TUFTS COLLEGE LIBRARY.
QIKT OK
JAMES D. PERKINS,
OCT. 1901.
M^s^^St^::.
n:. y-r-
^ ^
.Jjj^i^^.
REVUE
DES
DEUX MONDES
kXXIIP ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME XLVIII. — l*' NOVEMBRE 1863.
PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE
RUE SAINT-UEXOIT, 7
REVUE
XUFTS OOLIrFGB
DES
DEUX MONDES
XXXIIP ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUARANTE-HUITIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1863
TUFTS OOLLEGB^
LÎBRABT.
MUNICH
L'ART PAR LA CRITIQUE
L'histoire a tout envahi, et peut-être , s'il fallait définir le plus
grand changement qui se soit opéré dans notre manière de considé-
rer les choses, depuis la législation jusqu'à la philosophie, depuis
les mœurs jusqu'aux arts, devrait-on dire qu'il consiste dans notre
disposition à rechercher moins ce que les choses sont ou doivent
être par elles-mêmes que ce qu'elles ont été et ce qu'elles sont de-
venues. On s'attache aux effets du temps plus qu'à ce qui est de
tous les teifîps. Malebranche disait qu'il n'enviait que la science du
premier homme. On la dédaignerait aujourd'hui : elle n'avait point
de passé.
Ce qu'on appelait autrefois l'esprit classique était précisément
l'inverse de l'esprit historique. Quoiqu'il remontât les siècles pour
retrouver en tout les modèles et les règles, il ne tenait nul compte
de l'influence des siècles, et méprisait les révolutions des idées et
du goût. 11 n'estimait, il n'admettait que ce qui avait été pensé,
fait, produit à un certain moment. Peu importait que la succession
des âges eût amené, puis emporté, par une action presque égale-
ment nécessaire, ce qu'on proposait à notre exclusive admiration :
il fallait toujours rester au même point; on avait eu tort tant qu'on
n'y était pas arrivé, tort dès qu'on s'en était écarté. Dans l'ensei-
gnement universitaire, on nous fixait jadis un degré précis en-deçà
ou au-delà duquel il ne se rencontrait plus qu'erreur et péril; c'é-
tait comme une orthodoxie, on y devait toujours revenir ou ne s'en
départir jamais; en d'autres termes, il fallait se soustraire à fin-
b REVUE DES DEUX MONDES.
fluence du temps, et tenir pour non avenu ce que le cours irrésis-
tible des événemens opère dans l'état intellectuel et moral des so-
ciétés. L'esprit historique au contraire, en recueillant les faits, a
constaté les rapports qui les unissent; il a vu qu'il n'en était aucun
de quelque importance qui ne devînt cause après avoir été résultat,
et il a montré comment se modifiaient sous le poids des âges, et
comme par une élaboration sans terme , toutes les œuvres , toutes
les formes de l'activité humaine. Il a même poussé trop loin cette
déférence raisonnée pour la force des choses, au point de prendre
quelquefois pour des lois des accidens et de se faire accuser de ten-
dance au fatalisme. Ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui en tout,
même dans les lettres et les arts, nous nous efforçons de trouver
pourquoi la pensée, le goût et le talent ont revêtu telle forme ou
suivi telle direction, et dès que nous en avons aperçu la raison, prêts
à excuser tout ce que nous expliquons, nous transportons dans les
choses de goût la maxime qu'il faut souffrir ce qu'on ne peut em-
pêcher et se résigner à l'inévitable.
Aussi le mot de critique, dont on fait tant de bruit, a-t-il changé
de sens. Ce n'est plus le nom de l'art de rapporter à certaines lois
abstraites que l'on croyait celles du vrai, du juste ou du beau, les
œuvres de l'esprit humain; c'est plutôt l'investigation des causes
qui en ont amené la production et déterminé la nature, c'est l'étude
expérimentale des lois que, dans l'ordre de son développement suc-
cessif, suit le génie de l'homme, qui n'est plus celui de quelques
individus d'élite, mais l'ensemble des conceptions qui ont régné
tour à tour dans ce monde. La critique, c'est l'histoire de l'huma-
nité pensante.
On peut en dire beaucoup de bien et beaucoup de mal, disserter
complaisamment sur les inconvéniens et les avantages respectifs du
classique et de l'historique; toujours est-il que nous en sommes
tous venus à mêler en tout le fait et le droit, à prendre même sou-
vent l'un pour l'autre, à contrôler, selon notre petit ou grand sa-
voir, ce que nous avons de goût par ce que nous avons d'érudition,
à interroger le temps pour connaître ce que doit penser la raison,
et à transformer la dialectique de Platon en archéologie. Étonnez-
vous après cela que l'inspiration soit rare et l'originalité difficile.
C'est la même cause qui fait que dans la pratique sociale les vo-
lontés sont sans énergie et les caractères sans indépendance.
Mais ne faisons pas le procès à l'esprit du temps; cela porte mal-
heur, et nous avons d'ailleurs trop souvent montré dans la Bévue
comment il nous semblait qu'il pouvait, s' amendant lui-même,
dominer ses faiblesses et porter légèrement ce poids du savoir et
de l'expérience sous lequel on voudrait l'accabler. Les réflexions
MUNICH, LART TAR LA CRITIQUE. 7
qu'on vient de lire n'ont pour but aujourd'hui que d'expliquer le
genre d'intérêt que prennent spécialement les voyages au temps
où nous sommes. Malgré la puissance d'assimilation qui pèse sur
le monde, tout n'est pas encore tellement uniforme qu'en chan-
geant de lieu, on ne croie à un certain point changer de temps; tous
les objets n'ont pas perdu l'empreinte de leur date, et, à côté de
cette ferveur industrielle qui à coups de marteau détruit tout dans
l'intérêt de l'alignement et de la symétrie, il s'est développé un
certain respect de la vétusté, une commune intelligence du passé
qui veille sur les ruines, les conserve, les répare même, et va jus-
qu'à renouveler par une imitation studieuse ce que le temps a dé-
truit. La curiosité historique ne se contente pas de garder les mo-
numens, elle en refait; l'archéologie enfante l'archaïsme. C'est dans
les arts surtout que ces fantaisies de l'esprit du temps se déploient
avec le plus de liberté et de succès. Dans les lettres, dans la poli-
tique, le jeu serait moins sûr, et l'esprit historique n'a point là ses
coudées franches : la conservation n'est pas chose aisée, et la res-
tauration tourne à l'impossible; mais dans les arts la critique a pu,
en certaines circonstances favorables, se donner pleine carrière. Je
ne sais point d'occasion meilleure pour juger de ce qu'elle sait faire
que d'aller à Munich , et l'on rendra même l'exploration plus in-
structive et plus piquante en s'y rendant par Nuremberg.
I.
Malgré l'ancienneté de la maison de Wittelsbach, et quoiqu'elle
ait donné un empereur à l'Allemagne, l'électeur de Bavière, du
temps qu'il y avait des électeurs, était un des derniers en date. On
l'appelait monsieur, comme les autres, au congrès de Westphalie,
et celui qui le troisième porta ce titre, Maximilien-Marie, crut ga-
gner beaucoup lorsque son envoyé, qu'on ne traitait pas d'excel-
lence, s'ingéra de dire à Versailles, en 1709, Vcdectcur tout court,
comme on dit le roi. « Cette gangrène ^d^^^dt, aisément aux Français...
— Tout passe, s'écrie Saint-Simon, tout s'élève, tout s'avilit, tout
se détruit, tout devient chaos. » Mais cet électeur, quoiqu'il dût son
rang à l'Autriche, était tellement serré de près par elle et par elle'
spolié au besoin, qu'il devint le favori de la France , joua pour elle
ses états dans la guerre de la succession et sa vie à la bataille de
Ramillies. L'alliance était si naturelle, si politique, que, pour faire
son fils empereur, Louis XV courut tous les risques d'une guerre
générale, et Napoléon regarda comme un des fruits de la victoire
d'Austerlitz de faire un roi de son successeur. Maximilien P"" était
un prince sage qui fut reconnaissant tant que sa reconnaissance ca-
8 REVUE DES DEUX MONDES.
cira avec son intérêt; mais quand il vit qu'elle le mettait au ban de
l'Allemagne, il tourna bride, ce qui ne nuisit pas à la bataille de
Leipzig. Son fils, monté sur le trône en 1825, est ce roi Louis qui a
fait de la ville de Munich ce qu'elle est. A peine sur le trône, il té-
moigna de ses goûts classiques en montrant pour les Grecs insur-
gés, appelés pacifiquement les chrétiens d'Orient, un intérêt assez
hardi parmi ceux de sa condition. L'année suivante, il fit le voyage
d'Italie, qu'il répéta presque tous les ans. En 18*29, il publia son
recueil de poésies. Trois ans après, il donna son fils pour roi à la
Grèce, qu'il visita en curieux dès qu'il en fut le maître, prétendant
politique un voyage tout littéraire. Dans un autre temps, un tel
monarque eût été l'idole des universités et des étudians. Malheu-
reusement il ne lui manquait aucun des goûts universitaires. Ses
vers avaient laissé entrevoir quelque disposition germanique à poé-
tiser le genre de distraction que Goethe fait chercher au comte
d'Egmont dans la chambrette de Claire, et juste en 1847, année mal
choisie pour un coup de tête, Claire devint comtesse de Landsfeld. On
ne sait pas communément que l'administration de cette dame était
libérale: elle faisait la guerre aux jésuites, qui, suivant leur usage,
avaient en Bavière fait grand tort au gouvernement; mais elle re-
présentait le bon plaisir sous toutes ses formes. Elle n'échappa point
aux barricades, si bien qu'à la seconde épreuve le roi abdiqua. C'é-
tait en 18Zi8; il avait donc régné vingt-trois ans. Ce règne, que la
politique ne recommandera pas beaucoup à l'histoire, avait été re-
marquable et fécond à d'autres égards. L'histoire de l'art du moins
en tiendra compte.
Ce prince était, comme on l'a vu, grand ami de ce que les Alle-
mands nomment la culture. 11 était un scholar et un poète ; il était
antiquaire, helléniste, esthétiste, et en même temps fidèle catho-
lique, amateur, je le crois bien, en toutes choses. Ses sentimens
étaient surtout des goûts, et, facihtés par l'autorité royale, ces
goûts pouvaient devenir à l'aise des manies ou des passions. N'im-
porte, il y a noblesse d'esprit dans tout cela; la science et l'art ne
rencontrent pas souvent de tels amis sur le trône.
Malgré ses poésies, il était, bien entendu, de l'école critique. Il ad-
mirait l'art en archéologue, et, ayant conçu l'idée singulière d'éri-
ger sa capitale en école et en musée, il fit appel à l'érudition et
protégea ou exploita ce mouvement de recherche et d'étude qui de-
puis Lessing avait porté les écrivains à penser pour les artistes.
Ceux-ci à leur tour, séduits par l'exemple, tendaient à devenir
sa vans. Un prince qui goûtait leurs études et leurs travaux leur
donna Munich à embellir ou plutôt à transformer. Il voulut que la
Grèce, Rome, le moyen âge. la renaissance, y fussent représentés
MUNICH, LART PAR LA CRITIQUE. 9
non-seulement par des collections de toutes les sortes de monumens
du passé, mais par l'imitation studieuse et la reproduction systéma-
tique de toutes les œuvres de l'art de ces quatre grandes époques.
L'architecture athénienne, impériale, byzantine, romane, gothique,
florentine, pontificale, s'efforça de renaître et demanda à la pein-
ture et à la sculpture de lui prêter toutes les décorations appro-
priées au temps et au style qu'elle affecta de reproduire.
Munich, ville d'une importance assez nouvelle, tient si peu de
place dans l'histoire, qui n'a pas même mentionné son origine,
qu'on aurait tort d'y chercher un spécimen complet des cités du moyen
âge. Ce n'est que dans les vieux quartiers qu'il en reste des traces;
mais dans la partie est et nord-est, où le voyageur arrive et réside,
il ne voit que nouveautés et constructions d'hier. Le contraste est
donc très frappant, si l'on vient par exemple d'Augsbourg, d'Inns-
bruck et plus encore de Nuremberg. Cette ancienne ville impériale,
nom qui désigne toujours une ville créée par la bourgeoisie, et libre
en ce sens qu'elle n'était pas gouvernée féodalement, avait été de
bonne heure portée par le trafic et l'industrie à un haut degré de
prospérité. Le cours des affaires commerciales changea par la dé-
couverte du passage du Cap, et Nurembei'g s'arrêta dans 'sa marche
progressive; elle resta assez riche pour se conserver, et ne changea
plus. C'est donc une grande cité du moyen âge arrêtée et comme
immobilisée à la fin du xy" siècle.
On sait que c'est de Nuremberg que viennent ces villes de bois,
joujoux dont jadis les enfans s'amusaient fort. Ce sont les paysans
des forêts de la Thuringe qui les découpent avec leurs couteaux. Eh
bien! ces villes de bois sont copiées sur Nuremberg. Les pignons poin-
tus de ses maisons bizarres, leurs nombreux étages, leurs ouvertures
multipliées, qui les font souvent ressembler à une claire-voie vitrée,
leurs toits, dont la hauteur démesurée est percée d'une multitude
de lucarnes, leurs murailles diversement coloriées, ornées parfois
d'arabesques et même de sujets historiques ou sacrés, parfois d'en-
cadremens sculptés, de portails, de balcons ou de lanternes tra-
vaillés avec un art capricieux, donnent à des rues tortueuses, à des
places irrégulières un caractère original que ne supporteraient pas
longtemps nos édilités modernes. Joignez-y des remparts crénelés
flanqués de tours à mâchicoulis, un château construit sur un rocher,
le burg, qui faisait un burgrave de l'officier préposé par l'empereur
jusqu'en 1417 à la garde de la ville, et des églises du xiii^ ou du
xiv siècle, Saint-Sebald, Saint- Laurent, Fraucnkirche (Notre-
Dame), que les siècles suivans n'ont pas, grâce à Dieu, corrigées,
et que reconnaîtraient les contemporains de Luther! Saint-Laurent
est un magnifique édifice gothique où Adam Krafft a élevé ce cibo-
10 REVUE DES DEUX MONDES.
rîum unique ou cette réserve du saint- sacrement qui ressemble,
avec ses 18 mètres de haut, à une aiguille de pierre sculptée à jour
dans le style le plus flamboyant, et qui porte à ses divers étages
des sujets évangéliques traités dans la manière d'Albert Durer. Près
de Notre-Dame, dont le porche, découpé et fouillé par le ciseau, est
pour ainsi dire criblé de niches et hérissé de statues, se dresse une
riche fontaine encore sous forme de clocheton gothique, où vingt-
quatre figures, ouvrage de Schonhofer, attestent une fois de plus la
tendance singulièrement libre et élevée de la sculpture allemande
à cette époque. La même observation se renouvelle d'une manière
encore plus frappante dans Saint-Sebald, remarquable par un beau
chœur, de beaux vitraux, d'excellens bas-reliefs d'Adam Krafft,
mais surtout par cette châsse en écrin gothique dont les figurines
font de Pierre Vischer un statuaire qui peut le disputer aux grands
maîtres. Dans la chapelle voisine dite de Saint -Maurice, dans le
Burg, dans un cloître près de l'église de Saint -Gilles et dans les
salles qui en dépendent , des collections curieuses offrent de nom-
breux monumens de l'art des écoles germaniques, et l'on peut y
apprendre à connaître, en les comparant, les devanciers et les
émules d'Albert Durer, dont la maison et la statue se voient en mon-
tant au vieux château. C'est en dire assez pour caractériser la ville
incomparable où il est né , et où sa mémoire et son influence sem-
blent régner encore.
Rien n'est piquant comme de monter de bonne heure en wagon
à Nuremberg et d'en descendre à Munich dans l'après-dîner. On
quitte les contemporains d'Albert Durer pour se trouver au milieu
des pastiches de l'antiquité et de la renaissance, entremêlés des
œuvres du xix^ siècle. Du pied d'une gare de chemin de fer conçue
dans la dernière mode, excellent échantillon de l'architecture in-
dustrielle, on peut apercevoir des péristyles doriques, des loggie
d'Italie, les fac-similé des temples de l'Attique et des palais de la
renaissance. Le même prince qui, lorsqu'il séjourne à Nuremberg,
habite ce Burg escarpé, où l'on ne serait pas surpris de rencontrer
l'ombre de Barberousse, a voulu, quand il est à Munich, s'entourer
des souvenirs visibles d'Athènes, de Rome, de Florence, et remettre
en présence les œuvres de tous les âges et de tous les styles sous
la protection d'une impartiale érudition qui comprend tout, admire
tout, essaie de tout. D'abord l'aspect général ne paraît pas sérieux.
Le mot de pastiches est venu sous ma plume; il est trop sévère,
mais n'est pas tout à fait injuste. On se voit entouré d'édifices qui
ressemblent à des reliefs rangés dans un atelier pour servir à l'en-
seignement : on dirait les fabriques d'un parc monumental. Elles
rappellent et quelquefois répètent des monumens connus, dont on a
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 11
VU l'original ou la gravure. C'est quelque chose comme Syclenham-
Palace, où l'on peut voir en carton-pierre des maisons de Ponipôi,
des chœurs de cathédrales et la cour de l'Alhambra.
Cette impression cependant se modifie à mesure que l'observation
se prolonge et devient plus attentive; le jugement s'adoucit. On re-
connaît des beautés réelles, des tentatives ingénieuses, d'instruc-
tives imitations, l'effort rélléchi de renouveler l'art par le savoir,
d'éclairer le goût par la mémoire et de suppléer à l'imagination par
la critique. Ce que c'est que les vicissitudes des idées, des préten-
tions et des modes! Au dernier siècle, un électeur de Saxe fort riche
et qui aimait les belles choses sans, je le crains, beaucoup s'y con-
naître, imagina de réunir à Dresde ces magnifiques collections qui
fatiguent la curiosité la plus fervente. Qu'a-t-il fait pour bien loger
un si noble luxe, une si précieuse richesse? Il a donné autant qu'il
a pu à sa ville un air de Versailles. Le Zivinger ne s'en distingue
que par un excès de goût rococo dont "Versailles est exempt. A cent
ans de là, le descendant de la maison de Wittelsbach distribue ses
trésors d'art et de science dans une suite de palais divers comme en
auraient fait Périclès, Hadrien, saint Louis ou Léon X. Au fond ce-
pendant on sent que l'hellénisme domine, et, dût-on nous accuser
de pédanterie, nous ne nous en plaignons pas.
Le premier essai, je crois, que le roi ordonna de l'application de
l'art proprement dit à la décoration de sa capitale eut lieu dans le
Hofgarten (jardin de la cour). C'est un grand carré en quinconce,
assez négligé, à peu près comme nos anciens Champs-Elysées, et
bordé sur deux de ses côtés de galeries analogues à celles du Palais-
Royal. Concevez tout cela moins brillant, moins gai, moins fré-
quenté; c'est là qu'on a tenté pour la première fois la fresque en
plein air. Les parois du fond de la galerie ont été recouvertes de
tons mats et foncés, comme les intérieurs d'Herculanum; on les a
encadrées de quelques festons, et au milieu des panneaux, dans les
lunettes, sur les pendentifs, on a peint des sujets historiques, des
scènes prises dans les anciennes chroniques de la Bavière, les prin-
cipaux exploits des libérateurs de la Grèce moderne, enfin les vues
des plus beaux lieux de l'antiquité, en Grèce, en Sicile, en Italie,
désignés ou célébrés par des distiques allemands de la composition
du roi. Ces paysages, bien composés, dans un goût sévère, sont as-
sez intéressans; mais, presque autant que les peintures historiques
qui les avoisinent, ils ont souffert par l'action du temps qui s'est
écoulé et du temps qu'il a fait, et cette tentative, fort sérieuse dans
son principe, dirigée en partie par Cornélius lui-même, n'a rien
laissé qui vaille beaucoup mieux que la décoration de nos cafés du
boulevard, quand elle est passée et ternie. C'est une grande ques-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de savoir s'il est sage d'exposer les fresques à l'intempérie de
nos climats. En Italie même, elles ont souvent péri, et les plus belles,
celles des loges du Vatican, ont été un peu tardivement protégées
par un vitrage, grâce à la sollicitude du pape régnant. A Munich,
on n'en a pas moins persisté. Une assez belle salle de spectacle a
sa façade en péristyle sur la grande place , et le fronton est orné
d'un Apollon et du chœur des muses qui donnent un avant-goût
d'un rideau de théâtre. A droite, sur la même place, une galerie à
colonnes légères attire les yeux par des fonds de couleur rouge en-
cadrés de bordures légères. Au centre de chaque panneau, des che-
vaux domptés par des hommes nus rappellent le goût de l'antiquité.
On est assez étonné d'apprendre que le local orné avec cette élé-
gance est tout simplement la poste. En face est le palais du roi.
C'est une masse assez imposante, composée de deux parties : l'une,
ancienne, le Konigshau, dont la façade est au nord et ne se fait re-
marquer que par des ornemens incrustés en bronze d'un assez bel
effet; l'autre, nouvelle, ou le palais neuf, qui donne sur la place et
passe pour une imitation du palais Pitti. Il lui ressemble, comme
notre Luxembourg, par ses pierres taillées en caissons saillans; mais
au Luxembourg cette disposition, purement décorative, ne sert qu'à
parer la construction, tandis qu'au Pitti ce n'est qu'une continua-
tion de l'architecture rustique de la base du palais. Le bâtiment s'é-
lève en effet sur un large massif revêtu de murs en pierres énormes,
polies à peu près dans les joints, mais dont la surface rugueuse est
en saillie à peine dégrossie. On a dû. continuer quelque chose de
cela dans les murs d'élévation, et cet arrangement est bien en rap-
port avec le caractère de l'édifice, dont le principal mérite est dans
sa masse. Le genre massif est le genre des palais florentins. Les
premiers ont été des forteresses, et le palais Pitti a été construit
pour en être une en même temps qu'un lieu de plaisance. Il n'en
paraît que plus lourd, et ce n'est pas un chef-d'œuvre. On ne voit
guère que rien pressât de l'imiter, et d'emprunter une disposition
qui à Munich n'a point, comme on dit, de raison d'être. Dénué de
l'énorme soubassement du palais de Florence, on ne sait pas pour-
quoi le Kônigsbau neuf est si fort, et je lui préfère notre Luxem-
bourg, dont la réputation me paraît cependant exagérée.
L'intérieur mérite d'être visité, quoique malheureusement on n'en
laisse plus voir qu'une partie. Cet ancien palais, qui n'est pas ha-
bité, conserve d'assez beaux restes de ce luxe d'ameublement plus
que séculaire qui a repris faveur aujourd'hui. Dans le nouveau pa-
lais, on ne montre plus les appartemens d'habitation dont Kaulbach
et Schvvanthaler ont à l'envi dirigé la décoration. Chaque pièce est
ornée d'une suite de peintures et de moulures dont les sujets sont
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 13
empruntés aux hymnes d'Homère, à Eschyle, à Anacréon, aux Nie-
belungen, aux minnesîngcrSy ou à l'œuvre des poètes modernes,
comme Schiller ou Klopstock. Si l'on en juge par de très belles pho-
tographies, les dessins que Kaulbach a consacrés à des scènes
prises dans les ouvrages de Goethe sont remarquables d'esprit et de
grâce; mais ces trésors sont maintenant tenus secrets : on n'ouvre au
public que le F est Saalbau ou les salles de réception. L'art moderne
ne les a pas négligées, toujours en y faisant preuve de cet éclec-
tisme un peu pédantesque qui se montre ici partout. Ainsi tout le
monde sait qu'il y a à Hampton- Court une salle des beautés de la
cour de Charles II, dont les portraits pourraient servir de planches
aux Mémoires du Chevalier de Gramont. Donc il y a au palais de
Munich deux salles des beautés : ce sont deux collections de portraits
dans le genre de M. Winterhalter ou de M. Dubufe, représentant les
plus belles contemporaines du dernier roi, presque toutes alle-
mandes et surtout bavaroises. J'ignore par quel mode de concours
et d'examen les admissions dans ce déduisant état-major ont été
prononcées. C'est certainement le plus redoutable emploi de sa pré-
rogative que le roi ait pu faire, si, comme on le dit, il s'est réservé la
souveraineté du choix. Du reste il a agi en prince ami de l'égalité, et
qui prend le mérite partout où il le trouve : ce nouveau Panthéon
rapproche des plus grandes dames une grisette de Munich et une
paysanne des environs clans le costume national, et ni l'une ni
l'autre n'est déplacée à la cour. On assure que la comtesse de Lands-
feld a figuré dans ce cercle, du moins est-elle comprise dans la
collection photographique qui répond à celle des peintures ; mais
il n'y règne désormais que la reine de Bavière, qui là aussi est une
vraie reine.
Plus loin s'ouvrent trois salles toutes couvertes de grandes fres-
ques historiques, l'une consacrée à l'histoire de Charlemagne, l'autre
à celle de Frédéric Barberousse, la troisième à celle de Rodolphe de
Habsbourg. Ce sont de vastes machines qui font honneur à l'ima-
gination de Schnorr. La composition, la pensée , le dessin, ne sont
pas sans mérite. C'est toujours la couleur qui laisse des regrets. La
peinture à fresque rend plus difficile ce qu'on appelle le modelé.
Faute de pouvoir user largement du contraste des ombres, on s'ef-
force de rendre lumineuses les parties claires en blanchissant la
teinte, si bien qu'elle n'est plus d'aucune couleur déterminée, et
qu'une lueur jaunâtre se répand sur toutes les parties. Ce ton gé-
néral n'est pas agréable, et avec beaucoup de talent le peintre du
Fest Saalbau n'a pu rencontrer l'effet. L'effet, au reste, n'est point
par excellence la qualité des Allemands. Dans l'art comme dans les
lettres, comme en tout, la vigueur de ton et le relief manquent sou-
14 REVUE DES DEUX MONDES.
vent à leurs ouvrages; ils savent rarement mettre en valeur tous
les dons qu'ils possèdent, et Goethe avait bien raison d'admirer au-
tant Byron, si richement pourvu précisément de cette intensité sai-
sissante qui lui manquait.
Enfin on arrive à la salle du trône, décorée avec une magnificence
assez froide, mais d'une certaine nouveauté; tout est marbre blanc
et or. Deux files de colonnes de droite et de gauche ont leur base
et leur chapiteau en bronze doré. Dans chacun des douze entre-
colonnemens, une statue colossale de la même matière représente
un des princes de la maison de Bavière rangés comme les gardes
de cette avenue du trône. Ces statues sont toutes dues à Schwan-
thaler. Il ne semble pas que ceci soit une imitation. L'effet unit la
splendeur à la nudité.
II.
Mais c'est trop s'oublier dans les pompes royales, il faut re"\4enir
aux vrais monumens des arts ; ils sont les plus intéressans et les
mieux conçus. En général les architectes de Munich, et à leur tête
M. de Klenze, ont habilement approprié les édifices à leur destina-
tion. On trouverait là des modèles à étudier pour tous les emplois
modernes qui peuvent être donnés à fart de bâtir. On se plaint
quelquefois de l'architecture du siècle. Si elle mérite les critiques
qu'on lui adresse, ce n'est pas faute d'un temps favorable aux re-
cherches et aux tentatives de l'invention. Une foule d'établissemens
nouveaux, très nécessaires et très chers à notre époque, musées,
bibliothèques, collèges, hôpitaux, prisons, occupent encore des lo-
caux qui ne leur ont pas été originairement destinés, qui leur ont
été péniblement adaptés, et dans un temps ou les besoins qu'ils de-
vraient satisfaire n'avaient pas la même importance. Ce serait donc
le moment d'inventer heureusement et d'étendre les ressources de
l'art en lui ouvrant un champ nouveau. La construction des gares
de chemins de fer a été l'occasion de créations véritables, et si ces
édifices semblent encore plus du ressort de l'ingénieur que de l'ar-
chitecte, ils n'en ont pas moins parfois dénoté un talent réel et même
une certaine imagination. Munich, autant que j'en puis juger, of-
frirait dans ses établissemens, neufs pour la plupart, plus d'un type
à étudier, plus d'un exemple à suivre. Nous oserons recommander
entre autres ses musées, qui nous semblent supérieurement en-
tendus.
En nous y rendant, nous rencontrerons plus d'un vestige notable
du savoir esthétique qui a depuis un quart de siècle rebâti la ville.
Par exemple, on arrive sur une grande place qui commence la large
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 15
rue Louis [Ludwîgs-Strasse). A chacune de "ïes extrémités et dans
le même axe correspondent deux édifices : l'un est une imitation
de la Loggia dé Lanzi, dont se souviennent tous ceux qui ont vu
Florence; l'autre est un arc de triomphe modelé sur celui que Con-
stantin a dérobé à Trajan.
Est-ce une heureuse idée que d'avoir importé là cette loggia flo-
rentine? Malgré l'origine militaire qu'on lui attribue, puisqu'on
veut qu'elle ait servi de corps de garde aux lansquenets de Come P'",
la galerie d'Orcagna doit beaucoup à sa position. C'est un édifice
élégant au pied du Palais-Vieux; il fait contraste avec cette noire
et massive citadelle, qui semble le menacer. Il est garni de statues
qui seraient l'honneur d'un musée, et cette galerie d'objets d'art
ouverte en plein air au public de la place du Marché aux Herbes,
réveille à Florence un souvenir d'Athènes. Le fac-simile de Munich,
sous le nom de Halle des 7narérhaux^ est redevenu bon pour des
lansquenets, et deux raides statues du comte de Tilly et du prince
de Wrede ressemblent à des factionnaires. L'arc de triomphe pro-
duit plus d'effet; mais j'ai peine à croire qu'on lui ait donné les
proportions de celui de Constantin. Les colonnes en contre-forts ne
semblent pas avoir la même importance. Le char de bronze qui le
surmonte, attelé de quatre lions que conduit la Bavière vêtue en
Pallas teutonique, a l'air un peu écrasé; mais l'ensemble n'est pas
sans majesté, et peut rivaliser avec l'arc de la paix à la porte orien-
tale de Milan.
Chemin faisant, outre plus d'un palais que nous ne pouvons men-
tionner, on trouve plusieurs statues dont la plus intéressante est
celle de Schiller. Elle est en cuivre avec la couleur luisante d'un
jaune rosacé, que ce métal affecte quand il est neuf et poli. L'effet
en est singulier, mais peu agréable, et la statue semble inférieure à
celle de bronze qu'on voit à Stuttgart, ouvrage expressif de Thor-
waldsen, moins toutefois que le buste dé marbre du musée de la
même ville, sculpté du vivant du modèle par Dannecker (i79/i). Un
peu plus loin , on trouve encore une pseudo-antiquité qui satisfait
peu : c'est un obélisque en bronze. Le mérite d'un obélisque consiste
dans son origine, les hiéroglyphes dont il est couvert, la matière
dont il est formé : surtout ce doit être un monolithe qu'on s'étonne
de voir debout; mais que signifie une pile tout unie de tambours
quadrangulaires entassés et ajustés ensemble? La colonne de la
grande armée, qui porte un bas-relief enroulé, celle de juillet, qui
contient une longue série d'inscriptions, toutes deux avec un cha-
piteau orné et une statue au faîte, sont des œuvres de sculpture
autant que d'architecture; l'olîélisque de Munich est une pièce
d'ajustage qui n'appartient à aucun art.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais enfin l'on arrive à l'extrémité de la ru'fe Briener, au pied d'une
des portes de la ville. Ce n'est plus un arc romain, cette fois on est
en Grèce. Ce sont les Propylées, la porte principale de l'Acropole,
l'ouvrage le plus admirable qu'on ait fait jusqu'à présent, dit Pau-
sanias, tant pour le volume des pierres que pour la beauté de l'exé-
cution. De chaque côté, un monument parallèle à la voie; les deux
façades se correspondent. Les deux frontons triangulaires portent
sur des colonnes d'ordre ionique. Des tympans sculptés, des statues
décorent ces trois édifices isolés, qui décrivent les trois côtés d'une
place et se détachent sur un fond de verdure. On pourra trouver
que l'invention fait défaut, on pourra dire qu'on aimerait autant des
réductions en plâtre : il n'importe, le style est correct et élevé, les
proportions heureuses, l'exécution soignée; c'est très beau.
Les Propylées sont une sorte de portique élevé sur un soubasse-
ment à trois baies et surmonté de chaque côté par une tour carrée.
J'ignore si M. Beulé et M. Emile Burnouf trouveraient la restitution
irréprochable. Cet édifice tout grec est à la gloire de l'Hellénie. Les
murs intérieurs portent les noms des héros de la guerre de l'indé-
pendance mêlés à ceux des amis de cette juste cause, et l'on ne
reconnaît pas tout de suite ce que veut dire : 0o[7.aç Kuy pav, reopyioç
Euvap^oç, reopyto; 'Noizk Bupov et Kapoloç <ï>aêi£poç. Un vif et constant
intérêt pour la régénération de la Grèce était un des plus nobles
sentimens du roi Louis. Il avait à cœur la liberté et la gloire de cette
terre classique, et croyait, lui ayant donné un roi de son sang, en
avoir fait un royaume de famille. Aussi trouve-t-on partout des
marques de ses sentimens philhellènes. 11 est fâcheux qu'on ne
puisse guère les regarder aujourd'hui sans avoir un sourire à ré-
primer. De royales espérances n'ont été couronnées que par la dé-
ception. Ces mécomptes sont fréquens par le siècle qui court. On
fera bien d'attendre en Danemark pour élever des Propylées.
Des deux édifices latéraux, l'un est un musée d'exposition pour
la peinture nationale et étrangère; on n'y voit guère que de la pein-
ture de chevalet, et le contenant pourrait bien valoir plus que le
contenu; l'autre est la Glyptothèque ou le musée des sculptures. De
tout point cet édifice est satisfaisant, et sa destination est bien d'ac-
cord avec son ordonnance. La collection d'antiques, sans être consi-
dérable, est digne d'attention. Un catalogue bien fait vous guide à
travers des salles en assez grand nombre dont quelques-unes offrent
à la voûte et aux lunettes des fresques de Cornélius, bien conçues
et plus heureusement exécutées qu'aucune de celles que j'ai vues à
Munich. Quant aux marbres, il vaut mieux n'en point parler en dé-
tail. Trop de morceaux exigeraient un examen approfondi. Rappe-
lons seulement que c'est là qu'on peut voir les marbres d'Égine,
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 17
débris d'un temple important et qui éclairent tout un âge de l'art
grec. Quelques-uns de ces Niobides si souvent répétés, une tète de
Méduse morne et belle, le Faune endormi , qui va de pair avec les
chefs-d'œuvre les plus renommés, n'ont besoin que d'être cités
pour indiquer le prix du contenu de la Glyptothèqae. On peut y
passer de longues heures qui ne laisseront que de précieux souve-
nirs. Il ne manque à Munich qu'une glyptothèque du moyen âge et
de la renaissance. Dans un lieu où l'histoire de l'art est partout pré-
sente, cette lacune est fâcheuse, mais peut difficilement être rem-
plie. Les sculptures de l'art gothique ne peuvent pas toujours être
déplacées; celles qui datent de moins loin sont souvent aussi des
immeubles par destination, et d'ailleurs elles se trouvent pour la
plupart en Italie.
Revenons sur nos pas et gagnons les pinacothèques, car il y en
a deux qui se font face.. Ce sont de grands édifices plus longs que
larges qui ont à peu près toute la beauté extérieure compatible avec
les nécessités de leur destination. Pour la distribution, la commo-
dité, l'éclairage, tout paraît admirablement conçu. D'abord il n'y a
pas de galerie, ce qui est le grand point. Les salles sont aussi mul-
tipliées que possible, et quoique les tableaux soient encore trop
pressés et trop nombreux, on leur a ménagé autant d'espace et de
jour que le permettaient les conditions imposées à l'architecte.
Ici M. de Klenze a réussi aussi bien qu'à la Glyptothèque.
La vraie Pinacothèque, c'est-à-dire le musée des tableaux anté-
rieurs à l'art contemporain est un bâtiment long et uniforme égayé
au premier étage, du côté du midi, par une loggia ou galerie à co-
lonnes. Cette galerie est peinte dans toute sa longueur à l'imitation
de celle de Raphaël au Vatican. Chaque entre-colonnement com-
prend des panneaux, des pilastres, une coupole, des voussures, des
lunettes, qui offrent place dans leurs cadres d'arabesques à des su-
jets consacrés à célébrer la peinture. Toutes les écoles sont illus-
trées par des portraits, des scènes, des épisodes, des emblèmes, qui
rappellent leur histoire et leur gloire. On trouve assurément dans
ces pages des idées et du talent : l'ensemble fait honneur à Corné-
lius et à ses élèves qui ont tenu le pinceau; mais le mérite de la
composition et du dessin n'est pas relevé par un coloris assez vif,
un faire assez large. Les fonds et les tons clairs surabondent à la
différence des loges du Vatican, où sont multipliées les teintes fon-
cées. Le blanc domine, et toute l'œuvre y perd en solidité, en sé-
rieux; tout a l'air d'une jolie décoration improvisée, et qui rappelle
le genre café, écueil de cette sorte de peinture.
La fresque joue un plus grand rôle encore dans le bâtiment en
face de la nouvelle Pinacothèque. Comme ce musée, consacré à la
TOME XLYIII. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
collection des œuvres contemporaines, est éclairé en dedans ou par
en haut, les murs n'en ont presque pas d'ouverture, et l'étage su-
périeur est fermé par une muraille sans fenêtre. On a divisé cette
longue bande en nombreux compartimens, devenus chacun un ta-
bleau à fresque. D'après les dessins de Kaulbach, Nilson a repré-
senté sous une forme tantôt directe, tantôt allégorique, tout ce que
le roi Louis a fait ou fait faire pour l'honneur des arts en Bavière.
Les travaux accomplis par ses ordres y sont retracés. Ceux des arts
secondaires comme la céramique ou la peinture sur verre n'y sont
pas oubliés. Les cérémonies où les artistes ont été récompensés, en-
fin les portraits des plus célèbres, rien ne manque. Si l'on compa-
rait à cette suite de compositions celle des plafonds de l'ancien mu-
sée Charles X, la France n'aurait certainement pas le mauvais lot.
Ajoutez qu'en traitant des sujets contemporains, on n'a pu éviter les
uniformes, les habits noirs, les chapeaux ronds, enfin toutes les dis-
grâces de nos accessoires modernes. Des colosses en frac font une
étrange figure, exposés à la lumière du soleil à cinquante pieds au-
dessus du sol. Il faut joindre à ces laideurs inévitables les fantai-
sies du goût allemand. Ainsi le premier cadre à droite représente
les génies ou les muses des trois grands arts enfermés dans un tom-
beau que viennent à l'envi briser des artistes mieux inspirés. Or ce
tombeau est gardé par un cerbère, et quelles sont ses trois têtes?
Trois têtes à perruques, trois faces grotesques grotesquernent atti-
fées et poudrées. Cette .caricature en pleine peinture d'histoire
étonne au point qu'on doute de ce qu'on voit. La ressemblance avec
les toiles de théâtre, brossées à grands traits pour quelques années,
parfois même pour quelques soirées, poursuit ces peintures décora-
tives où des artistes de mérite ont gaspillé une certaine fécondité
d'imagination. Franchement on ne peut applaudir ici qu'au senti-
ment généreux qui a voulu associer dans un monument public à la
gloire du prince protecteur des beaux-arts la gloire plus grande de
ceux qui les ont ranimés et illustrés sous son règne.
Cet amour de la gloire nationale, qui n'a jamais cessé d'inspirer
le roi, l'a déterminé à construire sur une colline, en vue de Munich,
ce portique simple qu'il a appelé la salle de la Renommée. Une sta-
tue colossale en bronze de la Bavière s'élève au milieu et domine
les toits de toute la tête, comme la Minerve de l'Acropole, et sous
la colonnade sont rangés les bustes en marbre de tous les hommes
qui ont honoré le pays. On aime à remarquer que les hommes dis-
tingués par l'intelligence, le talent, le savoir, y tiennent plus de
place que les fonctionnaires de l'état, et sont seuls en possession
d'un renom véritable. A. Durer, Holbein, Hans Sachs, Gluck, Rich-
ter et Schelling illustrent cette pléiade, dont plus d'un astre est
MUNICH, l'art par la CJIITIQUE. 19
obscur. Ce Valhalla bavarois a été l'acheminement vers le Valhalla
teutonique que le roi de Bavière a élevé sur une éminence près de
Ratisbonne. C'est ce qu'on a pendant un temps nommé en France
un panthéon. Il serait curieux de savoir si ces monumens et les pen-
sées qu'ils consacrent ont produit l'effet qu'on devait attendre. Le
patriotisme, l'émulation, l'orgueil national, la passion de la gloire,
toutes ces affections auxquelles étaient faits tant d'éclatans appels
ont-elles répondu par un noble réveil? Ce germanisme qui fait tant
de bruit, et qui doit certainement beaucoup à l'esprit et à la science,
doit-il quelque chose à cette renaissance un peu forcée de l'art en
Bavière, et la révolution est-elle ingrate quand elle la traite avec
un oublieux dédain ?
On n'aurait qu'une incomplète idée de ce qu'a produit tout le
mouvement d'intelligence et d'étude dont nous avons signalé les
œuvres principales, si l'on ne connaissait que les imitations de l'an-
tique et les musées. Des édifices utiles et qui ne sont pas seule-
ment des modèles d'école ont été conçus et construits sous l'in-
fluence de l'esprit qui règne chez les artistes de Munich; il s'en bâtit
encore tous les jours; il serait bon d'entendre les gens du métier
qui auraient examiné tout ce qui s'est fait depuis vingt ans, tout ce
qui se fait encore dans le prolongement et à l'extrémité de la rue
Maximilien. 11 me semble que la vogue passe à l'architecture byzan-
tino-vénitienne ou à une sorte de gothique composite assez peu
correct; mais je me bornerai à dire deux mots des nouvelles églises.
On sait que la Bavière est catholique, du moins en majorité. On ne
dit pas qu'elle soit fort religieuse : elle est romaine, et la patrie
du chanoine Doellinger n'a point abandonné le saint-siége. La mai-
son régnante s'est toujours souvenue d'avoir résisté à la réforme
quand la réforme envahissait l'Allemagne. Le roi, qui tenait à l'or-
thodoxie, ne fût-ce que par archaïsme, a voulu que dans certaines
peintures symboliques la religion figurât avec les muses comme
guide et inspiratrice des arts du dessin. Au fond, ceux-ci ne doivent
guère au christianisme que des sujets, et pour la plupart excellens,
malgré l'aversion qu'ils inspiraient à Goethe. Un accord parfait
n'existe pas entre la spiritualité plus ou moins ascétique qui est
l'âme de la foi et un art épris de la nature, amoureux de la beauté
visible, et toujours prêt à diviniser la forme. Heureusement l'Italie,
grâce à ses pontifes et à ses artistes, a su allier tout cela, et le gé-
nie de l'antiquité, ranimé par la renaissance, s'est chargé, sans le
moindre embarras, de traduire l'austère christianisme dans une
langue qui parle aux sens et qui n'a rien du détachement des
choses terrestres. Un art tout à fait de ce monde est devenu l'art
romain par excellence. On a donc pu également en Bavière allier
avec de pieuses intentions le goût de ce qui charme les yeux et se-
20 REVUE DES DEUX MONDES.
duit l'âme par le dehors. La réaction religieuse elle-même a débuté
par l'amour des cathédrales, et le roi Louis ne fut que conséquent
lorsqu'il signala la réaction esthétique, objet de son ambition, par
la construction de quatre églises qu'il pouvait appeler normales,
une basilique, une église byzantine, une gothique et une lombarde
ou romanesque.
Ce n'est pas que Munich ne contînt déjà des temples d'une épo-
que plus naïve qui pouvaient prendre place dans l'histoire de l'art :
sa métropole , avec ses deux tours terminées par un toit en forme
de cloche écrasée, est un beau vaisseau très imposant. Elle a ce
trait particulier à quelques-unes de nos églises du midi, à la cathé-
drale d'Alby notamment, que tous ses contre-forts, élémens obligés
d'une construction gothique, sont en dedans au lieu d'être en de-
hors, et forment les enfoncemens naturels de ses chapelles latérales,
tandis que ses murs extérieurs ne présentent que d'immenses et
plates surfaces de brique qui m'ont rappelé Saint-Étienne de Tou-
louse. Saint-Michel, ancienne église des jésuites, est dans le style
italien. Sa nef simple, sans bas côtés ni chapelle, est remarquable
par sa largeur et par celle de sa voûte. C'est une salle immense. La
façade est un écran surmonté d'un pignon très élevé. La décoration
de l'intérieur, presque tout blanc, est en stuc italien, c'est-à-dire
en moulures de plâtre, dont la riche complication n'est surpassée
que par l'intempérance du même genre d'ornementation fleuri,
feuillu, touffu dans la singulière église des théatins.
Les églises nouvelles ont chacune la prétention d'être des types
beaucoup plus purs du genre auquel elles appartiennent. Celle de
Saint-Boniface est la plus belle, certainement la plus curieuse pour
un voyageur français, ordinairement peu familiarisé avec les basili-
ques. Celle-ci a été exécutée sur le patron de Saint-Paul-Hors-des-
Murs ou de Saint-Apollinaire de Ravenne (1). Au total, on a réussi.
Cinq nefs, quatre rangées de colonnes très rapprochées, au-dessus
des arceaux une suite de médaillons des derniers papes , au-dessus
des médaillons une frise couverte de grandes fresques, au-dessus
des fresques les fenêtres, au-dessus des fenêtres un toit en char-
pente; point de chapelles latérales, point de transsept; au fond,
trois autels à peu près sur la même ligne, dont le principal, sans
baldaquin, dans une abside peu profonde, laisse voir un hémicycle
à fond d'or sur lequel un pinceau volontairement byzantin a retracé
dans une auréole ovoïde un Christ en robe blanche entouré du
chœur des anges. Au-dessous, les saints les plus populaires de la
Bavière sont rangés en demi -cercle, chacun séparé de ses deux
voisins par un palmier. Cette disposition est connue, quoique rare
(Ij Voyez dans la Revue du 15 septembre 1861 l'article sur Bologne et Ravenne.
MUNICH, LART PAR LA CRITIQUE. 21
en France, et, soutenu par une ornementation suffisante, l'effet en
est certain. On retrouve ici les caractères de la vraie basilique,
même celui-ci qui ne manque guère : une colonnade déprimée par
la hauteur de la nef.
La chapelle de Tous-les-Saints, dépendance du palais du roi, est
donnée pour un diminutif de Saint- Marc de Venise. Elle en a le
style, la richesse, l'obscurité. C'est encore une tentative intéres-
sante pour dispenser la curiosité d'être voyageuse, en mettant à sa
portée des imitations vraiment intelligentes de ce qu'elle pourrait
aller chercher au loin. Sainte-Marie-de-Bon-Secours est une église
gothique à murs de brique avec encadremens de pierre. La façade
est jolie, et le toit, en tuiles vernissées de diverses couleurs, est
d'un effet piquant. L'intérieur est petit, et le chœur est raccourci
par la sacristie, qui passe derrière l'autel. Tout est sacrifié à l'éclat
des vitraux modernes, aussi riches de couleur que de composition.
Mais nulle église n'égale en importance celle de Saint- Louis.
Celle-ci a été faite pour être italienne, ou ornée à la romaine dans
la forme lombarde. 11 a été savamment établi qu'une architecture
lombarde n'existait pas. Qu'on nous permette cependant d'appeler
ainsi un genre de façade dont on trouvera maint exemple cà Como,
à Brescia, à Vérone. Seulement ici, par une disposition qui n'est
pas très commune, au parvis sont annexés deux clochers qui, trop
écartés, abaissent un peu l'édifice. Malgré sa grandeur réelle, l'in-
térieur manque de grandeur apparente. De la nef, on n'aj)erçoit
pas le transsept, et l'église paraît courte et comme murée, parce
que le maître-autel est appliqué sur un fond plat. Pourquoi? C'est
qu'au lieu d'abside on a voulu ménager à Cornélius une surface
unie dans les proportions ou à peu près de celle qu'au fond de la
Sixtine Jules lî abandonna à Michel-Ange. Il fallait bien que Cor-
nélius fît son Jugement dernier. Il l'a fait, et il s'est attaché à le
concevoir dans un sentiment plus archaïque et plus religieux. Une
première différence frappe d'abord. Ici tout le monde est habillé.
Christ, anges, élus, damnés. C'est plus convenable, et cependant
singulier. Tout d'ailleurs est sagement conçu; il y a de l'ordre, de
la dignité, de la froideur. On loue à juste titre au centre du tableau
le saint Michel, qui est admirable; mais l'effet général ne répond
pas à l'effort. Là d'ailleurs, comme dans les vastes fresques de la
voûte et du transsept, la couleur est ingrate, et une teinte jaunâtre
et pâle a tout envahi, les chairs comme les draperies.
Ces quatre édifices complets, soignés, achevés avec unité, soht
cependant d'intéressans objets d'étude, et les artistes qui les ont
élevés et décorés sont certainement des gens d'esprit. De l'esprit, il
y en a beaucoup dans tout ce qu'on fait à Munich , avec accompa-
gnement d' une certaine puérilité que la moquerie française ne mé-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
nagerait pas. On peut en effet trouver quelque enfantillage à ce
parti-pris, à cette affectation laborieuse de relever en plein xix* siè-
cle des monumens d'un autre âge. Quoi de plus artificiel que ce soin
de reproduire avec une gaucherie volontaire les symboles hiératiques
que préférait, qu'exigeait même le culte grec de Constantinople ou
l'art réglementaire des temps gothiques? Cependant ne peut-on
répondre que la religion tient à réunir la croyance aux vérités éter-
nelles avec la fidélité aux souvenirs et aux traditions? Il est donc
dangereux ou même impossible d'innover pour ainsi dire de toutes
pièces dans la représentation de ses mystères et de ses dogmes. 11
faut accorder beaucoup à l'usage. Après tout, les formes sous les-
quelles depuis le xvi^ siècle on a figuré les choses de l'Évangile ne
sont guère moins conventionnelles, plutôt, il est vrai, par l'autorité
des grands artistes que par celle de l'église. Un Couronnement de la
Vierge du Gorrége, une Sainte Famille de Raphaël, Y Assomption
de Titien, la Descente de croix de Rubens, n'ont certainement rien
de sacré ni d'historique. L'admiration et l'habitude en ont fait seules
des types dont il est sage de se rapprocher; mais ce ne sera toujours
qu'une imitation, une répétition sans originalité, une concession aux
idées actuelles du clergé et du public, qui se sont accoutumés à
voir le christianisme ainsi figuré. Il n'y a plus d'invention dans tout
cela, et si, mettant de côté les intérêts de l'art, qui voudrait de
continuelles créations, on s'occupait exclusivement des sentimens
que doit nourrir et provoquer l'aspect de nos sanctuaires, les idées
et les émotions chrétiennes ne seraient-elles pas pour le moins aussi
vivement excitées et entretenues par la vue des premiers et naïfs
symboles qui ont édifié la jeunesse de l'église que par le spectacle
de l'Evangile transporté par Paul Véronèse dans un palais vénitien
ou par Rembrandt dans une cave éclairée des reflets d'une flamme
invraisemblable ? Admettons donc ces restitutions un peu arbitraires
d'un passé maintenant mieux connu, et, sans les admirer avec excès,
rendons justice au talent et surtout à l'industrieuse adresse qui fa-
çonne ces trompe-l'œil d'un nouveau genre. C'est tout au moins une
curiosité distinguée, un goût intelligent qu'il faut tolérer, encoura-
ger même, pourvu qu'on n'en tire pas de conséquences trop favo-
rables aux préraphaélites, car l'âge triomphal de l'art moderne doit
toujours rester compris entre la jeunesse de Léonard de Vinci et la
mort de Michel-Ange (1480-1 56/i).
Au fond, sans peut-être le prévoir, les artistes allemands ont été
ramenés à cette dernière idée par les travaux mêmes que le roi de
Ravière leur a fait entreprendre. L'engouement mystique qui avait
fait un principe d'esthétique de la proscription de l'art de Phidias
comme de l'art de Raphaël est antérieur à ce qu'on peut appeler la
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 23
renaissance de Munich. Quand celle-ci a commencé, on en était à
regarder comme le type de l'art la peinture byzantine, c'est-à-dire
la décadence de l'art grec transporté dans le christianisme. Peut-
être est-ce encore pour satisfaire à ces fantaisies systématiques que
le calque architectural des églises du moyen âge a été commandé et
qu'on a fait construire Saint-Boniface et la chapelle de Tous-les-
Saints. Nous avons vu par quel ordre d'idées ces essais peuvent en-
core être raisonnablement justifiés; mais par l'universalité de son
goût archéologique, par ses relations fréquentes avec la Grèce et
l'Italie, le roi Louis ne pouvait exclusivement encourager une école
"exclusive, et, en appelant tout l'art contemporain à suivre dans ses
imitations le cours entier de l'histoire, il a tout au moins rendu la
liberté et rouvert la carrière à l'admiration comme au talent. Par la
simple comparaison des écoles et des modèles, la nature, la vie, la
beauté ont repris leur empire, et la discipline monastique d'une
réaction puérile a cessé d'opprimer et d'appauvrir l'esprit humain.
III.
C'est avec ces sentimens que je suis entré à la Pinacothèque,
dont il me reste à parler, et je les y ai conservés. J'essaierai d'épar-
gner au lecteur ces énumérations de tableaux qui ressemblent aux
pages d'un catalogue, et de ne lui soumettre que des réflexions
qu'il contrôlera par les siennes.
Le premier tableau que l'on voit en entrant dans la Pinacothè-
que est un tableau d'Albert Durer. De ce tableau et de son pendant,
deux portraits des chevaliers Lucas et Etienne Baumgartner de Nu-
remberg, portraits où la vérité, le naturel, la netteté, la vigueur et
le coloris rachètent bien la sécheresse et la laideur,* on pourrait
partir pour suivre toute l'œuvre du peintre et étudier dans un de
ses plus grands maîtres le développement de l'école allemande; mais
Albert n'en est pas le créateur. Il est l'élève de Wohlgemuth, qui
n'est pas lui-même un artiste ordinaire, et qui ne fut pas sans pré-
décesseurs. Cependant nous ne remonterons pas plus loin que l'é-
cole de Cologne, qui peut même se réduire à un seul nom, maître
Wilhelm, le meilleur f»eintre de toute l'Allemagne, dit une chroni-
que (1380). Trois ou quatre cadres lui sont attribués à Munich, mais
sans authenticité. L'usage est de lui donner les meilleurs des ta-
bleaux allemands qui paraissent appartenir à son époque; on les re-
connaît à divers caractères. Le dessin est gauche comme la compo-
sition; la couleur a plus de vivacité que de relief; l'expression souvent
touchante est obtenue sans une étude approfondie de la nature; on
remarque même une tendance à l'élévation qui fut arrêtée par l'in-
fluence des Van Eyck. Jean Van Eyck, à qui reste toute la renom-
24 REVUE DES DEUX MONDES.
mée qu'il devrait, dit-on, partager avec son frère, fit connaître,
comme on sait, la peinture à l'huile au nord de l'Europe. C'est lui
qui apprit à peindre aux Allemands; mais il leur apprit la pein-
ture llamande. L'école de Bruges, éminente pour la précision,
l'exactitude, la finesse, la couleur, ne vise pas à l'élévation, et de-
puis que le mot fort commode de réalisme a été inventé, on le lui
applique. C'est donc le réalisme que Martin Schoen rapporta de
Bruxelles à ses compatriotes, et l'école des bords du Rhin, puis celle
de la Souabe se modifièrent en se rapprochant de plus en plus dé
l'exacte nature. Ce qu'on appelle le rendu fut pour elle le comble
de l'art. On suivit les maîtres flamands sans les égaler en délica-
tesse. Le premier Holbein que dix-huit tableaux nous font connaî-
tre à Munich montre, avec la sécheresse inévitable, un savant tra-
vail, un talent d'exécution qui serra de près la réalité en s'efforçant
de ne pas l'enlaidir. Barthélémy Zeitblora a des qualités analogues,
mais il est moins coloriste. Wohlgemuth les suit de près, et selon
moi les dépasse. A Saint-Maurice de Nuremberg son saint George
et son saint Sebald, à Munich sa sainte Catherine et sa sainte Barbe,
ses scènes de la passion, du jardin des Oliviers à la résurrection,
offrent cette singularité naïve qui fait sourire, cette sécheresse tran-
chante qui exclut le charme et la grâce; mais partout son pinceau
habile et ferme atteint une vérité de ton et d'exécution qui élève
parfois le naturel jusqu'au pathétique. J'admire son Crucifiement et
sa Résurrection. Il annonce déjà son grand élève, Albert Durer. Or-
fèvre, sculpteur, graveur, celui-ci avait acquis cette sûreté de main
et cette franchise de contours qui ne produisent pas toujours des
effets agréables, mais qui font partager au spectateur la confiance
du peintre. On serait tenté de le prendre, sur la foi de ses gravures,
pour un homme d'une imagination féconde et singulière, pour un
dessinateur habile qui transporte dans la peinture l'âpreté du des-
sin linéaire, et qui rappelle sans les égaler le fini et l'éclat du coloris
flamand; mais la comparaison de ses œuvres à diverses époques ré-
vèle bientôt un talent large et flexible qui s'assouplit et s'élève avec
le temps et sort à volonté du cadre où il s'est formé. On reconnaît
non pas seulement un artiste capable, mais un grand peintre. Sans
doute si l'on débute par ses deux Baumgartner, on voit deux figures
maigres, laides, étrangement accoutrées, qui, malgré leurs cos-
tumes et leurs armures, conservent un air bourgeois sous un titre
et un ajustement chevaleresques. Elles grimacent un peu et n'en
sont pas moins naturelles. Quant à la noblesse, à la grandeur, et
surtout, chose plus précieuse, à la beauté, ne la cherchez pas là.
De même à Nuremberg la Descente de croix, YEcce Homo, plus
encore le Portement de croix à Munich et la Naissance de Jésus
sont d'une main qui sait peindre, mais d'un esprit qui n'a rien vu.
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 25
Il faut pour admirer beaucoup de tolérance; il faut faire bon mar-
ché de la vérité historique, de la vraisemblance morale, de la di-
gnité du style.
Mais si vos regards se portent sur une Vierge moui'ante entourée
des apôtres, puis sur ces quatre apôtres partagés en deux cadres,
enfin sur le portrait qu'il a fait de lui-même, ce n'est pas seulement
un progrès, c'est un changement. On dirait qu'il a découvert le
beau. Qu'est-il donc arrivé? Errant et curieux, l'esprit et les yeux
ouverts, le Teuton Albrecht est allé en Italie. Sa manière aussitôt,
surtout son sentiment de l'art, ont grandi. Son portrait, du genre le
plus sérieux et le plus noble, semble travaillé dans le goût de Léo-
nard de Vinci; ses apôtres pourraient avoir été peints à Bologne ou
même à Rome. Le caractère des têtes, la largeur des draperies, le
procédé général, qui n'a plus rien de local et de minutieux, tout in-
dique que le peintre a reçu comme une révélation nouvelle. Il est
au-dessus de son pays, il est au-dessus de lui-même. Peut-être
aussi est-il moins lui-même, car, en s' approchant du grand beau,
l'originalité s'efface. Ce n'est plus l'Albert Diirer auquel nous nous
étions attendu. Ailleurs qu'en Italie, l'art n'était guère que l'expres-
sion visible de l'esprit du moyen âge. Or l'esprit du moyen âge est
étroit et timide : ni la pénétration, ni l'activité, ni l'énergie, ne lui
ont été refusées ; mais la hardiesse lui manque, la hardiesse et la
confiance en lui-même, tout ce qui cherche, tout ce qui conquiert,
tout ce qui assure la liberté. Seule, la renaissance, qui est née en
Italie, a émancipé l'art comme tout le reste. Dans les communes de
Flandre, dans ces cités allemandes, surtout dans ces villes impé-
riales, qui leur ressemblaient pour le mouvement, la richesse et
une indépendance relative, l'esprit du moyen âge acquérait, dé-
ployait ce besoin, cet instinct de franchise locale et limitée qui a si
longtemps paru à nos pères le maximum de la li])erté permise à
notre race. Dans l'ordre intellectuel se développait une disposition
analogue ; une inspiration contrainte y devait créer un art attentif,
soigneux, laborieux, ingénieux même, qui reproduisit avec exacti-
tude la réalité, qui en conserva l'expression, qui lui prêta même
tous les ornemens qui dépendent du travail et de la richesse. C'était
un art bourgeois comme le milieu où il a pris naissance. Ce style,
cette manière de concevoir la représentation des choses, se seraient
maintenus sans altération, si les écoles restaient absolument étran-
gères les unes aux autres. L'imitation, dont on se plaint comme
d'un fléau pour le talent, est un moyen de perfectionnement; elle
recueille les fruits du travail des générations et des nations diverses;
elle fait que le génie d'un lieu ou d'une époque profite à tous les
temps et à l'univers. Albert Diirer en est un grand exemple; mais
26 REVUE DES DEUX MONDES.
l'imitation ne tourne aussi bien qu'à ceux qui sont de force à être
originaux.
Aussi se peut-il que ceux des Allemands qui sont restés plus étroi-
tement fidèles à l'art national, que ScliafTner, Feselen, Behm, Lu-
cas Kranagh, Burgkmayr, se fassent regarder avec plus d'intérêt
dans les galeries de Munich que Pencz, Dauffet, Loth, qui nous con-
duisent insensiblement à la peinture agréable et banale de Raphaël
Mengs et d'Angelica Kauflmann. On préférera à cet art raisonnable,
qui suppose du goût, des connaissances et un certain acquis, l'é-
trangeté naïve de ces peintres qui semblaient n'avoir que des yeux
et des mains, et qui, copiant exclusivement leur temps et leur pays,
traitaient l'histoire à la manière du genre, et dénaturaient leurs su-
jets par des anachronismes et même des contre-sens, mais ne ces-
saient pas un moment de répandre dans leurs compositions le mou-
vement et la vie. Aujourd'hui surtout, on aime à noter les traits de
mœurs, les variations du goût, les signes des temps. On n'exigera
point avec pédanterie l'exactitude du costume, pas même la fidélité
à la vraisemblance , à la vérité morale ; on ne cherchera dans tous
les systèmes que le talent de peindre , et on l'admirera toutes les
fois qu'il aura rendu ce qu'il voulait rendre; mais en s' arrêtant avec
complaisance devant les œuvres, bien que bizarres, de l'école stric-
tement germanique, qu'on m'accorde que ces très habiles gens ne
se formaient pas une idée fort élevée de la beauté ni de la vérité;
leur idéal était prosaïque. La Vénus de Lucas Kranagh à Nurem-
berg, môme la Baigneuse de Zeitblom à Stuttgart, sont modelées
dans le clair avec une adresse infinie. Ces figures grêles et pincées
étonnent lorsqu'on songe que le peintre s'est interdit toutes les
ressources du clair-obscur; mais le souvenir de 1^ moindre statue
antique remet ces jolies bourgeoises à leur place. La- fraîche et pi-
quante grisette que ce même Lucas Kranagh nous donne pour la
femme adultère suffit pour le convaincre de n'avoir pas senti en ar-
tiste la gravité, la majesté des scènes de l'Évangile, et lorsque
Michel Gocxie revêt saint Jean-Baptiste d'un riche et fastueux habit,
comment pourrait-il avoir compris l'individualité et la grandeur de
l'inculte précurseur du sauveur des hommes? Qu'on est loin de ce-
lui qui a posé sur un rocher ce jeune homme nu, la main levée, la
bouche ouverte, seul, crianl dans le désert!
Ce que j'admire dans Albert Durer, c'est d'avoir ennobli son style
sans en effacer le caractère. Le même mérite me frappe dans un
autre artiste moins célèbre et aussi Allemand que lui : c'est son
compatriote Pierre Yischer. Dans l'église de Saint-Sebald, on vous
fait remarquer avant toutes choses la châsse du saint qui lui donne
son nom. C'est un petit monument en bronze, ayant la forme d'une
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 27
chapelle gothique dont les parties pleines auraient disparu, et dont
il ne resterait que les fuseaux, les nervures et les ornemens. C'est
une cage à jour délicatement ciselée, richement décorée. Jusque-là
tout est moyen âge, et même un bon nombre de bizarreries attestent
le goût hasardé, bigarré, qui présidait alors à la conception et au
choix des détails. Par exemple, tout l'édifice est supporté par des
colimaçons; mais à tous ses étages il est flanqué de statuettes, et
celles-ci appartiennent à l'art le plus pur et le plus élevé. Les pe-
tits anges ou plutôt les petits génies qui rampent sur les rebords
des corniches n'ont rien de cette maigreur raide et pauvre que les
artistes du Nord infligent même à l'enfant Jésus. Ce sont de gros
et joyeux enfans qui se jouent avec beaucoup de vie et de grâce,
et quant aux figures allégoriques, surtout aux figures des apôtres,
elles sont conçues et exécutées comme devraient l'être les statues
de Saint-Pierre de Rome. Elles ont la dignité, le sérieux, la no-
blesse, le calme et l'aisance des attitudes, cette ampleur, cette lar-
geur qui se montrent jusque dans les plis des draperies, et que l'art
gothique n'a guère connues. JÎvidemment Pierre Yischer est de la
famille des artistes de premier ordre. Au nombre de toutes ces figu-
rines, il a mis la sienne et celle de ses deux fils. Parmi les petits
génies nus, on en voit un aussi dont la tête doit être un portrait et
que distingue entre tant d'autres une chevelure coupée , comme on
disait il y a quelque temps^ à la Perrinet Leclerc; mais l'image la
plus curieuse est celle de l'auteur lui-même. Elle est très populaire
en Allemagne, partout modelée en terre cuite, en biscuit, dessinée
ou photographiée. C'est un bon gros ouvrier en tablier, le bonnet
enfoncé jusque sur les oreilles. Il a plus l'air d'un forgeron que
d'un successeur de Phidias ou de Polyclète. Et cependant cet arti-
san buveur de bière a vu de ses deux yeux dans son atelier enfumé
se dessiner les formes sévères du genre de beauté que revêt l'idéal
dans l'imagination des artistes de l'école de Platon.
Voilà donc deux artistes, Albert Diirer et Pierre Yischer, qui nous
apprennent comment, en conservant le caractère national, l'art ger-
manique pouvait se hausser au pur et vrai beau. Je les cite, parce
qu'ils ont eu peu d'imitateurs, ou parce que ceux qui ont fait effort
pour marier l'Italie à l'Allemagne sont en général devenus des clas-
siques plus ou moins corrects, plus ou moins élégans, mais effacés,
indécis, faisant peu d'impression et laissant peu de souvenirs. Après
Albert Diirer, le premier peintre de la Souabe est Hans Holbein.
L'auteur exact de ces portraits secs et vrais, qui portent les signes
d'une ressemblance incontestable, était plus en droit de s'en tenir à
la manière allemande; mais, quoiqu'à Munich il n'ait que des por-
traits, c'est un peintre d'histoire, et comme il en est peu dont la main
28 REVUE DES DEUX MONDES.
fût plus savante, nous nous arrêterions longtemps avec lui, si nous
étions à Dresde, où la bonne foi germanique a fait d'une de ses ma-
dones le pendant de la Vierge de San Sisto. Rien n'est plus propre
que ce rapprochement à faire juger les deux écoles, les deux arts,
l'Allemagne et l'Italie, je veux ^lire l'excellent et le sublime; mais
nous sommes à Munich, où d'cxcellens portraits de Holbein n'ajou-
tent rien à ce que nous savons de lui. Ne sortons pas encore du
cercle de la peinture du Nord.
On sait qu'elle se divise en trois écoles principales : celle de l'Al-
lemagne, l'école flamande et l'école hollandaise. Quoique celle-ci
soit à Munich largement représentée, on ne peut parler de ces petits
tableaux vSans devenir aussi minutieux que la peinture qui les a pro-
duits; passons vite, et négligeons tout ce qui n'offre guère que des
beautés familières. Au milieu de tous ces humbles copistes de la
réalité domestique, de tous ces micrographes du crayon et du pin-
ceau, qui se passionnent pour le fait et pour le rendu, un seul
homme a tiré du fond même de cet art, qui travaille à la lampe et à
la loupe, un idéal de son invention, car l'idéal de Rembrandt est
plutôt r Imaginative. C'est moins la réalité que l'effet de la réalité
éclairée d'une lumière dont il a le secret. Son art est un flambeau
dont seul il dispose; par ses rayons, ses reflets et ses ombres, il
transforme jusqu'aux scènes vulgaires qu'il retrace; il prête un éclat
fantastique même à de simples vues d'intérieur, qui deviennent
presque des tableaux d'histoire. A Munich, le prestige de Rembrandt
se manifeste non-seulement dans les portraits , mais dans une Des-
cente de croix et dans une Ascension qui semblent illuminées d'une
splendeur surnaturelle.
Mais la branche flamande de la peinture des Pays-Bas appelle
tout autrement nos regards. Après Van Eyck vient Hemling. Un
coup d'œil superficiel les confond tous deux. Le second n'est pas
même l'élève du premier, et pour le sentiment comme pour la ré-
flexion il le dépasse. Il a moins de sécheresse, moins de dureté, et
l'expression morale , qu'il cherche davantage et rencontre mieux,
le place au-dessus des créateurs de l'école; mais les Hemling sont
rares, et ceux de Munich sont contestés. Bientôt Metzys nous ra-
mène aux sujets de genre traités dans les proportions de l'histoire,
et ses éternels usuriers, changeurs ou poseurs d'or ne sont pas pour
rehausser le but où doit viser un talent sérieux. Après lui Van Or-
ley, Hemskerke, Sustermann, Mabuse, Schoorel, Cocxie, vont tous
en Italie et semblent briguer ce titre de Raphaël flamand qui fut
donné à deux ou trois d'entre eux, et que la postérité n'a conservé
a aucun. Cependant ils y ont gagné d'adoucir les duretés de l'école,
d'assouplir leur manière et d'épurer leur composition; mais aucun
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. '29
d'eux n'a renoncé à ses qualités originelles, et je ne vois guère
dans toute la Pinacothèque qu'une pieta de Susterniann qui pro-
duise l'eflet d'un tableau italien. Cependant cette imitation répétée
des modèles ultramontains énervait peu à peu l'école sans la régé-
nérer. Il lui fallait un de ces hommes qui réforment en créant, un
de ces hommes qui manquaient alors partout. Il lui fut donné. Ru-
bens est le seul peintre créateur qui ait paru au xyii*" siècle. A Mu-
nich, Rubens se montre avec toute l'importance, et je dirai tout le
fracas d'un faiseur de révolutions. Il remplit une grande salle et un
grand cabinet de quatre-vingt-huit tableaux. C'est une si grande
quantité de peinture, une telle profusion de figures, il y a tant de
choses jetées, lâchées, risquées, outrées, que plus que jamais il faut
y regarder longtemps pour s'y faire. Rubens, du moins c'est ce que
j'éprouve, ne plaît pas à la première vue. Ce n'est qu'après avoir
vécu pour ainsi dire avec lui, après s'être entouré de ces êtres si vi-
vans, si animés, si passionnés, qu'il appelle en foule à l'existence
simulée par la couleur, qu'on finit par se reconnaître dans cette
cohue de formes humaines, et distinguer entre tant de sensations
confuses ce qui les dépasse pour pénétrer jusqu'à l'intelligence et
jusqu'au sentiment. Rubens est, on peut le dire, le peintre de la
chair. C'est celui-là qui, comparé soit aux fra Angelico, soit aux
Zurbaran, l'a réhabilitée, pour employer une expresion fameuse. Le
mal n'est pas grand lorsqu'il s'agit d'un art de la forme, car ceux-là
prennent la peinture pour une branche de la littérature qui ne lui
demandent que d'exprimer des idées.
Poussin lui-même, qui a quelque peu donné dans ce travers, l'ou-
blie quand il retrace ses satyres et ses nymphes; mais on doit avouer
que Rubens abuse un peu de la permission. Un certain sensualisme
ne peut être proscrit que par une pruderie étroite et maladive
d'un art qui parle aux yeux et qui doit être large comme le monde;
mais il faut que le goût le contienne et l'épure, que le sentiment
esthétique l'élève et l'ennoblisse. C'est à Titien qu'on doit ici de-
mander exemple. Titien est le modèle de l'alliance de la beauté et
de la vie, de la forme et de la couleur. La chair et le sang échauf-
fent et remplissent les cadres de Rubens jusqu'à déborder pour
ainsi dire, et devant ces monceaux de formes pantelantes on est
prêt d'abord à détourner les yeux; mais, dès que l'observation at-
tentive a débrouillé l'écheveau, que l'expression, toujours si vive-
ment accusée, s'est fait reconnaître et sentir, quels tons chauds et
brillans ! comme partout le relief jaillit dans la lumière! Le mouve-
ment qui anime toute la scène vous emporte avec lui , et vous vous
sentez jeté dans un monde extraordinaire, où la nature amplifiée,
où la vie surabondante parle à la sensibilité surexcitée comme le
spectacle des transports de la bacchanale antique.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans un des cadres de la collection du Louvre à la gloire de Marie
de Médicis, Riibens, ayant besoin pour représenter les maux et les
fléaux détruits d'un Apollon vainqueur du serpent Python , a ima-
giné de copier l'Apollon du Belvédère. Rien ne fait mieux voir dans
une même figure le contraste des deux genres, des deux génies. Un
tableau de la galerie de Munich prête à la même comparaison : c'est
celui que le catalogue appelle la Réconciliation des Romains et des
Sabins. C'est absolument le sujet et la disposition des Sabines de
David. Romulus et Tatius sont placés de même : tous deux s'arrê-
tent dans l'action. Entre eux, des groupes de femmes ont la même
place et le même rôle. Telle est l'analogie de la composition qu'on
a peine à croire que David ne la connût pas et n'ait pas obéi à quel-
que réminiscence. Et cependant rien n'est plus différent : ce sont
comme les deux extrémités de l'art du peintre, et l'on admire quel
vaste champ s'ouvre au talent dans un art où le même sujet peut
se recommencer à l'infmi. Que ne pourrait-on pas dire si l'on en-
treprenait l'étude comparative des Jiigemens derniers de Rubens!
La Pinacothèque n'en contient pas moins de cinq, en y comprenant
une scène de l'Apocalypse, l'archange Michel précipitant les mau-
vais esprits dans l'abîme. On peut ne pas aimer ces grappes de
figures raccrochées l'une à l'autre par des tours de force, et malgré
l'autorité de sir Josuah Reynolds il est difficile de regarder la Chute
des damnés (250) « comme un des plus grands efforts de génie que
l'art ait produits. » Le groupe de la Vierge dans le Jugement der-
nier (258) et quelques figures nues, malgré des entrelacemens
amoncelés avec peu de goût, le rendraient préférable à mes yeux.
Des cinq compositions, la meilleure pourrait être la résurrection
des bienheureux (325) ou plutôt des bienheureuses, car Rubens
n'admet guère que des femmes parmi les élus. Mais réservons toute
notre attention pour des œuvres moins risquées, par exemple pour
ces sept enfans portant une guirlande de fruits. C'est quelque chose
comme un dessus de porte; mais c'est un chef-d'œuvre pour le co-
loris, l'éclat, la richesse, la naïveté et la grâce. C'est la perle de
l'écrin de Rubens.
Lorsque l'on compare Rubens aux peintres espagnols, on croit
comprendre pourquoi l'Espagne ne devait pas éternellement possé-
der les Pays-Bas. L'incompatibilité d'humeur saute aux yeux. 11
semble que le génie de Philippe II ait dans ses états imprimé à l'art
comme à la foi le sceau de la terreur. La peinture espagnole n'est
guère qu'un épisode curieux et intéressant dans l'histoire de l'art:
mais cet épisode n'a eu et n'aura aucune suite, et, qut)ique assez
considérable, le contingent de l'Espagne dans la Pinacothèque n'a
pas une valeur éminente. Je ne saurais négliger également les trois
salles et les six cabinets réservés à la peinture italienne. Les chefs-
MUNICH, l'art par LA CRITIQUE. 31
d' œuvre n'y abondent pas, je ne sais même si le mot de chef-
d'œuvre y peut être prononcé; cependant Francia, le Pérugin,
Luini, fra Bartolomeo, Andréa del Sarto, Titien, y font leurs preu-
ves, et l'on pourrait s'y former une suffisante idée du caractère de
leur talent. Il n'est pas jusqu'au Baroccio qui n'ait là deux toiles
fort séduisantes où l'on voit quelle coquetterie il portait dans les
grands sujets. Enfin le catalogue attribue dix ouvrages à Raphaël.
C'est beaucoup; mais sur ce point, comme sur l'appréciation parti-
culière des tableaux italiens, j'aime à renvoyer à M. Viardot, qui,
précisément parce qu'il s'y connaît mieux que moi, admire davan-
tage (1). Une étude de la figure entière de la sainte Cécile du tableau
de Bologne, une étude de la tête du saint Michel du tableau du Lou-
vre, deux portraits de Raphaël donnés comme de lui, quoiqu'un
seul paraisse son ouvrage et que ni l'un ni l'autre ne soit de lui
peut-être (2), enfin trois vierges authentiques ou tenues pour telles,
voilà ce qui prêterait à bien des réflexions, car Raphaël est inépui-
sable ; c'est l'infini que la perfection. La Madone dite de la casa
Tempi est conçue, ce me semble, dans le même esprit que la Belle
Jardiniêi^e. La Vierge au Rideau ressemble à la Vierge à la Chaise
mise de profil, et ce changement d'attitude lui fait perdre beaucoup
pour la grâce et le sentiment. La Sainte Famille dite de Cani-
giani est une composition dont l'ordonnance est nouvelle, un peu
symétrique, et dont les beautés n'arrivent pas à la perfection; mais
c'est toujours Raphaël, et qui saurait parler aurait beaucoup à dire.
Une seule réflexion nous frappe : c'est que la peinture italienne, et
celle de Raphaël avant toute autre, si libre dans ses conceptions,
si parfaitement affranchie du double joug des formes hiératiques
et d'une imitation servile et minutieuse de la réalité, n'a usé de
sa lilDerté que pour ajouter au fond des sujets qu'elle traite des
accessoires ou des conventions d'un genre sérieux et digne qui en
augmentent l'impression ou pour l'esprit ou pour les sens. De ces
additions à l'idée pure , la plus hasardée est la magnificence des
Vénitiens, et l'invraisemblance en est bien compensée par l'effet
pittoresque. Dans les sujets bibliques , où elle est le plus dépla-
cée , rien ne cesse d'appartenir à la grande peinture, et c'est là
la convenance suprême. Sur le reste, une grande tolérance doit
être accordée. Toujours, du moins par le caractère de noblesse que
la peinture italienne a conservé même aux parties de l'art qui peu-
vent dépendre de la fantaisie, elle a fait régner dans toute son œu-
(1) Les Musées (V Allemagne, 1860.
(2) L'un serait tout au plus une caricature du portrait de Floi'ence. L'autre est un
bel ouvrage représentant un jouvenceau frais et blond. Une phrase équivoque de Vasari
en fait l'image de Sanzio suivant Rumolir, et de Bindo Altoviti selon Passavant.
W: .v^tî^^^lJjE DES DEUX MONDES.;,,^;
vr^iïin#,hartnoaie 'moi^e^;q,ig^ï^a,,,Çrèçe sQule .pepMti;^ ,^yait con-
nue, et à ce titre elle demeure au-dessus de toutes les autres écoles.
Une large unité daus laquelle domine constamment le sentiment de
la.boauté, voiià l'exceUçjiiçg. distinctive de cette glorieuse manifes-
tation du génie -de l'art, et, chez aucun peintre cette, excellence ne^
s'est montrée avec, au^art^;de pureté que chez Raphaël. C'est par là
que, sans préjudice de la variété et de la supériorité dans toutes les"
autres parties de l'art, iVltalie doit servir à tout jamais de modèle,
et que tout ce q\u,tQiiçhetui pinceau doit tenir Raphaël pour son
maître.: , . Mipnjsfn sk aiBësb el jioiîigoqrri
ii'-^ •'«'1 je rioj8df0EX4n9rn9l.sgènJ jf!
-ot-Vi ;ii-i9d ■aiBirmb gaoïsf/b egnjs'i^
"Malgré fes^'fiffoi^ts^'soun'eïit heureux 'quVftt faits les artistes -de
Munich, peintres, architectes, sculpteurs, pour mettre dans ces in-
nombrables monumens leur part individuelle de création, on est
forcé de convenir que tout porte ici plutôt l'empreinte de l'intelli-
gence qui imite que du génie qui invente. C'est la critique, c'est
l'esprit critique du moins qui partout a dominé. C'est pour avoir
étudié, comparé, jugé, qu'on a pu concevoir l'idée et former l'en-
treprise de simuler sUr' une 'grande échelle et dans la même en-
ceinte l'œuvre des siècles et des peuples divers, de ressusciter à la
fois l'art grec et l'art gothique, et d'évoquer le génie de l'Orient en
même temps que celui de la renaissance. Un éclectisme plus ou
moins éclairé, plus ou moins hardi, était la seule liberté permise à
ces artistes obligés de consulter à chaque instant leurs souvenirs et
les règles constatées par leurs études pour ne rien faire en compo-
sant qui ne fût strictement conforme au type historique qu'ils de-
vaient reproduire presque avec les défauts qui le caractérisaient.
Rien lïe s'est donc fait de nos jours qui, autant que le réveil de
l'art en Bavière, portât le cachet du temps, de ce temps où, dit-on,
le jugement a remplacé l'imagination, et je ne puis m'empêcher
d'ajouter que si l'on considère en lui-même et dans ses œuvres pro-
pres l'art qui a suivi ce réved, il attestera en effet plus de science
que de génie, plus d'intention que d'exécution. ù;ff noitirinj?»
La peinture peut être prise pour base d'appréciation. Si l'on étu-
die les ouvrages qu'elle étale, soit dans la salle d'exposition perma-
nente, soit même dans fe nouvelle Pinacothèque, on trouve un assez
bon nombre de tableaux de genre d'un mérite égal à celui dont les
Allemands ont fait preuve dans nos expositions parisiennes. Encore
les Belges obtiennent^ils parfois le premier rang, et cette imitation
libre de l'école (lamande qu'ils nous ont fait connaître laisse peu de
place à la grande et sérieuse peinture, à la peinture d'histoirél.
MUNICH, L*ART PAR LA CRITIQUE. 33
Comme parmi nous le goût en paraît décliner, il est juste de citer
les exceptions. Parmi les ouvrages contemporains définitivement
admis à la nouvelle Pinacothèque, on ne peut passer sous silence
l'Ascension et le Christ guérissant les malades de Schraudolpb, la
Cène et la Vierge sur un trône de Henri Hess, la Mort de Wallcn-
stein de Piloty, le Bêluge de Schorn, à qui la mort n'a pas permis
de l'achever, la Destruction de Jérusalem par Kaulbach, qui est fort
admirée à Munich. Ces tableaux ont beaucoup de valeur, et les deux
derniers sont de grandes machines qui offraient toutes les difficultés
de l'art. La pensée, la composition, le dessin ne manquent dans au-
cune, eties recommandent inégalement. Kaulbach a fait acte d'ima-
gination ; mais, chose étrange chez ces derniers héritiers des créa-
teurs de la peinture allemande, la mollesse et quelquefois la pâleur
sont un défaut assez général. C'est la force et l'originalité qu'on
cherche en vain, et les Allemands d'aujourd'hui, encore suffisam-
ment coloristes quand ils suivent les Flamands, cessent de l'être
quand ils abordent la peinture d'histoire. Cependant je trouve une
exécution plus ferme et plus assurée dans une Sainte Famille
d'Overbeck, habile imitation de Raphaël encore élève du Pérugin.
Dans un style moins sévère et sorties des mêmes mains, V Italie et
l'Allemagne^ sous l'image de deux jeunes filles, brune et blonde,
qui se tiennent embrassées, forment un groupe charmant dont le
seul tort est d'exprimer une pensée mensongère. Au reste, Over-
beck a peut-être bien fait cette fois de descendre des hauteurs
arides de sa manière. Il a fait embrasser une paysanne allemande
et une paysanne italienne, non l'Allemagne et l'Italie, en cela il a
eu raison.
Mais enfin avec tout leur mérite, et quoiqu'ils se soient préser-
vés de toute espèce de perruques en les laissant à Cerbère, ces doctes
artistes n'ont fait, dans les sujets sérieux, qu'inaugurer une renais-
sance classique, et peut-être leur œuvre a-t-elle plus de ressem-
blance qu'ils ne pensent avec celle de Louis David, quoiqu'ils aient
plus de savoir et d'esprit. Peut-être tel est-il l'inévitable résultat de
tout mouvement d'école qui procédera de la critique et non de l'in^-
spiration. Maintenant faut-il dire autant de mal qu'il est d'usage
d'en dire des temps où la critique domine, et notre siècle est-il par
là condamné à la médiocrité dans les arts comme dans tout ce qui
est du ressort de l'imagination? C'est une autre question , et j'avoue
que l'arrêt ainsi motivé m'a toujours paru trop rigoureux. On au-
rait de la peine à prouver que les belles époques du génie, même
du génie poétique, aient été exemptes ou dépourvues de ce travail
de réflexion sur le beau, sur le vrai, sur les moyens de réaliser
l'un et d'atteindre à l'autre, c'est-à-dire de toute analyse de l'art et
TOME XLVIU. 3
3A REVUE DES DEUX MONDES.
de ses procédés, et si ce genre de recherches suffisait pour éteindre
l'esprit créateur, il faudrait immédiatement rayer de la liste des
beaux temps littéraires non-seulement notre xvii^ siècle, sacrifice
que certaines gens n'auraient peut-être pas de peine à faire , mais
aussi Tâge d'Auguste, c'est-à-dire de Virgile et d'Horace. Nous ne
voyons pas qu'au temps auquel Léon X a usurpé l'honneur de don-
ner son nom, les grands artistes aient inventé à l'aventure et se
soient abstenus de méditer sur les généralités de leur art. Les au-
teurs qui ont écrit leur vie abondent en réflexions critiques. Léo-
nard de Vinci avait composé un traité de la peinture. Nous avons
de Michel-Ange lui-même le témoignage que tout était calculé dans
ses compositions si fort marquées au coin d'un génie libre, et la
correspondance de Raphaël avec Balthazar Gastiglione donne |a
preuve qu'il cherchait métaphysiquement les sources du beau , et
que des idées dignes de Platon guidaient celui qui traçait l'esquisse
de la Vierge à la Chaise sur le disque d'un tonneau à la porte d'un
cabaret de village. On ne voit guère que la Bible dans ses parties
poétiques et peut-être Homère qui justifieraient pleinement la
théorie qui frappe d'impuissance l'artiste initié par la réflexion aux
secrets des arts. Je n'oserais y ajouter même les poèmes de l'Inde
que nous savons contemporains de recherches philosophiques d'une
subtilité si raffinée. Malgré les côtés incultes de son génie et un dé-
font de proportion qui ne suppose guère un goût exercé , Dante ne
peut être considéré comme un improvisateur naïf qui compose sans
méditation, car le défaut de proportion et de mesure est aussi le
défaut de Michel-Ange, le moins irréfléchi des artistes. Shakspeare
seul a peut-être donné la vie dramatique aux personnages de sa
création par une puissance directe et spontanée , sans avoir philo-
sophé sur le théâtre ni sur le cœur humain; car on ne pourrait
comprendre dans la même hypothèse ce Molière qui, de son aveu,
étudiait Plante et Térence et même épluchait les fragmem de Mé-
nandre avant d'oser dire : « Je n'ai qu'à étudier le monde. » Enfin
(il faut me pardonner de brouiller les dates, qui n'ont rien à faire
ici), le temps de Périclès est celui d'un développement incompa-
rable de l'esprit humain dans le champ de la spéculation. Il est im-
possible d'attribuer à l'art du Parthénon l'innocente inexpérience
du sculpteur des marbres d'Égine, et l'on sait que Sophocle lui-
même reprochait à Eschyle comme une infériorité de bien faire
sans savoir ce que c'est que bien faire. Jamais on ne me persuadera
que, pour avoir analysé la beauté, Platon en ait fait perdre le sen-
timent à ses disciples, et que pour avoir entendu Diotime au ban-
quet de Socrate on fût moins apte à réaliser sous ses plus nobles
formes l'idéal qu'il a défini, Platon lui-même est là pour démentir
la supposition. Quel pltis grand critique et quel plus grand artistÇj?
' C'est donc à d'autres causes qu'il faut à certaines époques impu-
ter la décadence de l'art^ et celle de notre époque, si tant est qu'élire
soit réelle. 11 me semblerait plutôt que le reproche devrait s'adres-
ser à un certain abus, à une certaine tendance de la critique, et je
n'ai pas caché qu'en aucXme matièrp iln'est.bon d'étouffer la philo-
sophie par l'histoire. L'écueil de l'impartialité, c'est l' indifférence »
et une certaine passion est nécessaire à toute fécondité. L'amour ^^t
le principe dç la création, et toute théorie de l'art qui ,réduirait^l|i
beauté à une pure idée serait insùfTisante et stérile. H y a, j'en d^e^-
mande pardon à nos chers philosophes, iin élément sensible insé-
parable de l'effet et de la nature du beau : il faut le sentiment pour
l'admirer comme la passion pour le produire. Ce n'est point par
une erreur fortuite que l'on a donné à la science du beau et de l'art
ïe.nom d'esthétique, ce qui était la ramener hyperboliquement à la
sensation. Il n'y a dans ce mot que l'exagération d'une vérité.
Il se peut bien que le monde, en vieillissant, multiplie tellement
en toutes choses les exemples et les points de vue, qu'il devienne
très difficile de faire un choix, et que l'esprit, surchargé en quelque
sorte d'observations, de souvenirs et de jugemens, ait peine àe.i)
soulever le poids et à trouver assez de ressort pour s'attache^' ay.QQ
une ardeur féconde à telle vérité, à telle cause, à telle forme, à tel
emploi de la pensée et des moyens d'expression dont elle dispose.
Un scepticisme souple et flottant peut résulter dans l'ordre intellec-
tuel comme dans l'ordre moral d'une expérience trop diverse ,eJL
trop étendue. Ce serait un faible préservatif contre cette dispositipii
débilitante qu'un recours de parti-pris à quelque préjugé du passé,
et r effort de combler le vide que le temps a fait dans notre esprit
avec ce qu'il a détruit dans les faits ne peut produire qu'un rafïern\
missement apparent et provisoire, une réaction sans solidité et sans
durée. Repêcher quelques-uns des débris du naufrage, ce n'est pas ^e.
moyen de reconstruire le navire et de reprendre la mer. Rude et s^^
vère est donc la condition de ceux qui ont à ranimer en eux-mêmes,
dans un temps d'analyse universelîç, la foi,4aîis,ç,ag,u'iJ faut jcro^r.ft
et l'amour de ce qu'il faut aimer. V^^J^ "J^.,^r.^,;^"g^^ .^f,ai<,ij,'>'^ m?>
Mais la difficulté n'est pas insurmontable, et, sans sortir du cercle
des arts, on trouverait, sans trop chercher, d'évidentes preuves
de la persistance de l'esprit poétique ou créateur à travers tous ces
voyages d'exploration universelle auxquels est aujourd'hui con-
damné l'esprit humain. 11 est un exemple que j'ai déjà cité à un
autre point de vue, c'est celui de la musique. Nos pères ont été les
contemporains de Gluck, de Haydn, de Mozart et de Cimarosa; nous
le sommes de Reethoven, de Weber et de Rossini (j'en pourrais
3.6 RKVTTF. JiES, ...DEIIX , MONDES. .. .._.-._.__-. -__-^.,.-,—-.
nommer encore) : est-ce hasarder beaucoup que de dire que la mu-
sique n'a point eu de plus beaux jours que les nôtres? Est-elle aussi
un de ces arts équivoques, inférieurs, qui, sans racines dans l'âme et
dans la nature, puissent, à l'aide du calcul et de l'adresse, obtenir
des succès de circonstance et un éclat passager? Elle serait seule,
que le temps qui l'a vue produire les chefs-d'œuvre consacrés dans
le souvenir de tous ne pourrait être tenu pour déshérité par le génie
de l'art? Non, toutes les muses ne nous ont pas abandonnés.
Si j'osais, si je ne redoutais certains anathèmes, j'ajouterais que
que le xix'' siècle a été pour la France le réveil de la poésie. Elle n'a
pas eu de plus grands poètes que de nos jours : ceux qu'elle appelle
ainsi dans le passé sont surtout de grands écrivains; à l'exception
de quelques morceaux dont le dénombrement serait assez court, la
poésie dramatique peut réclamer presque seule tout ce qu'ils ont
légué à notre admiration. Or la poésie dramatique n'est qu'acciden-
tellement la poésie. Celle-ci a pour champ l'épique et le lyrique.
Je ne sais même si elle ne retrouve pas plus aisément sa place dans
le genre descriptif que dans le dialogue le plus émouvant. L'effet
dramatique couvre l'effet poétique. N'insistons pas, et laissons au
lecteur qui a de la mémoire le soin de décider si nos oreilles n'ont
pas entendu des chants qui n'ont été, pour l'harmonie, la verve, l'é-
motion, surpassés dans aucune langue. Et puis (ce nom peut être
cité) André Chénier, dans ses essais si divers, est-il donc, pour qui
lit sans préjugé, moins voisin de l'antiquité que ceux de nos classi-
ques qui passent pour s'être le plus approchés d'elle? Je m'attache
à ce nom, parce que c'est celui d'un poète qui a pris l'étude et l'ef-
fort pour les procédés indispensables du talent. 11 offi'e plus d'une
analogie avec ces artistes critiques qui m'ont occupé dans cette
étude. Lui aussi, il a imité le Parthénon et rebâti des propylées, et
il a réussi, et l'imitation ne l'a pas empêché d'êtie original. En son-
geant à Théocrite, à Properce, à Simonide, à Alcée, il a été lui-
même. Que son exemple guide le génie critique et ne décourage pas
le génie créateur.
Charles de RÉMUSA-f.^^^"^*
(ibid yl etiJib âupeu {t
pspf^bj.e 89b èrioisrioino Iwp Bsîeioil'' labnaqsD
r:. ^-^nriT rJ uU j^-^ffyiwlj.n \iScij: 'noiJ£ji89iI 83il
-dldBJuobai
ksuB 6ll3-iaa ^86'iiôn 89l 9Jjp aijcjof, xu£9d euiq 9b u9 Jrio pie
19 onijâ'f gnfib zsabm eriBg Jup .g'iugi-îèlni ,89upoviijpô atw l^') :> -.«n nu
■linejcfo .Oc-c^o'îh.G'J nb Id ftr^fco uh -ihir/î g Jrieeéiuq tb'mlBn si anub
,9{u -TBlgnooiip 9b eéoojja eob
;j iiyib cii ^v(ijjni) uj 9UY b'I iup eqmoJ bI gjjp
ijjoq uaai sm ïiB'iwoq sa euol 9b 'ling/uoa 9l
ifi 8i5q iao euon 9a egeum 89l 89lnoJ ,ao"/[ Î;r7£'f ab
TRADITION CONSTITUTIONNELLE
9ii9qqj6 9U0 xjp iL\oo : 8iuo[gori eb y«p89î9oq diMMiT^ «iii'4 ■»]. ir» ;^j.(|
noiJq90x9'I i janijsvnDà abnB'ig ab luojl'iua laoe àaacq si ynr.b ien-'..;
si A'w.o'y •s'=*?.?.n t?fii9» tfî^me'fffmofTèb of :tnob .xufi9a'iom aaupleup ■•:
'""■. EN FRANCE DE 1789^''!^ MS""'" ^""'^l
=90pi'iYi 9l ^^ 9Hp!qè'[ qrnGflo -îijoq £ b-sIteD ,9i8àoq £l insmyJ!' ■
riHfib 90j:' !f 3J;q 9VIJ0-119-Î 9n 6ll9 la emâm ai;
j,o7]'r I ■ , .-. âugokib ol aasb 9Lip '>''.ri?-.Y';.^.h
.:;,!;- oJ8Îani'/[ .9upi39oq J9fi9'^
iriû'n a9i' >bioàb 9b nioa 9l g-ilomècti jsi ab £ iup lijL.i,» ji
La révolution française a peut-être moins à se plaindre des hommes
qui l'ont compromise par leurs fautes que des historiens qui ont pré-
tendu transformer ces fautes en services. De dangereux apologistes
se sont efforcés d'établir une étroite solidarité entre les idées procla-
mées à cette époque et les violences qui en déterminèrent le triom-
phe. De là l'alternative imposée aux générations futures de tout
accepter dans ce terrible drame comme légitime, ou de tout y ré-
pudier comme odieux. L'école monarchique dont M. de Bonald fut
le chef, considérant l'œuvre de 89 comme incompatible avec les lois
naturelles des sociétés humaines, n'admet, pas que des doctrines ra-
dicalement fausses puissent profiter même indirectement aux na-
tions. L'école démagogique maintient d'un autre côté que, dans la
lutte à mort engagée pour la conquête du droit nouveau, les moyens,
ne pouvant être séparés du but, restaient couverts par l'inviolabilité
départie à toutes les œuvres nécessaires. Aux yeux des uns, la ré-
volution fut donc maudite jusque dans le bien; aux yeux des autres,
elle demeura consacrée jusque dans le mal.
Cependant les publicistes qui ont cherché des excuses pour tous
ses grands attentats n'en ont pas su trouver pour ses petites fautes.
Les hésitations assez naturelles de la France au milieu d'épreuves
redoutables, ses temps d'arrêt sur une route semée d'écueils, n'ont
obtenu de leur part ni indulgence ni merci. II3 n'ont pas compris
<^S .j.iviY'MOjruTnp.Yiort v-joitto/st /..i
38 REVUE DES DEUX MONDES.
que la nation avait pu, sans abjurer ses espérances, se dérober par
certaines inconséquences dans la conduite aux périls que semblait
lui pri^parer ynç logique, inflexible. Chaque fois qu'il est arrivé au
pays de démander à un pouvoir énergique un abri momentané contre
l'anarchie, soit qu'il en eût subi ou qu'il en redoutât l'étreinte,
on ai- transformjé ces concessions; passagères, inspirées par le soin
de ses intérêts ou par le souci de son repos, en désaveu sblenriel
de ses principes. En signalant ces défaillances, les dévots de la dé-
mocratie ont pris d'ailleurs grand soin de les imputer toujours à
l'égoïsme des classes élevées. Ces fiers prophètes écrivaient encore
en J851 que, si la bourgeoisie corrompue par l'éducation, la fortune
et le monopole électoral, était en France capable de tout, on n'y
verrait jamais les masses, inspirées par une sorte d'instinct divin,
s'incliner sous le despotisme pour voiler, ne fût-ce qu'un jour, la
statue de la liberté! / ' .''''^y%"" "" V^' ;^j' - .Jij
J'ignore si l'on persiste dans ses admirations et dans ses haïne's.
Quoi qu'il en soit, ; il appartient aux hommes demeurés étrangers
aux unes comme aux autres de rétablir sur l'esprit de la révolution
française et sur la permanence de ses aspirations politiques la vé-
rité, défigurée par l'esprit de secte. Si l'on porte quelque liberté d'es-
prit dans l'appréciation des faits innombrables écoulés depuis les
élections pour les états-généraux en 1789 jusqu'aux récentes élec-
tions de 1863, ^oii ses f convaincra que nos pères n'avaient pas, sur
les questions constitutionnelles aujourd'hui controversées, un avis
fort différent du nôtre,, et que les vœux sont restés les mêmes dans
des conditions et spus des formules très différentes. La France a
manqué de courage plutôt que de persévérance dans ses opinions;
elle a moins changé d'avis que d'attitude, et lorsqu'on néglige les
apparences pour aborder le fond des choses, on arrive bien vite à
se convaincre que ce pays s'est donné plus de mouvement qu'il n'a
parcouru de chemin. Rechercher ce qu'il a toujours souhaité est
peut-être la voie la plus sûre pour pénétrer ce qu'il souhaite en-
core. 11 y a sur ce point-là, dans l'histoire de nos soixante-dix der-
nières années, une tradition dont la puissance serait irrésistible, si
elle était mieux connue. Ne permettons pas qu'on la méconnaisse ,
ne souffrons pas surtout qu'on la divise. Quod semper, quod iibique,
quod ab omnibus : il faudrait appliquer cette règle-là en matière de
liberté comme en matière de témoignage. Rappelons donc ce que
voulaient et ce que demandaient nos pères, afin de nous confirmer
nous-mêmes dans la conscience de notre droit, et voyons si les faits
aujourd'hui accomplis sont incompatibles avec les vœux consacrés
par l'autorité de trois générations.
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 3î>
Complément du travail accompli par les siecIêS au sein dé l'Eu-
rope chrétienne, la révolution française fut une œuvre purement
politique, malgré les efforts puérils tentés afin de transformer le
Jeu de Paume en Sinaï et de déguiser Mirabeau en Moïse. Les pre-
miers instigateurs du mouvement de 89, professant les opinions re-
ligieuses les plus opposées, n'eurent jamais la prétention d'apporter
au monde une solution nouvelle des grands problèmes élucidés par
le christianisme. Si d'implacables passions firent pénétrer la révo-
lution dans la sphère des consciences, qu'elle avait déclarée invio-
lable, cette ingérence vint signaler la première et la plus périlleuse
violation de ses principes. Les deux cents curés qui décidèrent la
victoire de l'assemblée nationale par leur réunion aux députés du
tiers-état après la déclaration royale du 23 juin ne soupçonnaient
pas qu'en prêtant le serment de donner une constitution à la mo-
narchie, ils protestaient contre la chute d'Adam, et qu'ils prépa-
raient, comme cela a été doctement démontré, la réhabilitation de
la chair, depuis dix-huit siècles opprimée par l'esprit!
Mais si l'œuvre de 89 ne revêtit aucun caractère dogmatique, elle
eut certainement une portée morale qui ne s'était révélée dans au-
cun autre événement. Ni les luttes de la suzeraineté royale contre
la féodalité, ni celles des grands municipes de l'Italie n'avaient sou-
levé durant le moyen âge de questions où le sort du monde se
trouvât aussi profondément engagé. Dans les temps modernes, les
conflits de la couronne et de l'aristocratie britanniques n'avaient en
dehors de l'Angleterre remué aucune passion ni suscité aucune es-
pérance; enfin, quoique la récente insurrection de l'Amérique eût
éveillé de généreuses ardeurs dans la jeune noblesse française,
l'humanité tout entière ne pouvait associer son avenir à la cause de
ces planteurs, aussi résolus à maintenir l'esclavage dans leurs do-
maines qu'à se séparer de la mère-patrie.
Il appartenait à la race la plus logique dans ses idées, la plus
capable de se dévouer pour leur triomphe, de préparer l'avènement
d'une pensée assez sympathique pour être comprise de tous les
peuples, assez puissante pour renouveler la face du monde. Consti-
tuées par la conquête, composées de races juxtaposées sans être
encore confondues, les vieilles sociétés européennes étaient appelées
à suivre de loin la France dans les applications de cette rigoureuse
géométrie sociale qu'une génération pleine de confiance faisait suc-
céder tout à coup au régime fondé sur les accidens de l'histoire.
Instituer par l'élection une vaste hiérarchie mobile, donner au pou-
voir la volonté nationale pour titre , la publicité pour moyen , les
h*0
REVUE DES DEUX MONDES.
citoyens les plus éclairés pour agens et pour contrôleurs, — sur ces
deux bases s'éleva l'œuNTe fondée par nos devanciers et continuée
par nous-mêmes. S'ils rencontrèrent devant eux beaucoup de diffi-
cultés qui nous sont épargnées, ils n'eurent jamais à défendre l'in-
tégrité de leur pensée contre ceux qui semblent aujourd'hui vouloir
l'embrasser pour l' étouffer. On n'estimait pas possible, aux premiers
temps de la révolution , de diviser les termes moralement insépa-
ï'àbles du même problème en appliquant l'égalité dans l'ordre civil
sans la liberté dans l'ordre politique. Nul ne songeait à constituer
une grande démocratie sur une sorte de dictature populaire en re-
fusant à la société ainsi façonnée tout moyen pour se hiérarchiser
elle-même par l'autorité des lumières, le prestige naturel des grands
services et des grandes renommées. Ce n'était pas afin de substituer
au régime de Versailles celui de Constantinople que la France pr^
diguait alors son âme et son sang. "'
On calomnie dans sa tombe cette noble génération, lorsqu'on laisse
entendre qu'elle aurait fait bon marché de l'intervention du pays dans
ses propres affaires , si l'on avait concédé tout d'abord à sa vanité
l'abolition des privilèges qui séparaient les diverses classes de ci-
toyens. La nuit du fi août ne termina point la révolution, quoi-
qu'une heure d'entraînement, digne de tous les respects de l'his-
toire, eût renversé du même coup, avec les anciennes barrières
entre les trois ordres, les distinctions les plus naturelles entre les
familles et les particuliers. Parce que MM. de Montmorency avaient
consenti à s'appeler MM. Bouchard, et que Louis XVI avait rendu
hommage à la souveraineté nationale, personne dans l'assemblée
constituante n'imagina possible de remettre sans contrôle le gouver-
nement de la France au royal représentant qui reconnaissait tenir
de la nation son titre et sa puissance. Avec quelle indignation le
pays n'aurait-il pas accueilli l'idée de faire suivre la proclamation
de sa propre souveraineté de celle de son abdication! Ces temps
orageux furent féconds en grands crimes; mais la honte de ressus-
citer les maximes qui rencontraient faveur sous Tibère leur a été
épargnée. Il me semble entendre Mirabeau et Barnave faisant ren'j
trer sous terre les théories d'un certain césarisme. Je crois voJr
ces illustres morts, sans en séparer ni les Mounier, ni les Lally, ni
les Gazalès, se soulevant à la seule pensée d'assigner la date la plus
honteuse de l'histoire pour le terme définitif du grand mouvement
dont ils furent les victimes, sans en avoir jamais été les calomnia-
teurs. Aux assertions émises de notre temps par quelques publi-
cistes de la démocratie autoritaire (c'est ainsi, je crois, qu'ils se
qualifient), ils auraient tous répondu qu'en affrontant la tempête où
la plupart d'entre eux laissèrent leur vie, ils aspiraient surtout à
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 41
créer pour leur pays des mœurs publiques en le provoquant k}.^^
tervenir dans ses propres affaires par l'action. permanente de sa
pensée; Une telle intervention peut seule en effet élever les esprits
et les cœurs, car elle associe au respect du droit d' autrui l'instinct
salutaire de la responsabilité. Le plantureux régime de la stabula-
tion, lors même que le troupeau aurait acquis le droit de choisir
son berger, ne saurait valoir pour une nation, à quelque prospérité
qu'il la conduise, l'usage quelquefois hasardeux, mais toujours mo-
ralisateur,, de sa propre liberté. Assignez telle origine qu'il vous
plaira au pouvoir absolu, substituez le texte d'un plébiscite au
dogme de la légitimité ; si le pouvoir demeure sans frein contre
ses propres entraînemens, ces formules ne changeront rien au fond
des choses, et la nature humaine persistera en dépit des théories.
Louis XIV et Napoléon P"", encore que leur puissance émanât d'un
principe contraire, ont rencontré les rnênies tentations et fait échouer
leur pavs sur les mêmes écueils. j • ^ >• sr
Les cahiers des bailliages attestent avec quellfir^mpatience la
France, qui avait peut-être plus souffert du gouvernement de&
grands princes que de celui des princes médiocres , attendait l'or-
ganisation définitive d'un pouvoir inspiré par la pensée du pays Qt
contrôlé par ses légitimes représentans. La lecture de ces impof-
tans témoignages démontre que les désaccords naturels entre trois
ordres sauvegardant des intérêts différons n'affectaient pas runani;r
mité des vœux touchant les principes généraux de la future consti-
tution politique. C'est ainsi par exemple que la doctrine de l'inviola^
bilité royale et de la responsabilité ministérielle est exposée dans les
cahiers des trois ordres, et plus spécialement dans ceux de la no-
blesse, avec une insistance et une précision qui donnent aux rédac-
teurs de ces docuinens une avance singulière sur certains publicistés
de la démocratie contemporaine. Enfin la liberté de la presse est en-
visagée par la plupart des bailliages comme l'instrument nécessaire
de tout gouvernement représentatif, à ce point que le clergé liii-
même, en réclamant une protection spéciale pour les dogmes cathoy
liques, ne fait pas difficulté de reconnaître qu'en matière admini^^
trative et politique ceifte liberté devient la sanction et la garantie
de toutes les autres (1). ■ : .
Malheureusement, au sein! dé 1 assemblée nationale, le souvenir
des mandats et la rectitude des instincts ne tardèrent pas à s'obsr
curcir dans l'entraînement de la lutte, et bientôt les principes né
^ .;;•,,., .:,,. .,. ':,,:. ,..,./ .-,■,..■...,.,-. ■.,.„ -,„.•. .- ,,i, ^^,,^^
(1) Voyez le rapport du comte de Clermont-Tonnerre sur les vœux énoncée àtyçeip
hiers, 27 juillet 1789, et l'analyse de ces cahiers dans V Histoire parlemsnlaire de la
Hcvolution, par MM. Roux et Bûchez; tome I*', pages 222-253.
A2 ",,.• REVUE DES DEUX MONDES,
persistèrent que pour demeurer dans l'histoire l'éclatante condam-
nation de la conduite. Les fautes de la constituante n'enlèvent rien
cependant à l'autorité de ses maximes, et pour peu qu'on sache sé-
parer celles-ci des formes dont les revêtit une inexpérience alors
générale, on arrive à reconnaître qu'il n'est aucune idée féconde
admise depuis par le sentiment public dont cette grande assemblée
n'ait eu l'intuition prématurée.
