  prodigue,  quand  elle  le  trouve 
atteint  de  la  peste  dans  un  des  hôpitaux  où  la  charité  la  conduit 
chaque  jour,  il  lui  livre  ce  secret,  et  pour  la  mieux  convaincre, 
pour  lever  tous  les  doutes  qu'elle  conserve  encore,  il  a  promis  de 
la  mener  chez  sa  rivale,  lorsque  tout  à  coup  il  disparaît  sans  qu'on 
puisse  savoir  ce  qu'il  est  devenu.  C'est  le  hasard,  le  hasard  seul, 
qui  complète  les  révélations  de  Baldassare  et  met  en  face  l'une  de 
l'autre  les  deux  femmes  trompées  par  l'astucieux  Tito.  A  la  vue  des 
beaux  enfans  de  Tessa,  et  lorsqu'elle  a  reçu  les  confidences  naïves 
de  la  pauvre  contadine  encore  abusée,  Romola  ne  se  sent  pas  le 
courage  de  la  détromper.  L'humiliation  qu'elle  éprouve  n'est  mêlée 
d'aucun  ressentiment,  et  son  altière  équité  ne  saurait  s'abaisser  à 


958  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  vengeances  que  la  jalousie  ne  légitimerait  plus.  D'autres  soins 
d'ailleurs,  beaucoup  plus  essentiels,  préoccupent  cette  âme  sublime. 
Un  complot  en  faveur  des  Médicis  vient  d'être  dénoncé  à  la  signoria. 
Les  cinq  principaux  meneurs  sont  jetés  dans  les  fers,  et  parmi  eux 
l'ancien  gonfalonier  Bernardo  del  Nero;  l'artisan  de  leur  perte  est 
un  de  leurs  complices,  et  ce  complice  n'est  autre  que  Tito  Melema, 
maître  expert  en  ces  volte-faces  perfides.  Romola  l'ignore,  mais  sa 
pénétration  et  la  connaissance  qu'elle  a  maintenant  du  caractère  de 
son  mari  le  désignent  à  ses  soupçons;  elle  n'en  déploie  que  plus 
d'ardeur  à  solliciter  l'intervention  de  Savonarole  en  faveur  des  mal- 
heureux que  menace  le  ressentiiij^ent  populaire.  Cette  entrevue  de 
Romola  et  de  Savonarole  est  une  des  plus  belles  scènes  du  roman. 
On  y  voit  aux  prises  la  généreuse  pitié  d'une  femme  revendiquant 
les  droits  sacrés  de  la  justice,  de  la  clémence,  avec  l'inflexibilité 
monacale  d'un  homme  fanatisé  par  ses  propres  conceptions,  et  qui 
compte  pour  peu  de  chose  l'existence  de  quelques  ennemis  politi- 
ques sourds  à  sa  parole,  qu'il  croit  inspirée,  adversaires  irrécon- 
ciliables de  ses  desseins,  dont  la  grandeur  l' éblouit  et  le  fascine. 
Les  refus  impitoyables  qu'il  oppose  aux  supplications  de  Romola  le 
font  descendre  du  piédestal  où  elle  l'avait  placé  dans  son  cœur;  ils 
lui  montrent  l'homme  sous  le  demi-dieu  presque  infaillible,  et  lui 
ôtent  la  dernière  illusion  qui  la  rattachât  à  la  vie.  Après  avoir  assisté 
avec  désespoir  au  supplice  des  cinq  conspirateurs,  elle  se  sent  in- 
vinciblement repoussée  loin  du  traître  qu'elle  soupçonne  de  les 
avoir  livrés  au  bourreau,  loin  de  l'ingrate  cité  qui  les  a  laissés  pé- 
rir. Elle  quitte  de  nouveau  Florence ,  et,  sans  pouvoir  positivement 
se  résoudre  au  suicide,  elle  affronte  une  mort  presque  certaine  en 
se  livrant  seule,  sur  une  misérable  barque  de  pêcheur,  aux  flots  in- 
constans  de  la  Méditerranée. 

Tandis  que  Tito  et  Savonarole  cherchent  en  vain  les  traces  de  la 
fugitive ,  le  drame  politique  à  Florence  se  précipite  vers  son  dénoû- 
ment.  A  peine  suspendues  un  moment  par  l'exécution  de  l'ancien 
gonfalonier  et  de  ses  amis,  les  trames  médicéennes  ont  recommencé 
plus  actives  que  jamais.  L'autorité  purement  morale  de  Savonarole 
est  minée  de  toutes  parts.  Le  grand  réformateur  tombe  dans  un 
piège  qu'il  s'est  tendu  à  lui-même  en  invoquant  pour  preuve  de  sa 
mission  le  pouvoir  surhumain  dont  il  se  disait,  dont  il  se  croyait 
peut-être  investi.  Il  s'est  donné  comme  prophète  et  comme  thau- 
maturge; la  crédulité  populaire,  incessamment  surexcitée  par  ses 
ennemis,  le  somme  de  prédire  l'avenir  et  de  faire  des  miracles  (1). 

(1)  Sur  ce  point  délicat  de  savoir  si  le  prieur  de  Saint-Marc  croyait  ou  non  à  ses 
dons  surnaturels,  on  pourra  consulter  avec  fruit,  dans  la  Bévue  du  15  mai  18G3,  l'étude 
intitulée  :  Un  Réformateur  italien  au  temps  de  la  renaissance. 


LE  ROMAN  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  959 

La  situation  se  complique  d'une  rivalité  de  couvens.  Les  frati  mi- 
nori  de  Santa-Groce  défient  le  dominicain  excommunié  d'établir  sa 
doctrine,  de  manifester  ses  droits  cà  la  protection  céleste  au  moyen 
d'une  épreuve  décisive  empruntée  à  la  jurisprudence  des  temps 
barbares,  et  cette  épreuve,  ils  offrent  eux-mêmes  de  s'y  soumettre. 
Cet  absurde  défi,  accepté  forcément  par  Savonarole,  devient  l'oc- 
casion d'une  scène  misérable  racontée  par  tous  les  chroniqueurs, 
et  d'après  eux  avec  une  fidélité  scrupuleuse,  par  l'auteur  de  Ro- 
mola.  Dans  ce  roman,  Tito  Melema,  devenu  à  force  de  manœuvres 
le  secrétaire  du  conseil  des  dix ,  est  le  principal  instigateur  de  la 
combinaison  machiavélique  qui  met  le  frate,  dépouillé  désormais 
de  son  ascendant  sur  la  multitude,  à  la  merci  d'un  gouvernement 
hostile  et  jaloux.  Dès  le  lendemain  de  la  fatale  épreuve,  les  arra- 
bîati  de  Florence,  —  ceux  qu'exaspérait  le  joug  austère  de  l'au- 
torité monacale,  —  suscitent  une  émeute  populaire  principalement 
dirigée  contre  les  piagnoni  ou  sectateurs  de  Savonarole.  Ces  dés- 
ordres ont  été  concertés  avec  Dolfo  Spini,  que  les  arrahiati  recon- 
naissent pour  chef,  par  Tito  Melema,  toujours  acharné  à  la  perte  du 
réformateur;  mais  le  Grec  a  omis,  dans  ses  calculs  profonds,  de  faire 
entrer  en  ligne  de  compte  la  haine  que  lui  porte  un  sycophante  en 
sous-ordre,  un  espion  de  bas  étage,  dont  il  a  plusieurs  fois  et 
presque  sans  le  savoir  contrarié  l'ignoble  ambition.  Au  moment  où 
Florence  est  livrée  à  l'émeute,  alors  que  le  pillage,  l'incendie,  l'as- 
sassinat ont  pleine  carrière,  quelques  perfides  révélations  glissées 
par  ser  Geccone  à  l'oreille  de  Dolfo  Spini  décident  du  sort  de  Tito. 
Le  Catilina  florentin,  se  croyant  joué  par  le  secrétaire  des  dix, 
prononce  contre  lui  un  arrêt  de  mort  que  deux  de  ses  sicaires, 
deux  campagnacci,  sont  chargés  d'exécuter.  Deux  bandes  de  pil- 
lards, organisées,  commandées  par  ces  hommes,  se  dirigent  dès  la 
pointe  du  jour  vers  une  maison  de  la  via  dei  Bardi  sous  prétexte 
de  pillage,  mais  en  réalité  pour  surprendre  au  saut  du  lit  et  tuer 
sans  rémission  le  propriétaire  de  cette  maison.  Tito  cependant 
n'est  pas  homme  à  s'endormir  au  sein  des  périls.  Le  souvenir  du 
mal  qu'il  a  fait,  des  fraudes  auxquelles  il  doit  sa  prospérité,  ne  lui 
permet  pas  de  se  croire  à  l'abri  dans  une  ville  où  tant  de  passions 
déchaînées  ont  leur  libre  cours.  Tout  est  donc  préparé  pour  sa 
fuite.  Un  fidèle  serviteur  a  pris  les  devans  avec  Tessa  et  les  enfans 
de  Tessa  :  ils  l'attendent  dans  le  Borgho,  les  mules  chargées,  le  con- 
voi prêt  à  se  mettre  en  route;  mais  entre  eux  et  lui  coule  l'Arno, 
qu'il  faut  traverser  ou  sur  le  Ponte-Vecchio  ou  sur  le  pont  Ruba- 
conte,  qu'il  va  trouver  fermés  l'un  et  l'autre  par  les  sanglans  émis- 
saires de  Dolfo  Spini.  Traqué,  entouré,  pressé  de  toutes  parts,  le 
malheureux  s'engage  malgré  lui,  au  milieu  des  cris  de  mort  et  des 
armes  levées  sur  sa  tête,  dans  l'étroit  défilé  du  Ponte-Yecchio.  Bien- 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tôt  une  seule  alternative  lui  est  laissée,  ou  d'être  mis  en  laml)eaux, 
écrasé,  foulé  aux  pieds  par  cette  canaille  altérée  de  sang,  ou  de 
risquer  sa  dernière  chance  de  salut  en  se  précipitant  encore  sain  et 
sauf  dans  la  rivière  qui  coule  au-dessous  de  lui.  Encore  faut-il,  pour 
cela,  se  dégager  des  mains  vigoureuses  qui  déjà  le  tiennent;  mais  sa 
présence  d'esprit  ne  l'a  pas  abandonné.  En  jetant  à  quelques  pas 
de  lui  sa  ceinture  et  son  escarcelle  chargées  d'or  et  de  diamans,  il 
écarte  un  instant  les  plus  acharnés,  et  cet  instant  lui  suffit  pour 
réaliser  son  audacieuse  tentative.  Une  fois  déjà,  lors  de  son  nau- 
frage, il  a  dû  la  vie  à  son  talent  de  nageur.  iNe  peut-il  espérer  au- 
jourd'hui pareille  fortune?  Il  a  pour  lui  le  courant,  et  s'il  dépasse 
le  Ponte-alla-Carrara ,  s'il  peut  aborder  sur  les  quais  de  quelque 
lointain  faubourg,  il  n'aura  certainement  rien  à  craindre.  La  popu- 
lace féroce  qui  voulait  tout  à  l'heure  le  jeter  à  l'eau  ne  doit  pas 
douter  qu'il  n'ait  trouvé  la  mort  dans  le  fleuve.  Calcul  bien  fait,  lo- 
gique puissante,  raisonnemens  irréprochables,  mais  qui  vont  être 
cruellement  démentis!  Tito  a  laissé  derrière  lui  le  pont  de  la  Tri- 
nità  :  il  pourrait  à  la  rigueur  prendre  terre  sans  courir  de  bien 
grands  dangers;  mais,  sous  le  coup  de  ses  terreurs  récentes,  il  croit 
devoir  persister  encore,  et  ne  s'arrête  qu'au  moment  où  les  forces 
vont  lui  manquer.  Tout  au  plus  a-t-il  conscience  de  lui-même  lors- 
qu'un dernier  effort  le  jette  presque  sans  connaissance  sur  une  berge 
déserte,  à  quelques  pas  d'un  vieux  mendiant  habitué  à  venir  cha- 
que jour,  sur  les  bords  de  l'Arno,  guetter  les  épaves  de  la  cité 
voisine. 

Cet  homme,  qui  depuis  quelques  instans  contemple  d'un  œil 
sombre  les  efforts  du  nageur  éperdu,  —  cet  homme  à  qui  un  ca- 
price de  la  Providence  envoie  ainsi  une  vengeance  poursuivie  en 
vain  depuis  des  années,  — cet  homme  est  Baldassare  Calvo.  Le  vieil- 
lard n'a  pas  d'armes,  et  ses  bras  sont  débiles;  un  enfant  se  rirait 
de  l'effort  avec  lequel  il  se  traîne  vers  sa  proie  et  vient  s'abattre, 
hideux  cauchemar,  sur  la  poitrine  haletante  du  jeune  homme  aban- 
donné à  sa  merci  : 

«  ...  Mort!  —  Était-il  mort?  Les  paupières  à  demi  fermées  ne  bougeaient 
plus;  mais  non,  cela  ne  pouvait  être,  car  il  fallait  que  justice  se  fît.  Quel- 
quefois on  semble  mort,  et  la  vie  revient.  Baldassare  en  ce  moment  ne  se 
sentait  plus  paralysé  par  sa  faiblesse,  et  calculait  exactement  ce  qu'il  lui 
était  possible  d'accomplir.  Coulant  ses  doigts  épais  dans  l'encolure  de  la 
tunique,  il  les  tenait  prêts,  un  genou  en  terre  à  côté  du  corps,  et  scrutant 
le  visage  d'un  regard  assidu.  Il  se  sentait  au  cœur  une  féroce  espérance, 
mêlée  de  je  ne  sais  quel  tremblement  craintif;  mais  la  cruauté  seule  ani- 
mait son  regard:  tout  ce  qui  restait  en  lui  de  vie  latente  et  comme  brûlant 
sous  la  cendre  semblait,  réveillé  soudain,  jeter  des  flammes. 

«Pourtant  les  paupières  étaient  encore  immobiles,  barrières  fermées, 


LE    R()MA-\    ANGLAIS    CÔMEMl'OKAliV.  951 

portes  closes  à  la  vengeance.  Se  pouvait- il  bien  qiril  fût  mort?...  Nul 
moyen  de  compter  ces  minutes  qui  passaient  si  lentes,  chacune  d'elles  étei- 
gnant l'ardeur  des  premières  espérances.  A  la  fin,  un  imperceptible  tres- 
saillement, une  sorte  de  vibration  lumineuse  annonça  que  ces  yeux  fer- 
més allaient  s'ouvrir;  —  ils  s'ouvrirent  en  effet  et  se  dilatèrent  presque 
aussitôt... 

«  —  A  la  bonne  heure!...  Tu  me  vois...  Tu  me  reconnais!... 

«  Tito  effectivement  l'avait  reconnu,  mais  sans  pouvoir  se  rendre  compte 
si  c'était  la  vie  ou  la  mort  qui  le  faisait  ainsi  comparaître  devant  son  père 
outragé.  Ce  pouvait  être  la  mort,  —  la  mort  pouvait  être  le  froid  glacial 
qu'il  éprouvait,  l'angoisse  qui  lui  serrait  le  cœur  devant  cette  apparition 
hideuse  de  son  passé,  penchée  à  jamais  sur  lui. 

«  La  seule  crainte  de  Baldassare  maintenant,  c'était  de  voir  lui  échap- 
per cette  proie  jeune  et  robuste  ;  il  resserra  autour  du  cou  la  pression  de 
ses  doigts  noueux,  et  avec  toute  la  force  que  la  vieillesse  laissait  à  ses 
membres  épuisés,  il  appuya  son  genou  sur  la  poitrine  pantelante...  La  mort 
maintenant  pouvait  venir. 

«  Sans  se  fier  à  l'immobilité  de  ces  paupières  qui  venaient  de  se  refer- 
mer, sans  croire  à  ce  trépas  apparent,  le  meurtrier  attendait,  toujours 
agenouillé,  que  la  justice  envoyât  quelques  témoins,  et  alors  lui,  Baldas- 
sare, se  proclamerait  hautement  le  bourreau  de  ce  traître  envers  qui  jadis 
il  avait  rempli  tous  les  devoirs  d'un  père.  Peut-être  à  la  fin  le  croirait-on, 
et  il  accepterait  volontiers  la  rétribution  de  son  crime,  pourvu  que  la  mort 
vînt  l'atteindre  à  cet  endroit  même,  cramponné  au  cou  de  l'infâme  et  le 
poursuivant  jusqu'en  enfer  de  son  étreinte  vengeresse. 

«  Quand  les  forces  lui  manquèrent,  quand  il  sentit  qu'il  ne  pouvait  plus 
rester  à  genoux,  il  s'assit  sur  le  cadavre,  les  doigts  toujours  crispés  au- 
tour du  col  de  la  tunique.  Le  grand  jour  était  venu,  mais  pas  un  témoin  ne- 
se  présenta.  Aucun  regard  n'alla  chercher  au  loin  ce  groupe  immobile,  en- 
foui dans  les  hautes  herbes  qui  croissent  au  bord  du  fleuve.  Florence  avait 
ce  jour-là  de  bien  autres  affaires  et  mettait  en  scène  un  drame  bien  autre- 
ment palpitant.  Peu  après  que  la  mort  eut  couché  l'un  à  côté  de  l'autre  les 
deux  cadavres  gisant  sur  les  rives  de  l'Arno,  Savonarole,  soumis  à  la  tor- 
ture, poussait  ce  cri  d'agonie  qu'on  fit  semblant  de  prendre  pour  un  aveu 
de  ses  crimes...  » 

Nous  avons  vu  Romola  fléchir  un  instant  sous  le  fardeau  d'une 
existence  désenchantée;  mais  les  flots  auxquels  elle  a  confié  le  soin 
de  mettre  un  terme  à  ses  soufl'rances  la  portent  doucement,  grâce  à 
l'impulsion  d'une  brise  favorable,  vers  un  pauvre  village  de  la  côte 
méditerranéenne,  où  quelques  juifs  portugais,  fuyant  les  rigueurs 
de  l'inquisition,  sont  venus  peu  de  jours  auparavant  mourir  de  la 
peste.  Le  fléau  qu'ils  ont  importé  sévit  dans  toute  la  vallée  adjacente; 
la  plupart  des  chaumières  sont  abandonnées;  la  peur  domine  les 
âmes  et  paralyse  toute  inspiration  charitable;  de  ces  malheureux 
qui  languissent  et  se  meurent  isolément,  pas  un  ne  songe  à  porter 

TOME   XLVIII.  01 


962  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

secours  au  voisin.  Le  pievano  (1)  lui-même,  oublieux  de  tous  ses 
devoirs,  n'apporte  plus  au  chevet  des  mourans  les  bénédictions  de 
l'église,  et  ne  vient  que  çà  et  là,  furtivement,  constater  la  misérable 
condition  du  troupeau  commis  à  sa  garde.  L'apparition  de  Romola 
sur  cette  plage  désolée,  cette  barque  mystérieuse  d'où  on  la  voit 
descendre  seule,  l'auréole  lumineuse  que  lui  font  ses  cheveux  d'or 
la  transforment  aisément  en  une  sorte  de  madone,  et  lai  donnent 
aussitôt  sur  les  superstitieux  habitans  de  la  vallée  une  autorité  dont 
elle  use  uniquement  pour  leur  salut.  Elle  trouve  dans  cette  mission 
de  charité  que  la  Providence  lui  assigne  le  baume  puissant  dont  ses 
blessures  avaient  besoin.  Elle  ne  se  console  pas,  elle  oublie,  et  dans 
cet  oubli  bienfaisant  retrempe  ses  forces  épuisées.  Le  courage  qu'elle 
prêche  aux  autres  lui  revient;  la  sérénité  qu'elle  fait  renaître  au- 
tour d'elle  lui  est  rendue  par  surcroît.  Un  grand  apaisement  s'est 
fait  dans  son  âme  quand  elle  retourne  à  Florence,  quelques  mois 
plus  tard,  comblée  de  bénédictions  et  vénérée  à  l'égal  des  saintes 
légendaires  par  tous  ces  malheureux  qui  l'ont  vue  déployer  un  dé- 
vouement surhumain. 

Une  fois  informée  de  ce  qui  s'est  passé  en  son  absence,  Romola 
s'empresse  de  restituer  à  l'état  la  plus  grande  partie  des  richesses 
suspectes  que  Tito  a  laissées  derrière  lui.  De  cette  renonciation 
scrupuleuse,  elle  n'excepte  qu'une  somme  équivalente  au  prix  des 
collections  paternelles  vendues  à  son  détriment  et  malgré  sa  vo- 
lonté. Cette  somme,  elle  la  destine  en  secret  aux  enfans  de  Tessa 
^t  à  Tessa  elle-même,  dont  elle  se  constitue  la  protectrice  en  lui 
laissant  provisoirement  ignorer  les  motifs  secrets  de  l'intérêt  qu'elle 
lui  témoigne.  Tout  en  réglant  ainsi  sa  vie,  tout  en  se  ménageant  les 
devoirs  et  les  joies  d'une  maternité  factice,  la  jeune  ^euve  suit  d'un 
œil  ému  les  sanglantes  péripéties  du  procès  de  Savonarole.  Elle 
n'est  point  de  ces  piagnoni  timides  que  le  réformateur  a  déçus  en 
se  laissant  arracher  par  la  torture  quelques  rétractations  involon- 
taires; elle  ne  croit  pas  aux  procès-verbaux  falsifiés  qui  changeaient 
les  termes  et  aggravaient  la  portée  de  ces  humilians  démentis.  Sans 
connaître  à  fond  les  détails  honteux  du  marché  politique  débattu 
entre  la  sig)ioria  de  Florence,  le  pape  et  le  duc  de  Milan,  elle  de- 
vine que  fra  Girolamo  se  débat  en  ce  moment  sous  l'effort  coalisé 
des  ambitions  mauvaises  qu'il  a  voulu  réfréner,  des  vices  auxquels 
il  a  déclaré  la  guerre,  de  la  tyrannie  étrangère  à  laquelle  il  faisait 
obstacle,  et  d'un  clergé  corrompu  qu'il  prétendait  ramener  à  ses 
vertus  primitives.  Au  fond,  pur  de  tout  crime  qualifiable  et  de  toute 
hérésie  dogmatique,  le  prieur  de  Saint-Marc  n'avait  à  expier  sur  le 

(1)  Le  curé  de  paroisse- 


LE    R03IAN    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  963 

bûcher  que  son  attitude  ferme  et  hautaine  en  face  de  l'excommuni- 
cation, et  son  refus  formel  d'allégeance  à  la  papauté.  Obéir  aux  dé- 
crets d'Alexandre  VI,  c'était,  disait-il,  «  obéir  au  diable,  »  et  il  ne 
visait  à  rien  moins  qu'à  obtenir  des  puissances  européennes  la  réu- 
nion d'un  concile  général  appelé  à  déposer  l'indigne  pontife.  L'ana-^ 
lyse  des  mobiles  qui  le  poussaient,  des  sentimens  qui  tour  à  tour 
l'animèrent,  de  cette  inspiration  flottante  où  la  sincérité  de  l'extase 
et  les  entraînemens  calculés  de  la  politique  se  touchent  de  si  près 
que  parfois  ils  se  confondent,  devait  tenter  l'auteur  d'Adain  Bcde, 
et  lui  a  en  effet  inspiré  quelques  pages  remarquables.  George  Eliot 
nous  montre  l'âme  de  son  héroïne  partagée  entre  le  désir,  le  besoin 
de  croire  encore  à  Savonarole  et  les  suggestions  de  ce  discerne- 
ment terrestre  «  qui  juge  les  choses  en  faisant  une  part  très  modeste 
aux  ressources,  à  la  capacité  de  l'humaine  nature.  »  Ni  dans  l'un  ni 
dans  l'autre  de  ces  deux  ordres  d'idées  Romola  ne  trouve  une  satis- 
faction complète.  Ses  propres  souvenirs ,  ses  propres  observations, 
datant  de  l'époque  où  elle  était  disciple  fidèle,  lui  disent  que  la  tor- 
ture seule  n'explique  pas  complètement  les  rétractations  de  son  an- 
cien maître;  mais  sa  conscience  lui  dit  aussi  que  la  vie  de  cet  homme 
n'a  manqué  ni  de  pureté  ni  de  grandeur.  Elle  n'a  pas  oublié  d'ail- 
leurs cette  sécheresse  désolante,  cet  appauvrissement  moral  qui  ont 
coïncidé  chez  elle  avec  la  diminution  de  la  confiance  qu'elle  lui  ac- 
cordait, et  il  lui  est  impossible  d'admettre  que  ce  scepticisme  éner- 
vant, qui  paralysait  son  âme  et  la  rendait  infertile,  fût  basé  sur  une 
solide  et  saine  appréciation  de  la  vérité.  Elle  se  refuse  à  ne  voir  que 
des  mensonges  dans  les  paroles  inspirées  qui  naguère  lui  rendaient 
une  vie  nouvelle,  et'un  faux  prophète  dans  cet  homme  en  qui  sem- 
blaient incarnées  les  plus  nobles  et  les  plus  salutaires  tendances  de 
notre  infirme  nature. 

«  En  relisant  les  confessions  imprimées  par  ordre  de  la  signoria,  elle  y 
trouvait  à  chaque  instant  la  trace  d'altérations  évidentes,  de  surcharges  et 
d'interpolations  maladroites.  Elles  avaient  cette  emphase,  cette  redondance 
d'accusations  contre  soi-même  que  les  plus  vils  hypocrites  se  permettent 
seuls  vis-à-vis  de  leurs  semblables.  Toutefois,  par  cela  même  que  ces 
phrases  étaient  en  opposition  flagrante ,  non-seulement  avec  le  caractère 
de  Savonarole,  mais  encore  avec  le  ton  général  de  ses  aveux,  on  en  était 
d'autant  mieux  amené  à  penser  que  le  texte  dans  son  ensemble  reprodui- 
sait exactement  les  paroles  tombées  des  lèvres  de  l'accusé.  Sauf  ce  qui  re- 
gardait les  prétendues  prophéties,  on  y  trouvait  à  peine  un  mot  qui  portât 
dommage  à  son  honneur.  Il  expliquait,  sans  varier  jamais  dans  ses  défini- 
tions, les  plans  qu'il  avait  formés  pour  Florence,  pour  l'église  et  pour  le 
monde  entier.  Quant  aux  moyens  employés,  ils  étaient  irréprochables,  sauf 
le  privilège  indûment  revendiqué  de  cette  inspiration  spéciale  qui,  une 
fois  admise,  lui  donnait  l'empire  des  âmes.  Bref,  —  et  même  en  laissant 
subsister  les  additions  qu'une  main  malveillante  y  avait  glissée?  après  coup. 