En droit politique, elle a défini la loi l'expression de la volonté
générale, et proclamé le droit pour tous les citoyens de concourir à
la formation de cette volonté par le vote de leurs représentans. On
sait que la législation qui présida successivement à l'élection de la
constituante, de l'assemblée législative et de la convention s'inspira
de ce principe, qui prévalut, avec des modifications secondaires,
jusqu'à l'octroi de la charte de 1814. Cette législation attribuait le
droit de suffrage à tous les citoyens actifs, c'est-à-dire à tous ceux
qui n'étaient ni serviteurs à gages ni mendians, et remettait l'élec-
tion politique à des électeurs d'un degré supérieur choisis par ceux
du premier dans la proportion d'un pour cent parmi les proprié-
taires d'un bien de la valeur de deux cents journées de travail (1).
En droit administratif, la constituante ne sépara jamais la liberté
municipale de la liberté politique, ni la gestion des affaires locales
de la conduite des grands intérêts nationaux. Si elle découpa la
France en cases d'échiquier pour constituer les départemens et les
districts, c'est qu'il fallait faire table rase, afin d'amener les pays
d'états et les généralités à vivre sous une législation commune. Gom-
ment méconnaître les incompatibilités profondes entretenues entre
toutes les provinces par l'esprit inquiet des parlemens, non moins
hostiles à la liberté qu'au pouvoir, et qui, vers la fin du xvm" siècle,
avaient éteint presque partout jusqu'au dernier souffle de la vie mu-
nicipale? Ajoutons, pour expliquer sans l'excuser le caractère beau-
coup trop radical de cette transformation, que ces grands corps,
qui venaient, sous le récent ministère de Turgot, de se montrer
les ennemis implacables des réformes même les plus nécessaires,
auraient opposé à l'action de l'assemblée des résistances peut-être
invincibles, si leur puissance mal définie n'avait disparu dans le
morcellement général du territoire.
En droit constitutionnel, les dix-sept articles inscrits en tête de
l'acte fondamental sous le titre fameux de déclaration des droits
constataient l'esprit sincèrement libéral <|ui animait alors la nation,
et ne laissaient aucun doute sur sa volonté formelle de restreindre
la sphère des droits de l'état en élargissant successivement celle des
(1) Ck>nstitution du 3 septembre l'9i, tilre III, sect. ii.
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. AS
droits individuels. « La liberté cohsisie, disait l'article /i, à pouvoir
faire tout ce qui ne nuit pas à autruiv «t l'exereice des droits natu-
rels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux
autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits, »
La déclaration établissait comme un axiome. que « la libre commur
nication des pensées et des opinions est un des droits les plus pré-
cieux de l'homme. » Dans l'ordre moral, elle proclamait l'incompé-
tence absolue de l'état en matière religieuse, incompétence qui
demeure en effet la seule garantie possible de la liberté d6;Ghftçun
au sein des sociétés où l'unité de croyances a péri. , ''jnj-^
* Enfin, en droit international, la révolution française professait à
son origine le respect le plus profond pour les traités et pour la si-
tuation territoriale réglée par eux. Sans soupçonner la lutte à mort
qu'elle allait engager bientôt contre tous les gouvernemens régu-
liers, elle formait alors, malgré des excitations déjà très vives, les
vœux les plus sincères pour le maintien de la paix extérieure. Ap-
puyée sur la toute-puissance du droit, dont elle se considérait
comme l'expression la plus élevée, la constituante ne se préoccupait
que de l'influence de ses idées, et tenait cette influence pour irré-
sistible en Europe aussi bien qu'en France. Peut-être n'y a-t-il ja-
mais eu d'époque où le pays, possédé tout entier d'une ambition plus
généreuse, ait moins souhaité l'extension de ses frontières. Si l'abbé
de Saint-Pierre avait assez vécu pour devenir membre de l'assenir
blée, il en aurait assurément présidé le comité diplomatique.
Tel était le corps de droit public émané de la révolution française
à son aurore. Qu'on le repousse comme erroné, cela peut se com-
prendre : j'ajoute que, lorsqu'on croit avoir raison contre son pays
et contre son temps, on a du moins, en le déclarant, le mérite du
courage; mais ce qui serait plus étrange, ce gérait la prétention de
se couvrir du drapeau de 89 pour tronquer des idées logiquement in-
divisibles, ce serait surtout l'espérance de pouvoir, appliquer à la
familie les doctrines qu'on hésiterait à consacrer pour l'état. Il n'a
pas été difticile d'établir la connexité des idées qui se rattachent à
la grande date de 89 dans l'ordre politique et civil; il ne le serait
pas davantage de prouver que depuis près d'un demi-siècle ces idées
ont persisté dans la conscience publique à travers des transforma-
tions nombreuses et d'apparentes contradictions, 'j^ JnsmoliaoTonr
Durant la crise où fut engagé le sort de la France depuis les pre-
miers jours de la révolution, les châtimens suivirent les fautes aussi
promptement que les fautes elles-mêmes sortirent de la violation des
principes. 11 n'a jamais été plus facile à l'historien de remonter des
effets aux causes et des actes aux personnes , en marquant au front
les coupables. Bien loin que les attentats de ces déplorables temps
h'h ' < "KETUTÈ DÈS Ï5EUX MÔwSÉ^? ^^
soient lili'étégééV'é'ôItTime on s'est complu à le''(Tîfé/']^ai' UVjë'§'èrte'"i^e
fatalité, il n'est pas un des grands périls publics qui ne trouve sa
cause dans tlfië ïhachinatioh antérieure, et pas tin crime politique
qui lie soit sol'ti' d'un odietix calcul. Qii'On suppose la révolution
française assez modérée et assez honnête pour faire toujours profiter
ses adversaires du bénéfice de ses propres doctrines, et l'on sera
conduit à reconnaître qu'elle aurait triomphé cà peu près sans luttes
malgré la perturbation profonde apportée par la législation nouvelle
dans les existences et les intérêts. La constituante n'avait-elle pas
en trois mois passé le rouleau Sur une société vieille de dix siècles?
iN' avait-elle pas effacé d'un trait de plume toutes les distinctions qui,
la veille encore, séparaient les terres comme les personnes, réuni
les biens du clergé et des ordres religieux au domaine de l'état, dé-
pouillé la noblesse, par l'abolition de toutes les redevancés d'origine
féodale, d'une part notable de sa fortune? N'avait-elle pas trans-
formé le successeur de Louis XIV en fonctionnaire public en récla-
ma;nt pour elle-même tous les droits avec tOus les honneurs de là,
souveraineté ? Ce boiileversement, le plus prodigieux qu'ait vu le
monde, ne s'était-il pas accompli en moins d'une année en présence
de quelques protestations impuissantes et à peine remarquées? L'é-
tude des événemens démontre que, malgré des irritations fort na-
turelles au sein des deux premiers ordres dépouillés, cette transfor-
mation générale n'aurait déterminé aucune résistance armée;' M
rencontré jusque dans ses applications extrêmes aucun obstacle aiVéC
lequel il y eût à compter, si, par une éclatante et à jamais funeste
dérogation à ses propres doctrines, l'assemblée nationale n'était ve-
nue en 1790 se heurter gratuitement et à plaisir contre la barrière
des consciences. La constitution civile du clergé, émanée des vieilles
haines du jansénisme, accueillie par les philosophes avec une indif-
férence dédaigneuse, remua jusqu'aux abîmes un sol qu'avait à peine
ébranlé la chute de l'ancienne monarchie. La présence de deux Cler-
gés, l'un dépouillé, l'autre spoliateur, provoqua la guerre civile,
et de la guerre civile sortit, avec la permanence des fureurs popu-
laipéîs, un appel également permanent à la force. Atteinte la pre-
mière , la liberté religieuse se redressa dans son indomptable éner-
gie, et la révolution, qui n'avait fait jusque-là que des mécontens
sans puissance,' se Vit enfin eriprésehce d'ennemis eh ài'ûfïês:, à'ia
grande joie des hommes qui lui souhaitaient de gt'a'àds' péMls' 'àfillf
de la provoquer à de grands crimes. ' ' ■ ' ' ' ''■ i " •■"
'"■ La constituante dut consacrer dès lors la dernière partie de^' sa
carrière à lutter sur presque toute l'étendue du territoire et jusque
dans son propre sein contre les insolubles difficultés évoquées par
elle-f-mêmie; "L%ssemblée législative lui était trop inférieure en ta-
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. ^
lens pour ne pas vouloir la dôpasserpar ses témérités, Jille, entra
résolument dans la détestable politique qni consiste, à élever deyant
soi des obstacles, afin de justifier la violei^ce paj- le danger. La con^^
stituante avait prépai'é la guerre civile :^ns la vouloir; la législative
suscita sciemment la guerre étrangère pa^ dps, provocations IVoide-
ment calculées qui rendaient la lutte inévitable, et la paix fut rayée,
ayec la liberté religieuse, du programme sprti nag,^ère du cçeur (le
l^jdoatipiijl^, j^r pu il s'était ouyert à,t,Qiu>tes les nobles ,espérauîîes.
Les artistes ambitieux qu'une loquacité brillante mit à la tête d'une
assemblée dont les constituans^ ayaient commis l'irréparable l'ayte
4e s'interdire, l'accès ypulur^rit, systématiquement la guerre; ils ta
préparèrent de sang-froid, parce qu'elle leur présentait la double
chance de faire autrement que leurs prédécesseurs, ce qui les tou--
çhait beaucoup, et de s'imposer |à Louis XVI, ce qui les préoccupait
encore davantage. Cet honnête calcul ne leur réussit qu'à moitié :
aussi la Gironde prit-elle le parti de se faire républicaine sitôt que le
malheureux roi eut refusé de se faire girondin. Ne pouvant servir
le trône, il lui parut naturel de le renverser. Les girondins se cru-
rent des Machiavels lorsqu'au lendemain du 10 août M""' Roland se
trouva reportée dans son boudoir si regretté du ministère de l'inté-
rieur par le même coup de théâtre qui avait porté Danton au minis-
tère de la justice; mais cordeliers et jacobins entretenaient pour leurs
alliés beaux esprits le dédain ordinaire des hommes d'action pour les
hommes de parole, dédain qui fut bientôt justifié par la facilité que
rencontrèrent les chefs de la multitude à triompher des chefs de la
convention. A la guerre restreinte provoquée par les girondins contre
les deux cabinets allemands profondément divisés, les jacobins tra^
vaillèrent à substituer la guerre générale, dans la pensée très aiv
rêtée de placer la France entre sa perte inévitable et les fureurs de
son désespoir. Le procès fait à Louis XVIleur parut un moyen sûr
pour contraindre les cabinets demeurés spectateurs de la lutte, à
quitter la neutralité; ils le considérèrent surtout comme devant
rendre impossible une paix secrètement souhaitée par la Prusse
comme par l'Autriche* Ils entanjièren t, donc cette, obuvvg d'iniquité
non pas pour défendre la révolution contre l'Europe, mais pour ar-
mer l'Europe contre la révolution; ils la conduisirent jusqu'à son
issue sanglante, afin de placer les girondins entre un grand crime
et un grand péril, et de demeurer les seuls chefs possibles ' d^ua
pouvoir dont l'horreur du monde leur assurait la possession,., ; ,1 ^b
i.:Ainsi s'enchaînent les événemens qui conduisirent la nation? à
perdre sous la pression de la terreur toute volonté propre, pour ne
pas dire toute conscience d'elle-même. Ces événemens sout-ils la
conséqueiice d'iij^e dioctyiije^oui d'un intérêt? ûnt-rilséité inspirés par
46 REVUE DES DEUX MONDES.
des idées libérales bti par d'ègôïstés calculs? Est-te^afin de demeurer
fidèles à la liberté religieuse que les Camus et les Grégoire rédi-i.
gèrent leur plan minutieux de réglementation ecclésiastique et proT--?
voquèrent la guerre civile? Brissot respectait-il les pacifiques doe-r,!?
trines de la constituante lorsque, pour conquérir une importance que
ne comportait pas sa médiocrité, il poussait la législative à la guerre
contre l'empire germanique, en attendant que Robespierre et Marat,?
qui employèrent à leur tour la même tactique, prêchassent la guerre
CQntre l'univers civilisé? Est-ce aux principes d'inviolabilité royale
et de responsabilité ministérielle consignés dans la constitution de
1791 qu'il faut imputer le meurtre juridique de Louis XVI et lei
régime sanglant inauguré par ce crime? Les idées qui présidèrentii
à la rédaction de la loi municipale de 1790 ont-elles quelque chose».»
à démêler avec l'atroce dictature que s'arrogea la commune insur->r
rectionnelle du 10 août pour préparer les attentats de septembre?)^
Parce que la France avait voulu la liberté et que d'abominables cal-
culs lui préparèrent la tyrannie, faudrait-il reporter sur les vic-
times la condamnation réservée aux tyrans? Bien loin que les doc-
trines de 89 aient jamais été funestes à la révolution française, c'est
de la dérogation à ces principes tutélaires que sont issus, comme
par une loi fatale, tous ses périls et tous ses malheurs, et l'on va
voir que le soin constant de tous les pouvoirs réparateurs a été de
se prévaloir de ces idées puissantes, lors même qu'ils n'ont pas
tardé à les enfreindre, tant ils leur ont reconnu de force et d'autorité.
IL
Du "2 septembre au 9 thermidor, la nation n'eut, comme Sieyès, !
qu'un seul souci, celui de vivre. Arrêtée dans la boue comme elle '-'
l'avait été dans le sang, ou la vit, sous le directoire, résignée à tout,
excepté toutefois à prendre au sérieux les parades gouvernemen- ,
taies que son inertie laissait jouer. Un homme la rendit à elle- '
même en triomphant de la corruption par la gloire, et le merveil-
leux spectacle d'une restauration soudaine vint réveiller tous ses
nobles instincts; mais, loin de la provoquer au désaveu des idées
politiques auxquelles la France avait engagé sa foi à l'ouverture de <]
la révolution, tous les auteurs de la journée du 18 brumaire, tous >;
ceux qui reçurent mission de l'expliquer à la nation et à l'Europe, *!
présentèrent ce coup d'état comme la sanction irrévocable des idées
libérales au dedans, des espérances pacifiques au dehors. Si cette
interprétation ne demeura pas jusqu'au bout en accord avec les
faits, elle assura dans l'opinion le succès moral de l'événement dont
les instigateurs principaux appartenaient tous au grand parti consti-
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 1x7
tutionnel, décimé par les échafauds de la terreur et les proscriptioDS
de fructidor. Aucun de ces personnages, et Sieyès moins qu'aucun
autre, n'entrevoyait un sceptre dans l'épée dont ils se servirent
pour conquérir l'ordre et la paix, en renversant un gouvernement
de vieux jacobins corrompus sans être corrigés. Ce qu'ils voulaient,
ce qu'ils attendaient, ce qu'ils croyaient fermement avoir assuré au
pays au prix d'une suspension momentanée de la légalité, ce n'était
ni l'omnipotence administrative ni la dictature militaire, mais un
véritable gouvernement représentatif où les principes de la consti-
tution de 91 viendraient s'encadrer dans un mécanisme combiné
avec plus d'art et de prévoyance. Cette pensée-là est exprimée dans
tous les discours prononcés par les membres des deux conseils au
sein de la commission législative. Ce fut donc sans étonnement que
le pays entendit l'organe du nouveau gouvernement consulaire dire
en présentant à la sanction nationale la constitution de l'an viii :
« La constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement
représentatif. La révolution française est fixée aux principes qui
l'ont commencée; elle est finie. »
Ces illusions étaient générales, et s'expliquaient d'elles-mêmes.
La machine inventée par Sieyès avait l'avantage de différer des
constitutions précédentes, et ce fut là son premier mérite aux yeux ^
d'un peuple lassé de tout, même de l'espérance. Cette œuvre, éma-
née d'un homme qui avait une foi profonde dans son idée, et qui
passait pour le plus grand penseur du temps, laissait attendre des
résultats entièrement nouveaux du jeu profondément calculé de tous
les pouvoirs publics. Quoi d'étonnant que la France s'inquiétât peu
des formes assignées à l'édifice élevé dans des conjonctures si fa-
vorables sur un sol jonché de tant de débris? Il aurait été difficile
qu'elle comprît alors, comme nous pouvons le faire aujourd'hui,
que la constitution de l'an viii ne pouvait manquer de substituer la
paralysie à la fièvre par la multiplicité de ses ressorts. Il ne fallait
demander au pays ni de prévoir le prochain avenir d'une chambre
de muets accolée à une chambre de bavards , ni de deviner la triste
destinée de ce sénat auquel l'acte fondamental, en l'armant de droits
politiques redoutables , en le dotant d'avantages matériels exorbi-
tans, ménageait l'alternative de devenir une assemblée de conspira-
teurs ou une assemblée de valets.
Sieyès, Daunou, Rœderer, d'autres encore, purent s'y tromper.
Un seul homme pénétra probablement dès l'origine le sort réservé
à cette machine forcément condamnée à l'inertie. Etranger à la bi-
zarre conception émanée d'un esprit chimérique, il entrevit du pre-
mier coup d'œil quelle facilité rencontrerait son épée pour percer la
trame dans laquelle un vieux rêveur se proposait d'enlacer sa nais-
A» REVUE DES DEUX MONDES.
santé fortune. Il laissa s'élever, avec une impassibilité où perçait
quelque dédain, la fameuse pyramide au sommet de laquelle il prit
sa place, sans que personne songeât même à la lui disputer. Aussi-
tôt que Napoléon paraît sur la scène du monde, il la remplit tout
,, entière. Sa supériorité sur ses contemporains ne tarde pas à devenir
it4'écueil,de son, génie, car', il se trouve conduit par le prestige qui
l'entoure à substituer presque naturellement sa volonté personnelle
à celle d'un pays qui ne parle que par sa parole et n'agit plus que
ofpar son bras. ■ ; ^l^t^""^ ^^i^:^i^^i^^^i^j .A;m jnu uo ùiam
y! Deux pensées se partagent cette merveilleuse cai^rièfè : rurie do-
r,c^ine la période consulaire jusqu'au traité de Lunéville; l'autre, de
;3nplus en plus accentuée, devient le programme de l'empire. La pre-
mière, c'est l'aspiration constante de la France vers cette tradition
constitutionnelle dont nous interrogeons l'histoire, vers un gouver-
nement assez fort pour faire à l'intelligence sa large part, assez mo-
déré pour ne jamais séparer la gloire de la justice. La seconde, c'est
le rêve colossal d'un esprit chimérique arrivé, par l'habitude de
tout absorber en lui-même , à se croii*e le centre de tous les droits
parce qu'il l'est de toutes les forces, sorte de vision dantesque où
miroitent de vagues réminiscences romaines et féodales associées à
la perspective d'une unité lointaine promise à l'Europe pour prix de
ses longues humiliations sous une autre suzeraineté impériale, sys-
tème plus éblouissant que sérieux, qui, procédant à la régénération
des peuples par l'immolation des nationalités , faisait de l'état de
guerre la base même de nos institutions, et tournait le dos à l'ave-
nir en affectant de le saluer !
D'où vient que la nation dont les vœux ne dépassèrent jamais les
glorieuses stipulations de Lunéville et d'Amiens, qui avait acclamé
la paix, se soit laissé rejeter sans aucun motif et sans aucun intérêt
dans une lutte interminable? Gomment se mit -elle sans résistance
au service de l'idée fatale dont elle aurait respectueusement dé-
tourné l'empereur même au lendemain d'Austerlitz et de Wagram,
si la France avait trouvé pour parler une fieure de ce courage qu'elle
eut durant dix ans pour mourir? Ceci est un problème de physiolo-
gie autant que de politique. On peut remarquer dans le cours de
notre histoire un désaccord sensible entre les passions et les idées
nationales, et ce manque d'harmonie explique peut-être mieux que
toute autre cause les caprices et les mobilités de l'opinion. A l'es-
prit inflexible d'un logicien la France unit le tempérament d'un sol-
dat. Lorsque le tempérament domine, elle prodigue son sang à qui
l'enivre de poudre et de gloire; lorsque la tête l'emporte sur le cœur,
elle revient à ses idées pour les poursuivre avec une obstination in-
domptable. Peut-être tout l'art de la gouverner consiste-t-il dans
LA TRAjÇlTIOlX CONSTITUTIONNELLE. 49
la mesure avec lacjye^le il convient de pondérer ces deux éléniens
l'un par Ijautrçi. ,3i;i,es,diverS; pouvoirs qui succédèrent au premier
empire ne se sont pas assez inquiétés du tempérament national,
l'empereur de son côté abusa de ce ressort au point d'en arriver à
prendre la génération de 89 pour l'instrument passif d'une politique
néo-carloviiigienne. JNe communiquant plus avec la nation que par
l'armée, placé par sa toute-puissance dans un isolement qui ne lui
fut pas moins funeste au dedans qu'au dehors, il apprit, à l'heure
fatale où une telle expérience ne pouvait plus lui profiter, que les
idées ne reculent jamais en France, lors même qu'on en perd la
.trace, et qu'elles y reprennent toujours avec usure le terrain perdu.
En 1815, le chef de la nation militaii'e se retrouva tout à coup en
face de la nation politique qu'il croyait avoir anéantie, et ce règne
héroïque finit par l'amère déception des cent jours, qui signala la
réaction triomphante de l'esprit sur le tempérament national.
Quelle avait été cependant la véritable pensée de la France, lors-
qu'elle plaça la couronne sur le front du jeune pacificateur de l'Eu-
rope? Que lui avait-elle demandé, en consentant à confondre son
avenir avec celui de sa race? Cette pensée fut si vite méconnue, elle
a laissé si peu de trace dans les événemens, qu'on éprouve une sorte
de surprise en en retrouvant l'expression précise et concordante
dans tous les documens législatifs comme dans tous les écrits du
, temps. La France attendait en ISOli ce qu'elle avait voulu en 1789
et en 1791, ce qu'elle souhaita plus résolument encore à la chute
du premier empire, et ce qu'elle attend aujourd'hui de la stabihté
du second. Conséquente avec elle-même à la veille du jour où ses
vœux allaient recevoir un éclatant démenti, elle souhaitait une mo-
narchie héréditah-e et constitutionnelle avec des élections, une
presse et une tribune sérieusement libres, des finances fortement
contrôlées, et surtout un pouvoir exercé par des ministres respon-
sables. Je me hâte, en énonçant ces énormités, de m'abriter derrière
des textes dont l'abondance ne laisse d'ailleurs que l'embarras du
choix, « La France, disait le tribunat, du sein duquel était partie
la proposition d'élever le premier consul au trône, la France doit at-
tendre de la famille de Bonaparte plus que d'aucune autre le main-
tien des droits et de la liberté du peuple qui la choisit et toutes les
institutions propres à les garantir (1). » — « Les Français ont con-
quis la liberté, disait le sénat en adoptant cette proposition; ils
veulent conserver leur conquête, ils veulent le repos après la vic-
toire. Ce repos glorieux, ils le devront au gouvernement héréditaire
d'un seul, qui, élevé au-dessus de tous, défende la liberté publique,
(1) 3 mai 1804.
TOME XLVIII.
50 REVUE DES DEUX MONDES.
maintienne l'égalité, et baisse ses faisceaux devant la volonté sou-
veraine du peuple qui l'aura proclamé. C'est ce gouvernement que
voulait se donner la nation française dans les beaux jours de 89,
dont le souvenir sera cher à jamais aux enfans de la patrie, et où
l'expérience des siècles et l'expérience des hommes d'état inspi-
raient les représentans que la nation avait choisis. Il faut que la li-
berté et l'égalité soient sacrées, que le pacte social ne puisse pas
être violé, que la souveraineté du peuple ne soit jamais méconnue,
et que la nation ne soit jamais forcée de ressaisir sa puissance et de
venger sa majesté outragée. Le sénat développe dans un mémoire
qu'il joint à ce message les dispositions qui lui paraissent les plus
propres à donner à nos institutions la force nécessaire pour garantir
à la nation ses droits les plus chers, en assurant l'indépendance
des grandes autorités, le vote libre et éclairé de l'impôt, la sûreté
des propriétés, la liberté individuelle, celle de la presse , celle des
élections, la responsabilité des ministres et l'inviolabilité des lois
constitutionnelles (1). »
« La liberté devant laquelle sont tombés les remparts de la Bastille,
s'écriait dans cette discussion un sénateur illustre (2), va déposer ses,
craintes. Le vœu du peuple ne sera jamais méconnu. Les listes des
candidats choisis par les collèges électoraux étant souvent renouve-
lées, l'une des plus belles portions de la souveraineté du peuple
sera fréquemment exercée. Les membres du corps législatif seront,
s'il est possible, des organes plus fidèles de la volonté nationale; les
discussions auxquelles ils se livreront et leurs communications plus
grandes avec le tribunat éclaireront de plus en plus les objets sou-"
mis à leurs délibérations. Une haute cour, garante des prérogatives
nationales confiées aux grandes autorités, de la sûreté de l'état et
de celle des citoyens, formera un tribunal véritablement indépen-
dant et auguste consacré à la justice et à la patrie. Elle assurera la
responsabilité des fonctionnaires, de ceux particulièrement qu'un
grand éloignement de la métropole pourrait soustraire à la ven-
geance des lois. Elle assurera surtout la responsabilité des tninis-
tres, cette responsabilité sans laquelle la liberté n'est qu'un fan-
tôme. Le sénatus- consulte rend l'hommage le plus éclatant à la
souveraineté nationale; il détermine que le peuple prononcera lui-
même sur l'hérédité; il fait plus, il consacre et fortifie par de sages
institutions le gouvernement que la nation française a voulu dans
les plus beaux jours de la révolution, lorsqu'elle a manifesté sa vo-
lonté avec le plus d'éclat, de force et de grandeur. )>
(1) Message du 4 mai 1804.
(2) Lacépède.
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 51
Tels étaient les vœux de la France à l'heure où déjà l'empereur
aspirait à découper l'Italie en fiefs de son empire, et allait à Aus-
terlitz forger le premier anneau de sa fatale destinée. Peut-être
cette politique sensée lui revint-elle tardivement en mémoire lorS'^v
qu'il campait sur les sierras de l'Espagne, ou qu'il traversait en fu-'
gitif les eaux glacées de la Bérésina. Il dut en effet mettre plus d'une
fois en regard des agitations d'un gouvernement libre le déchaîne-^ i
ment de l'Europe et le désespoir de la France, et se dire dans l'a-'
mertume de son cœur qu'il ne -succombait pas tant sous le poids de
l'univers conjuré que sous celui d'une responsabilité trop lourde «
pour un mortel. ^ '"
Lorsque Napoléon eut perdu la couronne de Louis XIY en couJ-r?
rant après celle de Gharlemagne, la France, demeurée étrangère à
ces rêves si ce n'est par le sang dont elle les avait payés, reprit le
cours naturel de ses pensées, comme une terre qui refleurit après
la chute d'une avalanche. Elle se remit à la poursuite des espé-
rances libérales que le géant avait fait ployer dans sa course sans
parvenir à les déraciner. Le programme oublié de I8OZ1 servit, après
dix ans, de texte à l'arrêt de déchéance rédigé par des hommes
qui signaient en l'écrivant leur propre condamnation. Cependant
la restauration s'élevait acclamée par la France malgré la pré-
sence d'un million d'étrangers, parce que son gouvernement re-
présentait avec la paix, ce premier besoin du pays si obstinément
méconnu, un retour certain vers la liberté, sans laquelle l'antique
dynastie ne pouvait paraître au sein de la France nouvelle. La dé-
claration de Saint-Ouen et la charte de I8I/1 donnèrent satisfaction
aux principes généraux proclamés en 89 en les encadrant dans uing
mécanisme plus heureux qu'aucun de ceux qui avaient été si triste-
ment pratiqués. Aujourd'hui que l'Europe entière s'est assimilé ces
institutions et que celles-ci fonctionnent à Madrid comme à Vienne,
il est superflu de les défendre à l'occasion d'une prétendue origine
britannique, car les œuvres de l'expérience et du bon sens ne sont
le patrimoine d'aucun peuple. Elles allaient d'ailleurs mieux que
toutes les constitutions précédentes au génie français par le champ
qu'elles ouvraient à toutes les grandes ambitions de la pensée et du
talent, et jamais la révolution ne reçut une sanction plus éclatante
pour ses conquêtes et ses aspirations politiques. Toutefois aux
sources mêmes du pouvoir une difficulté considérable se laissait déjà
pressentir. La charte royale avait été octroyée par une puissance
qui se prétendait constituante, et qui n'admettait pas que la nation
pût intervenir entre elle et son œuvre. Cette prétention impliquait
le droit de modifier le pacte fondamental, droit périlleux qu'on avait
eu soin de dissimuler sous une rédaction ambiguë, tant on le savait
^^ ,,, BEVUE DES PEUX MONDjES.
capa^^çdeihlesSjer p^ofondémenl, lî^ conscience publique, y article lA
était, l^.sieul débris de la société historique qui survécût au cata-
clysme; de 89. La lutte toujours sourdement ouverte entre les liber-
tés constitutionnelles et une doctrine incompatible avec elles fut
pp-u,]? 43- restauration, malgré le talent et la droiture de ses liommes
d'état, une cause permanente de faiblesse, car d'un côté cette lutte
semblait donner à la conscience royale le droit de tout entrepren-
ne ,fr7- de l'autre elle présentait aux passions ennemies le moyen
de to^t oser. La théorie du pouvoir constituant aveugla donc les
amis de la royauté légitime en même temps qu'elle apportait à ses
adversaires une force immense, de telle sorte que, si la maison de
Bourbon avait eu la prescience de ses véritables périls, elle aurait
travaillé à les détourner en transformant son propre principe a^
lieu de le proclamer avec éclat. , i , ;. ,, : , ; ;,, ,^ . ;
C'est ainsi qu'on arrive à travers des péripéties'- sans nombre,' qui
HeifUiodirient pas, sensiblement la pensée publique toujours persis-
tante, jusqu'à cette révolution de juillet, terme fatal du'long conflit
des intérêts et des idées. La charte de 1830 vint donner aux théo-
ries politiques consignées dans la déclaration des droits une satis-
faction complète en ajoutant, il est vrai, cà cette victoire les diffi-
cultés de toute grande crise. Sous le gouvernement de la branche
cadette, la lutte ne fut guère moins vive que sous le précédent règne»,
et nous voyons après dix-huit années de débats, dont la véhémence
contrastait singulièrement avec le calme de la raison publique , la
royauté consentie disparaître dans une catastrophe semblable à celle
qui avait emporté la royauté héréditaire. Cependant l'analogie entre
les deux situations n'est qu'apparente. Contrairement à ce qui s'é*
tait vu depuis 1815 jusqu'à 1830, époque de grandes luttes entre
des passions et des idées inconciliables, les partis parlementaires
différèrent bien plus de 1830 à 18liS sur la conduite que sur les
doctrines, et sur les personnes que sur les choses, quelque accen-
tuation que chacun d'entre eux estimât convenable de donner à ses
parples. Pans ces querelles où rësprit restait assez libre pour que
l'art s'y déployât dans son éclat le plus étudié, les intérêts durent
prendre la place des passions amorties, et l'on s'irrita d'autant plus,
qu'on se comprenait davantage. Aucun parti légalement constitiié,
n'aspirant alors à renverser le pouvoir, et celui-ci n'étant guère^
menacé que par l'impatience qu'on éprouvait à le servir, la monar-
chie de 1830, qui aurait pu soutenir une longue lutte contre des 4n^^
nemis déclarés, périt en quelques heures par la confiance même
qu'inspirait sa force : confiance étrange, qui n'aveuglait pas moins
les agens du pouvoir sur la portée de leurs actes que l'opposition
sur celle de ses coups !,-ij^n^| uiijjjjy .amj^muïniJà 3JiiiD£> snir d37>£
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 53
i^ ^t^ 24 février fiit'îpoùV' là Fi'anfcé-'ùhëfe^^^ ètirpHse 'àVâl^t'làô
lui apparaître 'cttmiWè' Uh'éi*àTia' m'àlîiè^r', ' cali* cëtlë'rdM-iitlbrl'Jïié
s'accomplit' (Jùe parce qùè ' përsôi'i'i'i'e lie l'àivàit ^éëtirhèe possible'. Tië
la syncope où s'affaissèrent soudainement toutes les forces sociales
sortit un expédient qui s'appela la république. Atteint d'une stérW
lité organique mal dissimulée sous de pompeuses formules, ce gou-
vernement républicain, qui contrariait par son essence tous lés in-
stincts du pays et par son nom seul alarmait tous les intérêts, n'eut
jamais aux yeut des Français que le caractère d'un pouvoir de
transition. Aussi n'était-il pas fort difficile de pressentir la série de
réactions dont le terme ramènerait enfin l'opinion vers le but doni
elle avait été détournée, non par le cours de ses idées, mais par celiiî
desévénemensjfo'iq no8 jnsrrnoians'jJ as ismijoiàb gsl *? àlIijsyB'ij
Le seul grief sérieux de la France 'contre le pouvoir tom'lîé sans
se défendre au 24 février 18/i8, ce fut d'avoir rendu une pareille
catastrophe possible, ou par Te vice dès institutions, ou par lès torts
des hommes qui les avaient maniées avec peu de mesure et de pré-
voyance. De là, après Ja chute de la république en 1852, une dis^'
position générale à croire q;ù'Uil' rernaUiement Judicieux opéi'é' dâtt^
les institutions pourrait abriter le pays Contre la chance de révo-^
lutions nouvelles, encore que ces institutions, déjà vieilles de pïuS
dé tféhte ans, èùsseilt contracté pour lui l'autorité dei'habîtuGlêi-
Relever le drapeau de la liberté constitutionnelle en le protégeant
par un ensemble de nouvelles mesures contre le péril des surprises
èl! contre celui des rivalités personnelles, telle a donc été la peusée^
de la France, non pas précisément au lendemain du coup d'état
du 2 décembre, mais sitôt qu'elle a commencé à sortir de sa longue
prostration sous l'abri d'un ipouvoii* désormais incontesté» ^t> uv ii&î
ijiL;...i':i^i':ih£.q aiJ'ia.i[ cOi ,;;ykLiiiJi.j..ii, ,:;j;:;ij. .,,.^,, jî, rAiohaBq 89b
891 -ma 9up' sjiubfioo bI lua 8MJL é 0881 sb enlq neid ins'iôiàTlib
-n^ooR siipbijp e89goria esl lua snp esanoeisq soi 'lua ie. .a^nhioob
"^'Tëîlèi'gst ■ ^t-à?^ëtléfe à'i^^ 'Pul %înî^lë ^ë^[pè§^
ses rapports avec l'établissement d'un régime de vraie liberté, l'hîs^
toire de la pensée politique en France depuis que la nation a été^
appelée à exercer quelque influence sur ses destinées par l'ex-^'
pression de sa volonté. L'idée qui se fit jour aux grands comices dé
89, et que nous avons entendu invoquer par la dictature elle-même^'
imprime à ce tableau le sceau d'une magnifique unité, car jamaîà'
peuple n'a été plus obstiné dans la poursuite de ses espérances; ldf*k''
même que celles-ci ont paru le tromper. Tant que l'idée de 89 ré^
siste à l'assaut des factions, et qu'elle domine dans les assemblées
représentatives, des transformations réputées impossibles s'ôpèrerït'
avec une facilité surhumaine. Quand l'anarchie ou le despotisme
54 REVUE DES DEUX MONDES.
l'emporte, cette idée se réfugie au fond des cœurs, lors même que
les esprits semblent n'en avoir plus conscience, et sitôt que l'hori-
zon se rassérène, elle reparaît comme l'arc-en-ciel après l'orage.
Lorsqu'un grand gouvernement militaire, déchirant les stipulations
de ISOh, imagina de recommencer en pleine civilisation moderne
les expéditions d'Alexandre, cette pensée vint tout à coup combler
le vide laissé par sa chute, et releva la France d'une défaite qui avait
rouvert devant elle lé cours de ses destinées véritables. On voit se
reproduire le même phénomène dans des circonstances plus heu-
fétisés. En 1863, la nation retrouve, comme par l'effet d'une loi
natiirelle, les préoccupations élevées qui s'étaient voilées pour elle
en présence des périls publics. Dégagée aujourd'hui, à un degré
qui ne s'est jamais rencontré aux époques antérieures, de toutes les
illusions des partis, elle portera dans la revendication de ses droits
une volonté de plus en plus décidée, parce qu'elle discerne nette-
ment ce qu'elle demande. Partout se révèle cette disposition géné-
rale de l'esprit public; c'est elle qui donne à des événemens d'une
importance secondaire une portée immense; elle seule fait des
tristes hasards de la mort une éclatante révélation pour le pays et
un solennel enseignement pour le pouvoir.
Le gouvernement impérial a sans doute l'instinct trop sûr pour ne
pas comprendre que l'état de l'esprit public le convie en ce moment
à une mission non pas contraire à celle qu'il dut remplir dans la pre-
mière partie de sa carrière, mais d'une portée plus élevée et plus
durable. Au 10 décembre 18/18, la France avait évoqué le nom de
l'empereur Napoléon comme un talisman contre l'anarchie. Moins
ferme par l'esprit que par le cœur, elle érigea un autel à la peur sous
le trouble profond d'une échéance où l'on semblait avoir accumulé
comme à plaisir tous les problèmes et tous les périls. De l'effroi gé-
néral sortit la dictature de 1851, et son ombre se projeta plusieurs
années sur le second empire, dont cette dictature avait été le si-
lencieux berceau. Parfaitement indifférent durant cette période à la
valeur théorique des institutions pour lesquelles on réclamait la
sanction de ses suffrages , se considérant encore comme placé sous
l'imminence d'un grand péril, le pays n'aspirait qu'à écarter du
foyer domestique les dangers dont l'obscure perspective lui avait
rendu quelque chose des épouvantes et des défaillances de la ter-
reur. Bientôt le tempérament national, habilement surexcité, trouva
dans les entreprises accomplies au dehors des satisfactions assez
vives pour que le mouvement de la pensée publique s'arrêtât du-
rant près de dix années en présence d' œuvres qui n'étaient pas
sans éclat.
On ne manque pas de respect pour le pouvoir en signalant comme
uvijiijiJjiii s^wJijy yijpâiijq f'idU]
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 55
l'une de ses préoccupations les plus constantes le soin de maintenir
l'équilibre entre les deux élémens constitutifs du génie national. Si
dans l'un des plateaux de la balance il a fait passer tour à tour la
Crimée, l'Italie, la Chine, la Cochinchine et le Mexique, dans l'autre
il a jeté* le décret du 2Zi novembre 1860, la mémorable lettre à
M. Fould, et certaines manifestations qui ne laissent pas douter
qu'une part notable sera faite à l'intelligence politique avant que le
pays le réclame assez impérieusement pour enlever au pouvoir le
profit légitime d'une initiative opportune. A partir du décret du
24 novembre, la constitution du i!i janvier 1852, qui jusqu'alors
avait été, comme celle de l'an viii, une sorte de lettre morte, de-
vint une vérité à laquelle se rattachèrent les intérêts, une espérance
qu'acceptèrent les ambitions honorables, une égide derrière laquelle
n'hésitent plus à s'abriter les renommées les plus éclatantes. Je ne
sais pas pour une législation fondamentale de fortune dont un véri-
table esprit politique dût être plus jaloux, et lorsque je considère
l'état intérieur des partis, je ne vois pas pour le pouvoir d'épreuve
qui soit au fond moins périlleuse; cette épreuve en effet ne saurait
réussir, même aux plus illustres, que si elle est accomplie sans au-
cune arrière-pensée et dans l'intérêt exclusif du pays. Pour la pre-
mière fois peut-être, on va livrer, en dehors de toute préoccupation
personnelle, le grand combat de la liberté; c'est aussi pour la pre-
mière fois que la France de 89, de ISlZi et de 1830 va s'efforcer de
reprendre, dans des conditions un peu différentes de celles qu'elle
avait admises jusqu'à présent, l'œuvre qui touche de si près à notre "
honneur national , puisque cette œuvre continuerait à porter notre
nom dans toute l'Europe, lors même que nous aurions l'insigne fai-r
blesse de la répudier. r....^,^
Le problème soumis depuis les élections générales à la sagacité du
pouvoir se trouve posé en des termes fort simples. Rassurée désor-
mais sur la force du gouvernement qui la régit et revenue à ses
nobles curiosités d'esprit, la France aspire à retrouver l'usage des
principales garanties dont elle jouissait sous la monarchie parlemen-
taire, toute prête d'ailleurs à répudier les dispositions contre les-?
quelles le régime représentatif lui semble s'être deux fois brisé.
Heureuse de faire preuve de persévérance après avoir fait acte de
sagesse et de consolider l'ordre public parla conquête de la liberté,
elle attend l'accomplissement de ses vœux, soit de l'initiative impé-
riale, soit d'un sénatus-consulte organique, soit enfin d'un plébis-,
cite, si ce recours suprême à sa propre souveraineté est jamais ré-
puté nécessaire. Les préoccupations du monde politique portent sur
divers points, et le caractère essentiellement perfectible de l'acte
constitutionnel nous autorise à les indiquer, puisque cette indication
^•^ .aXmVIWOITUTIT^yîrO VTOTTW/ffT Al
56 . REVUE DES DEUX MONDES.
est un recours régulier aux voies ouvertes par la loi fondamentcfle.
Lorsqu'aux élections du mois de juin 1863 les idées libérales eurent
remporté une victoire que ne contestent pas leurs adversaires les
plus décidés, la confiance publique resta frappée d'une étrange dis-
proportion entre la grandeur du succès moral et les résultat^ expri-
més par le scrutin. La logique naturelle de l'esprit français dut lé
conduire à souhaiter une modification profonde, non dans le prin-
cipe de notre législation électorale, sur lequel la constitution a sta-
tué, mais dans la manière dont cette législation est appliquée par
une administration à peu près omnipotente dans la plupart des coni-
munes rurale^. Pour constater le désaccord qui sépare le réginîe
administratif de ce temps-ci des idées de 89, il suffirait de mettre
les anciens directoires départementaux, où l'autorité centrale était
à, peine représentée par.un copimissaire, eu regard de la formidable
machine préfectorale du premier empire, renforcée par les actes que
l'appréhension du socialisme a suggérés au second après le 2 dé-
ceift^ibrp. Il n'est pas jusqu'aux efforts tentés pour restreindre l'un
des abus de la centralisation par une expédition plus prompte des
affaires qui n'aient concouru, par une conséquence probablement
imprévue, à mettre le comble à la puissance dans laquelle sont ve^
nues s'absorber toutes les autres. Le décret du 25 mars 1852 a mis
la clé de toutes les carrières et le règlement de la plupart des inté-
rêts privés entre les mains des préfets, déjà dictateurs de la presse
départementale, et qui ne rencontrent en face d'eux, — la circulaire
ministérielle du 12 août 18(53 suffit pour l'attester, — que des con-
seils-généraux déshérités de leur principale prérogative par une si-
tuation financière anormale.
En désignant à la population des candidatures auxquelles il arrive
quelquefois de n'exister que par le fait de cette désignation même,
on s'assure, je le reconnais, des dévouemens faciles, mais on y perd
l'immense profit moral qu'apporte au pouvoir le concours spontané
des existences indépendantes et des caractères respectés. Transfor-
mer en ennemis du gouvernement les hommes les plus considérables
du pays s'ils se présentent aux suffrages de; leurs concitoyens san^^
l'autorisation préalable de l'administration, c'est satisfaire ses ran-
cunes aux dépens de ses intérêts : politique habituelle aux émigrés,
fléaux de toutes les restaurations, sous quelque drapeau qu'elles
s'opèrent. Si l'effet de ces exclusions est fâcheux pour les localités
où elles laissent l'élu sans concurrent, mais aussi sans influence, cet
effet est plus grand encore sur l'opinion publique, qui demeure !£
reine du monde même en pleine démocratie. Il serait fort périlleux,
en effet d'accoutumer la nation à distinguer dans la législature les^
députés des arrondissemens ruraux des députés des grandes villes,'
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 57
à peu près comijie on distinguait en Angleterre, avant le bill de
réforme, ïek représentant des bourgs pourris des représen tans dés
comtés. On ne créera pas gratuitement de telles catégories, et Ton
île., voudra pas sàiis doute faire soi-même la partie si belle à l'oppo--
sition en lui attribuant le monopole dèsûdêes qui constituent au^
jourd'hui sa seule puissance. '"!'()(,!■. ' !<ioq<.iG
'"' Eh succédant à la monarchie constitutionnelle, à laquelle la France
reproche moins ses actes que sa chute, le second empire ne saurait
accepter le programme qui tendrait à transformer son gouverne-
ment en un théâtre à grand spectacle ou en une boîte à surprise ma-
niée devant un public ébahi. 11 n'ignore pas qu'au temps où nous
sommes le gouvernement d'une nation intelligente ne saurait être
que la conscience même du pays appliquée à la conduite de ses
propres affaires. Sans cesser de s'appuyer sur les masses qui ont
fait sa force , l'empire doit avoir l'ambition de se rattacher plus
étroitement cette partie active de la nation qui est aux masses ce
que le levain est à la pâte, pour employer une image vulgaire, mài^
saisissante. Cette portion du peuple français, préparée aux affaires
publiques par la culture de l'esprit, a la volonté assurément fort lé-
gitime d'y intervenir activement désormais, encore qu'elle ne soit
pas aristocratiquement constituée comme en Angletei^i^e. M. le duc
de Persigny, qui semblait en prendre assez bien son parti en 1860,
doit connaître mieux que personne cette disposition-là depuis qu'il
a tâté le pouls de si près à la France électorale. L'opinion publique,
dont il a si heureusement provoqué le réveil, et dont personne, sous
le principe qui nous régit, n'est admis à méconnaître l'autorité,
saura lui rendre, s'il revient jamais au pouvoir, le souvenir oublié
de ses premières circulaires; elle saura. reprendre, avec le droit de
déposer un vote indépendant dans l'urne sans passer pour factieuse,
celui de consigner ses pensées dans certaines feuilles sans exposer
ces organes à d'autres sévérités qu'à celles de la loi. En matière de
presse, la France demande peu, car la presse porte encore et la
peine de ses torts et celle des nôtres; mais les concessions que l'o-
pinion réclame sont tellement conformes aux principes élémentaires
du droit et à ceux de l'équité, qu'elles s'imposeront par la force
même des choses à l'intérêt bien compris du pouvoir. - --'^^ '
Cet intérêt judicieusement apprécié a déjà provoqué les' cbft'è^^'^
sions décisives du '24 novembre 1860. Placé à cette époque en pré-
sence des complications inattendues sorties des affaires d'Italie, le
gouvernement impérial, afin de se fortifier devant l'Europe par la
manifestation du sentiment public, appela tout à coup les chambres
à partager la responsabilité de résolutions qui pouvaient toucher aux
proMème^ les plus périlleux de l'ordre moral et, politique. L'année
-Oiiiy cijùiii>ï^ syij i^iinpD «yb AXiJtiijji «iiuiny*i«iijnuriJB ayb fei9JJjq^)i
58 REVUE DES DEUX MONDES.
■ ''■'■-
suivante, pour se défendre contre les entraînemens financiers, il dut
renoncer à la faculté, maintenue à la couronne dans tous les pays
constitutionnels, de pourvoir sous la responsabilité de ses ministres
aux nécessités imprévues, abdiquant l'usage afin de se préserver de
l'abus, et s'imposant des règles sur lesquelles il y aurait eu plus à
compter, si elles avaient été moins rigoureuses. Après la transforma-
tion destinée à faire sortir la parole du sépulcre dont la pierre sem-
blait si solidement rivée, il ne reste plus beaucoup à faire pour rendre
à la France la parité avec l'Europe constitutionnelle, initiée par elle
à la liberté, dont nous avions depuis si longtemps perdu l'usage.
Sitôt qu'il a été reconnu que le programme de la politique géné-
rale doit être consacré chaque année par le vote solennel des cham-
bres après une discussion contradictoire sur tous les grands intérêts
du pays, la représentation nationale a retrouvé le droit d'en sur-
veiller l'accomplissement, droit de contrôle qui conduit forcément à
refuser sa confiance aux agens qui pourraient être préposés pour en
exécuter un autre. Décliner cette conséquence, vers laquelle est
entraînée la conscience publique par l'irrésistible courant de la lo-
gique et de l'habitude, ne serait-ce pas substituer aux passagères
difficultés des crises ministérielles l'éventualité d'une crise orga-
nique plus redoutable? La responsabilité exclut en effet l'inviolabi-
lité, et celle-ci est de l'essence de toute monarchie héréditaire, sous
le droit populaire aussi bien que sous le droit historique. On pou-
vait comprendre le système consacré par le plébiscite du 22 dé-
cembre 1851 lorsqu'il plaçait la responsabilité tout entière sur la
tête du président de la république, car ce magistrat, si vastes que
fussent les attributions que lui avait alors déléguées la confiance
du pays, était appelé au même titre que le président des États-Unis
à se présenter périodiquement devant le peuple, qui portait sur son
administration un verdict définitif. En est-il ainsi après le sénatus-
consulte du 7 novembre 1852 et le plébiscite qui a rétabli l'empire
en investissant le chef de l'état de l'hérédité? Une modification si
profonde au système antérieur ne rend-elle pas force et vigueur aux
maximes constitutionnelles universellement admises en matière de
responsabilité ministérielle, même à la fondation du premier em-
pire? Quel si grand avantage présenterait d'ailleurs pour l'avenir la
consécration d'une théorie dont le double effet serait de paraître dé-
nier aux premiers agens de l'autorité souveraine toute volonté propre
et d'exposer sans intermédiaire le chef de l'état aux courans impé-
tueux de l'opinion? Si une destinée exceptionnellement heureuse a
pu conduire à ne pas s'inquiéter pour soi d'une pareille perspective,
en serait-il de même pour une dynastie soumise à toutes les chances
de l'âge et du sort comme à toutes les faiblesses de l'humanité?
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 59
Les r^vol,if|iioîiSi ,qui ,]::|QmJev^fsent les Ipig, ne çl^anigeJQt ppbit, les
mœurs; ,auss) en matière, de responsabilité celles rr ci, sp,,s.o|i|;- elles
trouvées assez fortes pour modifier déjà singulièrement, sur ce
point-là, le texte de nos institutions. Quoique les ministres de l'em-
pereur, aux termes du plébiçiste.deJtS^^.jiie' dépendent pli;i,s, en
droit que du pouvoir exécutif seul, on les a vus parfois ^ à leur
grand honneur personnel, compter avec les chambres aussi bien
qu'avec l'opinion publique. Ni M. Fould,;arrivé aux affaires par suite
d'une sorte d'engagement bilatéral devenu le programme de son
avènement, ni M. Drouyn de Lhuys, rentré au pouvoir afin d'y re-
présenter dans la question italienne une politique différente de celle
de son honorable prédécesseur, n'ont accepté l'attitude d'acteui's
engagés pour jouer tous les rôles; leur intervention a une significa-
tion nette et précise, et s'ils quittaient le cabinet, le monde financier
comme le monde diplomatique se rendraient parfaitement compte
de la portée d'une telle retraite. Enfin, lorsqu'au lendemain des
élections on a vu tomber le ministre qui les avait faites avec une
ardeur mal servie par la fortune, il faut trouver naturel que la
France entière cherche à cette retraite une signification politique.!
On notifierait vingt fois au pays qu'il a tort; celui-ci est assez obs-^.
tiné pour persister à croire qu'd a raison. La convenance d'organi-
ser la responsabilité personnelle des agens du pouvoir est peut-être
l'idée sur laquelle l'opinion publique a le moins vayiét^jO)! France
depuis le commencement de la révolution. , ■ 5 - - ; i <
En remettant la France sous ce rapport en communion avec tous
les peuples libres, rien n'interdirait d'ailleurs de renforcer encore
les précautions prises par la législation aujourd'hui en vigueur pour
protéger les chambres contre les intrigues dont le pays a gardé un
souvenir si fatal à la liberté. On peut fort bien retrouver le bénéfice
des véritables principes sans être contraint de les encadrer dans
certaines formes sacramentelles dont la destinée a certainement été
malheureuse. La constitution du lli janvier 1852 a introduit dans le
mécanisme politique quelques modifications dont aucun esprit sensé
ne saurait méconnaître la convenance et l'utilité. L'intervention
préalable du conseil d'état dans la confection des lois, l'obligation
imposée à la chambre de débattre avec ce grand corps administratif
des amen démens qu'on a pu croire quelquefois improvisés par la
légèreté ou par le calcul, le droit attribué à la législature de ré-
diger elle-même le compte-rendu de ses débats, ce sont là des
améliorations que personne ne songe assurément à répudier. On
peut attribuer le même caractère aux dispositions constitutionnelles
qui ont interdit l'accès du corps législatif à tous les fonctionnaires
salariés, et bien loin de revenir sur une mesure aussi salutaire,
G^(h ijilEVUE DES DEUX MONDES. ; ,\ï
il ne, T^ste plus qu'à lui appliquer ses conséquences naturelles. La
France serait replacée demain sous le régime parlementaire, qu'avec
une chambre élective dont aucun membre ne saurait être admis
désormais à profiter de la fortune politique des chefs d'opinion, on
n'aurait rien à redouter des manœuvres clandestines dont ce régime
porte encore la peine. Il n'est pas indispensable, malgré un usage
à peu près général, que les ministres admis à défendre eux-mêmes
leur administration devant les chambres soient membres de ces as-
seniblées; il est moins nécessaire encore qu'ils y exercent une action
çlir(^te_et personnelle. On comprend un système qui, pour rendre
au corps législatif le caractère d'un grand jury national qu'avait
entendu lui attribuer la constitution de l'an viii, ne laisse arriver
devant lui que,de3;;ministres étrangers à cette assemblée, car les
débats peuvent en effet gagner ainsi en solidité ce qu'ils perdent
en dramatique intérêt; mais ce système-là n'interdit point de ré-
clamer pour les dépositaires du pouvoir le respect toujours assuré à
qui s'inspire de sa propre pensée et ne défend que ses propres actes.
!, .Les principes consignés dans la constitution de 1852 faciliteraient
d'ailleurs des combinaisons qui, si l'on ne reculait pas devant ce
qu'elles ont de nouveau, ne profiteraient probablement pas moins au
pouvoir qu'à la liberté. A quelle autorité morale, par exemple, n'at-
teindrait point le sénat, ressort principal des institutions actuelles,
si au droit souverain d'interpréter et de modifier celles-ci venaient
s§! joindre un jour des prérogatives nouvelles; si, sans retrouver le
trop fameux droit d' absorption, il obtenait celui d'agir, dans une
certaine mesure, sur son organisation au même titre que l'Institut
et toutes les grandes corporations indépendantes! On se plaint amè-
rement des vains efforts tentés par la démocratie, à l'origine de la
révolution française, pour se donner une organisation quelque peu
durable, et cependant, chaque fois qu'il se produit une idée dont
1 infaillible effet serait d'imprimer au mécanisme constitutionnel
une énergie incontestable, on la repousse sans discussion, dans l'in-r
térêt du pouvoir, en se préoccupant bien moins des services qu'elle
aurait à lui rendre que des obstacles qu'elle pourrait parfois lui
susciter. Il ne serait peut-être pas plus impossible d'organiser de
notre temps la démocratie par l'élection graduée qu'il ne l'a été^^
voici dix siècles, de discipliner la force territoriale et militaire par la
vassalité féodale. C'est le problème qu'il faut bien accepter, puis-
qu'il est aujourd'hui posé pour toute l'Europe. Il s'agit moins de
proclamer des institutions libérales que d'appuyer celles-ci sur une
nouvelle organisation administrative et politique conforme à l'es-
sence de la démocratie moderne. Cette œuvre n'a guère rencontré
jusqu'à présent que des ouvriers timides ou malheureux. Ce n'est
LA TRADITION CONSTITUTIONNELLE. 61
pas en rentrant dans l'ornière d'une imitation sei*vile qu'on pourra
la conduire à bonne fin; l'œuvre attend qu'on l'aborde avec la
foi qui renverse les obstacles. Il y a près de vingt-cinq ans que
j'osai signaler au sein d'une confiance à peu près générale les pé-
rils qui menaçaient dès lors le gouvernement représentatif malgré
l'attachement incontestable que lui portait la nation, et qu'en indi~:
quant quelques moyens qui me paraissaient propres à fortifier nos»
institutions politiques, je terminais ces études par des paroles que'
je demande la permission de répéter. « On se plaint que le pays ré-^'
siste au pouvoir, et que notre sol soit mortel pour tous les germes
de durée; mais a-t-on bien compris la manière de les implanter?
A-t-on pris son génie intime pour point d'appui de tant de combi-
naisons avortées? Pour dompter une société qui n'a pas encore
trouvé ses lois définitives, il faut deux choses : comprendre et oser.'
Bucéphale avait renversé tous les écuyers de Philippe lorsque
Alexandre osa braver sa fougue. Gelui-ci avait remarqué que l'im-'
mortel coursier avait peur de son ombre en la voyant s'allonger de-
vant lui : il lui mit la tête au soleil et s'élança d'un bond sur sa
croupe redoutable; puis, se précipitant dans le stade, son bras sut
si bien régler les mouvemens de l'animal sans les contraindre, en
employant tour à tour le mors et l'aiguillon, que le cheval s'in-
clina bientôt sous cette main héroïque. Grâce au ciel, ce n'est pas
d'un demi-dieu que la France aura désormais besoin : ce qu'elle de-
mande à son gouvernement, c'est quelque prévoyance et quelque
initiative combinées avec du patriotisme et de la probité. A ce prix,
elle pourra suffire à toutes ses destinées (1). »
Depuis que ces lignes ont été écrites, Bucéphale a désarçonné
plus d'un cavalier : il n'est pas pour cela devenu indomptable. On
a pu voir que ce fougueux coursier avait ses heures d'obéissance
facile; mais malheur à qui prendrait sa lassitude momentanée pouf
une transformation de tempérament, et alYronterait des ardeurs
qu'il n'est interdit ni de régler ni.de prévenir! '■ '-: •■']' ^
9ll9'j[j: gaiora nsid Jn^quojoèiq aa ns /li' ;> ^^'^^^
iui'aîoriii.i 'u.nu-q oîb'jup c^gbfiJado ësh 9Dp ferî^ WP^i^iiu^
■^b •f^?jrrf'!"r''!> oivIfuîOTrf^f PV.[rr pca '-'"!«- irfj^ri ^ifî'IHr-. pn IJ .'l9Ji^<ï*-'-
(1) Lettre f a un membre dû parlement d'Angleterre sur les condtttpns duf^çuvejrMr.
ment représentatif en France, — Revue du 1"" novembre 1839. ^ ' " ' ". .
■aioq f-isJfqsoofî n'>id t«rfi> H'rip qm^fdoiq ^\ jgo'D .sliiboôt ètilsee^"^
Mb «niora ligi. j iufl'biuoi.ufi Jet? li'up
6ajj 1U8 b-aalis> v^l^.^^Y> -' ^ ' i' '--'^^'"^ r.,iuiJjjJiJ<ini aab -i .n: I ^ 'o
-i^,s'^ é ^>ffno1fîon supitiloq -Je» oviJfi'iJKinimbfi noIi£8iai;§'!
î 'rr/uo) 9ÎJ9D .sinsbom oiJBioomèb iA yl
' ,vt rrn ^.,(ii,!i't L-\ ■•■I /-nA -."J> 'iPÏ: 1 i T ":-■">! I j ■
^■^ .7r«'»30).) ?;i«qA'a «UT.jaa
BRUTUS
-luy gin
.-«r .,1
LES LETTRES DE CICERON
.■sci'rtirji
Sans les lettres de Cicéron, nous ne connaîtrions pas Brutus.
Gomme on n'a jamais parlé de lui de sang-froid, et que les partis
politiques se sont habitués à placer sous son nom leurs haines ou
leurs espérances, les traits véritables de sa physionomie se sont ef-
facés de bonne heure. Au milieu des débats passionnés que son nom
seul soulève, tandis que les uns, comme Lucain, le mettent presque
dans le ciel, et que les autres, comme Dante, le placent résolument
dans l'enfer, il n'a pas tardé à devenir une sorte de personnage lé-
gendaire. La lecture de Cicéron. nous ramène à la réalité. Grâce à
lui, cette figure saisissante, mais confuse, que l'admiration ou la
terreur avait grandie outre mesure, se précise et prend des propor-
tions humaines. Si elle perd de sa grandeur à être vue de si près,
au moins y gagne-t-elle de devenir vraie et vivante.
La liaison de Cicéron et de Brutus dura dix ans. Le recueil des
lettres qu'ils s'écrivirent dans cet intervalle devait être volumineux,
puisqu'un grammairien en cite le neuvième livre. Elles sont toutes
perdues, à l'exception de vingt-cinq, qui ont été écrites après la
mort de César (1). Malgré la perte des autres, Brutus tient encore
(1"! L'authenticité de ces lettres a été souvent contestée depuis le siècle dernier. Tout
récemment encore la question a été débattue en Allemagne avec beaucoup de vivacité,
et un illustre critique, F. Hermann de Gœttingue, a publié des mémoires très remar-
quables, et auxquels il me semble difficile de répondre, pour établir qu'elles sont bien
de Brutus et de Cicéron. Je les tiens donc pour authentiques, et je me servirai d'elles
sans scrupule.
BRUTUS d'après CtCERON. 63
une sTgrâricIê place dans les ouvrages qui nous rèsîenT'de Cicéron,
surtout dans sa correspondance, qu'on y trouve tous les élémens
nécessaires pour le bien connaître. Je vais les réunir, et refaire non
pas le récit de la vie entière de Brutus, ce qui m'obligerait à insis-
ter sur des événemens trop connus, mais seulement l'histoire de ses
relations avec Cicéron.
I
I.
Atticus, l'ami de tout le monde, les rapprocha. C'était vers l'an
700, peu de temps après que Cicéron fut revenu de l'exil, et au mi-
lieu des troubles que suscitait Clodius, un de ces agitateurs vul-
gaires comme Catilina, par lesquels César épuisait les forces de l'a-
ristocratie romaine, pour en avoir un jour plus facilement raison.
La situation que Cicéron et Brutus occupaient alors dans la répu-
blique était fort différente. Cicéron avait rempli les fonctions les
plus élevées, et y avait rendu d'illustres services. Son talent et sa
probité en faisaient un auxiliaire précieux pour le parti aristocra-
tique, auquel il s'était attaché; il n'était pas sans influence auprès
du peuple, que charmait sa parole; les provinces l'aimaient, pour
l'avoir vu défendre plus d'une fois leurs intérêts contre d'avides
gouverneurs, et tout récemment encore l'Italie lui avait prouvé son
affection en le portant en triomphe de Brindes à Rome. — Brutus
n'avait que trente et un ans; une grande partie de sa vie s'était
passée loin de Rome, à Athènes, où l'on savait qu'il s'était livré avec
ardeur à l'étude de la philosophie grecque, à Chypre et en Orient,-,
où il avait suivi Gaton. Il n'avait encore rempli aucune de ces fonc-
tions qui donnaient une importance politique, et il lui fallait attendre
dix ans avant de songer au consulat. Pourtant Brutus était déjà un
personnage. Dans ses premières relations avec Cicéron, malgré la
distance que mettaient entre eux l'âge et les dignités, c'est Cicéron
qui fait les avances, qui ménage Brutus, et qui le prévient. On di-
rait que ce jeune homme eût fait naître de lui une singulière at-
tente, et qu'on pressentît confusément qu'il était destiné à de
grandes choses. Pendant que Cicéron était en Cilicie, Atticus, le
pressant de faire droit à quelques demandes de Brutus, lui disait :
« Quand vous ne rapporteriez de cette province que son amitié, ce
serait beaucoup. » Et Cicéron écrivait de lui à la même époque :
(t II est déjà le premier de la jeunesse, il sera bientôt, je l'espère, le
premier de la cité. »
Tout en effet semblait promettre à Brutus un grand avenir. Des-
cendant d'une des plus illustres maisons de Rome, neveu de Caton,
beau-frère de Gassius et de Lépide, il venait d'épouser une des filles
64 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Appius Claudius; une autre était déjà mariée au fils aîné de Pom-
pée. Par ces alliances, il tenait de tous côtés aux familles les plus
influentes; mais son caractère et ses mœurs le distinguaient plus en-
core que sa naissance. Sa jeunesse avait été austère : il avait étudié
la philosophie, non pas en curieux, comme un des exercices les plus
utiles de l'esprit, mais en sage qui veut s'appliquer les leçons qu'elle
donne. Il était revenu d'Athènes avec un grand renom de sagesse,
que confirma sa vie honnête et réglée. L'admiration qu'excitait sa
vertu redoublait quand on venait à songer dans quel milieu elle
avait pris naissance, et à quels détestables exemples elle avait ré-
sisté. Sa mère Servilie avait été une des plus violentes passions de
César, peut-être son premier amour. Elle eut toujours sur lui un
grand empire, et en profita pour s'enrichir après Pharsale, en se fai-
sant adjuger les biens des vaincus. Quand elle eut vieilli, et qu'elle
sentit le puissant dictateur lui échapper, pour continuer à le domi-
ner encore, elle favorisa, dit-on, ses amours avec une de ses filles,
la femme de Gassius. Celle qui avait épousé Lépide n'avait pas un
meilleur renom, et Cicéron raconte à propos d'elle une plaisante
histoire. Un jeune fat romain, C. Vedius, traversant la Cilicie en
grand équipage, avait jugé commode de laisser une partie de ses
effets chez un de ses hôtes. Malheureusement cet hôte mourut; les
scellés furent mis sur les bagages du voyageur comme sur le reste,
et on y trouva tout d'abord les portraits de cinq grandes clames,
parmi lesquels celui de la sœur de Brutus. « Il faut avouer, dit
Cicéron, qui ne perdait pas l'occasion d'un bon mot, que le frère
et le mari méritent bien leur nom. Le frère est bien sot {briitus),
qui ne s'aperçoit de rien, et le mari bien complaisant [lepiclm],
qui supporte tout sans se plaindre. » Voilà ce qu'était la famille de
Brutus. Quant à ses amis, il n'est pas besoin d'en parler. On sait
comment vivait alors la jeunesse riche de Bome, et ce qu'étaient
les Cœlius, les Curion et les Dolabella. Parmi tous ces excès, l'hon-
nêteté rigide de Brutus, son application aux affaires, ce dédain des
plaisirs, ce goût de l'étude, qu'attestait sa physionomie pâle et sé-
rieuse, ressortaient davantage par le contraste. Aussi tous les yeux
étaient-ils fixés sur ce grave jeune homme, qui ressemblait si peu
aux autres. En l'abordant, on ne pouvait se défendre d'un sentiment
qui semblait mal convenir à son âge : il inspirait le respect. Ceux
même qui étaient ses aînés et ses supérieurs, Cicéron et César mal-
gré leur gloire, Antoine, qui lui ressemblait si peu, ses adversaires,
ses ennemis, ne pouvaient en sa présence échapper à cette impres-
sion. Ce qui est plus surprenant, c'est qu'elle lui a survécu. On l'a
éprouvée devant sa mémoire comme devant sa personne ; vivant et
mort, il a commandé le respect. Les historiens officiels de l'empire,
BRUTUS d'après GIGÉRON. ?ï 65«i
Dion, qui a tant maltraité Cicéron, Yelleius, le flatteur de Tibère,
ont tous respecté Brutus. 11 semble que les rancunes politiques, le
désir de flatter, les violences des partis, se soient sentis désarmés
devant cette austère figure, '.i^vu égeenuai i58 .s^nr^aaifin £« snp 9100
En le respectant, on l'aimait. Ce sont des sentimens îfrii'înetoàr-f
client pas toujours ensemble. Aristote défend qu'on emploie dans le >
drame des héros parfaits de tout point, de peur qu'ils n'intéressent''
pas le public. Il en est un peu dans la vie comme au théâtre : une '■
sorte d'effroi instinctif nous éloigne des personnages irréprochables, '
et, comme c'est d'ordinaire par nos faiblesses communes que nous >
nous rapprochons, on ne se sent guère attiré vers ce qui n'a pas de -
faiblesses, et l'on se contente de respecter la perfection à distance.
Cependant il n'en était pas ainsi pour Brutus, et Cicéron a pu dire.;
de lui avec vérité dans un des ouvrages qu'il lui adresse : a Qui fut
jamais plus respecté que vous et plus chéri?» C'est qu'en effet cet
homme sans faiblesses était faible pour ceux qu'il aimait. Sa mère
et ses sœurs avaient sur lui beaucoup d'influence et lui ont fait
commettre plus d'une faute. Il avait beaucoup d'amis, dont Cicéron
lui reprochait de trop écouter les conseils : c'étaient d'honnêtes gens
qui n'entendaient rien aux affaires; mais Brutus leur était si tendre-
ment attaché qu'il ne savait pas se défendre d'eux. Sa dernière dou-
leur à Philippes fut d'apprendre la mort de Flavius, son préfet des
ouvriers, et celle de Labéon, son lieutenant; il s'oublia lui-même
pour pleurer sur eux. Sa dernière parole avant de mourir fut de se
féliciter de ce qu'aucun de ses amis ne l'avait trahi : cette fidélité,
qui était si rare alors , a consolé ses derniers momens. Ses légions "
aussi, quoiqu'elles fussent composées en partie d'anciens soldats dêp
César, et qu'il les tînt sévèrement, punissant les pillards et les ma-
raudeurs, ses légions l'aimaient, et lui restèrent fidèles. Enfin le^
peuple de Rome lui-même, qui en général était ennemi de la cause
qu'il défendait, lui a témoigné plus d'une fois sa sympathie. Quand
Octave fit proclamer ennemis publics les assassins de César, en en-
tendant prononcer le nom dé Bi'Utus a la tribune, tout le monde
baissa tristement la tête, et du milieu de ce sénat épouvanté , qui
pressentait les proscriptions, une voix libre osa déclarer que jamais
elle ne condamnerait Brutus.' ■'■^'''J'-^^ '->^>- "^' .jni.ijitta.t. ! iil .>yijui> Xij*
Cicéron subit le charme corttrheles auti'e'S',''iïlalé'(^
sans résister. Son amitié avec Brutus a été pleine de troubles et'
d'orages, et, malgré la communauté de leurs opinions, il s'est élevé-
plus d'une fois entre eux des discussions violentes. Leurs dissenti-
mens s'expliquent par la diversité de leurs caractères. Jamais deux
amis ne se ressemblèrent moins. Il n'y avait pas d'homme qui sem-
blât plus fait pour la société que Cicéron ; il y apportait toutes les
TOME XLVIII. 5
GÔ REVUE DES DEUX MONDES.
qualités qui sont nécessaires pour y réussir, une grande flexibilité
d'opinion, beaucoup de tolérance pour les autres, assez de facilité
pour lui-même , le talent de manœuvrer avec aisance entre tous les
partis, et une certaine indulgence naturelle qui lui faisait tout com-
prendre et presque tout accepter. Quoiqu'il ait fait de bien mauvais
vers, il avait un tempérament de poète, une étrange mobilité d'im-
pressions, une sensibilité irritable, un esprit souple, étendu, ra-
pide, qui concevait promptement, mais abandonnait vite ses idées,
et d'un bond passait d'un extrême à l'autre. Il n'a pas pris une
seule résolution grave dont il ne se soit repenti le lendemain. Toutes
les fois qu'il embrassait un parti, il n'était vif et décidé qu'au dé-
but, et allait toujours en s'attiédissant. Brutus au contraire n'avait
pas un esprit rapide; d'ordinaire il hésitait au début d'une entre-
prise et ne se décidait pas du premier coup. Sérieux et lent, il s'a-
vançait en toutes choses par degrés; mais une fois qu'il était résolu,
il s'enfermait dans son idée sans que rien pût l'en distraire : il s'iso-
lait et se concentrait en elle, il s'animait, il s'enflammait pour elle
par la réflexion, et finissait par n'écouter plus que cette logique
inflexible qui le poussait à la réaliser. Il était de ces esprits dont
Saint-Simon dit qu'ils ont une suite enragée. Son obstination faisait
sa force, et César l'avait bien compris quand il disait de lui : « Tout
ce qu'il veut, il le veut bien (1). »
Deux amis qui se ressemblaient si peu devaient naturellement se
heurter dans toutes les occasions. Leurs premiers différends furent
littéraires. C'était l'habitude alors au barreau de partager une cause
importante entre plusieurs orateurs; chacun prenait la partie qui
convenait le mieux à son talent. Cicéron, contraint de paraître sou-
vent devant les juges, y venait avec ses amis et ses disciples, et leur
distribuait une part de sa tâche, afin de pouvoir y suffire. Souvent
il se contentait de garder pour lui la péroraison , où son éloquence
(1) On peut voir au musée Campana une statue très curieuse de Brutus. L'artiste qui
Ta faite n'a point cherché à idéaliser son modèle, et il semble n'avoir aspiré qu'à une
réalité vulgaire ; mais on y reconnaît bien Brutus. A ce front bas, à ces os de la face
accusés avec tant de lourdeur, on devine un esprit étroit et une âme entêtée. La figure
a un air fiévreux et malade; elle est à la fois jeune et vieille, comme il arrive à ceux
qui n'ont pas eu de jeunesse. On y sent surtout une tristesse étrange, celle d'un homme
accablé sous le poids d'une destinée grande et fatale. Dans le beau buste de Brutus
conservé au musée du Capitole, et dont a parlé M. Ampère {Revue du 15 juillet 1855),
la figure est plus pleine et plus belle. La douceur et la tristesse sont restées ; l'air ma-
ladif a disparu. Les traits y ressemblent tout à fait à ceux qu'on trouve sur la fameuse
médaille qui fut frappée pendant les dernières années de Brutus et qui porte à son re-
vers un bonnet phrygien entre deux poignards, avec cette légende menaçante : Mus
martiœ. Michel-Ange avait commencé un buste de Brutus dont on peut voir l'admirable
ébauche aux Offices de Florence. Ce n'était pas une étude de fantaisie, et l'on voit qu'il
s'était servi des portraits antiques en les idéalisant.
BRUTUS d'après cicéron. 67
abondante et passionnée se mettait à Taise, et leur abandonnait le
reste. C'est ainsi qu'au début de leur amitié Brutus plaida à ses côtés
et sous sa direction. Cependant Brutus n'était pas de son école : ad-
mirateur fanatique de Démosthène, dont il avait fait placer la statue
parmi celles de ses aïeux, nourri de l'étude des Attiques, il cherchait
à reprodidre leur sobriété élégante et leur fermeté nerveuse. Tacite
dit que ses efforts H' étaient j)as toujours heureux : à force de fuir
les ornemens et le pathétique, il était terne et froid; en recherchant
trop la précision et la force, il devenait sec et tendu. C'étaient des
défauts antipathiques à Cicéron, qui, voyant d'ailleurs dans cette
éloquence , qui fit école , une critique de la sienne , essaya par tous
les moyens de convertir Brutus; mais il n'y réussit pas, et sur ce
point ils ne parvinrent jamais à s'entendre. Après la mort de César,
et quand il s'agissait de bien autre chose que de débats littéraires,
Brutus envoya à son ami le discours qu'il venait de prononcer au
Capitole, et le pria de le corriger. Cicéron se garda bien d'en rien
faire : il connaissait trop par expérience l'amour-propre des écri-
vains pour courir le risque de blesser Brutus en essayant de mieux
faire que lui. Le discours du reste lui semblait fort beau, et il écri-
vait à Atticus qu'on ne pouvait rien voir de plus élégant ni de mieux
écrit. « Pourtant, ajoutait-il, si j'avais eu à le faire, j'y aurais mis
plus de passion. » Assurément Brutus ne manquait pas de passion,
mais c'était comme un feu secret et contenu qui ne se communi-
quait qu'aux plus proches, et il répugnait à employer ces grands
mouvemens et ce pathétique enflammé sans lesquels on n'entriiîne
pas la foule.
Il n'était donc pas pour Cicéron un disciple fidèle, on peut ajouter
qu'il n'était pas non plus un ami commode. Il manquait de sou-
plesse dans ses rapports, et son ton était toujours rude et brusque.
Au commencement de leurs relations, Cicéron, accoutumé à être
ménagé des plus grands personnages, trouvait les lettres de ce jeune
homme aigres et hautaines, et il en était blessé. Ce n'était pas le
seul reproche qu'il eût à lui faire. On connaît la vanité irritable,
soupçonneuse, exigeante du grand consulaire; on sait à quel point il
aimait la louange : il se l'accordait libéralement à lui-même, il l'at-
tendait des autres, et, s'ils tardaient à la lui donner, il n'avait pas
honte de la réclamer. Ses amis étaient généralement complaisans
pour cette naïve faiblesse, et n'attendaient pas pour le louer d'y
être invités par lui. Brutus seul résistait; il se piquait de franchise
et disait sans ménagement ce qu'il avait sur le cœur. Aussi Cicéron
s'est-il plaint souvent qu'il lui marchandât les éloges; un jour même
il se fâcha sérieusement contre lui. Il s'agissait du grand consulat
et de la délibération à la suite de laquelle Lentulus et les complices
68
REVUE DES DEUX MONDES.
de Catilina furent exécutés. C'était l'action la plus ferme de la vie
de Cicéron, et il avait le droit d'en être fier, puisqu'il l'avait payée
de l'exil. Brutus, dans le récit qu'il faisait de cette journée, dimi-
nuait au profit de Gaton, son oncle, la part que Cicéron y avait
prise. 11 le louait seulement d'avoir puni la conjuration sans dire
qu'il l'avait découverte, et se contentait de l'appeler un excellent
consul. <( Le' maigre éloge! disait Cicéron en colère; on le croirait
d'un ennemi. » Mais ce n'étaient là que de petits différends d'a-
mour-propre qui pouvaient facilement se guérir; voici un dissenti-
ment plus grave et qui mérite qu'on s'y arrête, car il donne fort à
penser sur la société romaine de cette époque.
Eli '702, c'est-à-dire peu de temps après qu'eut commencé sa
liaison avec Brutus, Cicéron partit comme proconsul pour la Cilicie.
Il n'avait pas recherché cette charge, car il savait quelles difficultés
il allaity trouver. Il ;partait décidé à accomplir son devoir, et il ne
pouvait l'accomplir sans se mettre à la fois sur les bras les patri-
ciens, ses protecteurs, et les chevaliers, ses protégés et ses cliens.
En effet, patriciens et chevaliers, d'ordinaire ennemis, s'entendaient
avec une rare concorde pour piller les provinces. Les chevaliers,
fermiers de l'impôt public, n'avaient qu'une pensée : ils voulaient
faire fortune en cinq ans, durée ordinaire de leur bail. Aussi récla-
maient-ils sans pitié l'impôt du dixièriie sur les productions du sol,
l'impôt du vingtième sur les marchandises, dans les ports le droit
d'entrée, le droit de pâturage dans l'intérieur des terres, enfin tous
les tributs que Rome avait imposés aux peuples soumis. Leur avidité
ne respectait rien ; Tite-Live a dit sur eux ce mot terrible : « Par-
tout où pénètre un publicain, il n'y a plus de justice ni de liberté
pour personne. » 11 était bien difficile aux malheureuses villes d'as-
souvir ces financiers intraitables ; presque partout les caisses muni-
cipales, mal administrées par des magistrats inhabiles ou pillées par
des magistrats malhonnêtes, étaient vides. Cependant il fallait trou-
ver de l'argent à tout prix. Or à qui pouvait-on en demander, sinon
aux banquiers de Rome, devenus, depuis un siècle, les banquiers
du monde entier? C'est donc à eux qu'on s'adressait. Quelques-uns
étaient assez riches pour tirer de leur fortune particulière de quoi
prêter aux villes ou aux souverains étrangers, comme ce Rabirius Pos-
thumus, pour lequel Cicéron a plaidé, et qui fournit au roi d'Egypte
l'argent nécessaire pour reconquérir son royaume. D'autres, pour
moins s'exposer, formaient des associations financières dans les-
quelles les plus illustres Romains apportaient leurs fonds. C'est ainsi
que Pompée était intéressé pour une somme importante dans une de
ces sociétés en commandite qu'avait fondée Cluvius de Pouzzoles.
Tous ces prêteurs, que ce fussent des particuliers ou des compagnies,
BRUTUS d'après cicéron. 69
des chevaliers ou des patriciens, étaient très peu scrupuleux et n'a-
vançaient leur argent qu'à des taux énormes, généralement à h ou
5 pour 100 par mois. La difficulté pour eux consistait à se faire
payer. Comme il n'y a que les gens tout à fait ruinés qui acceptent
ces dures conditions, l'argent qu'on prête à de si gros intérêts est
toujours compromis. Quand l'échéance arrivait, la pauvre ville était
moins en état de payer que jamais : elle faisait mille chicanes, par-
lait de se plaindre au sénat et commençait par invoquer le procon-
sul. Malheureusement pour elle , le proconsul était le plus souvent
un complice de ses ennemis qui prenait sa part dans leurs bénéfices.
Les créanciers, qui s'étaient assuré son concours en le payant bien,
n'avaient alors qu'à envoyer dans la province quelque aifranchi ou
quelque homme d'affaires qui les représentait; le proconsul, met-
tant la puissance publique au service des intérêts particuliers, don-
nait à ce mandataire un titre de lieutenant, quelques soldats, des
pleins pouvoirs, et si l'on n'arrivait pas vite à quelque arrangement
satisfaisant, la ville insolvable subissait les horreurs d'un siège en
pleine paix et d'un pillage officiel. Le proconsul qui refusait de se
prêter à ces abus et qui prétendait, suivant l'expression de Cicéron,
empêcher les provinces de mourir, soulevait naturellement les co-
lères de tous ceux qui vivaient de la mort des provinces. Les cheva-
liers, les grands seigneurs, qui n'étaient plus remboursés, devenaient
ses ennemis mortels. 11 lui restait, à la vérité, la reconnaissance des
provinces, mais c'était bien peu de chose. On avait remarqué que
dans ces pays de l'Orient, « façonnés par une longue servitude à une
dégoûtante flatterie, » les gouverneurs qui recevaient le plus d'hom-
mages et auxquels on élevait le plus de statues étaient précisément
ceux qui avaient le plus volé, parce qu'on les redoutait davantage.
Le prédécesseur de Cicéron avait tout à fait ruiné la Cilicie : aussi
songeait-on à lui bâtir un temple. Voilà quelques-unes des diffi-
cultés auxquelles s'exposait un gouverneur honnête, quand il s'en
rencontrait. Cicéron s'en tira avec honneur: il y a eu rarement dans
la république romaine de province aussi bien administrée que la
sienne; mais il n'en rapporta que quelque reconnaissance, peu d'ar-
gent, beaucoup d'ennemis, et il faillit s'y brouiller avec Brutus.
Brutus, qui le croirait ? avait la main dans ces trafics. Il avait
prêté de l'argent à Ariobarzane, roi d'Arménie, un de ces petits
princes que Rome laissait vivre par charité, et à la ville de Sala-
mine dans l'île de Chypre. Au moment du départ de Cicéron, Atti-
cus, qui lui-même, comme on sait, ne dédaignait pas ces sortes de
profits, lui recommanda très vivement ces deux affaires; mais Brutus
avait mal placé ses fonds, et il ne fut pas possible à Cicéron de le
faire rembourser. Ariobarzane avait beaucoup de créanciers et n'en
70 REVUE DES DEUX MONDES.
payait aucun. « Je nGnConpaisrieça, disait Cicéroiij'îde plus pauvre
que ce voi, de plus misérable que ce royaume. » On n'en put rien
tirer. Quant à l'affaire de Salamine, elle fut tout d'abord plus grave.
Brutus n'avait pas osé avouer dap,s le principe qu'il y fût directe-
ment intéressé, tant l'usure était énorme et les précédons scanda-
leux. Un certfiin . Scaptius, lami de Brutus, avait prêté aux habitans
de Salamine une fort©; somme à A pour 100 par mois. Comme ils ne
pouvaient pas la rendre, il avait, selon l'usage, obtenu d'Appius, le
prédécesseur de Gicéron, une compagnie de cavalerie, avec laquelle
il avait tenu le sénat de Salamine si étroitement assiégé que cinq
sénateurs étaient morts de faim. En apprenant cette conduite, Gicé-
ron fut révolté et se hâta de rappeler ces soldats dont on avait fait
un si mauvais usage. Il ne croyait encore nuire qu'à un protégé de
Brutus; mais à mesure que l'affaire prenait une plus mauvaise tour-n
nure, Brutus se découvrait davantage, afin que Gicéron mît plus de
complaisance à l'arranger. Quand il vit qu'il n'y avait plus d'espoir
d'être payé qu'avec de grandes réductions, il se fâcha tout à fait et
se décida à faire connaître que Scaptius n'était qu'un prête-nom et
qu'il était lui-même le véritable créancier des Salaminiens. v^
L'étonnement qu'éprouva Gicéron, quand il l'apprit, sera partagé
par tout le monde, tant l'action de Brutus semble en désaccord avec
toute sa conduite. Certes son désintéressement et sa probité ne peu-
vent pas être mis en doute. Quelques années auparavant, Gaton ve-
nait de leur rendre un éclatant hommage, lorsque, ne. sachant à qui
se fier, car les hommes d'honneur étaient rares, même autour de
lui, il l'avait chargé de recueillir et de porter à Bome le trésor du
roi de Chypre. Soyons donc assurés que, si Brutus s'est conduit
comme il l'a fait avec les Salaminiens, c'est qu'il a cru pouvoir le
faire. 11 a suivi l'exemple des autres, il a cédé à un préjugé qui était
général autour de lui. Pour les Romains de cette époque, les pro-
vinces étaient encore des pays conquis. Il y avait trop peu de temps
qu'on les avait soumises pour que le souvenir de leur défaite se fût
effacé. On supposait qu'elles ne l'avaient pas oublié, ce qui entraî-
nait à se méfier d'elles; en tout cas, on s'en souvenait, et l'on se
croyait toujours armé contre elles de ce terrible droit de la guerre
contre lequel personne n'a réclamé dans l'antiquité. Les biens du
vaincu appartenant tous au vainqueur, loin de s'accuser de leur
prendre ce qu'on leur enlevait, on croyait leur donner ce qu'on ne
prenait pas, et peut-être au fond du cœur s'estimait-on généreux de
leur laisser quelque chose. Les provinces étaient donc regardées
comme les domaines et les propriétés du peuple romain [prœdia,
agri fructuarii populi Roïnani), et on les traitait en conséquence.
Quand on consentait à les ménager, ce n'était pas par pitié ou par
•bIrutus d'après cicéron. 7i
affection pour elles, mais par prudence, et pour imiter les bons pro-
priétaires qui se gardent bien d'épuiser leur champ en lui deman-
dant trop à la fois. C'est là le sens des lois qui furent ûiites sous la
république pour protéger les provinces; l'humanité y avait moins
de part que l'intérêt bien entendu, qui, en s'imposant quelque rete-
nue dans le présent, ménage l'avenir. Evidemment Brutus accep-
tait pleinement cette façon d'envisager les droits du vainqueur et la
condition des vaincus. Nous touchons là à une des plus grandes fai-
blesses de cette âme honnête, mais étroite. Nourrie dans les opinions
égoïstes de l'aristocratie romaine, elle n'avait pas assez d'étendue ni
d'élévation pour en découvrir l'iniquité, elle y cédait sans résistance
jusqu'au jour où sa douceur et son humanité naturelles reprenaient
le dessus sur les souvenirs de son éducation et les traditions de son
parti. La façon dont il s'est conduit dans les provinces qu'il a gou-
vernées montre que sa vie ne fut qu'un combat entre l'honnêteté de
sa nature et ces préjugés impérieux. Après avoir ruiné les Salami-
niens par ses usures, il gouverna la Gaule cisalpine avec un désinté-
ressement qui lui fit honneur, et tandis qu'il s'était fait détester
dans l'île de Chypre, on conserva à Milan, jusque sous Auguste, le
souvenir de son administration bienfaisante. Le même contraste se
retrouve dans sa dernière campagne; il pleura de douleur en voyant
les habitans de Xante s'obstiner à détruire leur ville, et la veille de
Philippes il promit à ses soldats le pillage de Thessalonique et de
Lacédémone. C'est la seule faute grave que Plutarque trouve à re-
prendre dans toute sa vie; elle était le réveil d'un préjugé obstiné
auquel il ne put jamais se soustraire malgré la droiture de son
âme, et qui prouve l'empire qu'exerça sur lui jusqu'à la fin cette
société dans laquelle la naissance l'avait placé.
Cependant ce préjugé n'était pas alors subi par tout le monde. Ci-
céron, qui, étant un homme nouveau, pouvait plus facilement se dé-
fendre de la tyrannie des traditions, avait toujours témoigné plus
d'humanité pour les provinces et blâmé les profits scandaleux qu'on
en tirait. Dans sa lettre à son frère, il proclamait hautement ce prin-
cipe, tout à fait nouveau, qu'il ne faut pas les gouverner dans l'in-
térêt exclusif du peuple romain, mais aussi dans leur intérêt à elles,
et de façon à leur donner le plus de bonheur et de bien-être qu'on
pouvait. C'est ce qu'il essayait de faire en Cilicie : aussi fut-il très
blessé de la conduite de Brutus. 11 refusa nettement de s'y associer,
quoique Atticus, dont la conscience était plus commode, l'en priât
avec chaleur. « Je suis fâché, lui répondit-il, de ne pouvoir plaire
à Brutus, et plus encore de le trouver si différent de fidée que je
me faisais de lui. S'il me condamne, je ne veux pas avoir de pareils
amis. Au moins suis-je assuré que son oncle Caton ne me condam-
nera pas. »
72 REVUE DES DEUX MONDES.
' ;;'■! / (! -il i;i,i
Ces paroles étaient amères, et leur amitié aurait sans doute beau-
coup souffert de" ces dis'cùssioris, si les graves événemens qui sui*-
vinrént alors ne les avaient de nouveau rapprochés. Cicéron était à
peine de retour en Italie que la guerre civile, prévue depuis long-
temps, éclata. Lés disseritirnéris' particuliers devaient s'effacer de-
vant ce grand conflit. D'ailleurs Cicéron et Brutus se trouvaient réunis
alors par une communauté de sentimens singulière. Tous deux s'é-
taient rendus au cânip de Pompééi' riiàiè tous deux ravalent fait satià
entraînement ni passion, comme un sacrifice qu'exigeait le devoir.
Brutus aimait César, qui lui témoignait dans toutes les occasions une
affection paternelle, et de plus il détestait Pompée. Outre que cette
vanité solennelle n'était pas faite pour lui plaire, il ne lui pardonnait
pas la mort de son père, tué pendant les guerres civiles de Sylla. Dans
ce danger public cependant, il oublia ses préférences et ses haines;'
et se rendit en Thessalie, où se trouvaient déjà les consuls et le sé-
nat. Dans le camp de Pompée, nous savons qu'il se fit remarquer
par son zèle; pourtant il s'y passait bien des choses qui devaient le
blesser, et sans doute il trouvait que trop de rancunes, trop d'ambi-
tions personnelles s'y mêlaient à la cause de la liberté, qu'il voulait
seule défendre. C'est ce qui déplaisait aussi à son ami Cicéron et
à Cassius son beau-frère, et tous deux, indignés du langage de tous
ces furieux qui entouraient Pompée, résolurent de ne pas poursuivre
la guerre à outrance, ainsi que les autres le voulaient. « Je me sou-
viens encore, écrivait plus tard Cicéron à Cassius, de ces entretiens
familiers dans lesquels, après de longues délibérations, nous prîmes!
le parti d'attacher au succès d'une seule bataille, sinon la justice de
la cause, au moins notre décision. » On ne sait si Brutus assistait à
ces entre.tiens de ses deux amis; è'é'(j[ui' est certain, c'est qu'ils se
conduisirent tous les trois de la même façon. Cicéron, le lendemain
de Pharsale, refusa le commandement des restes de l'armée répu-
blicaine; Cassius s'empressa de livrer à César la flotte qu'il comman-'-
dait; quant à Brutus, il fit son devoir en homme de cœur pendant
le combat, mais, la bataille finie, il jugea qu'il avait assez fait et
vint s'offrir au vainqueur, qui l'accueillit avec joie, le prit à part,
le fit parler, et parvint à en tirer quelques lumières sur la retraite
de Pompée. Après cet entretien, Brutus était tout gagné; non-seulë-P
ment il n'alla pas rejoindre les républicains qui combattaient en
Afrique, mais il suivit César dans la conquête de l'Egypte et de
l'Asie, ■s^'^^tnse lut li 3-inei 8JJ9o JiiBen ne i.rp nb iuns-ôLo « ^aupmiQq
llî
liiy r
Brutus avait trente-sept ans à la bataille de Pharsale. C'était,
pour les Romains, l'âge de l'activité politique. D'ordinaire on ve-
.r;a(i.: -,. ,. ;-..., . . ., . .
BRUTUS D APRES CICERON. 73
nait alors d'être questeur ou édile; on entrevoyait devant soi la pré-
ture et le consulat, et l'on se faisait, en ^luttant vaillamment sur le
Forum pu dans la curie, des titres pour y afriyer. Ce, qu'imaginait
de plus beau tout jeune homme à son entrée dans les alTaires, c'é-
tait d'obtenir ces grands honneurs à l'âgç, où le permettaient les
lois, la préture à quarante ans ,, le .consulat à quarante-trois, et il
n'y avait rien de plus honorable que de pouvoir dire : J'ai été pré-
teur ou consul dès que j'ai eu le droit de l'être. Si par bonheur,
pendant qu'on l'était, le sqrt ,fayoris,9'it de quelque guerre impor-
tante qui donnât l'occasion de tuer cinq mille ennemis, on obtenait
le triomphe, et il ne restait plus rien à souhaiter.
,,,Il,p'est pas douteux que Brutus n'eût conçti cette espérance comme
les autres, et il est certain que sa naissance et ses talens lui auraient
permis de la réaliser; mais Pharsale renversa tous ces projets. Les
honneurs ne lui étaient pas interdits, car il était l'ami de celui qui
les distribuait; mais ces honneurs n'étaient plus que de vains titres
depuis qu'un homme avait pris pour lui tout le réel du pouvoir. Cet
homme prétendait bien être seul le maître et n'admettre personne
à partager avec lui l'autorité. « Il n'écoute pas même les siens, di-
sait Cicéron, et ne prend conseil que de lui. » Pour les autres, la vie
politique n'existait plus; il arriva donc même à ceux qu'occupait le
gouvernement nouveau de se sentir désœuvrés, surtout après les
violentes agitations des années précédentes. Le dieu, suivant l'ex-,
pression de Virgile, faisait des loisirs à tout le monde. Brutus em-
ploya ces loisirs à revenir aux études de sa jeunesse qu'il avait plu-
tôt interrompues que délaissées. Y revenir, c'était se rapprocher
plus étroitement encore de Cicéron.
Ce n'est pas qu'il l'eût oublié; pendant qu'il suivait César en Asie,
il avait appris que son ami, retiré à Brindes, y souffrait à la fois des
menaces des césariens, qui ne lui pardonnaient pas d'être parti pour
Pharsale, et des rancune^ des pompéiens, qui lui reprochaient d'en
être trop vite reyp.nu. cintre, tç^utçsç^s, colères, Çicéro qui, comme
on sait, n'avait pas beaucoup d'énergie, était fort abattu. Brutus lui
écrivit pour le raffermir. « Vous avez fait des actions, lui disait-il,
qui parleront de vous malgré vQt^e. silence,, jqui y^yçwt /après , votre
mort, et qui, par le salut de l'état, si l'état est sauvé, par sa perte,
s'il ne l'est pas, déposeront à jamais en faveur de votre conduite
politique. » Cicéron dit qu'en lisant cette lettre il lui sembla sortir
d'une longue maladie et rouvrir les yeux à la lumière. Quand Brutus
fut de retour à Rome, leurs relations se multiplièrent. En se con-
naissant mieux, ils s'apprécièrent davantage. Cicéron, dont l'imagi-
nation était si vive, le cœur si jeune malgré ses soixante ans, s'é-
prit tout à fait de Brutus. Ce commerce assidu avec un esprit si
curieux, une âme si droite, ranima et rajeunit son talent. Dans les
74 REVUE DES DEUX MONDES.
beaux ouvrages qu'il publie alors et qui se succèdent coup sur coup,
son ami tient toujours une grande place. On voit que son cœur est
plein de lui, il en parle le plus qu'il peut, il ne se lasse pas de le
louer, il veut avant tout lui plaire; on dirait qu'il ne se soucie plus
que des éloges et de l'amitié de Brutus.
C'est surtout l'étude de la philosophie qui les réunit. Tous deux
l'aimaient et la cultivaient depuis leur jeunesse, tous deux sem-
blèrent l'aimer davantage et la cultiver avec plus d'ardeur quand le
gouvernement d'un seul les eut éloignés des affaires publiques. Ci-
céron, qui ne pouvait se faire au repos, tourna toute son activité
vers elle. « La Grèce vieillit, disait-il à ses amis et à ses élèves, al-
lons lui arracher sa gloire philosophique, » et il se mit le premier à
l'œuvre. Il tâtonna d'abord quelque temps et ne trouva pas du pre-
mier coup la philosophie qui convenait à ses compatriotes. Un mo-
ment il fut tenté de les diriger vers ces questions de métaphysique
subtile qui répugnaient au bon sens pratique des Romains. Il traduisit
le Tbnée, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus obscur dans la philoso-
phie de Platon; mais il s'aperçut vite qu'il se trompait, et il s'em-
pressa de quitter cette route où il aurait marché tout seul. Dans les
Tiisridancs, il revint aux questions de morale appliquée et n'en
sortit plus. Les caractères divers des passions, la nature propre de
la vertu, la hiérarchie des devoirs, tous les problèmes qu'un honnête
homme se pose pendant sa vie, surtout celui devant lequel il recule
souvent, mais qui revient toujours avec une obstination terrible, et
trouble à certains momens les âmes même les plus matérielles et
les plus terrestres, l'avenir après la mort, voilà ce qu'il étudie sans
tour de force de dialectique, sans préjugé d'école, sans parti-pris
de système, et avec moins de souci d'inventer des idées nouvelles
que de prendre un peu partout des principes pratiques et sensés.
Tel est le caractère de la philosophie romaine, dont il faut bien se
garder de médire, car son rôle a été grand dans le monde, et c'est
par elle que la sagesse des Grecs, rendue plus solide à la fois et
plus transparente, est arrivée jusqu'aux peuples de l'Occident. Cette
philosophie date de Pharsale, comme l'empire, et elle doit beau-
coup à la victoire de César, qui, en supprimant la vie politique, força
les esprits curieux à chercher d'autres alimens à leur activité. Ac-
cueillie d'abord avec enthousiasme par toutes les âmes souffrantes
et désœuvrées, elle devint de plus en plus populaire à mesure que
l'autorité des empereurs se faisait plus lourde. A cette domination
absolue que le pouvoir exerçait sur les actions extérieures , on était
heureux d'opposer la pleine possession de soi que donne la philoso-
phie; s'étudier, s'enfermer en soi-même, c'était échapper par un
côté à la tyrannie du maîti^e, et, en cherchant à se bien connaître,
on semblait agrandir le terrain où sa puissance n'avait pas d'accès.
BRUTUS d'ai!Iiè^.j.,çic;ér<X!h. 75
Les empereurs le comprirent bien,: il^, furent les mortels ennemis
d'une science qui se permettait de limiter leur autorité. Avec l'his-
toire, qvi rappelait des souvenirs fâcheux, elle leur fut bientôt sus-
pecte; c'étaient, dit Tacite, deux noms déplaisans aux princes, in-
grala prinripibus nomina. , i i
Je n'ai pas à faire vou- pourquoi tous les ouvrages de philosophie
composés à la fin de la répujjlique ou sous l'empire ont une impor-
tance beaucoup plus grande que les livres que nous écrivons au-
jourd'hui sur les mêmes sujets : on l'a trop bien dit ici même (1)
pour que j'aie à y revenir. Il est certain qu'en ce temps où la reli-
gion se bornait au culte, où ses livres ne contenaient que des re-
cueils de formules et le détail minutieux des pratiques, et où elle ne
se piquait d'apprendre à ses adeptes que la science de sacrifier se-
lon les rites, la philosophie seule pouvait donner à toutes les âmes
honnêtes et troublées, flottant sans direction et avides d'en trouver
une, l'enseignement dont elles avaient besoin. Il faut donc ne pas
oublier, quand on lit un livre de morale de cette époque, qu'il n'é-
tait pas seulement écrit pour les lettrés oisifs que charment les
beaux discours, mais pour ceux que Lucrèce représente cherchant
au hasard le chemin de la vie; il faut ss dire qu'on a pratiqué ces
préceptes, que ces théories sont devenues des règles de conduite,
et que, pour ainsi parler, toute cette morale a vécu. Qu'on prenne
par exemple la première Tusculane : Cicéron veut y prouver que la
mort n'est pas un mal. Quel lieu-commun en apparence, et qu'il
nous est difficile de ne pas regarder tous ces beaux développemens
comme un exercice oratoire et une amplification d'école! Il n'en est
rien cependant, et la génération pour laquelle ils étaient écrits y
trouvait autre chose. Elle les lisait à la veille des proscriptions pour
retremper ses forces, et sortait de cette lecture plus ferme, plus ré-
solue, mieux préparée à soutenir les grands malheurs qu'on pré-
voyait. Atticus lui-même, l'égoïste Atticus, si éloigné de risquer sa
vie pour personne, y prenait une énergie inconnue, u Vous me dites,
lui écrit Cicéron, que mes Tusculanes vous donnent du cœur : tant
mieux. Il n'y a pas de ressource plus prompte et plus sûre contre
les événemens que celle que j'indique. » Cette ressource, c'était la
mort. Aussi que de gens en ont profité ! Jamais on n'a vu un plus
incroyable mépris de la vie, jamais la mort n'a moins fait de peur.
Depuis Caton, le suicide devient une contagion, une frénésie. Les
vaincus, Juba, Pétréius, Scipion, ne connaissent pas d'autre ma-
nière de se sauver du vainqueur. Latérensis se tue de regret, quand
il voit son ami Lépide trahir la république; Scapula, qui ne peut
plus'résister dans Gordoue, fait construire un bûcher et se brûle vi-
(1) Voyez Pétude de M. C. Martlia sur les Satires de Perse, Revue des Deux Mondes
•15 septembre 1803.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
vant; lorsque Décimuà Brutus , fugitif, hésite à choisir ce remède
héroïque, Blasius, son ami, se tue devant lui, pour lui donner
l'exemple. A Philippes, c'est un véritable délire. Ceux même qui
pouvaient se sauver ne cherchent pas a survivre a 'leur défaite.
Quintilius Varus se revêt des ornemens de sa dignité et se fait tuer
par un esclave ; Labéon creuse lui-même sa fosse et se tue sur le
bord; le jeune Caton, de', peur' d'être 'épài-grie, jette son casque et
crie son nom ; Cassius est impatient et se tue trop tôt ; Brutus clôt
la liste par un suicide étonnant de calme et de dignité. Quel étrange
et effrayant commentaire des Tusculànes, et comme cette vérité gé-
nérale, ainsi pratiquée par tant de gens de coeur, cesse d'être tïn
lieu-commun!
V'Cest avec le même esprit qu'il faut étudier les trop courfe frag-
lïiens qui restent des ouvrages philosophiques de Brutus. Toutes les
pensées générales qu'on y trouve ne paraîtront plus insignifiantes
et vagues quand on songera que celui qui les a formulées a pré-
tendu aussi les mettre en pratique dans sa vie. Le plus célèbre de
tous, ces écrits de Brutus, le traité de ta Verlu, était adressé à Cicé-
i^on et digne de tous les deux. « G* est un bel ouvrage, dit Quinti-
lien, 011 l'écrivain se montre à la hauteur du sujet qu'il traite. On
sent qu'il est bien convaincu de tout ce qu'il dit. » Il nous en reste
un passage important conservé par Sénèque. Dans ce passage, Bru-
tus raconte qu'il vient de voir à Mitylène M. Marcellus, celui auquel
César pardonna plus tard à la prière de Cicéron. Il l'a trouvé tout
occupé d'études sérieuses, oubliant sans peine Borne et ses plaisirs,
et goûtant dans ce silence et ce repos un bonheur qu'il n'avait ja-
mais connu. « Quand il fallut le quitter, dit-il, et que je vis que je
m'en allais sans lui, il me sembla que c'était moi qui partais pour
l'exil, et non pas Marcellus qui y restait. » De cet exemple il con-
clut qu'ilne faut pas se plaindre d'être exilé, puisqu'on peut' étti-
porter avec soi toute sa vertu. La morale du livre était que pour
vivre heureux on n'a besoin que de soi. C'est encore un lieu-com-
mun, si l'on veut; mais, en essayant de conformer sa Vie éhtiëre à
cette maxime, Brutus en avait fait une vérité vivante. Ce n'était pas
une thèse de philosophie qu'il développait, mais une règle de con-
duite qu'il proposait aux autres et qu'il avait prise pour lui. Il s'é-
tait accoutumé de bonne heure à se renfermer en lui-même et a' y
placer ses plaisirs et ses peines. De là vint cette liberté d'esprit
qu'il gardait dans les affaires les plus graves, ce dédain des choses
extérieures que tous les contemporains ont remarqué, et la facilité
qu'il avait à s'en détacher. La veille de Pharsale, tandis que tout le
monde était inquiet et soucieux, il lisait tranquillement Polybe et
prenait des notes en attendant le moment du combat. Après les ides
de mars, au milieu des émotions et des frayeurs de ses amis, lui
BRUTUS D APRES CICERON. 77
seul conservait une sérénité éternelle qui ipfipatientait un peu Cicé-
yôn. Chassé de Rome, niienacé par les vétérans de César, il se con-
solait de tout eii disant : « Il n'y arîeh (ie mieux , que de s'enfermer
dans le souvenir de ses bonnes a,ctions, et de ne pas s'occuper des
"Ivénemens ni {|é^, l^onimes. » Cette fecilité à s'abstraire des choses
extérieures et, q, vivre en soi-même est certaineniënt uné"^(|ualité
précieuse pour un homme de réflexion et d'étude' : c'est î' idéal que
jSe propose un philosophe; mais n'est-elle pas un danger, une faute
chez un homme d'action et un politique? Convient-il de se détcàcher
de l'opinion des autres, quand le succès des choses qu'on entre-
prend dépend de l'opinion? Sous prétexte d'écouter sa conscience
et de la suivre résolument, doit-on né tenir aiièun çloinp té des cir-
constances et s'engager au hasard dans des aventures'saris résultat?
Enfin, en voulant se tenir en dehors de la foule et se préserver ab-
QÇjilt^^e ses passions, ne nsque-t-on pas de perdre le lien qui
lieà elle et 'de devenir incapable de la co
incapable de la conduire? Appien, dans
le récit qu'il fait de la dernière campagne de l'armée républicaine,
r^ppnte, que Brutus était, toujours maître de lui, et qu'il se tenait
presque en dehors des graves affaires qui se débatiaieiit. Il aimait à
causer et à lire; il visitait en curieux les lieux qu'on traversait et
faisait parler les gens du pays : c'était un philosophe au milieu des
^ camps. Cassius au contraire, uniquement occupé de la guerre, ne
se laissant jamais détourner ailleurs, et pour ainsi dire tendu tout
entier vers ce but, ressemblait à un gladiateur qui combat. Je soup-
çonne que Brutus devait un peu dédaigner cette fiévreuse activité
toute renfermée dans des soins vulgaires, et que ce rôle de gladia-
teur le faisait sourire. Il avait tort : c'est aux gladiateurs qu'appar-
tient le succès dans les choses humaines, et l'on n'y réussit qu'en y
niéttant son âme tout entière. Quant à ces spéculatifs renferriiés en
eux-mêmes, qui veulent se tenir en dehors et au-dessus des passions
du jour, ils étonnent la foule et ne l'entraînent. pas; ils peuvent être
^es sages, ils font de mauvais chefs de parti. , ^^i^^
Du reste il est bien possible que Brutus, livre à ïui-rnemé, n'aurait
.pas eu la pensée de devenir un chef de parti. 11 n'était pas hostile au
ipouvoir nouveau, et César n'avait négligé aucune occasion de se l'at-
tacher en lui accordant la grâce des pompéiens les plus compromis.
/De, retour à Rome, il lui confia le gouvernement d'une des plus belles
jjpmviince^. (Je T empire» la Gaule cisalpine. Vçrs le même temps, on
^^9,pprit la ruine de l'armée républicaine à Thàpsus et la mort de Ca-
ton. Brutus en fut sans doute fort attristé. Il écrivit lui-même et fit
,jjCjpjïri|)qS|Ç;: par Cicéron l'éloge d,e son, oncle; mais on sait par Plu-
,,tarque qu'il le blâmait de s'être soustrait à la clémence de César.
.,. Quand Marcellus, qui venait d'obtenir son pardon, fut assassiné près
■, d'Athènes, quelques personnes affectèrent d'p croire et de dire que
78 REVUE DES DEUX MONDES.
César pouvait bien être complice de ce crime. Brutus s'empressa
d'écrire, avec une chaleur qui surprit Gicéron, pour le disculper. Il
était donc alors tout à fait sous le charme de César. Ajoutons qu'il
avait pris dans le camp de Pompée l'horreur des guerres civiles.