9G4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  ces  aveux  nMinpliquaient  chez  fra  Girolamo  qu'une  certaine  passion  pour 
la  gloire  et  le  désir  d'y  atteindre  par  les  moyens  les  plus  nobles,  c'est-à- 
dire  en  perfectionnant  les  notions  morales  de  l'humanité,  en  faisant  passer 
dans  la  pratique  de  chaque  jour  ce  qui  reste  trop  souvent  à  l'état  de 
dogme  abstrait  et  de  vaines  paroles.  » 


Ceci  est  du  reste  l'interprétation  presque  littérale  d'un  passage 
des  confessions  de  Savonarole  textuellement  cité  dans  le  livre  de 
Geoi'ge  Eliot.  «  Tout  ce  que  j'ai  fait,  disait-il,  m'a  été  dicté  par  le 
désir  d'être  à  jamais  fameux  dans  le  temps  présent  et  les  siècles  à 
venir,  afin  de  m'assurer  la  confiance  des  Florentins,  et  pour  que 
rien  ne  se  fît  dans  leur  ville  sans  avoir  été  sanctionné  par  moi.  Une 
fois  ma  position  établie  à  Florence,  j'avais  en  vue  d'accomplir  de 
grandes  choses  soit  en  Italie,  soit  au  dehors,  par  le  moyen  de  ces 
personnages  éminens  dont  j'étais  devenu  l'ami,  et  que  je  consultais 
en  toute  matière  importante,  comme  par  exemple  sur  la  réunion  du 
concile  universel.  »  Selon  que  mes  premiers  efforts  eussent  réussi, 
j'aurais  donné  carrière  à  mes  projets  ultérieurs.  Je  me  proposais 
surtout,  après  la  formation  du  concile,  de  pousser  les  princes  de  la 
chrétienté,  plus  particulièrement  ceux  des  pays  en  dehors  de  l'Ita- 
lie, à  marcher  contre  les  infidèles.  Je  ne  me  préoccupais  pas  beau- 
coup de  devenir  cardinal  ou  pape,  car,  ayant  une  fois  mené  à  terme 
la  grande  entreprise  par  moi  conçue,  je  me  trouvais,  pape  ou  non 
pape,  le  premier  personnage  du  monde  chrétien  par  l'autorité  que 
j'eusse  acquise  et  le  respect  dont  on  m'eût  entouré.  Choisi  comme 
successeur  des  apôtres,  je  n'aurais  pas  refusé  cet  office;  mais  être  à 
la  tête  d'une  pareille  œuvre  me  paraissait  plus  important  que  d'être 
pape,  attendu  qu'un  homme  vicieux  peut  porter  la  tiare,  tandis 
qu'une  entreprise  comme  la  mienne  exige  chez  celui  qui  la  mène 
des  vertus  de  premier  ordre.  »  Médité,  commenté  comme  il  doit 
l'être,  ce  fragment  explique  Savonarole  tout  entier.  C'est  en  quelque 
sorte  le  testament  de  sa  conscience  dicté  à  des  bourreaux  stupides, 
qui  transcrivirent  sans  y  rien  comprendre  l'éloquente  protestation 
de  leur  victime. 

Ambitieux,  Savonarole  l'était;  mais  il  avait  le  droit  de  l'être,  car 
ce  droit  est  celui  de  tout  homme  qui  veut  le  triomphe  du  bien ,  la 
destruction  de  l'iniquité.  Trompeur,  il  le  fut  aussi  dans  une  certaine 
mesure,  et  pour  déterminer  cette  mesure  il  faudrait  savoir  ce  que 
personne  ne  saura  jamais,  c'est-à-dire  la  situation  mentale  qui  lui 
était  faite  par  ses  études  théologiques,  ses  veilles  d'ascète,  et  ses 
contemplations  exaltées.  George  Eliot  a  voulu  s'expliquer  à  elle- 
même  et  faire  comprendre  à  ses  lecteurs  la  torture  morale  infligée 
par  surcroît  à  Savonarole  et  qui,  malgré  les  révoltes  légitimes  de 
sa  fierté,  l'avait  en  fin  de  compte  ral)aissé  à  ses  propres  yeux  : 


LE    ROMAN   ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  965 

«  Laissé  seul  dans  sa  prison,  muni  de  plumes  et  d'encre,  libre  d'employer 
comme  il  le  voudrait  ce  malheureux  bras  droit  que  la  torture  avait  dislo- 
qué, Savonarole  écrivit  en  effet;  mais  ce  ne  fut  ni  pour  affirmer  son  inno- 
cence, ni  pour  protester  contre  les  traitemens  qu'il  avait  subis.  Ce  qu'il 
écrivit  alors  n'est  qu'un  long  entretien  avec  cette  pure  Essence  divine  où 
il  voulait  pour  ainsi  dire  s'absorber,  ce  sont  les  épanchemens  de  l'humilia- 
tion volontaire,  les  ardentes  aspirations  de  l'âme  qui  cherche  à  se  renou- 
veler. Le  temps  n'est  plus  où  il  s'affirmait  avec  véhémence.  Nous  ne  re- 
trouvons pas  le  plus  faible  écho  de  cette  voix  qui  disait  :  Mon  œuvre  est 
bonne,  et  ceux  qui  la  combattent  sont  les  fils  de  l'enfer.  Au  lieu  du  triom- 
phe, c'est  la  tristesse  qui  parle,  et  voici  ce  qu'elle  dit  :  Dieu  t'a  placé  au 
milieu  du  peuple  comme  un  de  ses  élus.  A  ce  titre,  tu  enseignais  les  autres, 
et  tu  n'as  pas  su  t'enseigner  toi-même.  Tu  as  guéri  les  autres,  et  ta  propre 
infirmité  s'est  trouvée  sans  remède.  Ton  cœur  s'était  enorgueilli  devant  la 
beauté  de  tes  propres  actes,  et  c'est  par  là  que  ta  sagesse  a  péri,  c'est  par 
là  que  tu  es  devenu  ce  que  tu  resteras  toujours,  la  proie  du  néant...  Vienne 
à  luire  un  rayon  d'espérance,  il  n'entrevoit  pas  les  victoires  promises  à  sa 
grande  œuvre,  et  n'accepte  pour  gage  de  la  tendresse,  de  la  miséricorde 
dont  il  est  l'objet,  que  l'esprit  de  pénitence  et  de  soumission  développé  en 
lui  par  les  rigueurs  de  'sa  destinée.  Si  la  étais  oublié  du  ciel,  se  dit-il,  le 
don  du  repentir  ne  le  serait  pas  ainsi  prodigué...  Aucun  témoignage  va- 
lable n'établit  que  Savonarole,  —  ni  pendant  son  séjour  dans  les  cachots, 
ni  même  à  l'instant  de  la  crise  suprême,  —  se  soit  cru  ou  se  soit  pro- 
clamé martyr.  L'idée  de  mourir  pour  la  cause  qu'il  voulait  faire  triompher 
était  mêlée  pendant  la  lutte  à  ses  rêves  d'avenir.  Maintenant,  à  la  place  de 
l'une  et  l'autre  chimère,  une  résignation  qu'il  ne  décorait  d'aucun  nom  glo- 
rieux dominait  toutes  ses  pensées.  Il  n'en  a  que  plus  de  droits  à  être  appelé 
martyr  par  toutes  les  générations  d'hommes  qui  sont  venues  ou  viendront 
après  lui.  En  effet,  s'il  fut  en  butte  aux  attaques  des  puissans  de  la  terre, 
sa  grandeur  l'avait  fait  leur  ennemi,  non  ses  fautes.  On  ne  le  punit  pas 
d'avoir  cherché  à  décevoir  ses  concitoyens,  mais  d'avoir  cherché  à  les  re- 
lever de  la  corruption ,  et  ce  fut  en  expiation  de  ce  noble  effort  que  lui 
fut  imposée  une  double  agonie  :  la  première,  la  moins  douloureuse,  cellp 
des  injures  publiques,  des  tourmens  corporels,  des  angoisses  du  trépas;  la 
seconde  et  la  plus  terrible,  cette  déchéance  qui  le  précipita  brusquement 
du  sein  de  ses  visions  splendides  au  fond  des  ténèbres  épaisses  où  il  disait 
simplement  :  Je  ne  compte  plus  pour  rien  ici-bas;  V obscurité  m'enveloppe 
de  toutes  parts,  et  pourtant  la  lumière  que  j'ai  entrevue  était  bien  la  vraie 
lumière.  » 

^C  L'épilogue  du  roman  nous  transporte  à  l'année  1509,  onze  ans 
après  le  supplice  de  Savonarole.  Le  réformateur  florentin  n'est  pas 
encore  réhabilité;  mais  l'opprobre  et  la  haine  publique,  s'écartant 
peu  à  peu  de  sa  mémoire,  planent  sur  la  tête  de  ses  persécuteurs. 
Romola,  dont  les  regards  l'ont  suivi  jusque  sur  le  bûcher,  lui  voue, 
comme  tant  d'autres /^aV/^/jo???',  un  culte  fidèle.  Sur  un  autel  revêtu 
de  draperies  blanches,  décoré  de  cierges  et  de  bouquets,  elle  con- 


966  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

serve  au  fond  de  son  logis  l'image  en  pied  de  l'illustre  fraie.  C'est 
au  seuil  de  cette  espèce  de  chapelle  que,  dans  le  cours  d'une  leçon 
donnée  au  jeune  Lillo,  le  fds  aîné  de  ïessa,  elle  est  amenée  à  lui 
parler  tour  à  tour,  voulant  l'éclairer  sur  ses  chances  d'avenir,  de 
deux  destinées  bien  différentes  :  celle  du  savant  Bardo,  mort  obscur 
et  pauvre;  celle  de  Savonarole,  expiant  sa  grandeur  par  un  igno- 
minieux trépas.  Inquiète  pour  cet  eni'ant  dont  elle  cultive  l'intel- 
ligence et  à  qui  elle  voudrait  rendre  familières  les  plus  hautes 
visées,  les  plus  nobles  aspirations  de  l'âme,  elle  l'entretient  à  mots 
couverts  et  en  ces  termes  d'un  troisième  personnage  dont  il  ne  saura 
jamais  le  nom  ; 

«  Il  est  un  homme,  Lillo,  près  duquel  j'ai  vécu  de  manière  à  le  bien  con- 
naître :  séduisant  par  son  esprit,  par  sa  beauté,  par  ses  dehors  flatteurs  et 
ses  manières  courtoises,  il  captait  à  peu  près  tous  les  suffrages.  Je  crois 
bien  qu'à  l'époque  où  je  le  vis  pour  la  première  fois,  aucune  pensée  basse 
ou  cruelle  n'avait  flétri  la  jeunesse  de  son  cœur;  mais  pour  avoi  r  tenté  de 
se  dérober  à  tout  ce  que  la  vie  a  de  pénible,  pour  n'avoir  voulu  sauvegar- 
der ici-bas  que  les  intérêts  de  son  égoïsme,  il  fut  amené  finalement  à  com- 
mettre quelques-unes  de  ces  actions  qui  condamnent  un  homme  à  l'infamie. 
Il  désavoua  son  père  et  l'abandonna  au  sort  le  plus  misérable;  il  trompa 
tous  ceux  qui  s'étaient  fiés  à  lui,  et  cela  pour  vivre  en  paix,  pour  devenir 
riche  et  prospère...  Le  malheur  n'en  est  pas  moins  venu  le  frapper,  et 
quand  les  coups  du  malheur  tombent  sur  un  homme  ainsi  avili  à  ses  pro- 
pres yeux,  il  n'est  pas  de  baume  pour  les  blessures  qu'ils  y  laissent...  » 
Romola  s'interrompit  de  nouveau.  Sa  voix  était  éraue,  et  Lillo  écoutait  ces 
graves  paroles  avec  un  étonnement  mêlé  de  quelque  terreur...  — Une  autre 
fois,  mon  Lillo!  reprit-elle,...  je  te  dirai  le  reste  une  autre  fois...  » 

Ainsi  s'achève  ce  récit,  empreint  jusqu'au  bout  d'une  sorte  de 
piétisme  philosophique  enté  sur  un  fonds  de  religiosité  protestante  : 
œuvre  de  forte  volonté,  d'obstination  studieuse,  dont  l'analyse 
mieux  que  la  discussion  pouvait  faire  ressortir  les  beautés  et  les 
défauts.  On  se  prend  à  regretter,  après  l'avoir  ainsi  étudiée,  que 
George  Eliot  n'ait  pas  mieux  apprécié,  n'ait  peut-être  même  pas 
connu  cet  autre  peintre  des  mœurs  italiennes  du  moyen  âge  qui  se 
cachait  sous  le  pseudonyme  de  Frédéric  Stendhal.  Elle  aurait  appris 
de  lui  à  condenser  son  action,  à  ne  pas  l'encombrer  de  détails  oiseux 
et  de  personnages  insignifians;  il  l'aurait  sans  doute  dégoûtée  des 
dialogues  indéfiniment  prolongés  où  l'érudition  de  l'auteur  se  donne 
carrière  aux  dépens  de  la  vraisemblance  outragée,  de  l'intérêt  sus- 
pendu; il  lui  eût  surtout  appris  à  exprimer  nettement,  à  mettre 
en  relief  les  dons  particuliers  du  génie  italien,  ce  mélange  de  vues 
sérieuses  et  de  caprices  puérils,  de  passion  et  de  timidité,  de  can- 
deur et  de  ruse,  qu'il  avait  décomposé  mieux  que  personne,  non 


LE    ROMAN   ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  967 

pas  seulement  en  simple  observateur,  en  naturaliste  curieux,  mais  à 
travers  le  prisme  coloré  des  passions,  et  avec  le  flair  subtil  qu'elles 
donnent.  Ses  vigoureuses  esquisses,  —  l'Abbesse  de  Castro^  Vitloria 
Accoramboni y  lu  Duchesse  de  Palliano,  les  Cenci ,  — valent,  pour 
l'intelligence  de  la  société  italienne  au  xv!**  siècle,  bien  des  tableaux 
patiemment  et  compendieusement  élaborés,  parmi  lesquels  nous 
sommes  obligé  de  comprendre  le  dernier  roman  de  l'auteur  à' Adam 
Bede. 

Un  parallèle  entre  Stendhal  et  George  Eliot  semble  devoir  donner  à 
celle-ci  une  supériorité  manifeste,  si  on  les  apprécie  uniquement 
comme  moralistes.  Encore  faudrait-il  y  regarder  de  près,  distinguer 
soigneusement  les  desseins  délibérés  et  les  résultats  obtenus.  Henri 
Beyle,  dans  son  parti  pris  de  pessimisme  sceptique,  ne  visa  jamais, 
que  nous  sachions,  à  jouer  ici-bas  un  autre  rôle  que  celui  d'un  di- 
lettante passionné,  doublé  d'un  pénétrant  diplomate  à  qui  personne 
n'en  fait  accroire.  La  peinture,  la  musique,  l'amour  furent  ses  dieux, 
€t  il  avait  de  plus  pour  les  scélérats  vraiment  habiles,  comme  pour 
les  passions  à  outrance,  une  sorte  de  vénération...  relative.  Malgré 
tout,  ses  écrits  ont  souvent  une  âpreté  salutaire  :  ils  ne  prêchent, 
nous  en  conviendrons,  ni  la  résignation  ni  le  sacrifice,  et  le  mouton 
n'y  apprendra  jamais  à  se  laisser  manger  par  le  loup  pour  faire 
honte  à  la  cruauté  de  ce  sanguinaire  animal;  ils  respirent  en  revan- 
che le  mépris  de  toute  lâcheté,  de  toute  faiblesse,  la  haine  bien  ac- 
cusée des  faquins  de  tout  ordre.  —  Avec  George  Eliot  au  contraire, 
on  n'entend  que  pieux  conseils  et  sages  exhortations;  mais  la  cha- 
rité de  l'écrivain,  parfois  un  peu  trop  compréhensive ,  son  désir  de 
garder  une  impartialité  absolue ,  de  tout  expliquer  dans  le  sens  le 
plus  conciliant  et  le  plus  favorable,  semblent  fréquemment  troubler 
sa  vue,  et  obscurcissent,  dénaturent  même  les  notions,  d'ailleurs  si 
saines,  qu'on  pourrait  dégager  de  son  œuvre.  Les  mâles  tendances 
de  son  esprit  sont  balancées,  atténuées  par  mille  préoccupations 
enfantines,  et  la  «  moelle  des  lions,  »  qu'elle  s'est  évidemment  assi- 
milée, se  transforme  en  petit-lait  sans  qu'on  s'explique  très  bien  un 
pareil  phénomène.  En  somme,  pour  bien  des  tempéramens,  spécia- 
lement pour  les  plus  robustes,  la  verdeur  presque  cynique  de  Sten- 
dhal doit  avoir  une  meilleure  influence  que  le  platonisme  évangé- 
lique,  la  philanthropie  pondérée,  l'équité  attendrie  de  George  Eliot. 
L'un  nous  retrempe,  l'autre  souvent  nous  énerve,  et  celui  des  deux 
qui  s'occupe  le  moins  de  nous  mener  au  bien  est  peut-être  encore 
celui  qui  nous  arme  le  mieux  contre  le  mal. 

E.-D.    FORGUES. 


L'AGITATION  ALLEMANDE 


LE    DANEMARK 


Une  des  causes  qui  rendent  fort  confuses  à  nos  yeux  certaines 
querelles  presque  permanentes  au-delà  du  Rhin,  c'est  assurément 
que  les  institutions,  les  idées  et  les  mœurs  avec  lesquelles  nous 
avons  rompu  à  la  fin  du  siècle  dernier  subsistent  par  lambeaux  épars 
chez  les  peuples  de  race  allemande,  et  peuvent  s'y  rencontrer,  soit 
en  luttes,  soit  en  alliances  contre  nature,  avec  des  aspirations  tout 
autres,  par  exemple  avec  un  sentiment  exagéré  de  la  démocratie  et 
du  principe  tout  moderne  de  la  nationalité.  Les  restes  d'un  âge  que 
l'on  qualifie  assez  justement  en  l'appelant  encore  féodal  vont  sans 
doute,  chez  nos  voisins,  se  dissolvant  sans  cesse;  ils  n'en  conservent 
pas  moins  assez  de  vie  pour  empêcher  de  nouvelles  et  fermes  assises 
et  pour  entretenir  une  incertitude  qui  se  traduit  à  certains  momens 
par  des  crises  très  redoutables.  En  étayant  ces  restes  vermoulus  et 
en  leur  construisant  des  cadres  commodes,  les  traités  de  1815  ont 
préservé  l'Allemagne  d'une  dissolution  subite  et  complète,  mais  ils 
ont  en  même  temps  préparé  de  graves  difficultés  à  ceux  des  souve- 
rains limitrophes  de  l'Allemagne  qu'ils  y  ont  incorporés  en  partie. 
A  dater  du  jour  où  ces  souverains  ont  voulu  faire  un  pas  en  avant, 
adopter  par  exemple  les  idées  et  les  formes  constitutionnelles,  ils 
se  sont  sentis  retenus  par  mille  relations  féodales  issues  de  leurs 
provinces  allemandes,  et  se  sont  vus  menacés  même  quelquefois  par 
l'opposition  de  ces  deux  forces  contraires.  Cette  agitation,  de  carac- 
tère essentiellement  germanique,  est  précisément  le  fait  qui  domine 
l'histoire  des  rapports  du  Danemark  avec  l'Allemagne,  surtout  depuis 
1848,  c'est-à-dire  pendant  le  règne  qui  vient  de  finir.  Le  difficile 
problème  de  constituer  la  monarchie  danoise  dans  son  intégrité  en 
y  faisant  pénétrer  les  principes  de  la  liberté  moderne  était  échu  à 


l'agitation    allemande    contre    le    DANEMARK.  960 

Frédéric  VII,  et  le  roi  Christian  IX,  son  successeur,  se  voit  menacé, 
au  nom  d'une  prétendue  légitimité,  d'une  guerre  de  succession. 

Frédéric  YII  emporte  les  regrets  sincères  de  son  peuple,  et  il  n'y 
a  pas  lieu  de  s'en  étonner.  Son  règne  de  quinze  années  datera  dans 
l'histoire  du  développement  politique  et  social  en  Danemark.  Il  faut 
se  rappeler  qu'un  mois  avant  la  révolution  de  lévrier  I8/48  il  pro- 
mettait une  constitution  à  ses  sujets,  et  que  bientôt  après,  par  l'exé- 
cution loyale  de  cette  promesse,  il  y  avait  en  Europe  une  nation  de 
plus  parmi  celles  que  l'exercice  bien  réglé  de  la  liberté  politique  a 
délivrées  à  jamais  de  l'absolutisme  et  placées  à  la  tête  des  sociétés 
modernes.  La  constitution  du  5  juin  lSh9,  publiée  au  milieu  même 
de  la  guerre  que  rA.llemagne  avait  suscitée  au  Danemark  à  propos 
des  duchés,  se  montra  libérale  jusqu'à  donner,  ou  peu  s'en  faut,  le 
suffrage  universel,  et,  loin  d'enfanter  une  démocratie  désordonnée, 
elle  devint,  grâce  à  l'esprit  pratique  dont  les  Danois  firent  preuve, 
la  garantie  de  leur  nouvelle  prospérité.  Jamais  on  ne  vit  une  natio- 
nalité jeune  et  vive  rejeter  avec  plus  d'entrain  les  liens  qui  l'embar- 
rassaient. L'essor  fut  manifeste  dans  la  guerre  des  duchés  et  sur 
vingt  champs  de  bataille;  les  hostilités  une  fois  terminées,  il  se 
poursuivit  par  un  remarquable  développement  des  ressources  inté- 
rieures. On  avait  eu  jadis  des  rois  demi -allemands  dont  les  sym- 
pathies équivoques  continuaient  et  augmentaient  la  confusion  d'é- 
lémens  disparates;  Frédéric  VII  au  contraire,  tout  en  donnant  au 
Danemark  des  institutions  libres,  suscita  un  développement  tout 
national.  Les  haines  qui  séparaient  jadis  les  deux  monarchies  Scan- 
dinaves furent  oubliées,  et  Frédéric  VII,  api'ès  s'être  déjà  rapproché 
du  roi  de  Suède  Oscar,  devint  l'ami  de  Charles  XV.  Il  fallait  les  voir, 
aux  camps  annuels  de  Scanie,  le  roi  de  Suède  à  la  tête  d'un  régi- 
ment danois,  le  roi  de  Danemark  à  la  tête  d'un  régiment  suédois, 
commander  alternativement  les  grandes  manœuvres.  D'ordinaire  le 
roi  Charles  XV  venait  rendre  à  Frédéric  VII  sa  visite  soit  au  magni- 
fique château  de  Frédéricsborg,  détruit  par  un  incendie,  il  y  a  quel- 
ques années,  au  grand  chagrin  des  Danois  et  de  leur  souverain,  soit 
au  château  de  Christiansborg,  dans  Copenhague,  où  se  produisaient 
alors  des  démonstrations  du  plus  pur  scandinavisme,  harangues, 
chœurs  d'étudians,  trophées  aux  couleurs  des  trois  peuples,  prome- 
nades aux  flambeaux,  bûchers  de  torches  réunies  en  faisceaux  et 
lentement  consumées  aux  derniers  accens  des  chants  patriotiques. 
Également  épris  du  glorieux  passé  des  peuples  du  Nord  (on  a  de 
Frédéric  VII  de  curieux  écrits  archéologiques  et  de  Charles  XV  des 
Légendes  et  poèmes  Scandinaves)  (1),  les  deux  rois  se  montraient 

(I)  M.  de  Lagrôze  en  a  récemment  publié  une  traduction  (1  volume  in-18,  chez 
Dentu).  On  sait  que  le  frère  du  roi  de  Suède ,  le  prince  Oscar,  est  aussi  un  poète  dis- 
tingué. 


970  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étroitement  unis  dans  ces  fêtes  nationales,  dont  les  perspectives  flot- 
tantes et  lointaines  contrastaient  avec  les  prochains  embarras  de  la 
politique.  Les  peuples  voyaient,  non  sans  raison,  dans  ce  progrès  des 
relations  personnelles  entre  leurs  souverains,  une  promesse  d'utile 
union  entre  les  difTérens  membres  de  la  nationalité  Scandinave. 
Pendant  la  guerre  des  duchés,  en  1850,  un  corps  d'auxiliaires  sué- 
dois était  venu  dans  l'île  de  Fionie,  sans  toutefois  sortir  d'un  simple 
rôle  d'observation;  la  Suède  en  pareilles  circonstances  ferait  plus 
aujourd'hui,  témoin  le  traité  négocié  entre  les  deux  gouvernemens 
en  présence  de  la  menace  récente  d'une  exécution  fédérale,  et  dont 
l'agitation  allemande  ne  peut  que  hâter  les  effets.  Ce  qu'on  appelle 
le  scandinavisme  a  produit  ce  résultat  important,  que  Frédéric  Yll 
avait  contribué  de  tous  ses  efforts  à  préparer. 

En  étudiant  de  près  le  règne  et  la  vie  du  roi  que  le  Danemark 
vient  de  perdre,  on  le  verrait  encourager  l'essor  de  la  nationalité 
danoise  même  par  quelques-uns  de  ses  goûts  et  de  ses  penchans 
personnels.  Sa  simplicité  de  mœurs  plaisait  et  semblait  contraster 
avec  les  habitudes  germaniques,  cà  tel  point  que  nous  avons  entendu 
attribuer  son  second  divorce  avec  une  princesse  de  Mecklembourg 
à  son  invincible  antipathie  pour  la  raideur  des  petites  cours  alle- 
mandes. Son  goût  prononcé  pour  les  études  archéologiques  parais- 
sait inspiré  par  le  même  vif  sentiment  de  la  nationalité.  Après  les 
heures  données  aux  affaires,  il  n'avait  pas  de  plus  chères  occupa- 
tions que  de  présider  la  célèbre  société  des  antiquaires  du  Nord,  ou 
bien  il  dirigeait  quelque  fouille  de  sépulture  antique,  rédigeait  un 
mémoire,  déchiffrait  une  inscription,  et  ne  se  retirait  jamais  plus 
satisfait  que  lorsque  des  études  ou  des  explications  nouvelles  avaient 
démontré  une  fois  de  plus  la  profonde  différence  qui  sépare  la  race 
purement  germanique  des  nations  Scandinaves. 

Comme  roi  de  Danemark,  Frédéric  Vil  était  aussi  souverain  d'un 
duché  danois,  le  Slesvig,  et  de  deux  duchés  allemands,  le  Holstein 
et  le  Lauenbourg,  et  c'était  pour  ces  deux  dernières  provinces  que 
les  traités  de  1815  l'avaient  fait  entrer  dans  la  confédération  germa- 
nique. La  population  des  duchés,  laissée  à  ses  propres  inspirations, 
eût  probablement  accueilli  volontiers  la  constitution  libérale  de  18Zi9; 
mais  le  gouvernement  danois  rencontrait  là  des  intérêts  féodaux  et 
allemands,  des  privilèges  de  grands  propriétaires  fort  ombrageux  de 
leur  nature.  D'autre  part,  les  grandes  puissances  ayant  reconnu  le 
principe  de  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise,  c'était  dès  lors  un 
droit  évident  et  même  un  impérieux  devoir  de  tenter  l'œuvre  diffi- 
cile d'une  constitution  commune  reliant  ensemble  toutes  les  parties, 
en  laissant  à  chacune  d'elles  une  autonomie  incontestée.  Il  fallait 
seulement  sauvegarder  avec  soin  l'existence  séparée  du  Slesvig, 
duché  essentiellement  danois,  et  le  protéger  contre  l'influence  des 


l'agitation    allemande    contre    le    DANEMARK.  071 

duchés  allemands,  qui  pouvaient  l'attirer  vers  eux.  Le  problème, 
assez  ardu  déjà  par  lui-même ,  se  compliquait  encore  de  la  mau- 
vaise volonté  de  l'Allemagne  envers  le  Danemark.  Les  grands  pro- 
priétaires féodaux  des  duchés  ne  soufTraicnt  point  sans  un  mécon- 
tentement visible  le  voisinage  immédiat  d'un  petit  royaume  régi 
par  une  constitution  aussi  libérale  que  celle  de,18i9.  L'Allemagne, 
surtout  la  Prusse,  jalouse  de  posséder  quelque  jour  une  marine, 
voyait  et  voit  encore  avec  ressentiment  le  meilleur  port  des  côtes 
méridionales  de  la  Baltique,  la  rade  de  Kiel,  appartenir  au  roi  de 
Danemark,  duc  de  Slesvig  et  de  Holstein.  C'est  un  fort  dangereux 
voisinage  enfm  que  celui  d'un  grand  pays  qui  se  sent  mal  à  l'aise, 
qui  voudrait  changer  sa  situation  intérieure,  et  qui  ne  sait  où  se 
prendre.  Or  tel  était  à  coup  sûr  jusque  dans  ces  derniers  temps  le 
cas  de  l'Allemagne.  Humiliée  de  n'avoir  point  de  marine,  il  lui  faut 
le  démembrement  de  la  monarchie  danoise.  Ayant  soif  d'unité,  elle 
se  réjouit  de  se  sentir  unie  dans  un  commun  sentiment  d'hostilité 
contre  un  peuple  de  race  diiTérente  qui  se  trouve  attaché  à  ses  fron- 
tières. ((  La  Prusse  a  une  mission  sainte  qu'elle  doit  remplir  au  nom 
de  l'Allemagne,  s'écriait  ces  jours  derniers  un  pamphlétaire  de  Ber- 
lin. Elle  a  déjà  chassé  de  nos  côtes  le  Suédois  et  le  Polonais;  il  lui 
reste  à  expulser  le  Danois,  qui  envahit  par  la  conquête  le  territoire 
allemand!  »  L'Allemagne  n'a  plus  ni  souci  ni  souvenir  de  Venise  et 
de  Posen  quand  elle  songe  à  ce  petit  peuple  danois  qui  fait  tache  sur 
le  domaine  prétendu  de  la  grande  race  germanique;  c'est  une  ter- 
rible chose  que  ce  principe  des  nationalités ,  qui  se  laisse  plier  à 
tant  d'utiles  convenances  (1)  ! 

En  présence  de  tant  de  difficultés,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner 
sans  doute  si  l'œuvre  tentée  par  Frédéric  YII  n'a  pas  réussi.  La 
constitution  commune  promulguée  le  2  octobre  1855  dut  être  abo- 
lie pour  le  Holstein  et  le  Lauenbourg  sur  la  demande  de  la  diète 
germanique  (6  novembre  J858).  Elle  subsista  seulement  pour  le 
Danemark  propre  et  le  duché  de  Slesvig,  et  les  derniers  actes  de 
Frédéric  YII,  confirmés  par  le  roi  Christian  IX  dès  le  lendemain  de 
son  avènement,  ont  eu  pour  piincipal  but  de  resserrer  cette  union 
politique.  A  tant  de  graves  épisodes  qui  ont  marqué  le  règne  de 
Frédéric  YII,  la  constitution  libérale  du  5  juin  18/i9,  la  guerre  contre 
l'Allemagne  à  propos  des  duchés  de  18/i8  à  1850,  les  efforts  inuti- 
lement tentés  pour  une  constitution  commune  de  toute  la  monarchie 
danoise,  il  faut  ajouter  l'affaire  de  la  succession.  Frédéric  YII  ne 
prévoyait  pas  sans  doute  tout  le  bruit  qui  devait  s'élever  aussitôt 
après  sa  mort  sur  ce  point,  qu'il  croyait  avoir  bien  et  dûment  fixé. 
Deux  pensées  le  préoccupaient  à  ses  derniers  instans  :  la  première 

(1)  Voyez,  sur  les  limites  qu'il  convient  d'assigner  à  cette  vague  doctrine,  un  livre 
fermement  écrit  :  Du  Principe  des  Nationalités,  par  M.  Louis  Joly;  Didier,  1803. 


07*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était  celle  d'un  congrès,  parce  qu'cà  défaut  d'une  médiation  com- 
mune des  grandes  puissances  un  congrès  paraît  le  seul  moyen  dé- 
sormais de  terminer  pacifiquement  la  querelle  soulevée  à  propos  de 
la  constitution  de  la  monarchie  danoise  ;  sa  seconde  pensée  était 
l'armement  du  Danevirke,  cette  fortification  naturelle  qui  s'élève  au 
nord  de  l'Eyder  pour  protéger  le  Slesvig  contre  les  Allemands.  Il  y 
faisait  dans  ces  derniers  temps  de  fréquentes  visites  en  vue  de  l'exé- 
cution fédérale  qui  devait  s'accomplir  en  Holstein,  bien  qu'il  ne  la 
considérât  point  comme  un  sujet  de  guerre  absolument  inévitable. 
Il  ne  se  doutait  pas  que  la  question  de  succession  allait  rendre  aus- 
sitôt après  lui  le  péril  beaucoup  plus  imminent. 

L'avènement  de  Christian  IX,  succédant  le  16  novembre  1863 
au  dernier  membre  de  la  descendance  mâle  d'Oldenbourg,  a  été 
pour  une  partie  de  l'Allemagne,  à  la  grande  surprise  du  reste  de 
l'Europe,  l'occasion  d'une  effervescence  mêlée  de  bruits  de  guerre 
pareils  à  ceux  qui  avaient  retenti  sur  les  bords  de  l'Elbe  en  1848. 
A  lire  les  protestations  des  petits  états  allemands,  les  motions  pré- 
cipitées de  la  Saxe,  les  interpellations  soulevées  dans  les  cham- 
bres de  Berlin  et  de  Vienne,  les  pamphlets  du  National  Verein^  les 
adresses  de  certaines  réunions  populaires,  les  propositions  envoyées 
à  la  diète  de  Francfort,  et  par-dessus  tout  la  protestation  d'un  pré- 
tendant qui  porte  un  nom  bien  connu,  M.  le  duc  d'Augustenbourg, 
on  s'est  demandé  avec  surprise  si  en  vérité  la  question  des  duchés 
dano-allemands  allait  mettre  le  feu  à  l'Europe.  Qu'il  y  ait  eu  au 
premier  moment  toutes  les  apparences  d'un  danger  réel,  qui  sub- 
siste en  partie,  il  serait  inutile  de  se  le  dissimuler.  La  passion  de 
l'Allemagne,  après  s'être  élevée  tout  d'abord  à  une  sorte  de  pa- 
roxysme, reste  surexcitée  au  dernier  point.  Pour  elle,  les  souve- 
nirs de  18Zi8,  c'est-à-dire  d'une  double  défaite,  ou  peu  s'en  faut, 
par  les  armes  et  la  diplomatie,  sont  vivans  encore  ;  son  malaise  in- 
térieur, cause  permanente  d'inquiétude  pour  ceux  de  ses  voisins 
qui  sont  faibles,  n'a  pas  cessé;  on  peut  dire  qu'il  s'est  augmenté 
au  contraire,  et  il  est  telle  grande  puissance  allemande  qui  peut 
bien  avoir  accueilli  avec  joie  l'espérance  de  détourner  au  dehors 
soit  l'agitation  permanente  de  ses  états,  soit  l'ardeur  démocratique 
et  unitaire  qui  tourmente  toute  la  confédération.  Si  un  entraînement 
immodéré  avait  fait  passer  dans  les  premiers  jours  la  frontière  des 
possessions  danoises  à  un  corps  de  troupes  germaniques  ou  à  de 
simples  corps  francs,  comme  ceux  qui  faisaient  mine  de  se  former  à 
Hambourg  et  que  la  police  de  cette  ville  a  eu  la  sagesse  d'arrêter, 
la  résistance  de  l'autre  côté  de  l'Elbe  se  produisait  immédiatement, 
et  une  guerre  devenait  inévitable. 

Le  danger  subsiste,  car  il  ne  s'agit  plus  d'une  simple  exécution 
fédérale  dans  les  mêmes  conditions  que  du  vivant  de  Frédéric  YII. 


l'agitation    allemande    contre    le    DANEMARK.  973 

L'exécution  pouvait  alors  ne  pas  être  considérée  comme  un  cas  de 
guerre  tant  que,  se  bornant  au  Holstein,  elle  respectait  la  frontière 
méridionale  du  Slesvig,  c'est-à-dire  l'Eyder.  Aujourd'hui  il  s'agirait, 
suivant  les  prétentions  nationales  en  Allemagne,  de  reprendre  au 
nom  de  la  confédération  ces  duchés  de  Lauenbourg,  de  Holstein 
et  même  de  Slesvig,  dont  le  roi  Christian  IX  réclamerait  illégale- 
ment, dit-on,  la  souveraineté.  Le  parti  national  germanique  n'en- 
tend reconnaître  le  successeur  de  Frédéric  VII  que  comme  roi  du 
Danemark  proprement  dit,  c'est-à-dire  du  Jutland  et  des  îles,  tan- 
dis que  M.  le  duc  d'Augustenbourg  serait  proclamé  l'héritier  direct 
et  légal  des  duchés ,  qui  se  réuniraient  pour  former  un  état  indé- 
pendant :  on  aurait  de  la  sorte  donné  enfin  un  corps  à  ce  rêve ,  à 
cette  ombre  fantastique  d'un  duché  de  Slesvig-Holstein  que  la  fa- 
mille d'Augustenbourg  travaille  depuis  si  longtemps  à  transformer 
en  une  réalité  effective. 

Le  danger  est  d'autant  plus  grave  que,  des  conventions  interna- 
tionales ayant  prévu  la  situation  actuelle  et  garanti  à  l'avance  au 
nouveau  roi  la  succession  pleine  et  entière  de  Frédéric  VII,  la  ques- 
tion sortirait  désormais  du  cercle  étroit  des  questions  purement  alle- 
mandes pour  devenir  une  affaire  européenne  au  premier  chef.  Une 
fois  commencée,  la  guerre  ne  manquerait  pas  de  s'étendre  :  on  pou- 
vait affirmer  hier  encore  que  la  Suède  interviendrait  inévitablement 
comme  auxiliaire  du  Danemark  dès  qu'un  soldat  allemand  passerait 
l'Eyder,  et  rien  n'autorise  à  croire  que  la  politique  du  cabinet  de 
Stockholm  soit  changée  à  l'égard  du  roi  Christian  IX.  Tout  au  con- 
traire la  récente  proposition  adressée  par  le  gouvernement  suédois 
aux  grandes  puissances  relativement  aux  conventions  internationales 
destinées  à  prévenir  la  confusion  actuelle,  la  demande  d'un  crédit 
extraordinaire  adressée  par  ce  même  gouvernement  à  la  diète,  qui 
l'a  voté  avec  ardeur  et  confiance,  permettent  de  penser  que  le  ca- 
binet de  Stockholm  peut  bien  diriger  en  ce  moment  vers  la  frontière 
de  l'Elbe  la  même  attention  inquiète  qu'il  portait  naguère  sur  celle 
de  l'Eyder;  le  danger,  en  s' accroissant  pour  le  Danemark,  menace 
d'autant  plus  aujourd'hui  une  nationalité  dont  le  royaume  suédo- 
norvégien  est  après  tout  le  représentant  principal.  D'autre  part,  les 
intérêts  de  la  Russie,  —  ce  que  paraissent  oublier  les  Allemands,  — 
sont  directement  engagés  dans  la  querelle  de  succession  qu'on  a  eu 
l'imprudence  ou  l'audace  de  soulever;  la  Russie  serait  donc  obligée 
d'intervenir,  ne  fût-ce  que  pour  sauvegarder  ses  dioits.  Qu'on  mette 
en  ligne  sur  cet  échiquier  les  mesures  belliqueuses  que  la  Prusse,  par 
toute  sorte  de  motifs,  ne  manquerait  pas  de  favoriser  contre  le  Da- 
nemark, les  sympathies  incontestables  de  la  Suède  et  de  la  Finlande 
pour  les  Polonais,  les  facilités  offertes  à  ceux-ci  par  une  diversion 
que  la  multiplicité  de  ses  élémens  rendrait  puissante,  et  l'on  recon- 


97!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

liai  Ira  lous  les  symptômes  d'une  de  ces  efTervescciices  malsaines  pro- 
duites, non  point  par  le  seul  essor  d'un  sentiment  national  pur  et 
avouable,  mais  par  plusieurs  causes  morbides,  dontchacune  a  apporté 
son  élément  de  désordre.  Une  telle  effervescence  peut  effacer  mo- 
mentanément chez  un  peuple  le  souvenir  des  traités  conclus  en  son 
propre  nom;  mais  dans  le  cas  présent  surtout  un  tel  oubli  serait 
impardonnable  de  la  part  des  souverains  de  l'Allemagne.  De  ce  que 
les  traités  de  1815  sont  en  partie  déchirés,  il  ne  faut  pas  con- 
clure à  la  nullité  d'un  traité  de  1852;  ce  serait  aller  trop  vite  en 
affaires.  Pour  M.  le  duc  d'Augustenbourg,  ses  théories  et  ses  dé- 
monstrations, qui  n'auraient  dû  jamais  revivre  et  auxquelles  l'agi- 
tation de  l'Allemagne  a  seule  donné  le  droit  d'être  comptées  pour 
quelque  chose,  ont  de  quoi  causer  un  grand  étonnement.  La  facilité 
même  d'une  réfutation  complète  à  leur  opposer  permettait  de  pen- 
ser que  le  danger  du  premier  moment,  s'il  n'amenait  pas  de  vio- 
lence irréparable,  trouverait  son  contre-poids,  d'abord  dans  la  con- 
duite réfléchie  des  cours  allemandes,  ensuite  dans  l'intervention 
diplomatique  des  puissances  occidentales,  intéressées  à  ce  qu'on  ne 
violât  pas  des  stipulations  dont  elles  avaient  été  cosignataires,  et  se 
présentant  d'ailleurs  comme  amies  des  deux  parties.  Or  voici  ce  que 
la  réflexion  a  conseillé  aux  deux  grandes  cours  allemandes  :  pen- 
dant que  les  petits  souverains  de  la  confédération  reconnaissaient 
M.  le  duc  d'Augustenbourg  comme  héritier  légitime  des  duchés  et 
que  la  diète  de  Francfort  suspendait  la  voix  du  Holstein ,  elles  ont 
déclaré  qu'elles  se  reconnaissaient  obligées  par  le  traité  de  Londres 
du  8  mai"  185*2,  à  la  condition  toutefois  que  le  gouvernement  du 
Danemark  eût  rempli  certaines  promesses  par  lui  consenties  dans 
les  négociations  avec  l'Allemagne.  En  réalité,  par  cette  déclaration 
les  cabinets  de  Vienne  et  de  Berlin  ont  mêlé  deux  questions  qui 
n'ont  aucune  relation  entre  elles,  la  question  tout  européenne  de 
la  succession  dans  la  monarchie  danoise ,  et  la  question  tout  alle- 
mande de  la  constitution  et  du  gouvernement  de  ces  duchés  dans 
l'intérieur  de  la  même  monarchie. 

Dès  le  commencement  de  son  règne,  Frédéric  VII,  n'ayant  pas 
d'enfans  après  trois  mariages,  et  prévoyant  l'extinction  prochaine 
de  la  descendance  mâle  d'Oldenbourg,  avait  résolu  de  régler,  d'ac- 
cord avec  les  grandes  puissances  européennes,  la  question  de  suc- 
cession, afin  de  prévenir  les  prétentions,  incertaines  ou  fondées, 
que  plusieurs  maisons  princières  pourraient  élever  sur  certaines 
parties  de  la  monarchie.  Il  suffit,  pour  savoir  avec  quelle  équité  et 
quelle  sollicitude  cet  arrangement  a  été  conclu ,  de  considérer  la 
longue  série  des  actes  officiels  qui  l'ont  eu  pour  objet.  La  princesse 
Louise,  épouse  du  prince  Christian  de  Glûcksbourg,  aujourd'hui 
Christian  IX,  réunissant  le  plus  de  droits  héréditaires,  grâce  aux 


l'agitation    allemande    contre    le    DANEMARK.  975 

renonciations  obtenues  de  divers  membres  de  sa  famille,  reporta 
elle-même  ces  droits  sur  la  tête  de  son  mari.  Parmi  ces  renoncia- 
tions, destinées  à  faciliter  un  accord  définitif,  la  plus  remarquable 
était  celle  de  l'empereur  de  Russie ,  chef  de  la  brandie  aînée  de 
Holstein-Gottorp,  et  qui,  en  cette  qualité,  pouvait  faire  valoir  des 
droits  précisément  sur  cette  partie  du  Holstein  où  est  située  l'im- 
portante rade  de  Kiel.  Par  le  protocole  de  Varsovie  (24  mai-5  juin 
1851),  l'empereur  reconnut  que,  dans  le  double  intérêt  de  la  paix 
du  Nord  et  de  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise,  la  combinaison 
proposée  était  devenue  nécessaire.  Voulant  y  contribuer  pour  sa 
part,  il  renonçait  à  ses  droits  éventuels  en  faveur  du  prince  Chris- 
tian et  de  sa  descendance  mâle. 

C'étaient  là  les  mesures  préliminaires  après  lesquelles  la  cour  de 
Copenhague,  en  expliquant  dans  une  note  détaillée  les  intentions  et 
le  but  final  de  la  négociation,  demanda  aux  grandes  puissances  de 
munir  leurs  représentans  à  Londres  des  pleins  pouvoirs  nécessaires 
pour  donner  au  principe  de  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise  le 
caractère  d'une  transaction  européenne.  Huit  mois  après,  le  8  mai 
1852,  les  plénipotentiaires  de  l'empereur  d'Autriche,  du  prince- 
président  de  la  république  française,  de  la  reine  d'Angleterre,  du 
roi  de  Prusse,  de  l'empereur  de  Russie,  du  roi  de  Suède  et  de 
Norvège,  signèrent  le  traité  de  Londres  et  s'engagèrent  d'un  com- 
mun accord ,  «  au  nom  de  la  très  sainte  et  indivisible  Trinité ,  »  à 
reconnaître,  dans  le  cas  prévu,  au  prince  Christian  de  Glûcksbourg 
et  aux  descendans  mâles  issus  en  ligne  directe  de  son  mariage  avec 
la  princesse  Louise,  le  droit  de  succéder  à  la  totalité  des  états  ac- 
tuellement réunis  sous  le  sceptre  du  roi  de  Danemark.  L'article  2 
reconnaissait  comme  «  permanent  »  le  principe  de  l'intégrité.  L'ar- 
ticle 3  réservait  «  les  droits  et  les  obligations  réciproques  du  roi 
de  Danemark  et  de  la  confédération  germanique  concernant  les 
duchés  de  Holstein  et  de  Lauenbourg,  droits  et  obligations  établis 
par  l'acte  fédéral  de  1815  et  par  le  droit  fédéral  existant,  »  et  qui 
ne  subiraient  aucune  altération.  Par  le  quatrième  article,  les  par- 
ties contractantes  se  réservaient  de  porter  le  présent  traité  à  la  con- 
naissance des  autres  puissances  en  les  invitant  à  y  accéder,  et  de 
fait  le  traité  de  Londres  fut  ensuite  reconnu  par  les  cours  de  Ha- 
novre, de  Saxe,  de  Wurtemberg,  de  Hesse-Électorale,  d'Oldenbourg, 
de  Hollande,  de  Belgique,  d'Espagne,  de  Portugal,  de  Grèce,  enfin 
par  les  gouvernemens  italiens.  L'invitation  d'y  accéder  fut  adressée 
inutilement  aux  cours  de  Bavière,  de  Bade,  de  Hesse-Darmstadt,de 
Mecklenibourg  et  de  S:ixe-Weimar,  qui  seules  répondirent  par  un 
refus.  Conformément  aux  stipulations  contenues  dans  le  traité,  et 
pour  achever  le  nouvel  arrangement,  une  loi  nouvelle  de  succession 
transférant  au  prince  Christian  de  Glûcksbourg  la  succession  éven- 


976  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tuelle  dans  toute  l'étendue  de  la  monarcliie,  et  modifiant  par  suite 
l'ordre  de  succession,  fut  présentée  aux  chambres  danoises,  adoptée 
après  discussion,  et  signée  le  31  juillet  1853. 

Ainsi,  dans  la  prévision  d'une  incertitude  fort  périlleuse  au  mo- 
ment de  l'ouverture  de  la  succession  en  présence  de  plusieurs 
droits,  les  uns  incontestables,  les  autres  douteux,  les  grandes  puis- 
sances, de  concert  avec  la  cour  de  Danemark,  ont  délibéré;  les  re- 
nonciations nécessaires  ont  été  amiablement  obtenues  et  légalement 
constatées  ;  on  a  réuni  sur  la  tête  d'un  même  prince  tous  les  droits, 
de  quelque  part  qu'ils  vinssent.  France,  Angleterre,  Prusse,  Autri- 
che, Russie,  Suède  et  Norvège,  ont  signé  le  traité  de  Londres;  puis 
toutes  les  autres  puissances,  excepté  seulement  cinq  cours  alle- 
mandes de  second  ou  de  troisième  ordre,  y  ont  accédé,  et  de  la 
sorte  une  transaction  vraiment  européenne,  obligeant  chacun  des 
signataires,  a  été  donnée  pour  base  respectable  et  solide  au  prin- 
cipe de  l'intégrité  d'une  antique  monarchie.  C'est  pourtant  cette 
ferme  assise  que  l'Allemagne  a  paru  compter  absolument  pour  rien. 
Le  traité  de  Londres  du  8  mai  1852,  que  les  grandes  puissances  al- 
lemandes ont  signé,  n'existe  plus  pour  la  confédération  germanique 
à  partir  du  jour  où  se  produit  la  situation  qu'il  a  été  destiné  à  ré- 
gler! 

A  vrai  dire,  cette  levée  de  boucliers  n'est  pas  chose  faite  à  l'im- 
proviste.  On  y  a  préludé  pendant  ces  dix  dernières  années  par  quel- 
ques sourdes  et  timides  mesures  où  se  traduisait  un  dépit  impuis- 
sant. On  peut  remarquer  par  exemple  que  l'acte  international  du 
8  mai  1852  a  été  presque  toujours  désigné,  dans  les  écrits  et  dans 
le  langage  des  Allemands,  par  le  nom  de  protocole  et  non  pas  de 
traité  de  Londres.  C'est  une  confusion  grave.  Il  y  a  eu  avant  le  traité 
trois  protocoles  signés  à  Londres  en  juillet  et  août  1850,  et  aux- 
quels la  cour  de  Prusse  n'a  pas  pris  part;  mais  ce  ne  sont  que  des 
actes  préparatoires  sans  une  véritable  importance  :  en  refusant  à  la 
convention  du  8  mai  le  titre  qui  lui  appartient,  et  que  lui  ont  donné 
les  grandes  puissances,  on  a  voulu  apparemment,  par  un  artifice 
puéril,  en  affaiblir  le  caractère  moral.  Autre  détail  :  le  traité  de  Lon- 
dres n'est  pas  imprimé  dans  le  célèbre  recueil  de  Martens;  or  le 
volume  qui  devrait  contenir  cette  pièce  assez  importante  a  été  pu- 
blié par  les  soins  de  M.  Samwer,  conseiller  privé  de  Saxe-Cobourg- 
Gotha  et  aujourd'hid  sans  doute  premier  ministre  du  prétendant. 
—  On  a  hasardé  aussi  pendant  ces  dernières  années  ce  bizarre  rai- 
sonnement, que  le  traité  de  Londres  avait  perdu  toute  vigueur  par 
suite  de  la  guerre  survenue  entre  la  Russie  et  les  puissances  occi- 
dentales, comme  si  cette  guerre  avait  pu  délier  chacune  des  trois 
cours  cosignataires  des  obligations  contractées  en  commun  à  l'égard 
d'un  tiers.  Du  reste  ce  raisonnement  insoutenable  n'a  pas  reparu,  et 


l'agitation    allemande    contre    le    DANEMARK.  977 

ceux  des  peuples  ou  des  gouvernemens  allemands  qui  prétendent 
annuler  absolument  le  traité  se  bornent  à  alléguer  deux  motifs  de 
nullité. 