Elles lui avaient enlevé quelques-uns de ses amis les plus chers,
par exemple Torquatus et Triarius, deux jeunes gens de grand ave-
nir dont il regretta amèrement la perte. En songeant aux désordres
qu'elles avaient causés, aux victimes qu'elles avaient faites, il disait
sans -doute avec le philosophe Favonius, son ami : « Il vaut encore'^
mieux souffrir un pouvoir arbitraire que de ranimer des guerres
impies. » Comment donc s'est-il laissé entraîner à les recommen-
cer? Par quelle conspiration savante ses amis sont-ils parvenus à
vaincre ses répugnances, à l'armer contre un homme qu'il aimait,
à l'engager dans une entreprise qui devait bouleverser le monde?
C'est ce qui vaut la peine d'être raconté, et les lettres de Gicéron
permettent de l'entrevoir.
T T T ■- v^flj.^^tj'.iij xj •
Depuis Pharsale, les méconténs ne manquaient pas. Cette grande
aristocratie, qui avait si longtemps gouverné le monde, ne pouvait
pas se tenir pour battue après une seule défaite. Il était d'autant
plus naturel qu'elle voulût tenter un dernier effort qu'elle sentait
loien que la première fois elle n'avait pas combattu dans de bonnes
conditions, et qu'en liant sa cause à celle de Pompée, elle s'était
placée sur un mauvais terrain. Pompée n'inspirait guère plus de
confiance à la liberté que César. On savait qu'il avait du goût pour
les pouvoirs extraordinaires, et qu'il aimait à concentrer dans ses
mains toute l'autorité publique. Au commencement de la guerre ci-
vile, il avait repoussé avec tant de hauteur les propositions les plus
justes et mis tant d'ardeur à précipiter la crise, qu'il semblait plu-
tôt vouloir se débarrasser d' un rival qui le gênait que venir au se-
cours de la république menacée. Gicéron, son ami, nous dit que
lorsqu'on voyait dans son camp l'insolence de son entourage et son
obstination à ne vouloir prendre l'avis de personne, on soupçonnait
que celui qui avant la bataille accueillait si mal les conseils serait
un maître après la victoire. Voilà pourquoi tant d'honnêtes gens, et
Gicéron le premier, avaient hésité si longtemps à se déclarer pour
lui; voilà surtout pourquoi des hommes intrépides, comme Brutus,
s'étaient tant pressés de poser les armes après la première défaite.
Il faut ajouter que, si l'on n'était pas parfaitement rassuré sur les
intentions de Pompée, il était possible aussi de se méprendre sur
les projets de César. Il voulait le pouvoir, personne ne l'ignorait,
mais quelle sorte de pouvoir? Était-ce seulement une de ces dicta-
BRUTUS D APRES CICERON. 79
tures temporaires, nécessaires dans les états libres après une époque
d'anarchie, qui suspendent la liberté, mais ne l'anéantissent pas?
S'agissait-il de recommencer Marius et Sylla, auxquels la répu-
blique avait survécu? A la rigueur, on pouvait le croire, et rien
n'empêche de supposer que plusieurs des officiers de César, ceux
surtout qui, détrompés plus tard, conspirèrent contre Mi, ne l'aient
alors pensé.
Mais après Pharsale il n'y avait plus moyen de conserver cette
illusion. Ce n'était pas un pouvoir d'exception que César demandait,
c'était un gouvernement nouveau qu'il prétendait fonder. Ne lui
avait-on pas entendu dire que la république était un mot vide de
sens, et que Sylla n'était qu'un sot d'avoir abdiqué la dictature?
Loin de prendre aucun de ces ménagemens qu'employa plus tard
Auguste pour dissimuler l'étendue de son autorité, il semblait l'éta-
ler avec complaisance, et sans se soucier des ennemis que sa fran-
chise pouvait lui faire. Au contraire, par une sorte de scepticisme
ironique et d'impertinence hardie qui sentait son grand seigneur, il
aimait à choquer les partisans fanatiques des anciens usages. Il sou-
riait de voir pontifes et augures eiïarés quand il osait nier les dieux
en plein sénat, et c'était son amusement de déconcerter ces vieil-
lards formalistes, gardiens superstitieux des anciennes pratiques.
De plus, comme il était homme de plaisir avant tout, il n'aimait
pas seulement le pouvoir pour l'exercer, mais pour eh jouir; il ne
se contentait pas du solide de l'autorité souveraine, il en voulait
aussi les dehors, l'éclat qui l'entoure, les hommages qu'elle exige,
la pompe qui la relève, et même le nom qui la désigne. Ce titre de
roi qu'il souhaitait avec ardeur, il n'ignorait pas à quel point il était
odieux aux Romains ; mais sa hardiesse se faisait un plaisir de bra-
ver de vieux préjugés, en même temps que sa franchise trouvait
sans doute plus loyal de donner au pouvoir qu'il exerçait son nom
véritable. Cette conduite de César eut pour résultat de dissiper
toutes les obscurités. Grâce à elle, il n'y avait plus d'illusion ni de
malentendu possibles. La question se trouvait posée, non pas entre
deux ambitions rivales, comme au temps de Pharsale, mais entre
deux gouvernemens contraires. Les opinions, comme il arrive, se
précisèrent l'une par l'autre, et la prétention, qu'avouait hautement
César, de fonder une monarchie amena la création d'un grand parti
républicain.
Gomment, dans ce parti, les plus hardis, les plus violens eurent-
ils l'idée de s'unir et de s'organiser? De quelle manière arriva-t-on,
de confidence en confidence, à former un complot contre la vie du
dictateur? C'est ce qu'il est impossible de bien savoir. 11 semble
seulement que la première idée du complot ait été conçue à la fois
dans deux camps tout à fait opposés, parmi les vaincus de Phar-
80. l(Et'tiÉ DES DEUX MONDES.
sai'èi''èt', 'cê'qtti est plus surprenant, parmi les généraux mêmes de
César. Ces deux conspirations étaient probablement distinctes à
■ *bWgihe, et chacune agissait pour son compte : tandis que Cassius
àVait songé k tuer César sur les bords du Cydnus, Trébonius avait
été sur le point de l'assassiner à Narbonne. Les conspirations fini-
rent plus tard, on ne sait comment, par se rejoindre. '■ -t. .;.,j.^ . ,
Tout parti commence par se chercher un chef. Si l'oniavait \6M\n
continuer les traditions de la guerre précédente, ce chef était tout
trouvé : il restait un fils de Pompée, Sextus, échappé par miracle de
Pharsale et de Munda, et qui avait survécu à tous les siens. Vaincu,
mais non découragé, il errait dans les montagnes ou le long des ri-
vages, tour à tour partisan habile, pirate audacieux, et les pompéiens
obstinés se réunissaient autour de lui; mais on ne voulait plus être
pompéien'.! 'Oii -souhaitait avoir pour chef quelqii'un qui ne fût pas
seulement un nom, mais un principe, qui représentât la république
et la liberté sans arrière-pensée personnelle. Il fallait que, par sa
H^iei'ëes mœurs, son caractère, il fût en opposition complète avec
îë' gouvernement qu'on allait attaquer. On le voulait honnête parce
que le pouvoir était corrompu, désintéressé pour protester contre
tfès' convoitises insatiables qui entouraient César, déjà illustre, afin
qûë les élémens divers dont se composait le parti fléchissent sous
lui, jeune pourtant, car on avait besoin d'un coup de main. Or il
lï'y avait qu'un seul homme qui réunît toutes ces qualités : c'é-
tait Brutus. Aussi tout le monde avait-il les yeux sur lui. La voix
publique le désignait comme le chef du parti républicain alors
même qu'il était encore l'ami de César. Quand les premiers conju-
rés allaient de tous côtés cherchant des complices, on leur faisait
toujours la même réponse : « Nous en serons, si Brutus nous con-
duit. » César lui-même, malgré sa confiance et son amitié, semblait
quelquefois pressentir d'où lui viendrait le danger. Un jour qu'on
lui farsait peur du mécontentement et des menaces d'Antoine et de
Dolabella : « Non, répondit-il, ce ne sont pas ces débauchés qui
sont à craindre; ce sont les maigres et les pâles. » 11 voulait surtout
désigner Brutus: '-^"P^^*-'^'
' A cette pression de l'opinion publique, qui disposait de Brutus et
l'engageait sans son aveu, il fallait bien ajouter des excitations plus
fir'écises pour le décider; elles lui vinrent de tous les côtés. Je n'ai
pas besoin de rappeler ces billets qu'il trouvait sur son tribunal, ces
inscriptions qu'on plaçait au bas de la statue de son aïeul (1), et
'\iflCt\iTi. qM employaient ces manœuvres savaient bien qu'ils prenaient Brutus^)aï^
son endroit le plus sensible. Sa descendance de celui qui chassa les rois était très con-
testée. Plus on la regardait comme douteuse, plus il tenait à l'établir. Lui dire : « Non,
tu n'es pas Brutus, » c'était le mettre en demeure ou en tentation de prouver son ori-
gine par ses actions.
BRUTUS d'après CICÉRON. 81
toutes ces manoçuvres habiles que Plutarque a si bien racontées;
mais personne n'a mieux servi les desseins de ceux qui voulaient
faire de Brutus un conspirateur que Gicéron, qui pourtant ne les con-
naissait pas. Ses lettres nous montrent dans quelle disposition d'es-
prit il était alors. Le; dépit, la colère, le regret d^ la liberté perdue
y éclatent avec une singulière vivacité. « J'ai honte d'être esclave, »
écrit-il un jour à Gassius sans se douter qu'à ce moment même Gas-
sius cherchait dans l'ombre les moyens da ne plus l'être. Il était
impossible que ces sentimens ne se fissent pas jour dans les livres
qu'il publiait alors. Nous les y retrouvons aujourd'hui que nous les
lisons de sang-froid; à plus forte raison les devait-on voir quand
ces livres étaient commentés par la haine et lus avec des yeux que
la passion rendait pénétrans. Que d'épigrammes y étaient saisies
qui nous échappent ! Que de mots piquans et amers, inaperçus au-
jourd'hui, étaient alors applaudis au passage et répétés malignement
dans ces entretiens où l'on déchirait le maître et ses amis! G'était
là ce que Gicéron appelle spirituellement « les morsures de la
liberté, qui ne déchire jamais mieux que lorsqu'on l'a quelque
temps muselée. » Avec un peu de complaisance, on trouvait partout
des allusions. Si l'auteur parlait avec tant d'admiration de l'antique
éloquence, c'est qu'il voulait fah'e honte de ce forum désert et de
ce sénat muet; les souvenirs du régime ancien n'étaient rappelés
que pour attaquer le nouveau, et l'éloge des morts devenait la sa-
tire des vivans. Gicéron comprenait bien toute la portée de ses livres
quand il en disait plus tard : « Ils furent pour moi comme un
sénat, comme une tribune d'où je pouvais parler. » Rien n'a plus
servi à irriter l'opinion publique, à jeter dans les âmes le regret du
passé et le dégoût du présent, à préparer enfin les, événemens qui
allaient suivre.
Brutus, en lisant les écrits de Gicéron, devait être plus ému qu'au-
cun autre; c'est à lui qu'ils étaient dédiés, c'est pour lui qu'ils étaient
faits. Quoique destinés à agir sur le public entier, ils contenaient des
parties qui s'adressaient plus directement à lui. Gicéron ne cherchait
pas seulement à réveiller ses sentimens patriotiques, il lui rappelait
les souvenirs et les espérances de sa jeunesse. Avec une habileté per-
fide, il intéressait même sa vanité à la restauration de l'ancien gou-
vernement en montrant quelle place il aurait pu s'y faire. « Brutus,
lui disait-il, je sens ma douleur se ranimer en jetant les yeux sur vous
et en pensant que, lorsque votre jeunesse s'élançait avec impétuosité
vers la gloire, vous avez été arrêté tout à coup par la malheureuse
destinée de la république. Voilà le sujet de ma douleur, voilà la
cause de mes soucis et de ceux d'Atticus, qui partage mon estime et
mon affection pour vous. Vous êtes l'objet de tout notre intérêt, nous
TOME XLVllI. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
désirons que vous recueilliez les fruits de votre vertu ; nous faisons
des vœux pour que l'état de la république vous permette un jour
de faire revivre et d'augmenter encore la gloire des deux illustres
maisons que vous représentez. Vous deviez être le maître au Forum,
y régner sans rival ; aussi sommes-nous doublement affligés que la
république soit perdue pour vous, et vous pour la république. » De
semblables regrets exprimés de cette façon, et dans lesquels l'inté-
rêt privé se mêlait à l'intérêt public, étaient bien faits pour troubler
Brutus. Antoine n'avait pas tout à fait tort quand il accusait Cicéron
d'avoir été complice de la mort de César. S'il n'a pas frappé lui-
même, il a armé les bras qui frappèrent, et les conjurés n'étaient
que justes lorsqu'au sortir du sénat, après les ides de mars, ils ap-
pelaient Cicéron en agitant leurs épées sanglantes.
,i,oes .excitations qui venaient du dehors s'en joignirent d'autres,
plus puissantes encore, que Brutus trouvait dans sa maison. Sa mère
s'était toujours servi de l'empire qu'elle avait sur lui pour le rap-
procher de César; mais justement à cette heure critique l'empire
de Servilie fut amoindri par le mariage de Brutus avec sa cousine
Porcia. Fille de Caton, veuve de Bibulus, Porcia apportait dans sa
nouvelle maison toutes les passions de son père et de son premier
mari, et surtout la haine de César, qui avait causé tous ses mal-
heurs. A peine y était-elle entrée que des dissentimens éclatèrent
entre elle et sa belle-mère. Cicéron, qui nous les apprend, n'en dit
pas le motif; mais il n'est pas téméraire de supposer que ces deux
femmes se disputaient l'afifection de Brutus, et qu'elles voulaient le
dominer pour l'entraîner dans des directions différentes. L'influence
de Servilie perdit sans doute quelque chose dans ces discussions
domestiques, et sa voix, combattue par les conseils d'une épouse
nouvelle et chérie, n'eut plus la même autorité quand elle parlait
pour César.
Ainsi tout se réunissait pour entraîner Brutus. Qu'on se figure
cet homme faible et timoré attaqué de tant de côtés à la fois, par
les excitations de l'opinion publique, par les souvenirs du passé, par
les traditions de sa famille et le nom même qu'il portait, par ces re-
proches secrets placés sous sa main, semés sous ses pas, qui ve-
naient à chaque moment frapper ses yeux inattentifs, murmurera
son oreille distraite^ retrouvant ensuite chez lui les mêmes souve-'
nirs et les mêmes reproches sous la forme de douleurs légitimes et
de regrets touchans. Ne devait-il pas finir par céder à cet assaut de
tous les jours? Cependant il est probable qu'il a résisté avant de se
rendre, il a livré de violons combats pendant ces nuits sans sommeil
dont parle Plutarque ; mais comme ces luttes intérieures ne pou-
vaient pas avoir de confîdens, elles n'ont pas laissé de trace chez les
BRUTus d'après cicéron. 83
historiens. Tout ce qu'on peut faire, si l'on tient à les connaître,
c'est d'essayer d'en retrouver comme un souvenir lointain dans les
lettres que Brutus écrivit plus tàM, 'èt^<jiïé- nous avons cohserVéeslP
On y voit par exemple qu'il revient à deux reprises sur la même'
pensée : « Nos ancêtres croyaient que nous ne devons pas souffrir
uii tyran, fût-il notre père... Avoir plus d'autorité que les lois et Jè^
sénat, c'est un droit que je n'accorderais pas à mon père lui-même. »
N'est-ce pas la réponse qu'il se faisait toutes les fois qu'il se sen-
tait troublé par le souvenir de l'affection paternelle de César, lors-'
qu'il songeait que cet homme contre lequel il allait s'armer l'appe-
lait son enfant? Quant aux faveurs qu'il en avait reçues ou qu'il
pouvait en attendre, elles auraient pu en désarmer un autre, mais
lui s'affermissait et se raidissait contre elles. « Il n'y a pas, disait-il,
d'esclavage assez avantageux pour me faire quitter le dessein d'être
libre. » C'est par là qu'il se défendait contre les amis du dictateur,j
peut-être contre sa mère, quand elle lui montrait, pour l'éblouir,
que, s'il voulait souffrir la royauté de César, il pouvait espérer de la
partager. Ce n'est pas lui qui aurait jamais consenti à payer de sa
liberté le droit de dominer sur les autres; le marché lui aurait paru
désavantageux. « Il vaut mieux, a-t-il écrit quelque part, ne com-
mander à personne que d'être l'esclave de quelqu'un. On peut vivre
sans commander, et il n'y a pas de raison de vivre quand on est
esclave. »
Au milieu de toutes ces anxiétés qu'on ne pouvait pas connaître,
il se passa un fait qui surprit beaucoup le public, etijue les lettres
de Cicéron racontent sans l'expliquer. Quand on apprit que César,
vainqueur des fils de Pompée, revenait à Rome, Brutus mit à se
porter à sa rencontre un empressement que tout le monde remar-
qua et que beaucoup de gens blâmèrent. Quel était donc son des-
sein? Quelques mots de Cicéron, auxquels on n'a pas fait assez
d'attention, permettent de le deviner. Au moment de prendre une
résolution suprême , Brutus voulait tenter sur l'esprit de César un
dernier effort et essayer une dernière fois de le rapprocher de la
république. Il affecta de louer devant lui les gens du parti vaincu,
surtout Cicéron, dans l'espérance qu'ils pourraient être rappelés aux
affaires. César écouta ces éloges avec bienveillance, accueillit bien
Brutus, et ne le découragea pas trop. Celui-ci, trop facilement con-
fiant, s'empressa de retourner à Rome et d'annoncer à tout le monde
que César revenait aux honnêtes gens. 11 alla jusqu'à conseiller à
Cicéron d'adresser au dictateur une lettre politique qui contînt de
bons conseils et quelques avances; mais Cicéron ne partageait pas
les espérances de son ami, et après quelques hésitations il refusa
d'écrire. Du reste, les illusions de Brutus ne furent pas longues. An-
toine l'avait devancé auprès de César. Antoine, qui par ses folies
8à REVUBmPES iDEUXi MONDES.
venait de troubler la tranquillité de Uonie, avait beaucoup à se faire
pardonner; seulement il savait bien le moyen d'y parvenir. Pendant
que Brutus essayait de rapprocher César des républicains et croyait
y.avoirréussi, Antoine, pour lléchir son maître, flattait ses désirs les
plus chers, et sans doute faisait luire à ses yeux cette couronne tant
convoitée. La scène dea lupercales fit voir clairement qu'Antoine
l'avait emporté, et il ne fut plus possible à Brutus de douter des in-
tentions de César. A la vérité, le plan d'Antoine ne réussit pas cette
foisj :.' les cris de la foule, l'opposition de deux tribuns, forcèrent
César à refuser le diadème qu'on lui offrait; mais on savait bien que
cetéchec ne l'avait pas découragé. L'occasion n'était que remise et
allaât se: représenter. A propos de < la guerre .contre les Parthes,! on
devait apporter au sénat un vieil oracle sibyllin qui disait que les
Parthes ne seraient vaincus que par un roi, et demander cC; titre
p0(i|biriGés3.ri. (Or, jljiyi-ayaiit dans le; isénat ti"Op id!é,trangeri^^ e| itr'^tj^-*^
lâches pour que la réponse fût douteuse. C'est le moment que choi-
sit Cassius pour révéler à Brutus la, conjuration qui se tramait et
l'en faire le chef). jno8 ao 9up iiJ"898n9*ï^8fli9389b oilqmoo
uir-Cassius, dont le nom 'devient, à partir de ce moment, inséparable
-de celui de Brutus, formait avec lui un contraste complet. Il avait
gagné une grande réputation militaire en sauvant les débris de l'ar-
mée de Crassus et en chassant les Parthes de la Syrie; mais en
même temps on l'accusait d'être ami du plaisir, épicurien de doc-
trine et de conduite, avide de pouvoir, et peu scrupuleux sur les
moyens de l'acquérir. Comme presque tous les proconsuls, il avait
pillé la province qu'il gouvernait; on disait que la Syrie ne s'était
guère bien trouvée d'avoir été sauvée par lui, et qu'elle aurait pres-
que autant aimé passer par les mains des Parthes. Cassius était amer
dans ses railleries, inégal, emporté, quelquefois cruel, et l'on com-
prend qu'un assassinat ne lui ait pas répugné; mais d'où lui vint la
pensée de tuer César? Plutarque dit que c'est du dépit de n'avoir
pas obtenu la préture urbaine que la faveur du dictateur avait ac-
cordée à Brutus, et rien n'empêche en effet de croire que des res-
sentimens personnels aient aigri cette âme violente. Pourtant, si
Cassius n'avait eu que cet outrage à venger, il n'est pas probable
qu'il se fût entendu avec celui qui en avait été le complice et qui
en avait profité : il avait bien d'autres motifs de haïr César. Aristo-
crate i de naissance efc]d^, passion, il portait dans son cœur toutes les
haines de l'aristocratie vaincue; il lui fallait une sanglante revanche
de la défaite des siens, et le pardon de César n'avait pas éteint cette
colère que soulevait en lui le spectacle de sa caste opprimée. Ainsi,
tandis que Brutus cherchait à être l'homme d'un principe, Cassius
était ouvertement l'homme d'un parti. Il paraît qu'il eut de bonne
heure la pensée de venger Pharsale par un assassinat. Du moins Ci-
'BRUTUS d'après gigéron. 85
céron dit que, quelques mois à peine après qu'il eut obtenu son par-
don, il attendait César sur une des rives du Gydnuspour le tner«: et
que César ne fut sauvé que par le hasard qui le fit aborder sur
l'autre rive. A Rome, malgré' les faveurs dont il était l' objets il re-
prit son dessein. C'est lui qui noua la conjuration, alla trouver les
mécontens, les réunit dans des conférences secrètes, et comme il vit
que tous demandaient d'avdii- Brutuâ 'pOili- chef,' c'^t lui > aussi ^qui
-se chargea de lui parler.^'/ ■' ■•''' i ■' '^'n"/ ni /^ ((,.-■).! ■:> :-i,()\\i[->i
30 Ils étaient encore brouillés* à, 'la"Siiitè deifeuir ïivalitépour la prét-
ture urbaine. Cassius mit de côté tous ses ressert tinîens et alla trou^
ver son beau-frère. « Il le prit par la main, raconte Appien, et lui
dit : « Que ferons-nous si les flatteurs de César proposent de le faire
roi? » Brutus répondit qu'il comptait ne pas aller au sénat. « Mais
quoi? reprit Cassius. Si nous y sommes appelés en notre qualité de
préteurs, que faudra^-il donc faire? -^ Je défendi'âi là république,
dit l'autre, jusqu'à la mort. — Ne veux-tu donc pas, répondit Cas-
sius en l'embrassant, prendre quelques-uns des sénateui'S pour
complices de tes desseins? Penses-tu que ce sont deS miséraMes'ët
des mercenaires ou les premiers citoyens de Rome qui placent sur
ton tribunal les inscriptions que tu y trouves? On attend des autres
préteurs des jeux, des courses Oui des chasses ; ce' qu'on réclame^de
toi, c'est que tu rendes à Rome sa liberté, comme l'Ont fait tes an-
cêtres. » Ces paroles achevèrent d'entraîner une âme que tant de
sollicitations secrètes ou publiques avaient depuis longtemps ébran-
lée. Hésitante encore, mais déjà presque gagnée, elle n'attendait
plus pour se rendre que de se trouver en présence d'une résolution
bien arrêtée, ^p J^ ? J^Ji 'i>fjq yyyujia èJà iio^/f; b asvjjo'ij (l'^id yiyîjT^
La conjuration aYâif^êbffii sow Chef! Tl'n''y avait pltiS de raison
d'hésiter ni d'attendre. Pour éviter les indiscrétions ou les fai-
blesses, il fallait se hâter d'agir. C'est peu de temps après la fête
des lupercales, célébrée le 15 de février, que Cassius avait tout
révélé à Brutus, et moins d'un mois après, le 15 de mars, César
était ftappédatis^ la' Curie ! de* 'Pompéey'i'^ii iiâi'i 33 ^feijJuja £, dëb-ico,
_- ,ji jjiijui .m; I i 1 ; ■ ; ; i!;:2i£ jrtoijî 8l9nno8i9q Bnemindu
eldrAoïq 8Bq i^ yj^/ijuc isa 9iip us ïi&Yu'a emea^l)
^np jo SOilnsilO'' LU -.: j .iij.:vi; Jî-t nip hAo'J ')97i> Jjbnola'i \VA 0^ n"t';)
' ' Bi»étu&' f ùl bîëh '^ééîlëttîenflêi'éîièf'aié' M' éOnjiirâ»lï6iï^ quoiqu'il
n'en ait pas eu la première pensée. Cassius, qiii l'avait formée^ au-
rait pu seul lui disputer le droit de la diriger. Peut-être en eut-il
un moment l'intention. Nous voyons qu'il proposa d'abord un plan
de conduite oii se retrouve toute lia violence de son' caractère. 11
voulait qu'on tuât avec César ses principaux amis, et surtout An-
toine. Brutus s'y refusa, et les autres conjurés furent de son opinion.
86 REVUE DES'DEUK MONDES.
Gassius lui-même finit par se rendre, oar il faut remarquer que,
quoique impérieux et hautain, il subissait, lui aussi, l'ascendant de
Brutus. Il essaya plusieurs fois de s'y soustraire; mais, après beau-
coup d'emportemens et de menaces, il se sentait vaincu par la
froide raison de son ajiiûu.Ç'est. dx5»c<JBrutus,qu^. a vraiment |Conduit
toute rentrepriseur/,j snijoiiE ^(!,g& aitun ..-wsloo ni» noit ><\f/r. M^i-irr
On le voit bien, et dans la manière dont elle fut conçue et exécu-
tée on retrouve tout à fait son caractère et son tour d'esprit. Nous
ne sommes pas ici devant une conjuration ordinaire; nous n'avons
pas affaire à des conspirateurs de métier, à des gens de violence et
de coups de main. Ce ne sont pas non plus des ambitieux vulgaires
cpii convoitent la fortune. ou les honneurs d'un autre, ni même des
furieux que les haines politiques égarent jusqu'à la frénésie. Ces
sentimens sans doute se trouvaient dans le cœur de beaucoup de
conjurés, les historiens le disent; mais Brutus les a forcés à se ca-
cher. Il a tenu à accomplir son action avec une sorte de dignité
tranquille. C'est au système seul qu'il en veut; quant à l'homme, il
semble qu'aucune haine ne l'anime contre lui. Après l'avoir frappé,
il ne l'outrage pas; il permet, malgré beaucoup de réclamations,
qu'on lui fasse des funérailles et qu'on lise son testament au peu-
ple. Ce qui le préoccupe avant tout, c'est de ne point paraître tra-
vailler pour lui ni pour les siens, et d'éviter tout soupçon d'ambi-
tion personnelle ou d'intérêt de parti. Telle fut cette conspiration, à
laquelle prirent part des gens de caractères très divers, mais qui
est tout empreinte de l'esprit même de Brutus. Son influence n'est
pas moins sensible sur les événemens qui la suivirent. Il n'agissait
pas au hasard, quoique Cicéron l'en ait accusé et que tout le monde
le répète; il s'était fait d'avance une règle de conduite pour l'ave-
nir, il avait un plan bien arrêté. Malheureusement il se trouva que
ce plan , conçu dans des réflexions solitaires , loin du commerce et
de la connaissance des hommes, ne pouvait pas être appliqué. C'é-
tait l'œuvre d'un logicien qui raisonne, qui prétend se conduire au
milieu d'une révolution comme en des temps réguliers, et veut
introduire le respect étroit de la légalité jusque dans une œuvre de
violence. Il reconnut qu'il s'était trompé, et il lui fallut renoncer
successivement à tous ses scrupules; mais, comme il n'avait pas la
souplesse du politique qui sait se plier aux nécessités, il céda trop
tard, de mauvaise grâce, et en se retournant toujours avec regret
vers ces beaux projets qu'il était forcé d'abandonner. C'est de là
que vinrent ses hésitations et ses incohérences. On a dit qu'il avait
échoué pour n'avoir pas eu d'avance un plan précis; je crois au con-
traire qu'il n'a pas réussi pour avoir voulu être trop fidèle , malgré
les leçons que lui donnaient les événemens, au plan chimérique
BRUTUS d'après cicéron. 87
qu'il avait conçu. 11 suffira d'un récit rapide des faits pour montrer
que ce fut là ce qui causa sa perte avec, celle de aca pajcti, et. rendit
inutile le sang versé. ihSi 'ê-iimsula jsyr.aes II .eiiirt i-f
.. Après la mort de César, les conjurés sortirent du sénat en agitant
leurs épées et en appelant le peuple. Le peuple les écouta avec sur-
prise, sans trop de colère, mais sans aucune sympathie. Se voyant
seuls, ils montèrent au Capitole, où l'on pouvait se défendre, et s'y
enfermèrent sous la garde de quelques gladiateurs. Ils n'y furent
rejoints que par ces amis douteux que trouvent toujours les partis,
quand ils paraissent réussir. Si l'on avait eu peu d'empressement à
les suivre, on avait encore moins d'envie de les attaquer. Les parti-
sans de César étaient épouvantés. Antoine avait jeté ses vêtemens
de consul et s'était caché. Dolabella affectait de sembler joyeux et
laissait entendre qu'il était aussi des conjurés. Beaucoup quittaient
Rome à la hâte et fuyaient dans les campagnes. Pourtant, lorsqu'on
vit que tout restait dans l'ordre et que les conjurés se contentaient
de faire des harangues au Capitole, le cœur revint aux plus effrayés.
L'épouvante qu'avait causée cette action hardie fît place à la sur-
prise d'une si étrange inaction. Le lendemain, Antoine avait repris
ses vêtemens consulaires, rassemblé ses amis, retrouvé son audace,
et il fallait compter avec lui.
(( Ils ont agi, disait Cicéron, avec un courage d'hommes et une
prudence d'enfans; animo virili, consilio puerili. » Il est certain
qu'ils semblaient n'avoir rien préparé, rien prévu. Le soir des ides
de mars, ils attendaient les événemens sans avoir rien fait pour les
diriger. Était-ce, comme on l'a dit, imprévoyance et légèreté? Non,
c'était système et parti-pris. Brutus ne s'était associé avec les au-
tres que pour délivrer la république de l'homme qui entravait le
jeu réguher des institutions. Lui mort, le peuple reprenait ses droits
et redevenait libre d'en user. On aurait paru travailler pour soi en
gardant, même un jour, cette autorité qu'on arrachait à César. Or
préparer d'avance des décrets ou des lois, s'entendre pour régler
l'avenir, aviser aux moyens de donner aux affaires la direction qu'on
voulait, n'était-ce pas en quelque sorte prendre pour soi le rùle de
la^ république entière? Et qu'avait fait de plus César? Ainsi, sous
peine de paraître l'imiter et n'avoir agi que par une rivalité d'am-
bition, les conjurés devaient abdiquer une fois le grand coup frappé.
Voilà comment je pense qu'il faut s'expliquer leur conduite. C'est
par une étrange préoccupation de désintéressement et de légalité
qu'ils restèrent volontairement désarmés. Ils mirent une sorte de
gloire à ne s'entendre que pour tuer César. Cet acte accompli, ils
devaient rendre au peuple la direction de ses affaires et le choix de
son gouvernement, le laissant libre de témoigner sa reconnaissance
88 REVUE DES DEUX MONDES.
à ceux qui l'ataient délivré, ou, s'il le voulait, de les payer par
l'oubl'î.' "1^ 9ii«^uqoq ^innmy sjjso à 'laaoqqo'fa .mijqmacnq fiUn£v
C'est là que cdmmëriçâît t*îlïusîdn ': ns'cru^èntqu'eritrë'lé peuple
et la liberté il n'y avait que César, et qu'une fois que César n'exis-
terait plus, la liberté all'ait'ifo'iiïhktuféllenhièrit renaître; 'mais le jour
où ils appelèrent les citoyens à repi'endre leurs droits, personne ne
répondit, et personne ne pouvait répondre, car il n'y avait plus de
citOyensl « Depuis bien longtemps, dit Appien à cette occasion, le
peuple romain n'était plus qu'un mélange de toutes les nations. Les
affranchis étaient confondus avec les citoyens, l'esclave n'avait plus
rien qui le distinguât de son maître. Enfin les distributions de blé
qu'on faisait à Rome y attiraient les mendians, les paresseux, les
scélérats de toute l'Italie. » Cette population cosmopolite sans passé,
sans tradition, n'était plus le peuple romain. Le mal était ancien,
et les esprits clairvoyans auraient dû depuis longtemps le décou-
vrir. Cicéron semble s'en douter quelquefois, surtout quand il vOit
avec quelle facilité on trafique des votes dans les élections. Néan-
moins tout marchait encore avec une apparente régularité, et les
choses allaient du branle qu'elles avaient reçu. Dans une situation
pareille, et quand un état ne va pkis que par l'habitude d'aller,
tout est perdu, si ce mouvement s'arrête un seul jour. Or avec Cé-
sar les vieux rouages cessèrent déjouer. L'interruption ne fut pas
longue, mais la machine était si délabrée qu'en s' arrêtant elle
croula de toutes parts. Ainsi les conjurés ne pouvaient pas même re-
faire ce qui existait avant Isi, guerre civile, et cette dernière ombre
de république, si imparfaite qu'elle fût, était perdue pour tou-
jours.
Voilà pourquoi ils ne furent entendus ni suivis par personne. A la
vue de cette populace indifférente, dans ce Capitole où on les laissait
seuls, le cœur dut manquer à plus d'un. Cicéron surtout était désolé
de voir qu'on ne faisait rien que de beaux discours. Il voulait qu'on
agît, qu'on profitât du moment, qu'on mourût s'il le fallait : « la
mort rie serait-elle pas belle dans un si grand jour? » Ce vieillard,
ordinairement indécis, avait alors plus de résolution que tous ces
jeunes gens qui venaient de faire un coup si hardi. Et pourtant que
proposait-il après tout? « Il fallait, disait-il, exciter encore le peu-
ple. )) On vient de voir si le peuple pouvait répondre. « On devait
convoquer le sénat, profiter de ses frayeurs pour lui^ arracher des
décrets favorables! » Assurément le sénat aurait voté ce qu'on aurait
voulu; mais les décrets rendus, comment les faire exécuter? Tous ces
projets étaient insuffisans, et il n'était guère possible d'en proposer
d'utiles à des gens décidés à ne pas sortir de la loi. La seule chance
qui pouvait rester, c'était de s'emparer hardiment du pouvoir, de le
BRCÎTf'S d'après CICÉRON. 89
garder par la violençç^pt l'illégalité, en ne reculant pas même de-
vant la proscription, d'opposer à cette tyrannie populaire qu'on ve-
nait de détruire une dictature aristocratique, en un mpt de recom-
mencer Sylla. C'est peut-être ce qu'aurait fait Cassius; mais Brutus
avait horreur de la violence. La tyrannie, de quelque côté qu'elle
vînt, lui semblait un crime; \\ eût mie!4X,9.iii|é p^rjr^,a,y,Çiçla^.r^i£-,
blique que de la sauver par ces moyens,,,., o^ .-.f,^ .),■?.., ),,^ +.-, tjf Toas^
Les quelques jours qui suivirent se passèrent dans d*étranges al-
ternatives. 11 y eut comme une, sw'te d'interrègne où les partis sç
mesurèrent avec des chances divfr^es, Le peuple, qui Q'ay^^it/p.^^.
suivi les conjurés, ne soutenait guère plus leurs ennemis. Gomme on
ne savait sur quoi s'appuyer, des deux côtés on escarmouchait au
hasard. De là. des contradictions, ^jt des surprises* ï^n jpi^ jPiU,,pjrj(^,-jv,
clamait l'amnistie, et Brutus allait dîner chez Lépide; le lendemain
on mettait le feu aux maisons des conjurés. Après avoir aboli la dic-
tature, on ratifiait les actes du dictateur; les amis de César lui élçi-^
valent une colonne et un autel sur le Forum; un ami de César les
faisait abattre. C'est au milieu de cette situation embarrassée, quand
les deux partis flottaient indécis et ; tâtonnans , sans rien oser de
hardi, quand chacun cherchait autour de soi où était la force,. ;g.i^
parurent ceux qui désormais allaient être les maîtres. , , i;,^'
Depuis longtemps, il s'opérait à Rome une révolution secrète
qu'on n'apercevait guère parce que les progrès en étaient lents et,
continus, mais qui, lorsqu'elle fut complète, changea la forme de-
l'état. Tant qu'on n'avait combattu qu'aux portes de la ville et en
Italie, les campagnes étaient courtes. Les citoyens n'avaient pas le
temps de perdre dans les camps les traditions de la vie civile; il n'y
avait encore ni soldats de métier, ni généraux de profession. A mesure
cependant que les guerres étaient plus lointaines et plus longues, ceux
qui les faisaient s'accoutumaient à vivre loin de Rome. Ils perdaient
si longtemps de vue le Forum qu'ils en oubliaient les passions et les
habitudes. En même temps, comme le droit de cité s'était étendu,
la légion s'ouvrait à des gens de tous les pays. Ce mélange acheva
d'affaiblir les liens qui rattachaient le soldat à la cité; il prit l'habi-
tude de s'isoler d'elle, d'avoir ses intérêts séparés, de regarder le
camp comme sa patrie. Après la grande guerre des Gaules, qui.avaijt,
duré di\ ans, les vétérans de César ne se rappelaient plus qu'ils
étaient citoyens, et dans leurs souvenirs ils ne remontaient pas au-
delà d'Arioviste et, de Vercing^torix. Quand il avait fallu les réconî-j,
penser, César, qui n'était pas ingrat, leur avait distribué les plus
belles terres de l'Italie, et cette distribution s'était faite dans des
conditions nQuvelle3. Jusqu'à cette époque, les soldats, après la
guerre, rentraient dans la masse du peuple : quand on les envoyait
90 REVUE DES DEUX MONDES.
dans quelque colonie, il y allaient perdus et comme absorbés parmi
les autres citoyens; mais alors ils passèrent sans transition de leur
camp dans les domaines qu'on leur avait donnés, et par là l'esprit
militaire se conserva chez eux. Comme ils n'étaient pas très éloignés
les uns des autres et pouvaient se voir, ils ne perdirent pas tout à
fait le goût de la vie d'aventure. « Ils comparaient, dit Appien, les
travaux pénibles de l'agriculture avec les hasards brillans et fruc-
tueux des combats. » Ils formaient donc au sein de l'Italie toute
une population de soldats prêtant l'oreille aux bruits de guerre et
prêts à accourir au premier appel.
Précisément il y en avait alors beaucoup à Rome que César y avait
appelés en attendant qu'il leur désigUcât des terres. D'autres étaient
tout près, dans la Campanie, occupés à s'établir, et dégoûtés peut-
être de ces premières fatigues de leur installation. Plusieurs d'entre
eux revinrent à Rome au bruit des événemens ; le reste attendait
pour se décider qu'on les payât cher et se mettait aux enchères. Or
les acheteurs ne manquaient pas. L'héritage du grand dictateur ten-
tait toutes les convoitises. Grâce à ces soldats prêts à vendre leurs
services, chacun des compétiteurs avait ses partisans et ses chances.
Antoine les dominait tous de l'éclat de son autorité consulaire et
des souvenirs de l'amitié de César; mais auprès de lui se soute-
naient le débauché Dolabella, qui avait donné des espérances à tous
les partis, et le jeune Octave, qui arrivait d'Épire pour recueillir la
succession de son oncle. Il n'y avait pas jusqu'à cet incapable Lé-
pide qui n'eût mis plusieurs légions dans ses intérêts et ne fît quel-
que figure parmi ces ambitieux. Et tous, entourés de soldats qu'ils
avaient achetés, maîtres de provinces importantes, s'observaient
avec méfiance en attendant de se combattre.
Que faisait cependant Rrutus? L'occasion des ides de mars une
fois manquée, il pouvait encore profiter de ces querelles des césa-
riens pour se jeter sur eux et les écraser. Les gens résolus de son
parti lui conseillaient de l'essayer et d'appeler aux armes toute cette
jeunesse qui, en Italie et dans les provinces, avait applaudi à la
mort de César; mais Rrutus détestait la guerre civile et ne pouvait
se décider à en donner de nouveau le signal. Comme il s'était ima-
giné que le peuple s'empresserait d'accepter la liberté qu'on lui
rendait, il avait cru que la restauration de la république se ferait
sans violence. Une illusion le menait à l'autre, et ce coup de poi-
gnard qui commença une guerre effroyable de douze années lui
semblait devoir assurer pour jamais la tranquillité publique. C'est
dans cette persuasion qu'au sortir de la curie de Pompée, où il ve-
nait de tuer César, il parcourut les rues de Rome en criant : La paix !
la paix! Et ce mot fut désormais sa devise. Quand ses amis, appre-
MUTOS d'^après gicéron. 91
liant les dangers qu'il courait, étaient venus des municipes voisins
pour le défendre, il les avait renvoyés. Il aimait mieux se tenir ren-
fermé dans sa maison que de donner aucun prétexte de commencer
les violences. Forcé de quitter Rome, il resta caché quelque temps
encore dans les jardins du voisinage, inquiété par les soldats, ne
sortant que de nuit, mais , attendant toujoufô ce grand mouvement
populaire qu'il s'obstinait à espérer. Personne ne remua. Il s'éloi-
gna encore davantage et alla se réfugier dans ses villas de Lanu-
vium et d'Antium. De là il entendait les bruits de guerre dont re-
tentissait l'Italie, et il voyait tous les partis se préparer à combattre.
Seul il résistait toujours. Il a passé six mois entiers à reculer devant
cette 'nécessité teiTible qui devenait tous les jours plus inévitable.
II ne pouvait se résoudre à l'accepter et prenait l'avis de tout le
monde. Cicéron raconte même, dans ses lettres, une sorte de con-
seil qui se tint à Antium pour savoir ce qu'il convenait de faire. Serr
ville y assistait avec Porcia, Brutus avec Cassius, et on y avatit appelé
quelques-uns des amis les plus fidèles, parmi lesquels Favonius et
Cicéron. Servilie, plus soucieuse de la- sûreté que de l'honneur de
son fils, voulait qu'il s'éloignât. Elle avait obtenu d'Antoine, qui
était resté son ami, pour son fils et son gendre une légation, c'est-
à-dire une commission pour aller chercher du blé en Sicile. C'était
un prétexte spécieux et sûr pour quitter l'Italie; mais partir avec
une permission signée d'Antoine, accepter un exil comme un bien-
fait, quelle honte! Cassius ne voulait pas y consentir, il parlait avec
emportement, il s'indignait, il menaçait, (( on aurait dit qu'il ne
respirait que la guerre. » Brutus au contraire, calme, résigné, in-
terrogeait ses amis, décidé à les satisfaire, même en risquant sa vie.
Souhaitait-on qu'il retournât à Rome? Il était prêt à s'y rendre. A
cette proposition, tout le monde se récriait. Rome était pleine de
périls pour les conjurés, et l'on ne voulait pas exposer sans profit
les dernières espérances de la liberté. Alors que faire? On ne s'en-
tendait guère que pour regretter amèrement la conduite qu'on avait
tenue. Cassius déplorait qu'on n'eût pas tué Antoine, comme il l'a-
vait demandé, et Cicéron n'avait garde de le contredire. Malheu-
reusement ces récriminations ne servaient de rien ; il ne s'agissait
pas de se plaindre du passé, le moment était venu de régler l'ave-
nir, et l'on ne savait à quoi se résoudre.
Après cette conférence, Brutus ne se décida pas encore tout de
suite. 11 persista à rester tant qu'il le put dans sa villa de Lanuvium,
lisant et discutant, sous ses beaux portiques, avec les philosophes
grecs, sa société ordinaire. Cependant il fallut partir. L'Italie deve-
nait de moins en moins sûre, les vétérans infestaient les routes et
pillaient les maisons de campagne. Brutus alla rejoindre à Vélie
quelques vaisseaux qui l'attendaient pour le conduire en Grèce. Il
92 REVUE DES DEUX MONDES.
appelait son départ un exil, et, par une dernière illusion, il espérait
que ce ne serait pas le signal de la guerre. Gomme Antoine l'accu-
sait de la préparer, il lui répondit, au nom de Cassius et au sien,
par une lettre admirable dont voici la fin : « Ne vous flattez pas
de nous effrayer, la crainte est au-dessous de notre caractère. Si
d'dutres motifs étaient capables de nous donner quelque penchant
pour la guerre civile, votre lettre n'est pas faite pour nous l'ôter,
car les menaces ne peuvent rien sur des cœurs libres; mais vous sa-
vez bien que nous détestons la guerre, que rien ne pourra nous y
entraîner, et vous prenez sans doute un air menaçant pour faire
croire que nos résolutions sont l'effet de nos craintes. Voici nos sen-
timens : nous souhaitons de vous voir vivre avec distinction dans
un état libre; nous ne voulons pas être vos ennemis, mais nous fai-
sons plus de cas de la liberté que de votre amitié. Nous prions donc
les dieux de vous inspirer des conseils salutaires à la république ef
à vous-même. Sinon, nous désirons que les vôtres vous nuisent le
moins possible, et que Rome soit libre et glorieuse! »
A Vélie, Brutus fut rejoint par Gicéronv qiti, lui ailssi, songeait à
partir. Découragé par l'inaction de ses amis, effrayé par les me-
naces de ses ennemis, il avait déjà essayé de fuir en Grèce; mais le
vent l'avait rejeté sur les côtes de l'Italie. Quand il apprit que Brutus
allait s'éloigner, il voulut le voir encore, et, s'il était possible, par-
tir avec lui. Gicéron a souvent parlé avec un accent déchirant des
émotions de cette dernière, entrevue, u Je l'ai vu, racontait-il plus
tard au peuple, je l'ai vu s'éloigner de l'Italie pour n'y point causer
une guerre civile. 0 spectacle de douleur, je ne dis pas seulement
pour les hommes, mais pour les flots et les rivages ! Le sauveur de la
patrie était forcé de la fuir, ses destructeurs y restaient tout-puis-
sans! » La dernière pensée de Brutus en ce triste moment fut en-
core pour la paix publique. Malgré tant de mécomptes, il comptait
toujours sur le peuple de Rome; il pensait qu'on n'avait pas assez
fait pour réveiller son ardeur; il ne pouvait se résigner à croire qu'il
n'y eût plus de citoyens. Il partait avec le regret de n'avoir pas
essayé une dernière lutte sur le terrain de la loi. Sans doute il ne lui
était pas possible à lui de retourner à Rome, de reparaître au sénat;
mais Gicéron était moins compromis, sa gloire forçait le respect ; on
aimait à écouter sa parole. Ne pouvait-il pas tenter ce dernier com-
bat? Brutus l'avait toujours pensé; en ce moment, il osa le dire. Il
montra à Gicéron un grand devoir à accomplir, un grand rôle à
jouer; ses conseils, ses reproches, ses prières, le déterminèrent à
renoncer à son voyage et à revenir à Rome. « Il me sembla enten-
dre, disait-il plus tard, la voix de la patrie qui me rappelait ! » Et
ils se séparèrent pour ne plus se retrouver.
Cependant Brutus avait beau résister, la pente inévitable des évé-
BRUTUS d'AiPjRÈS CICÉRON. 93
iiemens, contre laquelle il luttait depuis six mois, l'entraînait à la
guerre civile. En quittant l'Italie, il était venu à Athènes, où il passait
son temps à écouter l'académicien Théomneste et le péripatéticien
Gratippe. Plutarque voit dans cette conduite une habile dissimula-
tion. « En secret, dit-il, il préparait la guerre. » Les lettres de Cicé-
ron prouvent au contraire que c'est la guei:re quil' alla chercher. La
Thessalie et la Macédoine étaient pleines d'anciens soldats de Pom-
pée qui y étaient restés depuis Pharsale; les îles de la mer Egée, les
villes de la Grèce, qui étaient regardées.comme des sortes de lieux
d'asile pour les exilés, contenaient beaucoup de mécontens qui n'a-
vaient pas voulu plier sous César, et depuis les ides de mars elles
étaient le refuge de tous ceux qui fuyaient la domination d'Antoine.
Enfin Athènes était peuplée de jeunes gens des plus grandes mai-
sons de Rome, républicains par leur naissance et par leur âge, qui
venaient y achever leur éducation. Tous n'attendaient que Brutus
pour prendre les armes. A son arrivée, il se fit de tous les côtés un
grand et irrésistible mouvement auquel il fut contraint de céder
lui-même. Apuleius et Yatinius lui amenèrent les troupes qu'ils com-
mandaient. Les anciens soldats de la Macédoine se réunirent sous
les ordres de Q. Ilortensius; il en vint tant d'Italie que le consul
Pansa finit par se plaindre et menaça d'arrêter au passage les re-
crues de Brutus. Les étudians d'Athènes, et parmi eux le fils de
Gicéron et le jeune Horace, quittèrent leurs études et s'enrôlèrent
sous lui. En quelques mois, Brutus était maître de toute la Grèce,
et il avait huit légions.
En ce moment, le parti républicain semblait se réveiller partout à
la fois. Gicéron avait réussi à Rome plus qu'il ne l'espérait, et trouvé
à Antoine des ennemis qui l'avaient battu devant Modène. Brutus
venait, on l'a vu, de former une armée importante en Grèce. Gassius
parcourait l'Asie, recrutant des légions sur son passage, et tout
l'Orient se déclarait pour lui. L'espérance revenait aux plus timides,
et il semblait qu'on pouvait tout attendre pour la république du con-
cours de tant de généreux défenseurs. G'est pourtant à ce moment
même, où il importait tant d'être uni, qu'éclata entre Gicéron et
Brutus le dissentiment le plus grave qui les ait jamais divisés. Quel-
que déplaisir qu'il nous cause, il faut le raconter, car il achève de
les faire bien connaître tous les deux.
Gicéron se plaignit le premier. Get homme d'ordinaire si faible,
si hésitant, était devenu singulièrement énergique depuis la mort
de Gésar. La sagesse, la clémence, la modération, belles qualités
qu'il aimait beaucoup et pratiquait volontiers, ne lui semblaient
plus convenir aux circonstances où l'on se trouvait. Ge grand pre-
neur des victoires pacifiques prêchait la guerre à tout le monde;
cet ami rigoureux de la légalité demandait à tout le monde d'en
94 REVUE DES DEUX MONDES.
sortir. « N'attendez pas les décrets du sénat, » disait-il à l'un. —
« Soyez votre sénat à vous-même, » écrivait-il à l'autre. Pour arriver
à ses fms, tous les moyens lui semblaient bous, même les plus vio-
lens; toutes les alliances lui plaisaient, môme celle des gens qu'il
n'estimait pas. Brutus au contraire, tout en se décidant à prendre
les armes, était resté scrupuleux et timoré, et il continuait à ne pas
aimer la violence. Quoique son nom soit surtout resté célèbre par un
assassinat, le sang lui répugnait. Contrairement à ces lois inhu-
maines, acceptées de tout le monde, et qui livraient sans réserve le
vaincu à la discrétion du vainqueur, il épargnait ses ennemis quand
ils étaient en son pouvoir. 11 venait d'en donner un exemple en lais-
sant la vie au frère d'Antoine après l'avoir vaincu. Bien que ce fût un
méchant homme, et que pour toute reconnaissance il eût tenté de
corrompre les soldats qui le gardaient, il avait persisté à le traiter
avec douceur. Il semble que ce ne soit pas un grand crime; cepen-
dant on en fut très irrité à Rome. Les menaces furieuses d'Antoine
auxquelles on venait d'échapper avec tant de peine, le souvenir des
frayeurs qu'on avait eues et des alternatives terribles qu'on traver-
sait depuis six mois avaient exaspéré les plus calmes. Il n'y a rien
de violent comme les colères des gens modérés quand on les pousse
à bout. A tout prix, ils voulaient en finir, et le plus vite possible. Ils
se rappelaient avec quelle répugnance et quelle lenteur Brutus avait
commencé la guerre. Eu le voyant si facile, si clément, ils crai-
gnaient de le voir retomber dans ses hésitations et différer encore
le moment de la vengeance et de la sécurité. Cicéron se chargea de
faire connaître à Brutus leur mécontentement. Dans sa lettre, que
nous avons encore, il énumérait avec beaucoup de vivacité les fautes
qu'on avait commises depuis la mort de César; il rappelait toutes
ces faiblesses, toutes ces hésitations qui avaient découragé les gens
résolus, et, ce qui devait surtout blesser Brutus, le ridicule qu'on
avait eu de vouloir établir la paix publique par des harangues.
« Ignorez-vous donc, lui disait-il, de quoi il s'agit en ce moment?
Une troupe de scélérats et de misérables menace jusqu'aux temples
des dieux, et ce qui est en question dans cette guerre, c'est notre
vie ou notre mort. Qui épargnons-nous? que faisons-nous? Est-il
sage de ménager des hommes qui , s'ils sont vainqueurs, effaceront
jusqu'à la trace de notre existence? »
Ces reproches émurent Brutus, et c'est en récriminant qu'il y
répondit. Lui aussi était mécontent du sénat et de Cicéron. Quelque
admiration qu'il éprouvât pour l'éloquence des Phillppiques, bien
des choses devaient le blesser en les lisant. Le ton général de ces
discours, ces amères personnalités, ces invectives ardentes ne pou-
vaient pas plaire à celui qui, en frappant César, avait voulu pa-
raître sans passion, et plutôt l'ennemi d'un principe que d'un
BRUTUS d'après cicéron. 95-'
homme. Or, s'il y a dans les Philippiques un grand amour de la li-
berté, il y a aussi une haine violente contre un homme. On sent
bien que cet ennemi de la patrie est en même temps un adversaire
intime et personnel. Il a tenté d'asservir Rome, mais il s'est aussi
permis de railler dans un discours fort plaisant tous les ridicules du
vieux consulaire. Le jour où Cicéron a lu cette invective, son irrita-
ble vanité s'est émue; « il a pris le mors aux dents, » selon l'expres-
sion d'un contemporain. La haine généreuse qu'il ressent contre un
ennemi public s'est enflammée de rancunes particulières; une lutte
à outrance a commencé, poursuivie avec une ardeur toujours nou-
velle à travers quatorze harangues. « Je veux, avait-il dit, l'acca-
bler de mes invectives et le livrer flétri aux outrages éternels de la
postérité, » et il a tenu parole. Cette persistance passionnée, ce ton
d'emportement et de violence devaient blesser Brutus. Ce qui ne
lui déplaisait pas moins que les colères de Cicéron , c'étaient ses
complaisances. Il lui en voulait des éloges hyperboliques qu'il ac-
cordait à des gens qui ne les méritaient guère , à ces généraux qui
avaient servi toutes les causes, à ces hommes d'état compromis sous
tous les régimes, à ces ambitieux, à ces intrigans de toute sorte que
Cicéron avait réunis avec tant de peine pour en former ce qu'il ap-
pelait le parti des honnêtes gens ; il souffrait surtout de le voir pro-
diguer les honneurs au jeune Octave, et mettre à ses pieds la ré-
publique, et quand il l'entendait l'appeler un « divin jeune homme
envoyé par les dieux pour la défense de la patrie , » il avait peine
à se contenir. »
Lequel des deux avait raison? Brutus assurément, si l'on songe
au dénoûment. Il est certain qu'Octave ne pouvait être qu'un am-
bitieux et qu'un traître. Le nom qu'il portait était pour lui une
inévitable tentation; lui livrer la république, c'était la perdre.
Brutus avait raison de croire qu'Octave était plus à redouter qu'An-
toine, et sa haine ne le trompait pas quand il prévoyait dans ce
divin jeune homme tant vanté par Cicéron le maître futur de l'em-
pire, l'héritier et le successeur de celui qu'il avait tué. Etait-ce
bien pourtant Cicéron qu'il fallait accuser, ou seulement les circon-
stances? Lorsqu'il accepta les secours d'Octave, était-il libre de
les refuser? La république alors n'avait pas un seul soldat à opposer
à ceux d'Antoine; il fallait prendre ceux d'Octave ou périr. Après
qu'il eut sauvé la république, on aurait eu mauvaise grâce à lui
marchander les remercîmens et les honneurs. D'ailleurs ses vété-
rans les demandaient pour lui d'une façon qui ne souffrait pas de
refus, et souvent même les lui accordaient par avance. Le sénat
sanctionnait tout au plus vite, de peur qu'on ne se passât de son
aveu. « Les soldats, dit quelque part Cicéron, lui ont donné le com-
96 REVUE DES DEUX MONDES.
mandement; nous n'avons ajouté que les faisceaux. » Ainsi, avant
de blâmer les complaisances de Gicéron ou d'accuser sa faiblesse,
il fallait songer aux difficultés de sa position. Il essayait de rétablir
la république avec le secours de gens qui l'avaient combattue et
qui ne l'aimaient pas. Quel fonds pouvait-il faire sur un Hirtius,
auteur d'une loi sévère contre les pompéiens, sur un Plancus et un
Pollion , anciens lieutenans de César, sur un Lépide et un Octave ,
qui voulaient le remplacer? Et pourtant il n'avait pas d'autre appui
qu'eux. A ce grand ambitieux qui, le lendemain même des ides de
mars, s'était voulu faire le maître, il ne pouvait opposer qu'une
coalition d'ambitieux secondaires ou plus dissimulés. Au milieu de
toutes ces convoitises ouvertes ou cachées, rien n'était plus difficile
que de se diriger. Il fallait les brider les unes par les autres, les
flatter pour les conduire, et les contenter à demi pour les contenir.
De là ces honneurs prodigués ou promis, ce luxe d'éloges et de
titres décernés, ces exagérations de reconnaissance officielle. C'était
une nécessité imposée par les circonstances; au lieu de faire un
crime à Cicéron de l'avoir subie, il fallait en conclure qu'essayer
une dernière lutte légale, revenir à Rome pour y réveiller l'ardeur
populaire, se fier encore sur la force des souvenirs et la puissance
souveraine de la parole, c'était s'exposer à des dangers inutiles et
à des mécomptes certains. Cicéron le savait bien. Il a pu quelque-
fois sans doute, au milieu de l'ardeur du combat, se laisser enivrer
par les triomphes de son éloquence, comme ce jour où il écrivait
naïvement à Cassius : <( Si l'on pouvait parler plus souvent, il ne
serait pas trop difficile de rétablir la république et la liberté. » Tou-
tefois cette illusion ne durait guère. L'ivresse dissipée, il ne tardait
pas à reconnaître l'impuissance de la parole, et disait le premier qu'il
ne fallait mettre son espérance que dans l'armée républicaine. Il n'a
jamais varié dans cette opinion. uYous me dites, écrivait-il à Atticus,
que j'ai tort de croire que la république dépende entièrement de
Brutus; il n'est rien de plus vrai. Si elle peut être sauvée, elle ne le
sera que par lui et les siens. » C'est sans illusion, sans espérance que
Cicéron avait tenté cette dernière entreprise, et uniquement pour
obéir aux désirs de Brutus, toujours obstiné dans son amour des
résistances légales et des luttes pacifiques. Il appartenait donc à
Brutus moins qu'à personne de lui reprocher d'y avoir succombé.
Cicéron avait raison de rappeler souvent cette entrevue de Vélie où
son ami le décida malgré ses répugnances à retourner à Rome. Ce
souvenir était sa défense; il devait interdire à Brutus toute parole
amère contre celui qu'il avait lui-même jeté dans une aventure
sans issue.
Cicéron dut ressentir profondément ces reproches. Pourtant son
BRUTus d'après cicéron. 97
amitié pour Brutus n'en fut pas altérée. C'est encore sur lui qu'il a
les yeux, c'est lui qu'il appelle, quand tout lui semble perdu en
Italie. Rien n'est plus touchant que ce dernier cri d'alarme. « Nous
sommes les jouets, mon cher Brutus, de la licence des soldats et de
l'insolence du chef. Chacun veut avoir dans la république autant de
pouvoir qu'il a de forces. On ne connaît plus ni raison, ni mesure,
ni loi, ni devoir; on n'a plus souci de l'opinion publique ni du ju-
gement de la postérité. Accourez donc et donnez enfin à la répu-
blique cette hberté que vous lui ayez conquise par votre courage,
mais dont nous ne pouvons pas encore jouir. Tout le monde va se
presser autour de vous; la liberté n'a plus d'asile que sous vos
tentes. Voilà notre situation en ce moment; puisse-t-elle devenir
meilleure! S'il en arrive autrement, je ne pleurerai que la répu-
blique; elle devait être immortelle. Pour moi, il me reste si peu de
temps à vivre! » ,„ un- >
Peu de mois après, Lépide, Antoine et Octave, triumvirs pour re-
constituer la république, comme ils s'appelaient, se réunirent près
de Bologne pour s'entendre. Ils se connaissaient trop pour ne pas se
savoir capables de tout : aussi avaient-ils pris les uns contre les au-
tres de minutieuses précautions. L'entrevue eut lieu dans une île,
et ils y arrivèrent avec un nombre égal de troupes qui ne devaient
pas les perdre de vue. Pour plus de sûreté encore, et de peur qu'il
n y eût quelque poignard caché, ils en vinrent à se fouiller l'un
l'autre. Après s'être ainsi rassurés, ils discutèrent longtemps. Il ne
fut guère question des moyens de reconstituer la république : ce qui
les occupa le plus avec le partage du pouvoir, ce fut la vengeance,
et l'on dressa avec soin la liste de ceux qu'on allait tuer. Dion Cas-
sius fait remarquer que , comme ils se détestaient profondément,
l'on était sûr, si l'on était très lié avec l'un d'entre eux, d'être le
mortel ennemi des deux autres , en sorte que chacun demandait
précisément la tète des meilleurs amis de ses nouveaux alliés; mais
cette difficulté ne les arrêta pas : ils avaient la reconnaissance bien
moins exigeante que la haine, et en payant de quelques amis, même
de quelques parens, la mort d'un ennemi, ils trouvaient encore le
marché bon. Grâce à ces complaisances mutuelles, on s'accorda vite,
et la liste fut dressée. Cicéron n'y était pas oublié, comme on pense
bien : Antoine l'avait réclamé avec passion, et il n'est pas probable,
quoi que disent les écrivains de l'empire, qu'Octave l'ait beaucoup
défendu; il lui aurait rappelé une reconnaissance pénible et le sou-
venir d'un parjure trop éclatant.
l^û- mort de Cicéron explique la mort de Brutus. La correspon-
dance et le» Qcrits où nous avons trouvé une source si précieuse
d'informations pour ims Loire de ce temps permettent de pressentir
TOME XLVIII. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
les événemens qu'a racontés Plutarque, et dont nous ne dirons rien
après lui, — la journée de Philippes et la mort volontaire de Brutus.
On peut d'ailleurs sur le seul point que nous voulions mettre en
lumière, — la signification morale de cette mort, — s'en rapporter
au témoignage même de Plutarque. C'était plus qu'un ami que Bru-
tus regrettait dans Cicéron : il avait perdu avec lui une espérance
qui lui était chère et à laquelle il n'avait pas voulu renoncer. Cette
fois pourtant il lui fallait bien reconnaître qu'il n'y avait plus de
citoyens à Rome et désespérer tout à fait de ce lâche peuple qui
laissait ainsi périr ses défenseurs, a S'ils sont esclaves, dit-il tris-
tement, c'est leur faute, plus que celle de leurs tyrans. » Aucun
aveu n'a dû lui coûter davantage. Depuis qu'il avait tué César, sa
vie n'était plus qu'une série de mécomptes, et les événemens sem-
blaient se jouer de tous les plans qu'il avait formés. Ses scrupules
de légalité lui avaient fait perdre l'occasion de sauver la répu-
blique ; son horreur pour la guerre civile n'avait servi qu'à la lui
faire commencer trop tard. Ce n'était pas assez qu'il se fût trouvé
forcé malgré lui de violer la loi et de combattre ses concitoyens, il
se voyait encore contraint d'avouer, à son grand regret, qu'en es-
pérant trop des hommes il s'était trompé. Il avait bonne opinion
d'eux quand il les étudiait de loin, avec ses chers philosophes. Com-
bien ses opinions changèrent quand il en vint à les manier et à s'en
servir, quand il lui fallut être témoin de l'affaiblissement des carac-
tères, surprendre les convoitises secrètes, les haines insensées, les
lâches frayeurs de ceux qu'il regardait comme les plus honnêtes et
les plus braves! Sa blessure fut si profonde, qu'en apprenant les
dernières faiblesses de Cicéron, il en vint à douter même de la phi-
losophie, sa science préférée, qui avait fait le charme de sa vie.
« Que lui sert, disait-il, d'avoir écrit avec tant d'éloquence pour la
liberté de sa patrie, sur l'honneur, sur la mort, sur l'exil, sur la
pauvreté? En vérité, je commence à n'avoir plus de confiance dans
ces études dont Cicéron s'est tant occupé. » En lisant cette amère
parole, on songe à celle qu'il prononça avant de mourir; l'une fait
comprendre l'autre, et elles sont toutes les deux le symptôme du
même mal intérieur qui s'étend à mesure que la pratique des af-
faires le désenchante de plus en plus des hommes et de la vie. Il
doutait de la philosophie en voyant la faiblesse de ceux qui l'avaient
le plus étudiée ; quand il vit que le parti des prescripteurs triom-
phait, il douta de la vertu. C'est bien ainsi que devait finir cet
homme d'étude devenu, malgré ses répugnances, un homme d'ac-
tion, et jeté par les événemens hors de sa nature.
QAeT<Ji\ BÔISSIER.
L'ÉCONOMIE RURALE
EN NEKRLANDE
SCÈNES ET SOUVENIRS D'DN VOYAGE AGRICOLE.
IL
LA ZÉLANDE
LA VALLÉE DU RHIN ET LA GRONINGUE.
I.
Le territoire de la Néerlande est formé, on l'a vu, d'un grand
banc de sable recouvert tout le long de la côte d'une couche de
terre limoneuse ou tourbeuse que la mer et les rivières ont succes-
sivement déposée et fait surgir des eaux. Cette zone argileuse est
divisée en deux moitiés à peu près égales. La première, couverte
d'herbages et mise en valeur par le système pastoral, est celle que
nous avons visitée (1). La seconde, qui, remuée par la charrue,
donne les plus riches produits, est celle qu'il nous reste à par-
courir; elle comprend les grandes îles de la Zélande et de la Hol-
lande méridionale, l'ancien lac de Harlem, tout le nord de la Frise
et de la Groningue, enfin les grasses terres qui bordent les eaux du
Rhin et de la Meuse. ''1 ^^
La province de Zélande est formée par les îles de Walcheren, dé
Noord-en-Zuyd-Beveland, de Tholen, de Schouvsen, et par une
pariic fie terre ferme qui s'étend au sud de l'Escaut et qu'on ap-
pelle Staats-Flcutnderen (Flandre des États), parce qu'elle a pen-
(1) Voyez la Revue du 15 septembre.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
dant longtemps appartenu aux états néerlandais. On s'étonne tou-
jours que, contrairement au partage naturel que la géographie
semble indiquer, ce lambeau détaché de la Flandre n'appartienne
pas à la Belgique; mais l'histoire nous apprend que ce sont les flots
de la mer qui ont conservé ce pays, essentiellement protestant, à
la république protestante du xvi" siècle. Les cartes de la contrée
faites à différentes époques nous racontent en traits saisissans les
étranges vicissitudes de ce petit coin de terre, conquis d'abord sur
la mer par six cents ans de travaux, tout à coup noyé en un jour
d'exaltation patriotique, puis de nouveau reconquis par trois siècles
d'efforts persévérans. Au moyen âge, la Flandre zélandaise n'exis-
tait pas encore; c'était un vaste golfe parsemé de quelques îlots,
Cadsand, Biervliet, Axel et Hulst. Au commencement du xvi" siècle,
ce golfe a disparu; il est comblé, semble-t-il, et de riches pol-
ders, entourés de digues, réunissent tous ces îlots entre eux. Les
guerres de religion éclatent, la Hollande est acquise à la réforme;
la Zélande, où le nouvel état est né dès que fut pris le fort de
Brielle, devient un centre ardent de patriotisme et de foi. Persécutés
dans les provinces du midi, les protestans fuient vers l'Escaut.
Alors, pour arrêter les soldats de l'Espagne, on perce les digues,
et on livre ces riches campagnes aux flots de l'Océan plutôt qu'aux
bandes de Philippe II. Le grand poète national Cats, qui possédait
de vastes propriétés dans cette partie du pays, a célébré en vers
triomphans l'acte héroïque qui le ruinait, mais qui arrêta l'ennemi.
Depuis le xvii*" siècle , on a repris sur la mer, pas à pas , polder
après polder, tout l'ancien territoire ; mais il est demeuré acquis à
la Hollande et au protestantisme. Tout ce pays porte encore la vive
empreinte du xvi'' siècle : les costumes, les mœurs, les croyances,
les idées, rien n'a changé. Les habitans de la campagne racontent
les récits de la grande lutte contre l'Espagne comme si c'étaient des
événemens d'hier; ils en relisent sans cesse les traditions dans des
livres du temps. La physionomie des maisons, les trophées de leurs
victoires sur les Espagnols, reliques du patriotisme soigneusement
conservées dans leurs temples austères, dont elles forment l'unique
ornement, les bornes même qui s'élèvent le long des routes, et qui
portent encore les armes et le nom de leurs hautes puissances les
états, tout nous transporte ici à deux siècles en arrière. Le fds d'un
fermier que je visitai dans un endroit reculé du pays m'avoua que
la première fois qu'il rencontra un prêtre catholique, son imagina-
tion, toute remplie de l'image des effroyables tortures subies par ses
coreligionnaires et racontées dans les livres des martyrs, lu» ^t voir
dans cet homme à la soutane noire un message»" «î" tïuc d'Albe et
de l'inquisition qui venait le saisir pour le brûler vif. Les popula-
l'économie rurale en néerlande. 101
tiens rurales présentent ici un caractère qu'on ne trouvera guère
ailleurs. Complètement isolées de la Flandre par leur religion et
par la frontière, et de la' Hollande par un bras de mer, elles ont de
l'aisance, des mœurs sévères, beaucoup d'instruction : chacun sait
lire et lit beaucoup. Les petites villes et môme les gros villages ont
des imprimeries qui ne restent pas oisives. Les fermiers exercent la
bienfaisance d'une manière intelligente : ils se réunissent et déter-
minent ce que chacun d'eux cultivera de plantes industrielles pour
donner du travail aux indigens. On rencontre donc dans les campa-
gnes de la Zélande une civilisation qu'on ne trouve point dans celles
de la Belgique ou de la France; mais c'est exactement la culture
intellectuelle et morale du temps de la fondation de la république
néerlandaise.
La Flandre zélandaise est un pays de grande culture. Les fermes
ont en général de 40 à 50 hectares d'étendue, et l'on ne voit point
de petites exploitations. Les ouvriers agricoles demeurent avec le
fermier, sauf quelques journaliers, qui sont parvenus, profitant de
la tolérance des administrations des polders, à se creuser une hutte
dans les digues ou à s'y élever peu à peu une chaumière. La terre,
partout composée d'une riche argile, ne demande de fumier que tous
les sept ans ; mais on lui accorde aussi tous les neuf ans une année
de repos, qu'on prétend nécessaire pour extirper les mauvaises
herbes. Toutefois la culture de la betterave, qui se répand de plus
en plus, modifie déjà l'assolement, et amènera probablement la
suppression complète de la jachère. Les principaux produits sont la
garance, le lin, le colza surtout, puis le froment et les féveroles. 11
y a peu de pâturages, et les vaches sont relativement en petit nom-
bre; mais on tient beaucoup de chevaux, parce qu'il en faut trois
et quatre pour traîner la gigantesque charrue généralement en
usage. La terre se vend de 3,500 à 4,000 francs l'hectare, et se loue
environ 100 francs. Dans les îles, le fermage s'élève jusqu'à 120 et
140 fr. Vers 1800, les prix de vente n'étaient encore que de 1,000
à 1,200 francs, et les prix de location de 40 à 50 francs. Comme le
sol, naturellement fertile, réclame peu de travail et qu'il n'y a dans
le pays nulle industrie, on ne remarque guère d'activité dans les
campagnes. Les fermes se dérobent sous de grands bouquets d'or-
mes. La fièvre paludéenne règne pendant l'été et écarte les étran-
gers. Sur tout le paysage pèse une teinte mélancolique que ne par-
vient pas à dissiper la vue de cette grasse terre d'alluvion, toute
chargée des plus riches produits; mais bien plus triste encore est
l'aspect dce petites villes, jadis ports de mer florissans, aujourd'hui
reléguées au milieu des terres par l'envasement graduel des baies,
des passes et des cours d'eau. Quand au printemps de 1863 je vi-
1^- REVUE DES DEUX MONDES.
...,.' al iù^i,
sitai Biervliet, la patrie de Beukels, l'inventeur de la méthode hol-
landaise d'encaquer le hareng, la marée était basse; devant le port
s'étendait à perte de vue un immense schôrre non encore endigué,
c'est-à-dire un relais limoneux complètement couvert de plantes
salines, qu'un grand troupeau de moutons broutait avec avidité.
Un étroit canal ou plutôt une rigole presque à sec ouvrait encore
une dernière communication avec la mer. Deux navires y gisaient
couchés sur la vase ; quelques ouvriers étaient occupés à enlever
du chenal le limon déposé par la dernière marée, afin que les bâ-
tiniens pussent repartir avec le reflux. L'inanité de ce labeur ser-
rait le cœur. Dans quelques années, tout sera fini, car l'homme
est impuissant contre le lent et irrésistible travail de la nature, qui
poursuit silencieusement le cours de ses éternelles transformations.
Ainsi meurent les ports que la mer abandonne, et le même phéno-
mène se reproduit partout en Zélande. Une tradition locale rapporte
que, des pêcheurs ayant pris une sirène dans leurs filets, son époux
désolé les suivit, demandant avec larmes qu'on lui rendît sa com-
pagne. Les marins ne l'écoutèrent pas. Alors le glauque enfant de
l'Océan plongea, reparut, et lança dans le port une poignée de sable
et d'herbes marines : « Malheur à vous, s'écria-t-il, car cette boue
que je viens de jeter dans les flots comblera vos havres et vos bas-
sins, et dans vos villes il ne restera debout que les tours des églises. »
La prédiction menaçante se réalise en effet, et Middelbourg elle-
même, cette capitale si fière jadis de ses grands navires des Indes et
de ses vaisseaux de guerre, n'est pas épargnée. Heureusement l'agri-
culture gagne ce que perd le commerce, et bientôt le chemin de fer
qui reliera la Zélande au continent par une ligne non interrompue
ouvrira à l'activité de tous des voies de communication perfection-
nées. Nous pouvons dire avec le poète Ewoud, l'auteur de la Wal~
chersche Arcndia : « Terre merveilleuse, où l'Océan se solidifie, et
où fleurs, arbres et moissons couvrent ce qui était naguère un golfe
profond, toi que les flots et les vents menacent en vain, tu ne pé-
riras point, car l'Océan, ton éternel ennemi, étend tes limites, et
sans cesse tu grandis dans la lutte ! »
Mais il est temps de quitter la Flandre des États. Un bateau à va-
peur ou une barque nous transportera bien vite, au-delà du grand
bras de l'Escaut, qu'on appelle de Hond (le chien), dans la Zélande
proprement dite. Quand on passe dans ces bras de mer qui séparent
les différentes îles, le rivage prend un aspect d'une uniformité fa-
tigante. Il est partout défendu par de hautes digues gazonnées qui
arrêtent la vue, et que dominent seulement à de rar^^^ in cervalles
la flèche aiguë d'une église, le grand toit rouge d'une grange ou la
tour des grands fours où l'on fait sécher la garance. On dirait qu'on
l'économie rurale en néerlande. ' 103
navigue sur les immenses fossés et entre l'escarpe et la contrescarpe
d'une gigantesque citadelle. Yoici d'abord l'île de Walcheren. En
venant du midi, on y aborde par Flessingue, port militaire qui, situé
sur la Mer du Nord, bonVérvéëidbore sa profondeur; mais on re-
grette en arrivant de ne plus passer sous cette ancienne porte où on
lisait cette belle inscription latine du xvi" siècle : Hœc porta, quœ
prima porlarum omnium belgicarum servituti aditum clausit, li-
hertati aperuit. L'île de Walcheren, si uniforme vue du dehors,
présente à l'intérieur un aspect enchanteur. Les fermes de moyenne
grandeur, — de 20 à *25 hectares, — ■ sont admirablement tenues. Les
bâtimens soigneusement blanchis au lait de chaux, et les portes,
les fenêtres, les barrières, les granges peintes à l'huile, les haies
exactement tondues, les fossés partout creusés pour faciliter l'écou-
lement des eaux, les champs sarclés et nettoyés à la main de façon
à ne pas y laisser la moindre mauvaise herbe, les routes dans le
meilleur état, et les chemins de terre même maintenus sans ornières,
tout révèle le travail bien entendu d'une population active et in-
telligente. C'est le soin minutieux de la culture flamande appliqué
à un sol d'excellente qualité. Plus de cinquante maisons de cam-
pagne, avec leurs beaux et antiques ombrages, leurs pelouses sem-
blables à des tapis de velours vert, leurs massifs de fleurs aux mille
nuances, donnent à la contrée un air d'aisance et de prospérité. Le
costume pittoresque des paysans, si souvent reproduit' par les ar-
tistes, complète le caractère original du paysage. Les hommes por-
tent un chapeau à petits bords, presque toujours orné d'une fleur,
une veste courte et de larges hauts-de-chausses en velours noir, re-
levés de boutons d'or ou d'argent; les femmes, un chapeau de paille
garni de rubans bleus, des jupons courts rayés bleu et blanc, un
corsage noir et les bras toujours nus, suivant cette coutume de leurs
aïeules les Germaines, dont Tacite n'a pas dédaigné de nous conser-
ver le souvenir : partemque vestitits siiperioris in manicas non ex-
tendunt, niidœ hrachia ac lacertos.
Ici la terre ne se repose jamais : elle porte alternativement des
céréales, froment, seigle et avoine ; des plantes industrielles, colza,
lin, garance; des légumineuses, féveroles, pois et trèfles, et des
plantes sarclées, pommes de terre, betteraves, etc. On obtient aussi,
comme en Flandre, des navets en seconde récolte, ce qui permet de
donner au bétail une nourriture verte pendant l'hiver. La variété
de pois récoltés dans les îles, et connue ailleurs en Hollande sous
le nom de pois zélandais, zeeuivsche envten, occupe une place im-
pori&nte dans la rotation. C'est un excellent produit, qui donne au-
tant que le froment, — par hectare 21 hectolitres, au prix moyen
de 22 francs l'hectolitre, — et qui a l'avantage de moins épuiser la
lO/l BEVUE DES DEUX MONDES.
terre et de lui accorder un demi-repos. Les étables sont générale-
ment bien tenues et les fumiers mieux conservés que dans la plu-
part des régions de bonne terre. Cependant on ne rencontre pas
encore partout des fosses à purin,, et trop souvent on constate
qu'il se perd des matières fertilisantes dont on pourrait faire un bon
usage. Les vaches sont de race hollandaise, améliorée déjà par l'in-
troduction du sang durham. ,0n se loue ici des résultats du croise-
ment, parce que les pâturages des îles sont d'assez bonne qualité
pour engraisser des bêtes de boucherie et pour permettre de profi-
ter ainsi de l'aptitude à l'engraissement que présentent les bœufs
de sang anglais. Les chevaux zélandais sont très diiïérens de ceux
des autres parties de la Néerlande. Ce sont des animaux d'un poids
énorme, plus gros encore que les chevaux flamands. C'est cepen-
dant montés sur le dos de ces coursiers géans, lancés au galop, que
les fermiers essaient d* enfiler la bague dans les courses de ce genre,
rîng-steking, qui forment le principal divertissement des campa-
gnes. Cette race gigantesque remonte haut, et déjà au moyen âge
sa réputation s'étendait au loin, car en 1058 l'évêque de Thérouanne,
Drogo, parle avec éloge des chevaux puissans de l'île de Walche-
ren : eqid rohore prœstantes.
Les belles cultures et jnênie les grands arbres, chose rare sur
toute cette côte, s'avancent à l'ouest sous la protection des dunes
jusque près de la mer, et sous les magnifiques ombrages du parc de
Westhoven on entend le bruit des vagues qui viennent se briser sur
la plage voisine. C'est non loin de là, à Domburg, lieu de bains as-
sez fréquenté, qu'on a trouvé en 16A9 les restes d'un temple antique
et la statue d'une divinité mystérieuse , orientale probablement ,
dont le nom harmonieux, Nehalennia, exerce encore la science divi-
natrice des étymologistes, mais dont les attributs, la corne d'abon-
dance, une corbeille pleine de pommes et le chien gardien des trou-
peaux, révélaient assez une déesse de l'agriculture. C'est ici encore
que, d'après la légende rapportée par l'historien Procope, les âmes
des morts venaient réveiller les pêcheurs pour qu'ils les transpor-
tassent dans leurs barques de l'autre côté de la mer, en Bretagne.
Près de Domburg commence la grande digue de Westkappel, l'un
des travaux hydrauliques les plus importans des Pays-Bas, et qui a
déjà tant coûté, affîrme-t-on, qu'avec les sommes dépensées pour
l'entretien de cette digue on pourrait la revêtir complètement d'une
couche d'argent massif. Toutes les côtes des îles zélandaises, comme
celles de la Hollande, de la Belgique et de la Gascogne, sont défen-
dues contre les assauts de l'Océan par une ligne de dunes gue le
vent d'ouest élève naturellement; mais à Westkappel, précisément
à la pointe extrême de l'île, une interruption s'étant produite dans
l'r l'Économie rurale en néerlande. 105
la chaîne protectrice, il a fallu la remplacer par une digue en gros
blocs de pierre de taille, assez forte et assez bien reliée pour résis-
ter aux vagues formidables que les hautes marées et les tempêtes
accumulent et soulèvent sur cette plage, exposée aux lourdes lames
qui accourent du large.
Quand on visite les îles de la Zélande, on iiè peut s'empêcher de
frémir en songeant que tant de richesses agricoles sont réunies sur
quelques bancs de boue figée, de toutes parts dominés par les
eaux à marée haute. On conçoit que l'entretien et la conservation
des digues sont ici plus que partout ailleurs une question de vie
ou de mort. La moindi'e négligence peut entraîner de terribles dé-
sastres. Aussi les administrations des différens polders lèvent-elles
une contribution spéciale pour l'entretien des digues. Cet impôt est
extrêmement variable: il monte de 10 francs à 20 ou 30 francs et
même plus haut encore'." ïl'àî' visité* dans l'île d'Overflakkee des
terres qui payaient 23 florins, soit environ 50 francs de dyk histeri
ou frais de digues sur un revenu de 120 fr. Quand la charge devient
par trop lourde et qu'on peut craindre que le propriétaire ne recule
devant les dépenses d'un bon entretien, le polder est déclaré cala-
miteiix, et alors la pi'ovince et l'état interviennent dans les travaux,
qui s'exécutent sous la direction des ingénieurs publics. Le princi-
pal danger qui menace les digues, ce n'est pas le choc direct des
vagues : on parvient à en rompre les coups au moyen de pilotis, de
fascines ou de revêtemens en pierre; mais le mal est à peu près sans
remède quand, par suite des variations incessantes que subit le
cours des eaux de la mer et des fleuves toujours en lutte, il s'éta-
blit un fort courant parallèlement au rivage, car ce courant creuse
le fond et mine la base même de la digue, qui tout à coup s'ef-
fondre et disparaît, livrant passage à l'inondation, qui envahit les
campagnes. Des polders, des villages florissans, comme Borren-
damme, Rengeskerk, et tous ceux qui couvraient jadis la grande île
remplacée aujourd'hui par le Biesbosch, des communes, des can-
tons entiers, ont disparu ainsi sous les flots. Rien cependant n'ef-
fraie le Zélandais, habitué à lutter contre la mer; rien ne lasse son
indomptable persévérance. Quand il voit qu'une digue est minée
et que rien ne peut la sauver, il se résigne, il fait la part de l'eau,
et reconstruit une nouvelle digue quelques centaines de mètres en
arrière. Dé cette manière il gagne du temps, et il peut attendre que
le courant change de direction. Il ne faut pas qu'on croie au reste
que, par la rupture d'une digue, toute une île soit perdue. Les eaux
débordées n'envaliisseht que le premier polder, le plus récemment
conquis; elles sont arrêtées par la digue du polder plus ancien, car
les îles zélandaises sont formées, comme on peut s'en assurer en
10(3 REVUE DES DEUX MONDES,
consultant une carte un peu détaillée, d'une série de polders por-
tant chacun la date de son endiguement, et qui sont venus se grou-
per autour d'un noyau primitif, à la façon des élémens qui s'agglo-
mèrent en cristaux. Malgré les pertes faites de temps à autre, les
conquêtes l'emportent de beaucoup , et comme les tipis fleuves, le
Rhin, la Meuse et l'Escaut, continuent à apporter leur limon, qui
se dépose au fond des bras de mer, il est certain qu'un jour viendra
où toutes les eaux intérieures de la Zélande seront comblées, et où
les îles devenues terre ferme ne laisseront plus ouvertes entre elles
que les bouches mêmes des rivières.
L'île de Walcheren nous a montré la culture zélandaise modifiée
par l'influence d'une population très dense et enrichie par le com-
merce; pour en connaître les caractères propres, il faut visiter
d'autres îles, celles de Zuid-Beveland ou de Tholen par exemple.
Là, comme dans la Flandre des États, on ne rencontre que de grandes
fermes et des champs à perte de vue dégarnis d'arbres. La rotation
en usage et qui caractérise réellement l'agriculture de cette région
est celle-ci : première année, jachère fumée; deuxième, colza ou
orge; troisième, froment; quatrième, féveroles; cinquième, froment
ou seigle; sixième, pois, lin, avoine; septième, pommes de terre et
trèfles venus dans l'avoine. A la huitième année, la rotation recom-
mence par la fumure et la jachère. Cependant on intercale souvent
dans cet assolement une culture industrielle qui donne de grands
profits et qui est aussi particulière à la zone des îles, celle de la ga-
rance. Ce n'est pas sans surprise qu'on rencontre dans ce climat hu-
mide et sous le souffle froid des vents de l'Océan cette plante délicate
et fine qui se plaît dans les chaudes campagnes d'Avignon, et cepen-
dant elle réussit parfaitement ici. Voici comment on la cultive : on
donne à la terre un labour profond, puis on la dispose en lits de
70 centimètres de large sur 14 de haut qu'on roule avec soin. On y
plante ensuite de jeunes drageons qu'on recouvre l'hiver, à la char^-
rue, de 10 centimètres de terre. La seconde année, on sarcle la
terre, on la bine et on la tient meuble et propre. Parfois on conserve
la plante trois ans, et alors le produit augmente de plus d'un tiers;
mais d'ordinaire on la récolte au mois de septembre de la deuxième
année. Déterrer, au moyen de grandes bêches, les longues racines
minces et fragiles qui contiennent la matière colorante est une opé-
ration importante, qui demande des soins et qui coûte de 70 à
90 florins par hectare. Séchées d'abord au soleil, puis débarrassées
de la terre qui les entoure encore, les racines sont portées au sé-
choir {mee-sloof), où elles sont séchées au four froid, puis au four
chaud, concassées et réduites en poudre. Les experts répartissent
ensuite le produit en différentes catégories, d'après la quahté. Huit
l'économie rurale en neerlande. 107
ou neuf personnes sont employées dans ces séchoirs, d'ordinaire
établis à compte commun par quinze ou vingt cultivateurs qui y en-
voient leurs récoltes. Aujourd'hui les fours à vapeur commencent à
s'introduire et donnent d'excellens résultats. Les relevés officiels por-
tent le produit moyen d'un hectare planté en garance à 1,500 kilos,
ce qui ferait une valeur de 1,500 francs au prix ordinaire de 1 franc
le kilo. Le plant de trois ans livrerait environ 1,000 kilos de plus.
Cependant je dois ajouter qu'on m'avouait en général un produit
supérieur, et dans l'île de Schouwen notamment on portait le pro-
duit de 1,000 à 1,500 kilos par gemet de hk ares pour la garance
de deux ans. Cette culture industrielle paraît avoir existé déjà au
VI'' siècle. La valeur de la garance produite dans les îles de la Zé-
lande et de la Hollande méridionale s'élève annuellement à 11 ou
12 millions de francs. Une autre culture que je citerai plutôt comme
curiosité agronomique que pour son importance, c'est celle d'une
légumineuse à bulbe comestible qu'on trouve en grande abondance
dans les moissons des argiles d'alluvion, en Zélande et en Gueldre,
mais point du tout en Frise et en Groningue, le lalhyrus bulboms,
en hollandais aardakkcr. Ce petit tubercule, de couleur noirâtre, a
un goût très fin, et les indigens de la campagne vont déterrer cette
truffe végétale qui est très recherchée pour la table des personnes
aisées. Dans l'île d'Overflakkee, on la cultive régulièrement. On la
plante à 10 centimètres de profondeur sur bonne fumure. Au prin-
temps , elle se développe avec vigueur et orne la campagne de ses
charmantes grappes de fleurs papillonacées. Le produit est d'en-
viron 1,500 kilos à l'hectare qui représentent une valeur brute de
1,200 à 1,300 francs et un bénéfice net de 700 à 800 francs.
La Zélande est certainement, sous le rapport agricole, la plus
riche province des Pays-Bas. Sur les 174,000 hectares qu'elle com-
prend, si l'on déduit 10,000 hectares pour les chemins, les dunes,
les bâtimens, les eaux, tout le reste est productif, et tout de pre-
mière qualité. 80,000 hectares sont en terre à labour et 66,000
en prairie. Ses principaux produits sont le froment, qui occupe
20,000 hectares et donne 21 hectolitres par hectare, les féveroles,
qui prennent 10,000 hectares et donnent 22 hectolitres, le colza
(5,000 hectares à 17 hectolitres), le lin (2,800 hectares à 500 kilos
par hectare). La valeur totale des récoltes est estimée 17 millions
de florins ou 36 millions de francs, d'où l'on peut conclure que
chaque hectare de terre labourée donne en moyenne un produit brut
de /i50 francs. C'est là sans doute un résultat magnifique, excep-
tionnel et rarement atteint ailleurs, même dans les régions les plus
favorisées et les "mieux cultivées; mais si l'on songe à la fertilité
prodigieuse de la riche terre d'alluvion qu'on trouve ici, on doit
108 REVUE DES DEUX MONDES.
avouer que, l'île de Walcheren mise à part, l'agriculture zélandaise
a encore beaucoup de progrès à faire. Confiant dans la fécondité en
apparence inépuisable du sol, le cultivateur néglige l'étable. On ne
compte dans la province que 47,000 bêtes à cornes, soit moins de
30 par 100 hectares de superficie productive, tandis que le chiffre
moyen pour le royaume est 67. Les animaux sont en général mal
nourris l'hiver et ne reçoivent pas de nourriture verte. Quoiqu'on
signale une amélioration sous ce rapport, l'engrais est encore très
mal recueilli et peu soigné. Les machines perfectionnées, qui nulle
part ne seraient plus utiles que dans ce pays fertile et faiblement
peuplé, ne sont guère encore en usage. Ces défauts frappent d'au-
tant plus qu'on peut voir dans les îles mêmes un magnifique exemple
des résultats qu'obtient l'art agricole moderne appliqué à cette terre
féconde. On voudra bien me permettre d'invoquer à ce sujet les
souvenirs de l'une de mes excursions agronomiques en Hollande.
En 1862, au mois de juin, je m'étais rendu à Middelbourg pour
assister au dix-septième congrès d'économie rurale de la Néerlande.
Ces congrès, qui réunissent pendant quatre ou cinq jours les agri-
culteurs des différentes provinces, fermiers et propriétaires, au
nombre de quinze cents à deux mille, sont une institution excellente
qu'on ne saurait trop recommander à l'étude et à l'imitation des
autres nations. Chaque année, l'une des provinces reçoit tour à tour
le concile général des agronomes théoriques et pratiques du pays.
De cette façon toute jalousie locale est évitée, et les membres du
congrès ont l'occasion de visiter successivement, dans les meilleures
conditions d'hospitalité et d'information, les diverses régions agri-
coles du royaume. Un programme est distribué quelque temps à
l'avance; les questions posées sont nombreuses, mais simples, et si
bien à la portée de tous que les cultivateurs peuvent venir exposer
les résultats de leur expérience journalière. Il en résulte une de ces
enquêtes modestes, sans éclat, mais nourries de faits, comme en ouvre
parfois le parlement anglais quand il désire approfondir une ques-^
tion. Les sa vans mis en relations personnelles avec les travailleurs
voués à un labeur quotidien, la diffusion de nouvelles méthodes, les
résultats d'une machine ou d'une culture nouvelle contrôlés, discu-
tés dans un débat public et contradictoire, des rapports suivis et
une sorte de fédération établis entre les agriculteurs des districts les
plus éloignés, les bons livres, les journaux utiles cités, prônés,
portés à la connaissance de ceux à qui ils sont nécessaires, les divers
systèmes de culture étudiés sur place l'un après l'autre, enfin un
foyer de lumière promené successivement dans toutes les parties du
pays, tels sont quelques-uns des avantages qu'offrent ces assem-
blées périodiques, dont les excellens effets sont reconnus et appré-
l'économie rurale en néerlande. 109
ciés par tout le moAde. Le premier congrès agricole s'est réuni, il y
a dix-huit ans, sous l'inspiration de M. le baron Sloet tôt Oldhuis,
économiste éminent, membre distingué des assemblées législatives,
homme de science et d'initiative, qui présidait encore en 1862 à
Middelbourg les grandes assises de l'agriculture néerlandaise. La
session close, nous fûmes tous invités à visiter le Wilhclmina-Pol-
der, et un bateau à vapeur fut mis à notre disposition pour nous y
conduire. Or voici ce que c'est que le Wilhelmina-Polder. En 1809,
vingt-trois négocians de Rotterdam achetèrent à l'état, en vente
publique, pour la somme de six tonnes et demie ou 1,400,000 fr.
environ les schorren, c'est-à-dire les relais limoneux qui s'étaient
formés entre les deux îles de Oost et Zuid-Beveland; 1,100,000 fr.
furent consacrés à endiguer les schorren et à réunir les deux îles.
Un bras de mer fut supprimé ainsi, et l,Zi3A hectares conquis à la
culture moyennant une avance de 2 millions 1/2. Ces l,Â3/j hec-
tares de terre, toute de première qualité, d'un seul tenant, et mis
en valeur sous la direction unique d'un agronome du plus grand
mérite, M. J.-G.-J. Van den Bossche, forment aujourd'hui, sans con-
tredit, l'une des plus belles exploitations agricoles qui existent dans
le monde. La superficie du domaine est divisée en champs réguliers
de 10 hectares par des avenues qui se coupent en ligne droite.
Les digues et une centaine d'hectares de terrains bas et peu nivelés
restent en prairie permanente. Tous les champs sont entourés de
haies vives, afin qu'on puisse y lâcher les animaux pendant les
deux années de la rotation qui y ramènent les prairies artificielles.
Six grandes agglomérations de bâtimens, placés à peu près à dis-
tance égale, abritent le bétail, les instrumens aratoires et les ré-
coltes. On peut y admirer des étables modèles, des granges d'une
dimension inouie, de grands yai^ds pour le fumier, et tous les en-
gins perfectionnas en usage en Amérique et en Angleterre, une bat-
teuse locomobile de Hornsby, une batteuse fixe de Ransome et Sims,
les brise-mottes de Groskill, un excellent coupe-racines de Bentall,
une faucheuse de Mac-Gormik, la charrue américaine, etc. Pour
préparer la garance récoltée Sur la propriété, un séchoir, avec mou-
lin à vapeur, a également été érigé. Au centre du domaine s'élève le
village, Wilhelmina-Dorp, situé le long du canal, qui va de la ville
de Goes à la mer. Son église, son école, ses demeures d'ouvriers et
ses petites boutiques, tout est également Correct et bien entretenu.
Le bétail mérite aussi de fixer l'attention. Par le croisement de la
vache zélandaise avec le taureau durham, M. Van den Bossche a ob-
tenu une race intermédiaire dont les qualités sont si précieuses que
toutes les jeunes bêtes dont il consent à se défaire sont enlevées à
de très hauts prix par les propriétaires allemands. Les moutons ne
110 REVUE DES DEUX MONDES.
sont pas moins remarquables : ils appartiennent ^ une race fixe dé-
signée par le nom d'mîan, et obtenue par le croisement des béliers
dishley avec les brebis zélandaises. J'ai vu tous ces magnifiques ani-
maux dans de gras pâturages ou dans les champs de trèfle avec du
fourrage jusqu'au ventre, et l'hiver ils sont nourris de paille hachée
mêlée avec des racines râpées et un peu de tourteau. Les bêtes
grasses sont envoyées au marché de Londres à mesure qu'elles at-
teignent le poids voulu. Nous fûmes très étonnés, pendant notre
visite, de voir qu'on drainait à l'"50 une terre que les hautes ma-
rées inonderaient ; mais on profite de la marée basse pour évacuer
les eaux, et le drainage donne les meilleurs résultats. Tout le polder
serait déjà drainé, si une partie n'en était pas soumise à la dîme, car
la dîme, qui le croirait? existe encore dans certains districts des
Pays-Bas, non plus en faveur du clergé, mais au profit de l'état ou
des particuliers. Le contraste entre les champs asséchés et ceux qui
ne l'étaient pas sautait aux yeux, et montrait ainsi par une preuve
irrécusable les funestes effets d'un droit suranné, qui met obstacle
aux améliorations coûteuses, parce que l'on sait qu'on devrait en
partager les bénéfices avec le titulaire de la dîme. Depuis long-
temps déjà les chambres se sont occupées de l'abolition et du rachat
des dîmes; mais aucun projet n'a pu encore aboutir malgré les in-
cessantes réclamations des agriculteurs.
Dans le Wilhelmina-Polder, la rotation complète est de vingt et
un ans, qui comprennent trois années pour la garance et une an-
née de jachère, jugée nécessaire afin de nettoyer parfaitement le
sous-sol des longues racines du chiendent. Les produits qu'on ré-
colte sont du froment, des pois, des féveroles, de l'orge, du lin, de
la garance, de l'avoine, du trèfle, des betteraves et des navets. Les
tunicps sont semés comme en Angleterre, et pour l'instruction des
visiteurs le directeur fit faire l'opération sous nos yeux. La charrue
ouvrait le sol, le fumier était placé dans la raie (fui était ensuite
fermée et sur laquelle le semoir à cheval déposait la graine. La ra-
cine, trouvant ainsi l'engrais à sa portée, se développe avec une vi-
gueur extraordinaire. On éclaircit plus tard, et la houe à cheval
maintient le sol dans d'excellentes conditions d'ameublissement et de
propreté. Il est assez connu que la plupart des grandes entreprises
agricoles conduites par des gérans ont échoué : celle-ci fait une
brillante exception, car les parts de propriété qui valaient primiti-
vement 18,000 florins se vendent maintenant 34,000 florins et au-'
delà, et sur ce prix l'actionnaire touche encore 6 pour 100, quoique
les profits des années exceptionnellement favorables soient employés
à des améliorations foncières telles qu'empierrement des routes i';
drainage, plantations, constructions, etc. L'exemple du Wilhel-
l'économie rurale en neerlande. 111
mina-Polder montre parfaitement comment une ojDération rurale
peut donner les plus fructueux résultats à la condition qu'elle soit
dirigée par un homme intelligent, actif, énergique, et disposant
d'un capital suffisant; il nous offre aussi le modèle d'une associa-
tion de la grande culture et de la moyenne propriété, combinaison
rare encore, mais qui, il faut l'espérer, deviendra la règle dans
l'avenir.
II.
Le système de culture zélandaise avec son assolement septennal,
où le froment occupe le quart de la terre labourée, s'étend sur les
bords de la Meuse et du Rhin aussi loin que se fait sentir la marée.
Au-delà de Dordrecht, dans la vallée qui s'ouvre entre les collines
de sable de la Gueldre et celles du Brabant, commence une région
nouvelle, celle des alluvions de rivière, formées d'une argile plus
compacte, moins fertile, plus humide, et qu'à défaut du jeu des ma-
rées on ne peut aussi bien débarrasser des eaux de pluie. Cette ré-
gion comprend les grandes îles intérieures dessinées par les bras
multiples de la Meuse, du Leck, du Waal et du Vieux-Rhin, c'est-à-
dire les districts du Tielerwaard, du Bommelerwaard, du Land-van-
Altena, de Bueren, de Maas-en-Waal, de la Betuwe, le grand bassin
de l'ancien Rhin, qui s'avance en pointe vers Utrecht, et celui du
Rhin principal jusqu'auprès d'Emmerich sur la frontière d'Allema-
gne. La terre est encore de très bonne qualité, mais la culture est
peu avancée; elle s'est à peine élevée au-dessus du niveau de l'as-
solement triennal, quoiqu'on récolte du colza, des féveroles et des
pommes de terre. L'introduction du trèfle ne date que de la fm du
siècle dernier. La jachère revient tous les quatre ou cinq ans, et
l'on ne fume que tous les huit ou dix ans. La rotation suivante peut
être considérée comme le type dominant, plus ou moins modifié sui-
vant les usages et les conditions des diverses localités : première an-
née, jachère avec fumure; deuxième, colza; troisième, froment;
quatrième, pois, avoine, féveroles; cinquième, froment; sixième,
trèfle; septième, froment; huitième, jachère sans fumure; neuvième,
froment ou seigle; dixième, pois ou pommes de terre. Trop sou-
vent aussi on met deux années de suite des céréales dans le même
champ, et la moitié de la terre emblavée porte du froment. Les en-
grais sont mal recueillis, et même le fumier de mouton est vendu
pour la culture du tabac. Le binage est peu pratiqué; les champs
sont infestés de sinapis arvensis, qui souvent au printemps cache
complètement les jeunes céréales sous un tapis de fleurs jaunes.
Les instrumens aratoires sont de forme antique : la charrue, par
H2 , BEVUE DES DEUX MONDES. r,jIJ
exemple, est mal faite et tellement lourde qu'il faut quatre che-
vaux pour la mettre en mouvement. Les fermes ont une étendue
de 30 à 35 hectares, dont une vingtaine sont labourés; on y entre-
tient six chevaux, une quinzaine de bêtes à cornes et un troupeau
de moutons. Les chevaux sont bons, assez légers, et les meilleurs
sont achetés en grand nombre par la Belgique et la France, où ils
servent de chevaux de train ou de carrosse. On rencontre ici, du
côté de Munster, cette variété de bœufs sans cornes que les Scythes
possédaient déjà, suivant Hérodote, qui attribue cette anomalie à
l'intensité du froid : ne armentis quidem suiis honor aut gloria fron-
tis, comme dit encore Tacite en parlant des troupeaux des Germains.
L'élevage du bétail est singulièrement favorisé par l'excellente
qualité des herbes des Uylerwaardcn, c'est-à-dire des prairies hors
digue arrosées l'hiver par la crue des rivières et enrichies de leur
limon; elles produisent 6,000 kilos d'un foin assez nourrissant pour
engraisser les animaux de boucherie. Elles se louent pour un an de
180 à 220 francs l'hectare, et le regain seul pour pâturer se paie de
60 à 70 francs. Les baux sont de quatre ou de six ans, et le fermage
s'élève de 60 à 100 francs par hectare. L'entrée en jouissance est au
1" janvier pour les bâtimens, et au 1" mai pour les terres. Toutes
les fermes sont entourées de vergers où l'on récolte en abondance
des pommes, des prunes et surtout des cerises qui, expédiées pour
Londres, donnent un bon profit. Indépendamment du colza, deux au-
tres plantes industrielles sont aussi cultivées avec succès, le chanvre
et le tabac. Le chanvre, qu'on ne trouve guère en Hollande que
dans le district de Maas-en- Waal , livre en moyenne 600 kilos de
fdasse et 14 hectolitres de graines par hectare d'une valeur totale
de 500 fr. environ. Le tabac, introduit dès 1647, est cultivé dans la
Betuwe, l'ancienne Batavie, et dans les environs d'Amersford, non
loin d'Utrecht, d'après une méthode qu'il n'est pas inutile de faire
connaître. Les champs destinés au tabac sont divisés en carrés
allongés d'une vingtaine d'ares par des haies d'aunelles destinées à
couper le vent. On y élève des lits de 50 centimètres de large sur
32 de haut, qu'on garnit de fumier de mouton dans la mesure de
25,000 kilos à l'hectare. Le tabac, semé sur couches couvertes de
papier huilé, est ensuite repiqué et planté en lignes sur les lits ainsi
préparés. Après la cueillette, ces feuilles sont séchées sous des han-
gars ouverts au vent de tous les côtés. On estime le produit par
hectare à 1,500 kilos de première qualité et à 1,500 kilos de se-
conde qualité, d'une valeur totale de 2,000 à 2,500 francs.
Quoique le lin ne soit pas cultivé ici, on rencontre cependant dans
rOver-Maas, surtout aux environs de Dordrecht, un grand nombre
de cultivateurs de lin qui exercent leur industrie d'une manière
l'économie rurale lENïJÉERtANbE. 113
vraiment extraordinaire. Comme le lin épuise beaucoup le sol, ainsi
que le remarquait déjà Virgile, urit enim Uni ramjmm seges, cette
plante ne peut revenir dans la même terre qnïe' tous les seipt ou huit
ans. Il est donc nécessaire d'avoir une vaste étendue à sa disposi-
tion quand on veut en récolter une grande quantité chaque année.
Les cultivateurs de l'Over-Maas ont pris en conséquence pour champ
d'exploitation toutes les terres des Pays-Bas propres à la culture
du lin, et voici comment. Ils ne craignent pas de louer des terres très
loin de leurs demeures dans toute la Zélande, en Hollande jusqu'au-
delà d'Alkmaar, et même en Frise et en Groningue au-delà du Zuy-
derzée, partout enfin où s'étend la zone argileuse. Ils ne prennent la
terre que pour un an : le fermier ou le propriétaire doit la préparer,
et eux arrivent pour semer le lin, qu'ils font ensuite sarcler et ré-
colter à leurs frais. Ils paient par hectare de 210 à 260 fr., ou bien
de 315 à 375 fr. quand ils louent op bemad, et dans ce dernier cas
ils ont le choix à la Saint-Jean, c'est-à-dire le 24 juin, ou d'accepter
le lin quand il promet un bon produit et de payer la somme con-
venue, ou bien de renoncer au marché en abandonnant le lin qui
est en terre. Cette dernière clause est très en usage, parce qu'elle ^
partage entre les deux parties les bonnes comme les mauvaises ^j
chances. Lorsque la plante textile est séchée sur place, le cultiva- ■
teur [vlasboer) la charge sur des bateaux et la transporte près de
sa demeure, où il la fait rouir pour la revendre aprèsi' 'Ces sortes
d'entreprises à la fois commerciales et agricoles ont quelque chose
d'aléatoire qui attire beaucoup de conçu rrens. Les grandes ^facilités
qu'offrent à la navigation les rivières et les canaul si multipliés dans
toute la région basse rendent seules possible une exploitation enta-
mée à la fois sur tant de points si éloignés les uns des autres. C'est
un curieux exemple de l'influence qu'exerce le bateau dans les pra-^ vs
tiques de l'économie rurale.
En résumé, malgré l'esprit d'initiative que montrent quelques-uns 'i'
de ses habitans, on peut dire, je crois, qu'eu égard à sa fertilité -
naturelle, la vallée de la Meuse et du Rhin est la partie la plus mal 'j
cultivée de la zone argileuse. Un seul fait suffît pour le prouver sans -'
réplique. Tandis que la moyenne des produits en froment s'élève'''
pour le royaume à près de 20 hectolitres par hectare, il n'est dans 5
ces bonnes terres d'alluvion que de 16 hectolitres. Sans doute dans ;
ces dernières années, grâce à l'intérêt puissant qu'inspire ici comme
partout ailleurs en Europe tout ce qui touche à l'agriculture, de
grandes améliorations ont été opérées, et déjà il serait facile de citer
plus d'une ferme qui pourrait servir de modèle; mais en général il
reste encore beaucoup à faire. Il est vrai aussi que cette région est
exposée à ces terribles inondations dont les désastres prennent par-
TOME XLVIII. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
fois les proportions d'une calamité publique qui émeut tout le pays,
et les dangers qui chaque année peuvent renaître inspirent sans
doute un sentiment d'insécurité qui doit ralentir un peu le zèle des
propriétaires. Ajoutez la dîme et les locations publiques, et vous
aurez l'explication de l'état peu avancé de l'agriculture.
On a raconté dans la Revue (1) comment le lac d'Harlem avait été
mis à sec et livré à la culture. On peut apprécier maintenant les
résultats de cette magnifique entreprise. Sur les 18,500 hectares
que contenait le lac, 16,822 ont été vendus au prix total de
7,798,700 florins, ce qui établit une moyenne de 463 florins par
hectare. Aujourd'hui cette valeur a plus que doublé, et l'on vend
couramment la terre au prix de 1,000 ou 1,200 florins l'hectare. Le
fermage est de 35 à 50 florins, dont à déduire une dizaine de florins
pour les contributions du polder et les charges diverses. Comme le
lac desséché a été peuplé par des cultivateurs venus des différentes
régions, on trouve ici tous les systèmes de culture, et l'on peut visi-
ter successivement dans l'espace de quelques heures des fermes or-
ganisées à la manière du Brabant, de la Frise, de la Zélande, de la
Hollande et de la Groningue. Chacun s'efforce à l'envi de prouver
par son exemple la supériorité des méthodes qu'il a apportées de»;
sa province, ou qu'il a empruntées aux pays voisins. L'agronome
assiste ainsi, dans cette vaste arène, à une sorte de concours agri-
cole permanent, et il n'est point d'étude plus instructive, 17,402
hectares sont mis en valeur, dont la moitié environ est en herbages.
Les produits des différentes cultures vont sans cesse en augmen-
tant. En 1860, le froment a, donné près de 24 hectolitres, les fé-
veroles 26, le colza 16, les pommes de terre 205 à l'hectare. La.
récolte totale a été estimée à peu près 2,700,000 fr., sans la valeur ,
des produits du bétail, qui comprend 2,000 chevaux, 6,200 vaches,,.
12,500 moutons et 1,500 porcs, de telle sorte que cet ancien lac,
qui ne rapportait rien autrefois, livre maintenant au pays un pro-
duit brut annuel d'environ 4 millions de francs. N'est-ce pas là un
des plus beaux travaux dont un pays puisse s'enorgueillir, et l'un
des plus éclatans triomphes des machines modernes?
Pour compléter le tableau de la zone argileuse, il nous reste à
visiter les terres d'alluvion qui occupent l'extrémité septentrionale
du royaume depuis le Zuyderzée jusqu'au Hanovre. En quittant le
lac de Harlem, prenons à Amsterdam le bateau à vapeur de Har-
lingen ; en moins de sept heures, il nous débarquera dans ce port,
qui est le principal de la Frise, et qu'une voie ferrée relie déjà
'iiu;i! ..to S'ivijiu:.! j{i9(' pnqmjîD f)nu ^ncb 8.f.efio'ir.fff si
(1) Voyez' liH 'dc(s ■akiclés 'de l'intéressante série ^e'M. EsqliiVos; Revue dni^' juillet'
1855.
l'économie rurale en néerlande. 115
à Leeuwarden. A partir de Harlingen, s'étend tout le long de la
côte une lisière très fertile formée par les relais limoneux que les
eaux ont successivement déposés dans la mer qui baignait les murs
de Leeuwarden et de Groningue, deux villes qui avaient des ports
et qui sont aujourd'hui éloignées du rivage par quatre ou cinq lieues
de terre ferme. Ici encore il a fallu protéger par des digues tout le
'territoire que menacent les hautes marées; celles qui défendent la
côte de l'ouest, sans cesse en butte à un fort courant et aux lames
qui viennent du large, sont vraiment de prodigieux ouvrages où l'on
amis en œuvre toutes les ressources de l'art hydraulique. Qu'on se
figure deux rangées d'énormes pilotis reliés ensemble par des ma-
driers transversaux, et toutes ces pièces de bois complètement re-
vêtues de grands clous à tête plate, afin de les préserver de l'at-
teinte des petits animaux marins qui détruisent le bois en s'y logeant
eux-mêmes; entre ces pilotis et complètement enfoncées dans le
sable, de fortes planches ou plutôt des poutres sciées en deux et
placées les unes à côté des autres; derrière ces planches, un revê-
tement de gros blocs de granit rouge amenés à grands frais des
sables diluviens de la Drenthe, et derrière ces blocs cyclopéens un
puissant clayonnage toujours soigneusement entretenu. Yoilà le qua-
druple moyen de résistance que ces digues offrent aux assauts de
la mer, et elles s'étendent ainsi sur plusieurs lieues de distance.
En examinant les formidables travaux accumulés ici, je fus sur-
pris d'apprendre que la côte septentrionale n'est protégée que par
une levée d'argile gazonnée, et je résolus d'aller m' assurer moi-
même par quel miracle une aussi faible barrière pouvait résister
aux fureurs des tempêtes et arrêter les flots soulevés par les vents
et les marées. Il est d'ailleurs intéressant de voir comment se ren-
contrent la terre et la mer. Le mariage ou la lutte des deux élémens
m'a toujours paru un des plus beaux spectacles de la nature, qu'on le
contemple soit des grèves de sable en pente douce qui se relèvent
en dunes, et sur lesquelles le flot vient dérouler ses volutes expi-
rantes, comme en Hollande, soit du haut des côtes déchiquetées
des régions granitiques, où les lames se brisent, en hurlant avec fu-
reur, contre des rocs à pic qu'elles couvrent de leur écume, comme
en Bretagne, soit au pied des pittoresques corniches des roches cal-
caires, où les vagues creusent des arcades et s'engouflrent, limpides
et bleues, en des cavernes retentissantes, comme à Capri ou à
Amalfi. Je m'attendais à trouver une mer dure efsévère, assombrie
déjà aux approches du nord. Pourtant j'avais atteint les limites ex-
trêmes du pays, sans que rien m'annonçât la proximité du rivage
Je marchais dans une campagne admirablement cultivée et limitée
d'un côté par un relèvement de gazon où paissaient d'énormes mou-
116 REVUE DES DEUX MONDES.
tons. Je gravis la digue, qui était peu élevée, et quand je fus sur
la crête, un air frais et vivifiant vint me frapper au visage. J'avais
devant moi les horizons infinis de cette Mer du Nord qui n'a plus
d'autres bornes de ce côté que les glaces éternelles du pôle. C'était
bien cette mer lourde et presque immobile que Tacite a peinte en
deux mots : pîgruin ac prope immotmn. Là finissait, croyait-il, l'u-
nivers : illuc usque tantum natura.', là apparaissaient les formes gi-
gantesques des divinités germaniques. Au pied de la digue com-
mençaient les relais limoneux, déjà recouverts sur une assez grande
étendue de plantes verdoyantes; au-delà, c'était de la boue figée,
mais déjà de la terre; puis venait de la boue humide, insensible-
ment transformée en une eau épaisse et trouble. Enfin çà et là des
bancs de sable brillaient au soleil, et se relevaient même en dunes
pour former les îles de Rottum, de Schiermonnikenoog, de Rottu-
meroog et de Borkura. Ces bancs et ces îles étaient la suite de ces
collines sablonneuses que les flots et le vent font naître sur la côte
à partir du Pas-de-Calais, et qui servent de défense à la terre-
ferme. Ces bras d'eau limoneuse que j'avais devant les yeux, c'é-
taient les ivadden, c'est-à-dire des polders en voie de formation, un
sol encore noyé à marée haute, mais qui s'élève peu à peu, à me-
sure que les courans de l'Ems et du Zuyderzée viennent y déposer
de nouvelles couches d'argile. A marée basse déjà, c'est à peine Sï
quelques passes restent navigables pour des barques, et les trou-
peaux qu'on met dans les îles peuvent regagner la côte à gué. Des
nuées d'oiseaux marins s'abattent alors sur ces bas-fonds pour s'y
nourrir des coquillages que le reflux abandonne à leur voracité,
puis ils vont déposer sur les bancs de sable des quantités d'œufs
qu'on apporte aux marchés des villes, et qui forment un objet d'ex-
ploitation régulière. Avant cent ans, barques, oiseaux, bas-fonds et
bras de mer auront disparu; les îles seront des dunes qui borderont
la terre agrandie, et la charrue fera sortir de ce sol nouveau d'in-
calculables richesses.
Nulle part mieux qu'ici on ne peut étudier comment la végéta-
tion hâte la formation de ces relais qui étendent sans cesse le ter-
ritoire néerlandais. D'abord au printemps la grasse argile se couvre
d'une espèce de conferve qui en rougit légèrement la superficie, et
qui produit ce que l'on appelle la floraison de la boue; puis vient la
salicornia herbacea, qui prospère même sur un dépôt vaseux que la
marée submerge tous les jours. A la salicornia succède toute une
famille de plantes marines dont les feuilles épaisses, charnues et
luisantes rappellent celles des plantes grasses, et qui résistent très
bien à l'arrosement bi-mensuel d'eau salée que leur apportent les
marées de sizygies : le glaux maritima, le scoberia maritima, le
l'économie rurale en néerlande. 117
chenopodium glaucum, etc. Quand apparaissent le Icpigonwn sali-
num, le jiincus compressus et le trifolmm fragifcruyn, le mouton
vient paître ces prés salins, où l'on ouvre de distance en distance de
petites rigoles se dirigeant vers la mer, afin que les eaux puissent,
en descendant, se diviser et s'écouler doucement, sans emporter le
limon fraîchement déposé. Dès lors les progrès de l'alluvion sont
rapides, et bientôt on peut songer à l'enceindre d'une digue, afin de
livrer à la culture le sol nouvellement formé.
Les terres argileuses de la Frise exploitées à la charrue sont
toutes situées au nord de Leeuwarden, qui est ainsi le point de
partage de deux systèmes diff'érens : d'un côté le pâturage, de
l'autre le labour. Parmi les terres labourées, les meilleures sont
celles de Dokkum, du Wierumadeel, du Menaldumadeel , du Fer-
werderadeel, et surtout celles du Bildt, qui n'ont été conquises que
depuis le xv!*" siècle. La qualité de la terre est inférieure à celle de
la Zélande, mais la culture est plus soignée. Les champs sont divi-
sés, comme en Flandre, en ados de 3 mètres de largeur, afin de
faciliter l'écoulement des eaux. Les semailles d'été commencent à
se faire en ligne , non avec le semoir à cheval , mais avec un petit
semoir à la main. Les terres sont admirablement sarclées : céréales,
féveroles, colza, tout est nettoyé avec le plus grand soin par des
femmes qui arrachent jusqu'à la moindre mauvaise herbe moyen-
nant un salaire de 10 centimes par heure. On est parvenu ainsi à
extirper presque complètement la moutarde sauvage [sinapis ar-
vensis)^ qui faisait naguère autant de tort ici que dans les argiles de
rivière de la vallée du Rhin. L'assolement s'est aussi singulièrement
amélioré. Tandis qu'il y a cinquante ans il se rapprochait beaucoup
de celui de la Zélande, avec repos tous les sept ou huit ans, au-
jourd'hui la jachère a presque complètement disparu, et le froment
r^'qccupe plus que la cinquième partie du sol. Depuis qu'on récolte
beaucoup de chicorée et de lin (1), et qu'on a introduit le trèfle, la
rotation varie beaucoup dans chaque exploitation. Yoici cependant
le type dominant : 1° colza fortement fumé; 2" froment ou orge d'hi-
ver; 3° féveroles ou pommes de terre; h" chicorée ou lin. On fume
ainsi tous les quatre, et non tous les huit ans. L'étendue ordinaire
deis fermes est de 35 à 50 hectares. Gomine d'habitude dans les
terres fortes , le nombre des chevaux est grand par rapport à celui
des vaches : on trouve dans une ferme d.e 50 hectares environ
orru eiiîoj 9bé.->ona \\uv\^v^\Vyi, f.î A .?,inof nai 8ij< . .. , ^ ui v.
(1) J'ai remarqué qu'on semait beaucoup en Frise tin lin particulier a fleur blancne
plus vigoureux, mais moins fin que le lin à fleur bleue. Cette variété, qui est constante,
s'est produite, paraît-il, en 1810, chez un fermier de la commune de Ternaard, qui en
a recueilli la graine et l'a perpétuée. C'est un fait curieux qui n'est pas indigne de
l'attention des botanistes et des agronomes.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
12 chevaux, de 6 à 7 vaches à lait, autant d'élèves, et de 9 ou
10 bœufs à l'engrais.
En général la terre n'appartient pas aux fermiers, et les grandes
exploitations se morcellent parce qu'un grand nombre de petits cul-
tivateurs , — on les appelle en Frise kooltsjers ou gnieren, — sont
disposés à payer un prix très élevé pour des parcelles. Les proprié-
tà,ires en profitent, et, au lieu d'un prix de 150 à 190 fr., obtiennent
200 ou 250 fr. par hectare. 11 se forme ainsi, chose exceptionnelle
dans la zone argileuse, une classe de locataires pauvres et presque
indigens qui dans les mauvaises années, faute de travail industriel,
tombent à la charge des communes. On s'effraie ajuste titre de cette
situation, car elle a déjà eu pour conséquence une sorte de taxe
des pauvres qui, d'après un observateur bien informé, M. Beucker
Andreae, prélèverait le dixième du revenu des terres. Quoiqu'ils
n'obtiennent que des baux de sept ans, les fermiers ont fait faire à
la culture des progrès très marqués. L'engrais liquide des étables
est recueilli dans des fosses voûtées, ou bien dirigé vers le fumier,
qu'il arrose. L'informe et massive charrue jadis traînée par quatre
et même six chevaux, ou par deux couples de bœufs, est remplacée
par de bonnes charrues légères et fortes, que deux ou trois chevaux
tirent avec facilité. L'avantage d'avoir de bonnes routes est parfai-
tement compris. Quoique les voies fluviales ne manquent point, les
communes rurales s'imposent de lourdes charges pour empierrer
les chemins , et récemment encore les trois communes du Bildt ont
voté 20,000 florins pour un travail de ce genre.
Malgré les relations fréquentes avec l'Angleterre, qui font péné-
trer dans les campagnes toutes les nouveautés agricoles les plus
récentes, dans les endroits reculés du pays se conserve encore plus
d'une coutume nationale, et parmi celles-ci une des plus curieuses
est le tesck-loaiv, jadis en usage dans toute la zone argileuse de la
Frise et de la Groningue. Dans cette région, la culture du colza
occupe depuis longtemps une place importante; il semble que les
Frisons aient apporté avec eux cette plante utile lors de leurs pre-
mières migrations dans la contrée, car on a trouvé des siliques
de colza à douze pieds de profondeur dans l'un de ces ierpen qui
servaient de lieu de refuge aux populations primitives. Gomme les
graines de colza s'échappent très facilement de la silique qui les
renferme, il faut battre la récolte en place sur une vaste toile à
voile étendue à terre, et avec un nombre d'hommes assez grand
pour en finir en un seul jour avec chaque meule. Le cultivateur ne
peut donc faire l'ouvrage avec son personnel ordinaire. Dès le
moyen âge , on voit qu'il se présentait alors un entrepreneur muni
de la grande toile et à la tête d'une brigade de batteui-&, composée
.slûy'f) gOJP.O.') fJO «3jV>
l'économie rurale en néerlande. 119
souvent de vingt ou trente hommes. Ce chef, qui présidait à toute
l'opération, était le tesck-graaf {\q comte du battage), et ce nom ne
doit pas nous étonner, car dans ces pays libres , où le guerrier était
en même temps cultivateur, les travaux des champs avaient le ca-
ractère à la fois d'une expédition militaire et d'une cérémonie reli-
gieuse, et les rois frisons et saxons, qui luttèrent si longtemps contre
les rois francs, même après que ceux-ci eurent conquis la Gaule,
n'étaient rien de plus que des chefs élus, riches propriétaires de
grands troupeaux. On possède encore, rédigé en vieux frison, le
tesck-loaiv (1), c'est-à-dire la loi du battage qui réglait tous les dé-
tails de l'importante opération dont les usages rappelaient les tra-
ditions du paganisme germanique. Le /^srA'-^/Y/^/immolait un bélier
avec un couteau orné de fleurs, et on en mangeait la chair aux cris
de raniy ram [ram signifie bélier), souvenir évident de l'ancien
sacrifice du bouc fait en l'honneur d'Odin. Les jeunes filles qui ai-
daient au battage, en avançant les gerbes, se lavaient d'abord la
figure dans de l'eau de source parsemée de fleurs, et tâchaient de
se frapper l'une l'autre avec des chardons, autre réminiscence de
l'antique mythologie. Le battage terminé, un banquet rustique réu-
nissait tous les travailleurs. Le fermier et le tesck-graaf y prési-
daient. Les fortes boissons n'étaient pas épargnées, et la fête se
terminait par un bal étrange , où les couples , au lieu de tourner en
dansant, comme dans la valse ordinaire, tournaient en se roulant à
terre. Ces jeux violons [het ivalen), origine païenne et grossière de
la valse, se sont perpétués malgré les réprobations de l'église (2),
qui n'a cessé de poursuivre de ses anathèmes ,ççs vallationes, lusa
diaboUca, comme les appelle un saint de ces contrées, saint Eligius.
Toutes les primitives religions de la nature ont consacré ainsi les
travaux agricoles, qui en effet n'étaient que la mise en œuvre de la
force mystérieuse des élémens qu'on adorait. Aujourd'hui les céré-
monies du tesck-loaœ ne sont plus guère scrupuleusement suivies;
presque partout une machine, mettant en fuite les rites symboliques
du culte d'Odin, a dépouillé de sa signification mythique l'opération
agricole, qui s'accomplit avec la célérité grave et monotone du tra-
vail moderne. Cette machine, qui a fait ce que n'avaient pu accom-
^ (1) Le tesck-loaw a été publié dans le Tydschrift, de M. Sloet tôt Oldhuis, seizième
année. i ;^ ^ouii-. ,\\o.
(2) L'usage de ces valses se retrouve chez toutes les populations des côtes de la Néer-
lande; on le rencontre jusqu'en Zélande et même en Belgique. Les couples se placent
au haut des dunes, puis se laissent rouler ensemble sur la pente de sable fin jusqu'à la
plage. Ces coutumes naïves, tradition des anciens âges, disparaissent rapidement ou
deviennent des jeux d'enfans, comme les héroïques légendes dégénérées en kindermar-
chen ou contes d'enfans.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
plir les foudres de l'église, est le dorschblok (1), dont l'origine re-
monte déjà très haut, et qui est employé dansia zone argileuse pour
battre tous les grains. ' ^i^'^'iJ) yï> '^^ Jnî)m;,niiuiiiri(,t ;tiijUii?)il
III.
Lorsqu'en quittant la Frise on pénètre en Groningue, on rencontre
dans les fertiles cantons d'Hunsingoo, de Firelingoo et d'Oldampt
un sol et une culture à peu près semblables. Cependant, à mesure
qu'on avance, on est frappé de l'aspect de richesse que présentent
les fermes. Tous les étrangers qui parcourent les campagnes du nord
de la Groningue admirent leur prospérité et leur belle apparence.
Un agronome français, M. le comte de Gourcy (2), a vivement tra-
duit cette impression dans les notes de son voyage agricole, quoiqu'il
n'ait fait que traverser la contrée. Les bâtimens ruraux sont d'une
ampleur sans pareille. Entre la route et la maison d'habitation se
dessine un jardin d'agrément planté d'arbres exotiques, et dont les
pelouses,S(Ont^parseméeS;de, groupes de fleurs; à côté, un potager
montre ses arbres à fruits et ses légumes variés. L'étendue de la
façade, le grand nombre de fenêtres aux deux étages, les rideaux
brodés, les ^leubles en bois d'Amérique, le piano, les livres de la
bibliothèque, tout annonce une large aisance et les habitudes d'une
condition supérieure. Derrière la demeure du fermier, mais y atte-
nant, se dresse un énorme bâtiment haut comme une église et long
comme un chantier couvert. Là se trouvent réunis l'étable, l'écurie,
la, grange, tout sous le même toit. En entrant, vous voyez d'abord
des espaces énormes suffisans pour abriter la récolte de 100 hectares
et toute une collection d'instrumens aratoires perfectionnés, puis
parfois soixante ou soixante-dix vaches sur un seul rang, et non loin
de là vingt superbes chevaux noirs, l'orgueil du cultivateur, comme
par exemple chez M. Reinders , dans sa belle ferme de Groot-Zee-
wyk, à WarlTum. Ces fermiers ont conservé les mœurs simples de
leui'S ancêtres. Quoique possédant souvent plusieurs tonnes d'or, ils
ne dédaignent pas de mettre la main à la charrue et de surveiller
par eux-mêmes tous les travaux des champs. Ils sont bien plus ri-
(1) Le dorschblok est un cône tronqué d'une dizaine de pieds de long et de quatre
pieds de haut, fait en grosses lattes de bois, et qu'un ou deux chevaux font tourner
autour d'un fort pieu fixé en terre. Le dorschblok exige, pour étaler les gerbes à terre,
deux hommes par cheval attelé. Il ne fait pas autant de besogne qu'une batteuse an-
glaise; mais il est d'une construction très simple, ne se dérange jamais et ne coûte
presque rien à établir.
(2) Voyage dans le nord de V Allemagne, la Hollande et la Belgique, par le comte d#
Gourcy; Paris, 1860. y^^v
l'économie rurale en néerlande. 121
ches que leurs frères de Hollande , de Frise ou de Zélande , parce
qu'ils ont sur la ferme qu'ils exploitent une sorte de droit particu-
lier qui représente déjà un capital considérable. En outre, le fils
aîné héritant ordinairement de ce droit, ils s'efforcent de réunir
d'autres capitaux placés en fonds publics, et destinés à former la
part des cadets ou la dot des fdles. Souvent, comme les grands
fermiers lombards, ils envoient un de leurs fds étudier à l'univer-
sité, et ici ce n'est pas un mince sacrifice, car dans ce pays riche
les habitudes sont fastueuses, et on estime que tout étudiant coûte
à ses parens au moins /i,000 francs par an. Ces cultivateurs sont à
la tête du pays; aucune classe ne s'élève au-dessus d'eux. C'est
parmi eux qu'on choisit presque tous les membres des différehs
corps électifs et môme ceux qui vont représenter la province aux
états -généraux. Le soin de leur culture ne les empêche pas de
préndrè'ùnépal't active a là vie politique et à l'administration dé
îa chose publique. Ils suivent rion-seulement les progrès de l'art
agricole, mais aussi le mouvement de la pensée moderne. Us entre-
tiennent à Bfareh, près de la ville de Grôningue, sous là direction
d'un agronome distingué, M. J. Boeke, une excellente école d'agri-
culture, fréquentée par plus de quarante élèves; nulle part peut-être
l'instruction n'est aussi universellement répandue dans les campa-
gnes. En tout, la Grôningue passe pour la province la plus avancée
de la Néerlande. Elle forme une espèce de république habitée et
gouvernée par une classe de paysans riches et éclairés, complète-
ment guéris de tout esprit de routine. On ne voit nulle part ici les
tourelles du château féodal dominer les arbres des grands parcs, et
on chercherait en vain ces aristocratiques existences dont s'enor-
gueillissent les campagnes britanniques. Les bonnes maisons des fer-
miers sont les seuls châteaux, et toutes se ressemblent. La richesse
est également distribuée, et presque toute celle que la terre produit
reste aux mains de ceux qui la cultivent. Le bien-être et le travail
sont partout associés; l'oisiveté et l'opulence ne le sont nulle part.
La plupart de ces fermiers s'occupent des débats théologiques;
beaucoup d'entre eux appartiennent à la secte des mennonites, qui
sont les quakers de la Hollande. Sur la route qui relie les deux
beaux village d'Usquert et d'Uythuysen, j'avais remarqué, situées à
la suite l'une de l'autre, quatre fermes magnifiques. Je demandai à
l'hôte de l'auberge où je m'arrêtai à qui elles appartenaient. « A
des mennonites, me répondit-il ; ils sont à leur aise : chacun doit
avoir au moins trois tonnes. » J'avais entendu dire qu'il n'y a point
de pauvres parmi les membres de cette confession; je m'informai
s'il en était ainsi dans ce district. « Oui, reprit l'hôte; ils n'avaient
qu'un pauvre, mais il vient de mourir : ils n'en ont plus. » Les
mœurs sévères, l'ardeur au travail et la charité mutuelle bannissent
122 REVUE DES DEUX MONDES.
la misère de ces petites communions, où tout le monde se connaît,
se surveille et s' entr' aide.
La culture de la zone argileuse de la Groningue peut soutenir la
comparaison avec ce qu'il y a de mieux en Europe. Bien longtemps
avant que l'Angleterre eût adopté deux perfectionnemens nouveaux
qui ont fait beaucoup de bruit, le semis en ligne et le battage à
la machine, les cultivateurs de la Groningue semaient en ligne au
moyen du zaayhoorn et du zaaytrommel, et battaient leur grain
avec le dorschblok {\). Maintenant, à ces instrumens très simples et
très commodes inventés sur place, ils ont ajouté toutes les ma-
chines perfectionnées de l'Amérique et de l'Angleterre, et il en est
plusieurs même auxquelles ils ont fait subir d'utiles modifications.
Le drainage a été pratiqué dans les terres qui en avaient besoin;
les routes sont dans un excellent état d'entretien, et même les che-
mins dans l'argile, les Mehvegen, sont roulés et durs comme un
parquet. Toutes les récoltes, étant semées en ligne, sont sarclées
soit avec la houe à cheval de Garrett , soit à la main. Dans les pol-
ders anciens, on cultive successivement froment, féveroles, seigle,
colza, avoine, trèfle, orge; mais dans les polders nouveaux, où le
froment est de qualité inférieure, on réduit la rotation à quatre an-
nées : féveroles, colza, orge et avoine. On est parvenu à supprimer
d'une manière très ingénieuse la jachère, jugée partout indispen-
sable dans les fortes terres d'alluvion tous les huit ou neuf ans.
Au lieu de semer les féveroles comme à l'ordinaire, on les met en
lignes à cinq pieds de distance, et entre les lignes on laboure et on
fume comme pour la jachère ordinaire. Les féveroles ainsi traitées
se développent avec une vigueur prodigieuse et présentent la plus
luxuriante végétation : hautes, droites, touffues, toutes couvertes
de fleurs, elles ressemblent à des haies charmantes dont le parfum
pénétrant, à en croire le préjugé populaire, exalte les passions et
produit la folie. Malgré le grand espacement des lignes, on obtient
encore trois quarts de récolte au lieu de perdre une année , comme
dans le système ordinaire.
Depuis quelques années, on a recours, pour augmenter la fertilité
du sol, à un procédé très curieux et assez semblable à l'emploi
qu'on a fait en Frise de la terre des terpen ou lieux de refuge.
Toute la zone argileuse a été, nous l'avons déjà dit, conquise sur
la mer, et les trois ou quatre rangées de digues qui ont été cha-
cune en son temps la barrière la plus avancée subsistaient naguère
(1) J'ai décrit plus haut le dorschblok. Le zaayhoorn est une corne ou un petit en-
tonnoir ouvert par le bas et rempli de semence, au moyen duquel on sème dans les
lignes tracées par un rayonneur. Le zaaytrommel se compose d'une série de quatre pe-
tits tambours percés de trous et tournant autour d'un essieu unique; on l'emploie pour
semer le colza, les navets, etc. " -^
l'Économie rurale en néerlande. 12â
encore les unes derrière les autres. Les jugeant désormais inutiles,
on les abat maintenant pour en répandre la terre sur les prairies;
mais cela ne suffit pas, on fait plus encore. Dans les poldet^s an-
ciens, le sol est plus ou moins épuisé par les récoltes successives :
il ne possède plus cette fertilité extraordinaire des premiers temps.
Toutefois le sous -sol conserve encore intacts tous les élémens de
fécondité du limon récemment déposé par la mer, car les racines
n'ont pu descendre assez bas pour les lui enlever. On s'est donc
avisé , pour rendre à la terre sa fertilité primitive , de prendre le
sous-sol vierge et de le répandre sur les champs. Cette opération est
appelée klci-delven, extraction de l'argile. On creuse une tranchée
de 1 mètre de largeur sur autant de profondeur, on la remplit de
terre épuisée, on distribue l'argile fraîche sur les guérets comme
de l'engrais, et c'en est un en effet et des plus puissans. L'idée de
ce travail étonne au premier abord, car partout ailleurs le culti-
vateur a tellement horreur de mêler le sous-sol avec la terre vé-
gétale qui a reçu les engrais et subi l'influence de l'air et de la
charrue, qu'il ne veut pas même entendre parler des labours pro-
fonds. Au reste, dans beaucoup de polders, notamment dans ceux
de la Zélande, la couche d'argile est trop peu épaisse pour permettre
le klei-delven; on arriverait bientôt au sable, et on gâterait la terre.
Il est à remarquer aussi que tous les polders présentent une parti-
cularité remarquable : les plus récemment endigués, les plus rap-
prochés de la mer, sont les plus élevés; les anciens /7o/f/fr.9 sont de
plus en plus bas, à mesure qu'ils ont été endigués à une époque
plus reculée. Il semble que l'argile se soit tassée et que le sous-sol,
probablement tourbeux et spongieux, se soit affaissé sous la com-
pression du poids nouveau qu'il avait à supporter.
Au siècle dernier, la Groningue était une province pauvre. Dans
la répartition des charges de la fédération, elle payait moitié moins
que la Frise et douze fois moins que la Hollande. Aujourd'hui, rela-
tivement à son étendue, elle est une des provinces les plus riches
du royaume. Quoique plus de la moitié de son territoire soit com-
posée de terres détestables, sablonneuses ou tourbeuses, elle pro-
duit à elle seule les quarante centièmes de l'avoine, de l'orge et du
colza récoltés dans les Pays-Bas. Dans la région argileuse, une ré-
colte de hO à 50 hectolitres de féveroles à l'hectare, de 50 à 60 hec-
tolitres d'orge, de 70 à 80 d'avoine, n'est pas rare. Pour donner
une idée de la production en bétail, on peut citer la commune
d'Aduard, qui ne compte que 2,000 habitans, et qui a exporté en
1860 389 vaches à lait, 420 bêtes grasses, 78 génisses, 86 chevaux,
1,254 Moutons et 35,000 kilos de beurre; il en Va de même chaque'
annéèV ' ' '
124 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on veut saisir en un vivant tableau les preuves irrécusables
de l'aisance qui règne dans ces campagnes, il faut visiter les villes
de Groningue ou d'Appingadara un jour de marché. De toutes parts
on voit arriver les riches fermiers des environs dans leurs légères
voitures attelées de deux bons chevaux noirs, La rapidité de la
course de ces innombrables chariots aux formes pittoresques et aux
vives couleurs donne aux routes une animation joyeuse. Les nom-
breux canaux sont trop étroits pour lés bateaux qui viennent dépo-
ser sur les quais les abondans produits des pâturages et des terres
à labour. De grands troupeaux de bœufs encombrent les rues. Tan-
dis que les hommes festinent largement dans les auberges et ne
ménagent pas le vin, dont le prix est exorbitant, les femmes enva-
hissent les magasins, portant fièrement sur la tête un casque d'or
que voile en partie un léger bonnet de dentelles. A voir miroiter
au soleil le métal poli de ces coiffures guerrières, on croirait aper-
cevoir toute une phalange de ces vierges aux armures d'or qui, dans
l'antique mythologie germanique, présidaient aux combats. Le soir,
au retour, des luttes de vitesse s'engagent, les voitures cherchent
à se dépasser, et malgré le danger ces fières walkyries excitent elles-
mêmes les chevaux afin de soutenir l'honneur de leur écurie ou de
leur village.
Nulle part je n'ai vu plus Joëlle terre couverte de plus riches pro-
duits que dans les polders de Finsterwolde près du Dollard. Le Dol-
lard est un golfe qui s'est formé du xiii^ au xvi^ siècle, les flots de
la mer enlevant successivement la région tourbeuse qui réunissait
autrefois le Hanovre à la Groningue vers l'embouchure de l'Ems.
Depuis le xvi'' siècle, le limon qui se dépose comble peu à peu ce
golfe, et déjà quatre digues construites l'une en avant de l'autre
montrent les conquêtes faites de temps à autre sur la mer. L'année
même où je visitais ces districts, en 1862, je vis élever une digue
nouvelle de deux lieues de long, qui ajoutait 2,000 hectares au do-
maine agricole de la province. Les derniers polders de Finsterwolde
ne datent eux-mêmes que d'une vingtaine d'années, et conservent
encore en grande partie leur fécondité primitive. Je les parcourais
au commencement de juin; déjà le colza, courbant ses tiges affais-
sées sous le poids de ses innombrables siliques, formait sur le sol
une couche si épaisse et si égale que mieux valait pour les lièvres,
comme disaient les fermiers, courir au-dessus qu'au-dessous. Les
jeunes feuilles de l'orge, qui n'avait pas encore poussé son épi,
étaient si larges qu'on aurait cru voir des roseaux. On labourait la
terre pour la demi-jachère entre les lignes des féveroles, qui étaient
dans toute la beauté de leur première végétation. Un vigoureux
jeune homme, bien vêtu et l'air heureux, conduisait d'une main as-
l'économie rurale en néerlande. 125
surée une légère charrue américaine que traînaient vivement trois
chevaux élégans de race hanovrienne, à la croupe droite et cà la
queue relevée, qui, l'œil ardent et le cou recourbé, semblaient ac-
complir fièrement le travail auquel leur maître les avait associés..
Sous le trait du versoir, la terre couleur de chocolat se retournait
en volutes moulées d'un grain si fin qu'elles reluisaient au soleil
comme du marbre poli. Le fertile sillon s'ouvrait pour des semailles
nouvelles, tandis qu'à côté d'autres champs promettaient les plus
abondans trésors. En voyant la fécondité du sol récompenser aussi
largement le labeur intelligent de l'homme, je compris mieux com-
ment les anciens, frappés de la puissance merveilleuse de l'art
agricole, avaient considéré chacune de ses opérations comme un
acte religieux et un hommage aux dieux. . ; ^
Maintenant que l'on a pu se faire quelque idée de la prospérité
de l'agriculture en Groningue et surtout du bien-être dont jouissent
ceux qui l'exercent, il est temps de rechercher la cause de cette si-
tuation exceptionnellement favorable. Sur ce point, tous les écono-
mistes néerlandais sont d'accord : ils l'attribuent sans hésiter à ce
droit spécial des fermiers que j'ai mentionné déjà, et qui s'appelle
heklem-regt. Les différens systèmes d'amodiation exercent une in-
fluence si directe sur les progrès de la culture et sur la condition
des classes rurales que l'on me permettra d'entrer à ce sujet dans
quelques détails.
Le beklem-regt est le droit d'occuper un bien moyennant le paie-
ment d'une rente annuelle que le propriétaire ne peut jamais aug-
menter. Ce droit passe aux héritiers aussi bien en ligne collatérale
qu'en ligne directe. Le tenancier, le beklemde meyer, peut le lé-
guer par testament, le vendre, le louer, le donner même en hypo-
thèque sans le consentement du propriétaire ; mais chaque fois que
le droit change de main par héritage ou par vente, il faut payer au
propriétaire la valeur d'une ou de deux années de fermage. Les bâti-
mens qui garnissent le fonds appartiennent d'ordinaire au tenancier,
qui peut réclamer le prix des matériaux, si son droit vient à s'é-
teindre. C'est celui-ci qui paie toutes les contributions; il ne peut
changer la forme de la propriété, ni en déprécier la valeur. Le bc-
klem-regt est indivisible : il ne peut jamais reposer que sur la tête
d'une seule personne, de sorte qu'un seul des héritiers doit le pren-
dre dans son lot; mais, en payant le canon stipulé en cas de change-
ment de main, \q& propinen (1), le mari peut faire inscrire sa femme
(1) Ce mot vient évidemment du grec TtpoTrîvetv, boire, vider la coupe en cérémonie,
et il semble rappeler cet usage des Germains, qui, à ce que rapporte Tacite, sanction-
naient toutes leurs transactions juridiques en buvant du vin. Propinen est l'équivalent
du pot de v>in payé en plusieurs pays au renouvellement du bail. Le chitfre de la rede-
,1(1'
126 REVUE DES DEUX MONDES.
et la femme son mari, et alors l'époux survivant hérite du droit.
Quand le fermier est ruiné ou qu'il est en retard dans le paiement du
fermage annuel, le hekle7n-regl ne s'éteint pas de plein droit : les
créanciers ont la faculté de le faire vendre ; mais celui qui l'achète
doit d'abord payer au propriétaire tous les arriérés. L'origine de
cette variété si curieuse du bail héréditaire est très obscure. On la
retrouve avec des conditions à peu près pareilles dans l'île de Jersey
et en Lombardie, où le beklem porte le nom de contralto di lîvello.
En Groningue, il semble avoir pris naissance au moyen âge sur les
terres des couvens. Le sol ayant alors peu de valeur, les moines ac-
cordaient volontiers à des cultivateurs la jouissance d'une certaine
étendue de terrain à la condition que ceux-ci paieraient une certaine
redevance annuelle, et une autre encore à chaque décès. Ce contrat
assurait au couvent un revenu fixe, et le déchargeait de la gestion
d'une propriété qui ordinairement ne produisait rien. Les grands
propriétaires et les corporations civiles l'adoptèrent également. Ils
s'étaient réservé, paraît-il, la faculté de renvoyer le tenancier tous
les dix ans; mais ils n'en firent pas usage; parce qu'ils auraient dû
payer la valeur des constructions, et qu'ils auraient eu de la peine à
trouver un autre locataire. Pendant les troubles du xvi® siècle, le
droit devint de fait héréditaire, ou du moins plusieurs arrêts le dé-
clarèrent tel. La jurisprudence et la coutume tranchèrent les différens
points contestés; une formule plus claire fut rédigée, généralement
acceptée, et depuis lors le hcklem-regt, ainsi réglé, s'est maintenu à
côté du code civil, toujours respecté et de plus en plus universelle-
ment adopté dans toute la province de Groningue. Ce qui étonne
extrêmement, c'est que ce droit, en apparence si compliqué, si su-
ranné, puisse se répandre aujourd'hui même et gagner du terrain.
Voici l'explication de cette énigme économique. D'abord le pro-
priétaire qui veut céder le heklem-regt sur sa terre reçoit une forte
somme et conserve encore, nominalement au moins, la propriété.
Ensuite celui qui cultive son propre bien, et qui a besoin d'argent,
peut vendre la nue propriété, en se réservant le heklem-regt pour
lui-même; mais l'origine ordinaire des nouveaux contrats de ce
genre est la vente publique, parce qu'en vendant séparément la
vance annuelle due au propriétaire varie extrêmement, et plutôt d'après l'époque de la
constitution de la rente que d'après la valeur actuelle de la terre : on peut compter de
5 à 6 jusqu'à 30 ou 40 florins par hectare. La valeur vénale du droit du fermier dépend
du prix des denrées, de la prospérité de l'agriculture, et aussi du chiffre de la redevance
apnuelle. Vers 1822, la valeur du beklem-regt, était tombée si bas qu'on ne trouvait
plus à vendre; au contraire, depuis l'ouverture du marché anglais, le tenancier a vu
ses bénéfices augmenter à tel point que déjà, il commence à sous-louer à des fermiers
ordinaii'es, circonstance fâcheuse, car dès lors tous les avantages du beklem-regt dispa-
raissent. — En pleine propriété, la terre se vend environ 5,000 fr. l'hectare.
l'économie rurale en néerlande. 127
nue propriété et le bail héréditaire, on réalise une plus forte somme
que si l'on vend en bloc la pleine propriété. C'est ainsi que des pol-
ders endigués depuis une vingtaine d'années Seulement sont éôiimiè
2iM bcklem-rcgt. "' '' ' ' ■ ' 'i ; m;,)
Quiconque a réfléobi aux ' înconvéniéns du bail' à ferme ord'îiiàirié
comprendra sans peine les avantages du contrat adopté en Grorilii-
gue. Un juge compétent en cette matière, M. Hippolyte Passy, à
dit avec raison : « Il n'est de modes de location très favorables aux
progrès delà production que ciéuXiqui, par des stipulations bien
entendues, créent aux cultivateurs un intérêt continu à ne rien né-
gliger pour féconder de plus en plus le présent et l'avenir. » Or le
bekiem-rcgt répond parfaitement à ce programme. Le tenancier peut
entreprendre les plus coûteuses améliorations; il est sur d'en re-
cueillir tout le profit, et il n'est pas menacé, comme le locataire bP-
diilaire, d'avoir à payer un fermage d'autant plus élevé qu'il a plus
contribué à augmenter la fertilité du bien qu'il occupe. La récom-
pense légitime du travail est le produit qu'il fait naître, et l'homme
travaille d'autant mieux qu'il est plus certain de jouir des fruits de
ses efforts. Le beklem-rcgt, assurant aux cultivateurs la pleine
jouissance de toute augmentation du produit, est donc le plus éner^
gique des stimulans : il encourage l'esprit de perfectionnement, que
le bail à court terme met à l'amende.
Comme une propriété soumise au bail héréditaire ne peut être
divisée sans le consentement du propriétaire, ce contrat est un ob-
stacle naturel au morcellement des terres. Il empêche le dépèce-
ment inopportun des propriétés, suite de l'égalité des partages, 'et*
pourtant il ne rend pas impossible, comme le majorât, une division'
qu'une bonne économie conseille, car, si la division amène un avan-
tage réel, il suffit d'en faire profiter aussi le propriétaire pour qu'il
y Consente.
Ceux qui, frappés des prévisions de Malthus, craignent l'accrois-
sement excessif de la population doivent être partisans du beklem-
regt^ car ce système y oppose une entrave efficace. Le nombre des
fermes est limité, et, comme les fils des cultivateurs sont habitués
à une grande aisance, ils ne songent pas à se marier d'abord, sauf
à faire ensuite hausser le prix des terres par une concurrence incon-
sidérée qui pousse au morcellement. Ayant de l'instruction, ils se
font une carrière ou émigrent, et quand ils prennent femme, c'est
qu'ils ont trouvé de quoi la nourrir, elle et les enfans qu'elle peut
leur donner. Ainsi le beklcm-regt, tout en favorisant la production
de la richesse, tend k limiter le nombre de ceux qui ont à se la
partager, iCt il ,^cçroît le.bieii-êfre des ppjp^ulations par une double
action. , .ftt:55:i\(^i\ f,(i f.QvfnnBYj3 e;)i g^oJ a-toF '')!> -mîo .^y-".'^'
128 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, clira-t-on, si ce système d'amodiation est supérieur au bail
à ferme, il est inférieur à la propriété. Sans doute il l'est en quel-
que manière, puisque le beklcmde meyer doit payer une rente, et
que le propriétaire n'en paie pas; mais il y a cette grande différence
à l'avantage du beklem-regt, c'est qu'avec ce système le heklcmde
meyer cultive lui-même, tandis que le propriétaire louerait la terre.
Supposons le bcklem-regt aboli en Groningue, qu'en résulterait-il?
C'est qu'ici, comme en Zélande, la terre ayant une grande valeur,
celui qui posséderait un 1/2 million sous la forme de 80 ou 100 hec-
tares irait habiter la ville et céderait l'exploitation de son bien à un
locataire dont il aurait soin d'augmenter exactement la redevance
tous les sept ans. Un droit bizarre et emprunté au moyen âge. a donc
eu pour effet de créer, comme nous l'avons vu, une classe de culti-
vateurs jouissant de tous les bénéfices de la propriété, si ce n'est
qu'ils ne gardent pas pour eux tout le produit net, ce qui précisé-
ment les eût éloignés de la culture. Au lieu de locataires tremblant
de perdre leur ferme, reculant devant toute amélioration coûteuse,
cachant leur bien-être, dépendant de leur maître, nous avons ren-
contré en Groningue une sorte d'usufruitiers libres, fiers, simples
de mœurs, mais avides de lumières, comprenant les avantages de
l'instruction, et ne négligeant rien pour la répandre parmi eux,
pratiquant la culture, non comme une routine aveugle et un mé-
tier dédaigné, mais comme une noble occupation qui leur apporte
de la fortune, de l'influence et le respect de tous, et qui exige l'em-
ploi des plus hautes facultés de l'intelligence et de la volonté, éco-
nomes dans le présent, mais prodigues pour l'avenir, disposés à
tous les sacrifices pour drainer leurs terres, rebâtir ou agrandir
leurs bâtimens, se procurer les meilleures machines et les meil-
leures races d'animaux, et enfin contens de leur état, parce que
leur sort ne dépend que de leur activité et de leur prévoyance.
Lorsqu'on recherche quelle pourrait être la destinée future des
sociétés, il est deux choses qu'on voudrait voir se réaliser : aug-
mentation croissante de la production d'abord, ensuite et surtout
répartition de la richesse d'après les règles de la justice. Or ce que
la justice exige, c'est que le travailleur soit assuré de jouir des fruits
de son travail et du profit des améliorations qu'il aura su accomplir.
N'est-il pas intéressant de trouver sur l'extrême rivage de la Mer
du Nord une antique coutume qui réponde en quelque mesure à
cet idéal économique, et qui assure à toute une province une pros-
périté exceptionnelle et un bien-être équitablement réparti?
Emile de Laveleye.
L'ABBÉ DANIEL
ÉTUDES DE LA VIE DE CAMPAGNE
A M. CAMILLE FISTIE.
Mon cher Camille, permettez-moi de placer votre nom en tête de ce
simple récit. Ce ne sera d'ailleurs que justice, car la conception première
vous en appartient; vous l'avez trouvée dans ces doux sentiers de la Tou-
raine que nous avons si souvent parcourus ensemble, et plusieurs pages
ont été presque entièrement écrites sous votre dictée.
I.
10 septembre 183..
'v^' Avant-hier j'ai eu vingt ans, et j'ai quitté le séminaire pour n'y
plus rentrer. Mon cœur est plein de joie, et une douce fièvre m'a-
gite depuis que je suis revenu dans mon cher pays mi-poitevin et
mi- tourangeau. J'ai refait connaissance avec mon petit domaine des
Bruasseries. J'ai revu les Templiers, où habite mon oncle, et où j'ai
retrouvé Denise, grandie et plus belle encore que l'an dernier. —
Elle a maintenant dix-sept ans. — Ce matin, j'ai traversé le pré qui
sépare les Bruasseries des Templiers; je me suis glissé jusqu'au pied
de la tourelle aiguë qui regarde Étableaux. De là on aperçoit toute
la vallée. Étableaux, à droite, s' étage sur son coteau rocheux. Au-
dessous, par-delà les molles rondeurs deà châtaigniers, l'Égronne,
sinueuse et lente, chemine par les prés, tantôt cachée sous les
aunes, tantôt découverte et presqu' aveuglante de clarté. A gauche,
tout au fond, le bourg de Pressigny s'étale en éventail, et la rivière
TOME XLVIII. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
baigne ses dernières maisons. Le soleil montait dans un ciel d'un
bleu immaculé et illuminait toute la vallée. Quelle fête pour les
yeux! quel beau temps, et quelle joie de vivre!
L'autre soir, quand je suis allé faire mes adieux à l'abbé Bonneau,
notre supérieur, je l'ai trouvé, comme d'habitude, enfermé dans la
bibliothèque. — Eh bien! mon enfant, m'a-t-il dit en relevant sa
tête déjà blanche, vous nous abandonnez? — Je l'ai remercié de ses
bontés pour moi, puis je lui ai -exposé que je ne me sentais pas une
vocation assez décidée pour l'état ecclésiastique, et que j'essaierais
de faire mon salut tout en vivant dans le monde. — Mon enfant,
m'a-t-il répondu de sa voix lente, vous parlez de ce que vous ne
connaissez pas : le monde soumet les cœurs à de rudes épreuves, et
vous êtes de ceux qu'il aime surtout à faire souffrir. Du reste, a-t-il
ajouté en me tendant la main , Dieu saura ramener ses brebis. Je
ne vous dis pas adieu, mais au revoir, car, si j'en crois mon cœur,
vous nous reviendrez.
Pauvre abbé! Il y a deux jours à peine que la lourde porte s'est
refermée derrière moi, et aujourd'hui le séminaire m'ajDparaît déjà
comme un pays si lointain et si étrange !
18 septembre au soir.
L'horloge de Pressigny vient de sonner dix heures, la nuit est
calme, la maison est assoupie, et seul je ne puis dormir...
C'était aujourd'hui dimanche. Nous ne sommes pas allés aux
vêpres, et j'ai passé l'après-midi aux Templiers. Il faisait un temps
clair et tiède ; les domestiques avaient pris congé pour le reste du
jour; mon oncle était à la chasse, et ma tante s'était endormie en
lisant dans son livre d'heures. Les cloches de Pressigny avaient
longtemps sonné, et venaient de se taire. Un bourdonnement d'in-
sectes où l'on distinguait la lime aiguë de la cigale emplissait les
champs. Denise et moi, nous nous sommes assis au pied de la tou-
relle, près des framboisiers. Nous étions silencieux. Je me sentais
heureux et pourtant tourmenté; j'aurais voulu marcher pour se-
couer mon embarras, et je restais immobile. Elle aussi paraissait
troublée. — Denise, ai -je dit enfin, je voudrais te demander une
chose qui me rendrait bien heureux... Cueille toi-même cette rose
qui est là, et donne-la-moi. — Elle est restée immobile, et moi,
rouge de honte, je n'osais plus la regarder. Tout à coup, et sans
rompre le silence, elle s'est levée et a marché lentement vers le ro-
sier. Sa main s'est glissée à travers les branches; mais en déta-
chant la fleur elle a poussé un cri. Je suis accouru : son bras s'était
meurtri aux épines. — Ce n'est rien, a-t-elle dit, et elle a voulu s'é-
loigner. J'ai pris sa main, j'ai posé un doigt tremblant sur la dé-
l'abbé DANIEL. 131
cliirure où perlait une gouttelette de sang. Elle a tressailli, et nos
regards se sont rencontrés. Elle a laissé tomber la rose, et nous nous
sommes enfuis chacun d'un côté, effrayés de nos témérités.
J'ai passé le reste de ma journée à courir dans les bois. Il me
semblait, chaque fois que je ralentissais ma course, sentir encore à
l'extrémité de mes doigts la moite impression de cette chair déli-
cate, meurtrie par les épines. A la tombée de la nuit, comme je rô-
dais autour des Templiers, l'oncle m'a vu et m'a appelé. Je suis
entré dans la grande salle, les yeux baissés, et frémissant de la tête
aux pieds. Denise était penchée vers l'àtre, et je ne pouvais voir sa
figure. Près de la table servie, un grand jeune homme blond, aux
larges épaules, à l'air ouvert et hardi, se tenait debout. — Tu vas
souper avec nous, m'a dit mon oncle, et avec ce garçon-là. Le re-
connais-tu? — J'osais à peine lever les yeux sur le nouveau-venu,
quand lui, partant d'un éclat de rire, s'est écrié : — Eh ! quoi, pe-
tit Daniy tu ne te souviens plus de Simon Beauvais, de Pressigny,
qui t'a repêché un jour que tu t'étais laissé choir dans l'Égronne?...
Tu as donc jeté le froc aux orties? — Et son rire bruyant a recom-
mencé. Je ne savais que répondre, et, confus de ce malencontreux
souvenir évoqué en présence de Denise, je me suis laissé secouer la
main par le colosse, qui s'est ensuite assis à table près de ma cou-
sine. J'ai gardé le silence pendant le souper, tandis que Beauvais,
rendu plus jovial par le vin de mon oncle, n'était jamais à court de
saillies et de joyeux contes. Denise paraissait comme moi préoccu-
pée, et ne prononçait que de rares paroles. Au moment du départ,
nos regards se sont rencontrés, mais elle a rapidement détourné la
tête, et je suis rentré aux Bruasseries tout agité, la tête pleine de
projets, le cœur rempli de craintes vagues.
28 septembre.
Simon Beauvais ne quitte plus les Templiers. Tout le jour la mai-
son retentit de son gros rire. Mon oncle le choie, les domestiques
ne tarissent pas sur sa force, son entrain et son adresse; Denise
même est sous le charme, et moi, inhabile à tous les exercices du
corps, je me sens plus gauche, plus timide encore quand il est là. Il
est venu gâter le paisible bonheur que je savourais silencieusement.
Aujourd'hui les vendanges ont commencé dans la vallée. Un splen-
dide soleil baignait les vignes aux feuilles déjà rougies. Les vendan-
geurs, échelonnés le long des pentes de la côte des Murets, s'entr'ap-
pelaient joyeusement. Sur les routes couraient les charrettes chargées
de raisins, et une molle odeur de vin doux s'exhalait des pressoirs.
Denise, la tête couverte d'un large chapeau de paille, passait lé-
gèrement entre les ceps, et je la suivais, heureux de me mouvoir
avec elle dans le même air tiède et de fouler le sable où s'étaient
132 REVUE DES DEUX MONDES.
posés ses pieds. Un moment elle s'est arrêtée sous un noyer, le
temps chaud avait rougi ses joues, et dans l'ombre projetée par
les bords de son chapeau de paille on voyait briller ses yeux cou-
leur de violette. Tout à coup, à quelques pas de nous, Beauvais est
apparu, conduisant la charrette. Sa figure épanouie avait cette ex-
pression gouailleuse qui me déconcerte toujours. Tandis que les
vendangeurs versaient leurs bottées dans les tonneaux placés sur le
chariot, le cheval, impatienté par les mouches, a fait mine de s'em-
porter. Beauvais s'est élancé en avant et a saisi le bridon, et pen-
dant que la bête ruait, lui, d'un seul bras, la contraignait à rester
en place et souriait d'un air superbe. J'ai regardé Denise à la déro-
bée : elle avait les yeux fixés sur Beauvais, et sa figure exprimait une
naïve admiration. Je me suis senti humilié; pour la première fois la
jalousie m'a mordu au cœur, et j'ai brusquement quitté la vigne.
Au séminaire, 20 octobre.
iSon, je n'étais pas fait pour la vie du monde, et l'abbé Bonneau
avait raison. L'épreuve, ô mon Dieu, n'a pas été longue!... Je ne
pouvais plus rester aux Templiers, et le séjour même des Bruasse-
ries m'était insupportable. Denise épouse Beauvais dans trois jours.
On parlait déjà de ce mariage à mon retour aux Bruasseries, et j'é-
tais le seul à l'ignorer. Une servante bavarde s'est chargée de me
dessiller les yeux. J'ai senti dans mon cœur un grand écroulement,
il ma semblé qu'un épais brouillard obscurcissait tout à coup ma
lumineuse vallée de l'Égronne. J'ai passé une nuit à pleurer, et au
matin je me suis enfui, sans même la voir une dernière fois.
Je suis rentré à la ville par une tiède soirée. Tous les habitans
étaient dehors. J'ai traversé les rues bordées de magasins vivement
éclairés, et sillonnées d'une foule joyeuse, animée, vivante, puis je
me suis enfoncé dans le quartier solitaire et obscur qui avoisine la
cathédrale. La vieille église étendait sa grande ombre sur les cloî-
tres et sur les murs du séminaire. Portant d'une main mon léger
bagage, j'ai frappé à la grande porte bien connue, et j'ai demandé
le supérieur. On m'a conduit à la bibliothèque. Tout au fond, à
l'extrémité de deux sombres murailles de livres, je l'ai aperçu qui
lisait près de sa petite lampe. Au bruit de mes pas, il a relevé la
tête, et, me tendant la main : — Eh bien! a-t-il dit de sa voix
calme, je vous avais bien prédit que vous nous reviendriez! — Alors
seulement j'ai senti que tout était fini, et je n'ai pu lui répondre que
par des sanglots.
Quatorze ans après. — Mars 184..
En rangeant mes livres, j'ai retrouvé le petit paroissien dont je
me servais aux Templiers. Qu'il faut peu de chose pour faire dé-
l'abbé DANIEL. 133
vier mon esprit et le pousser vers les émotions défendues! A la vue
de la reliure brune, je me suis senti attendri. Mon pauvre cœur s'est
rouvert comme une blessure mal fermée. Les Templiers! En dé-
pit de ma volonté, mon cœur est toujours aux Templiers. J'ai beau
feuilleter mes livres, saint Augustin me semble maintenant subtil
et Bossuet impitoyable. Que Dieu me vienne en aide, car, livré à moi-
même, je crains de succomber.
Au séminaire, j'étais soutenu par l'enthousiasme de la foi, par
l'attrait des dévouemens de l'apostolat et par la discipline de la mai-
son... Je fis avec transport le sacrifice de ma volonté. On me nomma
vicaire à la ville. La chaire m'était ouverte, je voyais la foule atten-
tive au-dessous de moi. Je préparais, j'étudiais mes sermons, ma jeu-
nesse montait tout entière à mes lèvres; mais il a plu à Dieu de me
donner, avec un génie médiocre, une âme moins ambitieuse que
tendre. Mon zèle se ralentit; puis la ville avec ses passions et ses
distractions bruyantes, la ville me troublait et m' ébranlait. Je crus
qu'un village bien ignoré, caché parmi les arbres, conviendrait
mieux aux besoins de mon cœur. J'obtins une cure à D..., au fond
de la Touraine, à vingt lieues des Templiers. Je saluai cette pro-
messe de vie paisible; je me complus dans cette idée de m'enterrer
ici, à trente-trois ans, espérant qu'au village du moins il me serait
donné de faire fructifier mon âme au profit de ma pauvre paroisse.
Je suis à D... depuis un an. J'ai quatre cents paroissiens disséminés
dans des closeries éparses. L'église est presque seule, au centre ,
avec la maison commune et le presbytère. Ma demeure est humble
et vieille, mais paisible et selon mes goûts. Derrière s'étend un
enclos ombreux et assez vaste. Que me manque-t-il encore?...
Mes amis ont cessé de m' écrire. Tout ce qui reste de ma famille
est aux Templiers, où je ne puis retourner. De loin en loin, la poste
m'apporte un mandement ou une circulaire imprimée avec la sus-
cription : « A M. le curé de D.... » Plus de lettres intimes, plus de
Daniel!... Hors de ma paroisse, je suis mort; mes paroissiens sont
des hommes simples et presque tous illettrés. Je ne les vois guère
que le dimanche; durant la semaine, je vis dans l'isolement. Marie
Lène, qui a servi mon prédécesseur et qui me sert, Marie Lène ne
dit pas deux paroles en un jour. Elle a constamment comme un ban-
deau de plomb sur le front et passe le reste de sa vie à s'ennuyer
pour l'amour de Dieu. Je n'ai pas de chien, Marie Lène a horreur
des animaux. Mon jardin même, qui me plaisait tant l'an dernier,
mon jardin est devenu morose comme ma vie. Mes confrères des pa-
roisses voisines sont tous âgés et ont des goûts sédentaires; d'ail-
leurs leurs cheveux blancs attirent mon respect sans attirer mon
cœur.
Et voilà que je me sens pris de la nostalgie de la ville. Les inquié-
134 REVUE DÈS DEUX MONDES.
tudes de la cité ont fait place à d'autres inquiétudes. Je suis malade
de solitude. Ma paroisse ressemble à un grand verger où la nature
seule règne, pacifique et féconde. La ville est plus ou moins sym-
pathique à toutes les vocations; mon village ne comprend que deux
choses : le travail manuel et le mariage. Je n'ai pas de célibataires
au-delà de l'âge de trente ans. Partout où un toit fume entre les
noyers, il y a une famille, il y a des enfans. L'église, la maison com-
mune et mon presbytère sont les seules demeures solitaires; mais
l'église a Dieu, et chaque dimanche un troupeau de fidèles; la rtiai-
son commune a l'école, toute bourdonnante d' enfans; mon logis seul
est délaissé... Ah! pauvre pasteur dévoyé!... Quand je me promène
sur les hauteurs et dans les chemins cfeux, je suis la proie des perï-
sées les plus contraires. L'ambition vient-elle encore me sourire dans
mes songes, une voix lui répond de mon livre : Humilité ; aux sou-
venirs d'une tendresse trop terrestre, cette même voix répond':
Chasteté; aux besoins d'intimité : Isolement et détachement. Et ce-
pendant les blés qui frémissent sous le vent et poudroient, les oi-
seaux qui courent vers leur nid caché dans les branches, les femmes
qui portent dans les vignes le repas du tantôt à leur mari ou à leurs
fils, les paysans qui chantent au loin, le soir, quand tous les bruits
se sont apaisés, que me disent-ils tous? Mariage! famille!...
Si seulement j'avais un petit enfant à élever, à instruire, à aimer,
un enfant dormant sous mon toit, jouant sur mon seuil, emplissant
ma maison de sa jeune vie joyeuse!...
Avril 184..
Ce matin, au moment où je rentrais au presbytère après ma
messe, j'ai été abordé par une femme âgée que je n'ai pas reconnue
tout d'abord. C'était La Bruère, la vieille domestique de Denise. Je
ne l'avais pas revue depuis mon temps de séminaire. Mon cœur
battit, et je me sentis rougir. Elle, un peu intimidée aussi par ma
soutane, s'avançait, saluait et ne savait si elle devait m' appeler Da-
niel ou M. le curé. « Vous ne pensiez bien sûr guère à moi, monsieur
le curé? me dit-elle enfin ; je suis venue à cause de ma sœur, qui est
closière dans votre paroisse. J'arrive des Templiers, où tout le monde
vous fait bien des complimens. Notre maîtresse m'a répété : — Ne
manque pas surtout d'aller chez le cousin et de lui demander ses
portemens. Pauvre dame mignonne! elle est toujours un peu déli-
cate depuis qu'elle a eu sa petite Denise, il y aura trois ans vienne
Pâque -Fleurie. Ah! on ne vous oublie pas aux Templiers, et même-
ment M. Beauvais m'a dit : « Voilà un lièvre que vous porterez au
cousin... » Et la petite! voici un bouquet de violettes qu'elle a fait
elle-même. '
La Bruère est toujours aussi bavarde. Son babil m'a laissé lé
l'abbé DANIEL. 135
temps de me remettre de mon trouble. J'ai pu la questionner en-
suite sans paraître trop énm et contenter ainsi mon faible cœur, qui
s'était réveillé en sursaut d'un sommeil de quatorze années...
On est heureux aux Templiers! Je le pensais bien. Gomment n'y
serait-on pas heureux! Beauvais est plein d'attention pour ma cou-
sine. Ils ont une petite fille qu'ils adorent, et qui est le vivant por-
trait de sa mère, dont elle porte le doux nom. La Bruère ne m'a
laissé désirer aucun détail, elle m'a tout conté : la gentillesse de
l'enfant, les préoccupations de la mère, les agrandissemens du do-
maine, les prouesses de chasse de Beauvais. Et j'ai cru le revoir,
mon heureux rival, projetant sa grande ombre sur moi, et j'ai revu
aussi Denise, brune, pâle et mignonne, et j'ai revu le temps passé...
Voici qu'une larme vient de rouler sur le liséré blanc de mon ra-
bat. Elle y brille suspendue. 0 souvenirs, pourquoi vous ai-je évo-
qués? 0 mon cœur, tu te croyais détaché du monde, et tu t'attendris
au souvenir d'une femme !...
Ils ont une petite fille qui ressemble à sa mère...
Avril 184..
Un affreux malheur!... Pauvre homme, oii es-tu maintenant?...
Je vois toujours ton regard si profond. Que voulait-il me dire? Puisse
Dieu te juger dans sa miséricorde! Pauvre veuve enceinte! pauvre
enfant !
Il était trois heures de l'après-midi. J'étais à l'église, où on chan-
tait les Ténèbres. C'est aujourd'hui jeudi saint. La porte était restée
large ouverte et livrait passage au printemps. Le temps était doux,
comme est douce la paix d'une conscience fraîchement réconciliée
avec son Dieu. Les fleurs dont de pieuses filles avaient surchargé le
tombeau de Notre-Seigneur, les fleurs embaumaient l'air. J'étais
assis à ma place accoutumée, au milieu des enfans. Les femmes
s'étaient rangées devant le chœur. Les enfans avaient apporté cha-
cun un maillet de bois pour marquer bruyamment la consternation
de Jérusalem. Cette circonstance, jointe au printemps, les rendait
plus turbulens que d'ordinaire. Le petit Daniel surtout était plus
remué que jamais. C'est un enfant de huit ans. Je l'avais déjà de-
puis longtemps distingué parmi ses camarades pour sa bonne mine,
son air éveillé, et aussi parce qu'il s'appelle Daniel, comme moi. 11
parlementait avec son plus proche voisin , et s'agitait pour arriver
à se placer à mes côtés. Les enfans devinent si vite qu'on les aime!
Déjà, selon le rite du jeudi saint, on avait éteint les premières
bougies de cire jaune, et je me transportais en esprit à Jérusalem.
Le petit Daniel avait réussi à se glisser près de moi , et bientôt la
douceur de l'air, le parfum des fleurs, le chant des psaumes avaient
clos ses yeux, et il appuyait sur mon bras sa tête ensommeillée. On
136 liEVUE DES DEUX MONDES.
avait éteint l'avant-dernière bougie. Déjà les maillets impatiens
commençaient à se faire entendre, quand tout à coup un bruit se
répand dans l'église. Je tourne la tête, une femme accourait. Toutes
les autres se lèvent, s'attroupent, puis sortent en hâte. On vient
à moi. — Monsieur le curé, c'est le charpentier Peyré (le père du
petit Daniel) qui, en plaçant le bouquet sur le faîte de la nouvelle
maison, vient de tomber dans la rue et se meurt! — Je sors tout en
surplis, je cours vers la maison neuve. Tout le monde se range à
mon approche, et je vois étendu, dans quel état, mon Dieu! un
homme qui ouvre sur moi ses grands yeux , plonge un profond re-
gard dans mon regard, et, comme je lui prenais les mains, remue
les lèvres, et le voilà mort! Sa femme était là, tout à côté, immobile
statue. La foule criait, elle seule était muette. Elle est enceinte. On
emporte le cadavre, on entraîne la veuve; mais, avant départir,
elle lève les yeux vers le faîte de la maison où le bouquet planté
par son mari faisait flotter ses rubans joyeux.
Peyré n'a point de parens ici; il n^était pas du pays. La veuve
n'a qu'un frère chargé d'enfans. Tout cela est pauvre à faire pleu-
rer. Le réduit de Peyré ne lui appartient même pas. Heureusement
j'ai encore la plus forte partie de mon terme des Bruasseries ; mais
que peut faire l'argent ici? Ah ! que sont mes ennuis à côté de cette
douleur?... Misérable, et je me plaignais!
Quand je pris congé de la veuve, mon attention fut attirée par les
cris lamentables du petit Daniel , qui dormait tantôt de si bon cœur
sur mon bras. Je le pris par la main et l'emmenai au presbytère. Je
l'ai couché dans ma chambre d'ami. 11 dort maintenant. Les larmes
se sont séchées sur ses joues, qu'elles ont toutes barbouillées...
0 mon Dieu ! d'un malheur si affreux ta providence voudrait-elle
faire jaillir pour moi une consolation? Me donnes -tu Daniel pour
mes œufs de Pâques?...
Dix jours après.
Que la paix du Seigneur s'étende aussi sur elle durant les siècles
des siècles!... La femme de Peyré a suivi son mari à sept jours d'in-
tervalle. Je l'ai enterrée près de lui avec l'enfant qu'elle portait dans
son sein. Elle s'était alitée le lendemain de l'événement. Elle ne
mangeait plus, elle ne parlait plus. Le médecin l'avait condamnée
dès le premier jour. La vue de son fils lui semblait indifférente.
(Pourtant à l'heure suprême , comme elle tenait la main de Daniel,
elle le regarda avec une tendresse inexprimable, puis mit cette main
dans la mienne sans mot dire. J'ai accepté ce legs.
Mai 184...
Voici que j'occupe une nouvelle chambre. J'ai cédé à Daniel la
mienne, qui est plus aérée et plus gaie. Il me semble que j'ai changé
l'abbé DANIEL. 137
de presbytère et même de paroisse. La sérénité est revenue en moi
depuis que je loge cet enfant sous mon toit. Je pense encore souvent
aux Templiers, mais maintenant sans amertume et sans péril. Si
Denise a une petite fille, moi j'ai un garçon. Nos destinées ne sont
plus si différentes. Béni soit Dieu, qui m'a envoyé cet enfant!
Mon petit Daniel est encore un peu farouche; il n'est pas appri-
voisé. C'est un oiseau que j'ai pris tout emplumé, et qui voit bien
qu'il n'a pas été élevé ici. 11 est comme ces Heurs qu'on transplante
tout en boutons déjà, et qui sont quelque temps avant de se ravoir ti
mais, tout sauvage qu'il est, il met ma maison en fête.
Et, tandis que je satisfais ainsi mon coeur et que je savoure cette
paternité inespérée, on me loue, on me vante, on me bénit dans ma
paroisse. — Ah! monsieur le curé, que c'est bien ce que vous faites
là! Le bon Dieu vous le rendra! — Je m'en humilie devant Dieu
tous les soirs. Ils me laissent prendre cet enfant, ils me le don-
nent; il est à moi,... un enfant vivant et beau! Je puis le nourrir,
le loger, le garder dans ma maison, et ils ne me demandent rien en
retour d'un pareil trésor, et je ne suis pas leur débiteur! Au con-
traire c'est moi qu'on remercie et qu'on loue!
Ah! nul ne sait tout le calme, tout le bonheur que ce jeune hôte
m'apporte dans ses mains ouvertes et tendues... J'ai un enfant!
IL
Ici s'arrête le court journal de l'abbé Daniel. Les préoccupations
nouvelles entrées au presbytère avec l'orphelin avaient imposé si-
lence aux pensées troublantes et aux souvenirs mélancoliques. Il
avait fallu songer à vêtir l'enfant, à l'acclimater, à l'apprivoiser
surtout. Pour l'abbé, si timide, si gauche et si inexpérimenté quand
il s'agissait des détails de la vie pratique, ce n'avait pas été une
tâche toujours facile ; mais il s'y était mis de tout cœur. Toute la
tendresse depuis longtemps accumulée en lui, et qui ne savait où
se répandre, s'épanchait maintenant sur l'enfant adoptif. Il s'occu-
pait de ses vêtemens et de sa nourriture avec cette joyeuse ardeur
d'une jeune mère encore novice, à qui l'amour fait deviner ce que
l'expérience n'a pu lui apprendre. Le jour, il passait des heures à
le regarder jouer, et la nuit à le regarder dormir.
Il pensait souvent encore à Denise; mais cette pensée n'apportait
maintenant avec elle ni regrets, ni remords. Denise n'apparaissait
désormais à l'abbé que comme la mère heureuse d'un enfant en qui
plus tard devaient revivre ces grâces et cette fleur de jeunesse tant
aimées autrefois. Il se transportait en imagination aux Templiers,
il voyait grandir l'enfant, il entendait ses frais éclats de rire au fond
138 REVUE DES DEUX MONDES.
du verger, et dans ses songeries il associait sa destinée à celle de
son enfant, à lui.
C'est au milieu de ces préoccupations et de ces doux rêves que
s'écoulèrent rapidement sept années. La Bruère vint encore une fois
à D..., et cette fois apporta d'assez mauvaises nouvelles. Denise ne
pouvait se remettre complètement de la maladie qui avait suivi ses
couches; au contraire elle paraissait s'affaiblir chaque jour. Cette
visite laissa l'abbé inquiet et mélancolique. Après le départ de La
Bruère, il se promena longtemps dans son jardin, il se sentait le
cœur plein d'une tristesse douce et amère à la fois. Daniel, déjà
grand, le rejoignit, fit quelques tours avec lui sans parler, puis lui
demanda tout à coup : — Qu'avez-vous, mon cousin (c'était l'abbé
qui lui avait fait prendre l'habitude de cette appellation familière)?
— Le cousin leva le bras pour lui appuyer la main sur la tête : —
J'ai toi ! répondit-il , et sa pensée changea de direction sans cesser
d'être émue.
L'enfant en effet avançait en âge, il entrait dans sa seizième an-
née, et bientôt il faudrait se séparer de lui. Il avait peu à peu par-
couru le cercle assez restreint des études familières à l'abbé. Il
avait fait sa première communion, il avait appris le français, l'his-
toire de l'antiquité et celle de son pays; l'abbé l'avait vu tantôt
frémissant au récit des batailles, tantôt languissant et étouffant un
bâillement aux dissertations philosophiques, et il avait pressenti
que la vie contemplative et studieuse ne serait pas son fait, que le
démon des aventures le pousserait vers l'action. Quand ce besoin
de la vie active éclaterait, que deviendrait le pauvre cousin?...
Daniel lui était nécessaire comme le pain. Il suivait d'un regard
mélancolique la beauté croissante de son âge, et voyait avec effroi
les molles rondeurs de l'enfance s'effacer sur sa figure pour faire
place aux formes anguleuses de l'adolescence. Il songeait que dans
deux ans, plus tôt peut-être, il faudrait faire choix d'une position.
Serait-il cultivateur, commerçant, employé? Et l'abbé cherchait
d'un air inquiet à découvrir en Daniel les premiers germes d'une
vocation, et il s'effrayait rien qu'à la pensée de les trouver.
A ces inquiétudes s'ajoutaient les tourmens journaliers que lui
causaient les témérités et les goûts aventureux de l'enfant. Daniel
jouait avec le danger comme avec une fleur; rien ne l' étonnait et
rien ne l'arrêtait; agile, robuste et toujours de bonne humeur, il
était le boute-en -train du village; on le voyait à toutes les fêtes et
à toutes les corvées. Il y avait en lui quelque chose de la vivacité,
de la gentillesse et aussi de la sauvagerie de l'écureuil. Une fois déjà
on l'avait rapporté au presbytère tout meurtri d'une chute de che-
val , un jeune cheval qu'il avait monté à cru et lancé au galop à
l'abbé DANIEL. 139
travers champs. Une autre fois il avait failli se noyer dans l'écUise
du moulin en plongeant pour en retirer un enfant. Le malheureux
et craintif cousin soupirait, et ressentait chaque jour, en le voyant
sortir, toutes les angoisses d'une mère pour un fils unique. Chaque
fois qu'il quittait le presbytère, il était tenté de lui donner l'abso-
lution in ariiculo mortis, mais qu'ils étaient délicieux aussi les
momens qui succédaient à la crainte évanouie! quelle pluie de
printemps lui rafraîchissait alors le cœur!
Un soir ils se promenaient ensemble sur la grand'route. Les der-
nières teintes du couchant s'effaçaient, la vallée commençait à s'obs-
curcir; mais à l'horizon les lignes s'accusaient nettement encore
sur le ciel orangé. Une forme noire, vigoureusement découpée, se
montra sur la route, du côté du couchant, et on entendit un bruit
de pas... L'adolescent contempla un moment cette brusque appa-
rition et s'écria : — Mon cousin, un soldat! — En effet, c'était un
fantassin ; le sac au dos, les bras doucement balancés par une mar-
che rhythmée, il s'avançait vers les promeneurs. Il les atteignit
bientôt et passa rapide à côté d'eux. Une force mystérieuse parais-
sait le pousser en avant. Tout était expressif dans sa personne et
semblait dire : — Plus vite! Là-bas je vais surprendre quelqu'un;
là-bas une joie m'attend! — L'abbé avait continué à marcher en
sens inverse, mais Daniel s'était arrêté et suivait le soldat avec des
yeux avides. Quand il l'eut perdu dans l'ombre : — Mon cousin,
s'écria-t-il tout à coup, savez-vous? c'est soldat que je voudrais
être! — Le cousin gardait le silence. — Mon cousin, reprit l'en-
fant, est-ce que je vous ai fait de la peine?... — L'abbé, toujours
muet, poursuivait sa route d'un pas rapide en songeant aux inex-
primables déchiremens de la séparation, et mentalement il répétait
ces mots de l'Évangile de saint Matthieu : Pater mi..., non slcut ego
volo, sed sicut tu...
Le lendemain, à midi, le facteur apporta une lettre de Simon
Beauvais : Denise était gravement malade et se recommandait aux
prières de son cousin. L'abbé resta d'abord comme anéanti sous le
coup, puis il prit le chemin de l'église et y demeura agenouillé pen-
dant une heure : il en sortit un peu fortifié, mais non calmé, et mar-
cha jusqu'au soir à travers champs. Au retour, il refusa de souper,
descendit au jardin et passa une grande partie de la nuit à marcher
encore et à fatiguer son corps pour assoupir les agitations de son
esprit. Vers deux heures du matin, la fraîcheur de l'air le saisit, et
il songea à prendre quelque repos. Il fut réveillé dès quatre heures
par un ronflement étrange qui partait d'une grange voisine du
presbytère. C'était le bruit d'une batteuse qu'on avait amenée la
veille au village, et dont le mécanisme nouveau pour le pays avait
excité l'admiration de Daniel. Ce sourd grondement ébranla encore
liO REVUE DES DEUX MONDES.
le système nerveux très irritable de l'abbé. Il redescendit au jardin
et se remit à songer à Denise. Le facteur passait chaque jour à midi;
il apporterait sans doute une nouvelle lettre, et, selon ce qu'elle
annoncerait, le cousin prendrait une résolution et partirait, s'il le
fallait, pour les Templiers. Il allait et venait dans le clos pour se
fatiguer et tromper l'attente. Le ronflement de la batteuse le pour-
suivait. Il rentra dans sa chambre et remplit sa valise avec une
activité fiévreuse afin d'être prêt pour midi.
Daniel cependant ne savait que penser. Depuis la veille, son cou-
sin était inabordable. A plusieurs reprises déjà, il avait voulu le
questionner, et des gestes d'impatience l'avaient éloigné. Il se ha-
sarda de nouveau à demander : — Pour Dieu, mon cousin, qu'avez-
vous? — Laisse-moi seul! — répondit brusquement l'abbé. Daniel
interdit alla au village, où il trouvait toujours distraction nouvelle,
et, comme la batteuse l'attirait, il se rendit dans la grange et fut
bientôt tout occupé à introduire les gerbes dans la machine. Il n'é-
tait pas sorti du presbytère que déjà le cousin le cherchait partout.
— Où est Daniel? — demanda-t-il à Marie Lène. Marie Lène haussa
les épaules : — Qui sait? — Où est Daniel? demanda-t-il encore à
un enfant qui jouait devant la cure. — A la batteuse ; il pousse la
paille. — Le malheureux! s'écria l'abbé, et, tout enfiévré, il courut
vers la grange. Les voisins s'imaginèrent qu'il était arrivé malheur à
Daniel, et avant que l'abbé eût gagné la grange, on l'avait devancé,
et de sinistres rumeurs circulaient dans le village. Chacun courait
à la batteuse et gémissait déjà. Le curé arriva sur ces entrefaites,
et à l'air effaré des assistans ne douta point qu'un accident ne fût
arrivé à son pupille. Hors de lui, il s'élance dans la grange, pénètre
jusqu'à la machine, et là, stupéfait, aperçoit Daniel, qui, sans se
soucier du bruit , nourrissait la batteuse et poussait les gerbes avec
sa vivacité ordinaire. Courir à lui, le prendre à bras-le-corps, le
jeter en arrière, ce fut pour le cousin l'affaire d'une seconde. Cha-
cun s'étonnait de son emportement. Lui-même, semblable à un
mort qu'on réveillerait, jetait maintenant autour de lui des regards
inquiets. La batteuse grondait toujours. Poussé par je ne sais quel
trouble et quel besoin d'expliquer sa ridicule impétuosité, l'abbé
saisit brusquement une gerbe et la glissa d'une main tremblante
dans la bouche de la machine. — Regardez, regardez! s'écria-t-il;
voilà comme Daniel s'y prenait! Dites s'il n'y a pas de quoi s'estro-
pier! — Et, tout en poussant impatiemment la gerbe, il enfonça sa
main, la sentit attirée par le mécanisme, jeta un cri, et retira son
bras sanglant et mutilé.
On emporta l'abbé au presbytère. Une traînée de sang marquait
son passage. Un closier monta à cheval et courut à la ville chercher
le médecin, tandis que la sage-femme faisait le premier pansement.
l'abbé DANIEL. l/ll
L'abbé, après un long évanouissement, revint peu à peu à lui. Il
aperçut d'abord la figure bouleversée de Daniel et essaya de lui
sourire; mais, aflaibli par l'hémorragie, il referma les yeux et
s'évanouit de nouveau. Le docteur arriva enfin et déclara nécessaire
l'amputation immédiate du bras mutilé. Quand l'opération fut ter-
minée, le cousin s'informa de l'heure. Il était deux heures. Daniel
lui tendit une lettre de Beauvais. Le pauvre abbé l'eut bientôt lue;
elle ne contenait que cette ligne : « Denise est morte. » Le cousin
dit qu'il voulait dormir, fit éloigner tout le monde et resta seul sur
son lit, encore ensanglanté.
Le soir venu, Daniel rentra, alluma une veilleuse et s'assit au
chevet du malade. L'abbé sommeillait. Le jeune homme lui humec-
tait de temps en temps le front avec une compresse d'eau fraîche.
Vers onze heures, le cousin eut comme le délire, et se mit à parler
tout haut. Les noms de Denise et de Daniel s'échappaient souvent
de ses lèvres pâles. Il s'éveilla en sursaut et vit son pupille qui
pleurait. — Pourquoi pleures-tu, toi? — Mon cousin, voulez-vous
prendre cette potion? — Merci, je suis calme, très calme... Il rêva
quelque temps, puis, comme un homme qui vient de prendre une
énergique résolution : Prends du papier et écris, dit-il à Daniel.
Il lui dicta une lettre par laquelle il apprenait à Beauvais son acci-
dent. Il ajoutait que, désormais impropre à dire la messe, il comp-
tait, aussitôt après sa guérison, se rendre aux Templiers, et, si Beau-
vais le permettait, se dévouer à l'éducation de la chère orpheline.
Quand l'adresse fut mise et la lettre cachetée : Tu la porteras
toi-même demain matin à la ville, dit l'abbé... Et maintenant, Da-
niel, que penses-tu de cela? — Je pense, mon cousin , qu'il aurait
mieux valu que mon bras fût resté dans la batteuse au lieu de votre
main. — Ne parlons pas de l'accident. Que penses-tu de cette lettre?
— Daniel baissa la tête, puis répondit d'une voix un peu étranglée :
— Je crois que vous allez être obligé de me laisser là. — Et que fe-
rais-tu, si cela était possible? — Je me tuerais, mon cousin. —
L'abbé le regarda gravement et dit : Dans un mois, je serai guéri.
Nous n'avons pas de temps à perdre. Quand tu auras jeté cette
lettre à la boîte demain, tu iras à la gendarmerie, et tu demanderas
quelles sont les formalités à remplir pour s'engager dans l'armée.
Dans un mois, tu t'enrôleras,... non pas dans la cavalerie!... Main-
tenant va dormir, et écoute ceci encore auparavant : Nie le soleil
en plein midi si tu veux, mais ne doute jamais de moi... Va dormir!
Et tandis que Daniel s'éloignait, le bon abbé, en retombant sur
son oreiller, murmurait : — L'épaulette, l'uniforme! ce sera beau!
ce sera beau ! . . .
Un mois après, le cousin était à peu près guéri. Le jour fixe pour
le départ arriva. L'abbé fit ses adieux en chaire à ses paroissiens,
142 REVUE DES DEUX MONDES.
qui pleuraient; puis on chargea les bagages sur une charrette, on
prit congé de l'impassible Marie Lène, et la charrette, traînée par
un mulet poitevin, prit la route de Tours. Le trajet fut silencieux.
Daniel regardait d'un œil morne disparaître les derniers bouquets
d'arbres de son village; l'abbé ruminait de sages avis destinés à son
pupille : que le courage n'est rien sans la réflexion, que la disci-
pline soutient au lieu d'humilier, que les meilleurs dons de l'es-
prit restent inefficaces, s'ils ne sont fécondés par une volonté forte,
enfin des conseils appropriés au caractère de Daniel.
Le lendemain, à Tours, le jeune homme fut engagé dans le 49'^ de
ligne, en garnison à Bordeaux. Le capitaine de recrutement ayant
demandé si l'engagement était pour deux ans : — Pour sept ans, —
répondit brusquement le cousin.
Vers le soir, ils montèrent en chemin de fer ensemble, car le train
de Bordeaux allait dans la direction des Templiers. Le cousin devait
descendre à la quatrième station; ils étaient assis l'un en face de
l'autre, ne se disant rien et évitant même de se regarder. A la troi-
sième station, le cousin voulut parler; mais il sentit que les larmes
étoufferaient sa voix, et il garda le silence. — Port-de-Piles ! cria
le conducteur, et le train s'arrêta. L'abbé et Daniel s'embrassèrent
à plusieurs reprises, puis le cousin descendit seul. Daniel lui tendit
sa valise, leurs mains se joignirent une dernière fois, et le train
repartit.
C'était au crépuscule. Le curé suivit des yeux, aussi loin qu'il
put, le convoi fuyant sous son long panache de vapeur. Il crut dis-
tinguer un mouchoir blanc qui flottait à l'une des portières, et il
agita son bras gauche... Puis le train s'évanouit à l'horizon brunis-
sant, et l'abbé, quittant la station, s'engagea rapidement dans un
chemin creux qui s'enfonçait entre deux haies touffues.
III.
Le cousin avait encore cinq lieues à faire à pied avant d'être
rendu aux Templiers; mais la nuit était belle et les chemins lui
étaient familiers. On n'oublie jamais le chemin qui mène à son vil-
lage. Il aimait la marche d'ailleurs. En ce moment surtout, ayant
le cœur gros, il n'eût pas volontiers raccourci sa route. Il était con-
tent de se trouver seul. Quand les jeunes abeilles, en longs essaims,
ont émigré, il se fait tout à coup un silence autour de la ruche;
ainsi le silence l'enveloppait maintenant. Il n'avait plus de chez lui
nulle part. Peu lui importait; il ne voulait pas être heureux. Il se
sentait en ce moment de force à nourrir sa tristesse durant sept an-
nées. Et puis n'allait-il pas avoir à s'occuper de son autre enfant,
de la fille de Denise? Comme il allait bien l'aimer, et pour Daniel
l'abbé DANIEL. 143
et pour sa mère! Elle remplacera, pensait-il, Daniel dans ma vie.
J'aurai élevé ces deux enfans. Et qui pourra dire alors que ma vie
aura été inutile? Je ferai de Denise une jeune fille charmante et
sage comme sa mère. Je tiendrai entre mes mains les destinées de
deux adolescens, et qui sait? Peut-être un jour je nouerai ces deux
destinées ensemble, et elles n'en feront plus qu'une. Oh! vienne ce
jour-Là, et je pourrai mourir! Mais Beauvais que j'oublie toujours, le
riche, l'ironique Beauvais! Beauvais qui autrefois n'eut qu'à se mon-
trer pour me faire fuir au séminaire... Heureusement j'ai sept ans
devant moi. Et songer que je vais la voir tout à l'heure, la fille de
Denise!...
Ainsi le cousin s'entretenait mélancoliquement avec lui-même,
tout en hâtant le pas. Au clair de lune, son ombre fluette se pro-
jetait en avant sur la route blanchissante et semblait courir devant
lui. Il était minuit quand il traversa le bourg de Pressiguy. Les
Templiers n'étaient plus qu'à une petite demi-heure de là; il ne
voulut pas s'arrêter au bourg. 11 n'avait pourtant pas prévenu Beau-
vais de son arrivée pour cette nuit, et il frissonnait à la seule pen-
sée de la première entrevue ; mais une force mystérieuse le poussait
vers la ferme.
Quand il eut atteint le sommet du coteau des Murets, il distin-
gua le toit aigu de la tourelle, doucement éclairée par la lune. 11 ne
pensa plus à Daniel alors, il ne pensa même plus à l'accueil qu'on
lui ferait. Elle était devant lui, la tourelle de ses jeunes rêves! Il pé-
nétra dans la cour, à la grand'porte de laquelle la croix des tem-
pliers est encore sculptée. Tout était silencieux. Il alla droit à la
fenêtre du rez-de-chaussée, où jadis couchait son oncle, et frappa
aux volets. La voix d'un homme à demi endormi cria : Qui est là?
et presque aussitôt les volets s'entr'ouvrirent. — C'est moi, mur-
mura le cousin d'une voix timide. — Qui, vous? -^ Moi, Daniel. —
Je vais vous ouvrir.
Une grande figure toute barbue était apparue un instant dans la
pénombre. Bientôt un filet de lumière filtra à travers les contre-
vents, que Beauvais avait machinalement refermés, puis des pas
lourds résonnèrent dans la salle. — Après tout, pensa le cousin, mes
Bruasseries sont tout près d'ici. — Il eut même un instant l'idée de
s'y enfuir. Le filet lumineux s'évanouit, les pas s'éloignèrent. L'abbé
tout tremblant se dirigea vers la porte, qui s'ouvrit enfin. Beauvais
s'était effacé pour permettre au nouveau -venu d'entrer. — Vous
voilà donc! lui dit-il simplement. — Je viens un peu tard, mur-
mura faiblement le cousin. — Beauvais, sans répondre, verrouilla
soigneusement la porte et le conduisit dans la salle. Là seulement
ils'purent s'examiner l'un l'autre.
lllh REVUE DES DEUX MONDES.
Leur surprise fut égale : tous deux semblaient interdits. Beauvais
avait presque le double de la taille de son cousin, et il était gros
en proportion. La robe de chambre qui l'enveloppait laissait voir à
nu des jambes d'Hercule. Ses cheveux touffus et sa barbe épaisse et
mal taillée formaient un cadre désordonné à sa figure haute en cou-
leur. L'abbé, tout à travers son agitation, le comparait mentale-
ment à Nemrod, le sauvage chasseur de l'Écriture. Quant à Beau-
vais, il semblait chercher par la chambre le cousin qu'il venait
d'introduire, le cousin que sa soutane étriquée et son embarras
rendaient encore plus mince et plus chétif que de coutume, tandis
qu'à l'ombre du tricorne sa petite figure imberbe semblait plus
maigre et plus blême. — Mais c'est un enfant, se dit Beauvais. —
J'irai aux Bruasseries, pensa l'abbé.
Cet examen n'avait duré qu'une seconde. Beauvais posa la lampe
sur la table et dit tout bas : — Vous voilà ! — Puis il serra dans ses
grosses mains l'unique main de l'abbé. — Vous êtes chez vous ici,
merci d'être venu; mais ne faites pas de bruit. La petite dort à côté;
je veux lui ménager la surprise demain à son réveil... Vous n'avez
presque point changé, mon cousin ! — Le cousin, tout étonné et
tout attendri, répliqua: — Ni vous non plus, mon cousin. — Ne
faites pas de bruit, redit encore Beauvais à demi-voix , et il fit as-
seoir le cousin comme il eût fait d'un enfant et se plaça en face de
lui. Quand ils eurent causé quelques momens, tout en continuant de
s'examiner, Beauvais se leva, et, marchant sur la pointe des pieds,
alla chercher quelque viande froide à la cuisine, tandis que l'abbé,
resté dans l'obscurité, murmurait : — Qu'il est différent de ce que
je croyais tout à l'heure ! — Beauvais revint avec une nappe et fit le
geste de l'étendre sur la table. — Non, non, dit le cousin. — Non,
n'est-ce pas? reprit Beauvais. La nappe, voyez-vous, c'était pour le
curé, mais pour le cousin ce sera la toile cirée comme pour moi. —
Il plaça un pâté de gibier sur la table, puis apporta une bouteille
de vin. — La bouteille, continua-t-il, était là dans un coin à vous
attendre; le vin vous remettra de vos fatigues, c'est du bordeaux.
— Bordeaux! s'écria le cousin, pensant à Daniel. — Chut! et la pe-
tite!... Gomme elle sera heureuse demain! — Beauvais prit deux
verres, qu'il remplit à moitié, et voulut trinquer. L'abbé le regarda
amicalement. Le rude chasseur avait les larmes aux yeux. En trin-
quant, toute sa douleur était soudain revenue. — Jamais je n'irai
aux Bruasseries! dit étourdiment l'abbé, puis il essaya de manger.
Tous deux maintenant se taisaient; l'esprit de la morte était des-
cendu au milieu d'eux, et tous deux se faisaient violence pour ne
rien dire de celle dont ils eussent tant voulu parler.
Leur silence, interrompu seulement par de rares réflexions ba-
l'abbé DANIEL. 145
nales, devenait pénible. Au bout de dix minutes, le cousin prétexta
la fatigue pour se retirer. — Je vais vous conduire à votre chambre,
dit Beauvais, et ils montèrent ensemble l'escalier en spirale de la
tourelle. — Vous serez logé un peu haut, mais vous avez demandé
à habiter la tourelle.
La chambre était toute prête. Beauvais alluma une petite lampe
et serra de nouveau la main du cousin. — Bonne nuit, lui dit-il,
demain vous verrez Denise! — 11 disparut, et l'abbé, après une
courte prière, souffla la lampe et se coucha.
Le cabinet était plein de rayons quand, vers huit heures du ma-
tin, la chanson des hirondelles le réveilla. Il se frotta les yeux et
fut un instant sans se reconnaître. Il courut à la fenêtre et l'ouvrit.
Étableaux, à sa droite, dressait sur son coteau à pic les ruines de
son vieux château; au fond de la vallée, l'Égronne serpentait dans
les prés, entre deux rangées d'aunes, et à gauche, dans l'éloigne-
ment, fumaient les toits bleuâtres de Pressigny, et l'écluse d'Éta-
bleaux bruissait, et les hirondelles poussaient leurs cris aigus en
rasant de l'aile les arêtes de la croisée, puis elles montaient et s'en-
fonçaient dans le bleu. Et le cousin regardait tout, écoutait tout,
aspirait la brise du matin et croyait rêver... Tout à coup une voix
d'argent monta jusqu'à lui, la voix vibrante de sa Denise bien-aimée.
« Petit-Pinson, chantait cette voix, quand je te dis qu'il y a des
nids dans les sorbiers, c'est que je le sais!... » Non, non, Denise
n'était point morte, voilà qu'elle venait de parler. Il se peitcha pour
essayer de la voir, mais ses regards ne rencontrèrent que les cimes
vertes des arbres. Il écouta longtemps encore , mais la voix avait
fait silence. L'avait-il même entendue? N'avait-il pas rêvé? Il se
retirait, quand il aperçut un pot de verveines en fleur placé sur
le rebord de la fenêtre. Qui l'avait apporté là?... Il se hâta de s'ha-
biller pour voir la petite, et tout en s'habillant il songea que main-
tenant Daniel était arrivé à Bordeaux. Au moment où il allait sortir,
Beauvais, qui faisait le guet, vint vivement à lui et le repoussa dans
l'intérieur de la tourelle en disant : — Rentrez, je cours chercher la
petite ! — L'abbé revint dans sa cellule et entendit bientôt le bruit
des souliers ferrés de Beauvais qui remontait, puis il distingua en-
core comme un gazouillement et un frôlement. 11 prêta l'oreille :
— Une belle hirondelle y est avec ses petits , tu verras ! disait la
grosse voix de Beauvais. — Et une jolie voix, la voix de tout à l'heure,
répondait : — Marche tout doucement pour ne point les êpeurer. —
Le cousin sentit ses genoux fléchir et s'assit. — Père, entre le pre-
mier, mais tout doucement, tout doucement, dit encore la voix d'ar-
gent. — La porte s'entre-bâilla, puis s'ouvrit toute grande, et Beau-
vais poussa la petite dans les bras de l'abbé. Denise s'arrêta interdite,
TOME XLVm. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
le cousin ne bougeait de sa chaise, Beauvais les regardait. Enfin le
cousin se passa la main sur le front, puis sourit d'un air effaré. La
Denise d'autrefois était devant ses yeux.
Elle était mignonne, un peu maigre, avec des cheveux châtains,
un teint rose, légèrement doré par le soleil, et de grands yeux d'un
bleu sombre aux prunelles à la fois brillantes et veloutées. Son front
large et bombé, son regard droit, ferme et franc, son petit nez rose
aux ailes mobiles, donnaient à sa physionomie une remarquable ex-
pression d'activité, d'énergie et de résolution, tempérées par un bon
sourire d'enfant. Elle n'était pas précisément jolie, mais elle char-
mait.
Le cousin étendait son bras vers elle, mais elle n'osait s'avancer.
— Est-ce que je vous fais peur, mon enfant?
— Oui, monsieur.
Daniel se leva, se pencha vers elle et la baisa au front, puis il dit
à Beauvais : — Voilà notre enfant, n'est-ce pas? — Beauvais était
radieux de joie et de fierté paternelle. Quand ils eurent un peu fait
connaissance tous trois, ils descendirent au jardin, où tout d'abord
ils rencontrèrent La Bruère. Il fallut s'arrêter et écouter ses excla-
mations. — Oh ! monsieur le curé , le cher homme du bon Dieu,
vous voilà comme si vous reveniez de la guerre, avec un bras de
moins! Ah! quel malheur, dites-moi, bonnes gens ! Et justement le
propre jour de l'enterrement de notre maîtresse... Ah ! bonnes gens,
qui l'eùt^dit? — Après les condoléances de La Bruère, il dut visiter les
Templiers en détail. Denise s'était esquivée. — Les voilà passant de
grange en grange, de grenier en grenier, Beauvais expliquant,
l'abbé se ressouvenant. Après cent tours, Beauvais s'écria : — Mon
cousin, voici le bouquet, je vous ai réservé ceci pour la bonne
bouche. — Il l'introduisit dans une nouvelle écurie, et la tête re-
jetée en arrière, les bras croisés, les regards fixés sur le cousin, il
sembla attendre que celui-ci prît la parole. L'abbé regardait de tous
ses yeux. Il y avait dans cette écurie un cheval et une vache. Etait-
ce le cheval ou la vache qu'il fallait admirer? Grand embarras pour
le cousin. Après un silence : — Allons, fit Beauvais d'un air désap-
pointé, c'est dommage! Enfin, vous n'y entendez rien. Mettons que
vous n'avez rien vu. — A ce moment l'abbé retrouva dans la figure
de son ancien rival une lueur de l'ironie d'autrefois. — Ce cheval,
continua Beauvais, n'a pas son pareil à vingt lieues aux entours.
Maintenant allons aux Bruasseries.
Us ne rentrèrent aux Templiers que vers midi , pour le dîner. Le
cousin se trouva naturellement placé entre le père et la fille ; mais
bien avant le dessert Denise avait disparu , et le cousin l'entendit
dans le jardin discutant vivement avec Petit-Pinson. Petit-Pinson
' LABBÉ DANIEL. 1^7
était un gars de quinze ans, dépassant Denise de la tête, et, en dé-
pit de sa taille, appelé obstinément Petit-Pinson par l'enfant. Petit-
Pinson était le factotum de La Bruère et le pastour de Beauvais.
Parmi son troupeau, il y avait un âne qui était, à ce qu'il paraît, la
propriété particulière de Denise, et qu'on nommait Benoît. Ce jour-
là, le pastour voulait mener ses bêtes aux Épinaies, et le choix du
pâturage n'était pas du goût de Denise. — Je te dis, s'écriait -elle
de sa mignonne voix décidée, je te dis, Petit-Pinson, que Benoît
n'ira pas aux Épinaies! — Petit-Pinson retenait Benoît par l'oreille,
Denise le tirait par le licol. A qui restera la victoire? pensait l'abbé,
qui contemplait la scène. Ce fut à Denise. Elle ramena tranquille-
ment Benoît à l'écurie, puis revint prendre sa place à table. — Elle
a de la volonté, se dit le cousin émerveillé.
Le dîner terminé, Beauvais avoua que ses affaires l'appelaient à
la foire de Lésigny. — Je vous emmènerais bien, ajouta-t-il en s'a-
dressant à Daniel; mais que feriez-vous au milieu d'un marché aux
mulets?
Il partit, et l'abbé alla se promener avec Denise. Le soir, ils sou-
pèrent en tête-à-tête, car Beauvais ne rentra que tard. Ainsi s'écoula
la première journée.
Les jours, les semaines, les mois se succédèrent. En quittant Da-
niel, le cousin s'était cru condamné à sept années de tristesse; il
fut tout surpris de se sentir doucement heureux. Il était comme un
homme assis à une fenêtre devant laquelle passerait et repasserait
lentement l'image du bonheur. Il était heureux, et il se sentait
calmé. La vie de ferme allait à sa nature, faite de timidité et de
nonchalante rêverie. Tout ce qui amusait la maison le charmait. Le
jardin herbeux, négligé, avec ses allées où le fenouil et l'anis pous-
saient à foison, avec sa tonnelle sombrant sous le poids des chèvre-
feuilles et des clématites; le poulailler, ancienne chapelle des Tem-
pliers, où les poules pondaient dans les niches des saints mutilés;
le figuier touffu ombrageant l'angle de la cour verdoyante ; les pi-
geons à l'aile harmonieuse qui venaient se désaltérer à l'eau cou-
rante des rigoles; les grands tas de paille au soleil; les vaches s'en
allant gravement au pâturage et exhalant un parfum de lait; les
coups de fusil retentissant dans le bois des Gourtils et les aboiemens
de la meute; le bêlement des inoutpns mêlé aux appels mélancoli-
ques des pastours le soir, et le matin les voix fraîches des cloches
de Pressigny sonnant en volée, — rien de tout cela n'était indiffé-
rent à l'abbé. Comme une abeille qui fait son miel de toutes fleurs,
il faisait entrer comme aliment de ses joies les moindres détails de
la vie rustique...
L'hiver vint, moins riche en présens que l'automne, mais abon-
dant en joies calmes et intimes. On se réunissait davantage, on se
illS REVUE DES DEUX MONDES.
retrouvait volontiers, le soir surtout, dans la grand' salle changée
en cuisine. La cheminée de granit abritait tout le monde. Là se di-
saient les nouvelles apportées toutes fraîches de Pressigny et des
villages voisins, et aussi de longues histoires du temps des templiers,
ou bien le conte des lavandières, dont on entend le battoir résonner
à la minuit, près de la fontaine de Font-Gaudron. Cependant Petit-
Pinson, les yeux écarquillés et la mine effarée, écoutait de toutes ses
oreilles et se pelotonnait dans son coin. La Bruère filait, Beau vais
nettoyait son fusil, le cousin et Denise feuilletaient quelquefois un
livre à images, et quand Denise avait expliqué l'image au cousin, le
cousin expliquait le texte à Denise.
Beauvais aussi était heureux. L'arrivée du cousin lui avait permis
de garder sa fille aux Templiers. Pendant ses fréquentes absences,
il se sentait tout aise de savoir tout son monde réuni là-bas et l'at-
tendant à la vesprée. Cela lui tenait chaud en hiver et frais en été,
et il rentrait chez lui aussi volontiers qu'il en partait. 11 était
l'homme de la maison, et parfois se plaisait à faire retentir la
cuisine des éclats de la voix du maître. Pourtant cette grosse voix
n'était que rarement terrible. D'ailleurs Denise savait au besoin
changer sa colère en caresses, et le cousin était l'allié de Denise.
Celui-ci avait cherché dans les premiers temps à gagner Beauvais
en se condamnant à l'admiration des chevaux et des chiens de son
hôte ; mais dans ce manège le campagnard avait bien vite démêlé
la contrainte et une sorte de condescendance d'où ressortait mieux
encore l'incompétence du cousin. Il ne lui en faisait pas plus mau-
vaise figure; seulement à un certain air goguenard on devinait bien
qu'il ne le comptait pas parmi les gens pratiques et dont on pût
tirer quelque chose. Il y avait du maquignon dans Beauvais, et les
qualités inhérentes à cette profession étaient des plus antipathi-
ques au cousin. Ces deux hommes s'estimaient, s'aimaient au fond,
mais ne s'entendaient pas toujours. Pour le cousin, un marché de
cent francs et un marché de mille francs étaient même chose; pour
Beauvais, rien n'était sérieux comme une affaire. L'un regardait aux
étoiles, l'autre à terre, et le contemplateur d'étoiles parfois trébu-
chait au choc des réalités terrestres, comme l'astrologue de la fable.
Beauvais s'en autorisait pour accabler le cousin sous sa grosse artil-
lerie de plaisanteries ironiques; mais quand, le soir, Denise mon-
trait à son père ses cahiers et lui expliquait ses progrès , Beauvais
se sentait fier, et il lui échappait alors avec l'abbé des brusqueries
de reconnaissance qui raccommodaient tout et pénétraient La Bruère
d'admiration.
La Bruère, elle, était le doyen d'âge du logis. Elle avait vingt ans
de plus que son maître, qui l'avait trouvée tout établie aux Tem-
pliers quand il était venu s'y marier. C'était une vieille fille, maigre,
l'abbé DANIEL. 1^9
alerte et bavarde, point revêche, mais despote, donnant à Petit-
Pinson pour un soudlet trois pommes, tracassant tout le jour et ra-
contant ses rêves. Elle était pleine de déférence pour l'abbé, qui
n'avait qu'un bras, qui était prêtre, et qu'elle avait connu tout en-
fant. Elle était tout aise aussi d'avoir sur ses vieux jours un curé
en permanence à la ferme. Elle l'appelait notre cousin, et le regar-
dait comme un bonhomme un peu rêveur et innocent. Sa sympathie
cependant la portait plutôt vers Beauvais. Cette fille forte avait de
l'admiration pour cet homme fort, et elle avait fait alliance avec lui.
Du reste elle le rabrouait souvent, car La Bruère était un allié indé-
pendant.
Petit-Pinson était un allié soumis , ou plutôt il était la chose de
La Bruère. Il était lourdaud, paresseux et un peu gourmand, mais
il révérait la vieille servante, et ne redoutait que deux choses : La
Bruère et le loup-garou.
Et Denise? Denise était sauvage et avait la verte saveur, la grâce
capricieuse et la sève de tout ce qui est sauvage. Ce qui lui avait
tout d'abord fait aimer le cousin, c'était que, grâce à lui, elle n'i-
rait pas en pension. La vilie était pour elle un lieu terrible; son père
l'y avait emmenée deux fois en temps de foire, et toute cette foule
grouillante, glapissante, affairée, lui avait fait prendre la civilisation
en horreur. Elle n'aimait pas même Pressigny, où on la regardait
trop, et quand il venait du monde aux Templiers, elle s'enfuyait au
verger. La solitude au milieu des champs, les mille bruits de la
ferme ou les grandes ombres des bois, voilà le milieu qu'elle aimait.
Elle n'était pas gaie , et cependant point mélancolique ; elle avait
des accès d'agitation et d'immobilité, de fièvre et d'indifférence, qui
venaient et partaient sans qu'on sût pourquoi. Elle n'aimait plus ses
poupées depuis sa première communion , et n'aimait pas encore les
livres; les aiguilles cassaient comme du verre entre ses doigts, et
les besognes sédentaires ne pouvaient la retenir longtemps. Malgré
ce caractère mobile et cette humeur capricieuse, elle avait une vo-
lonté de fer et une énergie dont Petit-Pinson n'était pas toujours le
seul à s'apercevoir. Elle passait insoucieuse à travers les colères de
Beauvais et de La Bruère, comme une hirondelle à travers une pluie
d'orage. Ce mélange de sauvagerie et de mobilité inquiète avait
d'abord effrayé le cousin, et il s'était demandé, non sans terreur,
comment il viendrait à bout de diriger vers le bien cette âme tou-
jours extrême, cette intelligence ne se manifestant volontiers que
par soubresauts.
Mais, à défaut d'énergie, l'abbé avait une de ces tendresses inépui-
sables qui finissent par triompher des plus grandes obstinations. Puis
ne nourrissait-il pas dans le plus intime recoin de son cœur un projet
auquel il n'avait qu'à penser pour retrouver de nouvelles forces?...
150 REVUE DES DEUX MONDES.
Dès les premiers jours de son arrivée aux Templiers, il avait voulu
y régulariser sa position. 11 avait pour tout revenu six cents francs,
le loyer de ses Bruasseries, En dépit des protestations de Beauvais,
il avait stipulé qu'il lui paierait une pension de trois cents francs.
Avec le surplus, il trouva moyen d'envoyer chaque mois dix francs
à Daniel, de se vêtir, et de faire des cadeaux à Denise, à La Bruère
et même à Petit-Pinson. Une fois débarrassé de ces détails matériels,
il avait arrangé ses journées : la semaine entière était consacrée à
Denise à l'exception du dimanche.
Pendant la semaine , l'abbé était vêtu comme un bourgeois cam-
pagnard; mais le dimanche c'était tout autre chose. Ce jour-là, un
vrai curé descendait de la tourelle : tricorne, rabat, bas noirs, sou-
liers à boucles d'argent, soutane de drap fin, rien n'y manquait. A
neuf heures, il s'acheminait vers l'église de Pressigny en compa-
gnie de La Bruère, de Petit-Pinson et de Denise. Durant la messe,
il se tenait au chœur en surplis, et de sa stalle, à travers la fumée
de l'encens, il contemplait parfois Denise, qui, la tête penchée sur
son petit livre, priait à l'ombre d'un pilier. Denise!... c'était là sa
joie et sa bénédiction; c'était son œuvre aussi. 11 surveillait l'épa-
nouissement de son intelligence avec cette respectueuse sollicitude
de l'horticulteur pour une rose préférée qui vient de sortir du bou-
ton. Denise entrait dans l'adolescence; déjà la pétulance de l'enfant
s'était à demi effacée pour faire place à une gaucherie farouche et à
une nerveuse surexcitation. Encore un peu de temps, et la jeunesse
allait apparaître, et toute cette fine et énergique nature féminine
allait prendre son plein développement. ^- Hâtons-nous, se disait
l'abbé, hâtons-nous de semer, afin que le bon grain germe dans la
saison. — Et il épanchait sur- elle tous ses trésors de science, de sa-
gesse et d'observation. 11 voulait lui inspirer surtout, non pas le
goût des livres, mais l'attrait des occupations sérieuses, et cultiver
cet amour de la nature agreste qu'elle avait déjà. Le temps était-il
beau, ou même passable, ils faisaient ensemble une longue prome-
nade. Tantôt ils allaient au-devant de Beauvais , qui les ramenait
alors en voiture, tantôt ils erraient à travers champs ou suivaient le
cours de l'Egronne. Ils rapportaient toujours des moissons de fleurs,
et quand les paysans voyaient passer ce prêtre manchot, aux che-
veux grisonnans, et cette enfant coiffée d'une capeline rose, tous
deux portant des gerbes de fleurs, ils leur donnaient toujours un
bon salut, une bonne parole et un bon sourire.
Ainsi elle grandissait au sein de cette nature rustique et féconde,
entre son père et l'abbé, dans une atmosphère imprégnée de ten-
dresse.
Un soir de juin, il y eut fête splendide dans la grande salle des
Templiers. Beauvais ne devait rentrer que fort tard. Le cousin et
l'abbé DANIEL. 151
Denise étaient seuls, ou à peu près, La Bruère coulant la lessive et
Petit-Pinson s'étant endormi sur sa chaise. Un bouquet cueilli du
matin était sur la table, et la lampe, couverte de son abat-jour, l'é-
clairait doucement. Quand la lecture du soir fut terminée , le cou-
sin, approchant le vase tout près de Denise et de la lampe, le tourna
lentement, afin de faire admirer à son élève le bouquet sous toutes
ses faces. 11 y avait au centre un splendide nénufar blanc, à demi
fermé et plein de mystère encore; tout autour tremblotaient de lé-
gères graminées, mobile dentelle où se mêlaient capricieusement
tout un peuple de plantes des champs , des eaux et des bois , qui
pailletaient aux feux de la lampe. Il y avait des clochettes et des
coupes, des thyrses et des panaches, des places pleines de clarté et
de sombres profondeurs. Une mignonne araignée vert pâle était sus-
pendue à une blanche aspérule, et, à demi emprisonnée dans les ré-
seaux formés par l'entre-croisement des graminées, une éphémère
aux yeux d'or, vêtue de gaze blonde, frissonnait, et à mesure que
le cousin tournait le vase, une fine poussière argentée s'envolait de
toutes les étamines, et planait comme une fumée au-dessus du bou-
quet, d'où s'exhalait un parfum exquis, pénétrant. Denise poussa
tout à coup un cri d'admiration et couvrit sa figure de ses mains.