Le  premier,  c'est  que,  la  diète  fédérale  n'ayant  pas  autorisé  spé- 
cialement les  puissances  allemandes  signataires,  la  confédération 
ne  saurait  se  croire  obligée.  La  réfutation  devient  ici  presque  inu- 
tile. Le  traité  porte  la  signature  des  cours  d'Autriche  et  de  Prusse, 
et  a  reçu  ensuite  les  adhésions  individuelles  de  la  plupart  des  au- 
tres cours  allemandes.  Faudra-t-il  démontrer  que  la  Prusse  et  l'Au- 
triche ne  peuvent  pas  en  même  temps  respecter  le  traité  en  leur 
qualité  de  puissances  européennes  et  le  déchirer  comme  membres 
de  la  confédération?  Quelle  excuse  trouvera-t-on  d'ailleurs  pour  les 
cours  allemandes  qui  ne  comptent  pas  autrement  que  comme  mem- 
bres de  la  confédération?  Et  pourquoi  la  diète  de  Francfort  n'a- 
t-elle  pas  protesté  une  seule  fois  pendant  onze  années? 

Le  second  motif  de  nullité  qu'on  allègue  contre  le  traité  de  Lon- 
dres est  que  cet  acte  et  la  loi  de  succession,  revêtus  de  l'approba- 
tion de  la  diète  qui  siège  à  Copenhague,  n'ont  pas  été  soumis  aux 
deux  assemblées  d'états  qui  siègent  dans  chacun  des  duchés  de 
Slesvig  et  de  Holstein.  —  Il  est  vrai  que  la  loi  de  succession,  rédi- 
gée sur  les  bases  fixées  par  le  traité  de  Londres,  a  été  simplement 
publiée  par  décret  dans  les  duchés;  mais  c'est  qu'en  effet  la  loi  du 
15  mai  183â,  instituant  ces  assemblées  d'états,  ne  leur  a  conféré 
aucun  droit  à  une  telle  présentation,  tandis  que  le  parlement  de 
Copenhague  tenait  de  la  constitution  de  1849  des  prérogatives  tout 
autres.  Les  états  des  duchés  n'auraient  rien  pu  d'ailleurs  contre 
le  droit  du  prince  Christian,  que  les  renonciations  obtenues  avaient 
évidemment  placé  hors  de  pair.  N'est-ce  pas  enfin  la  volonté  de 
l'Europe  qui  a  élevé  au-dessus  des  convenances  ou  des  vœux  d'une 
partie  des  duchés  cet  intérêt  suprême,  le  maintien  de  l'intégrité  de 
la  monarclîie,  «  lié  aux  intérêts  généraux  de  l'équilibre  européen, 
dit  le  traité,  et  d'une  haute  importance  pour  la  conservation  de  la 
paix?  »  On  a  dit  encore  que  le  traité  de  Londres,  quel  qu'il  soit, 
n'est  pas  un  acte  de  garantie.  Cela  est  certain.  Ni  la  France,  ni 
l'Angleterre,  ni  aucune  des  puissances  signataires  n'est  rigoureu- 
sement obligée  à  défendre  par  les  armes  l'intégrité  de  la  monarchie 
démoise  ou  la  succession  du  prince  Christian,  attaquée  même  par  la 
force  ouverte,  et  fut-ce  par  un  des  cosignataires.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  chaque  puissance,  en  apposant  sa  signature  ou  en 
donnant  son  adhésion,  a  assumé  l'obligation  morale  de  respecter  îa 
convention  solennelle  par  elle  souscrite  en  présence  de  l'Europe. 

Les  Allemands  ajoutent  que  le  traité  de  Londres  était  essentielle- 
ment conditionnel  et  subordonné  à  l'accomplissement  de  certaines 

TOME   XLVIII.  G2 


978  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

obligations  du  gouvernement  danois ,  telles  que  les  fameux  enga- 
gemens  de  1851-52,  parmi  lesquels  figure  surtout  la  promesse  de 
ne  pas  incorporer  le  Slesvig;  l'article  3  du  traité  de  Londres  con- 
tient, dit-on,  une  réserve  expresse  cà  ce  sujet.  —  En  parlant  ainsi, 
on  exagère  d'une  singulière  façon  la  portée  de  cet  article.  11  ne  fait 
que  réserver  la  position  des  duchés  de  Holstein  et  de  Lauenbourg 
comme  parties  de  la  confédération  germanique,  c'est-à-dire  que 
les  puissances  n'ont  entendu  régler  que  la  question  de  succession, 
d'accord  avec  le  souverain  légitime  de  la  monarchie  danoise  et  sur 
son  invitation  directe;  elles  n'ont  pas  voulu  intervenir  dans  la  ques- 
tion de  constitution  intérieure.  Suivant  l'exemple  qu'elles  ont  donné 
en  1852,  on  doit  se  garder,  aujourd'hui  encore,  d'apporter  gratui- 
tement en  un  tel  sujet  un  élément  de  confusion.  Si  le  gouverne- 
ment danois  est  convaincu  d'avoir  violé  les  droits  constitutionnels 
des  duchés  de  Holstein  et  de  Lauenbourg  comme  parties  de  la 
confédération  germanique,  la  diète  de  Francfort  a  l'arme  que  le 
pacte  fédéral  de  1815  (auquel  se  réfère  expressément  l'article  3  du 
traité)  met  entre  ses  mains,  celle  d'une  exécution  fédérale;  mais 
pour  la  question  de  succession  c'est  chose  jugée,  et  c'est  à  l'Europe 
qu'on  doit  s'en  prendre.  Il  est  évident  que  l'Europe  n'a  pas  signé 
un  traité  comme  celui  du  8  mai  1852  en  le  soumettant  à  une  clause 
laissée  à  la  seule  appréciation  de  l'Allemagne,  juge  et  partie.  Il  est 
clair  que  la  France,  l'Angleterre,  la  Russie,  la  Suède  et  la  Norvège 
n'avaient  et  n'ont  encore  rien  à  démêler  avec  les  conventions  parti- 
culières entre  le  Danemark  et  l'Allemagne.  L'article  3  d'ailleurs  ne 
parle  en  aucune  façon  du  duché  de  Slesvig,  terre  absolument  da- 
noise, dans  les  affaires  de  laquelle,  soit  pour  la  constitution,  soit 
pour  la  succession,  l'Allemagne  n'a  rien  à  voir. 

Quant  au  prince  que  certaines  cours  allemandes  veulent  recon- 
naître comme  souverain  légitime  des  duchés,  nous  avons  dit  que 
la  réapparition  de  son  drapeau  et  de  ses  prétentions  avait  de  quoi 
étonner.  La  ligne  collatérale  et  apanagée  des  ducs  d'Augustenbourg 
est  en  possession,  toutes  les  fois  qu'un  danger  menace  le  Danemark 
du  côté  de  l'Allemagne,  de  produire  devant  l'Europe  un  prétendant 
anti-danois,  s'appuyant  sur  des  prétentions  féodales  dix  fois  abolies 
et  sur  une  charte  de  IZiGO  dix  fois  annulée.  C'est  ainsi  que  l'agita- 
teur de  18/i8,  père  du  prétendant  actuel,  s'est  rendu  célèbre  par  la 
révolte  qu'il  a  préparée  si  longtemps,  de  concert  avec  son  frère,  le 
prince  de  Noer,  à  qui  le  roi  Christian  YIII  abusé  avait  confié  la  lieu- 
tenance-générale  des  duchés.  Il  est  curieux  de  rappeler  quels  sont 
les  droits  qu'on  exhibe  aujourd'hui  et  de  quelles  hypothèques  ils 
sont  grevés.  Dès  le  commencement  du  xvin''  siècle,  les  ducs  d'Au- 
gustenbourg avaient  déjà  renoncé  à  tout  droit  de  succession  dans 


l'agitation   allemande    contre    le    DANEMARK.  979 

le  duché  de  Slesvig.  Ils  avaient  aliéné  peu  de  temps  après  (1758),  en 
échange  d'une  bonne  somme  d'argent,  leurs  principautés  hérédi- 
taires entre  les  mains  des  rois  de  Danemark,  et,  n'observant  même 
plus  les  obligations  féodales,  ils  avaient  vécu  pendant  plusieurs  gé- 
nérations en  riches  propriétaires  oublieux  de  toutes  prétentions. 
Cependant  vers  la  fin  du  xviii''  siècle,  le  grand -pèi-e  du  prétendant 
actuel  ayant  épousé  une  sœur  du  roi  Frédéric  VI,  cette  alliance,  qui 
les  rapprochait  du  trône,  excita  leur  ambition;  ils  portèrent  tout 
d'abord  leurs  vues  sur  la  couronne  danoise  pom'  les  abaisser  en- 
suite à  la  simple  domination  d'un  état  imaginaire  de  Slesvig- Hol- 
stein.  Le  duc  Christian  d'Augustenbourg,  après  avoir  contribué  pour 
sa  bonne  part  à  la  guerre  entre  le  Danemark  et  les  duchés  de  18/s8 
à  1850,  fut  exilé  lors  du  rétablissement  de  la  paix  et  de  la  signature 
du  traité  de  Londres.  Son  frère  et  lui  furent  dépouillés  des  ordres  et 
dignités  qu'ils  avaient  obtenus.  Toutefois,  à  cause  de  leur  parenté 
avec  la  famille  royale,  leurs  propriétés  ne  furent  pas  confisquées; 
celles  du  duc  furent,  il  est  vrai,  retenues  par  le  gouvernement  da- 
nois, mais  en  échange,  cette  fois  encore,  d'une  somme  très  con- 
sidérable, qui  constituait  une  avantageuse  compensation.  Le  duc 
Christian  souscrivit  alors,  sous  la  date  du  30  décembre  1852,  un 
acte  de  renonciation  qu'il  est  très  intéressant  de  rappeler  dans  les 
circonstances  présentes.  Le  texte  même  de  cet  acte  respire  un  par- 
fum de  féodalité  mourante  qu'il  n'est  pas  inutile  de  faire  revivre 
comme  une  preuve  nouvelle  de  cette  vérité,  qu'il  y  a  au  fond  des 
tristes  débats  de  l'Allemagne  contemporaine  une  cause  efficace  de 
trouble  et  de  malaise  qui  n'est  autre  que  la  transition  inévitable  de 
l'ancien  état  féodal,  çà  et  là  subsistant,  aux  formes  et  à  l'esprit  de 
la  civilisation  moderne  : 

«  Nous  cédons  et  transmettons  à  sa  majesté  le  roi  de  Danemark  et  à  ses 
héritiers,  pour  nous,  nos  héritiers  et  nos  descendans,  tous  les  droits  qui 
nous  reviennent  sur  les  terres  et  propriétés  ducales  des  Augustenbourg, 
avec  leurs  dépendances,  avec  tous  les  châteaux,  palais  et  édifices  qui  se 
trouvent  sur  ces  terres,  avec  tout  ce  qui,  sur  ces  terres,  tient  au  sol,  aux 
murs,  à  fer  et  à  clou,  notamment  aussi  avec  le  total  de  l'inventaire  du 
bétail  et  matériel  de  labour  et  d'exploitation,  ainsi  qu'avec  toutes  les  im- 
munités et  privilèges  concernant  ces  terres  ou  les  gens  qui  en  font  partie, 
que  ces  droits  et  privilèges  soient  fondés  sur  des  contrats  ou  sur  la  tra- 
dition. » 

Le  duc  d'Augustenbourg  s'engageait  ensuite,  lui  et  sa  famille,  à 
établir  désormais  son  séjour  en  dehors  de  la  monarchie  danoise.  11 
faisait  vœu  et  promettait,  sur  sa  parole  et  siir  son  honneur  de  duc, 
pour  lui  et  sa  famille,  de  ne  rien  entreprendre  qui  pût  troubler  ou 
mettre  en  péril  la  tranquillité  daos  les  éiats  du  roi,  et  aussi  de  ne 


980  "  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'opposer  en  aucune  façon  aux  mesures  prises  ou  à  prendre  relative- 
ment à  l'ordre  de  succession  pour  tous  les  pays  actuellement  réunis 
sous  le  sceptre  royal.  L'article  5  stipulait  que  le  roi  Frédéric  VII 
ferait  remettre  au  duc,  comme  indemnité,  «  un  million  cinq  cent 
mille  doubles  rixdalos,  »  un  premier  paiement  devant  avoir  lieu  à  la 
Saint-Nicolas  1852,  un  second  à  la  Saint-Jean,  etc.  Rien  n'y  man- 
que, et  le  contrat  est  en  bonne  forme.  De  plus  le  roi  de  Danemark 
se  chargeait  des  dettes  contractées  par  les  ancêtres  du  duc  d'Au- 
gustenbourg  ou  par  lui-même.  Toutes  ces  sommes  consenties  et 
payées,  quelques  années  s'écoulent,  et  le  même  dac  qui  naguère  a 
signé  cette  renonciation  et  donné  quittance  transmet  à  son  fils  le 
duc  Frédéric  d'Augustenbourg,  le  lendemain  de  la  mort  du  roi  dont 
il  a  obtenu  son  pardon  et  un  tel  contrat,  les  mômes  prétentions 
qu'il  a  si  bien  vendues.  C'est  le  cas  de  dire  avec  la  comédie  :  Hé  ! 
rendez  donc  l'argent  (1)  ! 

Voilà  pourtant  avec  quels  faux  titres  le  nouveau  prétendant  s'offre 
à  l'Europe,  en  demandant  qu'on  démembre  pour  lui  une  monarchie 
souveraine  et  qu'on  foule  ^ux  pieds  un  traité  solennel.  Ces  titres, 
fussent-ils  plus  sérieux,  ne  sont-ils  pas  primés  encore  par  beaucoup 
d'autres?  Annulez  le  traité  de  Londres  :  qu'importe?  Ce  traité  n'a 
été  que  la  constatation  et  la  reconnaissance  par  l'Europe  des  con- 
ventions très  régulières  qui  avaient  été  faites  auparavant.  Comment 
M.  le  duc  d'Augustenbourg  et  les  petites  cours  allemandes,  ses 
fidèles  alliées,  oublieat-ils  qu'alors  môme  se  présenteraient  de  nou- 
veau, avant  les  prétentions  qu'on  veut  faire  valoir,  les  incontesta- 
bles ch'oits  de  la  princesse  Louise  et  ensuite  ceux  de  l'empereur  de 
Russie  ? 

En  résumé,  et  quelques  raisonnemens  qu'on  puisse  opposer  aux 
prétentions  anti-danoises,  où  en  sont  aujourd'hui  les  perspectives 
de  guerre,  et  à  quelle  distance  est-on  d'une  telle  extrémité?  Il  est 
certain  que  le  Danemark,  et  nous  pouvons  ajouter  l'Europe,  a  tout  à 
craindre  de  la  passion  qui  possède  en  ce  moment  l'Allemagne.  Tout 
un  parti  nombreux  et  d'une  excessive  ardeur  répand  des  proclama- 
tions, ouvre  des  bureaux  d'enrôlemens  volontaires ,  organise  des 
souscriptions,  et  demande  à  grands  cris  l'occupation  immédiate  des 
duchés  par  une  force  allemande  quelconque.  Ce  parti  a  failli  l'em- 
porter dans  la  diète  de  Francfort,  et  la  mesure  qu'il  a  fait  adopter 
aurait  coupé  court  à  tout  espoir  de  conciliation  ;  mais  il  se  compose 

(1)  D'après  ce  qui  a  transpiré  on  Allemagne  des  négociations  récentes  entre  les 
cours  de  Berlin  et  de  Vienne,  on  serait  tombé  d'accord  sur  la  convenance  qu'il  y  aurait 
à  ce  que  le  prétendant  restituât  les  3  millions  de  thalers  au  prix  desquels  son  père  a 
vendu  les  droits  des  Augustenbourg.  Cela  est  fort  bien  ;  mais  le  Danemark  a  le  droit 
sans  doute  de  refuser  le  remboursement. 


l'aGTTALION    allemande    contre    le    DANEMARK.  981 

des  démocrates  allemands  avec  le  National  Vcrein  à  leur  tête,  et 
de  tels  chefs,  très  habiles  agitateurs,  il  est  vrai,  ne  régnent  cepen- 
dant pas  encoi'e  en  maîtres  sur  toute  l'Allemagne.  Leurs  agens  s'en- 
tendent à  merveille  à  faire  signer  des  adresses  et  à  répandre  des 
pamphlets;  pourtant,  dans  les  duchés,  ils  n'ont  réussi  ni  à  soulever 
le  Lausnbourg,  qui  reste  entièrement  fidèle  au  nouveau  roi  (Chris- 
tian IX,  ni  à  disposer  en  leur  faveur  une  partie  même  du  Slesvig  : 
dans  le  Holstein  seulement,  ils  ont  recueilli  un  certain  nom])re  d'ad- 
hésions en  faveur  du  duc  Frédéric  d'A.ugustenbourg,  En  Allemagne, 
il  est  curieux  de  voir  les  combats  qu'ils  ont  à  livrer  contre  les  dis- 
positions des  classes  moyennes,  dès  qu'il  s'agit  de  passer  à  l'action, 
et  contre  celles  des  grandes  cours,  mises  en  défiance  contre  toute 
téméiité.  Leur  mécontentement  est  extrême  par  exemple  contre  la 
bourgeoisie  de  la  ville  libre  de  Hambourg,  où  le  directeur  de  la  po- 
lice a  recommandé  la  réserve  aux  journaux  et  interdit  les  mee- 
tings et  les  levées  de  corps  francs.  Les  violentes  harangues  et  les 
placards  injurieux  n'ont  pas  manqué  contre  ces  magistrats  d'une 
ville  allemande  qui  osaient  douter  du  droit  national  contre  le  Da- 
nemark, contre  ces  banquiers  où  les  souscriptions  populaires  trou- 
vaient fort  mauvais  accueil,  contre  ces  riches  négocians  enfin  aux- 
quels ((  le  soufîle  empesté  du  dieu  Mamraon  a  fait  perdre  le  sens,  » 
et  qui,  par  un  mauvais  calcul,   «  paieront  plus  cher  leur  perfidie 
envers  la  patrie  allemande  qu'ils  n'eussent  payé  une  juste  rupture 
avec  un  ennemi  sans  pudeur.  »  Quant  aux  cours  d'Allemagne,  les 
plus  petites  sont,  il  est  vrai,  tout  à  la  dévotion  du  National  Vej^ein-, 
elles  lui  ont  servi  de  berceau  et  lui  préparent  des  asiles.  Parmi  celles 
de  second  ordre,  on  conçoit  aisément  que  la  Bavière,  encore  sous  le 
coup  de  la  révolution  de  Grèce,  et  non  signataire  du  traité  de  Lon- 
dres, ait  une  conduite  fort  nettement  décidée,  et,  pour  ce  qui  touche 
la  Saxe,  il  y  a  peut-être  lieu  d'y  redouter  l'activité  de  M.  de  Beust  : 
on  entend  dire  volontiers  à  Dresde  que  ce  premier  ministre  «  a  la  tête 
trop  grosse  pour  un  royaume  de  cette  étendue;  »  mais  les  grandes 
cours,  quel  que  soit  leur  besoin  de  popularité  au  milieu  de  leurs 
embarras  intérieurs,  ne  sont  pas  sans  réfléchir  sur  la  responsabilité 
qui  résulterait  pour  elles  d'une  action  politique,  et  elles  ont  assez 
de  force  pour  ne  pas  se  livrer  d'elles-mêmes  à  un  entraînement  ex- 
térieur et  dangereux.  La  Prusse  et  l'Autriche  ont  ainsi  fait  contre- 
poids, dans  les  dernières  résolutions  de  la  diète  de  Francfort;  à  la 
minorité  qui  voulait  une  occupation  immédiate  des  duchés;  à  la  ma- 
jorité très  faible,  il  est  vrai,  de  8  voix  contre  7,  elles  ont  fait  déci- 
der l'exécution  pure  et  simple  en  réservant  la  question  de  la  succes- 
sion. Toutefois  la  situation  de  MM.  de  Bismark  et  de  Rechberg  n'en 
est  pas  devenue  plus  facile  en  présence  des  chambres  de  Berlin  et 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  "Vienne.  On  reproche  ici  à  M.  cle  Rechberg  de  s'être  associé  au 
ministère  prussien,  et  l'on  se  montre  assez  peu  ardent  d'ailleurs 
pour  une  agitation  qui  profiterait  surtout  au  parti  national  et  démo- 
cratique, c'est-à-dire  à  l'Allemagne  du  nord.  La  situation  de  M.  de 
Bismark  paraît  plus  difficile  encore.  Faut-il  croire  qu'à  la  cour  de 
Berlin  une  influence  suprême  ait  voulu  à  tout  prix  soutenir  le  pré- 
tendant à  la  suite  d'une  quasi-promesse  de  vassalité,  et  que  le  pre- 
mier ministre,  avant  de  pouvoir  reconnaître  nettement,  de  concert 
avec  la  cour  de  Vienne,  les  obligations  du  traité  de  Londres,  ait 
presque  dû  ofi'rir  sa  démission,  pendant  que  la  chambre  des  dépu- 
tés luttait  auprès  du  roi  en  faveur  du  duc  d'Augustenbourg?  Ce  qui 
est  sûr,  c'est  que,  par  certains  côtés  du  moins,  comme  diversion  au 
débat  parlementaire,  comme  solution  de  la  question  militaire  de- 
puis si  longtemps  pendante,  la  question  des  duchés,  renaissant  avec 
une  telle  ardeur,  a  dû  plaire  à  cette  cour,  et  c'est  précisément  sur 
cette  pente  funeste  que  nous  craignons  de  voir  les  complications 
actuelles  se  précipiter  vers  la  guerre. 

Le  Danemark  de  son  côté  vient  de  faire  une  concession  nouvelle 
en  abolissant,  il  y  a  quelques  jours,  les  ordonnances  du  30  mars 
concernant  l'administration  intérieure  du  Holstein.  Par  cette  me- 
sure, il  a  enlevé  tout  prétexte  à  l'exécution  allemande,  puisqu'il  a 
fait  table  rase.  Une  récente  proclamation  de  Christian  IX  annonce 
de  nouvelles  libertés  aux  Holsteinois.  Si  la  population  pouvait  pren- 
dre le  dessus  et  se  débarrasser  des  influences  seigneuriales  qui  la 
dominent ,  tout  serait  bien  vite  concilié  entre  un  gouvernement  qui 
offre  autant  de  libertés  qu'on  en  peut  vouloir  et  des  peuples  qui, 
livrés  à  eux-mêmes,  n'auraient  aucune  raison  pour  refuser  de  telles 
offres.  Demandera-t-on  encore  au  Danemark  d'abolir  la  constitu- 
tion du  18  novembre  dernier,  destinée  à  régler  les  affaires  com- 
munes entre  le  Danemark  propre  et  le  duché  de  Slesvig?  En  vérité 
nous  ne  savons  si  la  nation  danoise  y  consentira  jamais,  quand 
même  son  gouvernement  serait  de  cet  avis.  Aujourd'hui  l'union  est 
complète  entre  le  Danemark  et  son  nouveau  roi;  Christian  IX,  en 
acceptant  la  constitution  du  18  novembre  dès  les  premiers  jours  de 
son  avènement,  a  mérité  les  applaudissemens  et  la  confiance  de  son 
peuple  ;  mais  le  souvenir  de  cet  acte  récent  et  solennel  exige  aussi 
que  la  nouvelle  charte  ne  soit  pas  mise  en  question.  Si  le  Danemark 
croit  devoir  faire  encore  cette  concession ,  nous  craindrons  pour  lui 
une  série  désormais  illimitée  de  mécomptes,  comme  nous  craignions 
hier  une  attaque  violente  et  imméritée  :  nous  voulons  espérer  que 
l'abolition  des  ordonnances  du  30  mars  suffira  pour  faire  retarder 
l'exécution  fédérale  et  ajourner  la  lutte. 

Une  fois  encore  l'Europe  se  tourne  vers  les  grandes  puissances 


l'agitation    allemande    contre    le    DANEMARK.  983 

pour  invoquer  leur  autorité  médiatrice.  Les  envoyés  extraordinaires 
chargés  de  complimenter  le  nouveau  roi  à  l'occasion  de  son  avè- 
nement vont  se  trouver  réunis  à  Copenhague.  Leurs  instructions 
leur  permettront-elles  d'intervenir  avec  fruit?  On  paraît  croire  en 
Allemagne  qu'ils  multiplieront  les  conseils  de  prudence,  mais  sans 
que  leurs  gouvernemens,  fort  peu  décidés  à  une  action  commune, 
veuillent  reconnaître  encore  la  question  comme  européenne.  Il  fau- 
dra cependant  un  jour  ou  l'autre  consentir  à  voir  dans  le  germe  le 
fruit  à  venir.  Le  rétablissement  de  la  paix  entre  le  Danemark  et  l'Al- 
lemagne, l'arrangement  simultané  des  deux  questions  soulevées  au- 
jourd'hui ne  seront  possibles  qu'à  une  seule  condition  :  c'est  que 
l'Allemagne  renonce  à  se  mêler  des  affaires  du  Slesvig,  et  n'est-ce 
pas  là  une  affaire  absolument  européenne  ?  Le  débat  se  réduit,  à  vrai 
dire,  bien  que  l'Allemagne  ne  veuille  pas  l'avouer,  à  ce  seul  point. 
11  ne  s'agit  pas  de  M.  le  duc  d'Augustenbourg,  à  qui  peu  de  gens 
en  réalité  s'intéressent;  il  s'agit  du  Slesvig,  que  l'Allemagne  veut 
toujours  attirer  à  elle ,  et  que  le  Danemark  ne  peut  laisser  écarter 
de  lui  sans  signer  sa  propre  déchéance.  Or  sait-on  bien  que  le  seul 
document  sur  lequel  on  s'appuie  est  en  dernière  analyse  la  charte 
du  6  mars  IZiôO,  qui  affirme  l'inséparable  union  du  Slesvig  avec  le 
Holstein?  N'est-elle  donc  pas  enfin  déchirée,  cette  capitulation  du 
xv"  siècle,  par  les  actes  solennels  de  1720,  par  les  renonciations 
diverses  de  tant  de  prétendans,  et  n'est-il  pas  ridicule  que,  si  près 
de  nous,  des  discussions  de  droit  purement  féodal,  de  droit  du 
XV*  siècle,  cent  fois  mises  à  néant,  mais  renaissant  encore  et  se  mê- 
lant d'une  façon  bizarre  aux  passions  démocratiques  de  notre  temps, 
viennent  en  plein  xix""  siècle  menacer  sérieusement  notre  sécurité? 

A.  Geffrot. 


l  DE  LA 


14  décembre  1SG3. 

Le  parallélisme  des  phases  de  la  politique  intérieure  et  de  la  politique 
extérieure  se  poursuit  avec  une  remarquable  exactitude.  D'une  part,  la  vé- 
rilication  des  pouvoirs  est  achevée,  et  le  nouveau  corps  législatif  est  con- 
stitué; de  l'autre,  toutes  les  réponses  des  souverains  à  l'invitation  impériale 
ont  été  publiées  par  le  Moniteur^  et  il  est  aujourd'hui  manifeste  que  la  réu- 
nion d'un  congrès  n'aurait  pu  produire  d'entente  générale,  qu'elle  n'eût 
point  pacifié  l'Europe,  enfin  qu'elle  n'aura  pas  lieu.  Voilà  deux  épisodes 
commencés  en  même  temps,  qui  ont  été  clos  simultanément  et  qui  nous 
ont  conduits  au  même  entr'acte.  Avant  d'entrer  en  conjectures  touchant 
les  travaux  ultérieurs  de  notre  diplomatie  et  de  notre  assemblée  représen- 
tative, occupons-nous  de  l'intermède  qui  va  remplir  cet  entr'acte. 

Cet  intermède  est  financier.  D'ordinaire  le  quart  d'heure  de  Rabelais  ar- 
rive à  la  fin  d'une  campagne;  il  se  présente  cette  fois-ci  au  début  de  la  sai- 
son politique.  La  conclusion  du  rapport  de  M.  le  ministre  des  finances, 
c'est  un  emprunt  de  300  millions.  Quand  un  gouvernement  a  résolu  un  em- 
prunt et  s'est  décidé  à  l'annoncer,  l'intérêt  public  exige  qu'il  l'accomplisse 
le  plus  tôt  possible.  La  perspective  d'un  emprunt  exerce  sur  le  crédit  public 
une  influence  qui  afiecte  l'ensemble  des  intérêts  financiers  et  tient  en  suspens 
un  grand  nombre  d'affaires.  Il  faut  abréger  le  plus  qu'on  le  peut  cet  inter- 
valle d'iacertitude  qui  sépare  le  moment  ou  un  projet  d'emprunt  est  an- 
noncé du  moment  où  il  doit  être  réalisé.  Nous  supposons  qu'en  présen- 
tant au  corps  législatif  le  projet  du  nouvel  emprunt  de  300  millions,  le 
gouvernement  réclamera  l'urgence  pour  cette  proposition,  et  que  le  corps 
législatif  ne  fera  point  difficulté  d'accorder  à  la  discussion  et  au  vote  de 
l'emprunt  la  priorité  sur  la  discussion  et  le  vote  de  l'adresse.  Tout  porte 
donc  à  croire  que  la  première  discussion  du  corps  législatif  aura  l'emprunt 
pour  objet,  et  qu'à  cette  occasion  la  question  financière  tout  entière  se  po- 
sera devant  la  chambre  et  devant  le  pays. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  985 

Quelle  est  la  situation  financière  révélée  par  le  rapport  de  M.  Fould? 
Quel  degré  d'efficacité  a  eu  le  nouveau  système  inauguré  il  y  a  deux  an 
par  ce  ministre?  Quelles  sont  les  causes  de  cet  indomptable  accroissemeni 
des  découverts  qui  rend  aujourd'hui,  en  temps  de  paix,  un  emprunt  de 
300  millions  indispensable?  Quelles  sont  les  causes  accidentelles  et  quelle 
est  la  cause  générale  de  ce  phénomène  ?  Voilà  les  grandes  questions  qui 
devront  être  agitées  par  le  corps  législatif.  La  petite  question  sera  d'ar- 
rêter le  mode  d'exécution  de  l'opération  financière.  Jetons  d'avance  un 
coup  d'œil  rapide  sur  les  divers  élémens  de  cette  situation. 

Personne  n'a  méconnu  le  double  caractère  du  rapport  de  M.  Fould  sur 
notre  situation  de  trésorerie.  Ce  rapport  est  franc  et  triste.  Il  est  franc, 
car  il  permet  aux  personnes  les  moins  clairvoyantes  dans  les  matières 
financières  de  se  rendre  compte  de  l'état  vrai  des  choses;  il  est  triste  parce 
qu'en  effet  cet  état  de  choses  n'est  pas  de  nature  à  satisfaire  un  ministre 
intelligent  qui  doit  avoir  le  point  d'honneur  de  la  prospérité  des  finances 
françaises.  M,  Fould  est  réduit  à  nous  apprendre  que  les  découverts  ont  at- 
teint de  nouveau,  à  peu  de  chose  près,  le  chiffre  auquel  il  les  avait  trouvés 
à  sa  rentrée  au  ministère;  ils  représentent  une  somme  de  972  millions,  bien 
voisine  de  ce  déficit  d'un  milliard  qui  effraya  tant  les  imaginations  il  y  a 
deux  ans.  Cette  révélation  prend  une  signification  plus  fâcheuse  quand  on 
la  rapproche  d'autres  explications  fournies  par  le  rapport.  Ainsi  un  projet 
de  loi  portant  allocation  de  crédits  supplémentaires  s'élevant  ens(Mnble  à 
93  millions  vient  d'être  présenté  au  corps  législatif.  Ces  93  millions  de 
dépenses  supplémentaires  se  décomposent  ainsi  :  63  millions  pour  la  ma- 
rine et  pour  la  guerre  représentant  les  dépenses  extraordinaires  occasion- 
nées en  1863  par  la  guerre  du  Mexique,  et  30  millions  demandés  par  le  mi- 
nistère des  finances,  destinés  en  grande  partie  à  pourvoir  à  l'insuffisance 
du  crédit  ouvert  pour  primes  à  la  sortie  des  sucres.  Ce  crédit  supplémen- 
taire réclamé  par  le  ministère  des  finances  donne  lieu  à  une  observation 
bien  naturelle.  En  réalité,  les  primes  payées  à  la  sortie  des  sucres  ne  sont 
que  la  restitution  des  droits  payés  par  les  sucres  à  l'entrée.  Le  produit  des 
droits  payés  par  les  sucres  importés  figure  intégralement  dans  les  res- 
sources ordinaires  ;  une  stricte  régularité  exigerait  que  les  primes  à  l'ex- 
portation fussent  complètement  défrayées  par  les  ressources  ordinaires, 
puisque  ces  primes  ne  sont  qu'une  restitution  partielle  des  droits  perçus; 
il  devrait  y  avoir  dans  un  budget  bien  équilibré  une  latitude  suffisante  pour 
qu'on  pût  faire  face  avec  les  revenus  ordinaires  à  cette  restitution  d'une 
partie  des  droits  perçus.  Il  n'est  point  conforme  à  la  nature  des  choses ,  il 
est  regrettable  que  l'on  soit  réduit  à  s'ouvrir  un  crédit  supplémentaire 
pour  faire  une  dépense  qui  n'est  autre  chose  que  le  remboursement  d'une 
recette  ordinaire  dont  on  a  perçu  la  totalité. 

Nous  ne  relevons  ce  détail  que  pour  montrer  à  quel  degré  de  tension 
notre  gestion  financière  a  porté  l'emploi  et  l'affectation  des  ressources. 


986  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Voici  un  autre  exemple  :  M.  Fould  est  parvenu  à  réduire  à  63  millions  la 
charge  des  dépenses  extraordinaires  et  le  découvert  pour  1863  provenant  de 
ce  crédit  extraordinaire  de  93  millions  qu'il  demande.  Il  obtient  ce  résultat 
en  faisant  usage  d'une  ressource  de  50  millions  qui  avaient  eu  antérieure- 
ment une  destination  différente.  Une  partie  de  ces  50  millions,  17,  est  re- 
présentée par  des  obligations  provenant  des  remboursemens  de  subventions 
effectués  par  les  compagnies  de  chemins  de  fer  en  vertu  de  leurs  dernières 
conventions  avec  l'état;  l'autre  partie  est  représentée  par  l,/i30,000  francs 
de  rentes,  et  ces  rentes,  qui  étaient  destinées  au  paiement  de  subventions 
aux  compagnies,  redeviendront  disponibles  par  suite  des  conventions  dont 
nous  venons  de  parler,  lesquelles  ont  substitué  la  subvention  en  annuités 
à  la  subvention  en  capital.  Certes,  avec  des  finances  très  aisées,  il  eût  été 
plus  convenable  de  conserver  le  mode  de  subvention  prévu  d'abord  et  de 
payer  la  part  de  l'état  dans  les  fructueuses  dépenses  de  la  construction  des 
chemins  de  fer  avec  les  ressources  du  budget  extraordinaire;  avec  des 
finances  moins  aisées,  l'état  eût  pu  faire  un  emprunt  pour  les  travaux  pu- 
blics, la  destination  d'un  tel  emprunt  en  étant  la  justification  légitime, 
puisque,  s'il  devait  laisser  des  charges  à  l'avenir,  il  apporterait  aussi  à  l'ave- 
nir le  bienfait  d'une  dépense  reproductive  qui  doit  influer  sur  l'accroisse- 
ment progressif  de  la  richesse  générale  du  revenu  public.  Au  lieu  de  procéder 
ainsi,  pour  tirer  parti  de  toutes  les  ressources  actuelles  et  de  peur  de  trop 
grossir  l'emprunt  rendu  nécessaire  par  les  découverts  du  trésor,  qui  ont  une 
origine  et  des  causes  toutes  politiques,  on  a  préféré  convertir  les  Zi75  mil- 
lions de  subventions  dus  aux  compagnies  de  chemins  de  fer  en  annuités  de 
21  millions  que  l'état  devra  servir  pendant  quatre-vingt-douze  ans.  L'ex- 
pédient n'est  qu'un  emprunt  déguisé  et  un  emprunt  sous  une  forme  oné- 
reuse. Les  compagnies  qui  ont  besoin  immédiatement  et  prochainement  du 
capital  des  sommes  qui  leur  sont  dues  par  l'état  engageront,  sous  la  forme 
de  titres  négociables  et  réalisables,  les  quatre-vingt-douze  annuités  que 
l'état  sera  tenu  de  leur  servir.  Tous  les  bons  esprits  avaient  été  frappés  de 
l'absurdité  de  l'expédient  des  obligations  trentenaires,  et  l'on  irait  tomber 
fatalement  dans  le  système  des  obligations  nonagénaires!  En  signalant  ces 
tendances,  nous  ne  voulons  critiquer  personne,  nous  montrons  seulement 
le  produit  vraiment  nécessiteux  d'un  état  de  choses  particulier;  nous  cher- 
chons surtout  à  bien  faire  comprendre  à  nos  lecteurs  que  le  ministre  des 
finances  a  tiré  un  tel  parti  des  ressources  existantes  qu'on  ne  saurait  l'ac- 
cuser d'avoir  grossi  le  chiffre  du  découvert  actuel  en  le  portant  à  972  mil- 
lions. 

L'on  a  donc  toute  raison  de  croire  à  la  réalité  de  cet  énorme  décou- 
vert; l'on  doit  savoir  gré  à  M.  Fould  de  la  sincérité  avec  laquelle  il  nous 
en  apprend  l'existence  et  de  la  loyauté  avec  laquelle  il  nous  fait  savoir  que 
c'est  encore  par  une  tension  extrême  de  toutes  les  ressources  qu'on  a 
réussi  à  l'empêcher  de  s'élever  plus  haut.  L?.  franchise  de  M.  Fould  a  d'au- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  987 

tant  plus  de  mérite  qu'il  était  l'homme  de  France  à  qui  l'aveu  d'une  telle, 
situation  devait  être  le  plus  pénible.  «  Quant  à  moi,  sire,  dit-il,  j'avais  eu 
l'espoir  de  ne  pas  rouvrir  le  grand-livre.  »  Personne  en  effet  ne  contestera 
la  vigueur  et  l'habileté  des  efforts  que  M.  Fould  a  faits  pour  éviter  cette 
nécessité.  Grâce  à  l'expédient,  aussi  heureux  que  hardi,  de  la  conversion 
facultative,  grâce  à  d'adroites  négociations,  M.  Fould  avait  pu  apporter  une 
atténuation  de  200  millions  au  découvert  de  1861.  Sans  les  dépenses  cau- 
sées par  les  expéditions  du  Mexique  et  de  la  Cochinchine,  dépenses  qui 
montent  à  270  millions,  le  découvert  ne  dépasserait  pas  aujourd'hui 
700  millions,  et  nous  n'aurions  pas  à  opter,  avec  des  budgets  qui  dépassent 
2  milliards ,  entre  les  inconvéniens  d'une  dette  flottante  démesurée  et  la 
triste  nécessité  d'un  emprunt  en  pleine  paix.  Est-ce  à  dire  que  le  système 
que  M.  Fould  était  venu  inaugurer  n'a  eu  aucune  efficacité?  Nous  ne  le 
pensons  pas.  L'avantage  de  ce  système  nous  a  toujours  paru  devoir  con- 
sister dans  une  manifestation  plus  exacte  et  plus  saisissante  de  la  situation 
financière.  La  méthode  de  comptabilité  de  M.  Fould  devait,  à  nos  yeux, 
mettre  plus  directement  et  plus  facilement  les  contrôleurs  naturels  de  la 
gestion  financière  en  présence  des  influences  dirigeantes  et  des  effets  de 
cette  gestion.  Le  contrôle  serait  triple  dans  le  système  parlementaire  :  il  y 
aurait  un  cabinet  solidaire  et  responsable,  il  y  aurait  les  chambres,  il  y 
aurait  le  pays.  Sous  le  régime  actuel,  il  peut  toujours  y  avoir  deux  con- 
trôles, celui  du  corps  législatif  et  celui  du  pays.  La  méthode  introduite 
par  M.  Fould  ne  pouvait  fournir  au  contrôle  financier  que  des  lumières, 
elle  ne  pouvait  communiquer  à  ceux  qui  sont  appelés  à  l'exercer  l'appli- 
cation et  l'énergie  qui  leur  sont  nécessaires.  On  montre  au  corps  législatif 
et  au  pays  les  choses  telles  qu'elles  sont;  c'est  maintenant  au  corps  légis- 
latif et  au  pays  de  marquer  l'approbation  ou  l'improbation,  de  donner  des 
conseils  ou  d'exiger  des  réformes.  Ce  qui  est  clair  aujourd'hui ,  c'est  que, 
malgré  l'habileté  spéciale  que  tout  le  monde  accorde  à  M.  Fould,  malgré 
les  efforts  qu'il  a  faits ,  malgré  les  espérances  qu'il  avait  conçues  et  que 
le  public  avait  volontiers  partagées,  malgré  l'ampleur  énorme  de  nos 
budgets,  malgré  le  succès  de  brillantes  combinaisons,  malgré  l'emploi  de 
toutes  les  ressources  disponibles,  la  dépense  n'a  pu  se  contenir  dans  les 
larges  limites  du  revenu;  l'accroissement  du  découvert  n'a  pu  être  arrêté, 
un  emprunt  de  300  millions  est  devenu  nécessaire. 

Il  est  impossible  que  le  corps  législatif  ne  se  préoccupe  point  gravement, 
dans  la  discussion  de  l'emprunt,  des  causes  qui  ont  amené  cette  situation^ 
Ces  causes  sont  de  deux  sortes  :  les  unes  accidentelles,  les  autres  générales. 

Les  causes  accidentelles  sont  indiquées  dans  le  rapport  même  de  M.  Fould. 
L'expédition  du  Mexique  nous  coûte  à  l'heure  qu'il  est  210  millions,  l'ex- 
pédition de  Cochinchine  60.  Si  nos  finances  n'avaient  point  eu  à  faire  face 
à  ces  coûteuses  diversions,  nos  découverts  seraient  descendus  à  700  mil- 
lions, et  il  ne  serait  pas  question  d'emprunt.  Il  faudra  donc,  dans  la  discus- 


988  RliVUE    DES    DEUX    JMONDES. 

sion  de  Temprunt,  prendre  corps  à  corps  cette  ruineuse  chimère  des  entre- 
prises iointuines,  ce  cauchemar  universel  de  l'expédition  du  Mexique.  Il  est 
bien  remai-quabJe  que,  de  quelque  côté  que  l'on  envisage  l'expédition  du 
Mexique,  on  ne  trouve  que  des  raisons  de  la  déplorer.  Au  point  de  vue  des 
principes  de  la  révolution  française,  on  ne  peut  que  regretter  cet  effort 
tenté  à  l'aventure  pour  changer  par  la  force  de  nos  armes  le  gouverne- 
ment d'un  peuple.  Quand  on  examine  la  conduite  militaire  de  l'expédition, 
on  remarque  d'étranges  erreurs  dans  les  prévisions,  des  lacunes  funestes 
dans  les  préparatifs.  Quand  on  songe  aux  résultats  politiques  de  l'entreprise, 
on  est  effrayé  des  difficultés  qu'elle  peut,  dans  un  avenir  peu  éloigné,  nous 
susciter  avec  les  États-Unis.  Quand  on  évoque  la  candidat.ure  de  l'archiduc 
Maximilien,  on  souffre  à  l'idée  que  des  soldats  français  ont  pu  donner  leur 
sang  ou  trouver  dans  les  hôpitaux  une  mort  misérable  pour  dresser  à  un 
prince  étranger,  qui  ne  se  décide  même  pas  à  courir  les  chances  péril- 
leuses de  son  ambition  hésitante,  le  plus  baroque  et  le  plus  fragile  des 
trônes.  C'est  maintenant  par  le  côté  financier  que  l'affaire  mexicaine  se 
présente  à  nous.  Une  dépense  accomplie  de  210  millions,  un  emprunt  de 
300  millions  à  contracter,  voilà  la  note  à  payer  qu'elle  nous  apporte.  La 
fatalité  de  cette  affaire  mexicaine,  c'est  qu'on  ne  lui  voit  point  d'issue; 
l'impossibilité  d'en  pressentir  la  conclusion  fait  aussi  la  gravité  de  la  ques- 
tion mexicaine  au  point  de  vue  financier.  Outre  les  dépenses  déjà  faites,  on 
se  trouve  en  présence  de  dépenses  à  faire  auxquelles  aucun  terme  ne  peut 
être  raisonnablement  assigné.  L'illusion  d'un  remboursement  prochain  ou 
même  d'une  compensation  possible  des  frais  de  la  guerre  par  le  Mexique 
doit  être  virilement  écartée  par  la  chambre  et  reléguée  dans  la  région  des_ 
éventualités  les  moins  probables,  La  chambre  se  trouvera  donc  en  pré- 
sence non-seulement  des  frais  que  l'expédition  du  Mexique  a  coûtés,  mais 
de  ceux  qu'elle  coûtera  encore.  Cette  entreprise  a  exercé  sur  nos  finances 
la  pression  la  plus  fâcheuse;  l'intérêt  de  nos  finances  donne  le  droit  et  im- 
pose le  devoir  à  la  chambre  d'en  exiger  la  prompte  conclusion. 

Il  y  a  dans  l'origine  et  le  développement  de  cette  affaire  la  coïncidence 
la  plus  malencontreuse  avec  les  idées  de  réforme  financière  que  M.  Fould 
avLJt  apportées  au  pouvoir.  Qu'on  se  rappelle  le  point  de  départ.  On  était 
à  la  fin  de  1861.  La  Revue  des  Deux  Mondes  avait  reçu  de  M.  de  Persigny  un 
avertissement  pour  avoir  signalé  les  fâcheuses  tendances  de  notre  situation 
financière:  mais  un  mois  après  paraissait  dans  le  Moniteur  le  fameux  rap- 
port de  M.  Fould,  qui  justifiait  toutes  nos  appréciations.  L'empereur,  avec 
un  empressement  qui  l'honorait,  se  ralliait  aux  idées  du  nouveau  ministre, 
se  dépouillait  d'une  grande  prérogative,  renonçait  à  l'ouverture  des  crédits 
supplémentaires  par  décrets.  Une  nouvelle  phase  politique  s'ouvrait  dont 
le  mot  d'ordre  était  pour  tous  :  économie  dans  les  dépenses,  réduction  des 
découverts,  contrôle  vigilant  de  la  chambre.  Les  rentiers  français  scellèrent 
le  contrat  en  faisant  aux  promesses  de  cette  nouvelle  ère  un  sacrifice  qui 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  089 

demeurera  fameux  dans  les  fastes  du  patriotisme  financier,  le  sacrifice  de 
la  soulte;  mais  en  même  temps  une  mauvaise  fée,  sous  la  forme  tantôt  d'un 
général  espagnol  que  les  eaux  de  Vichy  rendent  trop  rêveur,  tantôt  d'une 
coterie  séduisante  et  remuante  d'émigrés  mexicains,  tantôt  d'infortunés 
postulans  d'indemnités,  nous  faisait  prendre,  en  une  heure  crépusculaire, 
avec  les  moins  sûrs  des  alliés,  le  chemin  de  la  Vera-Cruz.  Dès  lors  com 
raença  cette  série  de  mésaventures  dont  la  moins  grosse  n'est  pas  la  per- 
turbation jetée  dans  notre  réforme  financière,  une  dépense  déjà  faite  de 
2L0  raillions  et  un  emprunt  nécessaire  de  300.  Le  projet  d'adresse  lu  pa" 
M.  Troplong  montre  qu'au  sénat  comme  partout  on  voudrait  qu'il  fût  mis 
un  terme  à  cet  incident;  ce  projet  reproduit  l'excuse  que  l'on  donne  de- 
puis deux  ans  à  cette  dispendieuse  entreprise  :  cette  excuse  est  l'imprévu. 
L'imprévu  a  bon  dos;  mais  l'imprévu  est  un  participe  passif  irresponsable 
devant  lequel  il  y  a  toujours  un  participe  actif  responsable.  L'imprévu 
suppose  et  accuse  l'imprévoyance  de  ceux  qui  étaient  tenus  de  prévoir. 
Dans  un  devis  financier,  la  part  faite  à  l'imprévu  ne  doit  compter  que  pour 
une  bagatelle.  En  face  d'un  imprévu  qui  se  chiffre  à  la  fin  par  210  millions, 
ce  n'est  plus  d'imprévu  qu'on  peut  parler,  c'est  aux  imprévoyans  qu'il  faut 
s'en  prendre. 

On  passe  ainsi  de  l'examen  des  causes  particulières  qui  rendent  néces- 
saire un  emprunt  de  300  millions  à  la  considération  des  causes  générales 
qui  peuvent  détouriier  de  la  bonne  voie  nct'e  administration  financière. 
Ces  causes,  que  nous  avons  plusieurs  fois  indiquées,  sont  aujourd'hui  mises 
à  nu  par  les  faits  mêmes.  îl  ne  doit  pas  y  avoir  d'imprévus  colossaux  dans 
les  finances.  Pour  qu'il  en  soit  ainsi,  ce  n'est  pas  une  théorie  abstraite,  ce 
sont  les  conditions  pratiques  des  gouvernemens  modernes  qui  demandent 
que  l'axe  de  la  politique  d'un  état  repose  sur  ses  finances,  et  que,  les 
finances  étant  contrôlées ,  l'administration  financière  soit  responsable  de- 
vant l'assemblée  représentative  investie  du  contrôle.  En  dehors  des  cas  ex- 
traordinaires, toutes  les  branches  du  gouvernement  doivent  être  subordon- 
nées aux  prévisions  et  aux  ressources  de  l'administration  financière.  Les 
finances  ne  sont  pas,  comme  les  autres  ministères,  des  branches  du  gou- 
vernement; elles  sont  le  tronc  duquel  les  autres  branches  doivent  recevoir' 
la  sève.  La  politique  étrangère,  la  guerre,  la  marine,  les  travaux  publics 
devraient  être  obligés,  avant  de  rien  entreprendre,  de  demander  aux 
finances  jusqu'où  ils  peuvent  s'engager.  Les  conditions  naturelles  du  gou- 
vernement représentatif  veulent  que  la  plus  haute  responsabilité  et  par 
conséquent  la  plus  haute  autorité  gouvernementales  soient  rattachées  au 
moins  par  un  lien  général  à  la  direction  des  finances  publiques.  La  grande 
cause  de  nos  méprises  financières  vient  de  ce  que  les  choses  ne  se  passent 
point  encore  ainsi  en  France.  Les  finances,  au  lieu  d'être  le  tronc  commun, 
sont  traitées  simplement  comme  une  des  branches  du  gouvernement.  Le 
ministre  des  finances  chez  nous  n'est  pas  le  lien  de  la  solidarité  et  de  la 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

responsabilité  d'un  cabinet;  il  n'est  qu'une  sorte  d'intendant-général  et  de 
caissier  central.  11  n'est  donc  pas  l'imprévoyant  par  excellence  à  qui  une 
chambre  chargée  du  contrôle  peut  s'en  prendre  en  cas  de  trop  forts  mé- 
comptes. Qu'on  en  soit  convaincu ,  tant  que  cette  lacune  subsistera  dans 
notre  économie  gouvernementale,  nous  verrons  s'y  prolonger  aussi  la  cause 
la  plus  générale  d'une  gestion  financière  privée  d'aplomb  dans  ses  mouve- 
mens  et  de  certitude  dans  ses  résultats. 