Quand elle releva la tête, des pleurs roulaient dans ses yeux, mais des
pleurs de joie; ses regards avaient un éclat qui frappa l'abbé; ses
traits animés, ses joues colorées, donnaient à sa physionomie une
expression nouvelle et la transfiguraient. Le cousin, ébloui de cette
beauté qui se révélait soudain, tressaillit en la contemplant. L'en-
fant d'hier était devenue une jeune fille.
IV.
Quand éclata la guerre de Grimée, Denise venait d'avoir seize ans.
Daniel, nommé caporal dès l'année de son engagement, écrivit au
cousin qu'il partait pour l'Orient avec son régiment. L'abbé courut
aussitôt à Pressigny, et envoya par la poste à son pupille un man-
dat supplémentaire. Ce fut à dater de ce jour que Daniel eut son
rôle dans les conversations de la ferme. Le cousin, trop pauvre pour
s'abonner à un grand journal, persuada à Beauvais de prendre un
abonnement. — Est-il au moins dans la cavalerie, votre protégé?
demanda Beauvais. — Ce fut lui qui apporta aux Templiers la carte
du théâtre de la guerre, « pour faire plaisir à son curé, qui suivait
ça. » L'abbé s'empara de la carte, la porta dans sa cellule, et là,
chaque jour, suivit sur la terre d'Orient la marche du corps d'ar-
mée dont le 49'' faisait partie.
L'Orient, c'était par-delà les ruines du château d'Étableaux. Quel-
quefois le soir, quand le soleil s'était déjà couché à l'autre extré-
M
RE7UE DES DEUX MONDES.
mité du ciel, le cousin, debout devant la fenêtre de la tourelle,
plongeait un regard inquiet dans le bleu plus sombre du levant, et
quand il fermait sa fenêtre : « Que Dieu le protège! » disait-il.
Vers le milieu de l'année 1855, Daniel passa sergent, et le cou-
sin reçut à cette occasion une lettre qu'il lut à Beauvais, au des-
sert, pendant que Denise était allée étendre du linge au verger.
Cette lettre était toute belliqueuse. Daniel y racontait sa vie de bi-
vouac et y faisait le récit d'un jour de bataille, quand, dès l'aube, on
est réveillé par l'air de la diane et les sourds gron démens du canon :
« Chacun prend son fusil et son sac, disait-il, et en marche! On
avance dans le crépuscule ; on entend les commandemens brefs et
accentués qui se répètent et courent dans les rangs; les aides de
camp volent d'un régiment à l'autre ; les troupes prennent des di-
rections; nos chefs nous haranguent avec quelques mots énergi-
ques. Bientôt le bruit du canon devient plus nourri, et puis les
clairons sonnent, les musiques jouent de vieux airs nationaux qu'on
n'entend plus qu'aux jours de bataille et qui font bouillir le sang
aux plus peureux, et aux roulemens des tambours, à travers la fu-
mée, le régiment, enivré par l'odeur de la poudre, frémit tout en-
tier. — En avant!... On to'est plus Pierre, Jacques, Daniel : on est
la France, chacun pour une parcelle, et sus à la Russie ! On regarde
le bras du chef qu'on n'entend plus, on dit de l'œil bonjour à ses
camarades, et on est parti... Gela dure parfois tout le jour. Les
hommes tombent, on avance toujours. Quelquefois un froid vous
passe par le cœur, mais ne fait qu'y passer. Et ainsi jusqu'au soir,
où, la bataille finie, on apprend que la victoire est à nous et qu'on
est nommé sergent, car je suis sergent, mon cousin, depuis hier. Ce
qui est triste, c'est qu'en rentrant sous la tente le nombre des ca-
marades de la veille est diminué, cela vous serre le cœur; mais
d'autres sont là, on cause, on cause, et on s'endort harassé. Voilà,
mon cousin, et maintenant ma chandelle est à bout. A vous, cher
cousin, de tout cœur ! »
Comme l'abbé achevait sa lecture, Denise rentra. — Voilà un gail-
lard qui a des moustaches! s'écria Beauvais; Denise, lis un peu
cette lettre, lis-la haut, je l'entendrai volontiers deux fois. — Et
Denise lut lentement de sa jolie voix nette et bien timbrée. L'abbé
époussetait négligemment la manche de son bras droit et regardait
en dessous. Quand Denise fut arrivée à la fin, elle garda le silence
et remit la lettre au cousin. — A son retour en France, dit Beau-
vais, il faudra que vous lui écriviez de venir chasser avec moi, car
il doit aimer la chasse , ce garçon - là. En voilà un au moins qui
saura apprécier un cheval! — Denise, toujours silencieuse, pliait du
linge sur la table. Beauvais sortit, et l'abbé alla lire son bréviaire;
mais il était préoccupé, Denise n'avait rien dit de la lettre.
l'abbé DANIEL. 153
Elle aussi s'éloigna préoccupée et s'enfonça rêveuse dans les allées
du jardin. Elle n'avait rien dit, mais elle avait beaucoup pensé à la
lecture de cette lettre toute résonnante des bruits de la guerre. Elle
repassait dans sa mémoire le fier et joyeux langage du pupille de
l'abbé, et elle essayait de se le représenter assis sous la tente et
fourbissant ses armes, ou bien guêtre, le sac au dos, la baïonnette
croisée, s'élançant à l'ennemi. Elle pensait encore à lui au soir,
lorsqu' après souper elle vint s'accouder au petit mur du verger,
d'où l'on voyait la verte vallée de l'Égronne jusqu'à Pressigny. Le
soleil plongeait, derrière les Templiers, dans les pins du bois des
Gourtils, et Pressigny, à demi voilé de peupliers et couronné par sa
tour élancée, semblait transfiguré par les derniers rayons du cou-
chant; les créneaux de la tour étaient teints en rose, les toits d'ar-
doise avaient de joyeuses et claires couleurs violettes , toutes les
vitres étaient d'un pourpre vif, et Denise songeait à l'Orient. Puis,
tournant du côté d'Étableaux ses yeux éblouis de rayons et de cou-
leurs, elle se sentait toute mélancolique à l'aspect de la vallée ré-
trécie et déjà obscure entre ses deux versans couverts de noyers et
de chênes. La voix faible et cristalline de l'Égronne s'élevait dans la
paix du soir comme une plaintive mélodie ^ue les rainettes accom-
pagnaient par momens de leur basse étrange. Encapuchonnée dans
sa cape noire, une pastoiire descendait du coteau d'Étableaux en
poussant devant elle un troupeau de vaches ; on entendait les doux
meuglemens des génisses, on voyait le chien alerte courir sans cesse
de la bergère au troupeau, et, tout en courant, jeter un aboiement
sonore auquel répondaient les chiens des métairies. Dans un inter-
valle de silence, la pastoure se mit à chanter, et sa voix traînante,
sa rustique mélopée arrivèrent distinctes jusqu'à Denise. La pas-
toure chantait une ballade locale très populaire en Touraine et en
Poitou, et dont voici les premiers couplets :
Ce sont trois jeunes garçons
Qui s'en vont à la guerre,
Qui s'en vont à la guerre
A leur corps défendant.
Regrettent leur maîtresse
Que leur cœur aime tant.
Le plus jeune des trois
Regrette bien la sienne.
Regrette bien la sienne,
Ah ! qu'il a bien raison !
C'est la plus belle fille
Qu'il y ait dedans Lyon
Pourquoi, après ce dernier couplet, les larmes vinrent-elles aux
yeux de Denise? pourquoi la mélancolique histoire du plus jeune
154 REVUE DES DEUX MONDES.
des trois s'associa-t-elle dans sa pensée avec le fier soldat qui se
battait là-bas en Grimée?... Ah ! si le cousin avait pu voir tomber
ces précieuses larmes!
A la prise de la tour Malakof, Daniel fut nommé sergent-major,
et peu après rentra en France. Le cousin ne jugea pas qu'il fût en-
core temps de le faire venir près de lui ; mais il lui écrivit de lui
envoyer sa photographie, et doubla son mandat mensuel à cette in-
tention. Quelques semaines après, le portrait arriva aux Templiers.
Daniel était représenté nu-tête, et la main droite appuyée sur la
baïonnette de son fusil. La main de l'abbé, en saisissant le portrait,
tremblait tellement qu'il fut dix minutes avant de pouvoir se rendre
compte de la nouvelle physionomie de son pupille. Il le reconnut
enfin et se sentit fier. Il descendit alors et montra le portrait à Beau-
vais et à Denise. — Voilà un gaillard! — s'écria Beauvais. Denise
contempla silencieusement cette jeune et énergique figure, dont les
traits se détachaient en brun du fond laiteux de la plaque. L'inno-
cent abbé fut de nouveau pris à ce silence, il remonta se désoler
dans sa tourelle, où il suspendit le portrait en face de sa croix noire.
Et cependant, si les verveines dont la fenêtre du cousin était tou-
jours soigneusement garnie en été, si les verveines roses et lilas
avaient pu parler, elles auraient dit qu'on les arrosait trop mainte-
nant. Denise, pendant la promenade quotidienne de l'abbé, leur
prodiguait l'eau fraîche sans regarder, car ses yeux contemplaient
la brune photographie accrochée au mur.
Les choses en étaient là. Beauvais devenait de jour en jour plus
obèse , La Bruère se faisait vieille et commençait à avoir des inter-
valles de silence. Petit-Pinson grandissait, mettait son chapeau sur
l'oreille et faisait le beau les dimanches sur la place de Pressigny.
L'abbé songeait à Daniel tout en achevant l'éducation de Denise, et
Denise, toujours plus sauvage, rêvait souvent seule au verger. Elle
allait avoir dix-huit ans. Un soir de juillet 1857, Beauvais, après
souper, dit d'un air sérieux et attendri en embrassant sa fille : —
Te voilà grande maintenant, mignonne, te voilà grande, et je me
fais vieux. Je ne veux pas que tu coiffes sainte Catherine, et je vais
m'occuper de te chercher un mari. — Et comme Denise, un instant
interdite, avait fini par rire aux éclats, Beauvais reprit de sa grosse
voix : — Ce que je dis est très sérieux, et je désire que tu t'ac-
coutumes dès à présent à cette idée-là. J'ai un parti en vue, et dans
quelques jours nous en causerons... — Il se fit un grand silence.
Beauvais, qui se voyait déjà séparé de sa fille, se leva pour cacher
son émotion et alla faire un tour dans sa grange. Denise était pour-
pre. L'abbé, pâle et embarrassé, balbutia quelques paroles, pré-
texta la lecture de son bréviaire et disparut.
Arrivé dans la tourelle, le malheureux cousin s'enferma à double
■ ' ' -X' ABBÉ DANIEL. ' ' ' ' ' 15^
tour. 11 était blême, et la sueur coulait le long de ses maigres joues.
Il regarda le portrait de Daniel : « C'est fini de nos rêves, mon
pauvre ami ! » lui dit-il tout haut, puis il se mit à marcher, tout
absorbé. Après quelques momens de silence : — Ainsi, reprit-il,
le premier venu pourra m' enlever Denise, Beauvais la lui donnera,*
et tout sera fini ! Je me serai, par peur de Beauvais, enfui au sémi-
naire, la batteuse m'aura pris mon bras, j'aurai élevé cette enfant
comme ma propre fille, et pour toute compensation Beauvais me
dira un grand merci et la jettera à un étranger!... Et il aura raison!
Après tout, quels droits ai-je sur elle, et les pensées que j'ai là
sont-elles bien les pensées d'un prêtre?... Oui, mais mon cœur se
brise quand je songe à ce mariage. Us vont m' arracher cette se-
conde Denise, je ne la verrai plus qu'en cérémonie; elle ira chez
des inconnus, et quand mon pauvre Daniel reviendra, je ne pourrai
plus lui donner l'épouse que j'avais choisie; je n'unirai pas ces deux
enfans, ces deux cœurs que j'avais de loin formés l'un pour l'autre!
Aussi ma timidité est stupide. Ne pouvais-je parler à Beauvais
et lui dire franchement mes projets?... Ah! Beauvais!... J'entends
d'ici le rire ironique qui aurait accueilli ma proposition... Si seulen
ment Daniel avait eu l'épaulette, mais un sous-officier... Beauvais
ne voudra jamais !... Non, cela ne se peut pas, nous sommes pau-
vres, et elle est riche. Je ne puis rien dire : ils sont riches !...
Le cousin ne se coucha pas, et dès l'aube sortit pour respirer
au grand air. Quand, vers huit heures, Denise monta dans la tou-
relle pour arroser les verveines, elle vit que le lit n'avait pas été
défait, et resta pensive...
Le surlendemain, dès le matin, Beauvais entra dans le cabinet
du cousin, et le réveillant brusquement : — Dites donc, cousin, vous
ne savez pas? — Non, fit l'abbé effrayé. — Eh bien! je vais vous
dire, continua Beauvais d'un air confidentiel, j'ai trouvé un mari
pour Denise... Devinez-vous qui? — L'abbé parut terrible en ce mo-
ment, tant il ouvrit de grands yeux. — Je m'adresse bien, reprit
Beauvais, vous avez toujours le nez et l'esprit dans les livres, vous
ne connaissez pas le pays... N'avez-vous pas remarqué à la foire
de Pressigny ce jeune homme avec qui j'ai longtemps causé près
du pont? — M. Delétang? — C'est le fils d'un marchand d'Angles.
On m'a fait des ouvertures à son sujet. 11 est riche, il est campa-
gnard, et il habiterait volontiers les Templiers... Nous garderions
près de nous notre Denise... Le jeune homme est en ce moment à
Angers et ne doit pas revenir avant un mois ; nous en reparlerons,
mais motus l — Il sortit.
L'abbé se leva en hâte et avec une fièvre nouvelle. — Non, non,
point de Delétang, se dit-il , il faut cette fois se montrer! — Et vite
156 REVUE DES DEUX MONDES.
il écrivit à Daniel les lignes suivantes : « Demande immédiatement
un congé de trois mois, on t'attend ici pour chasser. Viens aussitôt
que possible ! » Il prit un billet de cent francs qu'il avait en réserve,
l'enferma dans la lettre et courut au bureau de poste de Pressigny.
A son retour, le cœur lui battait. Il dit brusquement à Beauvais
devant Denise : « J'ai écrit ce matin à mon pupille de venir chasser
aux Templiers, et je l'attends avant la fm du mois. »
Trois semaines s'étaient à peine écoulées quand un matin l'abbé,
encore au lit, entendit la grosse voix de Beauvais qui lui criait du
jardin : a Hé! cousin! » Il courut à la fenêtre... Daniel en petite te-
nue, le képi sur l'oreille, une médaille à la boutonnière, Daniel les
bras tendus vers la tourelle, était près de Beauvais. Le cousin agita
fortement son bras mutilé, rentra et se vêtit comme il put. Il allait
descendre quand la porte s'ouvrit, et Daniel et Beauvais firent ir-
ruption dans la chambre. Ah! le retour payait bien le départ; ils se
tinrent quelque temps embrassés. — Saprebleu! dit Beauvais atten-
dri, est-ce que vous allez vous manger? Venez, monsieur Daniel,
laissons le cousin s'habiller. — Le cousin fit sa toilette à la hâte en
l'entrecoupant d'exclamations joyeuses, puis il descendit. Il ne
trouva plus dans la cour que Beauvais. — Allez le chercher, dit gaî-
ment celui-ci, le voilà reparti. Et vous ne l'avez pas mis dans la
cavalerie? — Eh! quoi donc encore? demanda le cousin ahuri. —
Figurez-vous que je lui montrais mon nouveau cheval, une bête que
personne n'ose monter. — Eh bien?,.. — Eh bien! il a sauté des-
sus, et le voilà bien loin. — L'abbé et Beauvais coururent hors de la
ferme. Daniel revenait vers eux ventre à terre; il avait encore à la
main son bâton de voyage, mais son képi était resté en route. On
reconduisit le cheval à l'écurie et on alla du même pas à la recher-
che du képi, puis du même pas on alla aux Bruasseries, et tout en
causant on suivit le cours de l'Ëgronne, si bien qu'on arriva jusqu'à
Pressigny. On oubliait l'heure et le chemin en questions, en répon-
ses, en surprises et en exclamations. C'étaient des ressouvenirs, des
plaisanteries, des rires, des silences délicieux. Beauvais, pour un
empire, n'eût en ce moment lâché le rnajor, comme il appelait Da-
niel. A Pressigny, on fit réflexion que l'on mourait de soif, et l'abbé,
lui troisième (honni soit qui mal y pense!), entra au premier caba-
ret. On trinqua. — A la guerre de Crimée ! dit Beauvais. — Au re-
tour! s'écria Daniel. Il ne pouvait se lasser de regarder le cousin,
et le cousin contemplait sans cesse Daniel. Gomme ils se trouvaient
changés l'un et l'autre! l'un avec sa longue et pâle figure ridée,
l'abbé DANIEL. 157
ses joues creuses, son doux sourire et ses cheveux gris; l'autre,
fort, élancé, résolu, ayant de V en-avant dans toute sa personne,
une ligure franche et accentuée, des yeux bruns pétillans, de jeunes
moustaches naissantes, de blanches dents qui disaient la santé et
des cheveux noirs naturellement crêpés... Et le cousin émerveillé
répétait à Beauvais : — Voyez-vous ce garçon? eh bien! c'est moi
qui l'ai élevé; je l'ai porté dans mes bras, t'en souviens-tu?
On revint lentement aux Templiers par la côte des Murets, et
Beauvais fit la remarque que Denise n'allait pas savoir ce qu'ils
étaient devenus. — Qui est-ce? demanda à mi-voix Daniel au cou-
sin. — C'est ma fille, ma fille Denise! s'écria fièrement Beauvais.
— Ah ! fit Daniel, vous avez une fille ? Le cousin ne me l'avait pas
dit. — Mais que vous écrivait-il donc? Je parie qu'il ne vous a point
parlé de mes chevaux seulement! — Est-ce que je puis écrire lon-
guement de ma main gauche? interrompit le cousin.
On arriva, et comme Daniel voulait aller faire toilette, Beauvais
le poussa dans la salle. Le couvert était mis, mais Denise n'était pas
là. Le cousin se sentit rougir. Daniel s'époussetait légèrement près
de la fenêtre ouverte; Beauvais s'était mis à table. Il fallait pour-
tant bien que Denise se montrât. Elle entra dans un moment où Da-
niel tournait le dos à la porte. — Nous as-tu préparé un bon déjeu-
ner? s'écria Beauvais. Daniel se retourna très vite et vit Denise.
Leur émotion à tous deux se trahit par un léger mouvement en ar-
rière. Daniel salua respectueusement, sans timidité comme sans
excès d'assurance, puis on se mit à table. Il se trouvait placé à côté
de Denise; mais, soit qu'il fût embarrassé à la vue de cette jeune
hôtesse sur laquelle il ne comptait pas, soit que la mine un peu
fière de Denise lui imposât, il resta silencieux. Toutefois, s'il demeu-
rait muet et contraint, il n'en était pas plus calme au fond, et dès le
premier service il trahit son émotion en brisant, rien qu'à le toucher,
un plat qu'on lui passait. Le rouge lui monta au front. — Bah! bah!
dit Beauvais, ne faites pas attention à cela! — Denise saisit cette
occasion de rompre le silence. — Ce plat était fêlé depuis longtemps,
dit-elle. — Ainsi... mademoiselle... commença Daniel, qui tenait à
s'excuser. Ils se regardèrent, rougirent de plus belle et redevinrent
silencieux. Heureusement l'abbe vint à leur secours et changea la
conversation. — Vous n'avez plus vos parens? dit à Daniel l'ou-
blieux Beauvais, à qui le cousin avait raconté au moins vingt fois
l'histoire de son pupille. — Non, monsieur, répondit Daniel; mon
père, qui était charpentier, s'est tué en tombant d'un toit, et ma
mère est morte huit jours après... Et il ajouta en regardant l'abbé :
C'est le cousin qui m'a recueilli. — Cela fut dit fièrement et avec une
simplicité qui toucha Beauvais. — Pardon ! . . . fit-il tout ému. L'abbé,
158 REVUE DES DEUX MONDES.
fâché et content de cette explication, en profita pour serrer une fois
de plus la main de Daniel. Au dessert, la jeune fille quitta la salle
à manger. Alors Beauvais alluma sa pipe, Daniel roula une cigarette,
et on se mit à parler de l'Orient et de la guerre.
i.vQue faisait Denise pendant ce temps? Assise sous un large figuier,
à l'extrémité du verger, elle semblait tout occupée à considérer les
arabesques lumineuses que le soleil dessinait sur le sable à travers
les arbres; mais, si ses yeux suivaient attentivement les mobiles dé-
coupures de l'ombre, son esprit était ailleurs. Les pensées qui l'ab-
sorbaient semblaient être d'une nature très complexe, car tantôt un
rapide sourire glissait sur ses lèvres et tantôt une vive rougeur cou-
rait de ses joues à son front. Il y avait sur sa mignonne figure un
singulier mélange de joie et de préoccupation. Denise était en train
de rompre avec un idéal auquel des années entières l'avaient pour
ainsi dire fiancée. Elle avait rêvé Daniel tout autre qu'il n'était, et
la transition du rêve à la réalité lui était à la fois douce et difficile.
La brune jeune fille, en dépit de la photographie envoyée au cou-
sin, s'était figuré un Daniel blond avec des yeux bleus et une phy-
sionomie un peu pensive; le vrai Daniel avait un tout autre air. 11
était petit, maigre, brun et peu mélancolique. 11 fallait donc effacer
les traits vagues de l'ancien portrait et y sulDstituer l'image vivement
accusée de l'original. Tout en confessant que le Daniel en chair et
en os valait bien le Daniel imaginaire, Denise ne pouvait s'empê-
cher de regretter son rêve; puis, honteuse de cette préoccupation
persistante, elle secouait la tête, passait ses petites mains sur ses
joues rougissantes, et essayait de donner un autre tour à sa pen-
sée. Elle penchait la tête au-dessus du mur d'appui et regardait les
champs de blé moissonnés. Alors le chant d'une caille dans les
chaumes lui rappelait que la chasse venait de s'ouvrir et que Daniel
était arrivé aux Templiers pour chasser; elle écoutait les appels des
pastoiires, et leurs voix lui remettaient en mémoire la chanson des
trois jeunes garçons s'en allant à la guerre, et la chanson ramenait
encore sa pensée vers D?iniel. « Daniel! Daniel! » disait la voix fraî-
che de l'écluse; « Daniel! » criaient les martinets traversant l'espace
bleu comme des flèches. — Et ainsi jusqu'au soir.
A la nuit close, Beauvais avait conduit le sergent-major dans sa
chambre, et, lui serrant la main : — Vous êtes ici chez vous, avait-il
dit, reposez- vous bien; demain nous irons ensemble visiter mes
bois, et je vous ferai voir du gibier. Bonne nuit! — En se couchant et
après avoir fait sa prière, le cousin se sentit tout rassuré. « M. De-
létang est à huit lieues d'ici, songeait-il; Daniel est installé aux
Templiers. Laissons maintenant agir le ciel. »
Le lendemain, quand il descendit, les chasseurs étaient déjà par-
l'abbé DANIEL. 159
tis; Denise se plaignait d'avoir la migraine et semblait fatiguée. Le
naïf abbé croyait tout bonnement qu'elle allait lui parler du nou-
veau-venu; mais elle ne dit pas un mot, et il s'en alla, tout déso-
rienté, lire son bréviaire au jardin.
A midi, Beauvais et Daniel rentrèrent affamés. Daniel, pour son
début, rapportait deux perdrix dont le cousin parut tout fier. On se
mit à table, et, les convives étant devenus déjà plus intimes, la con-
versation s'anima. Denise fut affable et enjouée, et même, en pré-
sentant un plat à Daniel, elle s'enhardit jusqu'à lui dire en sou-
riant : « Celui-ci est plus solide! » Et comme en parlant il avait
fallu regarder son voisin, elle avait été forcée de convenir que les
yeux bruns étaient plus expressifs que les yeux bleus. Elle remar-
qua aussi que Daniel n'était ni beau parleur, ni gauche comme les
visiteurs ordinaires des Templiers, mais qu'il avait la voix grave et
pleine, la parole franche et énergique, et un fonds inépuisable de
bonne humeur. Seulement il avait toujours l'air de la savoir pré-
sente sans en paraître autrement ému, et Denise, piquée, se disait
que le Daniel de son rêve eût été certainement plus aimable et
moins occupé de lièvres et de perdreaux.
La journée passa joyeuse pour tous quatre, et plus joyeuses en-
core s'écoulèrent les semaines qui suivirent, chaque jour amenant
une chasse heureuse ou quelque course nouvelle. L'automne était
magnifique. En rentrant le soir, on contait à Denise et au cousin les
exploits de la matinée, et on arrêtait le plan des plaisirs du lende-
main. Denise demandait-elle un lièvre, Daniel ne voulait revenir
à la maison qu'avec un lièvre dans son carnier. Une fois il ne fut
de retour qu'à la nuit close : il avait chassé tout le jour et s'était
passé de déjeuner; mais aussi il rapportait un faisan doré, pièce
rare que Denise, la veille, avait mise au rang des gibiers fabuleux.
Et Denise, oubliant de plus en plus son ancien idéal, se demandait
comment elle avait pu avoir le mauvais goût de médire des cheveux
noirs et des yeux bruns, et commençait à sourire de ses rêves ro-
manesques. Dès le matin, elle était éveillée, elle assistait en secret
au départ des chasseurs, et le soir, devinant le chemin par lequel ils
devaient revenir aux Templiers, elle allait au-devant d'eux, accom-
pagnée par le cousin, et du plus loin Daniel, tirant de sa gibecière
sa plus belle pièce, la lui montrait d'un air triomphant.
Bientôt ce fut entre eux une amitié charmante. Denise n'avait
qu'à dire un mot pour être devinée et obéie. Elle savait tous les airs
aimés de Daniel, et les chantait le soir, au verger, sans avoir l'air
de songer qu'on l' écoutât, comme si elle n'eût chanté que pour elle-
même; puis au plus léger signe d'approbation elle s'arrêtait court,
comme un rossignol effarouché, et s'envolait au plus épais des massifs.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
Un soir, Daniel, étant seul avec le cousin, lui demanda brusque-
ment : — M. Beauvais est-il riche? — Oui, répondit l'abbé surpris;
mais à quel propos? — Il est riche! Tant pis alors, dit Daniel, et il
ajouta : Si M"* Denise eût été pauvre comme moi, j'aurais essayé
de lui plaire, et si elle m'avait aimé, je l'aurais demandée à son
père. Nous nous serions établis métayers de vos Bruasseries, et
c'eût été bien bon, cette vie à trois, vous entre nous deux!... Mais
elle est riche, et il faut renverser mon château de cartes et songer
à autre chose? — Songer à quoi? demanda l'abbé d'un air inquiet.
— Mais à quitter les Templiers, et le plus tôt sera le mieux. — A
d'autres maintenant! pensa le pauvre cousin envoyant une seconde
fois que ses plus doux rêves menaçaient de s'en aller en fumée.
Sa conscience lui défendait de détourner Daniel de ses projets de dé-
part, et son cœur saignait en songeant à ce nouvel obstacle, qu'il
aurait dû prévoir. Il passa une nuit mauvaise et sans sommeil.
La journée du lendemain devait être plus mauvaise encore. Beau-
vais et Daniel étaient à la chasse, et l'abbé lisait saint Augustin sous
l'auvent de la porte d'entrée, quand, au milieu de l'après-midi, un
cabriolet conduit par un jeune homme entra discrètement dans la
cour et s'arrêta à deux pas de lui. Le jeune homme demanda
M. Beauvais et se nomma : c'était M. Delétang. Quand il apprit que
Beauvais était absent, il poussa comme un soupir de soulagement et
voulut tourner bride; mais l'abbé crut convenable d'insister pour
qu'il descendît de voiture. Il le fit entrer et le présenta à Denise.
C'était un garçon à tournure un peu rustique malgré sa toilette de
ville. Il n'était ni brun ni blond, plutôt bien que mal, mais timide
comme une jeune fille sortant du couvent, et d'une gaucherie tou-
chante. L'abbé, tout fier d'avoir trouvé une timidité supérieure à la
sienne, eut pitié de son embarras et chercha à le mettre à son aise.
Denise de son côté, ne se doutant de rien, fit des efforts pour être
moins sauvage que de coutume. Le prétendu, assis sur le bord de
sa chaise, resta près d'une heure à causer d'une façon monosylla-
bique, tourmentant sa moustache et regardant constamment l'abbé,
à qui, dans son cœur, il vouait une reconnaissance éternelle. Enfin
il se leva pour partir, et seulement alors fit connaître le but de sa
visite. 11 venait, de la part de son père, inviter toute la famille à Vas-
semblàe d'Angles, qui devait avoir lieu dans huit jours. Son message
délivré, il salua, se trompa deux fois de porte, et finit par retrouver
son cabriolet, qu'on entendit bientôt passer devant les fenêtres.
Quand Beauvais rentra, le cousin lui rendit compte de la visite
de M. Delétang et lui transmit son invitation. — Ah! ah! dit Beau-
vais d'un air demi-enjoué et demi-mystérieux; puis il lança un re-
gard d'intelligence au malheureux abbé : — Ah! ah!... eh bien!
l'abbé DANIEL. 161
nous irons à Angles tous quatre. Je vais faire nettoyer le char à
bancs et écrire un mot au père Delétang. Mignonne Denise, apprête
ta plus belle robe; major, préparez vos jambes, on dansera;... oui,
l'abbé, on dansera!
Yl.
Le jeudi de la semaine suivante, dès le fm matin, comme on dit
en Touraine, le char à bancs, traîné par le meilleur cheval des Tem-
pliers, roulait dans la direction d'Angles. Beauvais et Daniel, assis
sur le siège de devant, conduisaient tour à tour et échangeaient des
observations sur le trot et l'encolure du cheval; sous la capote, l'abbé
et Denise regardaient la campagne et restaient silencieux. On tra-
versa le bois des Gourtils. Il faisait une douce matinée. Le paysage
était un peu voilé de brume; mais on devinait le soleil levant der-
rière cette frêle vapeur. Au-dessus des voyageurs, le ciel bleuissait
déjà. Un vent frais se plaignait mollement en passant à travers les
branches des pins, et les premières feuilles jaunes venaient tomber
sous les roues de la voiture. Denise, enveloppée dans un châle brun,
s'était enfoncée dans l'un des coins et prêtait l'oreille aux joyeux
propos de Beauvais et de Daniel; l'abbé, mélancolique, regardait
s'envoler les feuilles sèches. Il les voyait se détacher de la branche,
tournoyer un moment dans l'air et descendre silencieusement sur la
route. — Voilà l'automne, se disait-il, voilà la fm de la fête de l'an-
née et aussi la fin de mes joies et de mes illusions ! — A chaque tour
de roue qui le rapprochait d'Angles, il sentait la terreur le prendre,
et à mesure que la distance diminuait, son angoisse croissait. Le che-
val, poussé par les voix de Daniel et de Beauvais, allait comme le
vent. Déjà on côtoyait les rives de la Creuse bordées de peupliers.
Escortée par les aboiemens des chiens, la voiture passait au grand
trot dans les rues des villages. L'abbé frissonnait, et ses regards
émus allaient de Daniel à Denise, si rapprochés l'un de l'autre, si
beaux, si jeunes, si sourians à la vie; c'était peut-être le dernier
jour où il verrait réunis les deux enfans de son cœur... Tant que
M. Delétang n'était point apparu en personne, le cousin avait pu
croire que ce fantôme matrimonial s'évanouirait en fumée ; mais
maintenant qu'on allait à Angles, et que dans une heure on serait
dans la maison du prétendu, l'aventure devenait sérieuse, et l'abbé,
sachant combien peu il fallait compter sur l'initiative de Daniel et
se défiant de son propre courage, l'abbé désespérait et se désolait.
Denise, elle, contemplait les bruyères baignées de soleil, les rouges-
gorges traversant le chemin, l'uniforme de Daniel, et souriait. La
voiture volait comme une flèche.
TOME XLVIII. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
Déjà on distinguait à travers les massifs les toits aigus du bourg,
déjà on entendait les rumeurs vagues de l'assemblée. Bientôt on fut
en face d'Angles. Les maisons descendaient en joyeuses cascades
jusqu'à la route, qui serpentait entre deux murailles de verdure et
traversait la rivière sur un pont de bois. De l'autre côté du chemin,
sur une colline rocheuse et escarpée, se dressaient les belles ruines
grises d'un château du temps de Richard Gœur-de-Lion, et les
ruines elles-mêmes étaient dominées par une plate-forme au centre
de laquelle s'élevait un calvaire. La voiture, toujours courant, fit
son entrée dans la rue principale, tout encombrée de gens endi-
manchés. A la grande porte charretière du logis Delétang se te-
naient le maître de la maison et un gros d'invités, et à chaque nou-
vel arrivant cette avant -garde poussait un vigoureux hourra en
guise de bienvenue. La cour était déjà garnie d'équipages campa-
gnards rangés sur deux files. En un instant, la voiture de Beauvais
fut entourée, dételée et classée dans ce curieux muséum de véhi-
cules. M. Delétang père, petit homme réjoui et remuant, aussi
grand discoureur que son fils l'était peu, s'empara de Beauvais ; De-
létang fils offrit en frissonnant son bras à Denise, et le cousin et
Daniel restèrent en arrière, un peu oubliés et désorientés.
Le déjeuner était prêt. On courut à la salle toute pleine de con-
vives. Il y avait là une collection de campagnards berrichons et
poitevins éleveurs de bœufs et de chevaux, la plupart en redingotes
aux couleurs voyantes, quelques-uns en blouse neuve et coiffés du
chapeau à larges bords, tous gens bien endentés, trapus, hauts en
couleur, prompts à la riposte, et éclatant en gros rires qui faisaient
tinter les vitres et vibrer les verres.
Denise était placée entre les deux Delétang, en face du cousin,
dont la sombre soutane et la mine pâle tranchaient au milieu des
costumes bariolés et des figures épanouies. L'attention se porta
bientôt vers une extrémité de la longue table où Daniel, qui avait
vite rompu la glace, mettait tout le monde en joie par ses saillies
et son entrain. On distinguait dans le chœur des voix joyeuses le
rire large et prolongé de Beauvais. Cette joie faisait peur au cousin.
Quant à Denise, elle riait sans savoir pourquoi, et établissait men-
talement entre le mutisme de son jeune voisin et la verve du ser-
gent-major un parallèle qui ne paraissait pas être à l'avantage du
premier.
Au dessert, les jeunes gens quittèrent la table et se dirigèrent
vers la place où se tenait l'assemblée. La place s'étendait à deux
pas de l'église et dominait l'étroite et profonde vallée où coule l'En-
glin. Elle était plantée de grands acacias en quinconces. Des bœufs,
des génisses, des chevaux attroupés autour des premiers arbres et
l'aBIîÉ DANIEL. 163
gardés par de jeunes enfans, annonçaient la fête par des mugis-
semens et des bêlemens sonores. Puis on voyait, sur deux files,
des tentes abritant sous leur ombre de nombreux buveurs attablés.
Ils humaient leur piot et discouraient à tue-tête. Parfois du fond
d'une tente une voix s'élevait et entonnait sur un ton traînant une
interminable complainte. Le moindre rayon de soleil pénétrant sous
cet abri faisait apparaître des faces cramoisies et des yeux allumés,
tandis que les figures restées dans l'ombre prenaient une teinte
douce et mystérieuse. De distance en distance, des cuisines en plein
vent envoyaient en l'air des tourbillons de fumée; là, les anguil-
lettes se tordaient dans les fritures d'huile de noix, et la graisse
grésillait dans les poêlons. Autour des marchandes de fouaces et de
tourtisseaux (1) se pressaient les enfans, les drôles, aux yeux écar-
quillés, et les ^<7r;ç jaloux d'offrir à leurs amoureuses la plus grosse
pièce de pâtisserie. — En Poitou, le présent d'un tourtisseau de
deux sous fait par un garçon à une fille est toute une déclaration
d'amour.
Pendant que M. Delétang et Denise rompaient ensemble une
fouace, — grande hardiesse qui avait fait rougir le jeune homme
jusqu'au blanc des yeux, — une longue et joyeuse rumeur s'élevait
du milieu de la foule pressée autour d'un grand mât au sommet
duquel s'agitaient et voletaient des pigeons prisonniers. — Bien
touché ! — criaient des voix, et on entourait Daniel, qui élevait gaî-
ment en l'air un pigeon dont il venait de rompre le lien d'un coup
de fusil. — A un autre! dit Daniel, et, ressaisissant le fusil chargé,
il l'épaula, pencha sa joue brune sur la crosse, lâcha la détente,
et cette fois deux pigeons détachés tombèrent tout pantelans. —
Coup double! — s'écriait-il de sa voix joyeuse. Et la foule ébahie
applaudissait d'autant plus que le jeune homme venait de faire pré-
sent de ses pigeons à trois bonnes vieilles qui les mangeaient des
yeux. Denise fut toute fière de cet exploit, et le pauvre M. Delétang
se sentit encore plus diminué et plus gauche. Pour un empire, il
n'aurait voulu toucher le fusil.
Plus loin, dans un carré formé par quatre acacias, s'agitait le bal.
Un vielleux et un cornemuseux, installés sur deux tonneaux à l'abri
du plus gros arbre, conduisaient toute la danse. Le vielleux, assis
à califourchon sur un tabouret, avait mis bas sa veste; il était tout
à sa musique; il tournait énergiquement sa manivelle et marquait
les cadences par un léger balancement de tête. Après chaque ri-
tournelle, il manifestait sa joie par une grimace qui faisait brusque-
ment tressauter ses besicles; en même temps, entre ses jambes
(1) Sortes de pâtisseries poitevines.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
ramenées en avant, il serrait soigneusement une bouteille demi-
pleine. Le cornemuseux, grand et maigre, avec une longue figure
ombragée du feutre à larges bords, était debout et soufflait d'un
air grave dans son étrange et curieux instrument. A leurs pieds,
filles et garçons se trémoussaient dans un beau désordre : les filles
relevaient du bout des doigts leurs jupes d'indienne, tandis que de
la main restée libre les garçons serraient fortement leur parapluie
rouge, objet de luxe, précieux et inséparable compagnon. Ils avaient
dédaigné la bourrée locale et essayaient les figures de la contre-
danse; mais la vieille habitude prenait le dessus, et le pas de bour-
rée reparaissait toujours.
Lorsque Daniel, Denise et M. Delétang furent tout près du bal :
« Si nous dansions! s'écria Daniel. — Mais, répliqua Denise, je ne
sais pas la contredanse; je ne connais que la bourrée, que La Bruère
m'a apprise. — Eh bien! nous danserons la bourrée; M. Delétang
sera votre danseur, et j'aurai bien vite trouvé une danseuse. » Il
avisa une vieille femme, encore verte et ingambe, qui contemplait
la danse avec bonheur et semblait toute prête à partir avec les dan-
seurs. Ses yeux brillaient, sa tête s'agitait en mesure, tout son
corps suivait la cadence, et ses pieds ne tenaient pas en place.
« Vous savez la bourrée, ma mère? lui dit Daniel. — Ah ! mon cher
mignon, si je la sais! J'étais la première danseuse du pays au temps
jadis... — Eh bien! voulez-vous la danser avec moi? » Et, comme
la contredanse était finie, il courut demander une bourrée aux deux
joueurs, et moitié de gré, moitié de force, emmena la bonne femme
près de Denise et de son compagnon.
Au premier signal de la vielle, ils s'élancèrent tous quatre et les
autres danseurs les imitèrent. La vieille femme sautait comme à
vingt ans ; Denise était légère comme un oiseau : ses petits pieds
glissaient alternativement sur le sol sans avoir l'air d'y poser; ses
joues, animées par le plaisir, étaient devenues vermeilles; ses yeux
bleus étaient inondés de lumière, sa bouche souriait. A un mouve-
ment un peu vif qu'elle fit pour frapper des mains avant de les ten-
dre à son vis-à-vis, ses épais cheveux bruns à demi dénoués glis-
sèrent de son large chapeau de paille jusque sur ses épaules; —
Qu'elle est belle! — songeait Daniel enthousiasmé. Et Denise de son
côté admirait comme le jeune militaire avait vite saisi le rhythme
et le pas de la bourrée, et comme il frappait gaîment la terre du
pied, et tournait, souple et agile, en battant des mains à son tour.
Elle prenait un peu en pitié le timide M. Delétang, qui s'embrouil-
lait et perdait la mesure à chaque instant.
Tandis que Daniel et Denise sautaient sous les acacias, le cousin,
dont la mélancolie redoublait et dont le cœur blessé ne pouvait
l'aBIîÉ DANIEL. 165
s'accommoder du joyeux tumulte de l'assemblée, le cousin s'était
dirigé vers le vieux château, et, suivant le sentier rocailleux, il était
arrivé au-dessus des ruines et s'était assis au pied de la grande
croix de bois qui domine les tours eflbndrées, le village et la vallée
entière. Le vent lui apportait encore par boufTées les rumeurs de la
fête et les accords de l'orchestre, et à chaque explosion de musique
et d'éclats de voix son cœur se gonflait davantage et les larmes lui
montaient aux yeux. Sa dernière espérance ne lui était-elle pas en-
levée?..-. « C'en est fait, songeait-il, et Delétang l'emporte. J'aurais
beau maintenant m'ouvrir à Beauvais et le supplier de donner De-
nise à Daniel, je n'arriverais qu'à me faire rire au nez. Que peut
peser mon pauvre sergent, rais dans la balance avec le fds du riche
Delétang? Et puis d'ailleurs Denise jusqu'à présent n'a montré au-
cune préférence pour Daniel , et Daniel lui-même est trop fier pour
hasarder la moindre démarche. ') Et, ramenant ses bras sur sa frêle
poitrine, il levait les yeux vers le ciel pur et profond. « 0 Denise,
disait-il, ta fille va donc appartenir à un étranger! Ce dernier lien
qui nous unissait va donc être brisé!... .l'ai fait ce que j'ai pu. » Il
tourna ses regards vers la croix aux grands bras noirs étendus, et
ajouta mentalement : « Dieu, qui a mis Daniel sur mon chemin et
qui m'a ramené près de la fille de Denise, peut encore, s'il le veut,
unir ces deux enfans en dépit de tout. Je mets en lui ma dernière
espérance... »
Peu à peu le soleil s'était enfoncé derrière la colline boisée ; la
rivière reflétait maintenant les teintes rouges du couchant. Le cou-
sin restait toujours pensif au pied du Calvaire; tout à coup il s'en-
tendit appeler et vit Daniel accourir tout essoufflé. « Le cheval est
attelé, lui cria ce dernier; on n'attend plus que vous, mon cousin! »
Ils descendirent ensemble. Denise était déjà dans la voiture. Beau-
vais, la mine allumée et joyeuse, donnait force poignées de main à
MM. Delétang père et fils, « Je vous attends pour dimanche pro-
chain! » s'écria-t-il en montant sur le siège auprès de Daniel, et,
le cousin ayant aussi repris sa place, Beauvais allongea un maître
coup de fouet sur le dos du cheval, qui partit au grand trot.
La nuit était semée d'étoiles. Denise, encore tout enfiévrée par
le bal, mais ^silencieuse, s'était blottie dans son coin; le cousin fer-
mait les yeux et priait, Daniel lui-même semblait rêveur. Quant à
Beauvais, le vin blanc et le bon accueil des Delétang l'avaient mis
en belle humeur : il avait la voix haute et le rire bruyant. De temps
en temps il inteiTompait ses propos pour faire claquer son fouet, et
la course du cheval, un moment ralentie, reprenait de plus belle;
les sabots, fraîchement ferrés, retentissaient sur la route sonore et
faisaient feu dans la nuit. Ce cheval, « une bête sans prix! » disait
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Beauvais, n'avait qu'un petit défaut: il était peureux comme un
lièvre , et quand il avait peur, il partait au triple galop droit devant
lui. Déjà on avait fait plus des deux tiers du chemin, quand, à l' en-
trée; du village de Barrou, l'animal s'effaroucha d'un rayon de lune
reflété dans une flaque d'eau. 11 dressa les oreilles, fit un écart, re-
nifla bruyamment, puis s'élança en avant et traversa le village
comme un ouragan. Beauvais, qui savait qu'au sortir de Barrou la
route, riveraine de la Creuse, tourne brusquement, Beauvais s'ef-
forçait de le contenir, et tirait énergiquement les guides à lui ; à
une secousse inattendue, elles se rompirent, et le cheval, se sentant
libre, redoubla son infernal galop, menaçant à chaque minute de
renverser le char à bancs dans la Creuse. Denise, pâle et les lèvres
serrées, se retenait au dossier du banc où Daniel était appuyé; ce-
lui-ci se retourna, et vit sa blanche figure au clair de lune. Se le-
vant tout à coup, il s'élança comme un chat sur le dos du cheval,
saisit les débris des traits rompus, et, au risque de se faire tuer
vingt fois, se laissa glisser et pendre à la tête de l'animal. 11 fut
pendant quelques secondes traîné à la remorque du cheval; mais il
avait des nerfs d'acier, il se raidit de plus en plus, et força la bête
à ralentir son galop; enfin elle s'arrêta vaincue et toute frémis-
sante.
Les voyageurs descendirent, l'abbé courut à Daniel, et, le voyant
sain et sauf et souriant, revint vers Denise, qui s'était assise, trem-
blante et muette, sur le bord de la route. Beauvais, tout penaud
des méfaits de son cheval sans pareil, tourna autour de la voiture,
constata qu'elle était disloquée, et annonça qu'il fallait retourner à
Barrou pour la faire remettre en état.
Denise se leva, et déclara que pour rien au monde elle ne remon-
terait dans le char à bancs. — Ne te fâche pas, mignonne, répon-
dit Beauvais très adouci, il n'y a plus que deux petites lieues d'ici
aux Templiers, et en prenant la traverse des Courtils on peut encore
raccourcir le chemin. Vous avez tous de bonnes jambes, et la nuit
est belle. J'irai seul à Barrou en menant le cheval par la bride, et
dans deux heures au plus tard nous nous retrouverons au logis. —
Eh bien! alors, dit le cousin d'une voix un peu embarrassée, Daniel
va vous accompagner, tandis que Denise et moi nous , suivrons la
tWerse. — Non, certes, reprit Beauvais de son ton goguenard,
vous êtes trop distrait, cousin, et le major sait déjà les chemins
mieux que vous. C'est lui qui vous conduira. Allons, bon voyage, et
à bientôt!
Il fit rebrousser chemin au cheval et s'éloigna dans la direction
de Barrou.
Ils restèrent un moment immobiles tous trois sur la route; puis
l'abbé DANIEL. 167
l'abbé, qui dans tout cela voyait le doigt de Dieu, dit à Daniel : —
Voyons, olTre le bras à Denise; moi, j'ai la mauvaise habitude d'ai-
mer à marcher seul, et je vous servirai d'arrière-garde.
Ils montèrent lentement le chemin pierreux qui longe le château
des Courtils. D'abord ils marchèrent tous trois l'un près de l'autre,
causant de l'accident et se communiquant leurs sensations. Denise
ne pouvait se lasser d'admirer le sang-froid et l'énergie de Daniel,
et elle exprimait sincèrement et naïvement son admiration. — Il a
toujours été audacieux, — disait l'abbé. Et il racontait comment,
tout enfant, Daniel avait monté un cheval fougueux et avait été rap-
porté au presbytère à demi mort. Au haut de la montée, l'abbé s'ar-
rêta essoufflé et s'assit au pied d'un arbre. Les jeunes gens, tout
occupés de leur causerie, se bornèrent à ralentir le pas, et conti-
nuèrent à s'engager lentement dans le bois. L'abbé les regardait
s'enfoncer peu à peu sous les branches; la clarté de la lune baignait
leurs jeunes têtes. Il soupira fortement et songea à ce qui venait de
se passer. Certainement Dieu lui avait fait la grâce de l'entendre,
et l'événement de tout à l'heure était le résultat d'une intention
providentielle : Daniel et Denise étaient faits l'un pour l'autre, et
Dieu voulait les unir. Tout cela était visible, et l'abbé, confiant
dans l'honnêteté de son pupille et répondant de Denise et de Da-
niel comme de lui-même, resta assis sous son arbre et regarda le
couple disparaître sous la chênaie. Dix minutes après, un houpl
joyeux, un appel de deux fraîches et jeunes voix retentit dans ia
nuit paisible. L'abbé répondit faiblement, et demeura assis.
Cependant les deux jeunes gens s'étaient engagés dans un che-
min couvert dont les branches entrelacées formaient sur l'herbe des
treillis d'ombre et de lumière, et sous ce berceau demi-obscur et
demi-éclairé ils marchaient en causant. Ils souriaient et parlaient
de choses indifférentes, mais au fond de leurs cœurs s'agitait je ne
sais quelle douce inquiétude. Leurs pieds légers semblaient à peine
effleurer le gazon fin et ras que la lune teignait d'une couleur
bleuâtre, leurs bras se serraient mollement, leurs voix résonnaient
alternativement dans la nuit comme les chants de deux rossignols
qui luttent d'harmonie, ou parfois s'élevaient ensemble vers le ciel
comme deux ramiers qui prennent leur volée. Quelquefois elles se
taisaient au même instant, et dans le silence qui suivait on enten-
dait au loin, apporté par le vent du soir, le bouillonnement mélan-
colique des eaux de la Creuse.
L'émotion aussi bouillonnait dans le cœur de Daniel, et il ne pou-
vait plus la contenir. — Quelle admirable nuit! s'écria-t-il. — 11 y
avait dans ces trois mots, et dans la manière dont ils furent pronon-
cés, tant de tendresse et d'enivrement, que la jeune fille baissa la
168 REVUE DES DEUX MONDES.
tête et se sentit troublée. 11 fallait cependant faire une réponse. —
Ne trouvez-vous pas, dit-elle d'une voix un peu frémissante, que ce
bruit d'eau là-bas ressemble à une lointaine musique de bal? —
Yous aimez le bal? demanda Daniel. — Moi? Je ne sais pas, c'est la
première fois que je danse; mais je me suis bien amusée. — Mieux
que M. Delétang, car il sautait comme à contre-cœur. — Et à contre-
mesure, ajouta-t-elle avec un éclat de rire. Pauvre garçon! il avait
l'air perdu dans sa redingote neuve. — Ne vous moquez pas de lui,
dit Daniel; on ne doit pas rire de son fiancé. — Lui, mon fiancé!
Quelle idée!
Daniel la regarda d'un air qui voulait dire : Étes-vous sincère?...
— Mais, reprit-il, je crois que c'est un peu l'idée de M. Beauvais.
Denise secoua la tête d'un air de dénégation. Daniel eut un sou-
rire attristé. — Quand je reviendrai aux Templiers, dit-il, j'y trou-
verai probablement plus d'un changement. — Mon Dieu ! murmura
Denise, vous parlez de revenir comme si vous étiez déjà sur le point
de partir. Vos trois mois ne sont pas finis. Vous aimez donc bien la
vie militaire? — Je l'ai bien aimée, répondit le jeune homme, et
maintenant elle m'attire à la fois et me déplaît. 11 y a des momens
où je regrette de ne m'être pas fait tout bonnement métayer au fond
de quelque horderie cachée dans les arbres... Tenez, aux Bruasse-
ries; c'est là qu'il ferait bon vivre!... Je voudrais seulement quatre
arpens de terre et de vigne descendant en pente vers la vallée. —
Avec un pré au bout et une oseraie au bord de l'eau, ajouta Denise.
— Et dans le pré, continua-t-il, un bon cheval aux jarrets infatiga-
bles avec lequel on ferait de bonnes courses à travers champs, et
autour de la maison un verger et des pâtis... — Et, dit-elle, dans les
pâtis de grands châtaigniers où on viendrait travailler à l'ombre...
— Tandis que des bœufs rumineraient, couchés sur la pelouse. —
Oui, fit-elle, en poursuivant naïvement le rêve commencé, deux
bœufs aux bons yeux couleur d'iris, puis une génisse blanche, car
il nous faudrait du lait...
Elle s'arrêta, confuse de son étourderie, et balbutia. Daniel sentit
son cœur battre à tout rompre. Nous!... Elle l'avait dit! Le son de
ce mot caressait encore son oreille. 11 prit brusquement les deux
mains de la jeune fille dans les siennes et voulut parler, puis brus-
quement aussi ilrompit l'étreinte commencée et refoula les paroles
près de sortir. — Ah! pourquoi êtes-vous riche? s'écria-t-il avec
amertume... Pourquoi êtes-vous riche? Cela met entre nous une
distance plus énorme que les mille lieues qui nous séparaient quand
j'étais en Crimée... Et cependant je vous aime! J'aurais dû partir
avant de vous le dire; mais voilà quinze jours que j'ai le mot sur les
lèvres,, et je ne puis plus le retenir.
l'abbé DANIEL. 169
Ils continuaient à, marcher lentement, et Denise l'écoutait parler,
et ses beaux yeux humides brillaient. Quand les derniers mots de
Daniel eurent coulé dans le cœur de la jeune fille comme une rosée
qui glisse entre les pétales d'une fleur, elle resta encore un moment
silencieuse, puis elle dit d'une voix ferme, mais toute vibrante d'une
émotion contenue : — Suis-je riche? Je ne le sais vraiment point.
Jamais cette pensée ne m'est venue. J'ai grandi aux Templiers sans
connaître ce que c'est que l'argent, et sans songer à le demander.
Je ne sais qu'une chose, c'est que mon cœur est au-dessus de toutes
les questions d'argent. Je vous ai compris, car je suis fière comme
vous, et, en supposant que mon père soit riche, si vous m'aimez
mieux pauvre, je me ferai pauvre pour vous aimer... Je ne devrais
pas vous dire tout cela; mais, vous le savez, je suis une sauvage, et
je ne peux pas cacher ce que je pense.
Ces simples et franches paroles étaient prononcées sur un ton in-
diquant une puissance de volonté que Daniel n'avait pas soupçon-
née. Il ressaisit ses deux mains, et, la contemplant : — Je vous re-
mercie, dit-il, et je vous admire; mais je sens la rougeur me monter
au front en songeant à la réponse de votre père, si j'allais lui de-
mander votre main. — Mon père, — et elle sourit en baissant les
yeux, — mon père est moins terrible que ses brusqueries ne le fe-
raient croire. D'ailleurs il vous estime et il m'aime... Il consentira
à tout. — Mais à ses yeux, continua Daniel, j'aurai l'air, moi, d'un
coureur de dot! — Ah! reprit-elle d'un ton de reproche, vous avez
trop d'orgueil aussi, et je vais croire à présent que vous vous aimez
plus que vous ne m'aimez. Ne pouvez-vous faire plier un peu votre
fierté pour l'amour de moi? D'ailleurs n'avons-nous pas le cousin,
qui sera notre allié et plaidera notre cause? — Oui, oui, s'écria
Daniel, le cousin est bon et prudent, et demain je lui dirai tout...
Quoi! ajouta-t-il d'un air désappointé, nous voici déjà à l'orée du
bois!
En effet, le taillis s'éclaircissait, et on voyait çà et là de grands
tapis de bruyères violettes scintiller à la clarté de la lune. Denise avait
repris le bras de Daniel, et une délicieuse causerie suivit bientôt la
fiévreuse vivacité des premiers aveux. Dans leur entretien, les con-
fidences succédaient aux confidences, les épanchemens aux épan-
chemens. L'abbé eût été payé au centuple de ses déceptions et de
ses angoisses, s'il avait pu les voir, par cette nuit lumineuse, mar-
chant à petits pas sur la pelouse des pâtis, tandis que les génisses
et les bœufs, accroupis dans leurs dormoirs, se soulevaient à demi
sur leur passage et les regardaient en mugissant faiblement. La ro-
sée de la nuit et les rayons de la lune les enveloppaient d'un nimbe
de vapeurs. Des gouttelettes tombées des branches avaient roulé dans
170 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs cheveux bruns et y scintillaient comme des vers luisans. Tous
deux jeunes, tous deux aimés, tous deux pleins de sève et d'espé-
rance, ils passaient, et dans le silence de la nuit la nature recueil-
lie semblait frissonner d'aise en les voyant s'avancer lentement.
Ils arrivèrent ainsi sans s'en douter sur le revers de la vallée de
l'Egronne, et virent briller au clair de lune les toits des Templiers.
Un coq chanta dans la métairie. Ils paraissaient tous deux toucher à
regret au terme de leur course, et leur marche se ralentissait de plus
en plus. Tout à coup la voix de quelque jeune paysan revenant de
V assemblée monta vers eux du fond de la vallée. Cette voix chan-
tait une ballade bien vieille, bien populaire et toujours nouvelle, la
chanson de Juliette à Roméo, la chanson qu'on retrouve toujours là
où il y a des amoureux, c'est-à-dire partout, dans les gorges de la
Sicile (1) et dans les hrandes du Poitou ; la voix disait :
« Ils n' furent pas
Le quart d'une heure ensemble,
Que l'alouette chanta le jour.
— Belle alouette, belle alouette,
Tu as menti!
Tu as chanté la point' du jour,
Il n'est qu' minuit. »
Ils se regardèrent et se sourirent, puis après un dernier serre-
ment de main ils hâtèrent le pas. Le cousin et Beauvais se prome-
naient dans la cour; la lueur d'un bon feu flambant rougissait les
vitres de la cuisine. — Eh bien ! leur cria Beauvais de sa grosse voix
réjouie, ne vous l'avais-je pas dit que le cousin vous perdrait? Quel
homme ! si je ne l'avais pas rencontré et ramené, il serait encore au
"bois à l'heure qu'il est,
VII.
La nuit suivante, ce fut au tour de Daniel de ne point dormir. 11
fut debout avant l'aube. Il avait été convenu avec Denise qu'on par-
lerait le jour même au cousin, et que ce dernier ferait ensuite une
démarche près de Beauvais; mais à mesure qu'approchait l'heure de
l'explication, le jeune homme sentait croître en lui un sentiment
(1) Une chanson populaire de la Sicile dit :
Ah! rondinella bella,
Tu fui da gran bugiaida :
Hai comenciato a cantar
E non si vede l'alba.
(Voyez la Bévue des Deux Mondes du 15 mars 1862.)
l'abbé DANIEL. 171
jusque-là inconnu : il avait peur du cousin. Au moment où il l'en-
tendit remuer dans sa cellule, il prit son fusil et partit pour la chasse,
tout en se reprochant intérieurement sa lâcheté.
A midi, il n'était pas encore rentré, et on se mit à table sans lui.
Le déjeuner fut silencieux. Denise, préoccupée et agitée, regardait
à chaque instant dans la cour et ne répondait que par monosyllabes;
Beauvais avait l'air embarrassé et comiquement sérieux d'un homme
qui porte un secret d'état et n'en a pas l'habitude; le cousin, fatigué
de corps et d'esprit, mangeait peu et ne parlait point. Dès le des-
sert, il remonta dans sa tourelle et laissa seuls le père et la fille.
Beauvais plia sa serviette, bourra sa pipe, l'alluma gravement, et,
regardant sa fille d'un air solennel ; « Eh bien! Denise, dit-il,
comment trouves-tu M. Delétang? — Le père?... demanda la ma-
licieuse enfant. — Eh non! le fds. — Mais je l'ai trouvé... très poli
et très convenable. — A la bonne heure ! s'écria Beauvais ; eh bien!
tant mieux, et puisqu'il te plaît, je vais droit au but. Hier, Delétang
père et moi, nous avons projeté de vous marier tous deux. Qu'en
dis-tu? » Denise était assise, elle se leva, rougit et dit d'un ton
grave : (( Quoi! mon père, vous avez engagé ma parole sans me
consulter? — Engagé, non pas précisément, répondit Beauvais un
peu étonné; mais j'ai fait entrevoir que tu donnerais ton consente-
ment, et j'ai invité en conséquence tous les Delétang à venir ici
dimanche prochain. — Dans ce cas, dit Denise d'une voix ferme, il
faudra leur écrire pour les désinviter, car je ne veux pas de M. De-
létang pour mari. — En voilà bien d'une autre à présent, et pour-
quoi cela, mademoiselle? — Parce que je ne l'aime pas. — Bah!
bah ! des phrases en l'air ! Tu n'aimes donc personne, pas même ton
père! » Elle se leva, lui sauta au cou, s'assit sur ses genoux, lui ôta
la pipe des mains, et d'une voix câline : « Si, je t'aime bien, mon
père mignon, mais ne fais plus ta grosse voix et parlons raisonnable-
ment. Tu veux me marier, n'est-ce pas? et tu veux cependant
que je reste avec toi? Et moi aussi je le veux... — Après? » fit
Beauvais. Denise continua : « Ce M. Delétang est toujours par voies
et par chemins à cause de son commerce. Il m'emmènerait avec
lui, et tu resterais seul... Tiens, veux-tu savoir la vraie, vraie vé-
rité? Eh bien! j'aimerais mieux quelqu'un comme... comme M. Da-
niel. »
Beauvais fut étourdi de cette révélation. Il repoussa vivement sa
fille, marcha par la chambre sans rien dire, puis tout à coup il
éclata comme une bombe : « Le sergent-major! mais, ventrebleu,
il n'a pas un sou vaillant ! Qui est-ce qui a pu te mettre de pareilles
idées en tète?... Un sous-officier!... — Il deviendra officier. — Je
croyais que tu ne voulais pas me quitter? — Eh bien ! il donnera sa
172 REVUE DES DEUX MONDES.
déinission. — Laisse-moi en repos! cria Beauvais exaspéré. C'est le
cousin qui t'a soufflé ce bel amour! » Denise s'approcha lentement
de son père, le força de s'arrêter et dit d'une voix émue : « Parlez
plus bas, père! Vous savez que je ne mens point. Eh bien! je vous
jure que le cousin ne m'a jamais parlé de son pupille. — Bon! bon!
il a parlé à merveille sans rien dire. Voyez-vous ce cousin que je
prenais, moi, pour une manière de livre! Voilà du nouveau! — Mon
père... — Laisse-moi! interrompit-il d'un air irrité. Monte dans ta
chambre et réfléchis à ce que j'ai dit. — C'est tout réfléchi, répondit
Denise d'une voix attristée, mais toujours ferme : je ne me marierai
point. »
Elle sortit et s'enfonça sous les arbres du verger. Beauvais, étran-
gement agité, se promena longtemps dans la salle, gesticulant,
grommelant et se parlant à mi-voix; puis tout à coup il monta chez
l'abbé, qu'il trouva lisant son journal. « Vous voilà, l'homme aux
mystères! lui cria-t-il. — Que voulez-vous dire? demanda le cousin
stupéfait. — Je veux dire que Denise refuse maintenant M. Delé-
tang, parce qu'elle a votre sergent-major dans la tête. » L'abbé es-
saya de répliquer, se sentit rougir et se tut. — Mais parlez donc! —
L'abbé se leva, regarda Beauvais en face et lui dit enfin avec viva-
cité : Oui, j'ai été mystérieux, si c'est être mystérieux que d'avoir
désiré en secret depuis sept années le mariage de mon pupille avec
Denise; oui, j'ai fait venir Daniel ici dans l'espoir qu'il plairait à
Denise et qu'elle lui plairait. J'avais l'intention d'attendre qu'il eût
l'épaulette, car je ne voulais vous offrir qu'un officier; mais Delé-
tang est venu à la traverse, et j'ai écrit à Daniel d'accourir. Oui, je
voulais vous prendre votre Denise, comme vous m'avez pris ma
cousine. Voilà longtemps que cette idée m'occupe et me console de
mes ennuis. Daniel est mon enfant, à moi; j'étais né pour la vie de
famille, et si, contrairement à ma vocation, je suis entré dans les
ordres, c'est vous qui m'y avez forcé; si Daniel est ici aujourd'hui,
c'est vous qui en êtes la cause indirecte, et si Denise aime mon en-
fant, c'est une juste compensation établie par la Providence. J'ai
été mystérieux, je ne le serai plus. Mon Daniel ne vous convient
point, cela suffît. Gardez-nous seulement le secret. Nous partirons.
Si j'ai été mystérieux avec vous, je l'ai été également avec Denise et
Daniel, et je rougirais à jamais, si mon pupille pouvait m'entendre.
— Cousin, reprit gravement Beauvais, on dirait que vous aussi,
vous êtes amoureux! — Je le suis, répliqua l'abbé, je suis amou-
reux de mon rêve depuis sept années. — Beauvais alla ouvrir la fe-
nêtre. Il étouffait. 11 regarda dans le jardin, aperçut Daniel qui ren-
trait et l'appela. L'abbé, effrayé, voulut s'élancer et fermer la porte
au verrou; mais Beauvais l'arrêta. — Laissez-le donc monter, dit-il
l'abbé DANIEL. 173
tranquillement. — Beauvais, reprit l'abbé à voix basse, renvoyez-
nous, mais ne l'humiliez pas! — Asseyez-vous et taisez-vous, ré-
pondit brusquement Beauvais. — Vous avez ma vie entre les mains,
murmura le cousin en se laissant choir sur une chaise.
Daniel entra, un peu pâle, mais calme et résolu. Beauvais fit
quelques tours dans la cellule, puis, s' arrêtant devant le jeune
houîme : « Je voulais , dit-il , avoir votre avis sur une chose dont
nous nous entretenions tout à l'heure. Voici. J'ai un parent qui a la
réputation d'être très riche et qui a une fille à marier. Cette jeune
fille est aimée et recherchée par un jeune homme très pauvre... »
Ici Daniel l'arrêta court. — Je vois, dit-il, monsieur, que vous savez
tout. Oui, j'aime votre fille, et, comme vous l'avez fait remarquer,
je suis très pauvre. Je vous ai compris, épargnez-moi la honte d'une
explication que je devine. — Vous n'avez rien compris ni deviné,
interrompit Beauvais; laissez-moi achever. Mon parent, comme je
vous l'ai dit, a la réputation d'être riche; mais tout ce qui reluit
n'est pas or; il a de beaux biens au soleil, mais il est criblé de
dettes, et ses biens sont couverts d'hypothèques. Dans un an ou
deux, on les saisira, on les vendra, et mon parent se trouvera sans
ressource, et sa fille sans dot. Que pensez-vous que doive faire le
jeune homme très pauvre?
— Mon cousin, s'écria Daniel d'une voix stridente, voulez-vous
me donner à bail vos Bruasseries?
— Tu sais bien qu'elles sont à toi, dit le cousin, qui ouvrait de
grands yeux et ne comprenait plus rien à ce qui se passait.
Daniel alors s'avança vers Beauvais, et d'un ton de voix à la fois
ferme et doux : — Si j'étais le jeune homme dont vous parlez, mon-
sieur, j'irais au père de la jeune fille, comme je viens à vous en ce
moment, et je lui dirais : Je suis jeune, je suis fort, je suis habi-
tué à la vie des champs, et j'ai un ami qui veut bien me confier une
métairie en plein rapport, bien outillée et bien affruitée. Donnez-
moi votre fille, et à nous deux nous travaillerons pour vous rendre
une partie de votre fortune perdue.
En écoutant Daniel, Beauvais rougissait, ses lèvres s'agitaient,
les veines de son front se gonflaient, et il paraissait en proie à une
vive émotion. Il reprit sa marche à travers la cellule, et, arrivant
près de la fenêtre, il jeta les yeux dans la direction du verger.
— Denise! s'écria-t-il de sa plus grosse voix.
Denise, au bout de quelques minutes, entra tout émue; elle vit
avec eiïroi les physionomies solennelles de Beauvais et du cousin et
la figure animée de Daniel , voulut parler, et sentit la parole expirer
sur ses lèvres. — Denise, dit Beauvais en montrant Daniel, voici un
fou qui veut t' épouser sans dot, y consens-tu? — La jeune fille re-
17A REVUE DES DEUX MONDES.
garda son père d'un air radieux et se jeta à son cou. — Laisse-moi!
reprit celui-ci d'une voix étouffée; ainsi tu y consens aussi, toi, et
vous, jeune homme, la pauvreté à deux ne vous fait pas peur? Re-
marquez bien que ce que je vous ai dit est sérieux; il ne s'agit point
d'un conte en l'air, comme on en voit dans les comédies. — C'est
aussi au sérieux que je le prends, répondit Daniel; j'aime Denise
depuis plus d'un mois déjà, mais la crainte de paraître rechercher
sa fortune m'avait forcé à me taire. J'avais l'intention de partir sans
rien laisser voir de mes sentimeus, et je l'aurais fait sans l'événe-
ment d'hier et sans votre aveu d'aujourd'hui. — Ainsi, dit Beauvais
d'un air piqué, si Denise était encore riche, vous regarderiez à deux
fois avant de me la demander? Vous auriez peur de l'épouser?... —
Certainement, monsieur. — Ah! vous me la bâillez belle, s'écria
Beauvais, dont la fibre campagnarde commençait à être irritée,
et qui d'ailleurs ne pouvait pas jouer plus longtemps un rôle
qui l'humiliait, vous me la bâillez belle ! Est-ce qu'avec de la for-
tune on ne fait pas plus de bien autour de soi que quand on n'a pas
le sou? L'argent est l'argent, et la pauvreté ne mène à rien. Par ma
foi, vos raisonnemens me cassent bras et jambes, et je vous refu-
serais Denise maintenant, si vous n'aviez ma parole. Eh! croyez-
vous, orgueilleux que vous êtes, que je vous la donnerais, si j'étais
aussi ruiné que je veux bien le dire? Non, non, rien avec rien, cela
fait mauvais ménage, et quand il n'y a plus de foin au râtelier, les
ânes se battent!... Denise a du bien pour deux. Dieu merci! — Mais
Daniel n'est pas absolument pauvre, hasarda le cousin, qui avait
enfin compris et s'était rasséréné; mes Bruasseries ne sont pas rien
non plus et valent bien vingt-cinq mille francs... — Qui vous parle
de vos Bruasseries, à vous? interrompit vivement Beauvais. Gela nous
ferait une belle fiche de consolation, si j'étais ruiné! Mais je ne le
suis pas, morbleu! je ne le suis pas... Allons, toi, dit-il à Denise,
allons, mauvaise tête, embrasse ton amoureux ! Si ta mère était ici,
elle en pleurerait de joie,... comme moi !
En effet, l'émotion avait fait explosion, et le rude Beauvais pleu-
rait à chaudes larmes. Daniel déposa son premier baiser sur le front
de Denise, puis embrassa le cousin et Beauvais.
Quand tous quatre furent un peu calmés et que chacun eut essuyé
ses yeux rougis, ils descendirent ensemble au jardin. La Bruère
étendait du linge. Denise prit la main de Daniel, l'entraîna devant
la vieille servante, et dit joyeusement : a Bruère, voici mon pré-
tendu! » La Bruère joignit les mains : « Ah! chère mignonne! ah!
bonnes gens! tant mieux! Aussi je me disais bien : Que peuvent-ils
faire là-haut tous ensemble ? A peine si l'on tient quatre dans la
chambre de M. le curé. .. » Mais les amoureux n'avaient pas le temps
l'abbé DANIEL. 175
de l'écouter et ne tenaient pas en place; ils s'envolèrent ensemble
à trav ers le verger.
YIII.
C'était le soir des noces de Denise... La vielle et la cornemuse
chantaient au jardin, sous les fenêtres de la grande salle bourdon-
nante et pleine de monde. Beauvais ne pouvait un moment se passer
de musique ce jour- là; il voulait que l'air et les murs des Tem-
pliers fussent gais comme il l'était lui-même. Près de cent personnes
avaient trouvé place le long de deux tables immenses vivement
éclairées par une double rangée de bougies. Beauvais siégeait à l'une
des ta])les, ayant autour de lui les anciens : parens éloignés, fer-
miers et fermières des environs; à l'autre étaient assis les mariés
et le cousin, tout enguirlandés d'une florissante jeunesse. On avait
cueilli dans Pressigny et dans les métairies voisines tout ce qui avait
plus de quinze ans et moins de vingt-cinq. Au fond de la salle était
une troisième table et la plus bruyante, celle des enfans, du petit
monde. A peine si, au milieu des éclats de voix, des rires, du choc
des verres, on entendait la cornemuse et la vielle; cependant l'har-
monie de ces instrumens formait comme un fond vibrant à la joie
tumultueuse du festin. Les Templiers exhalaient un gras parfum
d'hospitalité et d'abondance. Une dizaine de domestiques allaient
et venaient sans cesse; sans cesse les bras tendus, ils apportaient de
nouveaux plats et mêlaient leur gaîté à la gaîté des convives. Le
vin coulait à flots. Il y avait des conversations de deux ou trois per-
sonnes, de tout un groupe, de toute une table, et d'une table à
l'autre. Le côté des anciens raisonnait, disputait, trinquait de pré-
férence, tandis que le côté des jeunes gens riait, causait joyeuse-
ment et parlait d'amour. Quelquefois un mot ou toute une phrase
même se détachait distinctement du brouhaha; quelquefois toute
une table était agitée par un immense éclat de rire.
Au milieu de ce bruit, il y avait comme une oasis de silence à la
place où étaient les mariés et le cousin. Là tout était doux et voilé.
On y murmurait tout bas : « Denise, — Daniel, — cousin. » Le plus
souvent un sourire ou un long regard y traduisait la pensée. Toute
vêtue de tulle blanc, portant dans ses cheveux bruns des fleurs
d'oranger naturelles, la figure pâle et pure, les regards à la fois
étincelans et pensifs, Denise se recueillait dans son bonheur. Daniel
était vêtu de noir; il avait quitté l'uniforme et ne devait plus le re-
prendre. Son visage bruni, épanoui, énergique, contrastait avec son
noir vêtement. Il contemplait presque constamment Denise, et
celle-ci, délicieusement émue, laissait parfois errer ses yeux sur la
176 REVUE DES DEUX MONDES,
foule des invités. L'abbé ne voyait pas la foule, lui; il n'avait de
regards que pour les mariés. Son admiration était muette. Il se de-
mandait s'il ne rêvait point. Sa joie était ineffable, et pourtant il s'y
mêlait je ne sais quelle mélancolie. — Une mère n'est jamais gaie le
jour où elle marie son enfant. — La vielle et la cornemuse disaient
comme un chant de départ à son oreille attendrie, un chant qui s'en
va dans le lointain et s'y perd doucement. Il était heureux et mé-
lancolique.
Vers la fin du dîner, les lourds plats de venaison dont la table
était couverte disparurent en un clin d'œil et furent remplacés aus-
sitôt par des gâteaux et des fruits. Petit-Pinson en apportait des
panerées et les distribuait selon son bon plaisir. Il devait, lui aussi,
se marier quinze jours plus tard; il marchait fièrement et ouvrait
les yeux plus que jamais. La Bruère s'était réservé le droit de ser-
vir seule ses jeunes maîtres, et de ses vieilles mains ridées et trem-
blantes elle versait devant eux les plus beaux fruits du verger : rai-
sins transparens, pommes cramoisies, poires blondes, amandes dans
leur coque verte, noisettes dans leur enveloppe déchiquetée. C'é-
taient pour Denise et le cousin, qui n'y touchaient pas, autant de
fantastiques emblèmes de félicitation.
A l'arrivée du dessert, la salle bourdonna de plus belle, et l'on but
à la santé des mariés. — Des mariés et du cousin ! — s'écria Beauvais
d'une voix de Stentor, et les cent convives se levèrent, s'approchèrent
du nouveau couple, et ce fut au-dessus de la tête du cousin comme
une girandole de verres aux mille facettes et aux mille bruissemens
cristallins. Le pauvre manchot se trouva bien embarrassé. Le silence
rétabli à grand'peine, trois jeunes filles portant des bouquets vinrent^
se placer devant Denise, et là, debout, les yeux un peu baissés,
elles chantèrent sur un air lent le couplet suivant :
Madame, c'est un bouquet que ma main vous présente,
Prenez-en une fleur, c'est pour vous faire entendre
Que tous ces beaux honneurs
Passeront comme fleurs.
C'est la chanson des mariés, c'est l'adieu des jeunes filles à la
nouvelle épousée : chanson pleine de graves leçons , note triste et
sérieuse au milieu de la joie débordante du premier jour... Denise
l'écoutait en souriant; elle regardait Daniel, et se disait que l'amour
ne passe pas comme les fleurs.
On partit pour le bal. Deux violons et un hautbois avaient rem-
placé le cornemuseuxet le vielleux hors d'haleine. Toute la jeunesse
suivit en foule la nouvelle musique au jardin, où on avait disposé
des verres de couleur qui éclairaient une terrasse abandonnée aux
l'abbé DANIEL. 177
danseurs. Les mariés furent enveloppés, et le bal commença. Bion
qu'on fût en octobre, il faisait une de ces nuits tièdes comme il y
en a souvent en Touraine, où l'automne est si beau! La joie, en
changeant de milieu, paraissait toute fraîche et toute reposée.
Le cousin se promena longtemps autour des danseurs, fit quel-,
qu3S apparitions dans la salle où étaient demeurés les anciens avec
Betuvais, puis s'enfonça seul dans les allées sombres du jardin. Par-
tou. il traînait à sa suite une lourde joie. Il alla embrasser Daniel
et Denise, et remonta dans sa tourelle. Arrivé dans sa cellule, i!
ouvrit la fenêtre et s'y accouda. Autour de lui s'étendaient la cani-
pagie assombrie, et sur son front le ciel étoile. A ses pieds, dans
une bordure de massifs, le bal s'agitait et lui envoyait des bouflees
de nusique et de gaîté. Il s'oublia à contempler les danseurs, qui
se pienaient, se quittaient, s'entremêlaient et se séparaient encore.
II suvait tous les mouvemens de Denise et de Daniel. Vers minuit,
une brme blanche et une forme noire quittèrent ensemble la danse
et disparurent. Peu à peu la musique se tut, et les danseurs par-
tireni à leur tour. Les lampes s'éteignirent, le jardin rentra dans
l'obscurité et le silence; mais du côté de Pressigny on pouvait en-
tendiB les soupirs du hautbois accompagnés du bourdonnement des
violois, tandis que la vielle et la cornemuse résonnaient du côté
d'Éta)leaux. Puis on distinguait des chants et de joyeux appels de
plus «1 plus lointains; çà et là, dans la vallée, des lueurs apparais-
saient: c'étaient les fenêtres éclairées des horderies où venaient de
rentre; quelques-uns des conviés.
Le cousin se trouva bientôt comme enveloppé de silence. A la
iaçad( des Templiers, une seule fenêtre était encore illuminée :
c'étai celle de la chambre nuptiale. Le cousin regarda cette blan-
che heur de lampe, puis, relevant la tête vers le ciel profond, où
les étales scintillantes semblaient palpiter d'allégresse, il songea à
la Dedse d'autrefois, à la Denise tant aimée qui habitait maintenant
là-hait : sa poitrine était pleine de joie, pleine de tendresse et de
sangks. Il murmura à demi-voix ce fragment du cantique de Si-
méon u Maintenant, Seigneur, laissez partir en paix votre servi-
teur.. » Et d'abondantes et douces larmes roulèrent le long de ses
joues maigries.
André Theuriet.
■)ME XL\ni. 12
ESSAIS
MORALE ET DE LITTÉRATURE
II.
PHILOSOPHIE DU WILHELM MEISTER
DE GOETHE.
DIFFICULTES DE L INTERPRETATION.
Goethe, dans une de ses conversations avec Eckermann, rous a
prévenus lui-même loyalement du danger qu'il y aurait à vuloir
fouiller trop profondément les arcanes de sa pensée et les my tères
de ses conceptions. « Les lettres que Schiller m'a écrites surWil-
helm Meister, disait-il, contiennent des vues et des idées de 1; plus
haute importance ; mais cet ouvrage est au nombre des produtions
qui échappent à toute mesure; moi-même, je n'en ai pas la C3. On
y cherche un point central; or il est difficile qu'il y en ait m, et
même cela ne serait pas bon. Une existence riche et variée [ui se
déroulerait devant nos yeux serait aussi un tout, un ensemble, une
œuvre naturelle, sans aucune tendance exprimée, car une teriance
n'est pas quelque chose de réel, ce n'est qu'une conception de notre
esprit. ))
11 en est en effet d'une grande œuvre d'art comme des pnduc-
tions de la nature : la vie envahissante recouvre bientôt les prin-
cipes sur lesquels elle repose, la végétation de la pensée ret à
néant la semence première, la forme prend possession de l'idé, la
recouvre et la voile, et l'artiste lui-même, entraîné par cette tyan-
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 179
nie de la vie , perd de vue son point de départ et ne le reconnaît
plus dans les résultats de son travail. Il pourrait presque dire en
face de sa propre œuvre ce que disait l'architecte sir Christophe
Wren en face de je ne sais quelle église gothique d'Angleterre : « Je
vous en bâtirai une semblable, si vous pouvez me découvrir où la
première pierre a été posée. » Où I9, première pierre a-t-elle été
posée? Il l'ignore; ce qui est certain, c'est qu'un merveilleux édi-
fice s'est élevé de terre avec son chœur mystérieux, son jubé, ses
vitraux peints et sa rosace en pierre brodée. D'où qu'il soit sorti,
l'édifice est là, devant nos yeux, attestant son existence par l'ad-
miration qu'il nous inspire et par la curiosité même qui nous pousse
à chercher sur quels fondemens il repose.
Il semble à beaucoup de gens, surtout en France, que l'artiste et
l'écrivain doivent être aussi pleinement maîtres de leur pensée qu'un
habile cavalier est maître de son cheval, qu'ils peuvent la mener à
leur gré et lui faire exécuter toutes les voltiges qu'ils veulent, que
les plus grandes œuvres d'art sont celles où l'artiste est resté jus-
qu'à la fin fidèle à son point de départ, où sa pensée s'est déve-
loppée avec la rigueur d'un syllogisme et où l'on retrouve ses pré-
misses dans ses conclusions. Cette opinion cependant a le grand tort
d'assimiler les œuvres de l'art aux œuvres de la dialectique et de
la logique. Un traité de morale, un sermon, un discoui;s politique
peuvent et doivent présenter cet enchaînement artificiel de pensées;
mais la nature ne connaît pas ces liens rigoureux et étroits, et l'art
est fils de la nature. L'opinion vraie en telle matière est donc T opi-
nion contraire à celle qui domine encore aujourd'hui. Le véritable
artiste est presque toujours involontairement infidèle à sa pensée
première; il fait autre chose que ce qu'il voulait faire, ou il fait au-
trement qu'il ne voulait faire. Sa conception, d'abord précise etlirrii-
tée comme une figure géométrique , brise bientôt ces lignes rigides
et prend un caractère indéfini et indéterminé. Elle entraîne le poète
et l'artiste là où il n'avait jamais compté aller, elle se montre à lui
sous un visage nouveau, elle lui révèle, à sa grande surprise, qu'il
ne savait pas qui elle était et ce qu'elle pouvait donner lorsqu'il
l'a adoptée. Peu à peu elle s'est transformée; elle est la même, et
pourtant elle est autre. Il est vraiment curieux de voir comment à
l'origine les plus grandes conceptions de l'art sont voisines du lieu
commun le plus banal : elles en sont si voisines qu'elles ne dépassent
pas la portée de l'intelligence la plus vulgaire, et que le premier venu
pourrait les comprendre sous cette première forme; mais, lorsqu'une
fois elles sont complètement traduites par l'art, l'intelligence la plus
profonde né suffirait pas pour en épuiser les significations multiples.
Si l'on regardait bien, on verrait que l'ambition de l'homme de génie
180 REVUE DES DEUX MONDES,
est d'ordinaire des plus modestes : il veut tout simplement pronon-
cer sur un sujet donné quelques paroles de bon sens, mais la nature
est ambitieuse pour lui et lui révèle des richesses morales auxquelles
il n'avait pas songé. Prenons un exemple à jamais mémorable, un
des plus beaux livres des temps modernes, le Don Quichotte. 11 a été
longtemps admis que Cervantes avait voulu faire tout simplement la
satire des romans de chevalerie. Voilà un bien maigre point de dé-
part , et on peut dire en toute vérité que , si telle a été la pensée de
Cervantes, son œuvre est trop magnifique pour un but après tout
aussi mesquin. Et cependant je crois bien que cette pensée fut à
l'origine le vrai et unique point de départ de Cervantes; seulement,
chemin faisant, elle s'est métamorphosée, les mésaventures du fou
ridicule ont fait place aux infortunes d'un chevalier déclassé venu
au monde à une époque où il n'y a plus de chevalerie, et, grandis-
sant toujours à mesure qu'on l'observe mieux, ce chevalier déclassé
est devenu le représentant de l'enthousiasme et le patron des âmes
idéales. De là la différence si tranchée qui sépare les deux parties
du Don Quichotte, différence qui pourtant n'a pas créé de contra-
diction. La conception de Cervantes, en se révélant à lui par de
lentes et successives évolutions, a respecté l'harmonie de son œuvre.
Aucune des parties n'y donne de démenti à l'autre, si bien qu'on
peut dire que Cervantes a fait exactement ce qu'il voulait faire d'a-
bord, tout en faisant une tout autre chose. Un illustre homme d'ac-
tion disait que l'on ne va jamais si loin que lorsqu'on ne sait pas où
l'on va; l'artiste et le poète ne pourraient -ils pas, mieux encore
que l'homme d'action, faire un pareil aveu?
Voilà la première leçon ou, pour mieux dire, la préface des leçons
nombreuses que nous pouvons tirer du Wilhelm Meister de Goethe.
Avant même que nous l'ayons abordé directement, il nous révèle que
l'inconscience de l'artiste est la première et la plus indispensable
des conditions de toute grande œuvre d'art; il nous prévient que
nous ne devons pas mesurer avec trop de précision la pensée de l'au-
teur, et il nous instruit déjà en nous recommandant la prudence.
Ainsi l'homme le plus maître de sa pensée qui ait jamais été nous
déclare qu'il ne peut répondre de n'avoir pas succombé à son insu
à cette inconscience de l'artiste et du poète qui semble une des lois
mêmes du génie. 11 ne nous est pas prouvé en effet qu'il n'ait pas
suivi un autre plan que celui qu'il s'était tracé, et que sa conception
ne se soit pas métamorphosée progressivement. 11 ne nous est pas
prouvé qu'il n'ait pas voulu d'abord faire punir le téméraire Wil-
helm Meister par la nature, au lieu de le faire instruire, corriger
et ennoblir par elle. S'il y a une idée qui domine dans le livre, c'est
que le point de départ choisi par le héros est absolument faux , et
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 181
lie peut le conduire que dans des fondrières de plus en plus dan-
gereuses. Goethe blâme ouvertement la tentative de son héros; se-
lon lui, Wilhelm, en sa qualité d'enfant des classes moyennes, est
coupable de chercher cette harmonie, ce parfait équilibre de son
être qui semble n'appartenir de droit qu'aux classes nobles, au lieu
de s'enfermer dans une spécialité pratique et de s'y fortifier comme
dans une citadelle, ce qui est le devoir de tout bourgeois. Cepen-
dant ce Wilhelm si ouvertement blâmé finit par arracher l'appro-
bation de Goethe. Il semble qu'il ait éprouvé pour son héros le
même sentiment que Cervantes pour le sien. Chemin faisant, il a
de même changé d'opinion à son égard; sans renoncer à sa pre-
mière idée, il a incliné du côté du héros qu'il avait créé, si bien
que les conclusions du livre relativement à Wilhelm semblent être
celles-ci : « mon héros a triomphé là où il aurait dû échouer, mais
il méritait de réussir. Les entreprises semblables à la sienne seront
toujours téméraires et dangereuses; cependant il sera toujours no-
ble de les avoir tentées. » La pensée de Goethe a donc aussi ses
oscillations, et le lecteur par conséquent doit se tenir en garde contre
toute interprétation trop absolue et tout jugement qui serait trop
d'une seule pièce. Une grande œuvre est un produit libre de la vie,
et son interprétation doit être libre comme elle.
L'intelligence merveilleusement compréhensive et conciliatrice
que Goethe a déployée dans le Wilhelm Mcister fait de cette œuvre
une mine inépuisable d'explications arbitraires et d'hypothèses fan-
tasques pour la critique Imaginative. On peut y découvrir mille opi-
nions qui sont restées chez Goethe à l'état d'intention ou à l'état de
nuance : aussi est-ce un des livres qui se prêtent le mieux à une
interprétation fausse ou calomnieuse de l'esprit de l'auteur. Il s'y
trouve telle pensée qui, poussée logiquement, conduirait à des con-
séquences que Goethe aurait réprouvées. La pensée s'y trouve, voilà
qui est certain; mais il serait téméraire d'aflirmer qu'il l'arrêtait à
tel point ou qu'il l'acceptait dans telle mesure. Les idées dans Goethe
ne se développent pas solitairement, mais simultanément, de telle
sorte qu'aucune n'existe jamais sans son contre-poids et son con-
traire, et que de ce développement simultané naît cet équilibre par-
fait qui s'appelle l'harmonie. Harmonie d'une délicatesse singulière,
et qu'il faut craindre de détruire en poussant quelques-unes de ces
idées plus loin que Goethe ne voulait les mener! La brutalité de la
logique ordinaire n'est donc pas de mise dans l'étude et l'examen
d'une telle œuvre, et il y faut porter au contraire de la discrétion,
du respect et de la prudence. Combien il est facile de détruire cet
équilibre et de faire pencher du côté de nos opinions particulières
l'exacte balance des idées du maître! A certaines pages, on pour-
rait prendre le livre pour une apologie de la liberté humaine et de
182 REVUE ©ES DEUX MONDES.
la souveraineté individuelle, s'il ne semblait pencher dans les pages
suivantes du côté de la fatalité et de la souveraineté de la nature.
Ses conclusions seront épicuriennes si vous le voulez, stoïciennes si
vous le voulez encore, mystiques même si vous avez un penchant
prononcé pour le mysticisme. En règle générale, Goethe croit à
l'expérience comme base de la morale et à l'affranchissement de
l'homme par la nature; cependant il montre, dans le plus long cha-
pitre de Wilhelm Meister, comment l'idée vivante du Dieu chré-
tien, en prenant progressivement possession d'une âme pieuse, ar-
rive à la délivrer de toute sujétion. La recommandation principale
de Goethe, celle qui revient à chaque page du livre et sous toutes
les formes, c'est de vivre et de songer à vivre, et pourtant, lorsque
la mystérieuse société de Lothaire et de l'abbé a déclaré Wilhelm
affranchi par la nature, que lui impose-t-elle sinon le renoncement
de soi, le sacrifice de son individualité au profit de l'ordre généfal?
Ainsi notre liberté n'arrive à son point culminant que pour se dé-
truire, et l'homme ne cherche la sagesse que pour apprendre à s'ou-
blier. Les conclusions du livre semblent démentir ses prémisses.
Dans aucune de ses œuvres, Goethe n'a appliqué d'une manière
plus complète sa vaste et complexe méthode. On sait en effet qu'il
déclarait qu'il avait besoin de tous les systèmes pour expliquer sa
pensée, et qu'il n'aurait pu se passer d'un seul. Panthéiste dans
l'observation de la nature, parce que l'unité est le principe et la lin
de la science, polythéiste dans l'art, parce que l'art a besoin d'in-
dividualité et se compose de démembremens de la vérité, il était
dualiste et monothéiste dans la partie de la morale qui regarde la
société générale, et tour à tour chrétien ou empirique dans la partie
de la morale qui regarde l'individu. Tel système qu'il proscrivait
absolument d'une province, il l'acceptait dans une autre, comme
par exemple cette méthode si célèbre et si longtemps triomphante
des causes finales qu'il repoussait de la science et qu'il acceptait
comme utile et même comme vraie dans la sphère du pur sentiment
religieux. Et ce qu'il y a d'admirable, c'est que cet emploi des sys-
tèmes et des méthodes les plus contraires n'aboutissait pas chez lui
à un éclectisme ou à un syncrétisme. Il ne prenait pas de chaque
système ce qui lui convenait, comme l'éclectique, en rejetant les
autres parties; non, il savait qu'un système est un tout harmonieux
qui ne peut être scindé, et il l'acceptait et l'appliquait tout entier.
11 n'essayait pas davantage de cet amalgame qu'on appelle syncré-
tisme, car chacun de ces systèmes n'était valable, selon lui, que
pour un certain ordre de vérités, et non pour un certain autre. Les
divers systèmes n'étaient donc pas pour lui des expressions de la
vérité, mais ils constituaient une échelle de méthodes toutes excel-
lentes pour atteindre le vrai et le rendre sensible aux hommes.
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 183
Avec quelle sagesse le maître emploie tour à tour ces divers sys-
tèmes transformés en méthodes, avec quel sentiment exact de la
valeur et de la mesure, avec quel tact délicat du point où l'un ou
l'autre cesse d'être applicable, c'est ce que savent tous ceux qui
l'ont lu avec le respect et l'attention qu'il réclame. Comment a-t-il
réussi à rendre obéissantes toutes ces opinions contradictoires, d'or-
dinaire récalcitrantes et tyranniques? Par quel art a-t-il dompté
toutes ces forces intellectuelles, de manière à en faire les serviteurs
dociles de son esprit? Cela est le secret de son génie et du long
effort de sa vie, et ne s'est vu que cette seule fois dans l'histoire
intellectuelle de l'humanité. Tous les systèmes de morale sociale et
de morale individuelle se rencontrent donc à la fois dans le Wil-
helm Mcister; mais ils ne sont les uns et les autres que les instru-
mens et les outils de la pensée de l'auteur, et il n'en est aucun qui
pourrait élever la prétention d'être l'exact interprète de cette pen-
sée souveraine. De là une nouvelle difficulté pour le commentateur;
il lui est interdit de choisir entre ces divers systèmes de morale,
puisque le maître n'a montré de préférence marquée pour aucun.
Pour toute sorte de raisons, il sera donc sage de résister à la
dangereuse tentation qui pousserait à interroger d'une manière trop
pressante les détails et les épisodes particuliers du livre, et de s'en
tenir à son ensemble et aux conclusions qui en sortent tout natu-
rellement. Une des singularités du Wilhelm Meîster, c'est que les
détails en sont aussi inquiétans et aussi irritans que les conclusions
en sont sages, rassurantes et calmantes. Tenons-nous-en donc à ces
conclusions et à ces leçons générales; la matière est encore assez
vaste pour qu'il soit difficile de l'épuiser en quelques pages.
II. — ESTHÉTIQUE DE WILHELM MEISTER.
La composition littéraire de ce livre est de la plus grande impor-
tance. Un jour que M™'' de Staël interrogeait le philosophe Fichte
sur sa morale, il répondit très justement : « Prenez ma métaphy-
sique, et vous saurez quelle est ma morale. » Il en est ainsi pour
Goethe : quiconque veut connaître sa morale doit avant tout con-
naître son esthétique, car l'une dépend de l'autre. Cela est vrai
de toutes ses œuvres en général, mais cela n'est vrai d'aucune au-
tant que de Wilhehn Mcister. C'est là qu'il s'est le plus clairement
et le plus crûment dévoilé. Partout ailleurs, le choix habile de ses
sujets et la perfection de son art ont dissimulé ses véritables prin-
cipes et ont donné le change à ses lecteurs sur ce qu'il pensait réel-
lement; mais là il étale ces principes avec une indifférence impé-
rieuse et une sorte de cynisme souverain. Aussi le livre fit-il scandale
à son apparition, même parmi les admirateurs les plus fervens de
184 REVUE DES DEUX MONDES.
Goethe. Ils refusèrent d'y reconnaître l'auteur de tant d'œuvres ad-
mirées pour leur perfection et leur pureté; c'était pourtant le même :
seulement tout masque était tombé, et le vrai visage se montrait
pleinement à découvert pour la première fois.
Quelle est donc cette terrible esthétique? J'étonnerai peut-être
encore bien des personnes en disant que Goethe était un grand con-
tempteur de ce que nous appelons l'idéal, et qu'il resta toute sa vie,
depuis les jours où il écrivit Werther, dans l'enthousiasme de ses
jeunes années, jusqu'à ceux où il écrivit le second Faust au milieu
des glaces de l'âge, un amant fidèle et loyal de la réalité. La réalité,
scrupuleusement, amoureusement, religieusement interrogée, fut sa
muse et son inspiratrice. Courtisan respectueux et discret dans le
domaine de l'art comme dans celui de la vie, il acceptait avec défé-
rence toutes les traditions d'académie et d'école; mais, ce devoir
de politesse une fois rempli, il les déposait paisiblement dans les
recoins les plus obscurs de son intelligence, et ne demandait de le-
çons et de conseils qu'à son expérience et à ses souvenirs person-
nels. Il était convaincu que toute tentative poétique est vaine lors-
qu'elle n'a pas ses racines dans la vie présente de l'artiste ou qu'elle
ne se rapporte pas à quelque circonstance de son passé. Toute poé-
sie, pour être éternelle, ou seulement pour mériter de vivre, devait
avoir son origine dans un moment du temps et dans un coin du
monde extérieur, et non sortir de l'eflOTt laborieux et abstrait d'une
intelligence solitaire. Tout artiste véritable devait pour ainsi dire
recommencer l'histoire de l'art dans sa personne, et se servir des
mêmes élémens dont s'était servi le premier artiste ou le premier
poète. Or où donc ces élémens avaient-ils été pris, sinon dans la
réalité la plus humble et même la plus vulgaire? Un peu de boue et
de cendre animé par le souffle de l'esprit, voilà l'origine de tout
art. D'où était sortie par exemple cette littérature héroïque de la
Grèce, si justement classique, si justement offerte à l'admiration
de chaque génération nouvelle? Des crimes, des vices et des bruta-
lités de quelques sauvages familles primitives. Un inceste mons-
trueux, un adultère, un parricide, une vengeance de barbare an-
thropophage, voilà les élémens nobles et délicats qui se sont
transformés en œuvres héroïques. Le modèle le plus parfait de
l'idéal classique a été formé avec ce limon primitif. Rien ne rem-
place cette communication première avec la réalité. La tradition
est excellente et peut nous apprendre beaucoup, si nous savons
l'interroger comme elle doit être interrogée; mais elle a deux dé-
fauts : le premier, c'est que sa tendance est de nous éloigner de
la source de l'art, au lieu de nous en rapprocher; le second, c'est
qu'elle ne présente à l'artiste q^ue les produits de l'art, au lieu de
lui présenter les produits de la nature. Ou, si vous aimez mieux,
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 185
elle lui présente non pas la nature vraie, mais une nature de se-
conde main, celle qui a été déjà transformée par les artistes anté-
rieurs. Elle lui donne des modèles à imiter, plutôt que des maté-
riaux à mettre en œuvre.
L'idéal! voilà le mot dont peut-être les hommes ont le plus usé
depuis un demi-siècle, sans chercher à se rendre compte de ce
qu'ils entendent par là. Ils approuvent ou condamnent les œuvres
littéraires de la manière la plus arbitraire en vertu de ce mot, dont
ils seraient souvent fort embarrassés de donner une définition. Il
est vraiment curieux de remarquer combien il est facile à un artiste
ou à un poète de créer une illusion qui leur arrache cette louange
et de leur faire déclarer idéale une œuvre qui est prise dans la réa-
lité la plus concrète. Le choix habile du sujet y suffit, ou encore la
perfection du ti-avail. Qu'une figure prise dans la nature soit menée
à perfection, les amateurs et les dileltanii la déclareront idéale;
qu'un artiste ou un poète choisisse un sujet consacré par la religion
et la tradition et le ramène habilement aux conditions de la réalité,
l'œuvre protégée par l'étiquette de ce sujet même échappera au re-
proche de vulgarité. Personne n'a mieux connu que Goethe cette
magie par laquelle on crée l'illusion de l'idéal; il a passé toute sa
vie à transporter dans le royaume du grand art les réalités les plus
humbles. Lui qui avait eu la puissance de se faire proclamer le
maître classique par excellence et devant lequel les pédans les plus
revêches avaient dû se prosterner comme devant un dieu antique
ressuscité, il a dû sourire bien des fois des fausses opinions par les-
quelles les hommes sont gouvernés, il a dû bien des fois être tenté
de leur dire : Ce que je vous fais applaudir, c'est cela même que vos
préjugés d'école vous font considérer comme indigne de l'art; ces
personnages qui arrachent votre admiration et vos larmes, c'est
votre fille et votre frèi-e, votre voisine et votre ami.
Goethe accepte donc la réalité, non-seulement comme la matière
indispensable à l'artiste pour que son œuvre ait un corps, mais
comme le germe et le principe de toute beauté, de toute noblesse et
de toute vertu. Pour lui, l'idéal est non pas le contraire, mais l'épa-
nouissement de la réalité : il sort de la réalité comme la fleur sort
de la plante, pour la couronner, ou comme le gazon sort de la terre,
pour jeter un manteau vert sur sa nudité. L'idéal tel que Goethe le
comprend n'est pas autre chose que le résultat des forces de la na-
ture et de l'esprit sur la matière et sur l'âme de l'homme. Une
chose est poétique lorsqu'elle est arrivée à son entier développement
sous l'action de ces forces toutes-puissantes. 11 n'y a de personnages
vulgaires que ceux que la vie n'agite pas ou n'a pas encore tou-
chés, car les grandes forces morales du monde possèdent le même
privilège que le falum antique, celui d'ennoblir ceux qu'elles pren-
186 REVUE DES DEUX MONDES.
lient pour victimes ou pour interprètes. 11 ne vous appartient pas de
déclarer que tel personnage est vulgaire, si la passion, la douleur
et la tendresse qui l'ont visité déclarent le contraire. Prenons un
exemple. Parmi les personnages de Goethe, il n'en est pas de plus
familier à l'imagination de la foule que le personnage de Margue-
rite. C'est l'héroïne favorite de tout lecteur de Faust, le type de
prédilection, l'enfant gâté des plus sévères amans de l'idéal. Certes
ce n'est pas à elle qu'on ménage les épithètes flatteuses et poéti-
ques. Regardez bien cependant au fond de son histoire : qu'est-ce
autre chose qu'une histoire d'occurrence journalière, et si vulgaire
qu'on ne sait comment la raconter sans brutalité? Une pauvre fille
du peuple séduite et abandonnée met au monde un enfant, le tue
pour cacher son déshonneur, et se voit condamnée à mort pour son
crime. Voilà qui est aussi peu idéal que possible; mais cette réalité
fangeuse et sanglante s'épanouit sous l'action des forces morales
qui ont pris Marguerite pour victime. Comment cette histoire se-
rait-elle vulgaire lorsque nous voyons le démon peser de tout son
poids sur cette pauvre âme que cherchent à lui arracher la piété et
l'amour? La réalité n'est donc anti-poétique que pour celui qui ne
sait pas qu'elle contient toujours, soit latente, soit active, une force
morale divine ou diabolique; mais celui qui connaît ce secret n'a
plus envie de se détourner de cette source féconde pour suivre les
pauvres chimères sans corps enfantées laborieusement par son ima-
gination.
Tous les personnages les plus vrais, les plus sympathiques, les
mieux réussis en un mot des œuvres de Goethe sont pris dans la
réalité la plus modeste et quelquefois la plus basse. Elargissant à
l'infini le sens du fameux vers d'André Ghénier :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,
Goethe fait des types classiques avec des bourgeois et des gens du
peuple. Que sont donc ce Werther et cette Charlotte si célèbres qui
ont ému tous les cœurs et conquis leur place à côté des plus illus-
tres amans de l'ancienne littérature chevaleresque? Deux jeunes
bourgeois à qui Goethe a donné pour l'éternité le pouvoir de repré-
senter les passions et les égaremens d'une certaine période de la
jeunesse, ainsi qu'il le faisait remarquer lui-même avec une juste
estime pour son œuvre. Qu'est-ce au fond que leur histoire, sinon
l'histoire très ordinaire d'une jeune bourgeoise qui se désole d'être
obligée d'être vertueuse et d'un jeune bourgeois qui se désespère de
ne pouvoir être coupable? Mais tant qu'il y aura des cœurs de vingt-
cinq ans assez engagés déjà dans la vie pour sentir avec impatience
les entraves du devoir et encore assez près de l'adolescence pour re-
gimber sous l'aiguillon de l'indiscipline, leur histoire restera vraie,
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 187
d'une vérité unique. Qu'est-ce que cette Claire si sympathique du
drame d' Er/tn ont sinon une simple grisette qui professe pour le noble
comte juste les mêmes sentimens que vous pourrez observer chaque
jour chez la première grisette venue pour un jeune amant d'une
condition supérieure à la sienne? L'éblouissement causé par la splen-
deur du rang, voilà le principe de l'amour de Claire pour Egmont ;
mais ce sentiment, d'ordre assez peu élevé, suffit pour mettre en jeu
son âme entière, et si violent est son effort pour aimer au-dessus
d'elle, qu'il l'arrache à sa condition, où elle ne redescendra plus.
Voilà l'aimable grisette devenue classique par la force de son désir!
Il semble quelquefois, en lisant Goethe, qu'on assiste à l'origine
d'une nouvelle aristocratie de l'idéal. Ses personnages sont les pre-
miers de leur famille. Poétiques par droit de nature, prosaïques par
fatalité de naissance et de condition, ils apparaissent devant nous
avec leur mélange de noblesse innée et de robuste solidité ])our-
geoise ou populaire. Personne des leurs ne fut poétique avant eux,
leur valeur intrinsèque seule a tout fait pour eux. Vrais fondateurs,
il ne leur fut rien légué, et c'est eux au contraire qui légueront leur
noblesse à la longue lignée de personnages qui leur succédera.
Dans la plupart de ses œuvres cependant Goethe a introduit cette
réalité avec mesure et ménagement; mais dans Wilhebn Meistei" elle
opère une véritable invasion, si bien qu'on pourrait tirer du livre
cette conclusion morale très pratique, mais de délicate application :
les gens bien nés et bien doués doivent apprendre à vivre au milieu
de la mauvaise compagnie, savoir s'y plaire au besoin et tirer profit
de ce qu'ils y voient et de ce qu'ils y entendent pour leur perfec-
tionnement individuel. Quelle société ! Jamais, depuis qu'Apollon fut
contraint de garder les troupeaux d'Admète, les muses n'avaient
entretenu commerce avec pareilles créatures. Les coulisses ont fourni
leur peuple, les comptoirs, ont député leurs sages, et, pour repré-
senter dignement l'idéal, les petites-maisons et les baraques fo-
raines ont laissé échapper leurs hôtes. La réalité la plus crue s'étale
devant nous avec ses misères et ses amertumes, ses joies sensuelles
et bruyantes. C'est dans la société la plus vulgaire que l'enthou-
siaste Wilhelm doit voyager à la poursuite de l'art, de la sagesse et
du bonheur, toutes choses auxquelles n'a jamais songé aucun de ses
gais compagnons. Les personnages de condition noble eux-mêmes,
ceux qui sont chargés d'initier Wilhelm à une vie nouvelle, Jarno,
Lothaire, l'abbé, n'ont jamais cherché le vrai et le beau en dehors
ou au-delà de la réalité. Tous ils marchent les yeux baissés vers la
terre, attentifs à des soins de ménage ou de culture. La noblesse
des hommes de cette société consiste dans leur parfaite prudence,
dans la justice avec laquelle ils gouvernent le coin de terre qu'ils
possèdent, dans la destination utile qu'ils ont su donner à leur vie.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
Le charme des femmes consiste dans leurs vei'tus pratiques innées
et dans la bonne grâce qui ne leur manque jamais pour accepter et
accomplir les fonctions auxquelles leurs instincts les appellent.
Cette jeune Thérèse est née ménagère, cette jeune comtesse Nathalie
est née sœur de charité. Voilà qui est bien peu romanesque, sans
doute. Cependant ces instincts terrestres ne pourraient -ils pas
s'épanouir en vertus poétiques? Le bien contient en germe l'utile;
mais l'inverse ne serait-il pas vrai aussi, et de l'utile le beau et le
bien ne pourraient-ils sortir? Le point de départ de tous ces per-
sonnages, c'est donc l'utile et le réel. Un philosophe antique com-
parait l'homme à un arbre dont la tête serait la racine et qui croî-
trait de haut en bas au lieu de croître de bas en haut, voulant faire
entendre par là que l'origine de l'homme est céleste. Les racines
des personnages de Wilhelm Meisier sont au contraire fixées dans
la terre; c'est en elle qu'ils puisent la sève morale qui éclate en
actes généreux et en belles maximes.
L'idéal et la poésie sont cependant représentés dans ce livre par
deux personnages : le harpiste et Mignon; du moins ces deux figures
sont les seules que les habitudes contractées par notre imagination
et pour ainsi dire les mœurs contractées par notre goût littéraire
nous permettent d'appeler poétiques. Ces deux figures sont essen-
tiellement poétiques; nous éloignent-elles beaucoup de la réalité?
Non ; au contraire elles nous en rapprochent en un sens peut-être
plus que toutes les autres. Il semble que Goethe ait voulu montrer
par cet exemple combien l'idéal pouvait être acquis à meilleur
compte que nous ne le pensons. La plupart des poètes font des ef-
forts extraordinaires pour le conquérir : ils fouillent les terres et les
mers, interrogent les oracles dupasse, inventent des îles inconnues,
et tout cela sans grand résultat. Goethe n'a pas besoin d'aller si
loin pour trouver l'idéal : à l'instar de Wilhelm, il le ramasse sur
la grande route ou l'achète à une foire de village. Une petite créa-
ture équivoque et bizarre élevée parmi des saltimbanques, un vieux
vagabond mélomane autour duquel on flaire une vague odeur de
crime, suffisent pour ouvrir à l'imagination l'empire des rêves et
pour créer autour des autres personnages du livre, habitués à vivre
dans un air plus épais, une atmosphère de poésie. C'est le hasard
qui a mis ces deux créatures dans les mains de Wilhelm ; mais ce
hasard est si peu extraordinaire que pareille fortune pourrait échoir
au premier venu, et qu'il n'est aucun de nous qui n'ait eu peut-
être dix fois l'occasion de faire l'emplette de l'idéal à aussi bon
marché.
Et pourtant , quoiqu'il soit ramassé au milieu des fanges du che-
min et parmi les broussailles les plus sauvages de la vie réelle, c'est
bien ce que nous a^Dpelons l'idéal poétique; on le reconnaît à Fin-
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 189
sondable mystère qui l'enveloppe et à son impuissance à se con-
former aux exigences normales de la vie. L'idéal sort de la réalité;
mais une fois qu'il en est sorti, il ne peut plus y rentrer, de même
que la fleur ne peut plus rentrer dans la tige sur laquelle elle s'est
épanouie. Mignon et le harpiste, l'un par instinct, l'autre par fata-
lité, ne peuvent vivre que d'une manière poétique. Mignon est un
enfant qui n'a d'intelligence que par la poésie et la passion; son
état d'âme normal est poétique en ce sens qu'il est toujours occupé
par un sentiment extrême; elle craint, elle pressent, elle regrette,
elle désire, ou s'abandonne à l'heure présente avec une joie folle.
Taciturne et silencieuse dans les occupations ordinaires de la vie,
une âme extraordinaire éclate en elle au contraire dans toutes les
occasions qui exigent une dépense de sève poétique, lorsqu'elle
chante, lorsqu'elle danse, lorsqu'elle presse son ami dans ses bras.
La douleur, qui, trop prolongée, finit par apporter la mort aux au-
tres hommes, est au contraire l'élément vital du harpiste vagabond.
Elle a créé en lui un état d'âme qui est devenu son état habituel, et
sans lequel le malheureux ne pourrait plus vivre. Comme cet état
est excessif, il est nécessairement poétique; le harpiste ne vit donc
que de poésie. La souffrance lui a donné l'inspiration, le don de
l'harmonie, le pouvoir de l'expression; qu'on l'en délivre, il ne res-
tera plus qu'un maniaque qui, comprenant seul l'irréparable tort
qu'on lui fait, se hâtera de mettre fin à ses jours. Mignon et le har-
piste symbolisent une vérité esthétique des plus importantes, qu'on
peut résumer dans cette formule : la réalité seule a le pouvoir de
créer la poésie; mais elle ne peut la ressaisir une fois qu'elle l'a
créée, et, quoique leur parenté soit aussi étroite que celle d'une
mère et d'une fille, leur séparation est cependant absolue et irré-
vocable. Cette vérité nous est démontrée non-seulement morale-
ment, mais scientifiquement, physiologiquement pour ainsi dire.
Ces deux personnages ont en outre une importance historique.
En face de la réalité contemporaine qui remplit tout le roman, ils
représentent l'ancien idéal, la poésie du vieux monde en train de
disparaître. Ces deux vagabonds sont les seuls liens qui rattachent
les autres personnages au passé et à la tradition. En eux, nous con-
templons le romantisme du moyen âge déclassé, déchu, dans les
affres de l'agonie, dans les mélancolies ou les désespoirs du suprême
adieu. La poésie rêveuse, Imaginative , la poésie qui ne vivait que ■
d'âme et de passion, celle du visionnaire, de l'extatique, dit avec
eux son dernier mot et exhale son dernier souffle. Heureusement
dans ce monde renouvelé il restait encore un enthousiaste, un dé-
classé volontaire, pour les reoiieillir et les héberger; mais que ce
jeune Wilhelm eût laissé sa vie suivre son cours normal au lieu de
la faire dévier par inexpérience, et il y avait grande apparence qu'ils
190 REVUE DES DEUX MONDES.
seraient morts l'un et l'autre sur le grand chemin. Les autres ac-
teurs du livre n'ont pas d'oreilles ou d'intelligence pour eux. Est-ce
par insensibilité prosaïque? est-ce parce que cette réalité, à la-
quelle ils s'attachent avec tant d'énergie, les rend sourds et aveu-
gles à la poésie? Non, la noble société à laquelle A¥ilhelm se trouve
mêlé lorsqu'il a quitté sa bande de comédiens errans vit au con-
traire dans une atmosphère essentiellement poétique, une atmo-
sphère qu'elle se crée elle-même à mesure qu'elle la respire; mais
les personnes qui la composent ne comprennent pas la poésie à la
manière de Mignon et du harpiste, c'est-à-dire à la manière du
passé. De quoi parlent les deux compagnons de Wilhelm? De souf-
frances solitaires, de regrets et de rêves; leur poésie est essentiel-
lement passive. Elle est pour eux une dépense et une déperdition
de forces, leur vie s'écoule avec chacun de leurs lieder, chacune
de leurs inspirations les conduit un peu plus près de la mort. Les
nobles associés de Wilhelm au contraire ne comprennent que la poé-
sie du fait, et ne cherchent la poésie que dans l'action. Ils la créent
par leur volonté et leur labeur pratique. Au lieu d'aller de l'inté-
rieur à l'extérieur, leur poésie va de l'extérieur à l'intérieur; elle
entre en eux comme un aliment au lieu d'en sortir comme une
perte d'âme; elle vient de la vie et les conduit à la vie. Tel est le
rôle historique de Mignon et du harpiste. Le passé , par leurs yeux
songeurs et hagards, regarde avec indifférence, et sans y rien com-
prendre, le présent, qui de son côté le contemple avec compas-
sion, mais sans se détourner de sa tâche. Partout le triomphe de la
réalité, de l'action, de la vie présente.
Beaucoup ont défini la poésie une aspiration, un désir; Goethe
n'accepterait cette définition que sous bénéfice de commentaire.
Goethe est par excellence le poète de l'ordre et de l'harmonie, et
l'anarchie ne lui déplaît pas moins dans l'art que dans la nature : or
toute aspiration qui n'est pas exactement en rapport avec la nature
et les forces de notre âme produit le désordre et crée un état violent
et morbide qui fait sur beaucoup d'esprits l'illusion de la poésie,
mais qui en est la plupart du temps le contraire. Selon Goethe, un
être, quel qu'il soit, est toujours poétique lorsqu'il est en parfait équi-
libre avec lui-même, lorsque ses aspirations ne démentent pas ses
facultés, et ses désirs ses instincts. Ce personnage, fût-il le plus pro-
saïque du monde, s'il se tient droit et ferme, s'il a bien trouvé son
vi'ai centre de gravité, s'il est bien lui-même en un mot, présentera
un spectacle harmonieux, sur lequel l'imagination se reposera avec
plaisir. Voyez Philine par exemple. Est-il un caractère plus sympa-
thique à l'imagination du lecteur? en est-il un qui reste mieux gravé
dans sa pensée et dont il garde plus fidèlement le souvenir? On ne
peut la voir agir sans l'aimer, et l'oublier est impossible. Cependant
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 191
Philine n'a pas d'aspirations sublimes ni de désirs élevés, elle n'a
aucune prétention à nous faire rêver ou à nous inspirer l'enthou-
siasme : ce n'est qu'une coquette, qu'une espiègle; mais elle est fran-
chement, nettement ce qu'elle est, et cette sincérité de sa personna-
lité conquiert à la folle créature la sécurité à travers les périls de
l'existence, et la sympathie, j'allais dire l'estime de tous ceux qu elle
rencontre. Voyez la comédienne Aurélie au contraire, la sœur du di-
recteur Serlo. Certes c'est, à tout prendre, une créature plus noble
que Philine, et peut-être croit-elle être dans son droit en regar-
dant cette dernière de haut en bas et en la traitant avec un demi-
mépris. Elle peut dire avec raison qu'elle est une intelligence, tan-
dis que Philine appartient à l'ordre des simples esprits élémentaires,
— qu'elle est une comédienne, tandis que Philine n'est qu'une ac-
trice, — qu'elle a réellement aimé, tandis que Philine n'a jamais
connu que la sensualité et le caprice, — qu'elle a senti la vie et en
a été traversée de part en part, tandis que l' épidémie de Philine n'en
a même pas été effleuré. Et pourtant combien son mépris est mal
fondé ! Philine est poétique, Aurélie n'est tout au plus que roma-
nesque. Est-il spectacle plus pénible que celui qu'elle présente avec
ses passions désordonnées, ses violences, ses égaremens et sa phra-
séologie mélodramatique. La passion, au lieu de développer harmo-
nieusement son être, y jette le désordre et le mutile, la rend anti-
pathique et même répulsive, au lieu de la rendre sympathique.
« Aurélie avait un grand défaut, dit le noble Lothaire, c'est qu'en
aimant elle ne savait pas être aimable, » et ce mot dit tout. Elle a
beau se démener, elle n'excite pas l'intérêt, et, après avoir péni-
blement ému l'imagination, elle ne lui laisse aucun souvenir. Son
épisode tient une assez grande place dans le Wîllœlm Meister, et
cependant combien y a-t-il de lecteurs qui se souviennent de ce
personnage? Malgré ses aspirations et ses fièvres, elle est reléguée
dans la mémoire parmi la foule banale des Mélina, des Laertes et
des Serlo. Ainsi, par ce double exemple de Philine et d' Aurélie, il
nous est démontré qu'une prose sincère vaut mieux qu'une poésie
incomplète.
Il est vraiment curieux de voir combien ce livre est pénétré de
réalité et de vérité jusque dans ses plus petits détails. De quelque
façon qu'on le commente, sur quelque épisode qu'on s'arrête, sur
quelque sentence qu'on médite, on se trouve toujours en face de la
même grande pensée, l'excellence du vrai. Il semble par exemple
à beaucoup de personnes qu'il y ait une différence très tranchée
entre la première et la seconde partie de Wilhelm Meisler; mais
cette différence n'existe que dans la forme : les principes et le but
restent les mêmes. Dans cette seconde partie, les tableaux sont plus
calmes et plus doux, la société équivoque et suspecte des années
]92 REVUE DES DEUX MONDES.
d apprentissage a disparu, on respire un air plus pur, et la sagesse
fait entendre sa voix sur un ton })lus soutenu et plus grave. On
peut se croire dans un pays enchanté et non plus sur notre fangeuse
planète, et c'est avec juste raison qu'un célèbre critique anglais a
pu dire que cette seconde partie présentait plus de rapports avec
la Reine des fées de Spenser, le type par excellence des œuvres
idéalistes, qu'avec le Tom Jones de Fielding ou telle autre œuvre
réaliste; mais cet idéalisme des années de voyage n'implique pas
un changement de système. Au fond, que veut dire Goethe dans
cette seconde partie sinon ceci : La réalité vaut la féerie? Vous ne
savez pas combien de contes arabes et persans , combien de fables
grecques, combien d'idylles allemandes et de romans français con-
tient la vie de vos contemporains. Vous ignorez combien il faudrait
peu de chose pour donner l'aspect de l'idéal à ces anecdotes que
chaque jour voit éclore et que vous racontez vous-même sans ré-
fléchir à ce qu'elles contiennent. — Vous vous plaignez que tout ce
qui vous entoure soit prosaïque; mais si vous aviez soin de re-
cueillir toute la poésie que" vous rencontrez sur votre route, après
chacune de vos promenades, vous reviendriez chargé de gerbes
de fleurs. Vous cherchez l'idéal à la lumière de la tradition et à la
lumière de l'art : que ne le cherchez-vous aussi à la lumière de la
nature ? Parmi ses combinaisons infinies et toujc 'rs changeantes,
la réalité, si vous savez bien l'observer, vous présentera telle asso-
ciation de personnes et de ciixonstances qui vous fera comprendre
les splendeurs historiques du passé et les œuvres les plus merveil-
leuses de l'art. Les surprises les plus instructives et les plus émou-
vantes vous attendent à chaque détour de votre route. Vous com-
prendrez comment ce qui est aujourd'hui nommé l'idéal a pu sortir
de la nature en voyant la réalité le reproduire trait pour trait dans
telle combinaison de faits et tel groupe de personnages. Voilà le sens
de ces ingénieux et audacieux chapitres intitulés Saint Joseph II,
FAnnoneiation, où l'on voit les scènes de l'enfance du Sauveur re-
produites presque exactement par une famille de simples gens des
montagnes, moitié par suite d'un hasard fortuit, moitié par suite
de la pieuse émulation que cette découverte a excitée en eux.
Telle est l'esthétique de Goethe en général, telle est particuliè-
rement celle de Wilhelm Meister. Une semblable doctrine, je le
sais, est faite pour déplaire à beaucoup de personnes, et certaine-
ment plus d'un lecteur répétera sous une forme ou sous une autre le
jugement sévère de Novalis, qui pourtant relisait, dit-on, Wilhelm
Meister une fois tous les ans : «Un athéisme littéraire est l'âme de
ce livre, complètement anti-poétique en esprit, quoique le corps et
le vêtement en soient poétiques. » Mais, qu'on blâme ou qu'on ap-
prouve, l'essentiel est de blâmer et d'approuver avec justesse, et de
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 193
ne pas se méprendre sur la véritable pensée de l'auteur. Les noms
consacrés prennent vite une signification académique, surtout en
France, et lorsque la mort a soustrait les hommes illustres aux dis-
putes de chaque jour, l'admiration qu'ils inspirent devient aveugle
et sourde, de trop clairvoyante qu'elle était auparavant. Il est dès
lors admis que leurs opinions sont irréprochables, et qu'il n'y a plus
qu'à s'incliner. Une prévention respectueuse protège désormais leur
nom contre la discussion, si bien que ceux qui auraient été de leur
vivant les adversaires les plus acharnés de leurs doctrines en vien-
nent à citer leurs paroles comme autorité le plus naïvement du
monde, sans songer le plus souvent que si un de leurs contempo-
rains professait les mêmes opinions , ils n'auraient pas assez de co-
lère contre de semblables audaces. Très certainement plus d'un
amant de Y idéal, plus d'un partisan des traditions académiques se
figure que Goethe devait nécessairement penser comme lui et se fait
gloire à l'occasion de le citer. Eh bien! voilà ce que Goethe pensait
réellement sur la nature de la poésie et de l'art; bonne ou mau-
vaise, voilà sa doctrine littéraire.
11 y a quelque chose d'admirable dans la foi profonde et presque
invincible que la réalité inspire à Goethe. Les autres hommes se
plaignent sans cesse de la réalité : ils la trouvent trop maigre et
trop étroite pour incarner et contenir leurs rêves, ils parlent des
déceptions et du désenchantement qu'elle leur a fait subir; ils dé-
couvrent en elle des imperfections, des lacunes, des intervalles qui
ne sont pas comblés. Goethe, lui, ne découvre en elle ni imperfec-
tions, ni lacunes d'aucun genre. La nature se présente devant lui
comme un tout harmonieux et parfait, dont les parties sont étroi-
tement liées les unes aux autres et où l'on ne découvre pas un vide,
pas même une simple fêlure. Il n'a jamais été ni trahi, ni déçu, ni
désenchanté par elle : au lieu de l'en éloigner, l'expérience n'a fait
que l'en rapprocher toujours davantage; son amour, son respect,
sa vénération, j'allais dire son culte pour elle, ont grandi toujours
davantage à mesure que l'âge avançait. Loin de la trouver trop
parcimonieuse, il la trouvait trop prodigue et se déclarait embar-
rassé des ressources qu'elle lui fournissait. Les hommes, même les
plus grands, sont en général ingrats envers la vie , médisans en-
vers le monde, puérilement exigeans envers la nature; mais il y en
aura eu au moins un qui aura été tout reconnaissance, tout respect
et tout admiration ; il y en aura eu au moins un qui n'aura jamais
connu le désenchantement et qui aura traversé la vie l'âme pleine
d'un mâle bonheur.
TOIaE XLVIII. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — IMOltAI.E DK AVILHKLM MEISTEU.
Telle esthétique, telle morale. Les sources de la sagesse sont
pour Goethe les mêmes que celles de l'art, ses opmions philoso-
phiques sur la conduite de la vie ont la même solidité substantielle
et concrète (je dirais volontiers matérielle, si je ne craignais que le
mot fût pris en mauvaise part) que ses opinions sur la poésie.
Goethe est un olympien, il appartient à la race des dieux, c'est
une chose convenue depuis longtemps et sur laquelle il n'y a pas
à revenir; mais les dieux, quoique égaux entre eux, ne sont pas
tous de même origine et ne siègent pas tous aux mêmes titres
dans l'olympe. Goethe y est entré de plain-pied comme dans sa
demeure naturelle , non en vertu d'un titre chevaleresque ou mys-
tique, mais comme le représentant le plus accompli des classes
moyennes et de leur manière de penser et d'agir. Lorsqu'il y a
quelque vingt années tel pauvre démocrate allemand emporté par
l'eflervescence équivoque de son enthousiasme révolutionnaire ap-
pelait Goethe un philistin et le roi des philistins, il ne savait pas
si bien dire, ni qu'il était aussi près de la vérité. Il croyait pro-
férer une injure mortelle, il ne faisait que cons.tater le titre le plus
glorieux de Goethe et ce qui fait sa véritable originalité. Goethe
est en effet le type suprême de l'homme des classes moyennes, le
bourgeois idéal, s'il nous est permis de créer cette formule pour
le caractériser. Il est bourgeois dans l'art comme dans la vie, dans
le domaine des faits comme dans le domaine des idées. En lui,
nous contemplons toutes les facultés particulières aux hommes des
classes moyennes portées à leur plus haut point de développement,
la prudence, la modération, l'impartialité, l'esprit de justice, le
sens pratique, la foi au travail. En lui, nous admirons ce mélange
d'indépendance et de respect, d'équité et de fermeté, qui compose
la véritable attitude des bourgeois vis-à-vis des classes nobles
d'une part, vis-à-vis des classes populaires de l'autre. Comme les
sages de ce collège idéal dont il nous parle dans la seconde partie
de WHhchn Mcister, il professe à la fois le respect de ce qui est
au-dessus et de ce qui est au-dessous de lui. Ni dans sa vie, ni
dans son caractère, ni dans sa tournure d'esprit, vous ne surpren-
drez de chimère vaniteuse, de fatuité de poète enivré de son succès
et ébloui de la société à laquelle il est mêlé. A aucun moment, il
ne se pose comme le poète particulier de la vie aristocratique;
mais il ne se met jamais en opposition avec l'esprit des classes
nobles, et il lui paie scrupuleusement ce qui lui est dû d'hommages
et de considération. Il s'incline non-seulement par déférence pour
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 195
les personnes, mais encore par respect pour les choses qu'elles re-
présentent, et lorsqu'il salue un prince ou un grand, il salue en
même temps une de ces lois de l'ordre moral vers lesquelles l'at-
tention de son vaste esprit est toujours tournée. Son attitude vis-à-
vis du peuple est aussi prudente et aussi mesurée : il est plein d'é-
quité et de judicieuse sollicitude pour les classes inférieures; mais il
impose un frein à sa sensibilité et ne se laisse pas ramener jusqu'à
elles par les mouvemens d'une sympathie fiévreuse. L'irritation de
la sensibilité ne l'égaré pas plus dans ses rapports avec les classes
inférieures que le chatouillement de la vanité ne l'égaré dans ses
rapports avec les classes nobles. Le bon sens et le jugement sont
dans un équilibre parfait. Autre particularité très caractéristique :
Goethe a rarement de l'enthousiasme, mais il n'a jamais de mépris,
car sa principale préoccupation est de connaître la valeur et le prix
exact de chaque chose. Or, avec une telle préoccupation, l'enthou-
siasme est aussi difficile que le mépris, parce que, s'il est rare de
rencontrer une chose qui vaille la peine qu'on s' échauffe outre me-
sure l'imagination et qu'on embouche en son honneur la trompette
lyrique, il est tout aussi rare d'en rencontrer une qui soit absolu-
ment sans valeur. Goethe admire donc très peu, mais en revanche
il estime beaucoup. C'est encore un trait qu'il a de commun avec les
classes moyennes. L'homme des classes aristocratiques aime volon-
tiers à mépriser, parce que le mépris est pour lui une arme de dé-
fense qui lui sert à protéger son rang et à maintenir la distance qui
le sépare des autres hommes; mais l'homme des classes moyennes
n'a pas de tels droits, il ne lui est pas permis de mépriser, il ne lui
est permis que d'estimer. Son mépris est absolument sans portée
et ne fait aucun mal à la personne ou à la chose sur laquelle il
tombe, au contraire son estime est singulièrement précieuse et ho-
nore tous ceux auxquels elle s'adresse. Chaque fois qu'il estime,
l'homme des classes moyennes croît en considération et en puis-
sance; chaque fois qu'il méprise, il se rabaisse et se diminue. Goethe
est donc par excellence l'homme des classes moyennes. Personne
ne les a jamais incarnées avec plus de puissance, plus d'éclat et plus
d'autorité; personne n'a formulé leur esprit avec plus de netteté et
plus de correction.
Nulle part ces qualités ne se montrent mieux que dans le Wilhelm
Meister, livre écrit tout entier à l'adresse de la jeunesse des classes
moyennes, et qu'on pourrait appeler le guide moral du jeune bour-
geois au xix'' siècle. C'est à l'enfant des classes moyennes, et non à
l'enfant de famille aristocratique ou à l'enfant du peuple, que s'a-
dressent ses conseils, et c'est à lui seul qu'ils peuvent servir. Goethe
lui apprend ce qu'il doit fuir ou rechercher dans la vie, sur quels
196 REVUE DES DEUX MONDES.
principes il doit s'appuyer, vers quel but il doit tendre de préfé-
rence. Il a pour lui la plus haute ambition, et il tient pour lui école
de manières nobles et polies. Il est intéressant de voir quelle im-
portance donne Goethe à cette question des manières et à quels dé-
tails minutieux il descend. Sous ce rapport, WWtelm Meister est
une véritable initiation des classes moyennes aux mœurs des classes
supérieures; il n'admet dans l'individu rien de mesquin, rien de
commun ni de trivial. Qu'il soit prudent, mais non pas au prix
d'une gaucherie sans excuse; qu'il soit pratique, mais non pas au
prix de la vulgarité; qu'il aime l'ordre et la régularité, mais qu'il
évite les vices mesquins et sordides qui envahissent si vite les exis-
tences laborieuses. Cette condition intermédiaire, que lui a faite le
hasard de la naissance, est à la fois un avantage et un désavantage :
un désavantage, car il n'a pas d'assiette fixe, de centre de gravité,
comme l'individu des autres classes, — un avantage, car il n'est
13as l'esclave de son rang, comme l'homme des classes nobles, ou
la victime du hasard, comme l'homme du peuple. Il est vraiment
libre, ses égaux n'ont aucun pouvoir sur lui, tandis que le noble
porte le fardeau de sa caste et l'homme du peuple le fardeau de la
société tout entière. Cette liberté lui ouvre deux routes entre les-
quelles il doit faire son choix : l'une sûre et qui respectera son in-
dépendance, l'autre plus glorieuse, mais pleine de périls. Qu'il se
crée une spécialité, une profession, et qu'il y devienne habile; alors
tous les autres hommes dépendront de lui, et lui ne dépendra de
personne; ou bien qu'il sache profiter de cette liberté que lui crée
sa condition pour être vraiment un homme, dépouillé de tout pré-
jugé de caste, de toute servilité de fonction, de toute convention
sociale, que par un effort persévérant il parvienne à l'harmonieux
développement de son être , et qu'il réalise un beau type de per-
fection morale qui le mettra au niveau de toutes les conditions de
la vie.
Le candide Wilhelm a fait son choix : de ces deux routes, il prend
la plus périlleuse. Goethe, sans oser le blâmer, le conseille cepen-
dant longtemps par la voix du sage Werner et lui présente la route
du métier, de la profession, de la spécialité, comme la plus sûre et
celle qui convient le mieux à un bourgeois; mais, une fois que le
héros a pris décidément son parti, il l'accompagne avec une sage
sollicitude jusqu'à ce qu'il soit enfin arrivé à bon port. Goethe,
quelle que soit son estime pour les spécialités, qu'il recommande à
chaque instant dans son livre et dont il prophétise le futur triomphe
social, qui est aujourd'hui un fait accompli, ne peut se défendre
d'une certaine faiblesse pour ceux qui aspirent au développement
harmonique de leur être. Tout en blâmant Wilhelm et en le traitant
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTÉRATURE. 197
d'étourdi, il est pour lui plein de sympathie, et maintefois on ne
peut s'empêcher de penser qu'il prêche un peu pour son propre
compte et qu'il fait un retour sur lui-même. Lui aussi, il avait aspiré
au développement harmonique de son être ; lui aussi, il n'avait pas
voulu s'enfermer dans une de ces spécialités étroites qu'il recom-
mande si sagement et par l'organe de Werner, et par celui de Jarno,
et par celui de Wilhelm lui-même. Il avait réussi à force de génie, de
surveillance sur lui-même, au prix des quelques légères épreuves et
des quelques péchés moins légers dont son livre de Poésie et Vérité
nous entretient, à réaliser l'équilibre parfait de son individu; il avait
fait de lui , par le travail et la volonté, ce que la naissance fait si
facilement du noble, un beau type d'homme qui paie et récompense
de tout par sa seule présence. Cependant, en dépit de son heureuse
expérience, la ligne de démarcation lui paraît tranchée de telle sorte
qu'il est dangereux de la franchir. Rappelez-vous l'admirable pa-
rallèle que trace Wilhelm du noble et du bourgeois : « Le noble
vaut par ce qu'il est, le bourgeois par ce qu'il a. Le noble donne
tout en présentant sa personne; le bourgeois ne donne quelque
chose que par sa fortune, ses aptitudes et son intelligence : il doit
donc développer des aptitudes uniques afin d'être utile , et c'est par
conséquent une chose prévue d'avance qu'il n'y aura pas d'har-
monie dans son être, parce que, pour se rendre utile dans une
branche de connaissances, il faut abandonner tout le reste. » Cher-
cher la perfection morale semblerait être le droit de tout homme;
cependant pour le bourgeois une pareille ambition est presque le
contraire du devoir, et quiconque voudra tenter l'entreprise de
Goethe et de Wilhelm doit savoir cela d'avance.
La morale du livre n'est pas plus héroïque que la composition
n'en est romantique. Les idées et les sentimens chers aux instincts
des classes moyennes en font tous les frais, et c'est à peine si en
quelques passages on rencontre quelques faibles traces des sentimens
et des idées particuliers aux anciennes aristocraties. Ce que Goethe
semble le plus envier et le plus apprécier chez les classes aristocra-
tiques, c'est l'adresse physique, l'habileté aux exercices du corps, la
tenue et le parfait aplomb du maintien. Il n'a pas dit un mot de la
valeur militaire, et je ne crois pas que la vertu de l'honneur soit
mentionnée dans Wilhelm Meister. Au milieu de cette foule de fortes
et pratiques idées, trois notions morales se détachent particulière-
ment, trois notions qui composent, pourrait-on dire, l'idéal de la
sagesse chez les classes moyennes : l'expérience, le bonheur, l'ac-
tion : cherchez bien, et au fond de la morale qui est propre aux
classes moyennes vous ne trouverez pas autre chose que ces trois
notions.
198 BEVUE DES DEUX MONDES.
Il semble que les hommes aient dû toujours accepter l'expérience
comme principe de la sagesse, et cependant il n'en est rien. Notre
éducation exclut l'expérience, en ce sens qu'elle*est essentiellement
préventive et qu'elle nie à priori que l'exercice de la lil^erté indi-
viduelle puisse jamais être bienfaisant. Elle considère toute erreur
comme mortelle , toute méprise comme irrémédiable. Elle n'avoue
pas explicitement, mais elle admet tacitement que l'expérience per-
vertit l'homme au lieu de le corriger. Elle établit donc à priori des
catégories de choses défendues et de choses permises; elle dresse un
tracé géométrique de la vie et s'efforce de diriger mécaniquement la
volonté de l'individu dans cette voie déterminée d'avance. Une pa-
reille éducation réalise trop souvent la fable du Fils de Roi et de
V Horoscope. L'individu ainsi élevé n'évite l'erreur que par ignorance;
mais plus son ignorance est grande et plus sa chute sera profonde,
s'il lui arrive de tomber dans cette erreur qu'on lui a soigneuse-
ment cachée. C'est donc une idée beaucoup plus nouvelle et beaucoup
plus hardie qu'on ne pense que de présenter l'expérience comme le
principe de la sagesse, car cette idée contient en elle cette proposi-
tion que beaucoup jugeront téméraire : l'homme n'est instruit que par
ses erreurs et ses fautes; l'erreur est donc par conséquent le vrai
commencement de la sagesse. Selon Goethe, l'individu n'est jamais
corrigé que par lui-même, et ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de
le laisser se débattre avec la vie en suivant de l'œil ses mouvemens.
C'est là ce qu'il appelle l'affranchissement de l'individu par la na-
ture. « Le devoir de celui qui instruit les hommes, dit-il dans une
de ses belles sentences qui ont la gravité solennelle des sentences
antiques, n'est pas de les préserver de l'erreur, mais de guider celui
qui s'égare; lui laisser vider la coupe de l'erreur, c'est la sagesse
du maître. Celui qui ne fait que goûter à l'erreur la garde longtemps
avec lui, il la regarde comme un rare trésor; mais celui qui a une fois
épuisé la coupe connaît l'erreur, s'il n'est pas un insensé. » Ainsi
l'homme doit faire par lui-même l'apprentissage de la vie, comme
l'ouvrier fait l'apprentissage de son métier. Quelqu'un pourrait-il se
mettre à la place de l'apprenti sous prétexte que celui-ci est gau-
che et maladroit, et qu'avant de devenir habile dans son métier il
lui faudra gâter un certain nombre de pièces? Cependant une très
forte objection se présente : qui garantira la santé morale de l'in-
dividu contre les conséquences si souvent funestes de l'erreur? On
peut être désabusé sur le compte de l'erreur, et cependant en rester
empoisonné. Quel contre-poison donnerez-vous à l'individu avant
de le lancer dans l'apprentissage de la vie? Le seul contre-poison,
répond Goethe, que la nature ne donne pas, c'est-à-dire le res-
pect. « La nature a donné à chacun tout ce qui lui est nécessaire
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 109
pour le préserver dans l'avenir; mais il est une chose que personne
n'apporte avec lui en venant au monde, et c'est précisément cette
chose qui permet .à l'homme de devenir un homme à tous égards, à
savoir le respect... L'homme se résout à regret au respect, ou plu-
tôt il ne s'y résout jamais; c'est un sens supérieur qu'il faut ajouter
à sa nature... » L'homme naturel ne connaît pas le respect, mais la
crainte, et, chose singulière, notre éducation habituelle fortifie cette
disposition instinctive au lieu de la corriger. Elle agit par la crainte,
jamais par le respect. Dotez l'individu de cette vertu supérieure, la
seule que l'éducation ait pour mission de développer, puisque toutes
les autres sont innées, et puis lancez -le hardiment dans la vie : le
respect le guérira de toutes les conséquences funestes de l'erreur.
Rarement la sagesse humaine s'est approchée plus près de la vérité
sur ce point de l'éducation.
L'expérience, en affranchissant l'individu du mensonge involon-
taire, le conduira à la vérité et par là au bonheur, qui est le but vé-
ritable de la vie et qui réside dans l'accord parfait de l'homme avec
la nature, l'ordre social et les lois morales. Le bonheur, tous le dé-
sirent , mais combien peu connaissent son vrai visage ! Tous le pour-
suivent sous un nom qui n'est pas le sien, gloire, volupté, richesse,
et Goethe nous présente dans le miroir des erreurs de son Wilhelm
la série entière de ces images trompeuses, ce qui a fait croire à beau-
coup de lecteurs trop peu attentifs et à quelques critiques à trop
courte vue que Goethe avait voulu préconiser une morale vulgaire-
ment épicurienne. Non, le bonheur tel que Goethe le comprend n'a
pas cet aspect riant et enivré que lui prêtent la plupart des hommes;
c'est une chose grave, sérieuse et austère, et qui s'acquiert par le sa-
crifice douloureux de nos illusions. Comparez Wilhelm à son début
dans la vie à Wilhelm au terme de son apprentissage, et vous com-
prendrez ce que Goethe entend par le bonheur. Wilhelm est parti
plein d'enthousiasme pour la conquête de la gloire; il s'est enrôlé
sous la bannière de l'art, et, pour mieux atteindre son but et le ser-
rer de plus près, il s'est fait entrepreneur dramatique. Il vit dans la
fièvre et l'agitation, sa tête est pleine de rêves, et son faible cœur,
mal défendu par le souvenir douloureux de Marianne, est à qui veut
le prendre. Il satisfait à ses désirs et n'obéit qu'à son caprice, il est
son maître : est-il heureux? Oui, si l'on peut appeler heureux un
homme qui vit dans l'illusion et l'erreur, qui ne connaît pas la me-
sure de ses forces et la valeur de ceux qui l'entourent. Voyez-le
maintenant au terme de son pèlerinage, lorsque la formule sacra-
mentelle a été prononcée sur lui : « Va, la nature t'a affranchi; »
est-il désabusé, désenchanté, blasé? iNon, maintenant il est heu-
reux. Comment ne le serait-il pas? Il est en paix avec lui-même et
200
REVUE DES DEUX MONDES.
avec les lois morales; il connaît la mesure de ses forces et de ses
aptitudes, ce qui équivaut à la pleine possession de soi-même. Ses
erreui's l'ont quitté l'une après l'autre, et le monde n'a plus de
pièges pour lui, ce qui équivaut à la pleine possession de la vie. Sa
volonté n'a plus aucun de ces caprices qui créent la douleur et le
danger, parce qu'ils sont en désaccord avec l'ordre moral , ce qui
équivaut à la complète sécurité. Il a courbé l'orgueil indiscipliné de
son moi individuel devant la sagesse des lois générales, ce qui
équivaut à la perfection morale. A ce moment, cet humble fds de
bourgeois pourrait dire comme l'empereur Marc-Aurèle : « 0 uni-
vers ! je veux ce que tu veux. » Ce développement harmonique de
son être, il l'a enfin trouvé, mais d'une manière bien différente de
celle qu'il avait rêvée. Sérénité, sécurité, domination de soi-même,
claire intelligence des lois du monde et du but de l'existence, voilà
le vrai bonheur, celui qui nous rend maîtres ès-arts de la vie. Nous
le payons cher la plupart du temps; il y a toujours quelque souve-
nir importun ou douloureux, quelque méprise fatale, quelque erreur
homicide au fond de ce bonheur. Le doux Wilhelm ne compte-t-il
pas deux victimes dans sa vie d'apprentissage, la charmante et
passionnée Marianne, la sensible et poétique Mignon? Et Goethe ne
traîne-t-il pas après lui le souvenir de Frédérique Brion? Heureux
cependant celui qui peut s'en tirer à aussi bon compte que Wilhelm
et que Goethe !
L'âme étant arrivée à cet état de rassérénement et à cette récon-
ciliation avec le monde et la vie, alors commence pour l'individu la
véritable période de l'action. Jusque-là, l'action s'était confondue
avec la passion, dont elle pouvait justement porter le nom. Incer-
taine, fiévreuse, turbulente comme la jeunesse, pleine des mala-
dresses de l'apprentissage, elle était aussi puissante pour l'erreur
que pour la vérité, et détruisait plus qu'elle ne créait. Maintenant
l'individu peut la diriger à son gré, comme un lion ouvrier dirige
son outil, d'une volonté ferme, froide et sûre d'elle-même. Agir,
et non rêver ou contempler, voilà désormais sa joie. Jusqu'alors et
tant qu'a duré la période de la jeunesse, il a vécu des bienfaits de
l'éducation et du fonds acquis par les innom])rables générations qui
l'ont précédé. Maintenant il va par l'action ajouter quelque chose
à ce fonds social et rendre tout ce qu'il en a reçu. Le voilà créateur
à son tour, il fait partie intégrante de ce vaste système d'activité
universelle qui entretient et renouvelle la vie générale. C'est là son
suprême titre de noblesse, car par l'action il fait deux choses, il af-
firme son individualité et en même temps il l'abdique, il pose son
moi en face de l'univers et en même temps il le place dani un acte
qui lui échappe, il se concentre en lui-même et en même temps il
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 201
fuit hors de lui-même , il fait don aux autres hommes de cette per-
sonnalité qu'il leur impose. Son abdication le fait roi. Ainsi par
l'action sont réconciliées toutes les contradictions; l'harmonie em-
brasse maintenant l'être vivant tout entier. Du sommet où il est
arrivé, l'individu n'aperçoit plus aucun désaccord dans les choses;
il voit clairement et il proclame hautement que tout est bien dans
l'univers.
Tout est bien, voilà la conclusion dernière de Goethe. Wilhdm
Meister est le vrai poème de l'optimisme, et je ne sais vraiment qui
a pu découvrir qu'il contenait la morale du désenchantement, qu'il
n'était qu'une manière de Candide plus serein et plus calme. Goethe
nous enseigne au contraire que la vie ne trompe jamais celui qui agit
loyalement avec elle et qui est assez fort pour ne pas désespérer. Il
est vrai qu'il met cet optimisme à un haut prix. Pour y parvenir, il
faut traverser bien des erreurs, subir bien des déceptions; mais celui
qui persévère trouve à la fin la récompense de ses efforts. Sans doute
nous assistons dans ce livre à bien des découragemens , et si nous
nous en tenons aux premiers compagnons de Wilhelm il est évident
que le livre paraîtra entaché de pessimisme. Aurélie, Serlo, Laërtes,
Mélina, toute cette tourbe terne et désabusée nous fait goûter la lie
amère de l'expérience; mais est-ce que ce sont eux qui sont les vé-
ritables héros du livre et qui lui donnent sa signification? Voyez
plutôt dans le fond du tableau ce groupe de personnages qui fait
contraste avec ceux qui occupent le premier plan : la belle sainte,
l'oncle, l'abbé, Lothaire, Jarno, Thérèse, Nathalie, voilà les person-
nages, pour ne rien dire de ceux des années de voyage, qui donnent
la clé du livre et qui sont chargés d'en exposer la morale et d'en
tirer les conclusions. Certes ceux-là ne représentent pas le dégoût
de la vie, le désenchantement et le désespoir; leur expérience n'a
rien d'amer, leur sagesse n'a rien de triste. On dira peut-être que
Wilhelm a obtenu peu de chose en comparaison de ce qu'il es-
pérait, et que son bonheur ressemble beaucoup à la résignation;
mais ceux qui concluraient de là que le livre contient une morale
ironique et pessimiste obéiraient à l'illusion qui nous fait considé-
rer notre vie individuelle comme mesquine lorsque nous la com-
parons à la vie générale qui nous entoure. C'est précisément cette
opposition entre la vie individuelle et la vie générale qui est sym-
bolisée d'une manière admirable par l'antithèse de Wilhelm et de
l'association maçonnique formée dans la maison de Lothaire. Notre
vie individuelle est toujours pauvre et dénuée quand nous la com-
parons à ce monde extérieur, qui est si plein et si riche. Qu'est-ce
cependant que cette richesse générale? C'est l'œuvre d'efforts indi-
viduels sans nombre. Chacun y contribue pour sa part et en profite
202 REVUE DES DEUX MONDES.
pour quelque chose; seulement, comme ce quelque chose est né-
cessairement peu de chose, nous sommes toujours portés à nous
considérer comme lésés et déshérités. En quoi cependant Wilhelm
aurait-il le droit de se plaindre? Sans doute il a vu tomber ses espé-
rances l'une après l'autre; mais n'a-t-il pas obtenu plus et mieux
que ce qu'il avait désiré? Il avait souhaité le succès, il a obtenu
la sagesse; il avait souhaité la goire, il a obtenu le bonheur. C'est
aonc très justement que Frédéric peut lui dire : « Je te compare
à Saiil, fils de Gis, qui était sorti pour trouver les ânesses de son
père, et qui rencontra un royaume. » Cette plaisanterie de Fré-
déric n'implique certes pas que Wilhelm ait le droit d'être bien
désenchanté. D'ailleurs nous avons la garantie de Goethe lui-même,
qui, après avoir cité cette phrase de Frédéric, ajoutait : « Que l'on
s'en tienne à cette conclusion , car au fond tout cet ensemble nous
enseigne simplement que, malgré toutes ses sottises et tous ses
égaremens, l'homme conduit par une main supérieure arrive heu-
reusement au but. »
Ce livre, loin de contenir une morale de désenchantement et de dé-
goût, est au contraire tellement optimiste que nous en recommande-
rions volontiers la lecture à tous ceux qui se trouvent en lutte avec
la vie ou en désaccord avec elle, à tous ceux que l'expérience a mé-
contentés et que la fortune a maltraités, sans les briser ni les per-
vertir. Nous n'oserions aussi hardiment le recommander à ceux qui
ont absolument désespéré et qui sont arrivés à l'incrédulité radi-
cale; nous craindrions que cette lecture ne fût pour eux d'aucun
secours. C'est à une autre morale que ceux-là devront recourir. Les
encouragemens de Wilhelm Meister sont sans efficacité contre le
désespoir, sa sagesse est sans puissance contre l'incrédulité absolue.
Ce livre n'a pas le don divin des miracles et ne peut ni ressusciter les
morts, ni rappeler les agonisans à la santé. En revanche, tous ceux
qui ne sont encore qu'au commencement de la maladie, tous ceux
qui ne sont que débilités et qui ne souffrent encore que d'une ané-
mie morale, ne le liront pas sans ressentir un soulagement véritable,
car c'est un des caïmans les plus efficaces et les plus salutaires
qu'on puisse recommander. C'est le livre qu'il faut mettre aux
mains des hypocondriaques, des spleenéliqucs, des languissans at-
teints des fièvres du siècle, des mélancoliques et des irrités. Cette
lecture apaisera leurs nerfs, dissipera leurs chimères, développera
et nourrira les muscles de leur esprit, assagira leur imagination.
Il est une autre classe de personnes qui liront aussi Wilhelm Meis-
ter avec fruit : ce sont ceux qui, au contraire des premiers, regor-
gent de santé, qui abondent en esprits animaux et en activité phy-
sique, ceux que cette vie pratique et active tant recommandée par
ESSAIS DE MORALE ET DE LITTERATURE. 203
Goethe entraîne dans son tourbillon sans loi et sans frein , et qui
marchent en aveugles à la conquête de la matière avec une sorte
d'élan farouche. Ceux-là apprendront dans le livre de Goethe par
quels moyens cette activité qui leur est chère peut être ennoblie,
comment l'esprit double le prix de la matière, et comment le beau
et le bon sont les proches parens de l'utile. La société est aujour-
d'hui divisée en deux grandes classes d'hommes : les dégoûtés et
les entreprenans. Wilhclm Meister s'adresse également aux uns et
aux autres; c'est donc le livre de la société moderne tout entière.
Et pourtant cette belle œuvre, si pleine de calme, de sérénité et
de sagesse,- ne nous laisse pas entièrement satisfaits. 11 y a je ne
sais quoi qui nous froisse dans cette morale trop conforme à l'in-
térêt bien entendu de l'individu : les gages de cette sagesse nous
apparaissent trop nettement, nous calculons avec trop de certitude
les bénéfices de cette activité pratique; la récompense suit l'acte
de trop près, le salaire est trop près de la main de l'ouvrier, (jn se
dit qu'un pareil livre pourra bien communiquer la sagesse à ceux
qui ne la possèdent pas, et l'augmenter chez ceux qui la possèdent,
mais qu'il ne créera jamais une âme et qu'il ne suscitera jamais un
grand homme. Il formera des Franklin transcendans, des Bentham
idéalistes, il ramènera de l'utopie chimérique à la saine science
économique quelque Saint-Simon trop absolu ou quelque Owen
trop rêveur, il enseignera à quelques natures d'élite les arts qui
ornent et décorent la vie, il sauvera de l'amertume de l'expérience
quelques jeunes imprudens trop altérés de gloire; mais là s'arrê-
tera malgré tout la sphère de son action. Que manque- t-il donc à
ce livre pour nous laisser entièrement satisfaits? Peut-être la chose
même qu'il blâme et condamne, une folie, une chimère, mais plus
certainement encore une parcelle d'héroïsme, une étincelle du feu
divin, un reflet de l'épée de l'archange. 11 éclaire, il n'échauffe pas.
Or il y a longtemps qu'il a été dit : « Éclairer est bien , brûler est
mieux; éclairer et brûler à la fois est le comble de la perfection. »
Cette perfection sera-t-elle jamais atteinte? Yiendra-t-il jamais,
le poète qui à la lumineuse intelligence d'un Goethe joindra le feu
ardent d'un Shakspeare et d'un Dante, qui sera à la fois le souve-
rain des esprits et des cœurs, le maître de toute sagesse comme de
tout héroïsme?
Emile Montégut.
LES
AFGHANS CHEZ EUX
SOUVENIRS D'UNE MISSION POLITIQUE ANGLAISE
I. Journal of a Political Mission to Afghanistan, by H. W. Bellew. London, Smith Elder and C»,
1862. 1 vol. — II. Lost amonij the Afghans, — Adventuves of John Campbell rclaled by himself,
London, Smith Elder and C°, 1862, 1 vol.
Les Anglais, maîtres de l'Inde, n'ont connu que bien tard le pays
où un ancien proverbe national plaçait la clé de leur immense pos-
session. En 1815 seulement, les intéressans récits de l'honorable
Mountstuart Elphinstone leur révélèrent, sinon l'existence, au moins
l'organisation sociale et politique du « royaume de Caboul, » comme
on l'appelait alors. Résident accrédité à la cour de Poonah, M. El-
phinstone était allé vérifier sur place en 1808 l'importance militaire
de ce pays, qu'on regardait à cette époque comme une des étapes
de l'armée d'invasion que la Russie et la France, au lendemain de
Tilsitt, pensèrent un moment lancer contre l'empire anglo- indien.
Il y trouva en effet, étudiant le terrain comme il l'étudiait lui-même,
d'intelligens ingénieurs envoyés en Perse à la suite du général Gar-
danne, et put s'assurer que la roule d'attaque par Constantinople,
Téhéran, Hérat et Caboul était déjà tracée dans l'esprit aventureux
des deux empereurs; mais leur étroite amitié, cimentée par l'espoir
de spoliations grandioses, ne devait pas durer plus d'un jour, et
de toutes ces appréhensions qu'elle avait causées à l'Angleterre,
ainsi menacée dans la plus vaste de ses colonies, il ne resta que
les souvenirs de la mission confiée à M. Elphinstone.
LA VIE DES AFGHANS. 205
Ces souvenirs s'efTacèrent bientôt, et une vingtaine d'années plus
tard ce fut une nouvelle révélation pour la grande masse du peuple
anglais que celle d'un pays appelé l'Afghanistan (1), situé par-delà
le pays des Radjpoutes et celui des Sikhs, et qui prenait tout à coup
une véritable importance politique par suite des agressions impré-
vues de la Perse contre une ville nommée Hérat. Ces agressions, au
dire des gens experts, étaient inspirées par la Russie. Le chah , une
fois maître de Hérat, élèverait des prétentions sur Ghuznee, puis sur
Kandahar, et son armée de quarante mille hommes, avant-garde
d'une expédition russe, lui fraierait ainsi le chemin jusqu'au seuil
de l'Inde anglaise. Il n'est pas très bien établi maintenant que la
Russie eût des plans aussi arrêtés, et fût prête à une si périlleuse
entreprise; mais en 1835 et dans les années suivantes ceci ne fai-
sait pas doute aux yeux des agens anglais, qui communiquèrent
aisément leurs craintes au gouvernement de Calcutta. On vit alors,
par suite d'une panique inexplicable, lord Auckland, le gouverneur
général, se précipiter au-devant du danger qu'il redoutait, et hâter
par ses anxiétés à contre -sens une catastrophe qui était bien loin
d'être imminente.
La compagnie des Indes, dès lors en décadence, fut entraînée,
malgré qu'elle en eût (1838), à cette guerre étrange où, prenant
part tout à coup aux guerres intestines de l'Afghanistan, les Anglais,
de concert avec leur douteux allié Runjet-Sing, allèrent détrôner
(1) On nous permettra peut-être, dans une note, de préciser le sens géographique du
mot Afghanistan, et de faire le dénombrement des peuples divers qui habitent cette
contrée, encore assez imparfaitement connue.
Le WUayat, le pays des Afghans, se compose de deux régions distinctes de nom et
de caractère. La première est le Caboul ou Caboulistan, comprenant les districts mon-
tagneux au nord de Ghazni ou Ghuznee, et le Sufaï-Koh jusqu'à la chaîne appelée
l'Hindou-Kouslî. Le Caboulistan est limité à l'ouest par le pays des Hazarahs (le Paro-
pamisus des anciens), à l'est par l 'Abba-Sin on Père des Fleuves (l'Indus). La seconde
région du Wilayat est le Khorassan ou Zabulistan, alpestre vers sa frontière orientale,
grand plateau désert sur toutes ses limites occidentales, qui, s'étendant au sud et à
l'ouest à partir de la latitude de Ghazni, va rejoindre les confins de la Perse, dont il
est séparé vers le sud par le désert de Sistan. Au sud encore, il est séparé du Belouchis-
tan par la chaîne des monts Washati, les provinces de Sarawan et de Kach-Gandaba ,
au septentrion par les montagnes de Hazarah et de Ghor, à l'est par la rangée de mon-
tagnes qui portent le nom de Soulaïman et par les rameaux qui s'en détachent, ainsi
que par le Daman, territoire situé à leur base et qui va rejoindre l'Indus. Il ne faudrait
pas confondre le Khorassan dont nous parlons avec la vaste province du même nom
qui se trouve à l'est de l'empire persan et se rattache aux limites nord-ouest du Kho-
rassan des Afghans. Voici maintenant le chifire approximatif des races qui habitent ces
régions, assez imparfaitement limitées par suite des guerres et conquêtes qui en modi-
fient h chaque instant les frontières : Afghans proprement dits, 3 millions; Tajiks,
500,000: Kazzilbashs, 200,000; Hazarahs, de 50 à 00,000; Hindki (Hindous) et Jauts,
600,000; montagnards du Caboul (Nimcha, Deggani, Luggani, etc.), 150,000. Des tribws
afghanes, les unes sont nomades, les autres sédentaires.
506 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
Dost-Mohammed, le « roi de Caboul, » afin d'installer à sa place un
prince, jadis déchu , qu'ils regardaient comme leur créature à ja-
mais dévouée. Cette restauration ridicule et vaine fut accomplie au
prix des plus grands dangers et des plus grands sacrifices. Le
7 août 1839, Dost-Mohammed cédait son sceptre au protégé des
Anglais et se retirait à Calcutta, sous la protection même de ceux
qui venaient de le détrôner; puis, après trois années d'éphémère
domination, l'armée anglaise, très imprudemment réduite et pla-
cée sous les ordres d'un vieux général inhabile, se vit tout à coup
en face d'une insurrection presque générale, qui éclata sur la nou-
velle du remplacement de lord Auckland par lord Ellenborough
(novembre 18/il, janvier 18Z|'2). Les principaux représentans de la
politique anglaise, Burnes et M'Naghten, furent immolés, comme le
lieutenant Wyburd l'avait été à Khiva, comme l'avaient été à Bok-
hara le colonel Stoddart et le capitaine Conolly; puis, dans une
journée de néfaste mémoire, l'Angleterre apprit avec stupeur que,
de toute l'armée laissée par elle dans l'Afghanistan, quelques
hommes à peine avaient pu rentrer sur le territoire anglo-indien.
Invités à quitter Caboul au cœur même de l'hiver, le 6 janvier 1842,
quatre mille cinq cents soldats de la compagnie, suivis de douze
mille indigènes, serviteurs indispensables de toute armée en cam-
pagne, plus un nombre considérable de femmes et d'enfans qu'a-
vait attirés l'ombre protectrice du drapeau britannique, se virent
décimés, dès le premier jour de marche, par la faim, le froid, les
attaques de l'ennemi. Ce fut, sur une moindre échelle, une retraite
de Russie. Le sang ruisselait sur la neige étincelante des montagnes,
les cadavres, durcis par la gelée, bordaient les sentiers ardus, en-
combraient les défilés étroits. De ses bras énervés par le manque de
nourriture, engourdis par la bise glaciale, plus d'une mère se vit
arracher l'enfant qu'elle emportait dans sa fuite, et mourut, le lais-
sant esclave aux mains d'un soldat féroce. Tel fut le sort de l'un des
deux écrivains dont nous invoquerons aujourd'hui le témoignage sur
ce peuple étrange, qui se révélait ainsi à l'Europe étonnée par une
victoire complète remportée au détriment de la toute-puissante An-
gleterre.
L'honneur militaire de celle-ci était en jeu. Il fallut, et sans re-
tard, laver l'injure faite au drapeau. Deux généraux, Pollock et
Nott, l'un en franchissant la passe de Kyber, réputée inexpugnable,
l'autre en allant dégager le général Sale, enfermé dans Jellalabad,
qu'il avait héroïquement défendue, rendirent une partie de son pres-
tige à l'ascendant des armes britanniques. On vit de nouveau sur les
murs de la citadelle, cà Caboul, flotter Y Union- Jack, l'étendard
national. Pour venger le général Elphinstone, mort en captivité
LA YIE DES AFGHANS. 207
avant que cette éclatante revanche eût été prise, on brûla le bazar
de la ville condamnée, un monument élevé par Aureng-Zeb. En re-
vanche, pour remplacer Shah-Soudjah, le })rotégé des Anglais, que
les rebelles avaient mis à mort, on choisit le promoteur secret de la
rébellion, et, sans se trop soucier du démenti éclatant que l'on se
donnait ainsi, on rendit la couronne à Dost-Mohammed; puis on se
hâta d'évacuer l'Afghanistan après une solennelle proclamation de
lord Ellenborough où il était dit, entre autres choses, « qu'il n'était
ni dans les principes ni dans la politique de l'Angleterre qu'on pût
imposer par la force à quelque peuple que ce soit un gouvernement
dont il ne veut point. » Les Afghans durent entendre avec une cer-
taine surprise cette profession de foi, que les circonstances ne ren-
daient guère opportune. Quoi qu'il en soit, de cette lutte qu'on au-
rait pu croire si périlleuse pour eux, ils sortaient au fond par une
victoire complète : le souverain de leur choix leur était rendu, et
l'étranger qui avait si mal à propos essayé de les asservir à sa poli-
tique se retirait après maint désastre, avec le ferme projet de ne
plus se laisser entraîner au-delà de ses frontières. La leçon avait été
dure en effet : elle coûtait aux Anglais plus de six mille soldats eu-
ropéens, et les frais de la guerre montaient à 15 millions sterling
(375 millions de francs). 11 n'était pas à craindre qu'ils l'oubliassent
si tôt.
Assuré désormais de vivre en paix avec ses redoutables voisins,
Dost-Mohammed reprit par degrés une attitude indépendante et
aborda peu à peu la politique d'agrandissement qui est celle de
tout despote oriental. En 1850, il conquit Balkh et son territoire;
en 185Zi, il annexa la principauté de Kandahar au royaume de Ca-
boul. Hérat, restée sous un chef indépendant, changea plusieurs
fois de maîtres de 1852 à 1856, époque où Isa-Khan, qui s'y était
emparé du pouvoir, menacé par les Afghans, invoqua la protection
du chah de Perse, et l'obtint immédiatement en dépit des traités
passés entre ce prince et le gouvernement anglais. On sait que la
conséquence de cette infraction fut la guerre de 1857 entre l'Angle-
terre et la Perse, guerre à peine terminée lorsque la révolte des
cipayes, éclatant à l'improviste, vint compliquer les affaires anglo-
indiennes.
C'est au début de la guerre de Perse, au mois de janvier 1857,
que se renouèrent les rapports politiques de l'Angleterre et des Af-
ghans. L'émir Dost-Mohammed, pendant son séjour à Calcutta, s'é-
tait mis au courant des tendances et des traditions de la politique
anglaise. Les progrès continuels de ces perpétuels envahisseurs qui
de proche en proche, et moyennant l'annexion du Pendjab, étaient
arrivés jusqu'à la limite de ses états, ne l'avaient pas laissé sans de
graves méfiances; mais il avait appris à les estimer autant qu'il
!208 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait les craindre, et lorsqu'il se vit menacé par l'occupation
d'Hérat livrée aux Persans, lorsque sa frontière occidentale lui pa-
rut compromise, il n'hésita pas à solliciter les secours du gouver-
nement britamiique. Ses ouvertures ne pouvaient être repoussées,
puisqu'elles offraient l'occasion d'effacer de fâcheux souvenirs, de
renouer avec les Afghans les bons rapports si gratuitement détruits
par les imprudences de lord Auckland, et de créer ainsi une barrière
de plus sur cette route des Indes que l'ambition moscovite (à ce
qu'on croit du moins) fait explorer par la Perse en attendant le jour
où elle pourra s'y lancer elle-même. L'émir, invité à Peshawur(l),
s'y rendit auprès de sir John Lawrence, lieutenant-gouverneur du
Pendjab et pays adjacens; là fut conclu entre ces deux personnages
un véritable traité d'alliance offensive et défensive contre la Perse,
ennemie commune des deux états. Pour mettre l'émir à même de
lever et d'entretenir une armée qui pût chasser les forces persanes
jetées dans Hérat, un subside mensuel d'un lack de roupies
(250,000 francs environ) lui fut libéralement alloué, mesure excel-
lente lorsqu'elle fut prise, mais qui devint bien plus essentielle en-
core au moment de la grande révolte qui allait la suivre de si près.
Alors en effet Dost-Mohammed, sollicité, pressé, assiégé de mille
provocations, put se croire un instant l'arbitre des destinées de
l'Inde.- Quelle importance redoutable n'aurait pas prise le rôle de
l'émir, s'il avait mené ses hordes belliqueuses au secours du grand-
mogol assiégé dans Delhi par des forces manifestement insuffisantes?
Mais Dost-Mohammed n'était pas seulement l'obligé, il était le pen-
sionnaire de ses amis de la veille, qui, la guerre persane achevée,
s'étaient bien gardés de casser aux gages un allié de cette impor-
tance. La crainte seule n'eût peut-être pas maintenu sa fidélité
chancelante. Jointe à la cupidité satisfaite, elle lui donna la force
de résister à l'impulsion qu'il recevait de toutes parts et d'ajourner
les déterminations hasardeuses auxquelles l'irritation populaire sem-
blait le convier énergiquement.
Dans ce traité de janvier 1857, une stipulation particulière réglait
l'envoi d'une mission militaire anglaise qui, sous la protection de
l'émir, surveillerait les mouvemens des forces persanes, tiendrait
les autorités du Pendjab au courant de tous les incidens militaires
survenus à la frontière occidentale de l'Afghanistan, et veillerait
enfin au bon emploi des subsides, fournis pour un but essentielle-
ment déterminé. La mission partit de Peshawur le 13 mars 1857,
sous les ordres du major Lumsden, organisateur et chef du corps
des guides, joignit le 20 du même mois, sur les bords de la rivière
Kurram, l'escorte que l'émir avait envoyée au-devant d'elle, franchit,
(1) On suit ici l'orthographe anglaise pour les noms propres; on prononce Pichaour.
LA VIE DES AFGHANS. 209
lion sans difficulté, après quatre jours entiers de retard, les défilés
montagneux dont quelques bandes armées prétendaient lui interdire
l'accès nonobstant les ordres du souverain , arriva le 8 avril devant
les fameux minarets de Ghuznee (1), et le 25 fit son entrée solennelle
à Kandahar, où elle demeura pendant tout le reste de son séjour
chez les Afghans, l'émotion populaire causée par les événemens de
l'Inde n'ayant jamais permis à l'émir de mander auprès de lui ces
hôtes incommodes, qu'il ne voulait ni protéger trop ouvertement,
ni exposer à la haine dont ils étaient l'objet. Le mandat spécial des
envoyés anglais avait d'ailleurs pris fin dès leur arrivée, la paix en-
tre l'Angleterre et la Perse ayant été signée à Paris six jours avant
qu'ils eussent quitté Peshawur (2). Ils n'en restèrent pas moins à
leur poste, inutilement périlleux, jusqu'au 15 mai 1858, date pré-
cise de leur départ, ayant donc ainsi vécu plus d'un an au centre
même de ce pays, dont aucun de leurs compatriotes n'eût impuné-
ment franchi la frontière pendant les quinze années précédentes.
Le soin de raconter les incidens de cette mission politique sem-
blait dévolu à l'officier éminemment distingué qui en avait la direc-
tion suprême; mais une tâche de si longue haleine n'a sans doute
pas trouvé place dans l'existence active du commandant des guides,
investi coup sur coup, dès son retour dans les provinces du nord-
ouest, des fonctions les plus absorbantes. Fort heureusement pour
nous, il était accompagné d'un médecin militaire, M. H. W. Bellew,
à qui sa profession donnait des privilèges spéciaux, et dont les
études variées faisaient un observateur plus complet peut-être et
mieux qualifié que son chef lui-même. C'est de son journal, fort
exactement tenu, c'est aussi de l'étude historique placée en tête de
ce journal que nous essaierons de tirer quelques renseignemens sur
un pays strictement interdit à la curiosité des voyageurs ordinaires,
et sur lequel il n'existait, avant le voyage d'Elphinstone, aucune
indication de quelque valeur. Pour les compléter, nous puiserons au
besoin dans les souvenirs autobiographiques d'un jeune Anglais,
ramassé tout enfant sur le champ de bataille de la vallée de Tezeen,
où les débris de l'armée anglaise, après l'évacuation de Caboul, fu-
rent cernés et massacrés à loisir, et qui, après toute sorte d'aven-
tures plus ou moins authentiques, est parvenu à reprendre sa place
parmi ses compatriotes. Ce personnage, auquel les plus grands
noms officiels de l'Inde anglaise (lord Elphinstone, sir John Law-
(1) Deux grosses tours de briques rouges, finement sculptées et décorées d'anciennes
inscriptions arabes. Situées à près de 300 mètres l'une de l'autre, elles passent pour
marquer les limites de ce qui était autrefois la salle où le fameux sultan Mabmoud don-
nait ses audiences publiques.
(2) Le 4 mars 1857.
TOME XLVUI. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
rence, M. Charles Murray) ont bien voulu servir de garans et en
quelque sorte de parrains, a reçu d'eux le nom de John Campbell.
Avant de redevenir Anglais, il portait celui de Feringhee- Bâcha.
Ses récits, dictés à l'un des professeurs chargés de son éducation,
ne portent pas en eux-mêmes le cachet d'une véracité absolue.
Il semble par momens que l'imagination du jeune aventurier se
dédommage des efibrts qu'on demande à sa mémoire. Acceptés
néanmoins par les imposantes autorités que nous venons de nom-
mer, ces chapitres singuliers ne nous trouvent qu'à demi incré-
dules; nous nous méfions modestement de nos méfiances, et nous
nous bornerons à regretter que la vérité puisse ressembler de si
près, avec la logique de moins, à un conte de la sultane Shéhéra-
zade.
I.
La race afghane proprement dite revendique une origine juive.
Ses traditions écrites, qui sont nombreuses, puisque M. Bellew a pu
consulter jusqu'à sept histoires différentes de ce peuple à part (1),
s'accordent sur leur point de départ, qui est le règne de Sarul
(Saûl), appartenant à la tribu de Benjamin (Ibnyamin). Ce puissant
monarque aurait eu deux fils posthumes, nés à la même heure de
deux femmes différentes, toutes deux appartenant à la tribu de Lawi
(Lévi). Élevés par David, successeur de Saiil, ces deux princes, Ba-
rakiah et Iramia (Jérémie), devinrent avec le temps, l'un premier
ministre et l'autre général en chef de l'armée. Le premier eut un
fils nommé Assaf (Joseph), le second un fils nommé Afghana, les-
quels, sous le règne de Suleïman (Salomon), héritèrent des emplois
paternels. Afghana présida, sous le contrôle de Salomon, à l'érection
du Bait-ul-Mukaddns (le fameux temple de Jérusalem), commencé
par David. Lors de la prise du Bait-ul-Mukaddas par Buckhtu-n-
Nasr (Nabuchodonosor), la tribu d' Afghana demeura obstinément
fidèle à la religion de ses pères, et après de longues persécutions,
de nombreux massacres, se vit expulsée du pays de Sham (Pales-
tine) par ordre du conquérant idolâtre. C'est alors que ses débris
se réfugièrent dans le Kohistan-i-Gor et le Koh-i-Faroza, où ils re-
çurent de leurs voisins tantôt le nom de Aoghans ou Afghans, tantôt
celui de Bani-lsraël. Vainqueurs, après bien des luttes, de tous les
peuples païens établis avant eux dans le pays montagneux et dé-
sert où l'exil les avait conduits, ils en devinrent les maîtres; puis,
(1) Cinq en langue persane, deux dans l'idiome puchtu, qui est celui de la nation.
La plus ancienne a deux cent cinquante-deux ans d'existence, la plus moderne soixante-
quatorze.
LA VIE DES AFGHANS. 211
avec le cours des siècles, devenus de plus en plus nombreux, de
plus en plus puissans, ils étendirent leurs frontières jusqu'aux ter-
ritoires de Kohistan-i-Kaboul, de Kandahar et de Ghuznee.
Plus de quinze cents ans s'étaient écoulés depuis la mort de Su-
leïman, lorsque les Afghans entendirent parler pour la première fois
d'une croyance nouvelle qui allait devenir la leur. Un Israélite qîii,
après la dispersion du peuple juif, s'était établi en Arabie, et que
Mahomet avait compté au nombre de ses premiers disciples, fut
l'instrument de leur conversion. Il leur notifia l'avènement du der-
nier des prophètes, et ils lui députèrent h Médine, pour s'entendre
avec lui, une députation de leurs anciens, conduite par Kais, le plus
pieux et le plus savant docteur de la nation. Ces sages adoptèrent
avec enthousiasme la religion nouvelle, et déployèrent un zèle assez
ardent pour mériter les récompenses spéciales du prophète, qui té-
moigna sa satisfaction à ces Hébreux convertis en leur donnant des
noms arabes et en leur promettant que le titre de malik (prince),
qu'ils avaient donné jadis à Saûl (1), ne leur serait jamais enlevé.
De là vient que le chef de chaque fraction de tribu afghane s'enor-
gueillit de le porter encore aujourd'hui.
De retour chez ses compatriotes, Kais travailla sérieusement à les
convertir, et fit faire quelques progrès à l'islamisme; mais il est à
croire que les Sarrasins, qui, portant de tous côtés le fer et la
flamme, traversèrent le pays des Afghans pour se jeter sur la vaste
péninsule indienne, furent pour beaucoup dans le succès de son
apostolat. Quelques tribus cependant, retranchées dans des soli-
tudes inaccessibles, laissèrent passer le torrent et gardèrent encore
longtemps leur foi primitive, lisant le Pentateuque {Taurct-Kwan)
et obéissant aux prescriptions de la loi mosaïque.
De l'ère mahométane datent les premières données un peu posi-
tives qu'on puisse avoir sur l'histoire politique des Afghans, ou, pour
leur donner le nom qu'ils s'attribuent, de la nation puchtanali (2).
Kais eut trois fils, auxquels font remonter leur généalogie toutes les
deux cent soixante-dix-sept tribus ou khaih qiù constituent le pur
noyau de la race. Ceux de nos lecteurs qui s'intéresseraient à l'his-
toire de ces trois fils (Saraban, Batan et Gurghusht) et à la chro-
nique particulière des Sarnbanaî, Bafnnai et Guiyhushfai pourront
recourir à l'ouvrage de M. Bellew. Nous n'en voulons tirer, quant à
nous, que ce fait spécial d'une certaine valeur pratique : la prédo-
(1) Ils l'avaient surnommé malik-twaliU, prince de la stature ou prince altesse.
(2) Ce mot, dérivé, selon les uns, de l'hébreu, du syriaque selon les autres, corres-
pond à l'idée de « peuple affranchi. » Le mot afghan offre précisément le même sens,
s'il est vrai que la mère de cet Afghana dont nous venons de parler l'ait ainsi nommé
d'après le cri qu'elle avait poussé en le mettant au monde à la suite d'un accouchement
laborieux : « Afghana! » c'est-à-dire, je suis délivrée!
:212 REVUE DES DEUX MONDES.
rainance d'une race à part sur d'autres races qui parlent le même
langage, qui ont des origines probablement identiques, professent
le même culte, observent les mêmes lois. 11 y a là une tradition
juive, un reflet de ce dogme qui nous présente les Hébreux comme
une race élue entre toutes pour être le peuple de Dieu. Ajoutons
que le type juif et le type afghan, surtout dans les tribus nomades
qui habitent le nord du pays, offrent une frappante analogie. Mêmes
traits de ressemblance dans certaines coutumes traditionnelles.
L'immolation de l'agneau pascal se retrouve dans les sacrifices que
les Afghans offrent à Dieu en cas de maladie ou de tout autre mau-
vaise chance, arrosant du sang de la victime le seuil et les montans
de la porte qui donne accès dans la maison atteinte par le fléau. Un
village est-il menacé de contagion, ils chargent en grande cérémo-
nie du fardeau des péchés de la communauté la tête d'un buflle ou
d'une vache qu'ils chassent ensuite dans le désert, au bruit des
tambours et des clameurs poussées à l'envi par le peuple et les prê-
tres. Ici reparaît le « bouc émissaire » des Juifs. Le blasphémateur,
chez les Afghans comme chez les sectateurs de Moïse, est lapidé
hors de l'enceinte habitée sur laquelle ses paroles impies appellent
la vengeance divine. Le suppliant ou celui qui demande réparation
d'une injure se présente devant les arbitres de son sort, portant sur
la tête, en signe de soumission, un vase rempli de charbons ardens.
Encore une coutume d'Israël : l'allotement égal des terres entre les
diverses familles d'une tribu se fait chez les Afghans comme on le
voit décrit au dernier chapitre du livre des Nombres, et il a pour
conséquence que les mariages se contractent fréquemment entre
membres de la même tribu, pour ne pas aliéner, en s' unissant au
dehors, une partie de l'héritage commun. Dans le sein de la tribu
s'accomplissent aussi, en vertu de stipulations d'ailleurs tout à fait
volontaires, des échanges de domaines,' motivés par la valeur iné-
gale des terres allouées à chaque famille. Tous les cinq, tous les
dix ans, suivant la coutume, les terres passent d'une main dans
l'autre, et au bout d'un certain laps de temps chacun a possédé
tour à tour les bonnes et les mauvaises portions du sol commun.
De là des émigrations qui se font par villages entiers , et à la suite
desquelles le territoire occupé à nouveau se répartit entre les fa-
milles survenantes au moyen d'un nouvel allotement que les Afghans
appellent tantôt pucha, tantôt purra. Ce dernier mot est d'origine
juive (1).
En voilà bien assez pour justifier jusqu'à un certain point le cé-
lèbre orientaliste William Jones, qui reconnaissait, chez les Afghans
un rameau égaré de la souche Israélite, opinion repoussée dédai-
(1) Pur en hébreu, lot, quote-part, — d'où la fête commémorativc du Purlin.
LA VIE DES AFGHANS. 213
gneusement par M. Elphinstone et par la Revue d'Edimbourg (1),
sous cet unique prétexte de la difTérence absolue qui existe entre
l'idiome hébreu et la langue puehtu. A cette différence que les cir-
constances historiques peuvent expliquer, nous opposerons le gé-
nie même de la race afghane, identique à celui de la race juive :
cette énergie indomptable, fette force de résistance, ce besoin de
secouer toute espèce de joug, cette volonté d'user toute oppression
qui se retrouve chez les tribus du Wilayat aussi bien que chez les
fractions du peuple d'Israël disséminées dans tous les pays connus.
Cette indépendance farouche, source d'anarchie et de désordres
fort graves, ne les en avait pas moins signalés à l'estime, je dirais
presque au respect de M. Elphinstone. Après avoir vu, pendant ses
longs voyages à travers l'Asie, l'esclavage sous toutes ses formes,
la tyrannie partout triomphante, il lui plaisait, à ce fier Anglais, de
retrouver enfin l'homme debout, regardant en face ceux qui préten-
dent le dominer, et leur disputant pied à pied les privilèges d'une
autorité abusive. Dans les assemblées de la tribu [jirgas), dans
celles des chefs de tribus, tenues autour du khan lui-même, il re-
connaissait cette distribution patriarcale du pouvoir qui garantis-
sait la liberté relative des membres du clan d'Ecosse. Le khannat
d'ailleurs n'étant pas héréditaire, l'ascendant du chef de clan se
trouvait limité. C'était un magistrat plutôt qu'un prince, tenu de
plus à respecter, outre les lois du Koran, le droit traditionnel et
coutumier du pays, le purhtumvalnh, sans compter les prescriptions
impérieuses de cet autre code non écrit, celui a de l'honneur af-
ghan » [naiig-i-purhtana), qui est à chaque instant invoqué par
ces orgueilleux montagnards.
« Rien ne saurait mieux rappeler ce qu'était jadis l'Ecosse, dit M. Elphin-
stone, dont nous abrégeons une des pages les plus éloquentes : le roi exer-
çant un pouvoir presque illimité sur les villes et leurs territoires adjacens,
les clans les plus voisins dans une sujétion très précaire, les plus éloignés
jouissant d'une indépendance presque absolue; mêmes intrigues et mêmes
factions parmi les nobles en rapport avec la cour, mêmes relations entre
les grands vassaux et le souverain. Cet ordre de choses a ses inconvéniens,
je l'avoue, et on peut se demander s'il engendre la même somme de bon
ordre, de tranquillité, de bonheur par conséquent, que peut donner une
monarchie absolue, même d'après le régime asiatique. Je crois qu'en po-
sant ainsi la question, on se placerait à un point de vue erroné. Les Af-
ghans aiment leur constitution populaire, l'intérêt qu'elle met dans leur
existence agitée, les notions d'indépendance et de dignité personnelles qui
se trouvent ainsi maintenues chez eux, le courage, l'intelligence qu'elle
les oblige t\ déployer, et l'élévation de caractère que cette activité, cette
indépendance ne peuvent manquer de leur procurer.
(1) Vol. XXV, n" d'octobre 1815.
214 REVUE DES DEUX MONDES.
« ... Cet état de choses engendre mille désordres secondaires; mais il
met un peuple à Tabri de ces révolutions générales, de ces irrémédiables
calamités auxquelles en Asie les pays de despotisme sont si fréquemment
exposés. En Perse ou dans l'Inde, les passions d'un souverain vicieux se font
sentir à chaque portion de ses états. A la mort de chaque monarque écla-
tent des guerres civiles qui plongent le pays tout entier dans le désordre
et la misère... Dans l'Afghanistan au contraire, le gouvernement intérieur
des tribus répond si bien à la fin pour laquelle il a été institué, que les plus
grandes perturbations du gouvernement royal ne sauraient déranger son
mécanisme, ou bouleverser l'existence populaire. Un certain nombre de
petites républiques solidement organisées et animées d'une ardeur soi-
gneusement entretenue se trouvent là toujours prêtes à défendre contre
un tyran leur territoire naturellement fortifié, ou à défier, pendant une
guerre civile, l'impuissance des partis. Aussi, comparant deux pays voisins,
nous trouvons la Perse, après vingt ans de profonde tranquillité, dans une
YOie de décadence marquée, tandis que l'Afghanistan n'a pas cessé de pros-
pérer pendant une guerre civile qui dure depuis douze années. Les villes et
leurs entours immédiats, les grandes routes, ont souffert sans nul doute,
exposés sans défense aux entreprises des compétiteurs qui se disputent la
couronne et au pillage de leurs armées; mais partout ailleurs on construit
de nouveaux aqueducs, on met en valeur des friches nouvelles.
« ... Il m'arriva un jour, dit encore M. Elphinstone, de faire valoir de-
vant un intelligent vieillard de la tribu Meean-Khail la supériorité d'une
existence paisible sous la protection d'un puissant monarque, en l'opposant
aux discordes, aux alarmes, à l'effusion de sang, qui sont inséparables du
système aujourd'hui en vigueur chez les Afghans. Cet « ancien » me réfuta
chaleureusement et conclut ainsi sa harangue indignée contre le pouvoir
arbitraire : — La discorde, nous l'acceptons, les alarmes de même; le sang
Tersé, nous pouvons y souscrire... Ce dont nous ne voudrons jamais, c'est
un maître. »
Malo periculosarn lihertatem... Ce vieillard s'élevait par instinct
à la plus haute conception du génie des républiques. Sa profession
de foi et les convictions que M. Elphinstone s'était formées sur le
compte du peuple afghan expliquent la résistance victorieuse que
les Anglais ont trouvée chez ce peuple aux instincts belliqueux, aux
tendances viriles, quand ils ont voulu lui imposer pour chef une de
leurs créatures. Trompés par le souvenir de leurs faciles triomphes,
ils rencontrèrent, à la place de ces hommes énervés par le despo-
tisme, et qui sans résistance passent d'un joug sous un autre, une
nation qui tressaille encore au nom d'honneur et de liberté. Ce jour-
là il leur fallut reculer, et reculer avec douleur.
Nous ne prétendons rien exagérer. La liberté des Afghans est un
peu celle des klephtes grecs et des banditli corses. Leur loi la plus
claire est celle du talion, ou des compensations tant bien que mal
réglées par une sorte de jury composé de « barbes blanches » [sping-
hirai). Certaines tribus, surtout celles qui habitent les montagnes
LA VIE DES AFGHANS. 215
inaccessibles, sont des bandes de brigands organisées pour le pil-
lage et le meurtre. L'hospitalité, — proverbiale d'ailleurs, — de ces
peuplades errantes ne protège que le voyageur assis au foyer. Avant
qu'il n'entre, dès qu'il est sorti, on le dépouille, on l'assassine sans
pitié. Il y a fort loin de là sans doute à une organisation normale;
mais encore une fois, au milieu de ces désordres privés, l'esprit pu-
blic se maintient, le courage individuel ne faiblit pas, l'indépen-
dance privée et l'indépendance nationale conservent de solides ga-
ranties.
Pour l'Afghan, orgueilleux par essence, il n'existe dans son pays
d'origine que deux professions possibles, celles de laboureur et de
soldat. Un métier manuel, une industrie, un commerce quelconque,
ou ne s'accordent pas avec ses idées sur l'indépendance personnelle,
ou répugnent à ses instincts. Ce n'est pas que le commerce n'existe
dans le pays et n'occupe un certain nombre de tribus qui compren-
nent plusieurs milliers de familles, mais les transactions ne se font
pas d'individu à individu; elles se combinent sur une large échelle,
avec l'aide et par l'intermédiaire des capitalistes hindous ou per-
sans : les indigènes se restreignent au simple transport des produits
qu'il s'agit de vendre. Tous les exercices du corps sont familiers à
cette race athlétique. La chasse, l'équitation, le tir, l'élève des fau-
cons, sont les passe-temps de la jeunesse. Feringhee-Bacha, par
exemple, dans les souvenirs dont nous parlions, ne cesse de vanter
son adresse à manier la carabine comme son plus beau titre à l'es-
time des hommes. Dans les combats de tribu à tribu, combats que
provoque à chaque instant l'incident le plus futile, le simple caillou
lancé avec une singulière adresse devient un projectile des plus
meurtriers. Hérissés de préjugés, vindicatifs à l'excès, avares jus-
qu'à la parcimonie la plus abjecte, les Afghans masquent ces vices
du caractère national par des dehors affables, un empressement, une
franchise apparente, qui sont autant de pièges pour la confiance de
l'étranger. Illettrés d'ailleurs, ils ont à peine quelques traditions
écrites, et leurs prêtres seuls sont en état de les lire. Quelques-uns
de ces prêtres et un bien petit nombre de laïques appartenant aux
classes les plus riches savent le persan et ont ainsi à leur dispo-
sition quelques jouissances littéraires. Les documens officiels, les
correspondances commerciales se rédigent aussi dans cette langue
étrangère. Lepuchtu compte à peine quelques volumes de théologie,
quelques romans -poèmes, quelques ouvrages historiques, le tout
en bien petit nombre , d'une circulation très restreinte , à peine lu
de quelques curieux.
L'islamisme est là, comme presque partout ailleurs, une religion
de préceptes, de cérémonies et de fornuiles, qui n'a sur les cœurs
aucune prise, si ce n'est accidentellement, par quelques supersti-
216 REVUE DES DEUX MONDES.
tions; un très grand nombre d'Afghans, professant extérieurement
le culte de Mahomet, se déclarent, dans leurs épanchemens inté-
rieurs, des sufis ou philosophes. Ce sont de purs déistes admettant
une création et par conséquent un créateur, mais ne croyant à aucun
des messagers ou prophètes de cette divinité plus ou moins bien
conçue. Ils aiment à traiter les matières théologiques, mais leurs
controverses et leurs spéculations ont un cachet d'obscure subtilité
qui déroute en peu d'instans l'auditeur le plus attentif. Le populaire
honore les saints, croit aux sorciers, aux amulettes, à l'astrologie,
à toute sorte de présages que le hasard fournit, que la sottise inter-
prète.
Ce serait omettre un côté ■ important de notre sujet que de ne
pas dire quelques mots de l'organisation militaire de ce pays, ap-
pelé peut-être, dans l'avenir, à un rôle essentiel, soit qu'il ait en-
core à combattre les progrès de l'ambition anglo- indienne, soit
qu'il ait à intervenir dans le duel futur de la Russie et de la
Grande-Bretagne, toutes deux engageant le fer dès aujourd'hui et
se portant des atteintes détournées en attendant que la lutte de-
vienne plus franche. U y a dans l'Afghanistan une armée régulière
et une milice nationale. La première comprend dix-sept ou dix-huit
régimens d'infanterie, disciplinés à l'européenne et portant les uni-
formes de rebut que vendent à l'émir les agens de l'intendance mi-
litaire anglo-indienne. 11 faut y ajouter trois ou quatre régimens de
cavalerie légère (dragons), formés, équipés de la même manière, et
une artillerie d'environ cent pièces de canon, la plupart en bronze
et fabriqués dans le pays. Les régimens, nominalement sous l'au-
torité de l'émir, sont distribués entre les princes du sang et les gou-
verneurs de province, sans le moindre égard aux aptitudes mili-
taires de ces hauts personnages, dont chacun organise à sa manière
le corps dont il est komcdan (commandant) au moyen d'un état-
major qu'il compose en général de ses créatures, quelquefois de ses
esclaves. Le gouvernement fournit les armes et les uniformes à un
prix fixé d'avance, et qu'on déduit ensuite de la paie due aux sol-
dats. La difficulté de se procurer ou de fabriquer des capsules limite
jusqu'à présent le nombre des armes à percussion qu'on peut dis-
tribuer aux troupes régulières. La solde militaire se fait tantôt en
argent, tantôt au moyen d'une concession de terres sur lesquelles
va s'établir la famille de l'engagé, à moins que l'engagé lui-même
ne la loue à quelque fermier. Le gros de l'armée se compose de
véritables Afghans, de ceux qui appartiennent aux tribus pur sang;
mais on y compte un assez grand nombre de Tajiks (1), quelques
(1) Les Tajiks sont, après les Afghans, la race la plus nombreuse des deux régions
(Kiiboul et Khorassan ) qui constituent, à vrai dire, le pays dont nous parlons. On les
croit d'origine persane, et de tout temps ils ont été établis à l'ouest de la contrée. C'est
LA VIE DES AFGHANS. 217
Persans et quelques cipayes indiens, déserteurs des garnisons du
nord-ouest.
La milice comprendrait au besoin, c'est-à-dire en cas d'invasion,
presque toute la population mâle, de seize à soixante ans ; il est
presque impossible d'en calculer le chiftre. On ne lui connaît d'autres
armes que \q jazail, le long mousquet des Afghans, et leur charahy
c'est-à-dire leur poignard, plus un bouclier. Les cavaliers ont quel-
quefois une carabine, mais en général ils se contentent d'une lance,
d'un sabre et d'une paire de pistolets, remplacés çà et là par un
tromblon. L'autorité du souverain sur cette espèce de landtvchr ou
de landsturm est encore assez mal établie. Tenus en principe à venir
se ranger sous ses drapeaux dès qu'il donne le signal de la guerre,
les miliciens n'obéissent en réalité qu'aux chefs de leurs tribus res-
pectives, avec lesquels ils ont des intérêts communs et qu'ils servent
à titre de vassaux feudataires. C'est bien encore le clan d'Ecosse,
tel qu'il existait du temps de Marie Stuart. La jalousie des chefs,
les divisions intestines qui mettent continuellement les tribus aux
prises, l'esprit de clan en opposition avec l'esprit militaire, dont
l'essence est l'unité de commandement et d'action, paralysent à
beaucoup d'égards la force de cette armée sans discipline et sans
cohésion. Elle n'a donc rien de redoutable comme moyen d'agres-
sion; mais, envisagée comme instrument de défense nationale, elle
prend un tout autre caractère. Devant l'ennemi commun, les dis-
cordes intérieures s'apaisent; le besoin de s'entendre, la nécessité
d'un lien puissant, font taire les rébellions personnelles et les ani-
mosités de tribu, rendent au gouvernement central une prédomi-
nance passagère, et lui permettent de donner à cette masse con-
fuse l'impulsion qu'elle s'obstine à refuser en temps ordinaire. Le
contraste de ces deux situations est mis en relief par un fait si-
gnificatif. Les Afghans ont sur leurs frontières deux misérables peu-
plades hostiles, les Hazarahs et les Afridis (1). Jamais, bien qu'ils
aient souvent essayé de les soumettre, ils n'ont pu y parvenir. En
revanche, ils ont écrasé une armée anglaise, impunément mortifié
l'orgueil d'une des plus redoutables puissances qui aient jamais agi
une population agricole, nullement nomade, et sans répugnance pour les métiers indus-
triels. Jls sont mahométans sunnites, très ignorans, très superstitieux, mais d'un naturel
beaucoup plus calme, beaucoup plus docile que celui de la race conquérante, à laquelle
ils se soumettent sans effort ni ressentiment.
(1) Les Hazarahs sont des musulmans shiites et par conséquent liérétiques par rap-
port aux Afghans, Hs habitent un district montagneux qui porte leur nom, et d'où
ils sortent l'hiver en grand nombre pour venir chercher du travail, soit chez les Af-
ghans, soit dans les environs de Peshawur. — Les Afridis, établis à la limite du Ka-
boul et des possessions anglaises, ne reconnaissent ni Tautorité de l'émir, ni celle de la
Grande-Bretagne. Ce sont des brigands de profession, sans cesse en guerre soit les uns
contre les autres, soit contre leurs voisins.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les destinées du monde, — méprisables ennemis pour qui les
attend, terribles pour qui vient à eux.
II.
La première aventure de la mission anglaise sur le chemin de
Kandahar fut en quelques mots celle-ci : la petite troupe (trois offi-
ciers anglais, deux gentlemen afghans à la solde du gouvernement
britannique, escortés par une trentaine de fantassins et une ving-
taine de cavaliers pris dans le corps des guides) avait franchi la
frontière anglaise depuis quelques jours, et traversait sous escorte
afghane un pays où les habJtans marchent armés, où chaque mai-
son a son burg (tour de guet et de défense), où chaque village,
soigneusement clos d'une ceinture de ronces, offre l'aspect exté-
rieur d'une forteresse bien armée, pays malsain d'ailleurs, où les
maladies sévissent tandis que le brigandage fleurit. Arrivés à un
fort nommé Kurram, ils apprirent qu'une tribu insoumise, les Jaji-
Pathans, avaient barricadé le kohtal ou passe de Païwar, et préten-
daient l'interdire, même par la force, aux hôtes de l'émir. Le naib
Gholam-Jan, chargé de protéger ces derniers, se déclarait hors
d'état d'enlever la position, bien qu'il disposât d'un régiment d'in-
fanterie régulière et de deux pièces d'artillerie de montagne. Après
quatre jours entiers de négociations avec les Jajis, qui se mon-
traient inflexibles, il fallut se résoudre à user de ruse, et, tout en
continuant de parlementer, le naïb fit occuper par ses réguliers et
ses canons une autre passe un peu plus au nord, et que les Jajis
n'avaient pas songé à fortifier. Une fois maître de cette position, il
put faire franchir aux voyageurs la barrière de montagnes alpes-
tres qui se dressait devant eux, toute couverte de forêts et de
neiges. Ce ne fut pas néanmoins sans encombre ni sans émotion que
s'accomplit cette rude traversée. Les Jajis, dont la principale ma-
nœuvre avait été déjouée par le stratagème du naïb, reparurent
bientôt, exaspérés et tumultueux , devant la petite colonne. On les
voyait rarement , mais on entendait au fond des gorges étroites les
roulemens de leurs tambours [nagaréi), les sons aigus de leurs cor-
nemuses {surnai), répercutés par le formidable écho des montagnes.
Ils se montraient aussi de temps à autre, sautant de roche en roche
avec l'agilité d'un chamois, et, brandissant leurs charahs, enton-
naient en chœur un chant de guerre, mêlé çà et là d'un cri tout par-
ticulier qui commençait par les notes les plus basses pour passer
brusquement aux plus aiguës. Il était indispensable de moment en
moment que les cavaliers de l'escorte fendissent du poitrail de
leurs chevaux ces groupes de plus en plus hostiles, et le naïb, à
plusieurs reprises, dut entrer en négociations avec ces farouches
LA VIE DES AFGHANS. 219
montagnards. Lorsqu'il fallut , le soir de cette émouvante journée,
dresser un camp au pied des hauteurs occupées par les Jajis, la si-
tuation devint tout à fait critique. Les chants de guerre conti-
nuaient, les danses de guerre furent organisées. Posant à terre
leurs boucliers et leurs longs mousquets, découvrant leurs têtes
chevelues, se faisant une ceinture de leurs paggris (turbans), le
poignard en main, l'œil enflammé, ces espèces de démons à face hu-
maine formaient m. cadence leurs cercles mobiles. En même temps
des groupes de Jajis armés circulaient autour du camp, chantant
et criant à tour de rôle avec des bonds de singes, qui tantôt les
portaient en l'air, tantôt en avant. Toutes ces manifestations, toute
cette fantasmagorie paraissaient avoir pour but de provoquer un
acte d'hostilité quelconque , qui aurait servi de prétexte à des re-
présailles, à une attaque préparée de longue main. Le sang-froid,
l'immobilité dédaigneuse que gardèrent les cipayes de l'escorte con-
formément à la consigne expresse qu'ils avaient reçue, déjouèrent
cette combinaison perfide. On avait à craindre une surprise de nuit,
bien que les montagnards se fussent dissipés à l'approche des ténè-
bres; mais les sentinelles n'eurent à signaler que le passage de plu-
sieurs centaines d'hommes, dont on avait entendu la marche dans
la direction du village vers lequel la mission allait se diriger au
point du jour. Le naïb, au moment où on levait le camp, fit prier
le major Lumsden de suspendre l'exécution des ordres de marche,
et on le vit arriver peu après, manifestant un trouble extrême. Ses
coureurs venaient de lui signaler un rassemblement de cinq mille
Jajis occupant, sous les ordres d'un akhunzada (1), un étroit et
profond défilé, l'unique issue par laquelle on pût avancer.
La situation prenait un aspect de plus en plus sombre. Derrière
soi, si on battait en retraite, on trouverait les Jajis de la veille, les
Ali-Khails, dont on était parvenu à se concilier quelques maliks ou
chefs de famille, mais qui reviendraient bien vite à leurs mauvais
desseins en présence du moindre signe de faiblesse. Brusquer le
passage de vive force était une entreprise éminemment hasardeuse,
vu le nombre des Shamu-Khails et les avantages de leur position.
Restait, outre cette dernière alternative, celle de demeurer en place
et d'appeler à soi des renforts; mais encore fallait-il trouver des
messagers sûrs à dépêcher tant au gouverneur de la province qu'à
l'émir lui-même, et quant à ce dernier, dans l'hypothèse la plus fa-
vorable, il n'aurait pu envoyer qu'au bout de douze jours les troupes
ainsi réclamées. Le petit conseil de guerre formé sur place pour dé-
libérer sur ces difficultés pressantes en fut réduit à un mezzo ter-
mine provisoire. Les maliks ali-khails qu'on avait gagnés furent
(1) Mot à mot : sage de naissance. On désigne ainsi les personnages éminens par
leur savoir et leur piété.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
dépêchés à Xakhunzada pour obtenir de lui qu'il se désistât de ses
hostilités fanatiques, et on se prépara, si la négociation échouait, à
s'emparer de deux maisons fortifiées qui s'élevaient dans le voisi-
nage du camp, afin de pouvoir s'y retrancher au besoin. Les rnaliks
revinrent tout confus. On n'avait pas même voulu écouter leurs re-
montrances. Lenaïb alors, comme ressource suprême, offrit d'aller
traiter en personne, et, sur le point de se mettre en route, s' age-
nouillant sur sa ceinture,. qu'il venait d'ôter, sembla mettre sa vie
et son ambassade sous la protection de Dieu et du prophète. Les
cipayes de l'escorte, qui jamais ne l'avaient vu si dévot, riaient
entre eux de ces démonstrations, qui n'étaient pourtant pas très
rassurantes. Pendant son absence, qui dura plus d'une heure, une
centaine d'Ali-Rhails, postés sur une éminence voisine, ne cessaient
d'invectiver les (( kafirs, » les infidèles, dont chaque pas souillait
leur territoire, et qu'ils maudissaient jusque dans leur génération la
plus reculée. Quelquefois même ils semblaient prêts à s'élancer sur
les cipayes, qui continuèrent heureusement à garder le sang-froid
le plus impassible. Le retour du naïb mit fin à ces anxiétés; il avait
obtenu victoire complète, disait-il, en faisant appel à « l'honneur
afghan » [nang-i-puchlana), gravement compromis si les hôtes de
l'émir venaient à être maltraités dans le pays, procédé dont l'émir
serait en outre réduit à tirer la plus éclatante vengeance. Moitié
scrupule et moitié crainte, Xakhunzada s'était laissé convaincre, et
avait juré sur (( les sept Korans )> de livrer passage aux Feringhis
sur ce sol sacré que souillait leur impure présence.
Toutes les difiîcultés se trouvant ainsi levées d'un seul coup, la
mission reprit son voyage, non sans rencontrer encore çà et là plus
d'un groupe évidemment hostile qui n'épargnait à ses membres ni
les sourdes injures, ni les malédictions contenues, mais dont aucun
ne se permit un acte positivement agressif. Bien mieux, dès que le
camp fut dressé, dans l'après-midi de la même journée, plusieurs
des maliks ennemis se présentèrent devant le major Lumsden,
s'excusant de leur mieux, et sollicitant de lui un razi-nama ou
« certificat de satisfaction » qui leur fut , à leur grand chagrin , re-
fusé net.
Le plus curieux de l'affaire, c'est qu'au fond de toute cette agita-
tion était la main même de l'astucieux naïb. Pour se faire valoir aux
yeux de l'envoyé britannique et rehausser l'importance des ser-
vices que la mission lui devait, il avait lui-même soufflé aux maliks
des deux tribus jajis les démonstrations menaçantes qui s'étaient
produites, en leur recommandant expressément de ne pas aller plus
loin. A un moment donné cependant, l'excitation populaire avait
failli déjouer ce calcul habile, et l'autorité des maliks était en
grand danger d'être méconnue. C'est alors que le naïb avait eu
L/V VIE DES AFGHANS. 221
peur tout de bon, et qu'un bel accès de piété avait saisi ce renard
afghan, pris, pour ainsi dire, à son propre piège.
Deux jours après, l'escorte afghane laissa percer quelques velléités
de révolte qui s'expliquaient par l'irrégularité de la solde et l'in-
suffisance des distributions de vivres. Harcelé de réclamations, l'of-
ficier dont on croyait avoir à se plaindre s'était réfugié sous sa
tente; les mutins coupèrent les cordes qui la tenaient fixée au sol,
et l'ensevelirent ainsi sous la toile. Cette espièglerie militaire ne
pouvait être tolérée, et le châtiment ne se fit pas attendre. Cinq des
plus coupables parmi les mécontens furent saisis, jetés à plat ventre
sur la neige, et reçurent environ six cents coups de bâton chacun.
Moyennant cette expéditive rétribution, personne ne se plaignit plus.
A la limite de chaque gouvernement, la mission changeait d'es-
corte et passait sous une direction nouvelle. Chacun des officiers
chargés de la conduire ainsi d'étape en étape avait sa physionomie
à part, et le journal de M. Bellew se trouve renfermer toute une
galerie de portraits d'après nature qui ne manque vraiment pas
d'intérêt. Au perfide Gholam-Jan par exemple succèdent le sardar
Mohammed-'Umr-Khan et le nazir Walli-Mohammed. Le premier
est un fanatique de la vieille école, à la physionomie austère et
maussade, dont la politesse hautaine déguise mal la haine et le mé-
pris que l'étranger lui inspire. Le nazir au contraire, petit homme
obèse et borgne, facétieux outre mesure, bruyant et bavard, se per-
met en riant et gouaillant à tout propos les plus insignes friponne-
ries. Ici ce sont des chameaux qu'il se fait prêter par son collègue
Gholam-Jan, et qui, au moment de la restitution, disparaissent tout
à coup, plus loin des réquisitions imposées à un village pour la sub-
sistance des hôtes de l'émir, réquisitions outrées à dessein, et dont
le nazir s'attribue l'excédant. Ces menus profits, sans cesse renou-
velés, lui procurent, en butin de toute espèce, la charge de vingt
chameaux, et cependant il partage, dit- on, avec son austère collè-
gue. Encouragés par de si beaux exemples, les cavaliers de l'escorte
ne se gênent pas et rançonnent à l'envi les pauvres villageois de
chaque bourgade. En cas de maraude extraordinaire, une belle
jeune fille, voire un beau jeune homme enlevé de force et livré à
leurs chefs rendra ces derniers aveugles à tous leurs méfaits, sourds
à toutes les plaintes de leurs victimes.
De pareils excès ont laissé çà et là, dans quelques-unes des loca-
lités les plus foulées, les plus opprimées, le regret de la domination
passagère que les Anglais ont exercée sur le pays des Afghans pen-
dant les trois ou quatre ans du règne de Shah-Soudjah. Quelques
vœux en ce sens arrivèrent aux oreilles des envoyés britanniques;
mais l'historien de la mission, tout en les enregistrant soigneuse-
ment, ne peut se dissimuler que la masse du peuple ne soit aussi
222 REVUE DES DEUX MONDES.
exaltée que jamais par le sentiment toujours légitime de l'indépen-
dance nationale. Il avoue que presque partout le vide se faisait au-
tour de la mission malgré l'empressement des malades à solliciter
les secours du feringhi hakim, du médecin d'Europe. C'est dans
ce rôle professionnel que M. Bellew a pu scruter de plus près le
caractère afghan et qu'il lui a été donné de percer à jour les mille
voiles de la duplicité orientale. Sur la route de Kandahar, mais
surtout après son arrivée dans cette cour de l'héritier présomptif,
auprès duquel la mission demeura pendant tout son séjour, il
était assiégé des requêtes les plus embarrassantes. Sous prétexte de
le consulter sur des maladies plus ou moins avérées, on ne lui de-
mandait rien moins que des « philtres » de plus d'une espèce, tan-
tôt destinés à combattre l'épuisement précoce que la débauche
amène, tantôt, — et tout aussi fréquemment, — à servir les inspi-
rations de la haine et du meurtre.
Le plus important de ses cliens devait être et fut en effet l'héri-
tier présomptif lui-même {ivaU-altad) le sardar Gholam-Haïdar-
Khan, que de fréquentes indispositions obligeaient de recourir au
médecin anglais nonobstant les sinistres présages des liakhns indi-
gènes. Ce prince, d'une corpulence énorme et d'une physionomie
agréable, bien que fortement marquée au type juif, avait d'abord
fait à la mission anglaise l'accueil le plus chaleureux et le plus em-
pressé. Il se rappelait, disait-il, les égards et les soins qui lui
avaient été prodigués à Calcutta pendant qu'il y séjournait comme
prisonnier de guerre (1) , et professait la plus haute estime pour
le caractère du peuple anglais. — Restait à savoir ce que ses protes-
tations avaient de sincère, et sous ce rapport les événemens allaient
le mettre à l'épreuve. D'une part en effet, la guerre de Perse ter-
minée et l'évacuation d'Hérat diminuaient l'importance militaire de
la mission, tandis que d'un autre côté les nouvelles de l'Inde arri-
vaient de jour en jour plus désastreuses, et ouvraient au peuple
afghan les perspectives d'une revanche longtemps convoitée. Bien
que placée sous la protection immédiate de l'héritier présomptif
et partageant avec lui l'enceinte de la citadelle, la mission an-
glaise n'en était pas moins dans une situation des plus critiques, et
certaines pages du journal de M. Bellew laissent entrevoir que la
bonne volonté, le zèle de Gholam-Haïdar-Khan ne leur semblaient
pas à l'épreuve de revers trop prolongés.
C'était en somme un vrai prince du moyen âge, sans le moindre
scrupule, soupçonneux et rusé, avare surtout et sans entrailles pour
le peuple confié à son autorité. Kandahar était à cette époque sous
le coup simultané de la famine et de la peste. Dans le premier
(1) Il avait été pris à Gliuznee lorsque cette place importante fut enlevée d'assaut par
les troupes que commandait lord Keane.
LA VIE DES AFGHANS. 523
de ces fléaux, l'héritier présomptif n'avait vu qu'une occasion de
spéculer sur les grains, et quant au second, la citadelle étant restée
en dehors de ses atteintes, il ne s'en inquiétait pas autrement. Sa
surprise fut grande lorsque le médecin anglais lui soumit le projet
d'un dispensaire où les malades pourraient venir le consulter. « Y
songez-vous? lui disait-il naïvement. A quoi bon vous donner toute
cette peine?... Personne ne vous en saura le moindre gré... » De
guerre lasse, il accorda pourtant l'usage d'un vieux séraï tombant
en ruine; mais, sous prétexte de veiller à la sûreté du médecin, les
hommes de garde perdaient rarement une occasion de molester et
de piller les patiens qui venaient lui demander des avis, des remèdes
et parfois des aumônes.
Maintenant, en abrégeant un peu les récits de M. Bellew, nous
allons tâcher de réunir quelques-uns des traits caractéristiques de
la vie afghane dans l'ordre même où ils nous sont donnés, c'est-à-
dire au jour le jour.
« ... Le prince nous traite avec moins d'égards, et ses courtisans se hâ-
tent de l'imiter. Ceci tient à nos remontrances sur le prix exagéré du four-
rage fourni à nos chevaux. On le porte au double de sa valeur marchande.
Informé de nos plaintes, le prince a ratifié les exigences de son nazir. On
paiera donc, mais l'émir trouvera déduite de son allocation mensuelle la
somme ainsi extorquée, et le nazir ne nous fournira plus de fourrage.
« ... Le prince nous envoie une bouteille d'un prétendu « baume de
Gilead » qu'il nous prie d'examiner. On le lui a offert comme remède sou-
verain contre les rhumatismes. Le cachet de la bouteille porte ces mots :
« champagne-cognac. » Après vérification, nous rendons à ce baume son
véritable nom : c'est de l'eau-de-vie. Il fallait voir l'étonnement que ce mot
décisif a produit chez l'innocent sardar, et le remords qu'il affichait d'avoir
touché le vase rempli de la liqueur proscrite, et sa crainte de voir l'atmos-
phère ambiante contaminée par les effluves alcooliques du terrible flacon.
Il nous propose de le garder, si toutefois nous pouvons en tirer parti.
L'offre est acceptée avec empressement, car il ne nous reste plus que deux
bouteilles d'eau-de-vie et deux de port-wim, strictement conservées pour
ceux de nous qui tomberaient malades.
«... J'ai dû renoncer à distribuer quelque argent aux pauvres malades qui
hantent mon dispensaire; les soldats afghans préposés à la garde des portes
se le faisaient remettre à force de mauvais traiteraens. L'héritier présomptif
ne réprime jamais ce genre d'excès; il a pour politique, tout au contraire,
de mettre en lutte l'élément militaire et l'élément civil.
«...J'argumente deux heures durant avec lé principal médecin du prince.
M'accablant de citations empruntées à Bokrat, Jalinus, Aristus, Abu-Ali-
Sina (Hippocrate, Galien, Aristote, Avicenne), il m'a soutenu que les vibra-
tions de la voix étaient produites par les pulsations du cœur, et que tous
les vaisseaux sanguins se centralisaient au nombril! Se fondant sur l'his-
toire de la création d'Eve, telle que le Koran la rapporte, il veut aussi que
du côté gauche l'homme n'ait pas plus de onze côtes. Je lui propose de vé-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
rifier la chose par ses propres yeux. Il s'effarouche et m'appelle blasphé-
mateur. Il est, lui, un hypocrite très pompeux, très sévère en paroles,
mais dont le teint fleuri atteste les propensions gastronomiques, et qui est
loin de s'interdire les joies du harem. Il avait reçu de Bombay, m'a-t-il dit,
un assortiment de médicamens anglais qu'il comptait soumettre à mon
examen, afin d'être éclairé sur l'appropriation et les doses de chaque élec-
tuaire, n'en ayant obtenu jusqu'alors que des résultats peu satisfaisans. J'ai
reçu effectivement le lendemain deux paniers remplis de fioles. Sur l'une
on lisait essence de mille fleurs, sur l'autre eau de Cologne, et le reste à
l'avenant, une boutique de parfumerie; de temps en temps un flacon de
sauce ou d'huile de menthe, un pot de pommade pour les cheveux ou de
crème pour la peau; tout à travers ces inoffensives compositions, une fiole
sans étiquette qui se trouvait contenir de l'acide sulfurique concentré.
L'honnête hakim s'en était déjà servi pour guérir une ophthalmie, et son
malade, comme de juste, y avait perdu les deux yeux.
«...On a lapidé ce matin, hors des portes de la ville, avec l'assentiment
de l'héritier présomptif, un pauvre diable accusé de blasphème. Le bruit se
répand qu'il était fou. Un de nos cipayes prétend qu'un temple s'élèvera
quelque jour sur l'endroit où cet innocent a été mis à mort; ses camarades
le reprennent aigrement pour ce propos, qui leur paraît téméraire.
« ... Le sardar me fait mander par son général en chef Faramurz-Khan.
Son altesse est étendue sur un lit au milieu de la grande salle d'audience.
Les courtisans l'accablent de condoléances, les hakims discutent à tue-
tête, les serviteurs du palais sanglotent comme c'est leur devoir, si bien
que dans tout ce bruit les gémissemens du prince se perdent absolument.
Il me saisit la main dès qu'il m'aperçoit. — Soulagez-moi, dit-il, ou je
meurs!... — Il a tout simplement une attaque de goutte au gros orteil du pied
droit. J'ordonne des sangsues. Les hakims se récrient. L'un d'eux, s'élan-
çant vers la fenêtre, déclare que l'équilibre de l'air est troublé. La con-
jonction des étoiles d'ailleurs n'est point favorable au remède que je pro-
pose. Un second invite le sardar à boire encore un sorbet au musc. Son
altesse, qui s'en est gorgée depuis le matin, envoie fort loin ce conseiller
inopportun. — Est-ce une maladie froide ou une maladie chaude? me de-
mande gravement un troisième docteur. Je lui réponds que très décidément
la maladie est chaude, et qu'elle exige un prompt traitement. Aussitôt il tire
de sa poche un gros manuscrit et se met à me donner la liste de tous les
remèdes applicables en pareil cas. Les autres hakims le contemplent, éba-
his et un peu jaloux. Le sardar continue à pousser de temps en temps un
cri sourd auquel répondent mille prières éjaculatoires, des hélas, des la-
houl sans fin. Je m'approche alors et lui demande en anglais de faire faire
silence. Il donne l'ordre de se taire, mais personne n'a garde d'obéir. Les
luf'ans, les kiamats, et autres exclamations du même ordre retentissent de
plus belle. En dépit de tout, je persiste. Les sangsues sont appliquées et sui-
vies de fomentations chaudes. Le sardar soulagé soupire de joie : Tafawal
i zamin iva atman! (c'est la différence entre le ciel et la terre I), s'écrie-t-il
avec un ravissement ému; puis il se met sur son séant et demande son chi-
lam (sa pipe) et une tasse de thé, le tout destiné à me refaire de mes fa-
tigues. Entre deux bouffées de tabac et deux gorgées de thé, j'écoute les
LA VIE DES AFGHANS. 225
railleries brutales dont il accable ses médecins si unanimes dans leur stu-
pidité. Je lui propose un remède qu'il accepte avec reconnaissance. Un ser-
viteur de confiance m'accompagne h mon départ, et doit le lui rapporter
immédiatement.
« ... Vous croyez peut-être que le remède a été pris? Pas le moins du
monde. Les hakims l'ont dénoncé comme une composition vineuse et par
conséquent prohibée, « peut-être un poison, » disaient quelques-uns. Con-
séquences : le pied est redevenu douloureux, un mouvement fébrile se
manifeste, accompagné d'un état cérébral inquiétant. Je déclare qu'une
saignée est nécessaire, et je me mets en devoir de faire les ligatures préa-
lables. Les hakims m'arrêtent, non qu'ils contestent l'utilité de la sai-
gnée, mais pour délibérer entre eux si on se servira d'une lancette fabri-
quée dans le pays, ou s'il sera permis d'ouvrir la veine du sardar avec un
outil fabriqué par des mains infidèles...