Ces  intéressantes  questions  ne  manqueront  point  de  saisir  puissamment 
l'attention  de  la  chambre  dans  le  débat  de  l'emprunt.  Les  questions  finan- 
cières sont  celles  d'où  dépendent  essentiellement  l'honneur,  le  crédit, 
l'influence  des  assemblées  représentatives.  C'est  de  ces  questions  qu'est 
né,  on  peut  le  dire,  le  régime  représentatif  dans  l'Europe  moderne.  Elles 
ne  seront  pas  inutiles  aux  progrès  que  le  régime  représentatif  a  encore  à 
faire  parmi  nous.  Et  ici,  qu'on  ne  se  méprenne  point  sur  notre  pensée,  nous 
n'entendons  pas  réserver  à  l'opposition  seule  l'honneur  de  défendre  les 
vrais  principes  financiers;  nous  serions  fâchés  que  la  majorité  lui  laissât 
ce  rôle  exclusif.  Les  finances  sont  un  intérêt  public  si  élevé,  si  vital,  que, 
lorsqu'elles  doivent  être  l'objet  d'une  discussion  anxieuse  et  profonde,  tout 
intérêt  de  parti  s'efface  à  nos  yeux,  et  doit  se  fondre  dans  le  commun  de- 
voir du  patriotisme.  Dirons-nous  toute  notre  pensée?  Désireux  avant  tout 
de  voir  réussir  dans  le  gouvernement  de  la  France  les  bonnes  maximes  et 
les  bonnes  pratiques  financières,  nous  aimerions  mieux  que  la  défense  de 
ces  maximes  et  de  ces  pratiques  fût  prise  en  ce  moment  par  des  députés 
de  la  majorité,  et  fût  présentée  au  pouvoir  par  des  voix  qui  en  aucun  cas 
ne  sauraient  lui  être  suspectes  ;  nous  ne  voudrions  pas  que  la  cause  des 
bonnes  finances  pût  être  affaiblie  aux  yeux  du  pouvoir  en  passant  par  des 
organes  où  il  est  enclin  à  voir  des  adversaires  systématiques.  La  majorité 
compte  des  membres  qui  sans  contredit  ne  sont  point  inférieurs  à  cette 
tâche.  Dans  l'ancien  corps  législatif,  nous  avons  vu  des  hommes  tels  que 
M.  Devinck  et  M.  Gouin  ne  pas  craindre,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  des 
vrais  intérêts  du  gouvernement,  de  dénoncer  les  périls  et  de  critiquer  les 
tendances  de  la  gestion  financière.  Ces  honorables  exemples  ne  seront 
point  perdus  pour  la  nouvelle  majorité,  dont  plusieurs  orateurs,  MM.  Se- 
gris,  Larrabure,  d'Havrincourt,  ont  déjà  fait  leurs  preuves  d'intelligence  et 
d'indépendance.  Quel  plus  puissant  stimulant  pourraient-ils  avoir  qu'une 
situation  qui  proclame  si  haut  l'échec  des  espérances  généreuses  conçues 
il  y  a  deux  ans?  Quelle  excitation  plus  patriotique  que  le  désir  d'assurer  à 
la  France  toute  sa  liberté  et  toute  sa  puissance  financière?  Sans  doute,  et 
c'est  un  malheur,  le  public,  trop  peu  familier  avec  le  langage  des  chif- 
fres, ignore  jusqu'à  quel  point  l'intérêt  de  notre  sécuiité  et  de  notre  gran- 
deur est  uni  à  l'état  et  à  la  conduite  de  nos  finances;  mais  cette  ignorance 
n'est  point  une  excuse  à  l'usage  des  représentans  du  pays.  Tout  homme 
politique  sait  que  les  finances  peuvent  avoir  l'influence  la  plus  bienfai- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  991 

santé  sur  la  prospérité  du  pays  et  sur  sa  gloire.  Des  finances  bien  or- 
données sont  un  exemple  de  haute  moralité  et  de  sage  conduite  pour- 
la  nation  entière  :  elles  élèvent  le  crédit  public ,  et  par  là  donnent  une 
impulsion  vivifiante  à  l'ensemble  des  affaires  particulières;  elles  procurent 
à  la  politique  nationale  des  ressources  toujours  égales  à  celles  que  récla- 
ment l'accomplissement  de  ses  devoirs  et  la  générosité  de  ses  desseins, 
et  par  là  elles  assurent  le  plus  solide  fondement  de  sa  puissance  et  de  sa 
gloire;  elles  sont  enfin  à  la  fois  la  plus  forte  garantie  de  la  conservation  et 
le  plus  sain  stimulant  du  progrès  régulier.  Quant  à  nous,  nous  sommes  op- 
timistes lorsque  nous  pensons  aux  ressources  financières  de  la  France, 
à  tout  ce  que  ces  ressources  sagement  économisées  sont  capables  de  pro- 
duire; mais,  nous  l'avouons,  à  la  fierté  que  nous  donne  la  juste  apprécia- 
tion de  la  richesse  française  se  mêle  une  humiliation  intempestive  et  dou- 
loureuse, quand  nous  voyons  notre  gestion  financière  contrainte  par  des 
entreprises  imprévoyantes  et  mal  calculées  de  s'exposer  à  des  embarras 
compromettans.  Ce  sentiment  pénible  est  celui  qu'éprouvent  tous  ceux  qui 
portent  en  eux  la  connaissance  et  le  patriotique  orgueil  de  nos  finances, 

La  part  ainsi  faite  aux  considérations  qui  sortent  de  la  situation  qu'on 
nous  révèle ,  il  reste  une  nécessité,  celle  de  l'emprunt  que  présente  le  mi- 
nistre des  finances,  et  une  question  subsidiaire,  la  forme  sous  laquelle  cet 
emprunt  devra  être  émis.  Quant  à  la  nécessité  de  l'emprunt,  elle  est  incon- 
testable: nous  l'avions  démontrée  il  y  a  un  mois  et  demi,  et  cela  par  des 
argumens  que  nous  avons  été  heureux  de  rencontrer  dans  le  rapport  de 
M.  Fould.  Un  découvert  de  972  millions  ne  pouvait  être  supporté  que  par 
une  dette  flottante  énorme  dans  laquelle  les  bons  du  trésor  figuraient  pour 
300  millions.  Quand  l'état  se  fait  dans  une  telle  proportion  des  ressources 
momentanées  au  moyen  de  bons  du  trésor,  il  entre  sur  le  marché  des  ca- 
pitaux en  concurrence  avec  les  affaires  de  l'industrie  et  du  commerce.  Les 
conditions  de  cette  concurrence  sont  particulièrement  désavantageuses  pour 
les  affaires;  la  catégorie  du  capital  que  l'état  vient  absorber  par  ses  bons 
du  trésor  est  celle  des  fonds  de  roulement,  qui  sont  le  ressort  le  plus  actif 
de  la  production  industrielle  et  des  échanges  commerciaux.  Le  devoir  évi- 
dent de  l'état  est  de  persister  le  moins  longtemps  possible  dans  cette  con- 
currence fâcheuse  et  de  s'adresser  par  un  emprunt  en  rentes  à  la  classe  des 
capitaux  destinés  à  l'immobilisation  et  aux  placemens  fixes.  Telle  est  l'ex- 
plication et  la  justification  de  l'emprunt  actuel.  Sous  quelle  forme  cet  em- 
prunt sera-t-il  émis?  Cette  question  d'exécution  est  à  nos  yeux  d'une  im- 
portance très  secondaire.  Suivant  nous,  la  forme  d'émission  la  meilleure  est 
en  tout  pays  celle  qui  est  le  mieux  entrée  dans  les  habitudes  du  public.  En 
France,  à  des  conditions,  il  est  vrai,  onéreuses  pour  l'état,  mais  avec  une 
grande  faveur  publique,  on  fait  depuis  dix  ans  les  emprunts  par  voie  de 
souscription  nationale.  Renoncera-t-on  à  ce  système?  Dans  la  recherche 
d'un  autre  mode  d'émission,  on  semble  dirigé  par  la  pensée  de  découvrir  le 


992  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moyen  le  plus  sûr  d'arriver  au  prompt  classement  des  nouvelles  rentes.  Ce 
sont  là  des  finesses  do  métier  qui  ne  peuvent  guère  influer  sur  le  résultat 
réel  de  l'emprunt.  Ce  que  l'on  appelle  le  classement  d'un  emprunt,  c'est-à- 
dire  le  travail  transitoire  par  lequel  les  inscriptions  arrivent  aux  mains  de 
C3UX  qui  en  seront  les  détenteurs  définitifs  et  permanens,  est  soumis  à  des 
conditions  de  temps,  lesquelles  dépendent  elles-mêmes  du  rapport  de  l'offre 
et  de  la  demande,  de  la  proportion  qui  existe  entre  la  somme  des  rentes  of- 
fertes par  le  gouvernement  et  les  ressources  actuelles  des  capitalistes  dis- 
posés à  immobiliser  leurs  fonds  en  effets  publics.  Aucun  mode  d'émission 
n'est  capable  de  modifier  les  termes  de  ce  rapport.  De  quelque  façon  qu'on 
s'y  prenne,  on  mettra  sur  le  marché  des  rentes  nouvelles,  toujours  pour  la 
même  somme  de  300  millions  en  capital.  Quel  que  soit  le  procédé  d'émission 
que  l'on  adopte,  adjudication,  souscription  nationale  ou  option  offerte  aux 
anciens  porteurs  de  rentes,  on  n'augmentera  ni  ne  diminuera  les  ressources 
des  capitalistes  qui  sont  prêts  à  acquérir  des  rentes  nouvelles.  Dans  tous 
les  cas,  une  portion  de  l'emprunt  se  classera  également  vite,  et  une  autre 
portion  demeurera  pendant  un  même  espace  de  temps  à  la  charge  de  la 
spéculation;  dans  tous  les  cas  aussi,  après  comme  avant  l'emprunt,  le  cour.s 
des  fonds  publics  restera  soumis  à  l'influence  des  mêmes  circonstances 
financières  et  politiques. 

Plus  que  jamais  aujourd'hui  les  marcIiés  financiers  et  le  cours  des  fondb 
publics  sont  placés  sous  la  dépendance  de  la  situation  poliiique.  La  situa- 
tion politique  actuelle  de  l'Europe  n'est  malheureusement  pas  susceptible 
d'être  démêlée  et  régularisée  par  une  inspiration  soudaine  promptement 
exécutée.  Elle  représente  au  fond  un  état  chronique  maladif  sur  lequel  les 
plus  petits  incidens  menacent  à  chaque  instant  de  tourner  à  la  crise  aiguë. 
Il  faut  renoncer  à  la  panacée  idéale  que  l'on  espérait  obtenir  de  cette  con- 
sultation des  augustes  malades  de  l'Europe  qu'on  appelait  le  congrès.  La 
conclusion  des  grandes  puissances,  dans  leur  réponse  à  l'invitation  impé- 
riale, est  identique  à  celle  de  la  première  dépêche  de  lord  Rassell.  On  ap- 
plaudit à  la  généreuse  pensée  du  congrès,  mais  l'on  demande  d'abord  des 
explications  sur  les  points  qui  seront  soumis  à  ses  délibérations.  En  ce  qui 
touche  les  formes  diplomatiques,  que  peut  faire  le  gouvernement  français 
devant  de  telles  réponses?  Nous  ne  serions  pas  surpris  que  notre  gouver- 
nement se  rendît  à  ces  demandes  d'explications  préliminaires  qui  lui  sont 
présentées.  Cette  condescendance  à  l'humeur  temporisatrice  des  puissances 
continentales  aboutira  évidemment,  après  nous  ne  savons  combien  de  se- 
maines, à  la  réponse  déclinatoire  que  lord  Russell  n'a  mis  que  quinze  jours 
à  expédier.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  restera  toujours  de  cette  bruyante  expé- 
rience le  jugement  franc  et  hardi  porté  par  l'empereur  sur  la  situation  pré- 
caire de  l'Europe.  Il  y  a  des  timorés  que  cette  forte  déclaratioa. avait  effa- 
rouchés. Pourquoi,  suivant  eux,  déclarer  à  l'Europe  qu'elle  est  en  danger? 
L'annonce  d'un  mal  éventuel  partant  de  si  haut  crée  un  mal  immédiat. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  90,'^ 

Quand,  dans  le  Barbier  de  Sévillc,  on  dit  à  Basile  qu'il  est  malade,  la  peur 
rend  crédule  cet  honnête  personnage,  et  aussitôt  le  drôle  blêmissant  se 
met  à  grelotter  la  fièvre.  Nos  peureux  doivent  être  plus  rassurés  aujour- 
d'hui. Les  souverains  européens  résistent  mieux  que  Basile.  Ils  ne  consen- 
tent point  à  se  trouver  aussi  malades  qu'on  l'avait  proclamé.  Autriche, 
Prusse,  confédération  germanique  ne  veulent  même  pas  croire  que  les 
traités  de  1815  soient  défunts.  Il  y  a  le  ridicule  du  malade  chimérique  joué 
par  la  comédie;  la  politique  contemporaine  nous  en  fournit  le  pendant  : 
c'est  le  ridicule  de  la  santé  imaginaire.  Il  n'est  pas  jusqu'au  gouvernement 
russe,  tout  taché  du  sang  polonais,  flétri  par  ses  barbares  persécutions 
contre  des  femmes,  qui  ne  se  croie  si  bien  en  état  de  grâce  qu'il  se  met  à 
entonner  un  cantique  humanitaire  en  l'honneur  de  la  paix  et  du  progrès. 
Puisqu'on  ne  peut  saisir  en  bloc  le  mal  européen,  il  faut  bien  se  résigner 
à  le  suivre  par  le  détail.  La  crise  du  jour  est  la  question  dano-allemande. 
Bien  des  gens,  même  parmi  les  plus  frottés  de  politique,  s'associeraient  vo- 
lontiers au  franc  aveu  qui  vient  d'échapper  à  M.  Layard  à  propos  de  cette 
question.  M.  Layard  est  sous-secrétaire  d'état  au  foreign-office.  Les  contro- 
verses les  plus  ardues  de  la  casuistique  diplomatique  devraient,  par  grâce 
d'état,  être  intelligibles  et  claires  pour  lui.  Avec  un  sans- façon  tout  bri- 
tapnique  et  qui  scandalisera  les  diplomates  allemands,  M.  Layard  a  confessé 
à  ses  électeurs  de  Southwark  qu'il  n'est  pas  sûr  de  bien  comprendre  la 
question  de  Slesvig-Holstein.  Espérons  qu'un  différend  dont  le  sens  est  im- 
pénétrable à  l'intelligence  occidentale,  devant  lequel  Français  et  Anglais 
donnent  leur  langue  aux  chiens,  ne  mettra  pas  le  feu  à  l'Europe.  La  justice, 
appuyée  par  les  traités,  noas  avait  toujours  paru  à  ce  propos  consister  en 
ceci  :  l'Allemagne  n'avait  pas  tort  de  réclamer  pour  l'autonomie  du  Holstein 
et  du  Lauenbourg,  qui  font  partie  de  la  confédération  germanique;  mais 
le  Danemark  avait  raison  de  comprendre  dans  la  constitution  de  la  monar- 
chie le  Slesvig,  qui  en  fait  depuis  plus  de  quatre  siècles  partie  intégrante, 
et  que  des  hasards  de  succession  auraient  pu  seuls  en  détacher.  Or  ces 
hasards  de  succession  ont  été  prévenus  par  le  traité  de  1852,  auquel  les 
deux  grandes  puissances  allemandes  ont  adhéré.  Aujourd'hui ,  sans  aller 
aussi  loin  que  leurs  confédérés ,  la  Prusse  et  l'Autriche  semblent  vouloir 
subordonner  les  droits  d'hérédité  que  le  roi  de  Danemark  tient  des  traités 
à  l'abrogation  des  dispositions  de  la  constitution  danoise  qui  concernent 
le  Slesvig.  Cette  politique  est  étrange  de  la  part  de  deux  puissances  essen- 
tiellement légitimistes,  qui  par  conséquent  donnent  au  droit  héréditaire 
une  valeur  inconditionnelle  et  absolue,  et  le  considèrent  comme  le  point 
cardinal  de  la  légalité  politique.  Est-il  au  pouvoir  du  Danemark  d'apaiser 
par  quelques  concessions  de  forme  l'irritation  de  l'Allemagne?  Si  des  con- 
cessions sont  possibles,  il  serait  à  souhaiter  qu'elles  fussent  accordées  avant 
l'exécution  fédérale,  dont  la  date  imminente  a  été  dénoncée  par  la  diète  au 
gouvernement  danois. 

TOME   XLVIU.  63 


Ç)9h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Une  partie  de  l'Europe  qui  n'en  est  est  encore  qu'aux  maux  de  l'enfance, 
c'est  l'Italie.  Le  parlement  italien,  réuni  récemment,  vient  de  traiter  avec 
le  développement  et  l'éclat  qu'elles  méritent  deux  questions  importantes  : 
une  question  d'ordre  intérieur  relative  à  l'état  de  la  Sicile  et  la  question 
financière.  Le  gouvernement  du  roi  d'Italie  a  pour  tâche  de  réparer  dans 
les  provinces  méridionales,  notamment  en  Sicile,  les  maux  que  le  despo- 
tisme y  a  créés  et  entretenus  trop  longtemps.  Une  triste  illusion  des  con- 
servateurs obtus,  des  codini  de  tous  les  pays,  est  de  croire  que  le  despo- 
tisme puisse  être  pour  les  peuples  une  école  d'ordre  et  de  discipline.  Il 
arrive  presque  toujours  au  contraire  que  la  concentration  de  pouvoir  que 
le  despotisme  place  dans  la  volonté  arbitraire  d'un  seul  n'est  qu'un  masque 
qui  recouvre  au  fond  la  désorganisation  intime  du  gouvernement  et  une 
anarchie  qui  du  pouvoir  descend  silencieusement  jusqu'aux  masses.  Toute 
l'histoire  nous  apprend  que  les  peuples  les  plus  difficiles  à  gouverner  sont 
ceux  qui  sortent  des  étreintes  corruptrices  de  l'autocratie,  et  que  c'est 
précisément  la  sinistre  éducation  du  despotisme  qui  les  fait  ingouverna- 
bles. C'est  la  première  difficulté  des  institutions  libérales  d'avoir  à  liquider 
ce  pénible  héritage.  Parce  qu'elles  démasquent  le  mal,  il  est  des  esprits  faux 
qui  lui  en  imputent  la  cause;  parce  qu'elles  le  combattent  au  grand  jour 
de  la  publicité,  les  mêmes  esprits  faux  sont  toujours  prêts  à  les  accuser  de 
rigueur  et  à  leur  reprocher  de  démentir  leurs  principes.  Le  gouvernement 
libéral  italien  passe  aujourd'hui  par  cette  pénible  épreuve,  et  en  affronte 
les  difficultés  avec  un  louable  courage.  Tous  les  libéraux  d'Europe  doivent 
l'accompagner  de  leurs  applaudissemens  dans  cette  rude  campagne.  C'est 
un  devoir  pour  eux  de  soutenir  de  leur  approbation  publique  des  hommes 
tels  que  M.  Peruzzi  et  M.  Minghetti,  qui  viennent  d'exposer  avecjermeté 
devant  le  parlement  italien  la  politique  d'ordre  et  de  liberté  que  le  minis- 
tère actuel  pratique  avec  succès,  et  il  faut  aussi  féliciter  le  parlement 
Italien  de  la  sanction  éclatante  qu'il  a  donnée  à  cette  politique,  La  question 
financière  est  également  l'une  des  grandes  difficultés  et  l'un  des  intérêts 
vitaux  de  la  nouvelle  Italie.  Tant  que  les  questions  de  Venise  et  de  Rome 
demeureront  indécises,  il  est  impossible  à  l'Italie  d'une  part  de  donner  à 
ses  ressources  tout  le  développement  qu'elles  comportent,  et  de  l'autre  de 
réduire  ses  dépenses  militaires  au  pied  de  paix.  Dans  cette  situation  incer- 
taine, le  trésor  italien  ne  perçoit  pas  du  revenu  tous  les  produits  qu'il  en 
devrait  retirer,  et  il  est  obligé  de  porter  ses  dépenses  à  un  chiffre  plus 
haut  que  celui  de  ses  ressources  régulières.  Cet  état  précaire,  tant  qu'il 
durera,  ne  sera  pas  seulement  pour  l'Europe  un  danger  politique,  il  sera 
aussi  une  cause  d'embarras  économique.  M.  Minghetti  a  le  mérite  de  faire 
face  à  ces  difficultés  financières  avec  une  grande  largeur  de  vues,  et  il  ne 
les  combat  point  sans  succès.  Il  est  en  mesure  de  pourvoir  au  service  finan- 
cier de  186Z(  avec  les  200  millions  qui  restent  à  émettre  sur  le  grand  em- 
prunt de  700  millions  voté  cette  année,  et  il  espère  pourvoir  aux  besoins 


REVUE.    CHRONIQUE.  995 

extraordinaires  de  1865  avec  le  produit  des  aliénations  du  domaine  na- 
tional. 

La  guerre  civile  américaine  est,  elle  aussi ,  depuis  son  origine,  une  cause 
de  trouble  économique  pour  l'Europe.  Directement,  par  la  suppression  de 
l'exportation  du  coton,  elle  fut  d'abord,  l'année  dernière,  la  cause  d'un  chô- 
mage cruel  pour  une  classe  nombreuse  et  intéressante  de  travailleurs  en 
France  et  en  Angleterre.  Indirectement  elle  est  la  cause  d'une  perturba- 
tion étrange  et  très  embarrassante  dans  notre  circulation  monétaire  et 
dans  le  mouvement  des  réserves  métalliques  des  banques.  Les  manufactu- 
riers privés  de  coton  américain  sont  allés  demander  la  matière  première  à 
rinde  et  à  l'Egypte;  ils  ont  adapté  leur  outillage  aux  qualités  de  coton 
fournies  par  l'Orient.  La  spéculation  et  la  production  se  sont  portées  sur 
le  coton  avec  une  énergie  extraordinaire.  Or  les  cotons  américains  se 
payaient  avec  des  produits  manufacturés  d'Europe,  et  la  balance  commer- 
ciale gardait  son  équilibre;  les  cotons  de  l'Orient  ne  se  paient  qu'avec  des 
métaux  précieux,  que  le  commerce  puise  dans  l'encaisse  des  banques.  Chose 
curieuse,  l'or  de  la  Californie  et  de  l'Australie  semble  destiné  pour  quelque 
temps  à  ne  sortir  péniblement  de  ses  gangues  de  quartz  que  pour  aller  s'en- 
fouir dans  les  mines  artificielles  créées  par  la  passion  thésaurisatrice  de 
l'Orient.  De  là  un  trouble  dans  le  mouvement  monétaire  de  l'Angleterre  et 
de  la  France  dont  il  n'est  pas  encore  permis  d'entrevoir  le  terme.  C'est  une 
raison  de  plus  ajoutée  à  toutes  les  raisons  d'humanité  et  de  politique  pour 
souhaiter  la  fin  de  la  guerre  américaine  par  la  victoire  de  l'Union  sur  les 
états  rebelles.  La  malheureuse  insurrection  des  esclavagistes  a  contre  elle, 
on  le  voit  mieux  de  jour  en  jour,  non-seulement  tous  les  principes,  mais 
tous  les  intérêts  de  la  civilisation  moderne.  La  prépondérance  matérielle 
des  états  au  travail  libre  sur  les  états  esclavagistes  se  manifeste  lente- 
ment et  sûrement  dans  les  derniers  faits  de  guerre;  mais  si  l'on  eût  mieux 
démêlé  à  l'origine,  en  Angleterre  et  surtout  en  France,  l'issue  nécessaire, 
l'insurrection  ne  se  fût  point  bercée  d'illusions,  et  la  lutte  à  l'heure  qu'il 
est  serait  peut-être  terminée. 

Nous  n'achèverons  point  ces  lignes  sans  payer  un  tribut  de  regrets  à  un 
vétéran  de  nos  anciennes  assemblées,  M.  Vavin,  qui  vient  de  mourir. 
M.  Vavin  appartenait  à  une  école  de  libéraux  que  la  France  s'honorera  un 
jour  d'avoir  produite,  école  également  recomniandable  par  la  constance  et 
la  modération  de  ses  opinions  généreuses,  et  dont  le  représentant  éloquent 
et  vénéré  est  M.  Odilon  Barrot,  qui  prononçait  l'autre  jour  des  paroles 
émues  sur  la  tombe  de  son  ancien  ami.  On  n'oubliera  point  la  grande  mis- 
sion de  la  liquidation  de  l'ancienne  liste  civile  dont  M.  Vavin  fut  chargé 
après  18/i8.  Cette  difficile  et  lente  opération  mit  en  relief,  dans  une  har- 
monie parfaite,  les  aptitudes  pratiques  de  M.  Vavin,  la  droiture  de  ses 
principes  et  l'intégrité  de  son  caractère.  Il  était  de  ceux,  et  il  l'a  prouvé 
par  ses  actes  et  par  ses  paroles,  qui  pensent  que  les  droits  de  la  propriété 


99(5  REVUE  DES  DEUX  M()^DES. 

ne  sont  jamais  plus  sacrés  et  no  doivent  jamais  être  plus  respectés  et  plus 
protégés  que  dans  une  crise  révolutionnaire,  lorsqu'ils  sont  représentés 
par  des  vaincus  et  des  exilés.  On  n'oubliera  pas  non  plus  que  M.  Vavin  était 
resté  fidèle  à  ce  sentiment  français  qui,  dépassant  les  limites  du  territoire, 
ouvre  sa  sympathie  aux  patriotes  et  aux  libéraux  étrangers  qui  souiTrent 
pour  des  causes  nationales  et  pour  la  liberté.  M.  Vavin  était  pré^^ident  du 
comité  polonais,  et  dans  un  âge  avancé  il  portait  à  la  Pologne  le  même  in- 
térêt ardent  qu'il  avait  ressenti  pour  elle  dans  sa  jeunesse.  L'école  libérale 
de  la  restauration  et  de  1830  sera  honorée  de  l'avenir  quand,  en  témoignage 
de  sa  valeur,  elle  lui  présentera  de  telles  carrières,  modestes,  laborieuses, 
élevées  et  fortifiées  par  l'inaltérable  unité  des  convictions,      e.  foucade. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 

I.  Si  les  Traitéa  de  1S15  ont  cessé  d'exister?  —  Actes  du  futur  Congrès,  par  P.-J.  Proudhon, 
1  vol.  in-18.  —  n.  Des  Conditions  d'une  paix  durable  en  Pologne,  par  l'auteur  de  ta  Pologne 
et  la  cause  de  l'ordre,  1  vol.  in-8». 

Il  y  a  un  mot  qui  est  sorti  de  toute  une  situation,  qui  voyage  depuis 
quelque  temps  dans  la  politique  européenne  et  qui  revient  sans  cesse  au 
bout  de  toutes  les  discussions,  de  toutes  les  complications,  di  toutes  les 
combinaisons  :  c'est  que  le  monde  est  troublé,  profondément  troublé,  que 
notre  continent  en  est  arrivé  à  ce  point  de  malaise  et  de  violente  pertur- 
bation intérieure  où  tout  peut  dégénérer  en  conflit,  et  que  le  moment  e.st 
venu  pour  les  chefs  des  nations  de  rechercher  dans  le  trouble  universel 
les  conditions  et' une  paix  durable.  Une  paix  sûre,  fondée  sur  un  équilibre 
moins  inique  et  moins  précaire,  sur  une  coordination  plus  ju-^te  de  toutes 
les  situations  et  de  tous  les  droits,  c'est  là  le  rnat  d'ordre  de  toutes  les  po- 
litiques, de  toutes  les  entreprises,  et  à  chaque  événement  nouveau  qui  naît 
de  la  dissolution  des  vieilles  combinaisons,  qui  apparaît  à  son  tour  comme 
un  signe  de  plus  des  progrès  du  mal  dans  l'organisme  européen,  ce  mot 
d'ordre  retentit  comme  un  avertissement  du  péril  qui  se  rapproche.  Qu'al- 
lions-nous  faire  il  y  a  quatre  ans  en  Italie?  Nous  allions  mettre  fin  à  un  an- 
tagonisme séculaire  devenu  plus  dangereux  depuis  1815,  et  chercher  une 
paix  durable  par  une  satisfaction  d'indépendance  donnée  à  un  peuple  tou- 
jours agité.  Qu'allions-nous  faire,  il  y  a  huit  mois,  dans  cette  intervention 
diplomatique  qui  a  si  mal  fini,  qui  a  eu  de  si  tristes  effets  pour  la  Pologne, 
qu'elle  a  laissée  jusqu'ici  sans  défense  en  face  de  la  répression  la  plus  san- 
glante, et  pour  l'Europe  elle-même,  dont  la  parole  reste  engagée?  Nous 
allions  avec  la  pensée  avouée  de  guérir  une  grande  et  douloureuse  plaie,  de 
rétablir  l'ordre  par  la  justice,  de  réclamer  en  un  mot  les  conditions  d'une 
paix  durable.  Que  voulons-nous  faire  en  proposant  un  congrès?  Nous  vou- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  097 

Ions  encore  chercher  cette  paix  durable  qui  fuit  toujours,  nous  voulons  la 
chercher  en  réglant  le  présent  et  en  assurant  l'avenir,  en  fondant  un  ordro 
nouveau  sur  les  ruines  d'un  passé  qui  s'écroule,  en  demandant  dos  sacri- 
fices à.  ceux  qui  en  ont  à  faire,  en  réconciliant  enfin,  s'il  se  peut,  les  droits 
anciens  et  les  aspirations  légitimes  des  peuples. 

Ja  ne  sais  si  jamais  il  y  a  eu  un  temps  où  plus  de  paroles  de  paix  soient 
sorties  d'une  réalité  plus  troubléa,  plus  contradictoire  et-plus  discordante. 
Et  ce  n'est  pas  seulement  dans  les  faits,  dans  les  situations  respectives,  que 
l'incohérence  s'est  progressivenr.nit  glissée  sous  l'empire  d'un  régime  pu- 
blic qui  en  est  venu  aujourd'hui  à  n'être  plus  ni  vivant  ni  mort.  Le  désor- 
dre est  au  moins  autant  dans  les  idées,  dans  la  conception  morale  de  l'or- 
dre européen.  On  ne  s'entend,  à  vrai  dire,  ni  sur  la  nature  du  mal,  que  tout 
le  monde  constate  en  l'attribuant  à  des  causes  différentes,  ni  sur  le  prin- 
cipe du  droit,  auquel  chacun  en  appelle,  ni  sur  les  conditions  d'un  arran- 
gement nouveau  que  chacun  veut  conforme  à  ses  intérêts  et  à  ses  ambi- 
tions; on  s'entend  bien  moins  encore,  je  suppose,  au  sujet  des  sacrifices  à 
faire  sur  l'autel  menacé  de  la  paix  universelle,  de  telle  façon  que  cinquante 
ans  après  les  traités  de  Vienne  on  se  trouve  dans  une  de  ces  situations  ex- 
traordinaires où  il  n'y  a  plus  aucun  accord  entre  le  droit  régulier  et  les 
faits,  où,  en  proclamant  la  nécessité  d'une  réorganisation  pacificatrice,  on 
est  à  chaque  instant  près  de  glisser  dans  des  conllits  inévitables.  —  Ce 
n'est  rien,  vous  dira  M.  P.-J.  Proudhon,  qui  n'avait  point  encore  parlé 
dans  ce  débat  ou  qui  s'était  recueilli  après  avoir  foudroyé  l'an  passé  la  ré- 
volution italienne,  ce  n'est  rien  autre  chose  qu'un  malentendu  propagé  par 
un  inepte  libéralisme.  L'erreur,  la  cause  de  ce  malaise  que  vous  croyez 
apercevoir,  consiste  dans  cette  fausse  et  inintelligente  croyance  que  les 
traités  de  1815  ont  cessé  d'exister,  qu'ils  étaient  un  mal  dans  leur  prin- 
cipe. Qui  donc  a  osé  dire  que  l'œuvre  du  congrès  de  Vienne  n'existe  plus 
parce  qu'elle  a  été  lacérée  en  maint  endroit,  méconnue,  foulée  aux  pieds? 
A  ce  prix,  les  lois  civiles,  les  lois  pénales  n'existeraient  plus,  puisque  cha- 
que jour  elles  sont  violées  par  les  voleurs  et  les  assassins.  Plus  que  jamais 
au  contraire  les  traités  de  1815  sont  en  pleine  vigueur  et  sont  indestructi- 
bles. Les  dérogations  qu'ils  ont  subies  en  apparence  dans  leur  partie  exé- 
cutoire en  sont  la  confirmation  la  plus  éclatante.  Et  non -seulement  ils 
existent,  ils  sont  de  plus  la  grande  ère  moderne,  Vère  des  principes,  la 
date  de  la  régénération  des  peuples.  De  quoi  vous  plaignez-vous?  Vous  me 
parlerez  de  l'Italie,  qui  a  souffert  de  ces  traités,  de  la  Pologne,  qui  est  la 
cause  immédiate  de  tout  ce  bruit  actuel,  à  qui  on  n'a  pas  môme  laissé  les 
quelques  garanties  que  le  congrès  de  Vienne  lui  avait  accordées.  L'Italie, 
je  l'ai  pulvérisée  il  y  a  un  an,  elle  n'existe  plus.  Quant  à  la  Pologne,  je  viens 
de  passer  deux  ans  à  étudier  son  histoire,  et  voici  mon  opinion  :  c'est  une 
insupportable  race  nobiliaire  et  catholique,  à  qui  l'Europe  ne  doit  rien. 
N'est-il  pas  scandaleux  qu'elle  nous  trouble  toujours  du  spectacle  de  ses 


998  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prétendues  infortunes?  Décidément  c'est  le  tsar  qui  est  le  juste  et  le  libé- 
ral, ce  sont  les  Polonais  qui  abusent  des  avantages  qu'on  leur  laisse,  et  les 
empereurs  de  Russie  n'ont  eu  qu'un  tort,  c'est  de  n'avoir  pas  exterminé 
toute  cette  race  dès  1772.  Avis  au  tsar  actuel.  On  m'appellera  russophile, 
je  m'y  attends;  peu  m'importe.  Heureusement  il  se  sera  trouvé  en  France 
un  homme,  un  seul  homme  pour  dire  la  vérité,  pour  ramener  la  démocratie 
dans  le  droit  chemin  en  lui  donnant  Mouravief  comme  un  allié,  les  traités  de 
1815  comme  un  idéal,  pour  raffermir  la  paix  publique  artificiellement  ébran- 
lée par  les  déclamations  d'une  presse  pervertie  de  démocratisme  césariea 
ou  de  sympathie  pour  un  peuple  qui  a  l'étrange  prétention  de  se  défendre, 
de  raviver  son  droit  dans  le  sang. 

Ainsi  parle  ou  à  peu  près  aujourd'hui  M.  Proudhon ,  tout  orgueilleux 
d'avoir  trouvé  un  terrain  où  il  est  bien  sûr  d'être  seul,  tout  fier  de  prome- 
ner son  aigre  dialectique  sur  les  plaies  saignantes  d'une  nation  et  de  dé- 
router l'opinion  par  l'imprévu  de  ses  sophismes.  —  Non,  vous  dira  à  son 
tour  un  autre  publiciste  qui  parle  plus  sérieusement,  qui  parle  en  Euro- 
péen et  en  Polonais,  qui  sonde  avec  une  ingénieuse  et  ferme  pénétration 
ce  problème  des  conditions  crâne  paix  durablej  après  avoir  montré  déjà 
tout  ce  qu'il  y  a  de  vérité  dans  ce  mot,  que  la  cause  de  la  Pologne  est  la 
cause  de  l'ordre  dans  l'Occident  ;  non,  vous  dira-t-il,  après  tant  d'événe- 
mens,  après  l'irrésistible  explosion  de  l'insurrection  polonaise,  après  la 
triste  fin  de  l'intervention  européenne,  la  situation  qui  apparaît  n'est  plus 
de  celles  qu'on  abandonne  à  elles-mêmes,  ou  qui  se  guérissent  par  de  vains 
palliatifs.  A  défaut  du  droit  qu'ils  laissaient  dans  l'oubli,  les  traités  de  1815 
créaient  du  moins  pour  la  Pologne  une  sorte  de  légalité  à  demi  protectrice; 
ils  pouvaient  être  une  trêve,  s'ils  eussent  été  respectés;  chaque  jour  au  con- 
traire a  été  marqué  par  une  violation  nouvelle,  par  un  abus  de  la  force,  et 
maintenant,  après  une  longue,  une  douloureuse  expérience,  ni  la  Pologne 
ne  peut  laisser  enfermer  son  droit  dans  des  traités  cent  fois  violés  contre 
elle,  ni  la  paix  de  l'Europe  ne  peut  trouver  son  abri  sous  des  garanties  dont 
l'impuissance  s'atteste  sous  toutes  les  formes.  Il  ne  s'agit  plus  d'interpréter 
encore,  de  faire  vivre  des  traités  cruellement  inefficaces,  de  régulariser  des 
situations  diplomatiques  mal  définies.  Ce  qui  apparaît  sur  la  Vistule,  sur  le 
Bug,  sur  la  Dwina,  c'est  l'antagonisme  profond  de  deux  esprits,  de  deux 
mondes,  de  deux  sociétés;  c'est  l'incompatibilité  radicale  absolue  entre  la 
Pologne  armée  par  le  désespoir  et  la  politique  de  la  Russie,  cette  politique 
de  débordement  et  d'envahissement  que  Pierre  le  Grand  a  créée,  et  qui  n'a 
subi  un  temps  d'arrêt  sous  Alexandre  I"  que  pour  reprendre  son  cours  plus 
énergiquement  avec  l'empereur  Nicolas,  que  la  guerre  de  Crimée  faisait 
encore  reculer  un  instant,  et  dont  l'insurrection  polonaise  vient  de  déter- 
miner une  nouvelle  et  redoutable  explosion.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper  au- 
jourd'hui :  il  s'agit  de  l'extermination  de  la  Pologne  ou  de  sa  reconstitution 
en  société  indépendante.  Si  la  Pologne  seule  avait  à  souffrir  de  l'extermi- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  999 

nation,  elle  pourrait  exciter  des  sympathies  sans  espérer  un  secours;  mais 
dans  ce  duel  inégal  et  sanglant  c'est  l'intérêt  de  l'Europe  qui  se  rencontre 
face  à  face  avec  un  ennemi  plus  redoutable  que  tous  ceux  qu'il  a  rencon- 
trés, c'est  la  liberté  de  tous  qui  est  en  péril,  c'est  la  paix  du  monde  qui  a 
son  nœud  à  Varsovie  et  à  Wilna.  Point  de  sécurité  pour  l'Occident,  à  coup 
sûr,  si  la  Russie  reste  définitivement  victorieuse  sur  la  ruine  de  tous  les 
droits  et  de  toutes  les  garanties!  Point  de  paix  durable,  si  on  la  cherche 
dans  des  transactions  équivoques  dont  les  traités  de  1815  ont  dit  le  dernier 
mot,  et  qui  ont  conduit  l'Europe  au  bord  de  l'abîme!  —  Je  laisse  à  juger  où 
est  la  vérité,  la  justice,  la  raison  prévoyante,  entre  les  tranchantes,  les 
cruelles  fantaisies  de  M.  Proudhon  et  ces  vigoureuses  déductions  d'un  es- 
prit méditatif  et  pénétrant,  entre  ces  deux  ordres  d'idées  que  je  ne  rap- 
proche que  parce  que  le  hasard  les  réunit  en  présence  d'une  situation  où 
s'agite  la  destinée  même  du  monde  contemporain  allant  aujourd'hui  à  la 
dérive. 

Certes  les  traités  de  1815  ont  eu  à  passer  par  d'étranges  épreuves  depuis 
qu'ils  existent;  ils  ont  eu  des  mésaventures  où  chacun  a  sa  part,  les  gou- 
vernemens  aussi  bien  que  les  peuples;  ils  ont  eu  notamment,  on  n'en  peut 
douter,  une  mauvaise  journée  le  5  novembre,  lorsque  l'empereur  laissait 
tomber  sur  eux  ces  paroles  qui  ressemblaient  à  une  oraison  funèbre  ou  à 
une  épitaphe,  et  dont  la  foudroyante  vérité  était  attestée  par  le  nom ,  par 
la  présence  même  de  celui  qui  les  prononçait.  L'histoire  contemporaine  ne 
s'est  faite  en  quelque  sorte  et  ne  se  fait  que  par  la  démolition  progressive 
de  l'œuvre  de  1815,  atteinte  de  toutes  parts  dans  son  esprit  comme  dans 
ses  dispositions.  Il  ne  manquait  plus  aux  traités  de  Vienne,  pour  dernière 
aventure  et  pour  suprême  condamnation,  que  de  trouver  le  dangereux  ap- 
pui, l'enthousiasme  meurtrier  de  M.  Proudhon.  Après  cela,  ils  sont  bien 
évidemment  finis,  ils  ne  se  relèveront  pas  de  ce  coup  d'une  apologie  peut- 
être  plus  étrange  qu'absolument  imprévue.  M.  Proudhon  aime  en  effet  à 
être  seul,  —  seul  au  milieu  de  son  parti,  au  milieu  de  tous  les  partis.  Que 
dis-je?  Seul  il  forme  son  parti,  seul  il  constitue  une  opinion,  et  dès  que 
tout  le  monde  en  venait  à  être  visiblement  dénué  d'enthousiasme  pour  les 
traités  de  1815,  dès  que  tous  les  esprits  tourmentés  de  malaise  semblaient 
aspirer  à  un  ordre  nouveau  ouvrant  une  issue  aux  droits  des  peuples,  il 
était  facile  de  prévoir  que  M.  Proudhon,  expert  aux  miracles  de  dialec- 
tique, toujours  prompt  à  se  jeter  sur  les  thèses  compromises,  entrepren- 
drait de  défendre  ce  qu'on  ne  défend  guère  plus,  et  voudrait  surpren- 
dre tout  le  monde  en  flagrant  délit  d'inconséquence  et  d'erreur.  —  Ah! 
vous  tous,  esprits  vulgaires,  peu  ouverts  à  la  logique  nouvelle,  retarda- 
taires de  la  démocratie  et  du  libéralisme,  agitateurs  de  vieilles  idées  et  de 
vieux  drapeaux ,  vous  croyez  que  les  traités  de  Vienne  sont  menacés  dans 
leur  existence,  parce  qu'ils  ont  été  cent  fois  violés!  Vous  vous  figurez 
peut-être  que  l'ordre  fondé  en   1815  n'a  point  été  tout  ce  qu'il  y  a  de 


1000  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mieux  pour  la  liberté  des  peuples,  que  tout  le  mouvement  moderne  a  eu 
besoin,  pour  se  produire,  de  briser  ce  moule  étroit!  Vous  imaginez  enfin 
que  cet  attentat  systématique  dirigé  aujourd'hui  contre  la  vie  d'un  peuple 
est  une  preuve  nouvelle  de  l'insuffisance  ou  de  l'iniquité  des  vieilles  com- 
binaisons, que  le  spectacle  de  la  Pologne  dévastée  et  ensanglantée  est  une 
humiliation  pour  le  droit,  pour  l'humanité,  pour  la  civilisation!...  Vous 
croyez  tout  cela!  —  Eh  bien!  M.  Proudhon  n'a  besoin  que  de  cent  pages 
et  de  sa  plume  accoutumée  aux  prodiges  pour  vous  prouver  que  c'est  tout 
le  contraire  qui  est  la  vérité. 

11  est  vrai  que  M.  Proudhon  avait  déjà  commencé  sa  démonstration  en  pre- 
nant l'Italie  à  partie,  et  il  la  continue  aujourd'hui  aussi  victorieusement  au 
sujet  de  la  malheureuse  Pologne.  Il  l'étend  même  et  lui  donne  toute  la  valeur 
d'une  théorie  générale.  Il  va  vous  prouver  que  des  traités  existent  d'autant 
mieux  qu'ils  sont  plus  souvent  et  plus  gravement  violés,  que  les  révisions 
dont  ils  sont  l'objet  en  sont  la  triomphante  consécration,  que  l'esprit  des 
combinaisons  de  1815  est  l'esprit  môme  de  la  démocratie,  et  que  le  spectacle 
offert  en  ce  moment  par  la  Pologne,  livrée  aux  barbaries  russes,  est  plein 
de  consolations  et  d'espérances  pour  l'humanité.  Comment  prouve-t-il  tout 
cela?  Ah!  je  n'en  sais  rien,  mais  il  le  prouve,  ou  il  croit  le  prouver,  et  il 
se  repose  dans  la  satisfaction  de  son  œuvre,  content  d'avoir  sauvé  la  démo- 
cratie du  déshonneur  des  aspirations  vers  un  droit  nouveau  et  des  sympa- 
thies pour  le  malheur.  M.  Proudhon,  dis-je,  aime  à  être  seul;  il  ne  l'est 
pas  autant  qu'il  le  croit  :  il  se  rencontre  dans  ses  interprétations  avec  tout 
ce  qu'il  y  a  d'absolutistes  dans  le  monde,  et  il  les  dépasse  quelquefois. 

Quand  M.  Proudhon  cherche  dans  les  violations  partielles  des  traités  inter- 
nationaux une  preuve  de  leur  existence  et  une  confirmation  de  leur  auto- 
rité, par  analogie  avec  les  lois  civiles  et  criminelles,  qui  n'existent  pas 
moins,  quoiqu'elles  soient  chaque  jour  enfreintes,  il  tremble  ne  point  se  dou- 
ter que  le  code  pénal  a  une  sanction,  qu'il  y  a  des  tribunaux  pour  juger, 
des  agens  publics  pour  exécuter  les  arrêts,  et  que  faute  de  cette  sanction, 
de  ces  tribunaux,  de  ces  exécutions  d'arrêts,  le  monde  s'en  irait  à  grands 
pas  vers  l'état  sauvage.  Quand  il  fait  des  combinaisons  de  1815  la  source  du 
mouvement  de  progrès  et  de  liberté  qui  a  signalé  notre  temps,  il  ne  paraît 
pas  soupçonner  que  ce  mouvement  s'est  produit  en  contradiction  et  en 
quelque  sorte  par  effraction  de  ces  combinaisons  graduellement  vaincues. 
Enfin,  quelque  superbe  que  soit  le  sophisme,  il  y  a  una  limite  où  il  devrait 
toujours  s'arrêter.  Quand  un  peuple  entier  est  en  armes,  défendant  son 
foyer,  sa  liberté,  sa  religion;  quand  ce  peuple  se  débat  dans  les  angoisses 
du  patriotisme,  déporté,  dépouillé  ou  mis  à  mort,  et  qu'on  a  soi-même  le 
malheur  de  rester  froid  devant  ce  spectacle  fait  pour  relever  les  âmes  en 
les  attristant,  il  faudrait  au  moins  se  taire  et  ne  point  ajouter  l'outrage 
lointain  aux  coups  implacables  des  persécuteurs.  Ce  n'est  pas  pour  les  vic- 
times que  je  parle,  c'est  pour  ceux  à  qui  il  serait  si  facile  de  ne  point  heur- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1001 

ter  un  sentiment  universel.  Savez-vous,  au  surplus,  quelle  est  la  conclusion 
de  M.  Proudhon  et  quel  programme  il  assigne  au  congrès,  à  ce  congrès  qui 
est  encore  et  plus  que  jamais  un  mythe?  Mon  Dieu!  cela  est  bien  simple  : 
il  s'agit  de  réviser  les  traités  et  d'en  renouveler  par  une  rédaction  plus  ex- 
presse les  dispositions  fondamentales;  il  s'agit  de  «  notifier  à  l'empereur 
de  Russie  que  le  congrès  se  tient  pour  satisfait  de  ses  explications,  qu'il 
n'attend  que  de  sa  prudence  la  pacification  de  ce  pays,  qu'il  ne  doute  pas 
que  la  Pologne,  éclairée  enfin  sur  les  causes  de  ses  infortunes  et  n'atten- 
dant plus;  rien  des  sympathies  de  l'Europe,  ne  s'apaise  d'elle-même,  mais 
que  le  congrès,  et  avec  lui  toute  la  démocratie  de  l'Occident,  seraient  heu- 
reux d'apprendre  que  l'empereur,  mettant  le  comble  à  ses  bienfaits,  a  donné 
des  terres  aux  paysans  de  Pologne  comme  à  ceux  de  Russie,  réduit  les  do- 
maines seigneuriaux  à  un  maximum  de  dix  hectares  et  doté  la  Pologne  et 
la  Russie,  désormais  confondues,  d'une  constitution  représentative  basée  sur 
le  suffrage  universel.  »  Voilà  le  programme!  Moyennant  cela,  on  n'a  qu'à 
désarmer  partout,  et  l'Europe  est  plongée  dans  les  délices  d'une  paix  du- 
rable. Le  sophisme  est  pourtant  quelquefois  risible,  sans  compter  le  reste, 
dans  sa  suffisance. 

Les  complications  actuelles  du  monde  sont  trop  sérieuses,  les  événemens 
de  1815  et  les  combinaisons  qui  en  ont  été  la  suite  ont  joué  et  jouent  en- 
core un  trop  grand  rôle  dans  le  mouvement  des  affaires  contemporaines,  la 
lutte  sans  merci  qui  se  poursuit  au  nord  de  l'Europe,  et  qui  n'est  que  l'ex- 
pression suprême  d'une  situation  poussée  à  bout,  a  un  caractère  à  la  fois 
trop  gravement  politique  et  trop  émouvant  pour  que  tous  ces  problèmes 
qui  agitent  la  conscience  des  peuples  aillent  s'obscurcir  dans  les  intempé- 
rances d'une  imagination  dévoyée;  ils  se  dégagent  dans  leur  vérité,  dans 
leur  simplicité  redoutable  aux  yeux  de  tous  ceux  qui  pensent ,  qui  réflé- 
chissent et  qui  cherchent  d'un  cœur  sincère,  d'un  esprit  animé  de  bonne 
volonté,  le  sens  des  choses  de  notre  temps.  Je  ne  sais  si  cette  crise  qui 
presse  et  étreint  la  vie  européenne  a  été  étudiée  nulle  part  avec  plus  de 
:  i'melé  et  plus  de  fécondité  ingénieuse  d'aperçus  que  dans  ces  pages  ano- 
..oasacrées,, elles  aussi,^à  l'analyse  de  toute  une  situation  et  à  la  re- 
-,  des  coadUioiis  d'une  paix  durable,  à  l'examen  rigoureux  et  péné- 
trant des  traités  de  1815  et  à  une  dissection  éloquente  des  élémens  plus 
:■ '-oérd  ;x,  souvent  inaperçus,  qui  s'agitent  sous  le  voile  des  politiques  offi- 
/i  \i  ■;.  i/auteur  avait  déjà  montré  dans  une  première  étude,  je  le  disais, 
r identité  qui  existe  entre  la,  cause  polonaise  et  la  cause  de  l'ordre,  de  la 
paix,  des  iurérècs  conservateurs  eu  Europe,  de  la  yx*aie  liberté,  qui  est 
aiLssi  l'urd'j  dans  notre  temps;  il, avait  montré  que  cette  insurrection  du 
droit,,  cette  manifestation  spontanée  et  héroïque  d'une  nationalité,  d'une 
société  se  disputant  à  la  destruction  n'avait  rien  de  commun  avec  les  doc- 
trines purement  révolutionnaires ,  que  le  grand  révolutionnaire  c'était 
le  gouverneiîient  russe,  et  en  vérité  c'est  M.  Proudhon  qui  par  son  aver- 


1002  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sion  pour  la  Pologne,  par  ses  préférences  instinctives  pour  la  Russie,  se 
charge  de  mettre  en  relief  ce  qu'il  y  avait  de  juste  et  de  lumineux  dans 
cette  thèse  d'un  patriotisme  intelligent.  L'auteur  va  plus  loin  aujourd'hui, 
il  élargit  le  terrain  et  il  étudie  cette  question  qu'un  Russe  appelait  la  ques- 
tion fatale  ou  la  question  suprême  au  point  de  vue  du  droit,  do  la  légalité 
diplomatique,  des  tendances  respectives  des  politiques,  des  nécessités  de 
la  civilisation  occidentale,  des  rapports  de  la  Russie  avec  la  Pologne  et 
avec  l'Europe.  Ce  qui  en  résulte,  c'est  un  enchaînement  aussi  nouveau  que 
saisissant  de  démonstrations  marchant  au  but  avec  une  logique  serrée  qui 
s'éclaire  à  chaque  pas  de  l'étude  de  tous  les  phénomènes  moraux  et  poli- 
tiques. Que  la  Pologne  reste  le  point  central  de  cette  œuvre  de  sincérité  et 
de  talent  qui  embrasse  en  réalité  l'état  de  l'Europe  tout  entière ,  c'est  d'a- 
bord par  une  raison  touchante  et  simple,  parce  que  l'auteur  est  Polonais, 
et  que  l'esprit  chez  lui  est  le  complice  du  patriotisme;  mais  c'est  aussi 
parce  qu'au  fond,  pour  tous  ceux  qui  veulent  bien  y  songer,  le  nœud  de 
cette  situation  alarmante  qui  se  déroule,  de  tous  ces  problèmes  qui  se  dé- 
battent, est  en  Pologne,  et  il  n'est  point  ailleurs.  Cette  paix  durable  à  la- 
quelle on  aspire,  elle  n'est  possible  en  effet  pour  l'Europe  que  par  une  paix 
également  durable  en  Pologne,  et  cette  paix  assurée  en  Pologne,  elle  ne 
peut  être  obtenue  que  par  une  solution  décisive  recherchée  en  dehors  des 
vaines  et  impuissantes  transactions. 