«... Depuis que les daks (courriers) de Peshavvur ont apporté la nou-
velle de l'insurrection des cipayes, notre position est devenue fort critique.
Nous sommes à la merci des caprices de l'émir et de l'héritier présomptif.
Un des principaux chefs, Sarfarat-Khan, avait dès les premiers jours orga-
nisé un plan d'attaque contre la citadelle, afin de s'emparer de nous et de
nous mettre ensuite à rançon, quitte à gagner au moins le paradis, si, la
rançon refusée, il était réduit à nous tuer comme « infidèles. » Les achats
de plomb qu'il faisait de tous côtés ont éveillé l'attention, et, se voyant de-
viné, il a pris la fuite du côté d'Hérat. Un détachement de cavalerie lancé
sur ses traces n'a pu l'atteindre.
« Quelques jours après, un certain nombre de mullahs (prêtres), se faisant
les organes du parti religieux, sont venus demander au sardar, en audience
solennelle, que les officiers de la mission anglaise leur fussent livrés, ou tout
au moins chassés de la cour et bannis du pays que souillait leur présence.
Le sardar, en accédant à leurs vœux, se montrerait, disaient-ils, un croyant
fidèle, le champion de l'islam, et mériterait l'estime, la confiance de ses su-
jets. La réponse du prince a été que nous étions sans doute hérétiques,
mais néanmoins ahl-i-kolab^ c'est-à-dire « hommes du livre, » et par là con-
sidérables, de plus fidèles alliés de l'émir contre les Persans, et qu'il était
décidé à nous protéger contre toute fâcheuse intervention; puis il les a ren-
voyés en les menaçant d'un châtiment sévère, s'ils excitaient à notre sujet
le moindre trouble dans la cité. Tant de fermeté nous a surpris agréable-
ment.
« ••• Des fusillades, des mousqueteries sans fin nous ont réveillés en sur-
saut. Nous avons appris avec étonnement que le sardar, à peine remis de
son attaque de goutte, allait contracter mariage. On jase par la ville de cet
hymen, regardé comme une injustice. Un riche marchand de la cité, veuf
et père d'une fille de neuf ans, est décédé il y a huit ou dix jours, laissant
cette enfant pour unique héritière de ses biens, lesquels consistaient en un
trésor de 15,000 roupies, huit chaiTHes de terres évaluées à 600 roupies,
quatre moulins avec leur cheptel en chevaux, bétail, approvisionnemens, etc.
A peine son décès rendu public, sept ou huit soldats de l'héritier présomp-
tif, sous prétexte qu'ils appartenaient, comme le défunt, à la tribu Tarin, et
TOME XLVIU. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
se prévalant de leur droit de parenté, vinrent s'emparer de son héritage. La
jeune fille prend peur et se réfugie, suivie de deux ou trois domestiques,
chez sa grand'mère, à l'autre bout de la ville, emportant le trésor pater-
nel. Les soldats la poursuivent et demandent que les roupies et l'enfant
leur soient immédiatement livrés. Les grands parens se hâtent de présenter
une pétition au sardar pour qu'il les protège contre cette tentative de spo-
liation. Celui-ci leur répond par un ordre formel de lui envoyer la petite
héritière, dont il va faire sa femme. Pris à court et sans aucun moyen de
résister, ils obéissent. Le même jour, on met l'enfant dans une litière, et on
l'expédie au haram-sarai de l'héritier présomptif. Le lendemain, fêtes et
musiques, salves de mousqueterie et réjouissances. Le mariage était chose
accomplie.
« ... Trois hommes pendus hier devant la citadelle. Ce sont des marau-
deurs beloutchis qui ont attaqué et tué un collecteur d'impôts envoyé par
l'émir dans les environs de Girishk. Ce matin, autre exécution, dont le
populaire s'est beaucoup plus ému. Un kisas ou « vengeance du sang « avait
attiré une foule de spectateurs. Voici le fait. Deux valets d'écurie, occupés
à la récolte d'un pré, se prirent de querelle il y a dix ou douze jours. L'un
d'eux porte à l'autre un coup de faucille qui lui tranche jusqu'à l'os les
parties molles du poignet. Une hémorragie effrayante se déclare, qu'on
arrête avec un remède du pays, mélange de chaux vive et de feuilles de
mûrier bien pilées. La semaine suivante, on amène le malade à mon dis-
pensaire. La gangrène s'étendait déjà jusqu'au coude. Comme unique
chance de salut, je propose d'amputer le membre. Refus énergique du ma-
lade, qui aime mieux aller tout droit au ciel que de se voir réduit à men-
dier ici-bas pour le reste de ses jours, et d'avoir ensuite à chercher son
bras Dieu sait où avant de pouvoir se présenter décemment aux portes du
jannat (paradis). Tant qu'il n'était que blessé, l'affaire était à peu près
nulle pour son antagoniste ; mais à peine l'eus-je déclaré perdu, que le gé-
néral Faramurz-Khan se hâta de faire arrêter ce dernier, qui fut jeté dans
les cachots de la citadelle. Mon client se garde bien de ne pas mourir deux
jours plus tard, la gangrène aidant, et peut-être aussi par rancune. Son frère
réclame les privilèges atroces que lui assurait la législation coutumière du
Puclitunwalah, et obtient immédiatement le kisas, — la peine du talion. Je
n'ai pas voulu assister à cette abominable scène; mais Fararaurz-Klian, qui
en revenait tout échauffé, ne m'a épargné aucun détail. Dès que le kazi a
eu donné lecture de la sentence qui adjugeait l'assassin au frère de la vic-
time, celui-ci s'est avancé, tirant son charah du fourreau, puis, renvP'''=^^iît
à terre l'homme sur lequel on lui donnait droit de vie et de mort, et du ge-
nou lui pressant la poitrine, il l'a décapité à loisir, avec un sonore Bismil-
lah-a-r-rahman-a-rahii)i! (au nom du Seigneur très clément et gracieux!)
«... Ce général Faramurz-Khan est un esclave kafir (c'est-à-dire du Kafi-
ristan), enlevé à ses montagnes natales dès l'âge le plus tendre, et qui a tou-
jours vécu chez les Afghans. Avant de passer sous l'autorité de l'héritier
présomptif, il faisait partie à Caboul de la cour de l'émir comme page de
feu le wazii' Akhbar-Khan. C'est un joli garçon, d'une trentaine d'années,
qui, depuis notre arrivée à Kandahar, adoptant peu à peu nos modes an-
LA VIE DES AFGHANS. 227
glaises, ressemble tout à fait, avec ses cheveux brun clair et son teint
presque blanc, à un de nos compatriotes. Confident du sardar et comman-
dant en chef de ses troupes, il occupe une position fort importante. C'est
lui qui est chargé de nous en tout et pour tout; aussi vient-il nous voir
presque chaque jour, et tantôt empruntant un uniforme, tantôt un casque,
tantôt une paire de bottes, à l'un ou à l'autre, il s'efforce de s'équiper
à l'européenne. Son tailleur n'est malheureusement pas fort expert, et
comme l'empois est inconnu des blanchisseuses afghanes, il a toujours
l'air un peu dissipé avec ses gilets à moitié déboutonnés, ses cravates
lâches, ses cheveux dont le peigne n'approche guère, et son casque posé
de côté. Nous en rions sans trop nous gêner, et sans qu'il prenne la mou-
che. Dans nos entretiens intimes, il avoue qu'il regrette la vie sauvage et
libre de ses montagnes natales; mais en public il professe la plus grande
vénération pour les Afghans et le culte du vrai Dieu. Ayant la responsabi-
lité de l'administration militaire, et obligé d'aviser, sans argent ni maté-
riel, à ce que les troupes soient équipées et tranquilles, il passe sa vie dans
des craintes perpétuelles malgré la confiance dont l'honore le prince.
«... Pendant une de nos promenades avec le sardar, nous rencontrâmes,
il y a deux jours, une ha fila (caravane) de chevaux. Ils arrivaient conduits,
au nombre de soixante -dix ou quatre-vingts, par les trafiquans qui les
étaient allés chercher du côté d'Hérat et de Maimouna. Le prince, à peine
les eut-il vus, dépêcha son mir-akhor ou grand-écuyer, pour les inspecter
et faire son choix. Une vingtaine des plus beaux ont été amenés aujour-
d'hui dans la cour qui précède la salle d'audience ^ l'héritier présomptif,
et alors a commencé une scène que l'Afghanistan seul peut voir se jouer.
« Le sardar, après s'être complu à énumérer les défauts des bêtes qu'il
avait sous les yeux, s'est adressé à ses courtisans, et avec toutes les formes
extérieures de la générosité, de l'équité la plus exquise, leur a demandé ce
que pouvaient valoir, à leur avis, des montures de si mince mérite. Le tnir-
akhor s'est hâté de répliquer que, si elles étaient en meilleur état, on pour-
rait bien donner 30 roupies de chacune, mais que la libéralité du sardar,
prenant en considération le long voyage des maquignons, lui ferait porter
ce prix sans nul doute à Zt5 roupies. Approbation générale et grand bruit
d'applaudissemens. Le sardar reprend la parole; sa magnanimité va au-delà
de ce qu'on attend d'elle : il donnera 50 roupies par cheval. Cette fois-ci,
l'enthousiasme de l'assistance est au comble, et se traduit par une clameur
formidable. Les pauvres trafiquans, eux, de crier aussi à tue-tête, mais pour
se plaindre. Ils invoquent le témoignage de tous leurs saints prophètes, ju-
rant qu'on les ruinera §i on leur paie leur marchandise à ce prix purement
nominal. — Cinquante roupies! c'est moins qu'ils n'ont dépensé en four-
rages et en droits d'octroi... On ne les laisse pas achever; leur basse ingra-
titude devient l'objet d'une réprobation unanime, et on les prie de se taire,...
ce qu'ils font aussitôt, l'air confus et le nez fort bas. Ils savent par expérience
ce qu'il leur en coûterait de se montrer plus récalcitans. Voilà le marché
conclu, après quoi ils se retirent, maudissant tout bas le sardar et se hâ-
tant de quitter la ville pour se diriger vers Shikarpore (1), où ils ne laisse-
Il) Sur le territoire nord-ouest des possessions anglaises.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
ront pas à moins de 3 ou ZiOO roupies ces mêmes animaux, dont l'élite n'en
a coûté que 50 au magnanime héritier de Dost-Mohammed.
« ... Le coton-poudre, dont personne ici ne connaissait les effets, intéresse
vivement le sardar et son entourage. Un des principaux dignitaires m'a pris
à part après que j'eus fait devant lui l'expérience de ce nouvel engin de
guerre, et m'en demanda naïvement « de quoi rembourrer un coussin... Je le
donnerai, disait-il, à quelqu'un de ma connaissance, et en faisant tomber
par accident un charbon de son chilam... » Un vieux mullah s'est réveillé au
bruit de la discussion soulevée par les propriétés du coton-poudre. Après
se les être fait expliquer, il a déclaré que c'était là une invention du mau-
vais esprit, puis, égrenant son chapelet, il s'est rendormi de plus belle.
« Une autre expérience sur l'inllammabilité du gaz hydrogène m'a fait
soupçonner de rapports intimes avec sa majesté infernale, et, ceci pouvant
devenir grave, j'ai laissé de côté l'achèvement d'une batterie voltaïque déjà
plus qu'à moitié préparée. Le grand inconvénient de ces prouesses chi-
miques est de me donner une réputation d'empoisonneur subtil et de m'at-
tirer un nombre infini de requêtes embarrassantes, les uns me demandant
de les aider à se défaire secrètement de leurs ennemis, les autres un moyen
sûr de reconnaître le poison mêlé à leurs alimens. Il résulte évidemment
de tout ceci que l'art de maléficier la nourriture de son semblable jouit à
Kandahar d'une grande vogue.
«... Voici comment le sardar entend les finances : on vient de tambou-
riner par la ville que toute la monnaie de cuivre en circulation devait être,
dans les vingt-quatre heures, rapportée au trésor public , et cela sous les
peines les plus graves; mais auparavant il avait eu soin, par un décret tout
à fait arbitraire, de déclarer que cette même monnaie ne devait plus être
reçue que pour moitié de son ancienne valeur. La roupie de Kandahar, par
exemple, de 32 gandas ou 8 aimas, ne valait plus que 16 gandas ou h. annas.
Une fois au trésor, la monnaie en question sera frappée à nouveau et d'ici
à quelques jours remise en circulation à son ancien taux, la nouvelle roupie
valant 8 aimaSj tout comme l'ancienne, d'où un profit net de 100 pour 100
réalisé par le sardar sur toute la monnaie de cuivre circulant en ville,
laquelle est évaluée à 30 ou ZiO,000 roupies. — Notez bien que cette petite
plaisanterie s'est répétée cinq fois pendant le séjour de la mission à Kan-
dahar, et dans deux occasions elle comprenait la monnaie d'argent en même
temps que celle de cuivre.
« ... Une jirga (un conclave de prêtres) a condamné à « mourir par le
sangsa.r,^> c'est-à-dire à être lapidé, un individu accusé de propos séditieux.
D'après ce qui nous est dit, cet homme s'était borné à pronostiquer la
prompte victoire des Anglais dans l'Inde, vantant d'ailleur.s les bienfaits de
notre administration, et les opposant aux injustices, aux actes tyranniques
dont l'Afghanistan est chaque jour le théâtre, mais qu'on ne tolérerait pas
un seul jour dans les possessions de la compagnie. Cette rude critique, et
les vœux qu'il exprimait hautement pour que l'insurrection des cipayes
fût étouffée , ont été regardés comme crimes d'état , et le malheureux les a
payés de sa vie. On dit qu'il est mort avec courage au milieu des impréca-
tions universelles, maudit par tous ceux qui assistaient et participaient à
son supplice.
LA VIE DES AFGHANS. 229
« ... Bien que les nouvelles de l'Inde soient toujours meilleures (1), nous
venons de passer par une crise violente, qui a commencé par un accident
futile. Un tout jeune homme de race hindoue, jouant avec des Afghans de
son âge, 's'amusait à répéter tout haut le kalima (le credo mahométan). Un
muUah passe, l'entend, saisit l'adolescent épouvanté, le traîne au masjid
(mosquée) le plus voisin, et demande qu'on procède immédiatement aux
opérations qui feront de ce converti de nouvelle espèce un enfant de l'islam
bien et dûment classé. Moitié crainte du mal, moitié pour ne pas irriter
ses parens, le pauvre garçon crie et résiste. Quelques-uns de ses coreli-
gionnaires accouraient déjà. Réclamations des parens, refus obstiné des
mullahs. Les mit/Uassibs (la police) s'en mêlent. Le jeune homme, objet du
litige, s'en va coucher en prison, en attendant que le cazi ait prononcé.
Grande rumeur, la ville est en l'air. Dès le matin, le sardar est mis en de-
meure de faire droit. Il avait reçu pendant la nuit, de la corporation hin-
doue, une prime de 3,000 roupies, et, en vertu d'ordres secrètement don-
nés, on avait laissé s'évader le jeune captif. Les mullahs, tout en rechignant,
sont obligés d'accepter l'excuse, et l'affaire semble terminée; mais deux
jours après la mèche est éventée, la conduite du sardar est mise à jour. Les
malédictions de tout le clergé mahométan , ses menaces éclatent de tous
côtés. On tirera vengeance du traître, de l'incroyant!... et toutes ces cla-
meurs ne laissent pas d'inquiéter l'héritier présomptif. Sur ces entrefaites, la
mission anglaise venant à traverser le chm^-su (marché central), le chef des
mullahs, appuyé par de nombreux acolytes, nous interpelle par toute sorte
d'injures adressées aux infidèles en général , à nous en particulier et au
sardar, qui s'est fait notre soutien. Nous passons sans répondre et reve-
nons à la citadelle par un autre chemin ; l'affaire est portée devant le sar-
dar, qui prend feu tout aussitôt, envoie sa garde parcourir les bazars, fait
fermer les magasins de livres, décrète l'expulsion de tous les mullahs, et
ordonne que de huit jours ils ne pourront rentrer en ville. Ce châtiment
sommaire les irrite au lieu de les calmer. Le corps tout entier, à savoir eux
et leurs disciples (ce qu'on appelle le lalebu-l-ilm) au nombre de cinq
ou six cents, se rend en cérémonie dans un des ziarats (temples) les plus
vénérés, à un demi-mille de la ville, hors la porte de Caboul. Puis, de con-
nivence avec les gardiens des portes, hissant le pavillon vert, ils rentrent
dans la cité, ameutent la populace et vont démolir la maison du cazi, qui
se réfugie dans son haram (asile toujours sacré pour les Afghans), afin de
sauver ses jours menacés. Les gardes particuliers du sardar se portent sur
le lieu du tumulte et dispersent l'émeute à coups de crosse.
« Pendant que tout ceci se passait à un bout de la ville, un convoi funé-
raire hindou, s'acheminant vers le cimetière, rencontre une partie des
mullahs qui rentraient à Kandahar. Aux cris répétés d'Allah, ceux-ci
fondent sur le cortège terrifié, entraînant avec eux la canaille musulmane.
Le corps est laissé à leur merci et traité avec la dernière ignominie, foulé
aux pieds, couvert de crachats, traîné dans l'égout, et enfin jeté sur un tas
de fumier où on l'abandonne. Grand embarras pour le sardar, qui voudrait
(I) Fin janvier et premiers jours de février 1858.
230 REVUE DES DEUX MONDES.
sévir contre ces nouveaux délits, mais qu'arrête la crainte de voir les
troupes, déjà passablement désafTectionnées, fraterniser avec les fanatiques
du clergé. Tandis qu'il hésite et délibère, l'insurrection gagne du terrain,
les mullahs, que leur succès exalte, se hasardent à réunir leurs adhérens
pour marcher en masse du côté de la citadelle. Pendant plus d'une heure,
groupés devant la principale entrée, nous les entendîmes vociférer contre
le sardar et contre nous-mêmes, nous traitant d'infidèles, de chiens, fils de
chiens, fils de pères brûlés, etc. Et ils insistaient pour qu'on nous remît à
leur gracieuse merci. Ce qui aggravait l'état des choses, c'est que les sol-
dats, disposés au dehors en deux lignes de sentinelles, échangeaient des
paroles amicales avec la populace et manifestaient hautement l'intention
d'éviter tout conflit. Nous savions à quoi nous en tenir sur les dispositions
de la troupe par les rapports de quelques-uns de nos guides, et bien que
le sardar eût immédiatement remplacé les sentinelles suspectes par des
gardes du corps que rattachent à sa personne les liens du sang, nous nous
sentions en face d'un péril imminent. Aussi restâmes-nous sur le qui-vive
jusqu'à minuit, et ceux qui se couchèrent alors eurent soin de garder leurs
vêtemens, sans parler des revolvers que chacun avait à sa portée en cas de
surprise.
« Dans la matinée, les négociations entamées entre le sardar et les mul-
lahs prirent une tournure plus rassurante. Ces derniers se bornaient main-
tenant à exiger la révocation de l'édit qui les avait bannis, et surtout la ré-
ouverture de leurs librairies, ce qui leur fut accordé sans trop de façons,
car au fond on était fort aise de les calmer à si peu de frais. Le sardar, une
fois ce traité conclu, reprit toute son assurance et masqua de son mieux les
concessions auxquelles il s'était vu réduit. Dans l'audience publique accor-
dée aux mullahs « repentans, « il laissa entrevoir les mesures sévères qu'il
aurait prises, blâma sévèrement les méfiances qu'on lui avait témoignées,
vanta son zèle religieux, attesté par la douceur même dont il venait de
faire preuve, et termina par une injonction formelle qui renvoyait les prê-
tres à leurs saints devoirs, les engageant à rétablir le calme et à maintenir
le bon ordre dans leurs quartiers respectifs... Toute cette comédie nous
égayait fort, mais la tragédie allait suivre. Quelques semaines après, sous
prétexte de faveurs et d'avancement, les principaux meneurs de la rébel-
lion furent mandés à Caboul, près de l'émir. Ils dînèrent fréquemment à sa
table, et, je ne sais comment, disparurent l'un après l'autre, enlevés par di-
verses maladies plus ou moins naturelles. De même que le despotisme russe
est une monarchie tempérée par l'assassinat, de même le régime afghan
pourrait être qualifié une oligarchie, une anarchie, si vous voulez, tempé-
rée par le poison.
« ... L'héritier présomptif est venu nous faire ses adieux. Il se rend à
Caboul, près de son père, que la rumeur publique tue assez régulièrement
tous les trois mois. Le départ du prince coïncide d'une façon singulière
avec la prédiction d'un fakir séditieux, lequel annonçait, il y a deux mois,
que la neige et le sardar s'en iraient ensemble. On l'avait jeté en prison et
menacé de mort pour le cas où sa prédiction se réaliserait; mais le popu-
laire se déclarait pour la liberté de prophétie, et se promettait de déli-
LA VIE DES AFGHANS. 231
vrer le fukir, s'il était donné suite à l'arrêt conditionnel porté contre lui.
Le peuple afghan est superstitieux ù l'excès. Le moindre mauvais présage
fait ajourner une entreprise quelconque. Une armée en campagne retourne
dans son camp, si un lièvre traverse la route que longent ses colonnes. La
croyance au mauvais œil existe aussi , et nous sommes tout particulière-
ment désignés comme investis de cette influence fatale. J'avais souvent vu
les gens devant lesquels nous passions cracher à terre et marmotter entre
leurs dents je ne sais quelles formules inintelligibles. On m'a expliqué que
c'était afin de se soustraire à la malignité de nos regards.
« Pour en revenir au sardar, il nous a fait les plus tendres adieux, ac-
compagnés de prières pour notre prospérité future et de recommanda-
tions expresses au sardar Fattah-Mohammed-Khan, es mains duquel il nous
laisse. Le lendemain, il s'est rendu à son camp, déjà tout prêt à être levé,
mais où il a passé la journée entière, ainsi que le veut l'usage. Cette jour-
née de délai, une fois les apprêts terminés, est destinée à réparer toutes
les omissions, tous les oublis qu'on a pu commettre. Le fait est que, pen-
dant ces douze heures, hommes et chameaux n'ont cessé de circuler entre
le palais du sardar et ses tentes de voyage. Ce prince est parti sans le moin-
dre éclat, sans aucune parade dans les rues, sans congé de cérémonie,
sans que le canon retentît, très discrètement, très prudemment, quittant
la ville par les rues les moins fréquentées. On dit tout bas qu'il avait d'ex-
cellentes raisons pour agir ainsi. Parmi les nombreux citoyens qu'il a lé-
sés ou ruinés, un vengeur des griefs publics aurait bien pu se rencontrer.
Il emmène avec lui deux ou trois mullahs des plus compromis parmi ceux
qui n'ont pas déjà fait le voyage de Caboul. Ces prêtres rusés déclinaient
l'honneur de l'accompagner, prétextant le soin de leurs ouailles, l'instruc-
tion de la jeunesse confiée à leur direction, et mille autres raisons du
même ordre; mais l'héritier présomptif du trône avait, lui, de si excel-
lens motifs pour insister auprès d'eux! Pouvaient-ils, pendant un si long
voyage, le priver de leurs pieux entretiens, de leurs religieuses consola-
tions? Leurs prières, leur intercession auprès de Dieu ne le garantiraient-
elles pas de tout désastre? Et pour tempérer ce que cette ironie aurait pu
avoir de trop peu persuasif, le prince y ajoutait la promesse d'un accrois-
sement de salaire, de charges lucratives, si le voyage s'accomplissait sans
encombre, grâce à leurs oraisons. L'avarice, l'orgueil, l'ambition balançant
leurs justes craintes sur le traitement qui les attend à Caboul, ils ont pris
leur parti d'assez bonne grâce. Nul ici ne doute qu'ils ne soient, comme les
autres, invités à dîner chez Dost-Mohammed. »
Tout cela ne ressemble-t-il pas trait pour trait à certaines chro-
niques italiennes du temps des Borgia?
III.
L'envoyé anglais Elphinstone, qui s'était un peu engoué des
Afghans en leur reconnaissant les premières qualités d'un peuple
232 REVUE DES DEUX MONDES.
constitutionnel, l'amour de la patrie et de l'indépendance, a voulu
préconiser aussi leur tendance chevaleresque au respect des femmes.
Forcé de reconnaître qu'on vend celles-ci, qu'on les achète, qu'on
règle même les compensations pénales au moyen de ce bétail hu-
main, si bien qu'un meurtre vaut douze jeunes fdles, six dotées et
six non dotées (1), il n'en persiste pas moins dans sa bienveillante
appréciation, et veut trouver à toute force chez son peuple favori
les « rudimens d'une galanterie raffinée. » 11 cite comme preuve
une guerre civile qui datait déjà de plusieurs années à l'époque
où il écrivait, et dont l'origine était une « intrigue d'amour » entre
le chef des Turcolaunees et la femme d'un des khans Euzofsais.
Il cite aussi les romans, les ballades amoureuses où certains poètes
afghans ont parlé de l'amour en termes d'une délicatesse remar-
quable, et entre autres l'histoire d'Audam et de Doorkhaunee, le
plus populaire de ces chants, dont il donne une analyse succincte.
Mariée contre son gré à un époux qu'elle n'aime pas, Doorkhaunee
continue avec Audam un roman tout platonique dont les premiers
chapitres furent ébauchés par eux dès leur première adolescence
malgré des parens barbares qu'une haine mutuelle rendait inexo-
rables. Les deux amans se voient en secret, mais sans que la fer-
meté de la jeune femme se démente. Elle résiste aux obsessions
de l'amour connue aux exigences de l'hymen. Le mari finit par pé-
nétrer le mystère de ces furtives entrevues, et dresse une embus-
cade où Audam, traîtreusement attaqué par plusieurs ennemis à la
fois, reçoit, en s' échappant, une blessure mortelle. Le cruel époux
de Doorkhaunee se donne le plaisir de paraître devant elle aussitôt
après le combat et de lui montrer l'épée encore sanglante qui
vient, dit -il, de donner la mort à Audam. Cette tragique appari-
tion, cette fatale nouvelle, frappent d'horreur l'épouse coupable,
l'amante veuve, qui tombe expira*hte entre deux fleurs chéries,
l'une portant le nom d'Audam, l'autre celui de la jeune femme elle-
même, et dont la culture assidue était son passe-temps de prédilec-
tion. Audam, réfugié secrètement dans le voisinage de l'endroit où
il avait failli périr, succombe en apprenant le trépas de sa chère
Doorkhaunee. On les enterre séparément, mais, par la seule vertu
de l'amour qui les avait unis, leurs cadavres se rejoignent dans le
même tombeau, sur lequel mêlent et confondent leurs ramures deux
arbres qui l'ombrageaient (2).
Cette fiction suppose effectivement ce que les philosophes appelle-
raient « un concept » de l'amour le plus éthéré; mais il ne faut pas
(1) La dot moyenne est de 150 francs environ.
(2) An Account of the Kingdom ofCaubul, etc. London 1815.
LA VIE DES AFGHANS. 233
se hâter d'en conclure que les Audam et les Doorkhaunee se ren-
contrent fréquemment parmi les klephtes farouches de l'Afghanistan.
M. Belle w ne nous laisse là-dessus aucune illusion : il parle bien de
l'extrême méfiance qui est à l'ordre du jour parmi les maris de Kan-
dahar, et cite l'ignominieux supplice qu'il vit infliger à une femme
adultère, promenée par toute la ville à califourchon sur un âne
monté à rebours, la tête rasée, le visage couvert d'un mélange de
suie et d'huile, pauvre pécheresse que la canaille poursuivait des
injures les plus immondes; mais il ajoute que, malgré un si rude
châtiment (qui est lui-même une atténuation de la peine de mort,
légalement infligée à ce genre de crime) et nonobstant toutes les
précautions que peut inspirer la jalousie la plus raffinée, les maris
afghans ne sont pas beaucoup mieux préservés que d'autres de cette
infortune qui leur donne tant de souci. Négligées par ces débauchés
oisifs, qui volontiers passent leur temps soit dans quelque sale orgie,
soit à bavarder dans quelque hujra ou quelque masjid (1), n'ayant
pas même idée de ce que nous appelons « devoir moral, » favorisées
dans le secret de leurs liaisons coupables par ce vêtement spécial
qu'elles portent au dehors, la hurka ., sous les plis duquel on ne
distingue ni la personne ni même le sexe, elles peuvent ainsi intro-
duire dans le harem, à titre Garnie., le complice de leurs désordres,
et se vengent fréquemment des infidélités de tout genre que leurs
époux se permettent sans le moindre scrupule. Nous nous interdi-
rons de soulever ici le voile que M. Belle w tire brusquement sur
des infamies que sa clairvoyance médicale lui a révélées, et dont
M. Elphinstone ne paraît pas s'être douté. 11 nous suffira de dire que
les Afghans poussent plus loin qu'aucun autre peuple d'Orient le
« vice oriental » par excellence : il se retrouve dans les âpres mon-
tagnes de l'Hindou-Koush comme il existait, assure-t-on, sur les
rochers escarpés de la Laconie, mêlé, on ne sait comment, dans l'un
et l'autre cas à une surabondance de virilité farouche, indomptable
et hautaine.
Le lecteur consciencieux qui, pour éclaircir les doutes résultant
de témoignages si contradictoires, voudrait recourir aux souvenirs
de M. John Campbell (autrement dit Feringhee-Bacha) pourrait se
trouver fort embarrassé. Par inadvertance ou par scrupule, le jeune
Anglais a perdu parmi les Afghans » ne parle pas une seule fois des
pièges que les filles d'Eve ont pu tendre à sa vagabonde inexpé-
(Ij La ]mira est une sorte de club, une hutte possédée en commun pai- tous les ha-
bitans d'un village ou d'un quartier urbain. On y fume, on y cause, on y apprend les
nouvelles par les voyageurs de passage, qui trouvent là, pour vingt-quatre heures, un
abri et des alimens gratuits. — Le masjid, nous l'avons déjà dit, c'est la mosquée où
l'on se rencontre pour causer, mais où la pipe et les goinfreries sont interdites.
23A REVUE DES DEUX MONDES.
rience. Peut-être aussi faut-il s'en prendre au rédacteur-interprète
de cette étrange biographie, surtout s'il appartient à la secte aus-
tère des quakers, ainsi que son nom semlDle l'indiquer (1). Quoi
qu'il en soit, les confessions de l'aventurier anglo-afghan ne nous
le montrent guère qu'occupé de ruses juvéniles, qui ont presque
toujours pour objet de lui procurer l'argent nécessaire à ses plaisirs
ou à ses desseins. Ses aveux, sous ce rapport, sont d'une naïveté
peu édifiante, qui n'est accompagnée, ce semble, d'aucun remords
et même d'aucun embarras. Il est vrai que l'exemple de ces fraudes
intéressées lui fut donné de bonne heure , et en premier lieu par le
maître chargé de l'instruire. Ce mentor modèle était d'une sévérité
outrée pour ses malheureux écoliers, jusqu'au moment où il avait
obtenu qu'ils payassent à beaux deniers comptans son indulgence
mercenaire. Il cessait alors de les battre et les dispensait volontiers
de tout travail. Pour satisfaire à ses exigences avides et toujours
renaissantes, ses victimes avaient recours au vol domestique, et
John Campbell en particulier dévalisait sa mère adoptive au profit
de ce cruel professeur. Plus tard il voulut s'évader pour aller, dit-
il, à la recherche de ses compatriotes; mais, au lieu de se rendre
directement à son but, il fit longtemps, trop longtemps, l'école
buissonnière , vivant d'expédiens, et aussi souvent trompeur que
trompé. Ainsi qu'on l'a dit plus haut, ses caravanes picaresques
(elles rappellent beaucoup celles de Lazarille de Tormes) manquent
fréquemment de vraisemblance, plus fréquemment d'intérêt. Pres-
que toujours errant, ne poursuivant d'autre but que celui de vivre
d'industrie, bravant, il est vrai, tous les dangers, mais les bravant
un peu à l'aveugle et avec un courage de pur instinct, domestique
ici, sorcier là, derviche apprenti, associé à des bandits de grande
route, maquignon nomade, finalement, comme soldat, tantôt au
service du khan d'Hérat, tantôt à celui du chah de Perse, et même,
un beau jour, enrôlé au service du tsar, c'est là un bohème d'es-
pèce étrange, un narrateur tant soit peu suspect. On se demande
comment il a pu entasser tant de professions diverses entre l'année
1840, date qu'il assigne à sa naissance, et l'année 1857, où il dé-
barquait à Bombay. Et la question n'est pas en voie de s'éclaircir,
la confiance n'est pas près de renaître quand on lit, entre autres dé-
tails donnés sur lui, les lignes suivantes : (( A mesure que nos rela-
(1) Hubert Oswald Fry. Mistress Fry est une des célébrités de la secte des amis.
Tous les philanthropes connaissent les persévérans efforts qu'elle consacrait, il y a une
quarantaine d'années, à la réforme des prisons. Voyez la Bévue d'Edimbourg de sep-
tembre 1818, vol. 30, pages 480 et suivantes. M. Hubert Oswald Fry est le fils, non de
la célèbre mistress Fry, mais de l'institutrice de même nom, chez laquelle était placé
John Campbell.
LA VIE DES AFGHANS. 235
lions devenaient plus intimes, je m'intéressais davantage à cet hôte
étranger. Il montrait beaucoup de respect pour les idées religieuses,
sous quelque forme que le culte fut offert à la Divinité ; mais ses
idées sur la vérité me paraissaient décidément empruntées aux jé-
suites. Il tenait pour très justifiable le mensonge dont le but est
légitime, théorie soutenue par M'"^ de Genlis et autres écrivains fran-
çais... »
... On ne s'attendait guère
A voir Genlis en cette affaire.
Mais il est difficile de se refuser à cette idée que John Campbell,
pour rendre son odyssée individuelle plus intéressante, l'a surchar-
gée de détails fournis par son imagination féconde. Supposons-le
né avec le génie du romancier, on aurait eu un véritable Gil Blas
afghan que rien n'eût empêché d'être un chef-d'œuvre. Tel que ce-
lui-ci nous est offert, on pourrait tout au plus s'en servir comme
d'un cadie à remplir, en lui empruntant ce qu'il renferme de détails
historiques et géographiques susceptibles d'être contrôlés de près.
Le jugement définitif de M. Bellew sur le peuple afghan, sans
être à beaucoup près aussi favorable que celui de M. Elphinstone,
s'en rapproche sur un point essentiel. Après avoir décrit la tyran-
nie de l'émir et des sardars dans tout ce qu'elle a de plus abusif et
la soumission fataliste des sujets opprimés à l'abominable arbitraire
dont ils sont les victimes passives, l'écrivain ajoute ces réflexions
curieuses :
« Le tableau que je viens de tracer n'a rien d'exagéré. Véritablement, n'é-
tait leur patriotisme, leur sauvage indépendance, leur orgueil comme peu-
ple, rien ne maintiendrait l'existence des Afghans en corps de nation. Ils le
savent, ils s'en lamentent, et tirent néanmoins vanité de cette liberté anar-
chique, prétendant que, s'ils étaient plus solidement constitués, plus unis
et plus dociles, ils feraient aisément la conquête du monde. Un observateur
superficiel serait amené à penser que n'importe quelle puissance étran-
gère, pénétrant dans ce pays et prenant les rênes du pouvoir, verrait son
avènement salué par les masses populaires, si celles-ci se sentaient gou-
vernées avec sévérité, mais avec justice, et d'après des principes sagement
libéraux. Et pourtant, selon toute probabilité, c'est le contraire qui arri-
verait. L'Afghan répugne à tout ce qui le gêne, et préfère souffrir le dom-
mage qui lui est infligé par une force supérieure à la sienne, pourvu qu'il
conserve l'espoir de se trouver quelque jour en état de dominer à son tour
et d'écraser un plus faible que lui. Il aime mieux se laisser opprimer et se
promettre une revanche que se soumettre à un code quelconque dont
l'exacte rigueur lui ôterait cette consolante espérance. »
Si nous tenons ces vues pour absolument exactes et cette interpré-
tation peu indulgente pour tout à fait juste, de si étranges propen-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
sions ont de quoi choquer tout esprit bien pondéré; nul doute qu'elles
ne soient faites pour confondre un professeur de droit constitution-
nel, et même un partisan modéré des plus saines doctrines politiques.
11 n'en est pas moins vrai qu'en y regardant de près, et en tenant
compte de ce qui manque maintenant à plus d'un peuple civilisé
sous le rapport de la hauteur d'âme individuelle, de la fierté néces-
saire, de l'indomptable antipathie que l'homme devrait toujours
éprouver pour ce qui le dégrade, on est tenté d'applaudir à ces mons-
truosités afghanes : l'orgueil poussé jusqu'au suicide, l'horreur du
joug poussée jusqu'au délire. Cette « folie de la croix » qu'on exalte
chez les saints devrait tout au moins faire comprendre ce qu'il y a de
grandiose dans ce qu'on pourrait appeler la « folie de la liberté, »
folie plus sensée qu'on ne le suppose généralement. L'incendie de
Moscou (en supposant qu'il ne fût pas une détermination indivi-
duelle), — la guerre au couteau de Palafox, — la résistance déses-
pérée des Souliotes, — la persistance incompréhensible du carbo-
narisme italien, — la Pologne dix fois vaincue, dix fois debout, et
opposant, comme elle fait en ce moment même, la faulx de ses
paysans aux canons rayés du tsar, — tous ces représentans, à titres
bien divers, de la « révolte à outrance » traduisent en actes, érigent
en doctrine une des plus magnifiques et des plus indestructibles ten-
dances de l'âme humaine. En préférant, comme les Afghans, l'anar-
chie, le désordre, la misère aux bienfaits douteux d'une soumission
mêlée de honte, ils affirment, sans trop s'en douter peut-être, le
meilleur titre que l'homme puisse faire valoir quand il revendique
une origine supérieure à celle des êtres qui font partie de son do-
maine. Il n'est que par là le roi légitime de la création, et son droit
à la couronne, c'est qu'il n'a jamais complètement, définitivement
abdiqué, pour la remettre à qui que ce soit, — non pas même à
la puissance invisible, — cette souveraineté individuelle qui est le
principe et l'essence de la liberté ici -bas. La conscience ne s'y
trompe point. Ses lumières intimes, sa perspicacité mystérieuse lui
permettent de discerner parmi les élémens divers de notre com-
plexe organisation ceux qui répondent aux diverses fins de la vie
mortelle, et de les honorer à titre égal. Elle comprend, elle admire
la patience et la résignation; mais l'énergie indomptable conserve
à ses respects un titre qui ne se prescrira jamais. Dix-neuf siècles
de christianisme n'ont ni flétri, ni même déclassé la vertu stoïcienne.
Silvio Pellico n'a pas abrogé Gaton d'Utique.
E.-D. FORGUES.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre 1863.
Fatigués à bon droit de Tobscurité maussade et du silence triste dont les
questions politiques qui excitent une anxiété générale demeurent depuis si
longtemps enveloppées, nous ressentons un véritable soulagement d'esprit
à la pensée que dans peu de jours la session du corps législatif sera ouverte.
Le sentiment que nous exprimons est celui de tout le monde. La réunion
des chambres est attendue cette année par les intérêts comme le retour de
la Lumière qui leur est nécessaire pour se guider, comme la promesse d'une
délibération rationnelle et contrôlée des affaires nationales, qui est indis-
pensable à leur sécurité. Elle est saluée comme une renaissance par ceux
chez lesquels l'inertie forcée qu'a subie la vie politique de notre pays n'a
point éteint le zèle du progrès des institutions et cette flamme d'amour dé-
mocratique de la liberté que la révolution a pour toujours allumée au cœur
de la France. Nous ne faisons point allusion ici à la curiosité banale qu'é-
veillent ordinairement les discours officiels, les communications ministé-
rielles, la publication plus ou moins parcimonieuse des papiers d'état. Il
faut mieux comprendre le caractère de l'impatience qui aujourd'hui, dans
les départemens comme à Paris, se trahit de toutes parts, car c'est le signe
certain du commencement d'une nouvelle ère de vie politique. Le plus
pressant besoin de la France en ce moment est de s'entendre parler elle-
même; la voix qu'elle est avide d'écouter, c'est celle dont ses représentant
libéraux vont lui renvoyer les accens, c'est la sienne propre.
L'entrée en scène du nouvel acteur que nous attendons tous coïncide
d'ailleurs avec un remarquable épisode de la vie politique de la France.
Intérieures ou extérieures, les affaires qui vont s'agiter ont pris des pro-
portions et ont acquis une importance que les questions politiques n'a-
vaient pas présentée depuis longtemps. A l'intérieur, les premiers débats
du corps législatif vont porter sur la vérification des pouvoirs des nou-
veaux députés; une vaste, retentissante et instructive enquête sera ouverte
sur les dernières élections générales. Or, au fond, la question qui va être
ainsi discutée par le détail dans la chambre est la question capitale de
238 REVUE DES DEUX MONDES.
notre régime constitutionnel, la question du suffrage universel, fondement
de la souveraineté parmi nous. Comment le suffrage universel est-il pra-
tiqué en France? Comment est-il manié par l'administration? C'est ce qui
sera recherché et exposé publiquement. Une telle investigation conduira
nécessairement à l'affirmation des principes qui sont la condition de la
sincérité du suffrage universel et de la validité des droits qui en décou-
lent. Les enseignemens généraux qui résulteront de l'enquête électorale
seront mis naturellement en lumière dans la discussion de l'adresse. Il
faudra rechercher alors si les pratiques électorales de l'administration n'a-
boutissent point à faire absorber le pouvoir représentatif par le pouvoir
exécutif, confusion qu'aucune bonne constitution ne saurait tolérer, et qui
n'est pas plus compatible avec la constitution de 1852 qu'avec nos an-
ciennes chartes. On se demandera si le plus simple bon sens peut admettre
que, dans un pays régi pp,r le suffrage universel, les instrumens de l'infor-
mation et de la discussion publique créés par les besoins et les conditions
des sociétés modernes, que les journaux en un mot, au lieu d'être régis
par le droit commun et de relever de la justice ordinaire, soient soumis à
l'action discrétionnaire du pouvoir exécutif.
La question de la pratique du suffrage universel et la question de la si-
tuation intérieure, questions connexes, unies par la plus étroite solidarité,
sont les points les plus importans de la politique intérieure proprement
dite. C'est avant tout sur ces questions que se classeront les deux poli-
tiques, nous ne voulons pas dire les deux partis : la politique du libéra-
lisme, de la vraie démocratie, du progrès, et la politique de la stagnation,
de la réaction, de la résistance. Après les questions qui touchent à la ra-
cine même des institutions, la plus digne d'examen est sans contredit
celle des finances. La session prochaine sera certainement employée à dis-
cuter les résultats que la politique générale du gouvernement a tirés des
mesures réparatrices, des réformes et des opérations financières accom-
plies par M. Fould. Une autre question délicate, celle des rapports du pou-
voir exécutif avec les chambres, se traitera expérimentalement, pour ainsi
dire, à travers ces débats mêmes : la combinaison qui confie la représen-
tation du gouvernement devant les chambres au ministre d'état, maintenant
assisté, non plus du seul président, mais de plusieurs vice -présidons du
conseil d'état, sera jugée à l'œuvre. Quant aux questions extérieures, il n'est
pas nécessaire d'en signaler l'émouvante et redoutable gravité. Ne parlons
pas de la folle opiniâtreté de l'Allemagne à propos du Holstein et du Sles-
vig, ne parlons pas des tristes et ruineuses incertitudes de l'affaire du Mexi-
que; mais la Pologne est là : ce n'est pas seulement l'humanité qui nous
attache au spectacle du supplice d'une nation si sympathique à la France.
La diplomatie a fait de la situation de la Pologne une question politique
qui tient depuis huit mois l'Europe en suspens. Cédant à une impulsion
généreuse assurément, le cabinet des Tuileries a paru prendre une initia-
tive particulière dans la direction de l'action diplomatique. On va être
REVUE. — CHRONIQUE. 239
bientôt obligé de nous dire ce que cette action diplomatique a produit et
ce que Ton compte faire. Ce qu'elle a produit, nous ne le savons que trop :
d'arrogantes fins de non-recevoir de la Russie, et pour la Pologne un re-
doublement de rigueurs et de souffrances. Ce que l'on compte faire? Pense-
t-on avoir assez fait en liant la politique de la France à celle de l'Angle-
terre et de l'Autriche, pour finir par répondre à cette interrogation par le
mot rien, murmuré en trio? Mais alors ce sont les raisons de cette stérilité
collective qu'il faudra rechercher ; il faudra éclairer la question générale
des alliances et se rendre compte d'aussi près que possible de la situation
du cabinet des Tuileries vis-à-vis de l'Europe.
Cette rencontre des questions les plus importantes du dedans et du de-
hors arrivant à la fois sur la scène des délibérations publiques nous pa-
raît fournir matière à une considération générale d'un ordre élevé. Dans
ce moment de halte et d'attente, à la veille des grandes discussions, nous
nous demandons dans quelle voie la France va s'avancer; son gouverne-
ment se déclarant impuissant daus la question polonaise, le pays appli-
quera-t-il son activité à l'intérieur, au développement des institutions et
aux progrès de la liberté? ou bien, acceptant au dehors la besogne que les
circonstances paraissent nous offrir, attendrons-nous l'extension de nos
libertés comme la récompense des combats que nous aurons soutenus en
Europe pour la défense de l'humanité et de la justice? Qu'est-ce qui va
prendre la première place dans les préoccupations politiques de la France?
Est-ce le dedans ou le dehors? Ce sont les choses mêmes qui nous posent
cette alternative : il n'est pas possible de l'éluder. Ici ou là, il faut que la
France marche vers un but, aille quelque part. Nous connaissons bien l'é-
nergie avec laquelle les intérêts économiques et l'activité industrielle ont
pénétré dans la constitution des sociétés modernes, nous savons la part
légitime et considérable qui doit être faite par la politique à ces puissans
et féconds intérêts ; mais nous en prévenons nos amis de l'industrie et du
monde financier : ils commettent une énorme méprise, s'ils se figurent que
nos grands peuples modernes, que la France surtout, se puissent nourrir
exclusivement de ce pain-là. Construire des chemins de fer, être attentif
aux variations des fonds publics, assister au jeu d'enfer des crédits mobi-
liers sur les différences de bourse, acheter des terrains, percer des rues,
faire dans nos villes des squares et des parcs à l'anglaise, c'est plus ou
moins utile, plus ou moins beau, plus ou moins amusant; mais ce n'est pas
toute la vie d'une grande nation et d'une noble race. Enfans de 1789, nous
sommes nés pour faire chez nous et au dehors autre chose encore. Au
dedans, nous avons à regagner le terrain perdu par la liberté; au dehors,
nous ne pouvons nous désintéresser des combats que se livrent dans le
monde la justice et l'oppression, le droit et la tyrannie. Et nous n'avons
point la faculté d'ajourner, pour la commodité de nos intérêts matériels,
l'accomplissement de nos devoirs intérieurs et extérieurs. Les nations ne
peuvent pas choisir l'heure de vaquer à leurs devoirs; cette heure leur est
240 REVUE DES DEUX MONDES.
fixée ou par l'énergie intime des ressorts de la vie nationale ou par des
événemens indépendans de notre volonté.
Deux tendances, on pourrait presque dire deux écoles différentes, se
sont depuis quelque temps prononcées en France à l'égard du choix que
notre pays peut faire entre l'action intérieure et l'action extérieure. Les
uns se préoccupent davantage du rôle extérieur de la France, de la mission
qu'elle peut avoir à remplir dans la société des peuples; les autres s'in-
quiètent surtout de notre développement intérieur, des progrès que nous
avons à faire pour assurer chez nous l'indépendance, la liberté et la dignité
de l'homme et du citoyen. Les deux tendances ont quelquefois paru se con-
trarier; les deux écoles se sont montrées jalouses l'une de l'autre. L'une,
celle de l'action étrangère, a semblé mépriser comme une petitesse l'inté-
rêt des progrès politiques intérieurs comparés à la grandeur et à l'éclat
que pourrait nous promettre une politique extérieure inspirée de l'esprit
de notre révolution ; l'autre s'est montrée disposée à considérer l'action
extérieure comme une diversion fâcheuse qui arrête ou fait dévier le dé-
veloppement de la vie politique au dedans. Ces deux écoles ont tort à nos
yeux dans ce qu'elles ont d'exclusif : elles supposent toutes deux, et c'est,
suivant nous, une erreur, qu'un pays comme la France et les gouvernemens
qu'il a à sa tête sont maîtres de faire à leur choix de la politique intérieure
ou de la politique étrangère, que l'on peut systématiquement embrasser
l'une et négliger l'autre, que les intérêts de la politique progressive au
dedans peuvent être dilférens de ceux de la politique généreuse et glorieuse
au dehors, que le succès de l'une peut même nuire au succès de l'autre.
Ces deux plis d'esprit sont vicieux, et entretiennent de fâcheux préjugés.
Pour notre part, nous avons pris soin de ne contracter ni l'un ni l'autre,
d'accepter dans l'ordre où ils nous étaient présentés par les circonstances
les devoirs imposés à la France, soit à l'intérieur, soit au dehors. Nous ne
croyons pas qu'il puisse y avoir d'antagonisme entre ces deux ordres de
devoirs; nous pensons au contraire qu'ils s'entr'aident mutuellement; nous
sommes convaincus que les progrès de la liberté en France serviront de
la façon la plus efficace et la plus durable les causes justes dans le monde,
et que le concours que nous prêtons au droit hors de nos frontières ne
peut que profiter au progrès et à la consolidation de la liberté chez nous.
Nous avons la certitude que l'on ne peut nuire au triomphe de ses prin-
cipes, quand on les sert avec abnégation et désintéressement dans l'une
ou dans l'autre des voies où ils sont engagés ; mais cette façon de voir
n'est point celle de tout le monde. Les partisans de l'action extérieure
ont même plus d'une fois donné à entendre que leur appréciation se-
rait celle vers laquelle inclinerait le gouvernement. Ils semblaient croire
que notre gouvernement aimait mieux occuper politiquement la France à
l'étranger qu'à l'intérieur. Quoi qu'il en soit, nous sommes arrivés à un
point critique où les questions des deux ordres se présentent à nous avec
des caractères semblables d'importance et d'urgence. Le mieux 'serait de
REVUE. — CHRONIQUE. 241
les mener de front; si l'on ne s'y résout point, quel parti prendra-t-on?
A l'intérieur, nous l'avons dit, la vérification des pouvoirs des députés
posera sous la forme la plus pratique les questions constitutionnelles les
plus hautes. La vérification des pouvoirs intéressera la discussion et édi-
fiera l'opinion de deux manières : par les faits qu'elle mettra en lumière et
par les conclusions générales qu'elle permettra de tirer de l'ensemble du
procès. Les faits seront assurément curieux. Des protestations en adres-
seront à la chambre l'énumération et la description. Parmi ces protesta-
tions, les unes seront livrées d'avance à la publicité, les autres se pro-
duiront sans doute au sein même du débat. Parmi les protestations qui
exciteront l'intérêt le plus vif, il faut signaler celle que M. Casimir Perler
vient de publier. L'élection, dans la première circonscription du départe-
ment de l'Isère, n'a tenu qu'au déplacement de moins de l,/iOO voix. Ce dé-
placement a tourné au profit du concurrent de M. Perler. A quels moyens
n'a-t-on pas eu recours pour appeler ces quelques centaines de voix autour
du candidat recommandé par le préfet! Dans cette élection, comme dans
toutes celles qui ont été contestées, ce qui frappe avant tout, c'est le rôle
actif joué par l'agent supérieur du pouvoir exécutif, par le préfet. A vrai
dire, ce n'est point entre deux candidats que la compétition s'établit, c'est
entre le préfet et le candidat de l'opposition ; ce n'est pas le candidat gou-
vernemental qui dispute les votes à son adversaire, c'est le préfet qui les
brigue. La protestation de M. Perler, digne de la mâle fermeté que ce can-
didat a montrée durant l'élection, nous fait connaître les moyens qu'un
préfet peut employer dans une telle lutte.
Un fait bizarre, c'est la façon dont est choisi le candidat gouvernemental.
Il y avait un candidat naturel, l'ancien député, M. Arnaud. Celui-ci, dans
une circulaire où il décline la candidature, annonce à ses concitoyens
que c'est à so7i insu qu'il a été désigné pour les représenter au corps lé-
gislatif. — Il est donc possible de devenir par désignation candidat sans
le savoir! — L'administration remplace dans son patronage M. Arnaud par
M. Royer. Le préfet ne se borne point à désigner et à recommander le
candidat officiel; il entre en campagne pour lui, il entame la polémique
contre son concurrent, et quelle polémique! Dans une proclamation affi-
chée, un agent supérieur du pouvoir se croit autorisé à dire d'un citoyen
qui ne fait qu'exercer ses droits politiques qu'il répand à profusion des
journaux et des libelles, qu'il n'épargne rien pour tromper la foi politique
des électeurs! Mais un préfet a d'autres ressources encore que les pro-
clamations passionnées, il a les agens disciplinés de l'administration, il a
aussi la distribution des faveurs et de certains dons aux communes.
M. Perler publie des copies certifiées de lettres adressées à des maires par
le préfet, à la veille de l'élection, pour annoncer des dons de diverse
nature, des subventions, des travaux, ou pour promettre des chemins. Ce
n'est pas tout : sur des ordres venus de Paris, une poursuite est dirigée
TOME XLVIII. IG
2Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
contre une lettre publiée dans un journal local par M. Casimir Perier.
Cette fois c'est au pouvoir judiciaire qu'on a recours. Le procureur- gé-
néral annonce les poursuites au préfet, et celui-ci, au moment même de
l'élection, répand en affiches la communication du procureur -général, la
fait lire dans les communes par les gardes champêtres à son de caisse
ou à son de trompe, interrompt le service de la poste pour employer les
facteurs à la plus prompte distribution des affiches officielles. Ces faits sont
curieux assurément, ils se reproduisent à peu près dans toutes les élections
contestées; malgré la monotonie des répétitions, il sera bon de les porter
tous à la connaissance du public : en se multipliant et en se généralisant,
ils prennent un caractère systématique, ils fournissent des traits destinés
à tracer une page significative de l'histoire d'un système. Mais un ensei-
gnement plus haut s'en dégage. Ces faits sont en contradiction avec les
principes de toutes les constitutions modernes, qui établissent la liberté
politique sur la division des pouvoirs. Il y a des lois de la mécanique po-
litique non moins positives, non moins certaines, non moins nécessaires
que celles de la mécanique physique. Ces lois, fondées sur les rapports du
pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, ont été ex-
posées depuis un siècle avec une éblouissante clarté. Il est impossible
qu'elles demeurent longtemps méconnues et comme ignorées dans le pays
de Montesquieu, de Mirabeau, de Sieyès, de Royer-Collard. Ces lois procla-
ment que la division des pouvoirs c'est la liberté, que leur confusion c'est
le despotisme. Or quel empiétement plus grand le pouvoir exécutif peut-il
commettre sur le pouvoir législatif que d'intervenir à l'origine même de
celui-ci, qui est l'élection des députés, pour influer de toute sa force sur
la direction des suffrages? Une confusion aussi abusive des pouvoirs est
radicalement contraire à la constitution de 1852. Un des objets principaux
de cette constitution a été de garantir le pouvoir exécutif contre ce que
l'on a considéré comme des usurpations du pouvoir législatif. Cette consti-
tution, dont on a fait consister le mérite dans une délimitation meilleure
des pouvoirs, ne peut sanctionner l'absorption indirecte du pouvoir légis-
latif par le pouvoir exécutif. Quand donc, avec les faits des dernières élec-
tions générales sous les yeux, on demandera la liberté du suffrage univer-
sel, lorsque, devant le spectacle de la prépondérance abusive des agens
du pouvoir exécutif, on réclamera la liberté de la presse et les franchises
de l'opinion publique, contre-poids naturel et nécessaire des abus de l'in-
fluence administrative, on ne fera que défendre cette constitution contre
des interprètes maladroits qui n'en comprennent pas le sens et des agens
inconsidérés qui, à l'application, ne craignent point d'en dénaturer l'es-
prit.
Toute la question intérieure est là. En portant une lumière éclatante sur
ce point capital de notre droit constitutionnel, l'opposition démocratique
et libérale de la chambre peut, comme par une illumination subite, chan-
REVUE. CHRONIQUE. 243
ger la face de la situation intérieure, et remettre la France sur le g:rand
chemin de la liberté. On s'apercevra bien de cette vérité quand on ar-
rivera au débat des questions d'affaires. C'est aux finances que viennent
aboutir toutes les branches de la politique pratique. Les lois de finances
sont par excellence l'apanage du pouvoir législatif. C'est en finances qu'une
assemblée représentative doit surtout avoir la pensée sûre et la main ferme.
C'est pour la bonne gestion des finances qu'un gouvernement prudent et
appliqué doit rechercher dans un corps législatif les lumières et l'indépen-
dance; il est le premier intéressé à trouver au besoin dans la résistance de
la chambre élective un contrôle qui l'arrête dans ses entraînemens et le
ramène à la conception unitaire et harmonique des intérêts multiples et
complexes qui forment les diverses branches de la politique nationale. Une
chambre élective ayant la conscience de sa spontanéité rappellera à temps
au gouvernement que l'équilibre financier va être compromis tantôt par
une expédition lointaine dont les conséquences ne peuvent être mesurées,
et où les dépenses ne seront nullement proportionnées à l'intérêt politique
engagé, tantôt par une impulsion trop accélérée donnée aux travaux pu-
blics, qui accumule soit sur le capital disponible du pays, soit sur le tré-
sor, des charges trop lourdes à un moment donné, qu'il serait préférable
de répartir sur un plus long espace de temps. Une telle chambre rappel-
lera encore ou que la dette flottante est trop lourde, ou que l'impôt est
excessif, et peut décourager et amoindrir le mouvement de l'épargne na-
tionale. En indiquant ici le rôle qu'aurait à remplir une chambre élective,
à la condition qu'elle ne serait point une émanation indirecte du pouvoir
exécutif, nous ne croyons point nous écarter des intentions que le gou-
vernement lui-même a manifestées dans une circonstance solennelle. L'em-
pereur a évidemment cherché un secours dans l'assemblée représentative
quand, après la publication du célèbre mémoire de M. Fould, il renonça
au système des crédits extraordinaires ouverts par décrets; mais, pour que
cette intention puisse être eificace, il est aujourd'hui visible, après une ex-
périence de deux ans, qu'il serait nécessaire que la pratique électorale du
gouvernement fût mise d'accord avec ses bonnes résolutions financières; il
serait nécessaire qu'une plus grande spontanéité fût laissée au suffrage uni-
versel.
Les embarras, les inquiétudes, que cause éternellement en France la
question financière sont pour nous un étonnement toujours nouveau. Il n'y
a pas au monde de pays doté d'une prospérité intrinsèque égale à celle de
la France. Nous doutons que l'Angleterre, malgré les accumulations de ca-
pitaux dont elle dispose, surpasse la France en véritable richesse. L'épargne
agit dans notre pays avec une puissance qui a surpris même ceux qui
avaient la meilleure idée de ses ressources. Et pourtant un véritable ma-
laise vient périodiquement entraver l'essor de confiance auquel il serait si
naturel que les capitaux français se dussent livrer. Les inquiétudes que
peuvent donner les questions étrangères ne nous paraissent pas expliquer
244 REVUE DES DEUX MONDES.
suffisamment les défaillances périodiques du marché financier et la baisse
des effets publics. S'il est un peuple que son tempérament et la juste idée
qu'il a de sa force devraient rendre peu accessible à la crainte des diffi-
cultés étrangères, il nous semble que c'est le peuple français. La France a
eu cette année une bonne récolte; ses revenus publics sont toujours en
voie d'accroissement; l'épargne continue à être considérable, le capital
est abondant. D'où viennent donc aujourd'hui les sourdes rumeurs, les
vagues défiances qui circulent dans le monde des affaires? Pourquoi cette
crédulité craintive? pourquoi par exemple s'obstine-t-on à voir toujours
en perspective un emprunt?
Le point que nous allons toucher est, nous le croyons, le vrai point sen-
sible de la situation financière de la France. La France a une dette flottante
qui, sans être trop lourde pour elle, est cependant exagérée. Même ce
fameux milliard qui avait tant ému les imaginations il y a deux ans pa-
raît au fond une charge bien légère quand on songe aux ressources de la
France. Pour rester dans les limites les plus raisonnables et les plus strictes,
pour se débarrasser de cet épouvantail , le gouvernement n'aurait eu qu'à
échanger la moitié du milliard de ses engagemens à courte échéance contre
une somme égale constituée en rentes perpétuelles. L'opération eût été
bien simple et se fût très vivement accomplie. Certes, depuis deux ans,
nous avons prêté à l'Italie, à la Russie, à la Turquie, des sommes bien su-
périeures à celles que nous n'aurions eu qu'à nous prêter à nous-mêmes.
Le péril d'une dette flottante trop considérable n'est donc pas pour la France
dans l'importance de la somme due, mais dans la forme de la dette. La
somme pour nous est légère , la forme est périlleuse. La dette flottante est
en effet une dette à courte échéance. Qu'un de ces événemens qui affectent
le crédit général, qui créent une panique, qui suspendent la confiance,
vienne nous surprendre avec une grosse dette flottante, et alors cette dette
devient pour nous, à cause de sa forme, parce qu'elle constitue des enga-
gemens prochainement exigibles, un grave embarras. Dans une telle éven-
tualité, l'état serait exposé, au moment où arriveraient les échéances, à ne
plus trouver de crédit. La position du trésor se complique, dans une pré-
vision semblable, des embarras analogues qui éclateraient autour de lui.
La ville de Paris a, elle aussi, une dette flottante qui n'est pas médiocre,
puisqu'elle atteint 125 millions. L'utile institution des banques de dépôts
tend à s'acclimater parmi nous : les dépôts forment aussi une dette flot-
tante dont en une heure de crise on s'empresserait d'exiger le rembourse-
ment. Enfin il n'y a pas jusqu'à la société immobilière de M. Emile Pereire
qui, sous la forme d'une caisse des travaux publics, ne veuille avoir, elle
aussi, sa dette flottante. Il y a là toute une solidarité de situations et d'in-
térêts dont on peut dire que le trésor, qui est le plus grand banquier de
France, est la clé de voûte. Avec un trésor bien armé contre le péril, c'est-
à-dire n'ayant pas d'engagemens exigibles qui pussent l'embarrasser, la
crise serait affrontée avec fermeté, et la confiance reviendrait vite. Il n'en
REVUE. — CHRONIQUE. 245
serait pas de même, si la situation devait être dominée par une gêne grave
et prolongée du trésor.
Il peut, on le voit, se présenter des cas où le trésor ressemblerait à un
banquier très riche qui, ayant compté sur le crédit pour payer ses échéances
et se voyant le crédit enlevé par une circonstance imprévue, quoique bien
au-dessus de ses affaires, serait forcé de les interrompre. Une erreur de
prévision, non le défaut des ressources réelles, amènerait une complica-
tion déplorable. — Mais, dira-t-on, au lieu de s'exposer à de tels accidens,
pour se mettre même en état de les surmonter tous, comment se fait-il
que le gouvernement ne prenne point un jour un grand parti relativement
à la dette flottante? Comment ne débarrasse-t-il pas le marché financier et
ne se délivre-t-il pas lui-même d'un grand souci en consolidant par l'opé-
ration si facile et si légère d'un emprunt une portion de cette dette? C'est
ce raisonnement fort naturel qui accrédite si fréquemment parmi le public
les bruits d'emprunt. Par cette voie, le cercle vicieux de la politique finan-
cière nous ramène à la politique proprement dite. Emprunter! c'est bientôt
dit : oublie-t-on que nous sommes en paix? Emprunter en temps de paix,
ne serait-ce point une douleur pour un gouvernement et surtout pour un
ministre des finances qui voient le budget dépasser deux milliards, qui ont
augmenté récemment certains impôts ou créé certaines taxes pour échap-
per à la triste nécessité d'un emprunt de paix , qui voient au surplus les
revenus publics s'améliorer sans cesse? N'est-il plus permis de croire que
le jour viendra où la dépense croîtra moins vite que le revenu, où les ex-
cédans de recettes serviront à éteindre les découverts? Renoncer à cette
espérance, ne serait-ce point accuser le système politique? Puis est-il in-
terdit d'imaginer que nous obtiendrons du Mexique le remboursement des
deux cents et quelques millions que l'expédition nous a déjà coûtés? Aban-
donner comme chimérique cette perspective, ne serait-ce pas avouer trop
chèrement de nouvelles erreurs du système politique? Que si d'ailleurs,
surmontant une fausse honte, on entrait dans la voie des emprunts de
paix, où s'arrêterait-on? Ne faudrait-il pas recommencer dans trois ou
quatre ans? Nous connaissons des gens, même parmi les amis du gouver-
nement, qui se réconcilient avec les grosses dettes flottantes dans la pen-
sée qu'elles sont le frein le plus efficace contre l'entraînement des dé-
penses et des entreprises aventureuses. De frein, il n'en peut exister que
dans le sévère contrôle du pouvoir législatif, et nous craignons bien que
ce ne soit pas le système électoral pratiqué par M. de Persigny qui nous
puisse doter d'un corps législatif assez résolu et assez fort pour aider le
ministre des finances à contenir les dépenses et à restreindre la dette flot-
tante dans de prudentes limites.
Le corps législatif devra donc, suivant toute apparence, aborder les ques-
tions intérieures d'une façon vive, neuve et piquante; quant aux questions
extérieures, si attachantes qu'elles soient, elles ne se montreront à lui
que sous l'aspect le plus morne et le plus désolant. Où en est la question
246 REVUE DES DEUX MONDES.
polonaise? où a-t-elle été conduite par la campagne diplomatique de cet
été? 11 semble que le plus grand résultat de tout ce travail de la diplo-
matie n'aura abouti qu'à l'acte du comte Russall au banquet de Blairgowrie
proclamant avec préméditation et de sang-froid la déchéance, la forfaiture
des droits que la Russie tenait des traités de 1815 sur la Pologne. Nous ne
sommes point de ceux qui déprécient cet acte honnête de lord Russell sous
prétexte qu'il demeure dépourvu de sanction coercitive. Nous croyons,
quant à nous, à la force morale du droit et à l'autorité d'une interpréta-
tion telle que celle qui en a été donnée en cette circonstance par un
homme d'état dont l'inflexible probité politique est un honneur pour la
communauté européenne. Qu'est- il advenu de cette déclaration de dé-
chéance dans les diverses manipulations diplomatiques qu'elle a dû subir?
Exprimée dans une note qui devait être remise au prince Gortchakof , en
a-t-elle été retirée, comme on l'a dit, par un télégramme envoyé à l'am-
bassadeur anglais à Pétersbourg? La majorité du cabinet anglais n'a-t-elle
pas permis à lord Russell de faire de son opinion personnelle le jugement
officiel de la politique anglaise? S'est- on arrêté devant des représentations
de l'Autriche et des garanties demandées par cette puissance que l'on n'a
pu lui accorder? Est-il vrai que M. de Bismark à cette occasion, devenant
l'intermédiaire officieux de la cour de Saint-Pétersbourg, aurait prévenu
lord Russell et lord Palmerston que la Russie considérerait la déclaration
de déchéance comme un cas de guerre? Le gouvernement anglais aurait-il,
contre toute vraisemblance, reculé devant un artifice aussi grossier? Que
s'est-il passé à cette occasion entre le cabinet de Saint- James et celui des
Tuileries? Refroidie par les hésitations de l'Angleterre et de la France,
est-il vrai que l'Autriche, menacée comme cela lui est si souvent arrivé,
de se trouver en l'air, opérerait un de ces reviremens dont elle a aussi
l'habitude, et songerait à rentrer en grâce auprès de ses dangereux voi-
sins? Une circonstance est de nature à confirmer ce bruit. La Galicie a
pour gouverneur M. de Mensdorf-Pouilly, qui passe pour dévoué à la Rus-
sie. Tant que l'Autriche a été favorable aux Polonais, M. de Mensdorf, sous
prétexte de maladie, a été éloigné de son gouvernement, où il avait pour
suppléant le propre frère du ministre d'état, le général de Schmerling,
dont les Polonais n'ont point eu à se plaindre. Aujourd'hui M. de Mens-
dorf reprend ses fonctions. Sa rentrée en Galicie ne paraît que trop signi-
ficative, et peut-être faut-il craindre que l'insurrection polonaise se voie
bientôt fermée la seule région d'où elle pouvait encore tirer de précaires
ressources. Cet ensemble de faits, s'il est exact, serait fort triste assuré-
ment. La situation européenne que dévoile un pareil dénoûment n'est pas
moins affligeante, et devra être mise à nu dans la discussion de l'adresse.
Nous ne pensons point que l'on persiste à couvrir la regrettable fin de
la campagne diplomatique entreprise pour la Pologne par la banale et peu
sérieuse excuse que la France, engagée dans la question au point de vue
européen et au même titre que l'Autriche et l'Angleterre, n'était pas tenue
REVUE. — CHRONIQUE. 247
à faire plus que ces puissances, et ne pouvait aller au-delà de ce qu'elles
voulaient faire. Ce qu'il y a de superficiel dans cet argument saute aux
yeux. Dans un débat contre la Russie, entre la France, l'Angleterre et
l'Autriche il n'y a parité ni d'intérêts, ni de moyens d'action, ni de périls.
L'Autriche, qui n'est point un peuple ayant le point d'honneur national,
qui n'est qu'une chancellerie et une armée maintenant laborieusement
dans une cohésion précaire des élémens de races diverses et discordantes,
qui supporte directement sur une longue frontière le poids de la Russie,
ne saurait être assimilée, dans les devoirs créés à l'Europe par la ques-
tion de Pologne, ni à l'Angleterre ni à la France. Il eût été nécessaire
que la France fît preuve d'une grande netteté de résolution, se montrât
prête au rétablissement de la Pologne de 1772, et donnât de grands gages
à l'Autriche pour entraîner cette puissance dans une lutte décisive contre
la Russie. Ne trouvant pas de sûretés du côté de l'Occident, l'Autriche, qui
ne peut demeurer longtemps compromise, se retournera vers la Russie.
Ces retours humilians coûtent peu à la cour de Vienne : M. de Metternich
en a mainte fois donné le spectacle. 11 montrait d'intelligentes velléités de
résistance à la Russie; il se tournait, pour chercher un appui, vers Londres
et Paris, puis, ne se voyant ni soutenu ni compris, il faisait galamment le
plongeon devant le tsar. Entre l'Angleterre et nous, la question est plus
délicate. C'était une vieille pensée de lord Palmerston d'occuper l'alliance
anglo-française à des œuvres communes : l'empereur a trouvé l'occasion,
— et l'a saisie habilement dans l'affaire de Crimée, — de réaliser cette
pensée; mais depuis l'annexion de la Savoie nous ne réussissons plus à oc-
cuper l'alliance anglo-française. Vainement avons-nous offert à l'Angleterre
de nous mêler en Amérique d'une besogne qui semblait devoir lui plaire et
de travailler en commun à la dissolution des États-Unis : nous avons été
remerciés. Nous invitons l'Angleterre à sauver avec nous la Pologne, lord
Palmerston ne veut pas nous entendre. Que voulez-vous? On assure que la
seule infirmité du vieux Pam est la surdité. e. forcade.
REVUE MUSICALE.
Le Théâtre -Italien a inauguré sa saison le ik octobre par la Traviala,
opéra de M. Verdi. Une nouvelle administration a succédé à celle qui ré-
gnait depuis dix ans, et c'est M. Bagier qui dirige aujourd'hui la salle Ven-
tadour, qu'il a fait restaurer avec goût. L'entrée, on ne sait trop pour
quelle raison , n'est plus sous le péristyle , mais de côté , et c'est presque
clandestinement que l'on pénètre dans une enceinte où l'on va chercher
une société polie et des plaisirs délicats. Le parterre a été supprimé, et
c'est ce qu'on appelle Vorcheslre qui remplit aujourd'hui l'espace qui s'é-
tend depuis les musiciens jusqu'aux loges du rez-de-chaussée. Un passage
est pratiqué au milieu de ces stalles d'orchestre, et l'on peut y circuler
2/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
facilement. La scène a été un peu resserrée dans les bas côtés. M. Bagier,
qui a bien voulu accepter le privilège du Théâtre -Italien sans la subven-
tion de 100,000 francs qu'on avait accordée à ses prédécesseurs depuis la
direction de Ronconi, a cru devoir prendre une mesure qui ne me semble
pas des plus heureuses. On veut donner cinq représentations par semaine
sans diminuer les prix élevés qu'on a mis aux places les plus modestes; je
doute fort que cette innovation produise les résultats qu'en attend la di-
rection.
Quoi qu'il en soit de ces changemens, disons seulement quelques mots
aujourd'hui des nouveaux chanteurs qui composent la troupe formée par
M. Bagier. M'"'' Anna de Lagrange, qui a débuté dans la Traviata, est une
Française, et, je crois même, une Parisienne. Elle se fit entendre, il y a
une quinzaine d'années, au théâtre de la Renaissance, où l'on donnait une
représentation extraordinaire au profit des Polonais, si je ne me trompe.
M"" de Lagrange n'était alors qu'une cantatrice dilettante que le monde re-
cherchait beaucoup pour sa belle voix et les grâces de sa personne. Depuis
ces premiers essais, M"** Anna de Lagrange a beaucoup voyagé : elle a chanté
dans les principales villes de l'Europe; elle a été en Russie, en Amérique, et
elle vient de Madrid, où elle est restée plusieurs années. Sa voix, vigou-
reuse dans son ensemble, porte cependant déjà les traces du temps et de
la fatigue. C'est une belle personne, grande, élancée, fortement constituée,
et dont le visage exprime plutôt l'énergie que la sensibilité et le sentiment.
Sa voix a le timbre d'un mezzo-soprano, bien que la cantatrice ne craigne
pas de pousser son audace jusqu'à l'extrême limite du registre supérieur.
Il résulte de ces efforts des effets désagréables, des sons faux et aigus, qui
blessent l'oreille au lieu de la charmer. Pourquoi M""= de Lagrange ne reste-
t-elle pas plus souvent dans le vrai domaine de sa voix sonore, qui s'étend
du fa au la supérieur avec facilité? Ce qu'elle ajoute ensuite à ce beau re-
gistre, ces notes suraiguës dont elle se joue avec une si lourde coquette-
rie, sont d'un goût détestable. C'est en effet le goût qui manque au beau
talent de M"^* de Lagrange : elle ajoute à la musique qu'elle doit interpré-
ter fidèlement des orneraens ridicules qui ne sont tolérables que dans la
bouche de ce petit démon de M"'' Patti, qui va venir bientôt ensorceler de
nouveau les Parisiens.
Avec M"'-*' de Lagrange, il s'est produit dans la Traviata un jeune ténor,
M. Nicolini, qui n'est pas plus Italien que la cantatrice. Son nom véritable
est Nicolas, et c'est sous ce nom qu'il a débuté, il y a quelques années, au
théâtre de l'Opéra-Comique. M. Nicolini a une très jolie voix, un peu courte,
mais timbrée et facile. Il chante sans efforts, avec sentiment et une modé-
ration de style que le public a su apprécier. C'est dans le Rigoletto de
M. Verdi surtout que M. Nicolini a été fort agréable dans le rôle du duc,
que M. Mario a rendu si difficile. Suffisant dans tous les morceaux qui lui
sont dévolus, M. Nicolini a particulièrement chanté avec grâce la douce
cantilène du quatrième acte, — La donna è mobile; — il a aussi très bien
REVUE. CHRONIQUE. 2^9
rempli sa partie dans le beau quatuor qui vient après et qui est Tune des
pages les mieux écrites de M. Verdi. C'est dans le rôle de Gilda de Rigolelto
que M"'" de Lagrange a été le mieux appréciée. Elle a chanté avec une
grande énergie le duo du second acte avec le père, et surtout celui du
troisième, dont la péroraison est si entraînante. M™ de Lagrange a été en-
core plus remarquable dans la belle scène du quatuor, où elle a eu de beaux
élans. M. Delle-Sedie chante et joue le rôle de Rigoletto en véritable ar-
tiste, et sa méthode de chanteur est celle que pratique le ténor Fraschini,
qui a débuté, il y a quelques jours, dans la Lucia de Donizetti. M. Fraschini,
qui n'est plus jeune, chante depuis vingt-cinq ans. Il a brillé, comme on
dit, sur tous les théâtres de l'Italie, il a été à Londres, à Vienne, à Ma-
drid, à Barcelone, et je ne serais pas étonné qu'il eût été aussi en Amé-
rique. On dit que M. Fraschini a toujours redouté l'opinion de Paris, et que
le soir de son début dans la Lucia il avait préparé ses malles pour nous
quitter après la représentation, s'il échouait dans sa tentative. M. Fras-
chini doit être rassuré maintenant, car, dès les premières notes du réci-
tatif qu'il a dites, des murmures approbateurs l'ont accueilli. Il a été ad-
mirable ensuite dans le finale du premier acte, alors qu'il pousse ce cri
sublime : — Maledetto sia quel giorno, — et dans la scène dernière, si
belle et si pathétique, il a été touchant et a ému toute la salle par ses san-
glots, qui ne sont jamais des cris, mais des sons trempés d'émotion qui re-
muent le cœur en charmant l'oreille.
Tant que l'homme sera l'homme, l'art devra toujours être le revêtement
de la vérité, et la mélodie restera l'élément fondamental des plus grandes
compositions musicales. M. Fraschini, dont la taille est ordinaire et la figure
peu expressive, se rattache par le style et par sa large manière de dire le
récitatif à la vieille et belle école italienne. Sa voix, qui n'est pas très forte
ni très flexible, je crois, a un timbre qui rayonne facilement, surtout dans
les notes supérieures. C'est une voix italienne un peu ternie, mais char-
mante encore, quand l'artiste est animé. Il phrase admirablement, il arti-
cule chaque mot comme le faisait Garcia, et comme le fait M. Tamberlick,
avec lequel M. Fraschini a quelques rapports de talent. Nous laisserons
ce grand chanteur, que tout le monde voudra entendre, aborder les diffé-
rens rôles de son répertoire avant de le juger définitivement. Il nous suffit
d'avoir annoncé aux amateurs qu'il y a à Paris un maître del cantar clie
7iell' anima si sente, comme dit Rossini. p. scudo.
ESSAIS ET NOTICES.
LES ANCIENNES PROVINCES DE LA POLOGNE ET LES TRAITES DE VIENNE.
La question des anciennes provinces de la Pologne a pris tout d'un coup
une grande place dans les préoccupations des hommes politiques. Nous
250 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avons pas attendu pour appeler sur ce grave sujet Fattention des lecteurs
de la Reoue la publication des mémoires annexés aux dernières dépêches
de M. Drouyn de Lhuys et du prince Gortchakof. Les origines historiques
du débat sont maintenant connues (1), et il n'y a point à y revenir. Après
la dissolution de la grande confédération princière fondée au ix" siècle par
les Varègues russes, les diverses parties qui l'avaient composée étaient ren-
trées légitimement dans leurs voies naturelles et particulières, la Moscovie
en développant à part son unité nouvelle, et les anciennes provinces polo-
naises en retournant à la Pologne, dont le torrent varègue les avait sépa-
rées. L'histoire est remplie de ces réunions accidentelles imposées par la
conquête à des populations étrangères les unes aux autres, qui, lorsque
la dynastie ou la caste conquérante est divisée, affaiblie ou éteinte, re-
prennent leur destinée naturelle sans que l'une d'elles se croie en droit
de chercher à conquérir les autres; mais il ne s'agit plus seulement de
droit. Maintenant les défenseurs du système russe appellent cela le devoir
de la reconquête! Voilà donc encore une nouvelle obligation morale qu'il
faut ajouter au devoir de profiter de la faiblesse de ses voisins et au devoir
de la vengeance que l'on prêche à la Russie pour l'engager à s'emparer de la
Galicie orientale! L'un des traits caractéristiques de ce système, c'est la
nécessité où il se trouve d'enrichir la conscience publique d'une nouvelle
catégorie de devoirs inconnue jusqu'à présent dans la morale chrétienne.
Un autre point bien établi, c'est qu'il n'y a aucune conséquence à tirer
de cette circonstance que le prince régnant dans la Moscovie avait été
pendant quelque temps le président plus ou moins obéi de l'association
varègue, ou, pour être plus exact, de ce que le gouvernement de la Mos-
covie a pu être momentanément le vorort d'une confédération morte et
enterrée depuis le commencement du xiii" siècle. Non-seulement les dy-
nasties varègues se sont éteintes dans la Moscovie en 1597 et dans les an-
ciennes provinces en 1319, mais, d'après le témoignage de l'historien offi-
ciel de la Russie, les princes de la Moscovie n'exerçaient sur les bords du
Dnieper aucune autorité dès le milieu du xiir siècle. Karamsine ajoute
qu'ils ignoraient même les noms des princes de la branche aînée qui ré-
gnèrent à Kief jusqu'à l'arrivée des Lithuaniens. Les libres unions de 13/i0
et de 1386 et la convention de 1667 complétèrent par la suite l'état de pos-
session de 1772, dont l'incontestable légitimité ne peut plus être l'objet
d'un doute.
Mais ce n'est pas à cet ordre d'idées que s'arrêtent les préoccupations
du moment. Les argumens dont s'arment les philologues et les historiens
sont laissés dans l'ombre, et l'attention se détourne de ces études rétro-
spectives pour se porter sur les traités de Vienne. Au lieu de les rejeter ou
de les rappeler de confiance, au lieu de les invoquer ou de les maudire sans
les connaître, on les a lus, on les a étudiés, et l'on a reconnu qu'ils con-
tenaient de précieuses garanties non-seulement pour le royaume, mais pour
les anciennes provinces ^e Pologne. Les lettres d'Alexandre I", rapprochées
des traités conclus entre les copartageans et du texte même de l'article 1"
de l'acte général, ont permis de se former à ce sujet une opinion que les
(1) Voyez la Revue du l''"' juin.
REVUE. — CHRONIQUE. 251
dernières notes diplomatiques sont venues confirmer. Lorsqu'on lira l'ar-
ticle 1" sans parti-pris, ou avec le parti-pris d'y trouver ce qu'il dit réel-
lement, il faudra toujours reconnaître un principe fondamental, à savoir
que les négociateurs de 1815, qui faisaient de la politique pratique et non
pas de l'ethnographie, ont appelé tous les habitans de la Pologne des Po-
lonais, et qu'ils les ont divisés en deux catégories. Aux uns ils ont garanti
un elal jouissant d'une adminislralion dlsiincle, et lié à l'e^npire de Rus-
sie par sa constitution : c'est ce qu'on appelle le royaume. En faveur des
autres Polonais, sujets respectifs de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche,
le congrès a stipulé seulement une représentation et des institutions natio-
nales. Toute l'économie de l'article 1" repose sur la distinction, nous di-
rions presque sur l'opposition qui y est formulée entre Y administration
distincte d'une part — et de l'autre la représentation et les institutions na-
tionales. Si nous en avions eu besoin, nous aurions été confirmés dans cette
appréciation par la lecture d'un document russe dont la note du prince Gort-
chakof nous a révélé l'existence. Voici ce que le comte Rasoumovski écri-
vait le 10 décembre 181/i. « Le reste du duché de Varsovie est dévolu à la
couronne de Russie comme état uni auquel sa majesté se réserve de donner
une constitution nationale... L'empereur de Russie, désirant faire participer
tous les Polonais aux bienfaits d'une administration nationale, intercède
auprès de ses alliés en faveur de leurs sujets de cette nation, dans le but
de leur obtenir des institutions provinciales, qui conservent de justes égards
pour leur nationalité et leur accordent une part à l'administration de leur
pays. »
Il est impossible d'opposer plus clairement la constitution nationale aux
institutions provinciales et d'établir plus nettement que, parmi les Polo-
nais, les uns s'administreront complètement eux-mêmes, tandis que les au-
tres auront seulement U7ie part à l'administration de leur pays. L'on n'osera
pas dire que l'empereur Alexandre !•"■ voulait, tout en stipulant cette ga-
rantie en faveur des sujets acquis par la Prusse et par l'Autriche dans les
premiers partages, se réserver de ne rien accorder lui-même aux sujets
polonais acquis par la Russie aux mêmes titres et aux mêmes époques. Le
caractère et les intentions d'Alexandre P"" sont trop connus pour qu'on ad-
mette cette supposition; mais l'on prétendra peut-être, d'après la nouvelle
théorie, qu'en disant tous les Polonais, l'empereur de Russie ne comprenait
pas les habitans des anciennes provinces. Voyons où conduit cette supposi-
tion. La partie orientale de la Galicie est peuplée de Ruthéniens, comme la
Volhynie, la Podolie et l'Ukraine, qui ont fait partie du lot de la Russie. Il
faudrait donc admettre que le comte Rasoumovski et après lui les plénipo-
tentiaires de 1815 ont entendu n'accorder des institutions séparées et une
part dans l'administration locale qu'à la moitié de la Galicie, tandis que le
cabinet de Vienne resterait libre de gouverner l'autre moitié, sans aucune
garantie, comme la haute ou la basse Autriche. Voilà où l'on en arrive
en détournant les mots de leur véritable sens. Non, la dépêche du comte
Rasoumovski n'est pas aussi ingénieuse que les dissertations de M. le pro-
fesseur Pogodin. Elle restera comme un des commentaires de l'article l''"'
les plus clairs et les plus autorisés, à la suite des lettres d'Alexandre I" à
252 REVUE DES DEUX MONDES.
Czartoryski, à Oginski, à Kosciuszko, et des traités particuliers entre les
copartageans. Lord Palmerston était donc parfaitement fondé, dans sa
célèbre dépêche du 22 mars 1831, à rechercher si la condition de donner
des institutions nationales aux Polonais des anciennes provinces avait été
jusqu'alors complètement remplie par le gouvernement russe.
Après avoir ainsi reconnu que l'acte de Vienne avait établi dans l'empire
même de Russie deux catégories de Polonais, il importe de bien préciser
un autre point sur lequel on commet involontairement ou à dessein des
confusions déplorables. Nous voudrions qu'on distinguât plus nettement
qu'on ne le fait en général ce qui a été rendu obligatoire de ce qui a été
laissé facultatif. D'une lecture attentive du traité, il nous paraît résulter
que les négociateurs de Vienne ont rendu obligatoire : 1" pour la Russie
seule, le maintien du royaume de Pologne en un état séparé, jouissant
d'une administration distincte et lié à l'empire par sa constitution; 2° pour
les trois cours copartageantes, l'octroi d'une représentation et d'insti-
tutions nationales aux Polonais de la Posnanie, à ceux de la Galicie et à
ceux des anciennes provinces échues à la Russie. Au contraire, l'acte gé-
néral de Vienne a laissé le caractère facultatif : 1" à l'extension ulté-
rieure du royaume de Pologne : 2° au mode d'existence politique à accor-
der à tous les autres Polonais pour leur assurer en Russie, en Prusse et en
Autriche le bénéfice d'une représentation et d'institutions nationales.
L'on paraît aussi avoir oublié et il est nécessaire de rappeler que le du-
ché de Varsovie avait déjà une constitution avant d'être uni à la Russie
sous le nom de royaume. Cette constitution, qui est du 22 juillet 1807,
avait été délibérée par les Polonais et confirmée par Napoléon I"; elle in-
stituait une diète générale, composée d'un sénat et d'une chambre des
nonces, un conseil des ministres, une administration indépendante, des
finances particulières et une armée séparée. Aussi les plénipotentiaires
de 1815 n'ont pas dit, comme le proposait le comte Rasoumovski, que
« sa majesté impériale donnerait une constitution nationale au nouveau
royaume, » mais ils ont stipulé que cet état, jouissant déjà d'une adminis-
tration distincte, serait lié à l'empire de Russie par sa constitution, ce
qui n'était pas une expression vague, ni une porte ouverte à l'arbitraire,
puisqu'il s'agissait de la constitution alors existante et non pas d'une con-
stitution quelconque [qu'il plairait à l'empereur-roi de décréter. C'est bien
ainsi qu'Alexandre P'' l'a entendu. Aussi sa constitution du 27 novembre
1815, quoique moins libérale, est-elle fondée sur les mêmes principes que
celle de 1807, comme on peut s'en convaincre en comparant ces deux actes.
Le congrès de 1815 n'a donc pas accordé aux Polonais du royaume une ad-
ministration distincte et une constitution nationale; mais il leur a garayiti
la continuation de ces avantages, dont ils jouissaient depuis 1807.
Les trois gouvernemens alliés renoncent-ils à invoquer la stipulation de
Vienne en faveur de la Pologne? Ce qu'il importait d'établir, c'est que cette
stipulation est d'une netteté plus propre à les servir qu'à les embarrasser.
Les défenseurs de l'idée russe n'ont pas plus d'intérêt à se placer sur le
terrain de 1815 que sur celui de 1772, et les anciennes provinces ont le
droit de rester polonaises, même de par les traités de Vienne. v. de mars.
REVUE. — CHRONIQUE. 253
PUBLICATIONS ALLEMANDES SUR LA HÉrORME. '
Dans les études consacrées de nos jours à cette tradition d'apologues qui
remonte aux premiers âges de Thistoire et que notre fabuliste a fixée à ja-
mais en son œuvre immortelle, dans les travaux d'érudition ou d'art, de
critique littéraire ou morale sur La Fontaine et ses devanciers, les écrivains
de la France ont presque toujours négligé de faire la part de l'Allemagne.
Soit que nos orientalistes, au sujet du Dolopalhos ou de VHitopadesa, sui-
vissent d'Asie en Europe la migration des moralités antiques, soit qu'un trop
ingénieux constructeur de systèmes s'amusât à comparer le poète de Janot
Lapin aux fabulistes sentencieux de l'antiquité gréco-latine et aux fabulistes
conteurs du moyen âge, on ne songeait guère à découvrir des rapproche-
mens chez ces faiseurs d'apologues, dont la vieille Allemagne est si riche.
Un docte critique déjà connu par d'utiles publications sur l'histoire litté-
raire de son pays, encouragé sans doute aussi par les recherches qui se
multiplient autour de lui sur les écrivains allemands de la réforme , —
M. Henri Kurz, — vient de nous rendre notre oubli très sensible, non par
des réclamations amères et pédantesques, mais, ce qui est bien plus habile,
par la publication de deux volumes où l'élégance de la forme relève en-
core le sérieux intérêt du fond : il s'agit du recueil de fables composé au
commencement du xvp siècle par un de ces poètes moralistes si nombreux,
si hardis, qui préparèrent le mouvement de la réformation et s'y jetèrent
tout naturellement. Ce poète se nommait Burkhard Waldis.
La vie de Burkhard Waldis est peu connue; un petit nombre de rensei-
gnemens certains, quelques conjectures tirées de ses ouvrages, voilà les
seuls matériaux de cette biographie, et il faut d'autant plus le regretter,
que l'existence agitée du fabuliste, si nous en possédions les détails, serait
sans doute un des curieux épisodes de la réformation. Burkhard Waldis na-
quit, selon toute vraisemblance, au village d'AUendorf, dans la Hesse, de
IZiSO à l/i90. Quelle fut son éducation première, on l'ignore. Sortait-il du
couvent ou des écoles populaires? Était-ce un élève des moines? Était-ce
un de ces scholaslici vayantes dont l'histoire vient d'être si ,bien mise en
lumière par M. Gustave Freytag dans ses Tableaux de l'ancienne Allemagne,
et plus récemment encore par M. Edouard Fick, de Genève, dans son ex-
cellente traduction de l'autobiographie de Thomas Flatter? Là-dessus point
de réponse; nous voyons seulement par ses écrits qu'il avait fait une étude
assez sérieuse des lettres antiques , et nous savons qu'il se consacra d'a-
bord au service de l'église. En 1523, il était moine franciscain à Riga. Pour-
quoi &i loin de son pays? A la suite de quels événemens? Autant de mys-
tères. La réforme faisant chaque jour de nouveaux progrès dans ces
contrées, l'archevêque de Riga, Gaspard de Linden, envoya une députation
de trois moines à l'empereur Charles-Quint pour implorer sa protection
contre les violences des partisans de Luther. Sept ans après l'explosion de
la réforme, les catholiques étaient en minorité à Riga, et les adversaires de
Rome, maîtres du champ de bataille, devenaient oppresseurs à leur tour.
Les trois moines ne virent point l'empereur Charles-Quint, qui venait de
(1) Deutsche Bibliothek : Esopus, von Burkhard Waldis; — herausgegeben, etc., von
Heinrich Kurz; 2 volumes, Leipzig 1862.
254 REVUE DES DEUX MONDES.
quitter rAllemagne, mais ils furent bien reçus par le prince qui représen-
tait l'autorité impériale dans les contrées germaniques, et surtout ils pu-
rent assister aux débats de la diète de Nuremberg, où catholiques et pro-
testans se trouvaient en présence. C'est là que Burkhard Waldis fit
personnellement connaissance avec le cardinal Lorenzo Campeggio, dont
il parle en ses fables. Pendant ce voyage à travers des pays dévoués aux
doctrines nouvelles, Burkhard Waldis, déjà préparé peut-être, comme tant
d'autres moines, aux enseignemens de Luther, avait-il senti sa foi se trans-
former'/ Sont-ce les protestans de l'Allemagne du nord ou les catholiques
de Nuremberg qui l'ont décidé à quitter l'église romaine? On ne saurait le
dire. Ce qui est certain, c'est que le franciscain de Livonie, à peine revenu
à Riga, s'empressa d'abjurer le catholicisme. Il est fâcheux que cette abju-
ration ait eu lieu à la suite de l'emprisonnement du moine par les magis-
trats luthériens de la Livonie. M. Henri Kurz a beau affirmer, d'après les
écrits du fabuliste, que les convictions religieuses de Burkhard étaient par-
faitement arrêtées avant son retour à Riga; nous avons beau être persuadé
nous-même que cet emprisonnement ne fut pour lui qu'une occasion de dé-
clarer aux yeux de tous les transformations secrètes de sa conscience : en-
core une fois cette occasion est fâcheuse; on aimerait mieux le voir se lever
en face du péril, comme Anne Dubourg devant le parlement de Henri H.
Sorti du couvent, Waldis gagna sa vie en travaillant de ses mains; il se
fit ouvrier, entra chez un fondeur, et par son intelligence, par son adresse,
devint un des maîtres de l'industrie locale, comme l'attestent certains do-
cumens que nous possédons encore. Son commerce prit bientôt un assez
grand développement; il faisait de longs voyages, et ses pérégrinations à
travers l'Allemagne n'étaient pas moins utiles à sa cause religieuse qu'aux
intérêts de son industrie. On sait que la réforme, parmi les influences si
diverses qu'elle exerça dans le monde, imprima une rapide impulsion à
l'industrie d'une part, de l'autre à l'enseignement populaire. C'est bien une
figure du xvr siècle que ce franciscain allemand devenu ouvrier, com-
merçant, occupé à courir le monde pour le soin de ses affaires et la pro-
pagation de ses croyances. Du fond de la Livonie, Burkhard Waldis alla
jusqu'en Italie et en Portugal. Il visita souvent la Prusse, les villes hanséa-
tiques, la Hollande, les contrées du Rhin, la Silésie, le Tyrol, l'Alsace et la
Suisse. On ignore combien d'années il demeura établi à Riga; on ne sait
pas davantage s'il habita quelque autre ville entre son départ de Livonie et
son retour dans la Hesse; mais un fait hors de doute, quoique fort mysté-
rieux, c'est qu'il eut à subir une longue et douloureuse captivité avant de
pouvoir s'installer enfin dans sa patrie. Quelle fut la cause de cet empri-
sonnement? Combien de temps dura-t-il? Dans quelle ville, dans quelle
contrée Burkhard Waldis avait-il rencontré des ennemis? Était-il coupable
ou victime? Tout ce que nous savons, c'est qu'à l'époque où le. poète re-
vint dans la Hesse en l'année 15/i2, il avait de cinquante à soixante ans.
On croit qu'il vécut d'abord chez ses deux frères Jean et Bernard; en 15/i/i,
le landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime, le nomma pasteur d'Abte-
rode. Peu de temps auparavant, il avait épousé une veuve dont il eut plu-
sieurs enfans. Les derniers renseignemens sur sa vie s'arrêtent en 15/i7;
c'est l'année où, accablé par la vieillesse et les infirmités, il dut renoncer
REVUE. — CHRONIQUE. 255
au ministère pastoral. A partir de ce moment, il semble disi)araître; on
ignore la date de sa mort.
Les œuvres de Burkhard Waldis sont assez nombreuses; on y remarque
surtout une comédie morale intitulée la Parabole de l'Enfant prodigae {de
Parabell vam vorlorn S;ohn), imprimée à Riga en 1532, des prières en vers,
des pièces satiriques contre le duc de Brunswick, des récits et moralités
en prose, etc. Le plus important de tous ces ouvrages, celui qui assure une
place à l'auteur dans l'histoire de la poésie allemande, c'est le recueil de
fables donné sous le titre d'Esopus. VEsopus a été l'occupation conti-
nuelle de Burkhard Waldis; il y travaillait déjà pendant son séjour à Riga,
comme on le voit par la dédicace; il y travaillait encore après son retour
dans sa patrie, et consignait dans le quatrième et dernier livre les souve-
nirs ou les épreuves de sa vie.
Voilà précisément ce qui fait le vivant intérêt de ce recueil. Ces rémi-
niscences d'une laborieuse carrière, ces souvenirs du couvent des francis-
cains à Riga et de la mission catholique à Nuremberg, cette expérience des
hommes en des conditions si diverses, ces leçons recueillies par l'ouvrier,
par le maître fondeur, par le négociant hardi, par le voyageur infatigable,
par le prédicateur errant et le pasteur sédentaire , ces avertissemens don-
nés ou reçus tour à tour, cette sagesse naïve apprise dans les livres sacrés
et dans le commerce des humains, cette pensée naturellement grave qui
s'arme de railleries pour la lutte, tout cela imprime aux apologues de
Burkhard Waldis une véritable originalité. Certes, il n'y a rien chez lui
qu'on puisse comparer à ce mélange de familier et de sublime, de finesse
naïve et de dramatique vigueur, qui fait de notre La Fontaine un maître
hors de pair; quelle différence toutefois entre Burkhard Waldis et tant de
fabulistes anonymes, je veux dire sans nom distinct, sans inspiration propre,
qui n'ont fait que répéter la tradition séculaire ; Le caractère particulier
de Burkhard Waldis, c'est qu'il est le fabuliste de la réforme, et que tout
se rapporte dans ses récits aux intérêts de la révolution religieuse.
En veut-on un exemple? Il y avait dans les fabliaux allemands du moyen
âge un récit intitulé la Confession, — diu Dihle, ou bien encore Pœnilen-
iiarius; c'est le sujet que La Fontaine a immortalisé dans les Animaux ma-
lades de la peste. Burkhard Waldis s'empare de ce thème, mais il n'y voit
pas ce qu'y verra le fabuliste français du xvii*' siècle, l'occasion d'une
grande peinture, d'une grande et éternelle scène de la tragi-comédie so-
ciale; il place la vieille moralité dans le cadre du xvi'= siècle, au milieu des
personnages de la renaissance et de la réforme. Dès le premier vers, le
pape Alexandre VI est nommé. Ne dites pas qu'on ne s'attendait guère à
voir un Borgia en cette affaire; il faut s'y attendre sans cesse avec Burk-
hard Waldis. Papes et cardinaux, aussi bien que Luther et Calvin, ont
leur place nécessaire dans ces fables. Donc, en l'année 1500, le pape
Alexandre VI est à Rome, et comme il convoque tous les pécheurs pour la
distribution des indulgences, le loup, le renard et l'àne, alléchés par ces
promesses solennelles, s'empressent de partir en pèlerinage. Ici, on le
pense bien, les satiriques observations ne manquent pas sur les prétentions
du pontife qui se substitue à Dieu : on croirait lire un pamphlet de l'épo-
que. Ce n'est pourtant pas à Rome que la fable nous conduit; l'auteur ne
25(5 REVUE DES DEUX MONDES,
pousse pas sa hardiesse jusqu'au bout, il lui suffit d'avoir fait à sa manière
un petit tableau satirique de l'église de son temps. Fatigués du voyage,
effrayés des montagnes qu'ils ont encore à franchir, les trois pèlerins se
décident à se passer du saint-père et à se confesser les uns aux autres. On
sait la fin de l'aventure, mais voici la morale qui est particulière à Waldis :
si le loup et le renard se pardonnent aisément leurs crimes, c'est qu'ils s'en-
tendent comme larrons en foire, étant membres de la même confrérie,
prêtres du même clergé; quant au pauvre aliboron, qui s'en va naïvement
conter ses peccadilles à l'ennemi, peut-il y avoir pour lui pénitence assez
dure? 11 s'est livré au renard, il s'est mis dans la gueule du loup; qu'il y
reste. Ces attaques bouffonnes n'ont plus de sens aujourd'hui ; l'église du
XIX* siècle, après les épreuves qu'elle a subies, en présence des épreuves
plus fécondes encore qui l'attendent, l'église épurée il y a trois cents ans
par la réforme et ranimée de nos jours par la révolution, occupe une assez
grande place dans le monde moral pour que les sarcasmes d'autrefois la
puissent atteindre. Ses plus redoutables ennemis dans notre société en tra-
vail ne sont ni les dissidens respectueux, ni même les adversaires déclarés;
ce sont les étranges défenseurs qu'elle accepte ou qu'elle subit. Il n'en est
pas moins intéressant de comparer les vieilles attaques aux nouvelles, de
même qu'on opposerait utilement les apologistes d'autrefois à ceux d'au-
jourd'hui, sans qu'il fût nécessaire de beaucoup insister sur la signification
d'un pareil contraste. Pour nous en tenir aux adversaires, et sans sortir du
xvi« siècle, nous croyons que l'histoire littéraire a raison de remettre en
lumière les apologues de Burkhard Waldis. On y trouvera de curieux do-
cumens sur l'état des esprits au xvr siècle; on y trouvera aussi les qua-
lités d'un conteur aimable, de la finesse, de la gaîté, un style franc, joyeux,
rapide, et, au milieu des libertés toutes naturelles d'une polémique désor-
mais hors d'usage, les leçons indestructibles de la morale chrétienne.
VEsopus de Burkhard Waldis avait été publié six fois au xvr siècle; la
première édition est de 15/|8, la dernière de 158/i. L'édition nouvelle que
vient de donner M. Henri Kurz est un chef-d'œuvre d'élégance typogra-
phique et un modèle d'érudition sans pédantisme. Les sources auxquelles le
fabuliste a puisé, les imitations, les rapprochemens, tout cela est indiqué
avec précision, sans que l'annotateur s'oublie jamais en des développe-
mens indigestes selon l'ancien usage germanique. Je lui reprocherais plutôt
certaines omissions graves: pourquoi cite-t-il une fois à peine les savantes
recherches de M. Victor Leclerc sur nos fabliaux dans les derniers volumes
de V Histoire liUéraire de la France^ Qu'il ouvre ce vaste trésor, bien des
choses s'offriront à lui qu'il regrettera d'avoir négligées. Des travaux comme
celui-ci peuvent et doivent aspirer à une sorte de perfection.
SAINT-RENÉ TAILLANDIER.
V. DE Mars.
LE
PEINTRE APELLE
Toutes les époques se plaignent de ne pas ressembler à l'époque
qui les précède, et les fils, se comparant avec humilité à leurs
pères, appellent souvent décadence les évolutions naturelles de
l'esprit humain. Le mouvement est la loi du monde des idées aussi
bien que du monde matériel : quand les sociétés sont à leur enfance,
ce mouvement continu est un progrès; quand elles ont atteint leur
maturité, ce n'est plus qu'une décadence. Dans les deux cas, l'im-
pulsion est irrésistible, et l'humanité, qui voudrait en vain s'arrê-
ter, cède à quelque chose de fatal.
Les Grecs, dont l'esprit était si vif et si mobile, ont fait tous leurs
efforts pour lutter contre la force qui les entraînait. Leurs écoles
étaient admirablement constituées, ils s'attachaient à la tradition
avec une ténacité intelligente, ils prétendaient se transmettre le
génie des belles choses ainsi qu'on se transmet un patrimoine, et
cependant ils ont eu, comme les autres peuples, leur apogée et leur
déclin. Les modernes répètent parfois que dans l'art grec la per-
fection est constante, préjugé banal que la science réfute aussi
bien que l'histoire. Je ne sais même si les Grecs ont descendu la
pente plus lentement; mais comme ils s'étaient élevés plus haut, la
pente était plus longue.
En plein siècle de Périclès, au sein de l'école de Phidias, déjà les
principes de Phidias sont discutés, car Âlcamène, son plus brillant
disciple, lui fait une opposition sourde; déjà les modèles admira-
bles qu'il avait créés sont dédaignés, car les mêmes mains qui ve-
naient de sculpter la frise calme et grandiose du Parthénon exécu-
taient loin des yeux du maître la frise du temple de Phigalie, oii
percent l'exagération et une certaine recherche. N'est-ce pas Thu-
TOME XLVIII. — 15 NOVEMBRE. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
cydide, un Athénien du temps, qui s'écrie : « Dans les arts, ce qui
est le plus récent est toujours préféré? » Mot profond qui résume
la loi du progrès, et qui explique non-seulement l'histoire de l'art,
mais la mode, les révolutions et la condition même des sociétés.
Si, au lieu de franchir quelques années , on franchit un siècle,
on voit avec étonnement jusqu'où les Grecs ont été entraînés par ce
besoin de nouveauté. Au siècle d'Alexandre par exemple, ce ne sont
plus les artistes uniquement qui veulent plaire par des effets dif-
férens et des séductions imprévues; c'est le goût public qui a d'au-
tres exigences, c'est chaque branche de l'art qui s'est transformée.
L'architecture abandonne l'ordre dorique, l'ordre du Parthénon et
des Propylées; elle se lasse de sa belle et puissante nudité, elle
s'attache à l'ordre ionique, plus orné, plus délicat, et développe
l'ordre corinthien, dont la richesse raffinée fera dédaigner l'ordre
ionique à son tour. La sculpture ne crée plus de types majestueux,
tels que Jupiter ou Minerve, et ne cherche plus dans la beauté des
formes l'expression de la grandeur morale; elle se rejette sur les
types secondaires : c'est Bacchus et les satyres, c'est Vénus et
l'Amour, c'est l'hermaphrodite et les nymphes que sculptent Praxi-
tèle et Scopas, monde charmant, voluptueux , où la douceur ex-
quise des formes parle aux sens bien plus qu'à l'intelligence. La
peinture, armée de toute sa science, produit des œuvres accom-
plies ; mais elle ne sait déjà plus jeter sur les murs ses vastes déco-
rations, elle craint de retracer la vie des héros ou les combats
d'Homère : l'inspiration audacieuse et la fécondité des vieux maîtres
sont perdues, on aime les sujets circonscrits et les petits cadres, où
la perfection s'obtient à coup sûr à force de soins et de procédés.
C'est le temps où les arts secondaires, la gravure des médailles, la
glyptique, la céramique, sont en principal honneur, parce que le
secret de leur puissance est plutôt la patience que le génie. La posi-
tion personnelle des artistes contribue à l'amoindrissement de l'art.
Leurs œuvres sont payées au poids âe l'or, mais ils vivent dans la
dépendance des princes. Ils travaillaient jadis pour honorer les
dieux ou pour illustrer leur patrie ; ils sont désormais les courtisans
des rois et satisfont leurs caprices.
Des exemples particuliers font mieux comprendre un fait géné-
ral, et la vie d'un homme illustre nous aide à pénétrer dans son
époque. En racontant dans la Revue (1) l'histoire du peintre Poly-
gnote, je me suis efforcé de montrer quelle était, au lendemain des
guerres médiques, la dignité de l'art; j'ai indiqué aussi son carac-
tère philosophique, sa portée morale. En étudiant aujourd'hui un
(1) Voyez la livraison du 15 janvier 1862.
LE PEINTRE APELLE. 259
peintre plus célèbre encore , le divin Apelle , nous verrons combien
était différente, au temps d'Alexandre, la condition des artistes, ce
qu'ils se proposaient, où les conduisaient leurs triomphes, et l'on en
conclura peut-être que, même chez les Grecs, passer de la grandeur
austère à une perfection raffinée, c'est déjà déchoir.
I.
Trois villes se disputaient l'honneur d'avoir donné naissance à
Apelle : Gos, célèbre par ses beaux horizons, Éphèse, la magnifique,
Colophon, une des sept villes qui se disaient la patrie d'Homère.
Gos, pour justifier ses prétentions, montrait plusieurs tableaux du
maître, sa Vénus Anadyoméne et une autre Vénus, qu'il ne put
achever, parce que la mort le surprit. Éphèse rappelait qu' Apelle
avait passé une partie de sa vie dans ses murs, qu'il y jouissait des
droits de citoyen, qu'il y avait pris ses premières leçons dans l'ate-
lier d'Ephore. Ce qui est certain, c'est qu' Apelle était né en Asie-
Mineure, qu'il avait respiré pendant ses jeunes années la mollesse
et le charme enivrant de l'Ionie, qu'il avait grandi au milieu d'une
société industrieuse, riche, efféminée, portée vers la volupté, qui
tirait du contact de l'Orient le goût du luxe et des jouissances, qui
avait contribué puissamment au développement de l'art, parce que
l'art était le premier des plaisirs pour une âme grecque. G' est en
lonie que l'architecture avait revêtu ses formes les plus souples et
ses lignes les plus douces; c'est en lonie que la peinture, si propre
à flatter les sens par l'éclat du coloris, avait été tout d'abord culti-
vée ; c'est en lonie que la musique faisait entendre ses accens les
plus langoureux ou les plus capables d'éveiller les passions; c'est
en lonie que se formaient, dans des écoles spéciales, ces belles et
intelligentes courtisanes, dignes de converser avec les hommes d'élite
et de les subjuguer, qui se répandaient ensuite dans toute la Grèce.