Une  chose  apparaît  à  travers  tout  dans  cette  crise  d'un  continent  et  d'une 
civilisation  qui  vient  se  concentrer  et  se  résumer  dans  la  tragédie  d'une 
nation  en  détresse  :  c'est  que  pour  le  peuple  polonais  il  n'y  a  plus  désor- 
mais qu'une  alternative,  triompher  ou  périr,  vivre  ou  être  exterminé  par 
le  fer  et  le  feu,  par  la  déportation  et  la  spoliation.  Seulement  ici,  à  cette 
extrémité,  s'élève  l'intérêt  de  l'Europe,  qui,  après  avoir  été  laissée» sans 
garantie  par  les  traités  de  1815,  se  trouverait  tout  à  coup  en  face  d'un  bien 
autre  péril  par  l'extermination  d'une  société  qui  porte  en  elle  l'esprit  oc- 
cidental. Ceux  qui  mettent  au-dessus  de  tout  la  séduisante  perspective  de 
voir  les  domaines  seigneuriaux  réduits  à  un  maximum  de  10  hectares  et  la 
Russie  donner  aux  paysans  polonais  des  terres  qu'ils  ont  déjà  reçues  des 
propriétaires  eux-mêmes,  ceux-là  peuvent  ne  pas  s'émouvoir  et  saluer  en 
Mouravief  un  vaillant  démocrate;  ils  auront  l'estime  de  M.  Proudhon.  Ceux 
qui  tiennent  encore  à  l'honneur  et  à  la  sécurité  de  la  civilisation  occiden- 
tale voient  grandir  ce  point  noir  et  sentent  bien  que  là  est  en  effet  la  pos- 
sibilité d'une  crise  suprême  d'autant  plus  redou?table  qu'elle  est  l'inconnu. 

Je  ne  parle  plus  des  traités  de  1815,  cette  barrière  désormais  renversée, 
cette  œuvre  merveilleuse  selon  M.  Proudhon ,  et  que  l'auteur  des  Condi- 
lions  d'une  paix  durable  en  Pologne  analyse  avec  une  sagacité  qui  réussit 
à  les  éclairer  d'un  nouveau  jour,  à  en  faire  saisir  l'essence  et  les  combinai- 
sons fuyantes.  Sans  nul  doute,  ces  traités,  mieux  respectés,  pouvaient  en- 
core maintenir  une  ombre  de  paix  :  ils  n'impliquaient  point  assurément 


REVUE. —    CHRONIQUE.  1003 

dans  tous  les  cas  l'extermination  de  la  nationalité  polonaise;  ils  reconnais- 
saient au  contraire  cette  nationalité,  ils  Fentouraient  de  garanties  par- 
tielles, et  c'est  même  la  seule  dont  ils  aient  parlé  en  l'appelant  par  son 
nom.  Ils  pouvaient  protéger  un  développement  régulier  dont  l'avenir  eût 
dit  le  dernier  mot.  Ce  qu'ils  auraient  pu  faire  encore,  je  n'en  sais  rien , 
et  ce  n'est  plus  que  d'un  médiocre  intérêt.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'ils 
ont  disparu  dans  le  tumulte  des  événemens,  dans  des  violations  succes- 
sives qui ,  au  dire  de  M.  Proudhon,  les  recommandaient  à  la  considération 
du  monde,  et  la  Russie  en  est  venue  à  ce  point  de  prétendre  même  sous- 
traire à  la  juridiction  de  l'Europe  les  provinces  auxquelles  elle  s'était  enga- 
gée à  donner  «  une  représentation  et  des  institutions  nationales.  »  Par  une 
gradation  ingénieuse,  les  provinces  de  Litjiuanie  et  de  Ruthénie  ont  com- 
mencé par  être,  dans  le  langage  officiel  russe,  «  les  provinces  incorporées  à 
l'empire,»  elles  sont  devenues  bientôt  «  les  provinces  reconquises,  »  et 
elles  ont  fini  par  être  simplement  «  les  provinces  occidentales  de  l'em- 
pire. »  Voilà  ce  que  sont  devenus  les  traités  stipulant  des  institutions  «  des- 
tinées à  conserver  la  nationalité  polonaise.  »  L'œuvre  de  Vienne  pût-elle 
d'ailleurs  être  rétablie,  à  quoi  servirait-elle?  On  verrait  alors  recommen- 
cer infailliblement  cette  série  de  froissemens  et  de  conflits  où  la  force  reste 
toujours  victorieuse;  ce  ne  serait  point  certes  une  paix  durable,  ce  serait  à 
peine  une  paix  précaire.  La  lutte  renaîtrait  comme  elle  est  née,  terrible  et 
implacable. 

C'est  qu'en  effet  ce  n'est  plus  une  question  d'interprétation  des  traités. 
La  lutte  inévitable,  toujours  renaissante,  tient  à  des  causes  bien  autrement 
profondes,  et  c'est  ici  que  ces  pages  sur  les  Condiiions  d'une  paix  durable 
prennent  surtout  un  singulier  caractère  de  nouveauté  en  dépeignant  cette 
incompatibilité  absolue  qui  ne  fait  que  s'aggraver  entre  la  société  polo- 
naise et  la  Russie,  l'impossibilité  de  trouver  la  paix  dans  les  transactions, 
justement  parce  que,  si  la  Pologne  est  toujours  conduite  à  revendiquer 
sa  liberté ,  son  droit  national  et  social ,  c'est  d'un  autre  côté  une  fatalité 
pour  la  Russie  de  chercher  à  briser  cet  obstacle.  Ce  n'est  point  une  fata- 
lité de  croissance  légitime,  c'est  une  fatalité  d'ambition  et  de  tradition. 
A  vrai  dire,  la  sphère  d'action  légitime  de  la  Russie  proprement  dite  ne  va 
pas  au-delà  du  Dnieper;  c'est  là  sa  frontière  naturelle  comme  nation.  Le 
jour  où  elle  a  franchi  cette  limite,  elle  a  été  contrainte  à  procéder  par  les 
assimilations  violentes,  à  exterminer,  à  maintenir  sa  domination  par  la 
force,  et  elle  a  été  réduite  à  marcher  toujours  en  avant  pour  sa  défense. 
La  politique  d'envahissement  est  née  avec  Pierre  le  Grand,  et  cette  poli- 
tique a  eu  pour  la  Russie  elle-même  deux  résultats  également  désastreux  : 
d'abord  l'etfacement  de  l'intérêt  national  russe ,  la  création  abstraite  de 
l'état,  de  l'autocratie  comme  moyen  de  gouvernement  intérieur,  et  la  con- 
quête au  dehors. 

C'est  ce  système  qui,  à  travers  des  alternatives  de  réaction,  n'a  cessé  de 


lOOA  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  développer  et  de  grandir  sans  essayer  même  de  se  déguiser.  Un  instant, 
sous  l'empereur  Alexandre  1",  une  autre  politique  sembla  prévaloir  :  c'é- 
tait une  réaction  contre  l'esprit  de  conquête  brutale.  Alexandre  l"  ne  mé- 
connaissait pas  alors  le  caractère  national  des  provinces  polonaises  échues 
à  son  empire  par  suite  de  ces  partages  qu'il  jugeait  sévèrement;  il  songeait 
même,  on  s'en  souvient,  ne  fût-ce  que  par  fantaisie,  à  reconstituer  la  na- 
tionalité polonaise,  et  par  une  coïncidence  naturelle,  en  même  temps  qu'il 
désarmait  en  quelque  sorte  l'ambition  extérieure,  il  se  proposait  d'intro- 
duire des  réformes  libérales  en  Russie.  Bientôt  cependant  la  pensée  de 
Pierre  I"  renaissait  sous  un  autre  règne,  et  l'empereur  Nicolas  alla  plus 
loin  :  il  fit  de  cette  politique  une  affaire  de  sentiment  national,  d'ambition 
nationale;  il  réussit  à  intéresser  son  peuple  à  cette  idée  de  domination. 
Une  fois  encore  la  guerre  de  Crimée  vint  faire  reculer  la  politique  d'enva- 
hissement et  contraindre  la  Faissie  à  se  replier  en  elle-même,  à  se  recueil- 
lir, à  se  replacer  en  face  de  sa  propre  situation  intérieure.  La  pensée  de 
violence  et  d'usurpation  s'est  réveillée  en  présence  de  l'insurrection  polo- 
naise, et  alors  ce  qu'on  avait  vu  sous  l'empereur  Nicolas  a  été  dépassé. 
Aussi  tous  les  hommo"?  qui  avaient  servi  aveuglément  le  dernier  tsar,  et  qui 
avaient  semblé  un  moment  s'effacer  sous  le  nouveau  règne,  ont-ils  reparu 
sur  la  scène,  de  telle  sorte  que  dans  cette  voie  la  Uussie  ne  s'arrête  par  ac- 
cident que  pour  aller  bientôt  plus  loin.  Après  l'avoir  subie,  elle  en  vient  à 
se  faire  gloire  de  cette  fatalité  qui  l'oblige  à  ne  point  respecter  d'abord  les 
garanties  qu'elle  a  reconnues,  pour  finir  par  avouer  tout  haut  la  pensée 
d'une  conquête  radicale  et  absolue  par  l'extermination  et  la  spoliation.  Et 
quand  la  Russie  resterait  souveraine  maîtresse  sur  la  Vistule  jusqu'à  la 
frontière  de  la  Galicie,  quand  elle  aurait  réussi  à  tarir  la  dernière  goutte 
du  sang  polonais,  quand  elle  serait  parvenue  à  tout  supprimer  en  Pologne, 
langue,  institutions,  religion,  mœurs  domestiques,  propriétaires,  indépen- 
dance du  foyer,  le  souvenir  et  l'espérance;  quand  tout  cela  serait  arrivé, 
l'Europe  croirait-elle  alors  son  repos  bien  assuré?  Elle  n'aurait  point  dans 
tous  les  cas  conquis  cette  paix  durable  à  laquelle  elle  aspire.  11  y  a  des  es- 
prits qui  redoutent  pour  la  liberté  intérieure  cette  perspective  d'une  entre- 
prise tendant  cà  la  libération  d'un  peuple.  Ce  qui  est  bien  plus  à  redouter 
au  contraire,  c'est  l'abandon  d'une  nation  attachée  aux  principes  modernes, 
au  mouvement  occidental,  par  tout  le  sang  qu'elle  verse,  par  ses  traditions; 
c'est  le  sacrifice  du  droit,  de  l'humanité,  de  la  civilisation,  devant  l'inquié- 
tante puissance  qui  travaille  à  se  former  sur  des  ruines;  c'est  enfin  la  suite 
des  combinaisons  qui  peuvent  naître  de  cette  situation  nouvelle.  Lorsqu'on 
a  vu,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps  encore,  en  présence  de  la  réunion  des 
souverains  allemands  à  Francfort,  ces  essais  de  rapprochement  entre  la 
France,  la  Russie  et  la  Prusse,  pense-t-on  que  ce  fut  un  bien  heureux  pré- 
sage pour  la  liberté  intérieure  des  peuples?  Et  si  ces  essais  se  renouve- 
laient, si  on  voulait  tenter  la  France,  qui  ne  se  laisserait  pas  tenter  sans 


REVUE.    CHRONIQUE.  1005 

nul  doute,  pense-t-on  que  ce  fût  dans  une  pensée  bien  favorable  au  déve- 
loppement libéral  du  continent? 

Ainsi  apparaît  ce  redoutable  problème  qui  tient  l'Europe  en  suspens,  et 
dont  l'auteur  des  Condilions  d'une  paix  durable  en  Pologne  rassemble  d'une 
main  habile  les  élémens  multiples.  Ce  qui  sortira  dans  un  temps  prochain 
de  cette  situation  qui  se  complique  et  se  développe  pas  à  pas,  nul  ne  sau- 
rait le  dire.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  est  en  face  d'une  crise  devant 
laquelle  on  ne  reculerait  qu'en  abdiquant,  qui  est  un  peu  partout  sans 
doute,  mais  qui  est  principalement  à  Varsovie,  à  Wilna,  parce  que  là  le  sang 
coule,  là  sévit  la  plus  affreuse  lutte  engagés  contre  un  peuple.  Si  l'Europe 
ne  voyait  pas  un  intérêt  sérieux,  décisif  pour  elle  en  Pologne,  il  est  certain 
que  son  intervention  a  été  démesurée,  inconséquente  et  périlleuse.  Si  cet 
intérêt  existe,  comme  on  n'en  peut  douter,  s'il  est  éclatant  comme  le  jour, 
la  question  est  la  même  aujourd'hui  qu'hier,  aggravée  seulement  des  vio- 
lences et  des  attentats  érigés  en  système,  et  que  le  congrès  se  réunisse  ou 
qu'il  s'évanouisse  comme  une  ombre,  c'est  là,  sur  ces  sanglans  champ  de 
bataille  de  Pologne,  qu'est  la  solution;  c'est  là  qu'est  le  secret  de  cette  paix 
durable  à  laquelle  on  n'arrivera  que  lorsque  la  force  aura  consenti  à  recon- 
naître la  justice  pour  règle,  quand  le  droit  aura  retrouvé  sa  puissance, 
quand  la  liberté  et  l'indépendance  auront  repris  leur  place  dans  la  vie  des 

peuples.  CIÎ.   DE   MAZADE. 


Lti  saison  des  théâtres  lyriques,  qui  s'avance,  n'a  rien  encore  produit  de 
saillant.  C'est  le  vieux  répertoire  qui  règne  à  l'Opéra,  à  l'Opéra-Comique, 
au  Théâtre-Lyrique,  et  surtout  au  Théâtre-Italien,  qui  a  bien  de  la  peine  à 
ressaisir  la  vogue  qu'il  a  eue  sous  la  restauration  et  le  gouvernement  de 
juillet.  Excepté  le  grand  chanteur  Fraschini,  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
le  reste  du  personnel  réuni  par  la  nouvelle  administration  n'est  pas  tout  ce 
qu'on  peut  désirer.  Cependant  nous  avons  eu  à  ce  théâtre,  si  nécessaire  à 
la  conservation  du  bel  art  de  chanter,  de  très  belles  représentations.  On  a 
repris  tour  à  tour  Rirjolello,  la  TravkUa,  la  Lucia,  Liicrezia  Borgia,  la 
Norma,  il  Barhlere  di  Sirnglia,  il  Trovalore,  et  tout  récemment  la  Cene- 
rentola.  M.  Fraschini  a  été  admirable  dans  tous  les  rôles  qu'il  a  abordés. 
11  s'est  élevé  très  haut,  surtout  dans  la  scène  finale  de  la  Lucia  de  Doni- 
zetti,  où  ses  sanglots  ont  ému  toute  la  salle,  qui  était  remplie  d'un  public 
émerveillé.  Dans  il  Trocalore,  il  est  parfois  sublime.  Il  chante  purement 
et  avec  une  douce  émotion  la  romance  du  troubadour,  —  Deserio  sulla 
lerra.  —  Sa  voix  pure  domine  sans  effort  dans  le  trio  vigoureux  qui  vient 
après;  il  a  de  beaux  niomens  dans  le  duo  avec  la  zingam,  et  il  est  touchant 
dans  la  scène  si  pathétique  du  Miserere.  Jamais  M.  Fraschini  ne  crie;  dans 
les  élans  les  plus   énergiques,  il  reste  chanteur,  et  jamais  le  son  ne  perd 


1006  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  caractère  mélodique.  Bon  style,  belle  voix,  comédien  suffisant,  at- 
tentif et  modeste  dans  sa  contenance,  M.  Fraschini  est  presque  parfait 
dans  le  rang  moyen  où  il  faut  le  placer.  Rubini  était  un  oiseau  merveil- 
leux qui  n'avait  qu'à  ouvrir  la  bouche  pour  enchanter  le  monde ,  tandis 
que  M.  Fraschini  est  un  chanteur  exquis,  un  artiste  intelligent,  qui  repré- 
sente bien  la  grande  et  belle  école  de  son  pays.  M.  Fraschini  vaut  à  lui  seul 
les  cent  mille  francs  dont  on  a  privé  le  Théâtre-Italien.  M'"«  de  Lagrange,  qui 
va  bientôt  retourner  à  Madrid,  où  s'est  formée  sa  réputation,  a  supporté 
depuis  le  commencement  de  la  saison  un  répertoire  assez  lourd  :  elle  a 
chanté  tour  à  tour  dans  la  Traviala,  dans  R'ujolello,  dans  la  Liicia,  dans  la 
Lucrezia  Boryia.  Dans  tous  ces  ouvrages,  elle  a  fait  preuve  d'une  grande 
énergie  et  d'un  véritable  talent  de  comédienne.  Possédant  une  voix  vigou- 
reuse, qui  n'est  plus  jeune,  et  une  vocalisation  brillante,  dont  elle  abuse, 
M'"'  de  Lagrange  a  eu  de  beaux  élans  dans  la  scène  finale  de  la  Lucrezia 
Dorgia,  dans  plusieurs  morceaux  de  Rigoletto  et  dans  la  scène  touchante  du 
quatrième  acte  du  Trovalore.  Si  cette  noble  artiste  ne  gâtait  pas  souvent  les 
qualités  réelles  qu'elle  possède  par  des  traits  nombreux  de  mauvais  goût, 
son  succès  à  Paris  aurait  été  moins  contesté.  Une  femme  qui  porte  un  nom 
illustre  dans  les  arts,  M""^  Méric-Lablache,  a  débuté  pour  la  première  fois 
à  Paris  dans  le  rôle  de  la  bohémienne  du  Trovatore.  D'une  physionomie 
piquante,  possédant  une  voix  assez  forte  de  mezzo-soprano.  M""'  Méric-La- 
blache est  surtout  une  comédienne  intelligente  qui  a  su  donner  à  ce  per- 
sonnage profond  d'Azucena  une  physionomie  nouvelle  et  originale.  Aussi 
aTt-elle  été  accueillie  par  le  public  avec  une  faveur  marquée.  Si  M'"'=  lléric- 
Lablache  parvient  à  se  corriger  de  quelques  petits  défauts  de  prononciation, 
et  surtout  si  elle  s'applique  à  mieux  articuler  les  mots  italiens,  on  peut  lui 
prédire  une  brillante  carrière  dans  le  genre  de  rôles  auxquels  elle  semble 
destinée.  Un  nouveau  baryton,  M.  Giraldoni,  qui  a  chanté  en  Italie  pendant 
plusieurs  années,  et  qui  est  aussi  bon  Français  que  M""'  de  Lagrange,  a  débuté 
tout  récemment  dans  il  Trovatore  par  le  rôle  du  comte  de  Luna.  M.  Giral- 
doni possède  une  assez  bonne  voix,  dont  il  se  sert  avec  une  certaine  expé- 
rience; il  est  bien  en  scène,  et  tout  annonce  qu'il  sera  un  artiste  de  talent, 
fort  utile  à  la  troupe  de  virtuoses  que  possède  cette  année  le  Théâtre-Ita- 
lien. Nous  finirons  en  annonçant  l'arrivée  de  M"'"  Borghi -Mamo,  que  le 
public  de  Paris  connaît  de  reste,  et  qui  a  fait  son  apparition  dans  il  Bar- 
hlere  et  dans  la  Cenerenlola.  p.  scudc. 


V.    DE    MAhS. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


QUARANTE-nmTIÈME  YOLïïME 


SECONDE    PÉRIODE.    —    XXXIIP    A:NNÉE. 


NOVEMBRE  —  DÉCEMBRE  1863 


Livraison  dn  i"  Novembre. 

Mux\iCH,  l'Art  par  i,a  Critique,  par  M.  Charles  de  rxÉMUSAT,  de  l'Académie 

Française , 5  , 

La  Tradition  constitutionnelle  dans   la  révolution  française  de  1789  a  18G3 

ET  LES  RÉFORMES  POLITIQUES,  par  M.  L.  DE  CARNE,  de  l'Académie  Française.        37 
Le  Second  Brutus  d'après  les  Lettres  de  Cicéron,  par  M.  Gaston  BOISSIER.        62 
L'Économie  rurale  de  la  Néerlande,  scènes  et  souvenirs  d'un  voyage  agricole. 
—  II.  —  La  Zélande,  la  vallée  du  Rhin  et  la  Groningue,  par  M.  Emile 

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Meister  de  Goethe  ,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 178 

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M.  BEULÉ,  de  l'Académie  des  Beaux-Arts 257 

La  Navigation  aérienne.  —  Les  Aérostats  et  les  Aéronefs,  par  M.  H.  BLERZY.      279 
Le  Duc  de  Broglie,   sa  Vie  politique  et  ses  Écrits,  par  M.   Léonce  de  LA- 

VERGNE,  de  l'Institut , 307 


1008  TABLE    DES    MATIERES. 

A  PROPOS  DES  CuARMETTES,  EXCURSION,  pai"  M.  George  SAND , 341 

Frédérique,  suite  du  Chevalier  Sarti.  —  I.  —  Madame   de  Narrai.,  par  M.  P. 

SCUDO 300 

L'Angleterre  et  la  Vie  anglaise.  —  XXII.  —  Paysages  et  MœuRS  de  la  Cor- 

NouAiLLE ,  par  M.  Alphonse  ESQUIROS 399 

La  Science  idéale  et  la  Science  positive,  par  M.  Mvrcellin  BERTHELOT 4i2 

Le  Littoral   de  la  France.  —  III.  —  Les  Plages  et  le  Bassin  d'Arcachon, 

par  M.  ELISÉE  RECLUS 400 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 49  2 

Revue  Musicale.  —  Les  Troyens ,  de  M.  Berlioz 503 

Essais  et  Notices.  —  Publications  nouvelles 506 

Livraison  du  1"  Décembre. 

L'Anneau  d'Amasis,  par  M.  E.-D.  FORGUES M3 

Le  Matérialisme  contemporain.  —  Une  Théorie  anglaise  sur  les  Causes  finales, 

par  M.  Paul  JANET 556 

Frédérique,  suite  dv' Chevalier  Sarti.  —  II.  —  Une  Représentation  du  Frey- 

schiJlz,  par  M.  P.  SCUDO 587 

La  Guerre  des  Restaux  et  le  RiioiME  des  Chemins  de  Fer  en  1803,  par  M.  A. 

AUD1GANNE 620 

Les  Lois  et  les  Moeurs   Électorales  en   France,  par  M.  Antomn  LEFÈVRE- 

PONTALIS 647 

L'Expédition  du  Mexique  et  la  Politique  française,  par  M.  Charles  de  MA- 

ZADE 675 

Le    Théâtre   contemporain.  —  Montjoye ,   de  M.    Octave   Feuillet,  etc.,   par 

M.   Emile  MONTiiGUT. , 707 

Beaux-Arts.  —  Un  Tableau  de  François  Clouet,  par  3L  L.  VÎTET,  de  l'Aca- 
démie Franç.iise 723 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 735 

Essais  et  Notices.  —  Publications  nouvelles , 740 

Livraison  du  15  Béccmlire. 

Le  Mariage  du  Duc  POMPÉE,  par  M.  E.  D'ALTON-SHÉE 733 

La  Peinture  des  Coupoles.  —  La  Nef  de  Sunt-Rocii,  pi;      . 

BORDE.... Ml 

Frédérique,  suite  du  Chevalier  Sarti.  —  111.  —  '     ■    ' 

par  M.  P.  SGUDO 1^23 

Les  Antilles    françaises,  souvenirs   et   tableux.  —  T 

Travail  libre  et  l'Émigration,  par  M.  Ed.  DU  HA  ■ n.%"i 

Les  Chants  populaires  de  l'Angleterre,  par  M.  E.-J.-B.  ilAïrihiVï. .  .  .        i.^1 

L'Ecole  de  Rome  au   dix-nluvième  siècle,  par  IL  EErLTi ,  ilo"  l'A  ;  uô' 

Beaux-Arts '-o 

Le   PiOMAN    anglais    contemporain. —  Une   HisTOii.,     h.j.t  .,.■,,  , 

George  Eliot,  par  M.  E.-D.  FORGUES 

L'Agitation  allemande  contre  le  Dan.-.jiark,  par  M.  A.  GEFFRO  i' '  •>  ; 

Chronique  de  la  Quinz.\ine.  —  Histoire  politique  et  littéraire DSi 

Essais  et  Notices.  —  La  Paix  durable   et  les  Publications  politiques  ,  par 

M.  Ch.  de  MAZADE , S9G 


Paris.  —  Imprimerie  de  J.  CLAYB,  7  rite  ' 


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