Mais si tout fut précoce chez les Ioniens, tout n'y fut pas durable :
l'égoïsme et le plaisir sont des fondemens mal assurés. L'art, aussi
bien que la grandeur politique, eut de promptes défaillances et de
fréquentes périodes de stérilité, parce qu'il était plus occupé de
plaire que de chercher ses principes ou de les transmettre. La tra-
dition s'affaiblissait, et l'on ne trouvait plus, à des intervalles iné-
gaux, que de brillantes personnalités.
Au moment où parut Apelle, il n'y avait point autour de lui de
maître habile. L'Éphésien Éphore, dont il reçut les leçons, était un
peintre médiocre, que son élève seul a sauvé de l'oubli. Apelle dut
donc chercher au loin l'enseignement que ne pouvait lui offrir sa
patrie. Sa bonne fortune ou plutôt une clairvoyance précoce le con-
260 REVUE DES DEUX MONDES.
duisit à Sicyone, école dorienne où il devait trouver précisément ce
qui manquait aux écoles ioniennes : une science grave, la fermeté
des traditions, la méthode poussée jusqu'à la rigueur. De même
Phidias avait déjà prouvé que rien n'était plus fécond que l'union
des principes doriens aux principes ioniens : son génie était un
composé du génie des deux races.
Sicyone était située à peu de distance de la mer et dominait une
partie du golfe auquel Corinthe donne son nom. Construite sur un
plateau, la ville était reliée au rivage par de longs murs semblables
à ceux d'Athènes. Entourée d'une plaine riche et riante, qu'elle par-
tageait avec Corinthe, elle avait peu de puissance, mais un commerce
actif, le goût des arts, la passion de la gloire. Rien de plus doux que
le climat de Sicyone, rien de plus enchanteur que la vue dont on
jouissait de toutes parts. A droite, c'était l'Acrocorinthe, une véri-
table montagne, dont les beaux rochers élevaient jusqu'au ciel des
temples peints d'éclatantes couleurs. Le golfe s'arrondissait molle-
ment au pied de l'Acrocorinthe et s'arrêtait au promontoire de Ju-
non Acrœa, qui cachait la mer des Alcyons. Les regards se por-
taient alors plus loin sur les côtes de la Béotie et de la Phocide,
découpées à l'infini par les flots azurés, A l'horizon se dressaient
les sommets du Parnasse, de l'Hélicon, noms poétiques, du Cithé-
ron, tragique souvenir; le ciel si pcâle et si transparent de la Grèce
faisait ressortir l'harmonie des contours et la variété des teintes. Un
peu])le qui vivait devant un pareil spectacle n'était-il pas prédes-
tiné à l'amour du beau et à la culture des arts?
L'école de peinture qui illustra Sicyone parut tardivement, au
commencement du siècle d'Alexandre. Eupompe en était le fonda-
teur. Il avait compris qu'entre les compositions idéales ou décora-
tives des peintres athéniens et les tableaux fleuris ou éclatans des
peintres de l'Ionie, il y avait place pour un troisième système, qui
s'attacherait à l'étude de la nature, à la vérité des formes, et qui se
proposerait de plaire par la science plutôt que par l'inspiration, par
le caractère plutôt que par la grâce. L'esprit dorien aimait les rè-
gles, la précision, la méthode : Eupompe mit au premier rang la
connaissance des proportions, il analysa le corps de l'homme, le
réduisit en principes, de même que le géomètre procède par abs-
tractions, et réussit à peindre ce prototype plus parfait que les mo-
dernes appellent le modèle académique. L'esprit dorien était exact,
solide, positif, plus épris de la raison que de la poésie : Eupompe
ne s'éloigna point de la réalité, copia le modèle vivant et préféra à
tous les mérites le mérite d'être vrai. C'est lui qui arrêta un jour
sur la place pubhque le sculpteur Lysippe, encore jeune et cher-
chant un maître. — Regarde cette foule qui s'agite sous nos yeux,
LE PEINTRE ATELLE. 261
lui dit-il; ton maître, le voilà, c'est la nature. — Le conseil fut suivi
par Lysippe, qui inaugura chez les Grecs une tendance si marquée
vers le réalisme , et fit dans la sculpture ce qu'Eupompe avait fait
dans la peinture.
Lorsque /Vpelle arriva à Sicyone, Eupompe était mort; Pamphile,
son élève et son successeur, dirigeait l'école. Pamphile formula
l'enseignement d'uue manière plus ferme, l'érigea en doctrine, as-
sura à cette doctrine la sanction des magistrats, et lui fit donner
force de loi. Il proclama le premier la dignité de l'art; la pratique en
fut interdite aux esclaves : seuls les hommes libres pouvaient deve-
nir des peintres. Le dessin fut déclaré le premier des arts libéraux ,
les enfans des citoyens apprenaient à dessiner avant d'apprendre
leurs lettres; dès que leur éducation commençait, on leur mettait
dans les?: mains une planche de buis et un crayon. Sicyone, petite
cité sans puissance politique, se jeta avec enthousiasme dans une
réforme qui devait l'illustrer, et son exemple en effet gagna plus
d'une ville grecque.
Dans son atelier, Pamphile ne montrait pas moins de hauteur et
d'autorité. Il exigeait que ses élèves eussent une instruction éten-
due, que non-seulement la philosophie, la poésie, l'histoire, leur
fussent familières, mais qu'ils eussent étudié les sciences, notam-
ment les mathématiques et la géométrie. Ils s'engageaient à rester
dix ans auprès de lui, parce que dix années de travail étaient à
peine suffisantes pour s'initier à tous les secrets du métier. Us lui
payaient d'avance un talent, c'est-à-dire près de six mille francs de
notre monnaie, ce qui représente une somme dix fois plus consi-
dérable aujourd'hui. Pamphile voulait aiiisi créer l'aristocratie de
l'art; la peinture devenait un privilège, et la richesse était une ga-
rantie de l'indépendance des peintres, de leur désintéressement, et
par suite de leur dignité. Sous un système aussi absolu, qui rap-
pelle la république de Platon, on sent percer l'utopie : la suite le fit
bien voir. Quelle généreuse chimère pourtant (si c'est une chimère)
que de vouloir ménager aux artistes une vie libre, aftranchie de
toute complaisance, entourée d'honneurs par l'état! Il faut songer
d'ailleurs que, dans les villes doriennes, les institutions étaient sin-
gulièrement puissantes, et que les lois étaient appliquées avec une
logique dont la rigueur tenait peu de compte des particuliers. La
constitution politique de Sparte en est la preuve.
Apelle se soumit aux conditions de Pamphile, et, d'après le té-
moignage des anciens, il poussa plus loin encore la docilité, car
Pamphile mourut après avoir désigné pour lui succéder dans la di-
rection de l'école le peintre Mélanthe, un de ses élèves. Apelle con-
sentit à obéir à son ancien condisciple, reçut ses leçons, et travailla
262 REVUE DES DEUX MONDES.
en commun avec lui. Un des préceptes favoris de Mélanthe nous a
été transmis, et il est très propre à jeter du jour sur la manière des
peintres de Sicyone. « Il faut, disait-il, que vos œuvres respirent
l'audace et la dureté. » Cette dureté, cette audace franche et un
peu brutale, me paraissent bien des qualités doriennes. On croit
entendre les maîtres sicyoniens ajouter : « Loin de nous la grâce,
la mollesse, le coloris séduisant, la volupté de l'école asiatique!
Loin de nous l'imagination, la fécondité, les créations grandioses
et idéales, puis délicates et spirituelles de l'école attique! Ce que
nous aimons, c'est quelque chose de vrai, de précis, d'énergique,
d'impérieux, une rectitude violente, une fermeté qui approche de
la raideur, des traits audacieux et durs, mais d'un effet franc,
simple, direct, saisissant. Nous préférons la sévérité des lignes au
charme des contours, la sagesse des compositions à l'éclat de la
poésie; nous voulons avant tout le style et le caractère. Nous ne
craignons point de maintenir des traditions anciennes et presque
surannées, et nous ferons ce qu'ont fait les sculpteurs d'Égine pour
les frontons de leur temple de Minerve. »
Ainsi le jeune Apelle, par un bonheur qu'il avait prévu et cher-
ché, trouva dans l'école de Sicyone les tendances les plus opposées
aux tendances de sa race et sans doute à ses propres tendances. Il
profita de ce dualisme qui a toujours composé le génie grec, unis-
sant par son éducation les qualités des Doriens à celles des Ioniens.
Son tempérament d'artiste n'en fut pas altéré, parce qu'un tempé-
rament généreux résiste à la compression; il fut plutôt fortifié par
une salutaire discipline et prémuni contre tous les excès. Il en ré-
sulta cet équilibre qui est la juste mesure du bien, et qui permet,
autant qu'il est donné à l'homme, d'approcher de la perfection.
Pendant les dernières années de son séjour à Sicyone, Apelle
avait aidé Mélanthe à peindre un tableau qui fut célèbre. C'était un
portrait du tyran Aristrate, monté sur un char à quatre chevaux à
côté de la Victoire. Lorsque plus tard Aratus délivra Sicyone et fit
détruire les images des tyrans, le peintre Néalcès demanda grâce
pour une œuvre aussi belle. Comme Aratus semblait inflexible,
Néalcès insista en versant des larmes, et promit d'effacer la figure
d'Aristrate. Il le fit, mit une palme à la place, de telle sorte que
le sujet devint simplement une Victoire sur un quadrige. II est vrai-
semblable qu' Apelle composa d'autres œuvres pendant un séjour
de dix ans à Sicyone, mais les historiens n'en ont point conservé le
souvenir. Sa réputation naissante, l'autorité de l'école à laquelle il
appartenait, l'amitié de Mélanthe, le firent rechercher par le roi de
Macédoine. Il se rendit auprès de Philippe, père d'Alexandre.
A cette époque, Philippe était déjà vieux. Il avait pris bien des
LE PEINTRE APELLE. 263
villes, amassé bien des trésors, jeté les bases d'un empire qu'il al-
lait transmettre à son fils, et qui devait écraser la Grèce. Les Macé-
doniens, ces Piémontais de la péninsule grecque, avaient pour eux
une forte organisation militaire et l'unité, qui avait toujours manqué
aux républiques de la Grèce, affaiblies par leurs dissensions. Relé-
gués au nord de l'Olympe et du Pénée, ils étaient restés pendant
longtemps étrangers au mouvement intellectuel des Hellènes, qui
les traitaient volontiers de barbares. Les rois de Macédoine n'en
mirent que plus d'insistance à revendiquer le titre de Grecs et à se
faire admettre aux fêtes d'Olympie, congrès pacifique des races de
même origine; ils affichèrent le goût des lettres et des arts, et si
leur pays ne produisait ni poètes ni artistes, ils s'efforcèrent d'atti-
rer à leur cour les artistes et les poètes grecs. Les exilés illustres
étaient accueillis avec honneur. Ce fut en Macédoine qu'Euripide
essaya de se consoler de l'injustice des Athéniens. Zeuxis avait été
appelé pour décorer de ses peintures le palais du roi Archélaiis. A
part les jouissances du luxe, qui touchent les princes les moins ci-
vilisés, ces démonstrations étaient plus politiques que sincères, sur-
tout de la part de Philippe, esprit pratique, rusé, peu sensible aux
belles choses, et qui n'avait de grand que l'ambition; mais Philippe
savait que le meilleur moyen de conquérir les Grecs, c'était de pa-
raître conquis à leurs idées. Apelle devint donc le peintre de la
cour : il fit de nombreux portraits, non-seulement du roi, mais de
son fils, de ses généraux, de ses principaux ministres. L'étude de la
nature, l'analyse patiente du modèle vivant, la recherche du vrai
et du réel, que lui avaient imposées les maîtres sicyoniens, le ren-
daient merveilleusement propre à cette tâche.
Sa faveur devint surtout éclatante lorsque Alexandre fut monté
sur le trône. L'élève d'Aristote avait un amour effréné de la gloire,
et montrait par là une âme vraiment grecque. S'il affectait de placer
chaque nuit sous son oreiller les poèmes d'Homère, s'il feignait,
même à Babylone, quand l'Asie était à ses pieds, de trembler de-
vant l'opinion des Athéniens, il encourageait les arts avec une pro-
digalité folle, parce qu'il savait comment la gloire se consacre. Le
désir de rendre ses traits immortels et de transmettre de lui à la
postérité l'image la plus flatteuse se manifestait avec une passion
intelligente, mais avec un despotisme naïf : il ne permettait qu'aux
plus célèbres artistes de le représenter. Seul, Lysippe avait le pri-
vilège de sculpter ou de fondre ses statues; seul, Pyrgotèle devait
graver sa tête sur les monnaies ou sur les pierres précieuses ; seul,
Apelle pouvait le peindre. L'instinct des rois absolus est d'exercer
sur l'art un empire direct, à leur profit personnel ou au profit de
leurs caprices. Il faut avouer cependant qu'Alexandre avait, aussi
2Gii REVUE DES DEUX MONDES.
bien que les simples particuliers, le droit de choisir les artistes aux
mains desquels il se confiait. Même quand il n'aurait pas été exempt
d'une jalousie un peu tyrannique, combien ce souci de sa propre
mémoire est plus naturel que l'orgueil de nos souverains français,
qui impriment les initiales de leur nom, comme un cachet de pro-
priété, sur toutes les pierres des monumens payés avec le trésor de
tous! Et nous nous estimons heureux quand ils n'y ajoutent pas les
initiales de leurs maîtresses !
Apelle fut donc pour Alexandre ce que Velasquez fut pour Phi-
lippe IV et la cour d'Espagne. « Il faut renoncer à compter, dit
Pline le Naturaliste, combien de fois il a peint Philippe et surtout
Alexandre. » Alexandre enfant, adolescent, homme et même dieu,
c'est-à-dire tenant la foudre de son père Jupiter, Alexandre à che-
val ou sur un char, couronné par la Victoire ou assisté par les Dios-
cures, sur son trône ou sur un champ de bataille , les compagnons
d'Alexandre, ses chevaux, ses maîtresses, tantôt Glitus et Antigone,
tantôt la belle Pankasté et le fougueux Encéphale, tels furent, pen-
dant nombre d'années, les sujets qui occupèrent son pinceau. Quel
contraste avec les pages grandioses et vraiment nationales que Po-
lygnote traçait sur le Pœcile et que Phidias sculptait sur le Parthé-
non! Mais on n'était plus au temps de Gimon et de Périclès; l'ère
de la liberté finissait pour les artistes comme pour les citoyens , et
avec la liberté mourait la grandeur. Apelle du moins acquérait des
richesses considérables, et s'il se résignait à la vie de courtisan, il
ne sacrifiait ni toute sa fierté ni une certaine indépendance de lan-
gage nécessaire à l'homme qui respecte sa gloire. L'esprit et cette
ironie familière que les Grecs maniaient avec tant de grâce faisaient
tout passer. Une anecdote en est la preuve. On raconte qu'Alexandre
était souvent dans son atelier. Tout en posant pour un de ses por-
traits, il discutait sur la peinture, et montrait qu'il s'y entendait
beaucoup moins qu'au métier de roi. « Prends garde, lui dit un jour
Apelle, ne vois- tu pas que tu fais sourire môme les esclaves qui
broient mes couleurs. » G'est presque Voltaire chez Frédéric le
Grand. Il est probable qu'Alexandre recevait cette leçon avant son
départ pour l'Asie; je doute qu'il l'eût supportée après le meurtre
de Glitus et l'incendie de Persépolis. Il n'en caressait pas moins
Apelle, ])arce que son talent devait contribuer à séduire la posté-
rité. Il lui fit môme un sacrifice propre à échauffer l'éloquence de
ses biographes. Quand il voulut connaître le faste et les voluptés
d'une cour asiatique, Alexandre s'entoura d'esclaves choisies et eut
un vérita]:)le harem. Parmi ses favorites, la plus belle, la plus chère,
était Pankasté, qu Apelle fut chargé de peindre dans sa nudité écla-
tante. Le peintre devint éperdument épris de son modèle. Alexandre
LE PEINTRE APELLE. !Î(35
s'en aperçut et lui donna Pankasté. Était-ce afiection? Etait-ce dé-
sir d'étonner le monde? Du moins c'était grandeur d'âme.
Lorsque le Macédonien fut parti avec une poignée d'hommes pour
conquérir la Perse, Apelle redevint libre. 11 retourna à Éphèse, sa
patrie peut-être, la ville du moins où s'était écoulée sa première
jeunesse. Il ne paraît pas douteux que le choix de ce séjour eût été
concerté avec Alexandre, qui prévoyait son triomphe, et qui, maître
de l'Asie pacifiée, avait ainsi sous la main son peintre et son ami;
mais la vie du héros fut aussi courte que sa grandeur fut rapide.
Bientôt Apelle ne dépendit plus que de lui-même, et, s'il avait été
mandé à Persépolis ou à Ecbatane , après la mort du roi il l'egagna
Éphèse. 11 y peignit plusieurs tableaux que l'on conservait dans le
fameux temple de Diane; il y fit le portrait du grand-prêtre Méga-
byse, ou plutôt il représenta la procession solennelle que conduisait
le grand-prêtre.
Gomme la vie d' Apelle n'est écrite nulle part, et comme il faut la
déduire d'anecdotes éparses dans les auteurs, il est impossible d'en
établir l'enchaînement rigoureux. Nous voyons seulement qu'après
la mort d'Alexandre il usa de sa liberté pour parcourir la Grèce,
qu'il dut se fixer dans différentes villes, afin d'y exécuter les œuvres
qu'on lui commandait. Ces voyages, dont Polygnote, Zeuxis et bien
d'autres artistes avaient donné J'exemple, étaient de véritables ova-
tions. Les grands peintres, toujours plus populaires que les grands
sculpteurs, étaient accueillis comme des demi -dieux. Apelle re-
tourna donc à Sicyone pour revoir ses amis et ses rivaux; ce sera
là, si l'on veut, qu'eut lieu ce concours célèbre dont le sujet était
un cheval, Apelle, qui avait accepté le défi, s'aperçut que les ar-
bitres étaient circonvenus par ses adversaires. Il demanda qu'on
prît pour juges les animaux eux-mêmes. Des chevaux furent ame-
nés devant l'œuvre de chaque concurrent : tous hennirent devant
le tableau d' Apelle et restèrent silencieux devant les autres tableaux.
Elien dénature ce récit, qui, j'en conviens, ressemble à une fable. Il
prétend qu'Alexandre critiquait un jour le cheval sur lequel Apelle
l'avait représenté. Le peintre fit amener un cheval vivant qui se
mit à hennir en apercevant son image. « Tu le vois, dit Apelle à
Alexandre, cet animal se connaît en peinture mieux que toi. » C'est
mettre un propos grossier à la place d'une fiction spirituelle.
Sicyone n'est séparée de Corinthe que par quelques heures de
marche. Apelle visita Corinthe. Il y rencontra près de la source Pi-
rène et emmena chez lui la courtisane Laïs, deuxième du nom, qui
avait pris des années sans vieillir, car elle était toujours belle, et sa
maturité était radieuse comme les moissons dorées par le soleil. On
devine qu' Apelle voulut aussi voir Athènes, qui déjà, hélas! n'était
266 REVUE DES DEUX MONDES,
plus que la ville des grands souvenirs. L'histoire ne dit point que
les Athéniens l'aient reçu avec une faveur particulière, ni qu'ils
aient souhaité quelque tableau de sa main ; on peut supposer qu'ils
accueillirent froidement le favori des princes macédoniens. La tri-
bune muette, Démosthène exilé, la terreur dans tous les cœurs,
avaient montré ce que valait l'admiration d'Alexandre pour Athènes;
les démonstrations flatteuses de ses successeurs cachaient une op-
pression plus cruelle encore. Nous savons seulement qu'Apelle as-
sista aux fêtes d'Eleusis, où il se fit initier aux mystères, comme
tous les esprits éclairés du paganisme. Ce fut au retour de la pompe
sacrée, sur cette plage mollement arrondie qui forme la baie d'Eleu-
sis et sur laquelle le flot paresseux expire sans qu'on entende son
murmure, en face des montagnes de Salamine et de Mégare, dont
les contours bleuâtres paraissent aussi transparens que le ciel , au
milieu de toutes les splendeurs et de tous les sourires de la nature,
que l'on vit tout à coup sortir de l'onde la courtisane Phryné, nue
comme Vénus, belle comme une statue; puis, posée sur le sable, les
pieds baignés par l'écume de la mer, elle se mit à tordre dans ses
mains sa chevelure humide. Apelle fut tellement frappé de ce spec-
tacle qu'il rentra chez lui pour en fixer le souvenir, et peignit la
Vénus Anadyomène, c'est-à-dire son œuvre la plus accomplie. Tout
le monde comprendra cette impression saisissante du beau sur une
intelligence d'élite; mais les rôles étaient changés : ce n'était plus
l'artiste qui concevait le tableau et qui le composait, c'était la cour-
tisane.
Apelle visita aussi l'île de Rhodes, voyage particulièrement mé-
morable, parce qu'il y montre une générosité et une noblesse de
sentimens qui le font aimer. Il y avait à Rhodes un peintre d'un grand
talent nommé Protogène. Ce peintre, modeste, encore obscur, mé-
connu de ses concitoyens, était réduit à peindre des carènes de vais-
seaux afin de gagner sa vie, et jusqu'à cinquante ans il fit ce métier;
mais, dès qu'il avait gagné quelques oboles et acheté sa provision
de lupins, il s'enfermait, et peignait les œuvres les plus conscien-
cieuses, les plus délicates, les plus finies. Tel était, par exemple,
son chasseur lalysus, qu'il mit sept ans à terminer. Protogène était
un esprit difficile, toujours mécontent de ce qu'il produisait, capable
d'un travail opiniâtre et rigoureux. Il était le contraire d' Apelle :
l'un était sombre et concentré, l'autre radieux et expansif; l'un
abandonné et misérable, l'autre heureux et riche. A toutes les épo-
ques, la fortune se plaît à opposer ainsi les destinées. Apelle du
moins, qui avait vu un tableau de Protogène, sut deviner un rival,
venir à son secom^s, le signaler à l'attention de ses contemporains,
lui assurer aussitôt la célébrité et la richesse. Les Rhodiens accueil-
LE PEINTRE APELLE. 267
lirent avec transport le favori d'Alexandre : ils avaient la passion
des arts et des lettres; leurs écoles d'éloquence et de sculpture
les illustrèrent pendant les derniers siècles, je ne dis pas de l'indé-
pendance, mais de l'autonomie grecque. Quel fut donc l'étonnement
de tous, lorsqu'on vit Apelle, à peine débarqué, se diriger vers l'a-
telier du pauvre Protogène et lui offrir d'un seul tableau 50 talens,
c'est-à-dire 280,000 francs de notre monnaie! On le crut fou. <( Ras-
surez-vous, dit-il à ceux qui l'entouraient, j'ai fait une excellente
affaire. Le génie de Protogène est tel que vous serez bientôt forcés
de le reconnaître; je revendrai deux fois plus cher ce tableau, »
En effet, Protogène fut dès lors renommé dans toute la Grèce. Dé-
métrius Poliorcète, le roi Antigone, les Athéniens eux-mêmes allaient
se disputer ses œuvres. On devine qu'une amitié étroite s'établit
entre les deux artistes. Apelle relevait le courage de Protogène; il
lui montrait qu'il ne péchait que par l'excès de travail et la recher-
che d'une perfection qui reculait toujours devant lui. « Je ne l'em-
porte sur toi, disc.it-il, que parce que je sais m'imposer à temps de
ne plus toucher à mon tableau. » On a souvent raconté une anecdote
qui paraît puérile au premier examen, et que je crois au contraire
très propre à caractériser les habitudes et les tendances des pein-
tres de cette époque. Un jour Apelle, ne trouvant point Protogène
dans son atelier, remarqua une planche posée sur le chevalet; il prit
un pinceau et y traça une ligne si déliée, si égale, si fine, que Pro-
togène, en rentrant, déclara qu' Apelle seul était capable de conduire
un pinceau avec cette fermeté. Gomme la détrempe avait eu le temps
de sécher. Protogène choisit une autre couleur, repassa exactement
sur le trait en appliquant sur la ligne qu'avait tracée Apelle une autre
ligne plus mince, qui ne la cachait pas, mais qui la coupait dans
toute sa longueur par le milieu. Apelle ne voulut point être vaincu:
à l'aide d'une troisième couleur, il refit la même opération sur la
ligne de Protogène. Il y avait donc trois traits superposés, d'un ton
différent et d'une téimité croissante. Michel-Ange pensait que ce
trait formait le contour de quelque belle figure nettement esquissée;
mais Pline déclare qu'on a vu longtemps à Rome ce tableau, sur
lequel on ne voyait rien autre chose que la fameuse ligne droite.
Mêlée à des chefs-d'œuvre de l'art grec, la planche attirait de loin
par sa nudité et émerveillait de près par le tour de force des deux
artistes.
Gette sûreté de main, cette délicatesse de pinceau nous font en-
trevoir à quelle perfection pouvaient prétendre les peintres de cette
époque, de quels admirables instrumens ils étaient armés. Le dessin
leur était familier dès leur enfance, non pas un dessin facile, lâché,
plein de repentirs ou de raccords, mais un dessin ferme, précis,
268 REVUE DES DEUX MONDES.
subtil , infaillible , qui traçait les formes les plus exquises avec la
certitude d'un géomètre, lorsqu'il trace un cercle à l'aide du com-
pas. Que l'on considère en effet les nombreux vases peints qui re-
montent au siècle d'Alexandre , on admirera la pureté des dessins
qu'y traçaient rapidement les peintres employés dans les fabriques
grecques : avec un pinceau enduit de vernis noir, sur une terre po-
reuse et sur des surfaces arrondies, ils achevaient du premier jet
des compositions que les modernes désespèrent d'égaler. Puisque
telle était l'exécution des simples artisans, de quoi n'étaient pas
capables les peintres véritables et surtout les maîtres de l'art!
Si la générosité d'Apelle lui gagnait des amis, son talent lui atti-
rait aussi des ennemis : ses aventures en Egypte en sont la preuve.
Alexandre était mort et Ptolémée occupait l'Egypte; il n'avait pas
encore pris le titre de roi , mais il en avait toute la puissance : sa
cour n'avait pas pour cela moins de faste, ses flatteurs moins d'ar-
rogance. Un jour le vaisseau d'Apelle, poussé par la tempête, dut
se réfugier dans le port d'Alexandrie. Apelle se garda bien de se
rendre au palais de Ptolémée, qui ne l'aimait point, qu'il avait
peut-être offensé jadis par quelque propos hardi, semblable aux le-
çons qu'il donnait à Alexandre, et dont le ressentiment était entre-
tenu soigneusement par Antiphilus, peintre envieux, qui se croyait
le rival d'Apelle parce qu'il le haïssait. Cet Antiphilus était né en
Egypte; il avait de la réputation. On vantait surtout son Enfant
soufflant le feuj le reflet des flammes éclairait le visage de l'enfant
et toute la maison. Il avait une grande facilité, un esprit causti-
que , et était l'inventeur du genre de caricatures que les anciens
appelaient des grylles. Il peignit avec une tête de porc un certain
Gryllus, son contemporain, soit parce qu'il ressemblait à cet animal,
soit parce que gryllos, en grec, signifie cochon de lait. La plaisan-
terie était assez grossière, mais elle eut du succès à une époque où
l'art et le goût public s'affaiblissaient. On se mit à faire des carica-
tures du même genre, et Pompéi en montre des exemples : le pieux
Énée, Anchise et le petit Ascagne n'y sont-ils pas représentés avec
des têtes d'animaux? On conçoit l'aversion d'Apelle pour ce genre
misérable, ses railleries et la haine d'Antiphilus.
Au lieu de se tenir prudemment à bord de son bâtiment pour re-
partir au premier vent favorable , Apelle voulut parcourir la ville
immense et magnifique qu'avait fondée Alexandre. Il fut rencontré,
reconnu; ses ennemis imaginèrent aussitôt de corrompre un des fa-
miliers de Ptolémée, qui vint, au nom de son maître, inviter Apelle
à un festin. On juge de l'accueil que reçut Apelle et de la colère de
Ptolémée. Sommé de désigner celui qui l'avait ainsi trompé, le
peintre saisit un charbon dans le foyer éteint et esquissa sur la mu-
LE PEINTRE APELLE. 269
raille une figure si ressemblante que le coupable était reconnu avant
que le dessin fût achevé. Ptolémée, subitement radouci, combla
Apelle de présens, et l'artiste, en souvenir du danger auquel il
avait échappé, peignit son fameux tableau de la Calomnie.
Apelle dut aussi résider quelque temps à Smyrne, où il peignit
dans rOdéon une Grâce et la FoiHime assise. « Je l'ai faite assise,
disait-il, parce que rien n'est moins stable que la fortune. » Ce fut
la dernière halte de sa vie errante. Il avait vendu aux habitans de
l'île sa Vénus Anaclyomène, qu'ils avaient placée dans le temple
d'Esculape. Sur la fin de ses jours, tourmenté d'un désir de perfec-
tion qui est l'aiguillon des grands artistes, Apelle voulut lutter avec
lui-même et surpasser son œuvre la plus vantée, il s'établit à Cos
pour refaire une Vénus plus belle encore. La mort le surprit avant
que son tableau fût achevé. En vain les habitans de Cos cherchèrent
un peintre pour finir ce qu' Apelle avait commencé; aucun n'osa se
mesurer avec un rival aussi redoutable, ni toucher à une ébauche
qu'on regardait déjà comme sacrée : c'était le plus éclatant hom-
mage qu'on pût rendre à sa mémoire.
II.
La gloire d' Apelle est une des plus brillantes qu'ait consacrées
l'histoire. Les modernes l'ont accrue encore, et le nom d' Apelle est
dans toutes les bouches dès que l'on veut citer un peintre ancien.
On peut dire qu'il est aussi populaire que célèbre, et l'on entrevoit
les causes de cette faveur posthume. Sa vie unie à la vie d'Alexandre,
les récits de Plutarque si goûtés de la renaissance et des siècles qui
ont suivi, les anecdotes piquantes ou aimables que les auteurs grecs
ou latins ont recueillies et que nous apprenons sur les bancs du
collège, cet instinct non avoué qui nous fait préférer ce qui est par-
fait et charmant à ce qui est grand et austère, tout a contribué à
étendre jusqu'à la postérité le prestige qu' Apelle exerçait sur ses
contemporains. Sans contester une gloire aussi solidement établie,
je voudrais du moins essayer de saisir quelques traits de la physio-
nomie de l'artiste, quelques caractères distinctifs de son talent. En
rapprochant .les témoignages épars des écrivains anciens, je m'ef-
forcerai de faire reparaître l'impression que produisaient des œuvres
qui ne peuvent, hélas ! revivre. Les jugemens des Grecs sont si brefs,
11. urs descriptions si incomplètes, qu'il conviendra d'hésiter souvent;
mais nous ferons ce que fait le voyageur devant les fresques effacées
des vieux maîtres : par une contemplation patiente et respectueuse,
il retrouve d'abord un contour, puis une figure, puis un fragment
de la composition ; s'il voit peu, ce qu'il voit est vrai et ne lui donne
que plus de jouissancest
270 ' REVUE DES DEUX MONDES.
Les productions d'Apelle sont de plusieurs genres : nous les clas-
serons afin de déterminer le cercle où il faut nous enfermer. Il n'a
point décoré de monumens, comme Polygnote et Zeuxis; il n'a point
jeté sur les murs des temples et des portiques ces vastes pages qui
valaient un poème d'Homère ou un livre d'Hérodote. 11 n'a retracé
ni les luttes héroïques, ni les scènes de l'olympe ou des enfers,
ni les batailles des peuples. Son imagination s'élève moins haut,
ses sujets sont circonscrits, il s'attache à la nature autant qu'à la
beauté, et comme il ne veut rien produire que d'accompli, il prend
la mesure des forces humaines, et donne à ses cadres une propor-
tion telle qu'aucun détail ne pourra être négligé par son pinceau.
Épris de la réalité, nourri des principes que professait l'école de
Sicyone, il était prédestiné à être un peintre de portraits; c'est par
là qu'il commença sa carrière en aidant Mélanthe à peindre le tyran
Aristrate. Attaché à la cour de Philippe et d'Alexandre pendant
plusieurs années, il s'occupa uniquement d'immortaliser leurs traits.
Les anciens , qui renonçaient à compter combien de fois il avait re-
présenté Alexandre, n'en ont cité que trois images mémorables.
Le premier portrait montrait Alexandre triomphant, derrière
son char marchait la Guerre, les mains enchaînées; le second le
montrait couronné par la Victoire, tandis que Castor et Pollux se
tenaient auprès de lui. Emportés à Rome et placés dans le forum
d'Auguste, ces deux chefs-d'œuvre subirent le plus indigne des trai-
temens : l'empereur Claude fit gratter sur l'un et l'autre la tête
d'Alexandre et peindre à sa place la tête d'Auguste.
Le troisième tableau, conservé dans le temple de Diane à Éphèse,
représentait Alexandre tenant la foudre-, il se révélait comme dieu,
comme fils de Jupiter, et tel était l'éclat de cette peinture, la puis-
sance du modelé, que la foudre et la main qui la portait semblaient
sortir du cadre. Ainsi la flatterie asservissait aux rois la religion et
leur prêtait les attributs des dieux, mais l'art tirait de cette néces-
sité de nouvelles ressources et tendait vers l'idéa]. Au lieu de co-
pier les souverains tels qu'ils étaient, et parfois dans leur laideur,
les peintres se résignaient volontiers à les assimiler aux dieux. L'es-
sence de l'art grec était de tout diviniser, c'est-à-dire de tout ra-
mener à un type. Apelle avait donc créé l'idéal d'Alexandre. Lysippe,
dans ses statues, figurait le roi la tête légèrement penchée sur
l'épaule gauche, les yeux pleins de mollesse et de douceur, tandis
que le front, par sa puissance et ses saillies, rappelait la face du
lion. C'était le souverain bienfaisant qu'il montrait, tandis qu' Apelle
faisait voir le ^conquérant plus rapide que l'éclair, le héros sem-
blable aux dieux. Je crains que cet idéal n'ait flatté plus vivement
Alexandre, car il répétait volontiers qu'il y avait deux Alexandre,
le fils invincible de Philippe et le fils inimitable d'Apelle. Ce fils
LE PEINTRE APELLE. 271
inimitable était donc quelque chose de supérieur à la réalité ; sa
beauté était créée par l'artiste, qui ne copiait l'original que pour le
transfigurer. La difficulté fut autrement grande pour le peintre lors-
qu'il dut faire le portrait d'Antigone, un des généraux et plus tard
un des successeurs d'Alexandre. Antigone était borgne, et l'on sait
combien l'art grec répugnait à reproduire ce qui était difforme, car
la diflbrmité est pire que la laideur. Apelle présenta la figure d'An-
tigone de trois quarts, et distribua de telle sorte la lumière et les
ombres portées que l'infirmité du roi fut tout à fait dissimulée. « Il
semblait, dit Pline, que ce fût au portrait et non au modèle qu'il
manquât quelque chose, » voulant dire par là que l'œil malade se
modelait dans l'ombre et s'y perdait. Cette suprême habileté à sau-
ver les défauts de l'original ravit les contemporains : ils déclaraient
que le portrait d'Antigone était un des chefs-d'œuvre du peintre;
deux fois l'épreuve fut tentée et le tour de force accompli. Le pre-
mier portrait, celui qu'on mettait au-dessus de tous les autres, re-
présentait Antigone à cheval-, le second le montrait marchant à
pied, revêtu d'une cuirasse, conduisant son cheval par la bride.
On cite parmi les autres portraits d' Apelle Clitiis à cheval, par-
tant pour la bataille et prenant son casque des mains de son écuyer,
Néoptolème combattant à cheval contre plusieurs Perses, Archélaiis
avec sa femme et sa fille, Ménand?^e, roi de Carie, Habron, Ancée,
l'acteur Gorgosthène, la belle Pankasté, la seule femme qu'il ait
peinte ; elle était nue et en pied. Enfin Apelle avait fait son propre
portrait. Tous ces tableaux, car c'étaient de véritables tableaux,
sont à peine indiqués par les auteurs anciens; mais leurs indica-
tions suffisent pour guider notre imagination et pour nous faire voir
chaque personnage mis en scène, agissant, entouré de sa famille,
de ses serviteurs, de ses ennemis vaincus. Parfois des figures allé-
goriques ajoutent à la noblesse du sujet. La plupart des portraits
sont équestres, et lorsque les Grecs racontent que les chevaux vi-
yans hennissaient devant un cheval peint par Apelle, on sent que ce
n'est qu'une exagération spirituelle, comme les raisins de Zeuxis
que des oiseaux venaient becqueter, comme le rideau de Parrha-
sius que son rival se préparait à tirer; c'est une façon de rendre
la louange plus piquante et de dire que le talent de l'artiste faisait
illusion, qu'il imitait la nature avec une précision saisissante. Les
chevaux du Parthénon nous apprennent quelle devait être la beauté
des coursiers sur lesquels Apelle représentait ses héros. Jamais
peut-être l'image de l'homme n'a été entourée de plus de grandeur,
soit qu'elle fût assimilée à celle des dieux, soit que le vaste cadre
où elle était disposée, et les attributs qui la rehaussaient, fissent
mieux sentir sa puissance et sa majesté. Les figures allégoriques
qu'introduisait Apelle, la Yictoire par exemple et surtout la Guerre,
272 REVUE DES DEUX MONDES.
accusent une tendance qui est propre à l'artiste encore plus qu'à
son siècle, et qui nous conduit à parler de ses autres productions.
Apelle, dont l'imagination était riante et facile, mais craignait les
grands eiïorts, ne s'est point aventuré dans le monde des créations
pures. Ces types nomlDreux que les artistes des époques précé-
dentes se plaisaient à enfanter, ces manifestations variées de la
beauté qui se résumaient en une seule personne, Jupiter ou Junon,
Apollon ou Minerve, Neptune ou Vénus, ne l'attiraient point; ces
êtres que les poètes avaient faits plus grands que l'homme, et que
les artistes avaient faits plus beaux, il ne cherchait point à retracer
leur histoire, leur légende, leurs luttes, leurs amours. Il préférait
ce jeu d'esprit qui donne un corps aux qualités ou aux vices de l'hu-
manité, et qui a tant charmé les modernes par des combinaisons
ingénieuses et froides, je veux dire l'allégorie. Le célèbre tableau
de la Calomnie, qui est décrit par Lucien, expliquera mieux que je
ne pourrais le faire comment le grand artiste entendait l'invention.
Sur la droite du tableau, dit Lucien, on voit un homme avec de
grandes oreilles, assisté de deux femmes, l'Ignorance et le Soupçon -,
cet homme, qui tend de loin la main à la Calomnie, c'est le Pii-
hlk, crédule, envieux, avide de scandale, et qui croit au mal plus
volontiers qu'au bien. De l'autre côté s'avance la Calomnie; ses
traits sont ceux d'une femme admirablement belle, son expression
est fière, un peu crispée : on sent la colère et la passion. D'une main
elle tient une torche allumée, de l'autre elle traîne par les cheveux
un jeune homme qui lève les bras vers le ciel pour attester les
dieux. Elle est conduite par un homme pâle, défait, aux yeux caves,
au regard sombre, Y Envie, et par ses deux compagnes inséparables,
la Tromperie et V Embûche. Elle est suivie par une figure triste,
lugubre, aux vêtemens déchirés, le Repentir, qui tourne en arrière
ses regards pleins de honte et contemple la Vérité, qui s'approche.
Certes voilà une œuvre compliquée, qui pouvait se compliquer
encore à l'infini, car nos vices et nos vertus sont sans nombre et se
tiennent par mille liens. Le spectateur était attaché, sentait la mo-
ralité du sujet, devinait peu à peu le sens de chaque figure et se ré-
jouissait de sa pénétration; mais est-ce là le but véritable de l'art?
De telles conceptions, subtiles et savantes, ressemblent -elles en
rien à de l'inspiration? Je n'ose critiquer davantage un sujet qui a
plu aux maîtres modernes, et que plus d'un, guidé par la descrip-
tion de Lucien, a voulu faire revivre. Ainsi la Calojnnie d' Apelle a
été retracée sur une faïence que l'on conserve à Rome; Holbein en
faisait un frontispice pour Froben, l'imprimeur d'Érasme; notre
Poussin, après avoir été éloigné de Paris par les intrigues de Vouet,
se consolait en peignant le tableau que l'on a vu à Venise dans le
palais Manfrin. Cependant ce genre de composition fatigue promp-
LE PEINTRE APELLE. 273
tement, et il ne peut se soutenir que par la force de l'exécution.
Gomme c'était précisément le talent d'Apelle, on conçoit qu'il ait
fait un chef-d'œuvre. En personnifiant des abstractions, des idées
morales, il suffisait de trouver de beaux modèles d'hommes et de
femmes. Tout modèle pouvait devenir indifféremment un vice ou
une vertu, selon l'expression et l'ajustement que lui donnait le
peintre. Là aussi Apelle pouvait suivre ses habitudes, copier la na-
ture, et agencer harmonieusement une série d'études qui étaient
encore des j^ortraits.
On soupçonne plus de hardiesse et de création dans les tableaux
où il voulut personnifier les forces de la nature, ses accidens les
plus terribles et les plus rapides : il entreprit de figurer le tonnerrr,
Yéclair, la fondre qui tombe. jNous n'avons aucun détail sur ces
images si difficiles à saisir; mais d'après les noms grecs bronté ,
astrapé, kéraunobolia, il est vraisemblable que c'étaient des femmes
qui , par leur expression et leurs attributs , faisaient comprendre
le sujet au spectateur. On peut surtout conjecturer que l'exécution
en était éclatante et que le feu du ciel jetait sur les personnages des
reflets inaccoutumés. Le succès qu'avait obtenu le portrait dî Alexan-
dre tenant la foudre encouragea sans doute l'artiste à chercher pour
son pinceau ce nouveau triomphe.
Une des œuvres les plus renommées d'Apelle était une série de
portraits habilement mis en scène. Pendant qu'il habitait Ephèse,
sa patrie d'adoption, il représenta « le grand-prêtre Mégabyse offrant
un sacrifice dans le temple de Diane , entouré des prêtres, des sa-
crificateurs, des magistrats de la ville. » C'était un peu ce que l'on
appelle aujourd'hui de la peinture officielle : on y retrouvait l'exacte
ressemblance de la plupart des personnages. Il faut que l'imagina-
tion y ajoute la majesté de l'architecture, la beauté des costumes, la
pompe sacrée, les vases, les fleurs, les ornemens les plus précieux,
afin de sentir toute la grandeur et toute la richesse du tableau.
L'on pourra, comme point de comparaison, songer à une messe
dans la chapelle Sixtine ou à l'exaltation d'un pape porté en céré-
monie dans la basilique de Saint-Pierre. Peut-être faut-il voir un
pendant à cette œuvre dans le tableau qui représentait « Diane au
milieu d'une troupe de jeunes vierges qui sacrifient. » Gomme Diane
était la grande divinité d'Éphèse, il est possible qu'Apelle ait voulu
faire aussi le portrait des prêtresses du sanctuaire et des filles des
principaux citoyens.
Les auteurs mentionnent encore la figure qu'il peignit dans
l'Odéon de Smyrne : c'était une Grâce vêtue. Il fit aussi la Fortune,
non pas debout, mais assise. Hercule, la tête détournée; mais les
raccourcis étaient si savans et si fins que la ressemblance se trahis-
TOME XL VIII. 18
T7h REVUE DES DEUX MONDES.
sait : on ne devinait pas seulement les traits du fils d'Alcmène, on
les voyait. 11 ne faut pas oublier un Héros nu, défi porté à la na-
ture, imitation si puissante du modèle qu'elle causait un certain
frisson : on sentait le tableau s'animer, et la figure semblait prête
à se mouvoir. Apelle représenta encore des moiirans, et l'on pou-
vait dire d'eux ce que l'on disait des mourans du Thébain Aris-
tide, « que l'on comptait avec angoisse combien de temps il leur
restait îi vivre. »
Enfin le chef-d'œuvre d' Apelle, l'objet de l'admiration de toute
l'antiquité, c'était sa Vénus so7Hant des ondes, souvenir de la belle
Phryné, qui avait posé pour ce tableau, car Apelle aimait les cour-
tisanes, il recherchait les plus célèbres, dont c'était le siècle et le
règne; il faut même lui savoir gré de n'avoir pas fait de peintures
licencieuses, comme en faisaient volontiers la plupart de ses con-
temporains. La corruption des mœurs suivait l'abaissement des ca-
ractères. La Vémis Anadyoméne excita la convoitise des Romains.
Auguste l'acheta aux habitans de Gos moyennant cent talens, qui
répondent à 560,000 francs de notre monnaie, et en réalité ce prix
équivaut à plus de cinq millions d'aujourd'hui. Ce merveilleux ta-
bleau fut placé dans le temple de César, car la famille des Jules
prétendait descendre de Vénus. Plus tard il s'altéra dans sa partie
inférieure, et, quoiqu'on invitât les artistes à le restaurer, personne
n'osa y toucher. Admirable leçon pour les profanateurs modernes!
Sous le règne de Néron, le bois continuant de se pourrir et la cou-
leur se rongeant de plus en plus, l'empereur en fit faire une copie
par le peintre Dorothée.
Ainsi le cercle où s'est enfermé Apelle est restreint. La science
dominait chez lui l'imagination, la grâce l'emportait sur la fécon-
dité, l'esprit sur la force, l'habileté sur l'invention. Ce n'était point
par la grandeur des sujets qu'il voulait frapper les âmes : il préfé-
rait les ravir par la beauté des figures et la perfection des détails.
On peut dire qu'il a été surtout un homme d'exécution. Par une
étude approfondie de la nature, unie au sentiment le plus exquis,
il réalisait des types qu'il ne créait pas, mais qui s'offraient à ses
yeux. Il les choisissait, il les combinait, il les divinisait au besoin;
seulement, au lieu de descendre de l'idée à la forme, il s'élevait k
l'idéal par l'observation. Pénétré des idées des maîtres sicyoniens,
accoutumé par une éducation prolongée à respecter le modèle vi-
vant et à se jouer de toutes les difficultés qu'il présentait, armé du
pinceau le plus souple et le plus savant, il a su allier les qualités
charmantes du génie ionien aux qualités plus énergiques du génie
dorien. Il se vantait de n'avoir jamais passé un jour sans s'exercer
la main, voulant dire que son adresse merveilleuse était le fruit du
LE PEINTRE APELLE. 275
travail bien plus qu'un don du ciel. Il avait l'aversion de tout ce
qui ressemblait à la hâte ou à la négligence. Quand un artiste à la
main leste, quelque fa presto de l'époque, lui montrait avec orgueil
un tableau fait en un jour : « Gela se voit bien, lui disait-il; j'aurais
même cru que tu l'avais fait en une matinée. »
Il aimait les critiques, il les provoquait pour en profiter. I] expo-
sait quelquefois ses tableaux et se cachait pour entendre les ré-
flexions du public. Tout le monde connaît l'histoire de ce cordonnier
qui blâmait un jour les sandales qu'Apelle avait mises aux pieds
d'un de ses héros. Le lendemain, l'erreur était corrigée, tant ce ta-
lent patient et soigneux voulait ne négliger aucun détail ! Mais le
travail ne laissait point de traces dans les œuvres du maître; son
respect pour les procédés pratiques ne comprimait point chez lui
le naturel, l'essor, la grâce. Possédant plus que personne cette me-
sure qui est l'essence de l'esprit grec, il savait s'arrêter à propos et
atteindre le juste tempérament qui constitue la perfection. Il dé-
clarait lui-même qu'il ne l'emportait sur Protogène que parce qu'il
cessait à temps de toucher à ses tableaux.
Son dessin était si sûr, si précis, qu'il égalait le modèle même; il
en saisissait le trait caractéristique et la beauté particulière de telle
sorte que ses portraits devenaient plus vrais que les originaux. Sa
mémoire le secondait puissamment, elle retenait les formes, les
lignes , toutes les ressemblances. Il lui suffisait d'avoir vu une
fois un familier de Ptolémée pour le dessiner de souvenir et le faire
reconnaître de toute la cour. Les astrologues grecs prétendaient
que devant un portrait d'Apelle rien ne leur était plus facile que
de deviner combien d'années avait vécu le personnage qui était re-
présenté, ou combien d'années il avait encore à vivre. Ses modèles
et ses raccourcis étaient admirés par les autres artistes, et toute la
Grèce disait à' Alexandre tenant la fondre que sa main sortait du
cadre, de même que nous dirions du Saint Jean-Baptiste de Ra-
phaël « qu'il va sortir de la toile et parler. » Il alliait à l'art le plus
raffiné une noble simplicité et l'horreur de l'ostentation. Un artiste
lui montrait une Hélène qu'il venait de peindre et qu'il avait cou-
verte de bijoux et d'ornemens : « Ne pouvant la faire belle, lui dit-il,
tu l'as faite riche. » Si la science d'Apelle péchait toutefois par
quelque côté, c'était par la composition. Les connaisseurs trou-
vaient que Mélanthe le Sicyonien composait mieux que lui ses ta-
bleaux; ils ajoutaient qu'Asclépiodore l'emportait par la beauté des
proportions et des ordonnances. Apelle lui-même, après avoir visité
toute la Grèce et admiré les tableaux des anciens maîtres, avouait,
avec une sincérité qui se composait de modestie et d'un légitime
orgueil, qu'il était inférieur aux uns, supérieur aux autres par telle
276 REVUE DES DEUX MONDES.
OU telle qualité, mais qu'aucun d'eux n'avait possédé au même de-
gré que lui ce charme suprême qui s'appelle la grâce; tous ses con-
temporains confirmaient ce jugement.
Si l'on veut se figurer ce que devait être la grâce dans l'art an-
tique après Phidias et Zeuxis , après Apoliodore et Praxitèle, il faut
songer au Gorrége, à Léonard de Vinci, à Raphaël, évoquer les im-
pressions célestes que nous font éprouver leurs œuvres, les com-
biner comme on combine les parfums les plus délicieux, et je ne sais
si l'on approchera assez de la vérité. Pour que la Grèce, mère des
séductions et des sourires, riche de milliers d' œuvres où respiraient
la grâce et la volupté idéale, s'étonnât de quelque nouveauté en ce
genre et se déclarât charmée par un attrait supérieur à tous les
autres, il fallait qu'Apelle fût un merveilleux enchanteur. La grâce,
pour les Grecs, était à la fois la chose la plus familière et la plus
indéfinissable : tous la sentaient par un tact, par un tressaillement
subit, aucun n'aurait entrepris de dire où elle résidait. Ils en avaient
fait une divinité, Charis, et l'adoraient : Apelle avait payé l'hom-
mage qu'il devait à sa déesse inspiratrice en la peignant dans l'Odéon
de Smyrne. Quant aux Romains, renonçant à traduire l'émotion
qu'ils éprouvaient devant les œuvres d' Apelle, ils employaient le
mot vemistas, comme pour dire que c'était la beauté, la séduction,
la puissance irrésistible, l'essence même de Yénus. Comment donc
les modernes pourraient-ils se figurer, même grossièrement, tant
de prestige, eux qui ne verront jamais le plus petit débris d'un ta-
bleau d' Apelle ? Tous les efforts d'imagination sont stériles, car, pour
refaire par la pensée une figure d' Apelle, il faudrait avoir autant de
génie que lui. L'attitude décente et noble, les poses pleines d'un
touchant abandon, la pudeur rougissante du visage, les lèvres ani-
mées par un sang généreux, le sourire aimable et d'une chasteté
voluptueuse, le regard humide, profond comme la mer azurée, le
modelé admirable des formes, le ton des chairs qui semblent bai-
gnées par la lumière plus pure de l'Olympe, l'harmonie des contours
enivrante comme une caresse, la transparence des voiles qui pa-
raissent s'attacher amoureusement à un beau corps et se pénétrer
de sa vie, en vain nous évoquons les images les plus radieuses :
notre esprit ne peut secouer ses ténèbres. Si les peintres exercent
par leurs tableaux plus de séductions que les sculpteurs, s'ils sont
de leur vivant plus populaires, le temps venge les sculpteurs et les
relève. Après vingt-quatre siècles, les marbres du Parthénon nous
révèlent encore Phidias, tandis qu'Apelle est mort tout entier.
Du moins savons-nous, par les témoignages des auteurs du temps,
qu'Apelle était un coloriste et qu'il s'écartait de l'austérité des tons
de l'école de Sicyone. Là reparaissait son tempérament d'Asiatique,
LE PEINTRE APELLE. 277
car les Ioniens avaient le goût de l'éclat, des couleurs gaies et fleu-
ries. Tantôt il donnait à ses déesses ou à ses courtisanes divinisées
une chair blanche et lumineuse qui ne trahissait rien d'un sang
mortel; tantôt il projetait sur la poitrine et le visage d'Alexandre les
reflets enflammés de la foudre qu'il portait, et l'impression était si
saisissante qu'on croyait voir le roi de l'olympe. En même temps,
se défiant de sa tendance à prodiguer ou la pâleur ou l'éclat, il s'at-
tachait à fondre les tons, à les dégrader par nuances, à passer, à
l'aide de transitions savannnent ménagées, de l'ombre à la lumière;
les parties obscures soutenaient et faisaient ressortir les parties
claires; c'est l'art où quelques maîtres modernes, Léonard de Vinci
surtout, ont excellé. Ce n'était point assez : pour obtenir une har-
monie plus douce et plus parfaite, il avait un secret qui lui était
propre. Il appliquait sur son tableau terminé une teinte, une sorte
de vernis qui rendait plus sourdes les parties brillantes, qui faisait
briller les parties sombres : quoique sensible au toucher, cependant
l'enduit était fin et transparent; de loin on croyait voir la peinture
à travers un verre. Était-ce cette gomme précieuse que produit en-
core l'île de Chio, et dont l'art moderne fait usage? Apelle avait tenu
caché son procédé, il ne le consigna même pas dans ses écrits, car
il composa des traités sur la peinture et les dédia à Persée, son élève
préféré, mais obscur, dont il sauva ainsi le nom de l'oubli.
Si l'on compare Apelle k Polygnote, le grand peintre du siècle
d'Alexandre au grand peintre du siècle de Périclès, on sent, par
l'opposition de leur vie aussi bien que de leurs œuvres, combien
les époques sont difl'érentes, combien, en moins de cent cinquante
ans, la société grecque s'est altérée et l'art amoindri. Les deux ar-
tistes quittent leur patrie et se fixent successivement dans divers
pays, mais Polygnote pour être indépendant, Apelle pour plaire aux
rois; le premier donne ses œuvres sans salaire, le second les fait
payer au poids de l'or; le premier se voit sollicité par les villes les
plus fameuses, qui lui offrent leurs temples à décorer, le second re-
cherche la faveur des souverains et craint leur colère. Polygnote,
libre dans des républiques libres, va de pair avec les plus grands
citoyens, il n'accepte que les honneurs du Prytanée, et ce sont les
peuples qui acceptent ses bienfaits; Apelle, enjoué, délicat, spiri-
tuel, ne réussit qu'à sauvegarder sa droiture sur le terrain glissant
des cours. Tous deux ont aimé les belles femmes ; mais Polygnote
prenait pour maîtresse Elpinice, fille et sœur de rois, tandis qu' Apelle
emmenait chez lui la courtisane Laïs, qu'il rencontrait à la fontaine,
ou bien une royale concubine qu'Alexandre daignait lui abandon-
ner. Quelque part qu'abordât Polygnote, il était accueilli comme
un triomphateur; Apelle redoutait certains parages où régnaient les
278 REVUE DES DEUX MONDES.
princes qu'il n'avait point su captiver. Polygnote regardait l'art
comme quelque chose de sacré, comme une sorte de sacerdoce;
Apelle exerçait sur l'art une royauté douce, séduisante, généreuse,
mais lui-même n'était qu'un courtisan. Aussi quel souffle fier et
hardi anime les compositions de Polygnote! Il lutte avec Homère,
génie contre génie; il représente les combats des héros, les exploits
des demi- dieux, les victoires des Athéniens ou cette lamentable
prise de Troie, pleine d'enseignemens et de tragique grandeur.
Quelle prudence au contraire et quelle passion pour la réalité atta-
chent Apelle à la terre , au temps présent , au modèle qui pose sous
ses yeux! Bien loin Jupiter et Minerve, incarnation de l'intelligence
divine! bien loin Apollon et les Muses, Castor et Pollux, Achille et
Ulysse! bien loin Marathon ou Salamine, et ces glorieux tableaux
tirés de l'histoire nationale qui faisaient battre le cœur des Grecs et
leur apprenaient à mieux chérir la patrie! Voici Philippe le rusé
dont il faut ennoblir les traits , voici le bel Alexandre dont il faut
dissimuler l'épaule plus haute, voici Antigone dont il faut cacher
l'œil borgne, voici Bucéphale devant qui on fera hennir des cavales
pour prouver à Alexandre que son cheval favori est bien ressem-
blant. Certes les tableaux d' Apelle, d'une exécution incomparable,
étaient parfaits; mais dans quelles humbles limites s'enfermait sa
perfection! Quand Polygnote fut vieux, son esprit s'ouvrit plus que
jamais aux pensées graves, religieuses : il contemplait la mort en
souriant , il se plaisait à sonder le lendemain de la vie , la destinée
de l'âme immortelle, et il s'inspirait de ces nobles réflexions pour
peindre sur les immenses parois de la Lesché de Delphes les Champs-
Elysées y séjour des bienheureux, les Enfers, séjour des coupables,
pour donner à son art une portée morale, une philosophie éloquente
qui touchait profondément le spectateur. Lorsque Apelle sentit son
déclin, il revint à Cos, se plaça devant son chef-d'œuvre, la Vénus
Anadyoméne, c'est-à-dire devant l'image de la courtisane Phryné,
et entreprit de refaire une Vénus plus belle encore, d'obtenir des
contours plus purs, des modelés plus puissans, des lignes plus ex-
quises, une expression plus enivrante; en un mot, il poussa à ou-
trance sa lutte avec la nature et avec lui-même : son âme ne con-
naissait d'autre idéal que la forme, d'autre souci que la perfection
matérielle. La vieillesse des deux grands peintres est bien d'accord
avec le reste de leur vie, et elle la résume : c'est que les caresses
des rois sont plus funestes parfois que leur disgrâce ; c'est que la
liberté, que tant d'hommes calomnient ou rejettent, double la puis-
sance du génie, parce qu'elle lui laisse toute sa dignité.
Beblé.
LA
NAVIGATION AERIENNE
LES AÉROSTATS ET LES AERONEFS.
C'est un phénomène moral assez bizarre que ce soient toujours
les mêmes utopies qui passionnent périodiquement le vulgaire, tan-
tôt le mouvement perpétuel, tantôt la prédiction du temps. Aujour-
d'hui nous sommes témoins d'une recrudescence d'intérêt en faveur
de l'aérostation et de la navigation aérienne, et il est superflu peut-
être de rappeler à ce propos qu'il y a douze ans environ le public
en France est resté pendant quelques mois sous l'empire des mêmes
préoccupations. La direction des ballons, la locomotion aérienne, la
conquête de l'air par l'hélice, ne sont ni des idées nouvelles ni des
projets inédits. On ne peut même remarquer sans tristesse que la
sympathie momentanée qu'obtiennent quelquefois les questions
scientifiques a rarement pour objet les découvertes ingénieuses et
intéressantes que nous voyons modestement éclore de temps en
temps. Pour ne prendre que des exemples récens, quelle place ont
tenue dans les conversations de chaque jour les brillantes expé-
riences de MM. Kirchoff et Bunsen, qui ont décomposé la flamme du
soleil et enrichi la chimie d'un procédé d'analyse excessivement dé-
licat ? On leur doit cependant, et les lecteurs de la Hevue le savent,
des notions exactes sur la nature de l'astre qui nous éclaire et la
découverte de plusieurs corps nouveaux, tels que le thallium et le
rubidium, dont la liste s'accroît chaque année. Quelle notoriété ont
obtenue les travaux du docteur Duchenne, qui reproduit à volonté
sur la figure humaine, au moyen de l'électricité, les indices de toutes
580 REVUE DES DEUX MONDES.
les passions? Les recherches patientes ne satisfont que les esprits
sagaces qui veulent pénétrer au fond des choses, et sont un aliment
médiocre pour la curiosité du plus grand nombre. Un inventeur
n'excite quelque attention qu'autant qu'il flatte l'imagination en
promettant des résultats exagérés. Naviguer à la hauteur des nua-
ges, flotter dans l'air, quel rêve féerique ! Quel fantastique avenir
que celui qui nous est promis par une découverte de ce genre!
Autre motif pour réussir, la plaisanterie trouve son compte en ces
banales utopies aussi bien que l'imagination. Yoler comme l'oiseau,
pour les uns c'est la satisfaction d'un souhait téméraire, pour d'au-
tres c'est un moyen d'éluder quelques exigences de notre état so-
cial, et par exemple de franchir sans encombre les lignes doua-
nières les mieux surveillées.
Pendant la dernière période d'engouement qu'on a vu se pro-
duire en faveur de l'aérostation, l'histoire de cette découverte et des
premiers voyages aériens a été racontée dans la Revue (1). Il n'est
pas inutile cependant de rappeler les débuts de la navigation aérienne
en complétant le récit des ascensions anciennes par celui des ascen-
sions plus récentes qui ont eu un caractère scientifique. Il sera bon
ensuite de nous rendre compte des effets obtenus par l'emploi des
ballons considérés comme agens de transport avant d'arriver à l'ex-
posé de la navigation aérienne par l'hélice, que l'on propose au-
jourd'hui comme une découverte promise à un brillant avenir.
I. /
Presque tous les écrivains qui se sont occupés de l'origine des
aérostats ne font remonter qu'à la fin du xvin'' siècle les premiers
essais de locomotion aérienne. L'invention des ballons date d'une
époque plus éloignée. Dans les dernières années du xvii'' siècle vi-
vait en Portugal un certain Gusmao , qui fit de brillantes études
chez les pères de la compagnie de Jésus, et s'adonna surtout aux
sciences physiques. Comme Galilée, qui découvrit les lois du pen-
dule en voyant osciller un lustre dans une église, comme Newton, à
qui la chute d'une pomme révéla les mystères de la gravitation, le
jeune savant était sans doute un observateur patient et curieux. Un
jour, de sa fenêtre, qui donnait sur un jardin, il vit un corps sphé-
rique très léger, peut-être une bulle de savon, qui flottait dans les
airs. Gusmao voulut produire en grand ce phénomène. Il construisit
sans trop de succès un premier ballon qui voltigeait à peine, puis il
(1) Voyez, dans la Revue du l*''' octobre 1850, une étude sur les Aérostats et les Aéro-
nautes.
LA NAVIGATION AERIENNE. 281
perfectionna peu à peu son invention et réussit à produire un véri-
table aérostat. Cette découverte ne pouvait rester ignorée. Mandé à
la cour, il vint à Lisbonne avec un ballon de grande dimension et
s'éleva dans les airs, devant le palais du roi, en présence de Jean V,
de toute la famille royale et d'une immense foule de spectateurs.
L'ascension ne devait pas être longue; Gusmao n'atteignit que la
corniche du palais, où le ballon, accroché par une fausse manœuvre,
s'entr' ouvrit. Le principe était découvert; il ne restait qu'à recom-
mencer avec plus de soin une seconde expérience. L'inquisition
prit ombrage de cette merveilleuse découverte et ameuta le peuple
contre l'infortuné Gusmao. On l'appelait par dérision « l'homme
volant. » Obligé de s'expatrier pour échapper aux persécutions et
aux jalousies que suscitait son génie entreprenant, il mourut dans
l'exil en il'lli sans avoh" pu donner suite à ses premières tentatives
et sans même en laisser le secret à ses contemporains.
L'histoire de Gusmao, qui paraît n'avoir été connue en France
que dans ces dernières années, n'eut assurément aucune influence
sur les recherches des frères Montgolfier. Ceux-ci, après de nom-
breux essais, lancèrent à Annonay, le 5 juin 1783, un aérostat qui
fut en France le premier spectacle de ce genre donné au public. La
montgolfière se composait d'un globe en taffetas et papier verni
qui portait une ouverture à sa partie inférieure. A une petite dis-
tance au-dessous était suspendu un panier en fil métallique où
l'on plaçait le combustible, paille hachée ou papier. Le ballon se
remplissait d'air échauffé, qui pèse moins que l'air froid, et, allégé
d'autant, s'élevait en emportant avec lui le combustible enflammé
qui entretenait la puissance ascensionnelle. Cette expérience eut un
grand retentissement dans toute la France. Une souscription fut
ouverte à Paris pour subvenir aux frais d'une nouvelle ascension,
qui fut dirigée par Charles, célèbre professeur de physique du
temps. Charles eut l'idée de remplacer l'air échauffé par le gaz hy-
drogène, que Cavendish avait découvert quelques années aupara-
vant; beaucoup plus léger que l'air atmosphérique, ce gaz donnait
au ballon, à volume égal, une force ascensionnelle plus considé-
rable. Le peuple suivait ces travaux avec un enthousiasme indicible
et assistait en foule au départ des aérostats. Cependant on n'osait
pas encore confier une vie humaine aux frêles machines qui s'éle-
vaient dans les airs. Quelques mois plus tard, Pilatre de Rozier et
le marquis d'Arlandes firent ensemble le premier voyage aérien
dans un ])allon à air échauffé. Ils eurent bientôt de nombreux imi-
tateurs malgré quelques accidens, dont le plus fameux eut pour
victime Pilatre de Rozier lui-même.
Les savans avaient compris dès l'origine que les ballons pou-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
vaient servir utilement aux progrès de la météorologie, en per-
mettant d'observer dans les hautes régions de l'atmosphère les
variations de la température, les oscillations de l'aiguille aimantée,
l'intensité et la direction des courans d'air. Il devenait possible de
saisir sur le fait le secret de la formation des nuages orageux, de la
grêle et des autres météores. Les aérostats pouvaient encore être
employés à la guerre pour faire des reconnaissances au-dessus
d'une place assiégée, pour observer une armée ennemie au milieu
de ses cantonnemens. Lorsque le professeur Charles donnait ses
soins à la confection des premiers ballons, les aéronautes avaient
trop peu d'expérience de leur art pour que l'on pût songer à faire
dans l'atmosphère des observations météorologiques. Ce n'étaient
encore que des voyages d'essai entrepris par curiosité. La première
ascension scientifique fut faite par Boulton le 26 décembre 178A.
Quelques années plus tard, en août 1804, Gay-Lussac et Biot s'éle-
vèrent ensemble et recueillirent de nombreux renseignemens sur la
physique de l'air. Un mois après, Gay-Lussac partit seul, atteignit
une hauteur de 7,000 mètres, et en rapporta, dans des tubes vidés
à l'avance, des échantillons d'air atmosphérique qu'il soumit dans
son laboratoire à des analyses chimiques. En 1806, Carlo Broschi,
astronome royal à Naples, voulut monter plus haut que Gay-Lussac :
son ballon creva; mais ce qui restait d'air suffit heureusement pour
amortir la rapidité de sa chute.
Depuis cette époque jusqu'à des ascensions beaucoup plus ré-
centes, les ballons n'ont guère été qu'un accessoire aux fêtes pu-
bliques, un spectacle intéressant pour la foule, mais sans résultats
utiles. Les voyages aériens ont aussi perdu en partie le caractère
aventureux qui, pour certains hommes, en faisait le principal mé-
rite et l'attrait. On cite des aéronautes qui se sont élevés des cen-
taines de fois dans les airs. On ne s'est même plus contenté de la
vulgaire gondole en osier où les voyageurs étaient relativement en
sûreté. L'un d'eux s'élevait sur un cheval, comme un héros de la
fable; d'autres se distinguèrent par l'étendue et la rapidité du par-
cours qu'ils accomplirent.
On peut s'étonner que de tant d'ascensions exécutées par tant
d'hommes différens, il ne soit résulté ni perfectionnement dans les
procédés aérostatiques, ni inventions propres à étendre les efiets de
cet art, ni applications utiles. Dès 178/i, Charles avait déjà fait usage
de la soupape pour faciliter la descente en vidant le ballon , et pris
du lest, dont le déchargement l'allégeait et lui restituait sa force as-
censionnelle. Il n'a rien été changé de notre temps à ce qui se faisait
alors, si ce n'est qu'on a substitué, par raison d'économie, au gaz
hydrogène le gaz d'éclairage, et que les aéronautes sont arrivés, par
LA NAVIGATION AERIENNE. 283
une longue expérience, à régler avec plus de sécurité les opérations
dangereuses du départ et de l'arrivée. Ne serait-on pas tenté de
croire, après tant d'années où les ballons ont joui de la faveur pu-
blique, qu'ils ne peuvent servir à rien et qu'on n'en doit rien at-
tendre? A ne considérer pourtant que le côté scientifique de la ques-
tion, la météorologie aurait beaucoup à profiter des expériences que
l'aéronaute le moins instruit peut faire au moyen des instrumens les
plus simples, le baromètre et le thermomètre. C'est à peine si l'on
a pris soin d'étudier en certaines occasions la trajectoire, c'est-à-
dire la courbe que décrit un aérostat depuis le point de départ jus-
qu'au moment où il redescend sur le sol. Il y a quelques années,
des officiers du génie et de l'artillerie firent à Metz des observations
de ce genre. Ils s'étaient placés en diverses stations sur la route
que, d'après le vent régnant, le ballon était supposé devoir suivre,
et ils purent en étudier la marche dans les airs de même que l'as-
tronome étudie les mouvemens d'une planète. A ce point de vue,
l'aérostation pourrait rendre d'utiles services pour les levées topo-
graphiques du terrain.
En juin et juillet 1850, MM. Barrai et Bixio firent deux ascen-
sions dont le but était principalement scientifique. Il s'agissait de
monter aussi haut que possible pour étudier avec des instrumens
perfectionnés une multitude de phénomènes encore assez mal con-
nus, puis de déterminer suivant quelle loi la température s'a-
baisse à mesure que l'on s'élève, d'observer la décroissance de
l'humidité de l'air, de décider si la composition chimique de l'at-
mosphère est la même à toutes les altitudes, si la proportion
d'acide carbonique varie, de comparer les effets calorifiques des
rayons solaires avec ces mêmes effets produits à la surface de la
terre. Ces questions n'ont pas un intérêt purement théorique. Les
renseignemens recueillis dans les hautes régions de l'air peuvent
avoir une influence considérable sur les observations astronomiques
et en particulier sur le calcul des réfractions, qui intéresse à la fois
les astronomes et les marins. En dépit du froid et de l'état peu favo-
rable de l'atmosphère, malgré d'autres accidens survenus, les résul-
tats de ces deux ascensions ne furent pas sans intérêt. Le ballon
traversa un nuage composé d'aiguilles de glace qui se maintiennent
en l'air, contrairement aux lois apparentes de la pesanteur : c'est
là un des faits les plus curieux constatés par la météorologie mo-
derne. Les voyageurs virent briller au-dessous de leur horizon une
image réfléchie du soleil qui était formée par la réflexion des rayons
lumineux sur les faces horizontales de ces cristaux de glace flottant
dans une atmosphère brumeuse. Ils remarquèrent aussi un prodi-
gieux abaissement de la température dans les régions élevées. Gay-
584 REVUE DES DEUX MONDES.
Lussac, qui avait fait sa seconde ascension par un temps serein ou
plutôt légèrement vaporeux et avait atteint à peu près la même
hauteur, n'avait vu son thermomètre descendre qu'à f),5 degrés
au-dessous de zéro. La même température de 9,5 degrés fut re-
connue cette fois à 6,000 mètres d'élévation; puis, à partir de ce
point et dans une étendue de 600 mètres à peu près, sans tran-
sition, le thermomètre varia d'une manière tout à fait extraordi-
naire, et descendit jusqu'à 39 degrés. Jusqu'alors on avait cru que
la température de l'atmosphère décroissait progressivement, et s'a-
baissait assez régulièrement d'un degré environ par 200 mètres
d'élévation. Cette théorie ne peut plus être admise. Il paraît certain
qu'il y a dans les régions supérieures de vastes espaces soumis à un
refroidissement exceptionnel, et qu'il existe en quelque sorte des
nuages de froid. Il est facile de comprendre que la présence de ces
nuages doit jouer un grand rôle dans tous les phénomènes météo-
rologiques et influer gravement sur le climat des contrées situées
au-dessous. L'étude en serait donc profitable et féconde en consé-
quences. 11 ne serait pas moins intéressant d'analyser les causes
qui produisent ces températures très basses. Les explorations aé-
riennes de 1850, loin d'épuiser le sujet, n'ont fait qu'indiquer un
champ plus vaste aux explorations futures.
Par malheur, il est rare que l'on trouve réunies chez le même
homme toutes les qualités nécessaires pour assurer le succès d'une
expédition de ce genre, l'intrépidité et le sang-froid de l'aéronaute,
l'expérience et la sincérité de l'observateur. Aussi les ascensions si
fréquentes de nos jours servent-elles rarement les progrès de la
science. On a cependant si bien perfectionné les instruraens que les
observations sont plus faciles, et que l'aéronaute le plus ignorant
peut les enregistrer sans peine et sans embarras. A la place des
baromètres et des thermomètres, qui ne donnent des indications
précises que s'ils sont maniés par un expérimentateur habile,
M. Regnault a construit des appareils avec lesquels il n'y a plus
qu'à tourner quelques robinets en notant soigneusement l'heure.
Tout voyageur pourrait recueillir dans les espaces célestes des ren-
seignemens utiles, quand même il serait distrait par la nouveauté
du spectacle ou occupé aux manœuvres du ballon. Ce serait en-
suite l'œuvre du savant de discuter et d'interpréter dans son labo-
ratoire les indications recueilUes pendant le voyage. Si la faveur du
public remet en vogue, comme cela paraît probable, les exercices
aérostatiques, il est à désirer que les aéronautes fassent usage de ces
instrumens perfectionnés, et que la météorologie retire, elle aussi,
sa part dans les profits du spectacle.
Les dépenses d'une ascension scientifique sont trop considérables
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 2 85
pour qu'il soit possible à un particulier de les entreprendre seul.
Aussi ce sont presque toujours les corps savans qui en supportent
les frais. En Angleterre, la Société royale de Londres était disposée
depuis longtemps à faire de grands sacrifices pour favoriser les
études aériennes. En l'année 1852, M. Welsh fit plusieurs voyages
dans l'air sous les auspices de cette société. Portant principalement
son attention sur les variations de la température, il reconnut que le
thermomètre baissait d'abord en proportion de la hauteur depuis la
surface du sol jusqu'à une certaine élévation, que le décroissement
de la température s'arrêtait ensuite, et que dans un espace de (300
à 900 mètres le thermomètre restait presque au même point, et
qu'enfin le refroidissement reprenait une marche persistante et ré-
gulière, quoiqu'un peu moins rapide que dans les parties basses de
l'atmosphère.
Il y eut une longue interruption dans les expériences aérostati-
ques, qui ne furent plus reprises qu'en 1861. A cette époque, l'as-
sociation britannique pour l'avancement des sciences institua un
comité pour diriger les expéditions en ballon , vota les fonds néces-
saires pour en couvrir les dépenses, et, ce qui est plus rare, elle
eut le bonheur de rencontrer un physicien disposé à affronter les
périls de ces explorations ; ce fut le directeur du département mé-
téorologique à l'observatoire de Greenwich, M. Glaisher. Ce savant
était assisté de son fils, enfant de quatorze ans, de plusieurs offi-
ciers de l'armée anglaise, et surtout de M. Henry Goxvvell, aéro-
naute habile, qui depuis vingt ans a exécuté près de cinq cents as-
censions. Le programme des expériences à faire était à peu près le
même que celui qui avait été dressé, onze ans auparavant, à Paris.
Les études thermométriques et hygrométriques y tenaient encore
avec raison la plus grande place.
M. Glaisher en est déjà à sa dix-huitième ascension. Le ballon
dont il se sert cube 2,708 mètres et peut enlever six personnes jus-
qu'à 3,000 mètres de hauteur; mais on conçoit que cette élévation
ne paraissait pas suffisante. Une fois, c'était le 5 septembre 1852,
MM. Glaisher et Goxwell partirent seuls. Lorsqu'ils furent parvenus
à une altitude de 8,700 mètres (la colonne barométrique ne mar-
quait plus que 30 centimètres, et le thermomèlî'e était descendu à
21 degrés au-dessous de zéro), M. Glaisher sentit qu'il perdait con-
naissance. Ses yeux troublés ne pouvaient plus lire les indications
du baromètre. Bientôt il lui semble que le jour s'obscurcit, puis la
nuit se fait entièrement pour lui. Il était une heure de l'après-midi.
Le froid et l'extrême raréfaction de l'air avaient épuisé ses forces.
Cependant le ballon montait, montait toujours. M. Coxwell, assis au-
dessus de la nacelle pour manœuvrer les soupapes, sentait à son tour
286 REVUE DES DEUX MONDES.
que le sentiment allait l'abandonner. Il perdait l'usage de ses mains
gelées et devenues presque noires. Il est diiïicile de savoir au juste à
quelle hauteur ils étaient arrivés; ils l'estiment à environ 11,000
mètres, peut-être avec quelque exagération. Les pigeons qui venaient
d'être lâchés tombèrent comme des pierres dans cet air raréfié, où
leurs ailes étaient trop faibles pour les soutenir. Les observateurs
eurent le mérite cette fois de monter plus haut que n'était jamais
monté aucun homme. Gomme des voyageurs égarés dans un désert
inconnu, ils s'étaient trouvés dans ces espaces mystérieux, sans hu-
midité, sans air et sans chaleur, où les nuages ne peuvent même plus
se soutenir et où la voix de l'homme s'éteint complètement.
De toutes ces expéditions poursuivies depuis deux ans il est ré-
sulté un grand nombre d'observations qui, sans résoudre complète-
ment les problèmes relatifs à l'état de notre atmosphère , jettent
néanmoins un grand jour sur des questions longtemps controver-
sées. Ainsi il paraît certain que le thermomètre s'abaisse toujours
rapidement tant que l'on n'a pas atteint les nuages; puis on tra-
verse des couches d'air plus ou moins chaudes, qui peuvent avoir
de 300 à 3,000 mètres d'épaisseur. Ce sont sans doute des courans
atmosphériques qui viennent du sud et qui exercent une action do-
minante sur le climat d'une contrée. Pendant les 5 ou 6 premiers
kilomètres, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'on atteint la sur-
face supérieure de la zone nuageuse, la succession des tempéra-
tures est donc très variable et n'est nullement conforme à l'ancienne
théorie. Au-dessus des nuages, la température recommence à dé-
croître, peut-être à décroître sans limites, jusqu'aux espaces plané-
taires, qui sont froids à un point que nous ne pouvons concevoir.
Les rayons du soleil traversent ces régions glacées sans s'y arrêter
et sans y rien laisser. En présence de ces espaces vides que l'œil et
la pensée peuvent seuls pénétrer et d'où la vie est à jamais exclue,
on se demande involontairement quel était le but du Créateur en
laissant tant de place perdue dans la nature. M. Glaisher a traversé
aussi, en plein été, des nuages de neige et de glace à une altitude
d'environ 5,000 mètres. En outre il a pu remarquer plus d'une fois
combien les sons produits à la surface de la terre remuent profon-
dément l'atmosphère. Le sourd murmure de Londres s'entendait dis-
tinctement à 2 kilomètres de hauteur. Cependant tous les bruits ne
paraissent pas également capables de traverser l'air : ainsi on per-
cevait encore à 3,000 mètres les aboiemens d'un chien, et à 6,Zi00 le
sifflement d'une locomotive; mais les cris de plusieurs milliers de
personnes ne pouvaient être entendus à 1,500 mètres d'élévation.
Ajoutons que le savant anglais n'a pas négligé d'observer sur lui-
même et sur les personnes qui l'accompagnaient les effets physiolo-
LA NAVIGATION AERIENNE. 287
giqiies produits par la raréfaction de l'air; mais sur ce sujet les ré-
sultats sont aussi variables que les tempéramens des voyageurs.
Tantôt les battemens du pouls deviennent plus forts et tantôt ils de-
viennent plus faibles; chez quelques individus, ils s'accélèrent, et
chez d'autres ils se ralentissent. M. Glaisher poursuit encore ses re-
cherches et paraît s'occuper de faire tourner l'expérience qu'il a su
acquérir en aérostation au profit des opérations militaires. 11 est à
désirer qu'il ait des imitateurs en d'autres pays. Le climat chan-
geant de l'Angleterre et l'atmosphère agitée qui recouvre cette con-
trée ne sont peut-être pas très favorables aux observations dont il
s'occupe. Il est probable qu'au-dessus des grandes plaines d'un con-
tinent on trouverait plus de fixité dans les élémens , et que les lois
qui régissent les courans atmosphériques apparaîtraient avec plus
de netteté.
Au moment où les frères Montgolfier venaient de produire en
public leur merveilleuse découverte, quelqu'un demandait à Fran-
klin à quoi serviraient les ballons. « A quoi sert, répondit-il, l'en-
fant qui vient de naître?» Ces paroles sentencieuses d'un homme
de génie , que plus d'un inventeur voudrait exploiter en faveur de
ses idées, pourraient se justifier par les services que les ascensions
scientifiques rendent quelquefois à la météorologie. La science peut-
elle à son tour perfectionner les aérostats et en faire des machines
utiles? La question n'est pas nouvelle, et semble en ce moment plus
que jamais à la mode. Il est donc à propos d'étudier ce qui a déjà
été conçu, projeté ou essayé, pour satisfaire à un désir si général.
En 1850, alors que les essais aéronautiques étaient bien venus
du public et encouragés par de nombreuses sympathies, les re-
cherches des inventeurs paraissaient s'être dirigées vers la solution
d'un seul problème. Diriger les ballons, tel était le vœu ou, pour
mieux dire, telle était la préoccupation de tous. L'Académie des
Sciences reçut pendant cette seule année vingt et un mémoires
sur la navigation aérienne. On ne peut savoir en quoi consistaient
ces projets, car, par un dédain que l'oa s'explique aisément, l'illus-
tre secrétaire perpétuel de l'Académie se bornait , en ces matières,
à mentionner dans les comptes- rendus le nom de l'auteur et le
but qu'il se proposait. Il aurait même voulu détourner les hommes
sérieux de ces travaux, qu'il considérait comme chimériques. A l'oc-
casion des nombreuses communications qui lui avaient été adres-
sées depuis quelque temps , M. Arago fit observer, dans la séance
du 25 novembre 1850, qu'un membre fort distingué de l'Académie
des Sciences, Meusnier (1), avait depuis longtemps traité ce sujet
(1) Meusnier, officier très instruit de l'arme du génie, consacra dix années de sa vie à
des études aéronautiques. Ayant longtemps séjourné à Cherbourg, il se livra à une foule
288 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une manière très remarquable et très complète. « Le mémoire de
Meusnier, ajoutait-il, est resté manuscrit, et se trouve, dit-on, à la
bibliothèque de l'École d'application de Metz. Il pourrait y avoir
quelque utilité à le publier, ne fût-ce que pour prouver aux per-
sonnes qui croient découvrir de nouveaux moyens de locomotion
aérienne que ce qu'il y a de plausible et de raisonnable dans leurs
idées était déjà parfaitement connu et apprécié dans le siècle der-
nier. »
Cependant les projets se sont représentés en ces derniers temps
plus nombreux et plus pressans que jamais. Il semblerait, à en
écouter les auteurs, que le but sera bientôt atteint, et que Vaiiio-
locomotion aérienne ne peut tarder à se réaliser dès qu'on s'en oc-
cupera sérieusement. — C'est une question, nous dit-on, qui touche
l'humanité tout entière comme elle touche à toutes les sciences, qui
est destinée à bouleverser les relations actuelles des peuples et des
hommes, à effacer les frontières et rendre les guerres impossibles. Il
faut que nous nous hâtions d'imiter l'oiseau comme nous avons imité
le poisson , et que nous nous emparions sans plus tarder du champ
infini des airs, qui nous appartient aussi légitimement que la terre et
que l'eau, par droit de génie et de conquête! L'homme ne doit pas
se lasser de revenir à cette escalade sublime, malgré tant d'assauts
infructueux, jusqu'à ce qu'il ait pénétré en maître et non plus en
esclave dans le domaine des vents. Par malheur, ces expériences
sont coûteuses, et les inventeurs sont forcés d'attendre que le public
veuille bien payer les dépenses des premiers travaux. Pour ceux
qui ne sauraient se laisser prendre aux promesses décevantes de
l'imagination, il importe d'examiner d'abord non pas les résultats,
mais les moyens dont on dispose pour les réaliser. Il est juste de
convenir que quelques bons esprits se sont occupés de ces travaux.
Si l'art aérostatique n'a pas encore reçu ces perfectionnemens qui
sont l'indice d'un succès prochain, il faut néanmoins reconnaître
d'expériences sur la résistance des cordes, des toiles et d'autres substances qui se trou-
vaient dans l'arsenal de la mai-ine. En 1793, il fut envoyé comme général à l'armée du
Rhin et fut tué par un boulet au siège de Mayence. A sa mort, les Prussiens, saisis
d"admiration et de respeci, cessèrent leur feu pour donner aux Français le temps d'éle-
ver la tombe de leur général dans un des bastions de la ville. Monge recueillit les plans
et les papiers que cet ingénieur avait laissés à Cherbourg, et les déposa à Paris au mi-
nistère de la guerre, qui plus tard les envoya à l'école de Metz, où ils doivent être
encore. Meusnier avait préparé, entre autres projets, les plans d'un magnifique aérostat
ellipsoïdal de 87 mètres de grand axe et 43 mètres de petit axe, destiné à porter trente
hommes avec soixante jours de vivres. M. Marey- Monge, dans un livre intéressant,
Etudes sur V aérostation ^ a publié quelques planches qui donnent une idée de l'im-
portance de ce travail. La nacelle, avec l'équipage, les vivres et le matériel qu'elle
emportait, ne devait pas peser moins de 25,000 kilogrammes.
LA NAVIGATION AERIENNE. 289
que la question a été mieux posée. C'est un premier acheminement
vers une solution.
En y réfléchissant bien, on se convaincra aisément que la direc-
tion des ballons n'est pas le seul problème aérostatique à résoudre.
C'est peut-être même en ce moment l'un des moins importans,
quoique ce soit le seul qu'étudient la plupart des inventeurs. Dans
les voyages aériens dont les péripéties sont racontées avec tant de
complaisance, quelle est la préoccupation constante des aéronautes?
Ce n'est pas de marcher dans une certaine direction, d'avancer au
nord plutôt qu'au sud ou de descendre à l'est plutôt qu'à l'ouest.
Ils ne demandent qu'à s'élever et à se maintenir dans l'a-tmosphère
le plus longtemps possible. Ils s'éliraient des déchirures qui peuvent
les précipiter à terre, des pertes de gaz accidentelles ou volontaires
qui les forceront bientôt à redescendre. La porosité et la fragilité de
l'enveloppe, l'endosmose du gaz de l'intérieur à l'extérieur du bal-
lon, tels sont les inconvéniens auxquels il faut d'abord remédier.
Quand même les ballons pourraient être dirigés dans les airs et
suivre une course assignée d'avance, il n'est personne qui ne con-
vienne que ces véhicules aériens n'attireraient pas encore beaucoup
de voyageurs. Sauf quelques touristes intrépides, on penserait en
général que la sécurité de ce mode de locomotion n'est pas assez
complète.
Le premier homme qui eut l'idée de construire une barque et de
s'abandonner au cours d'un fleuve eut plus de souci de rendre sa
nacelle étanche que de savoir comment il la dirigerait. Avant d'in-
venter le gouvernail, il voulut empêcher que l'eau ne le submer-
geât. De même, en aéronautique, la première difficulté à vaincre
serait d'assurer l'imperméabilité de l'enveloppe. Les tissus et la
plupart des enveloppes flexibles tamisent le gaz, même quand ils
sont recouverts de substances gommeuses ; ils coûtent cher et du-
rent peu. Les peaux sont perméables, et la baudruche notamment,
gros intestin du bœuf, que l'on emploie fréquemment à cet usage,
offre les mêmes inconvéniens que la soie (1). Le carton peut-être ou
du moins le papier en feuilles superposées aurait l'avantage du
bon marché, de la légèreté, de rimperméabilité; mais il se rétrécit
ou s'allonge par l'effet de l'humidité, et ne présenterait sans doute
pas la résistance désirable. Quelques personnes ont pensé que les
métaux en feuilles minces conviendraient mieux. En réalité, les ga-
zomètres en tôle sous lesquels on conserve dans les usines le gaz
d'éclairage ne sont que des ballons. Le poids serait-il un inconvé-
(1) On annonce, il est vrai, qu'une mousseline double revêtue à l'intérieur seule-
ment, ou à l'intérieur et à l'extérieur à la fois, d'une couche de caoutchouc, ferait un
excellent service.
TOIIE XLVni. 19
!>90 REVUE DES DEUX MONDES.
nient? Mais on produit aujourd'hui des feuilles minces de cuivre et
de tôle qui ont à peine un ou deux dixièmes de millimètre d'épais-
seur. Chacun a remarqué l'excessive minceui- des feuilles d'étain
qu'emploient certaines industries. Par malheur, le métal aplati par
le laminage devient cassant, fragile, trop souple pour l'objet que
l'on a en vue. Sous une épaisseur plus grande, il serait trop lourd.
Il faut donc avouer que nous ne disposons d'aucune substance
propre à faire un aérostat qui puisse rester gonflé pendant un temps
très long. Tant que l'on n'aura rien découvert de mieux, les voyages
aériens se borneront à un séjour de quelques heures dans l'atmo-
sphère.
En dehors des utopies de certains hommes qui voudraient insti-
tuer sur une large échelle la navigation aérienne, il ne serait pas
sans intérêt pour la science et peut-être pour l'agriculture que l'on
arrivât à fabriquer des aérostats imperméables. Au siècle dernier,
quelques années après que Franklin eut fait connaître que les pointes
élevées préservaient de la foudre en neutralisant l'électricité atmo-
sphérique, un magistrat français, de Romas, assesseur au présidiai
de Nérac, eut l'idée d'enlever pendant un orage un cerf-volant re-
tenu par une corde métallique. Il en obtint des étincelles d'une
grandeur surprenante, des lames de feu de plusieurs mètres de lon-
gueur. Ne pourrait-on renouveler cette grande et belle expérience
au moyen d'un aérostat captif armé de pointes qui, montant beau-
coup plus haut que les cerfs-volans, dépasserait de quelques cen-
taines de mètres la couche atmosphérique où s'arrêtent d'ordinaire
les pointes terminales des paratonnerres, et soutirerait l'électricité^
nuisible au sein même des nuages orageux? Frappé des désastres
que produit la grêle, dont la formation paraît intimement liée à la
présence de fortes charges électriques, Arago aurait voulu tenter
une expérience si intéressante pour la richesse agricole du pays. Il
supposait que par ce système on ferait avorter les plus violens
orages. L'aérostat paragrêle devrait séjourner indéfiniment dans
l'atmosphère; il est donc indispensable qu'il soit inaltérable par l'air
qui l'environne et imperméable au gaz qu'il contient. Une enve-
loppe métallique pouvait seule convenir. M. Marey-Monge entreprit
de faire construire pour cet usage un ballon de dix mètres de dia-
mètre en minces feuilles de laiton. La tentative n'eut aucun succès,
et servit seulement à démontrer à l'auteur qu'il était inutile de per-
sévérer dans cette voie.
La nature de l'enveloppe n'est pas la seule question qu'il soit pru-
dent d'étudier dans la fabrication des aérostats. Le gaz que l'on y
renferme mérite aussi quelque attention. On n'a fait usage jus ;u'cà
ce jour que de trois gaz différens : l'air échauffé, l'hydrogène et le
LA NAVIGATION AERIENNE. 291
gaz d'éclaira-c^e. L'invention première des frères Montgolfier con-
sistait, on s'en souvient, en un ballon percé d'un orifice inférieur
au-dessous duquel était suspendu un réchaud allumé. Ce procédé
présentait le précieux avantage que le gonflement s'opérait en quel-
ques minutes et sans dépense appréciable; mais, si d'un côté il y
avait économie de temps et d'argent, il faut avouer que la force
ascensionnelle était faible et que le poids du combustible surchar-
geait inutilement la nacelle. La densité de l'air échauffé à 10 degrés
est de 0,96, c'est-à-dire que l'air ne perd à cette température que
h pour 100 de son poids. Il fallait donc que l'appareil eût de
grandes dimensions. En outre il est à considérer que le feu allumé
au-dessous d'une étoffe inflammable était un danger permanent;
aussi l'emploi en fut-il interdit par ordonnance de police sous la
restauration pour les ascensions qui étaient opérées dans les fêtes
publiques. Ce danger ne serait plus à craindre maintenant que l'on
sait rendre les tissus incombustibles au moyen d'une dissolution de
sels alcalins.
Le carbure d'hydrogène, vulgairement appelé gaz d'éclairage,
que l'on prépare en grand dans toutes les villes importantes, ne
pèse que 2 pour 100 en moins que l'air atmosphérique. Aussi ne
donne-t-il au ballon qu'une force ascensionnelle très faible, qu'il
faut accroître en augmentant le volume de l'enveloppe. Cependant
les aéronautes de profession en font toujours usage. Il a pour eux
l'avantage d'être à bon marché et de se trouver toujours tout fabri-
qué. D'ailleurs l'aérostat des fêtes pubUques, n'ayant pas besoin
de s'élever très haut, n'exige qu'une faible puissance, et quant à
l'excessive dimension de l'enveloppe, c'est un attrait de plus pour
le spectateur.
L'Jiydrogène est préférable à tout autre gaz, grâce à sa faible
densité, car, seize fois plus léger que l'air et que le gaz des manu-
factures, il fait perdre au contenu du ballon 9h pour 100 de son
poids. On peut lui reprocher peut-être qu'en raison précisément de
son extrême fluidité il filtre plus aisément à travers l'étoffe qui le
retient. On objecte encore qu'il est d'un prix élevé : lorsqu'on ne
fabrique l'hydrogène qu'accidentellement, en vue par exemple de
gonfler un seul ballon, ce gaz coûte environ dix fois plus cher que
celui qui est fabriqué dans les usines pour l'éclairage. Il faut re-
marquer cependant que l'industrie se perfectionnerait, s'il en était
demandé de plus grandes quantités. On peut se rappeler à ce pro-
pos qu'il y a quelques années il fut établi près de Paris une usine
qui préparait l'hydrogène pour le chaufl'age et l'éclairage, et le li-
vrait aux consommateurs à un prix assez modéré pour lutter contre
les usines plus anciennes, qui ne fournissaient guère que des car-
bures d'hydrogène.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque les ingénieurs aéronautiques sauront fabriquer des bal-
lons imperméables et les gonfler d'hydrogène à bas prix, ils au-
ront déjà réalisé d'importantes améliorations, et cependant ils au-
ront à peine effleuré les questions préliminaires de la locomotion
aérienne. Il faudra encore s'occuper de la forme qu'il convient le
mieux de donner à la machine pour qu'elle puisse résister au vent
et fendre plus aisément l'atmosphère. Gonservera-t-on la forme
sphérique de nos ballons vulgaires? C'est peu probable, quoique
cette forme ait l'avantage de contenir le plus grand volume de gaz
avec une enveloppe la plus petite possible. En général les corps desti-
nés à pénétrer un milieu présentent une pointe ou une arête qui fend
le corps à pénétrer, un renflement dont l'épaisseur dépend de la
longueur totale, puis une extrémité arrondie. Telle est la forme des
oiseaux dans l'air, des poissons dans l'eau, des navires dans la par-
tie immergée, des balles cylindro-coniques que lancent les nouvelles
armes perfectionnées. Les aérostats devront sans doute se conformer
à ces lois communes à tous les corps flottans. Remarquons encore
que la pression du gaz intérieur ne doit pas être sensiblement supé-
rieure à la pression de l'air qui l'entoure, car, s'il en était autrement,
l'enveloppe serait trop tendue et pourrait éclater. Aussi les aéro-
nautes qui s'élèvent dans les couches supérieures de l'atmosphère,
où la pression s'affaiblit d'autant plus que l'altitude est plus grande,
ont-ils soin de gonfler partiellement leur ballon au départ ou d'ou-
vrir de temps en temps la soupape, afin que le gaz intérieur, trop
comprimé, puisse s'échapper au dehors. Supposons toutes ces con-
ditions remplies et tous ces perfectionnemens réalisés. C'est aiïaire
de chimiste et de mécanicien; on peut admettre que ces problèmes
ne sont pas insolubles. Il reste à voir quel service il sera possible
d'obtenir d'une machine bien gonflée, bien légère, bien close : sera-
t-elle capable de monter et de descendre à la volonté de celui qui
la gouvernera? Suivra-t-elle la route que son pilote voudra lui im-
poser? Pour faire un raisonnement d'un usage fréquent dans la
nîécanique, décomposons la course aérienne d'un ballon en deux
mouvemens : l'un dans le sens vertical, de bas en haut ou de haut
en bas; l'autre dans le sens horizontal, dans la direction du but
que l'on se propose d'atteindre. Si les ressources dont nous dis-
posons permettent d'imprimer à l'aérostat l'un ou l'autre de ces
mouvemens à volonté et successivement, il est clair que toutes les
routes de l'océan atmosphérique seront ouvertes au navigateur.
Les aéronautes n'ont jamais eu qu'un procédé pour descendre :
c'est d'ouvrir la soupape placée au sommet du ballon et de laisser
b^ gaz s'échapper jusqu'à ce que la machine ait perdu l'excès de
force ascensionnelle dont ils veulent se débarrasser. Veulent- ils
remonter, ils jettent une j^artie de leur lest et redeviennent plus
LA NAVIGATION 'AERIENNE. 293
légers. Ce sont des moyens héroïques qui ne seraient pas admis-
sibles dans un voyage au long cours, puisque la quantité de gaz et
de lest dont on dispose est très limitée. Les inventeurs ont proposé
plusieurs moyens de produire le même effet sans rien perdre de ce
que l'on emporte. Tous ces moyens ont quelques avantages et beau-
coup d'inconvéniens. Pilatre de Rozier perdit la vie dans un essai de
ce genre, précipité sur les rochers de Boulogne. Il eut l'idée, assez
heureuse en principe, mais téméraire dans l'application, de sus-
pendre au-dessous de l'aéi-ostat à gaz hydrogène qui l'enlevait un
second ballon à air chaud, une véritable montgolfière de petite
dimension, dont il pouvait régler le feu à volonté sans quitter la
nacelle. Cette montgolfière, lorsqu'elle était chauffée, donnait à l'ap-
pareil tout entier un surcroît de puissance ascensionnelle et le fai-
sait monter. Pour descendre, Pilatre la laissait refroidir. Il est à
croire qu'il ne s'était pas entouré de toutes les précautions que
commandait la prudence. Le feu prit à la montgolfière, fit détoner
le réservoir de gaz inflammable qui était au-dessus; la nacelle,
restée seule dans l'espace, retomba de tout son poids, et l'aventu-
reux aéronaute périt dans la chute. Zambeccari, quelques années
plus tard, voulut recommencer l'expérience; il eut aussi peu de
succès, et succomba dans une troisième ascension par le même acci-
dent, après avoir couru de grands dangers les deux premières fois.
Meusnier, dont il a été question plus haut, proposait un procédé
moins dangereux. Il voulait imiter la vessie natatoire du poisson,
qui se gonfle ou s'affaisse au gré de l'animal, augmente ou diminue
son volume, et par conséquent le rend plus léger ou plus lourd.
L'effet que le poisson produit dans l'eau en comprimant ou en dila-
tant de l'air serait plus difficile à réaliser dans un milieu moins
dense, tel que l'atmosphère. Il faudi'ait que la vessie eût des dimen-
sions considérables. Aussi Meusnier donnait-il à son ballon une dou-
ble enveloppe, et c'est dans l'intervalle qui les séparait qu'il refou-
lait de l'air au moyen d'une pompe placée dans la nacelle. Quoique
aucune expérience n'en ait été faite, on peut douter que ce moyen
soit d'une application pratique, car la manœuvre serait pénible et
le résultat insuffisant. Le mouvement vertical ne s'opérerait qu'avec
lenteur, ou peut-être même la puissance développée ne pourrait-
elle faire équilibre aux autres forces qui tendent à faire monter ou
descendre l'appareil. C'est du moins ce que le calcul semble dé-
montrer. De plus, l'excès de tension donné au gaz intérieur pouirait
être une cause de déchirure dans l'enveloppe. — D'autres encore ont
proposé de comprimer le ballon lui-même au moyen d'un système
de cordes que manœuvrerait l'aéronaute; mais il y aurait à craindre
l'excès de tension et le frottement des cordes sur l'étoffe, qui l'use-
rait sans contredit en un temps très court.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin on a songé à employer une machine spéciale, roue à pa-
lettes, rames, ou toute autre qu'on peut imaginer, pour favoriser
ou neutraliser alternativement, suivant les besoins, le mouvement
ascendant du ballon. En 18^7, le docteur Van-llecke soumettait à
l'approbation de l'Académie des Sciences un projet de ce genre dans
lequel il faisait usage d'une hélice (l'application de l'hélice aux aé-
rostats n'est donc pas nouvelle). On peut imaginer bien des dispo-
sitions de même nature, qui trouveraient une justification dans leur
analogie avec la queue des oiseaux et des poissons. Ces idées sont-
elles praticables? Elles n'ont été, paraît-il, expérimentées que sur
une petite échelle, et soulèvent une grave objection. Il faut un mo-
teur à ces machines. Eu égard à la force considérable qu'il faut dé-
ployer, les bras de l'équipage seraient insuffisans; il y aurait donc
nécessité d'emporter avec soi un moteur inanimé, une machine à
vapeur par exemple. Qu'on ne s'effraie pas trop à cette idée; il sera
aisé de montrer que, pour d'autres motifs, le progrès de l'art aéros-
tatique n'est possible qu'à cette condition.
Sauf la vapeur, dont la puissance peut augmenter à l'infini, on n'a
donc encore trouvé aucun moyen efficace pour accomplir cette pre-
mière manœuvre aéronautique : monter et descendre à volonté (1).
Examinons maintenant si le mouvement horizontal du ballon est un
problème d'une solution plus simple. L'analogie est grande entre la
navigation horizontale dans l'air et la navigation maritime à la sur-
face de l'Océan. De même que le bateau qui descend le cours d'un
fleuve, le ballon peut se laisser entraîner par le Quide qui le porte
et en partager le mouvement. De même aussi, il peut, à l'aide de
moteurs artificiels, remonter le courant, si le moteur est assez puis-
sant et que le courant ne soit pas trop fort.
Pendant plusieurs siècles, les hommes ont navigué sur l'Océan
sans étudier ni connaître les vents et les courans qui pouvaient ac-
célérer ou retarder leur voyage. On s'aperçut assez promptement
que dans l' Océan-Indien il y a des vents constans à certaines épo-
ques de l'année, les moussons et les alizés, et les mai'ins surent
bientôt en profiter pour entreprendre leurs traversées dans la sai-
son la plus favorable. Ils allaient du cap de Bonne-Espérance au
Bengale en été, revenaient en hiver, évitant avec soin de tenir la
mer pendant les équinoxes, époque à laquelle les deux moussons
(1) Il est à remarquer que les variations dans la température de l'atmosphère peuvent
exercer que'que influence sur la position d'équilibre du ballon dans l'air. Tant que le so-
leil échauffe la terre, le ballon monte; il redescend lorsque la nuit se fait. L'occultation
du ciel par les nuages, la pluie et le beau temps, en un mot tout ce qui modifie la tem-
pérature modifie aussi la hauteur du ballon. Quoique les effets qui en résultent soient
bien faibles, l'aéronaute en profitera peut-être pour atterrir ou reprendre son vol, sem-
blable au marin qui s'éloigne du port avec le jusant et revient au rivage avec le flot.
LA NAVIGATION AERIENNE. 295
opposées luttent entre elles. Il fallut plus de temps pour reconnaî-
tre que la région équatoriale jouit d'un calme presque constant, et
que par conséquent le navigateur qui ne veut pas s'attarder dans
ces parages doit franchir l'équateur presque perpendiculairement
pour être retenu moins longtemps dans les accalmies. Enfin, et ce
progrès est de notre époque, on reconnut que pour chaque traver-
sée il y a une route particulière qu'il est préférable de suivre ; par
exemple, des États-Unis en Europe, on vogue directement de l'ouest
à l'est parce que le vent et le courant poussent également dans ce
sens, tandis que, pour retourner d'Europe en Amérique, il faut se
rapprocher de la zone tropicale et chercher bien loin vers le sud
une brise favorable.
Les plus modérés parmi ceux qui rêvent la navigation aérienne,
se défiant des machines, se contenteraient d'imiter la marine à
voiles, et projettent d'utiliser le vent pour la direction de leur
appareil. L'atmosphère a-t-elle donc aussi sur la terre ces vents
constans qui régnent à la surface des océans ? Au premier abord, il
semble qu'il n'en soit rien. Les courans d'air terrestres, déviés à
chaque instant par les montagnes, les villes, les forêts, perdent la
régularité qui leur est propre au-dessus de la plane étendue des
mers. Cependant, en s'élevant plus haut que tous ces obstacles, il
est à croire que l'on peut retrouver les courans constans, variables
tout au plus d'une saison à l'autre. C'est un fait qui n'aura échappé
à personne, que les aérostats qui s'élèvent de Paris se dirigent pres-
que tous vers le nord-est. Ceci nous révèle un premier courant ré-
gulier dirigé du sud-ouest au nord-est. Puis, comme l'air ne peut
toujours se diriger vers la même région, où il s'accumulerait indé-
finiment, il doit y avoir plus haut encore un courant de retour di-
rigé du nord-est au sud-ouest. Le navigateur aérien devra donc
traverser rapidement la première zone de l'atmosphère, où régnent
les vents variables, et s'élever dans le premier ou le second courant,
suivant la route qu'il voudra faire. Quelques aéronautes ont eu assez
de confiance dans ces vents réguliers pour oser s'aventurer au-
dessus de la mer. M. Green partit de Londres, le 7 novembre 1836,
avec deux compagnons de voyage, franchit la Mer du Nord pendant
la nuit et reprit terre le lendemain matin à Goblentz, après avoir
parcouru 800 kilomètres en dix-huit heures ; il avait navigué dans
le courant inférieur. Le ballon qui fut lancé de Paris au couronne-
ment de l'empereur Napoléon I", et qui vint s'abattre dans le lac
Bracciano, en Italie, s'était sans doute élevé très haut, n'ayant pas
de charge à porter, et avait pu profiter du courant supérieur. On
cite même une ascension pendant laquelle l'aéronaute fut succes-
sivement entraîné par les deux courans superposés. M. Robertson,
296 REVUE DES DEUX MO.NDES.
s'étant élevé à Lisbonne en 1822, faisait route au sud-est, et avait
déjà franchi le Tage, lorsqu'il fit la remarque que les nuages situés
au-dessus de lui marchaient en sens inverse. Il voulut retourner
avec eux sur la ville; ayant jeté du lest, il atteignit en effet un vent
de sens contraii'e, revint planer au-dessus de la ville et redescendit
près de l'endroit d'où il était parti, en sorte que les mêmes personnes
qui avaient été témoins de son départ purent assister à son retour.
En accordant aux aéronautes qu'ils rencontreront dans l'atmo-
sphère des courans réguliers superposés et dirigés en sens contraire
l'un de l'autre, nous n'entendons pas que la direction des ballons
soit par cela même un problème déjà résolu. D'abord le vent su-
périeur ne sera pas toujours à la même hauteur; il faudra quel-
quefois l'aller chercher plus haut que ne le comporte la force ascen-
sionnelle de l'aérostat. Puis le ballon ne peut s'avancer que dans le
sens du vent ; il est incapable de faire toutes les routes du compas,
comme un navire, depuis le vent arrière jusqu'au plus près; il ne
peut non plus courir des bordées et résister au lluide léger en s'ap-
puyant sur un fluide plus dense. Est-ce d'ailleurs à la navigation à
voiles, avec ses lenteurs, ses détours et ses incertitudes, que l'on
veut nous ramener aujourd'hui? Evidemment non. On aurait com-
pris l'opportunité de ces projets avant la vapeur et les chemins de
fer; mais ils ne sont plus de notre temps. Pour que la navigation
aérienne se fasse accepter, il faut qu'elle soit créée d'une seule pièce
toute perfectionnée sans passer par les degrés intermédiaires qu'a
franchis la navigation maritime. Il faut dès le début appliquer la
vapeur aux aérostats comme aux wagons et aux bateaux.
Sous quelle forme la vapeur manifestera- 1- elle sa puissance?
Mettra- t-elle en mouvement un gojvernail, des rames ou une hé-
lice ? Ce sont des questions secondaires qu'il ne nous impoi'te pas
de traiter. Trouvera-t-on des matériaux assez légers, en même
temps assez résistans, pour ces appareils aériens? La nature ne peut
plus guider les inventeurs, car elle s'est refusée à créer des oiseaux
d'une grande dimension. Les moteurs dont nous disposons aujour-
d'hui sont assurément mal appropriés aux besoins de la locomotion
aérienne. Si l'on voulait employer la machine à vapeur, on aurait à
craindre les dangers du feu, notamment par les étincelles qui sor-
tent de la cheminée, et qui, rencontrant une fuite de gaz, pour-
raient en déterminer l'explosion. Cependant ce péril peut être écarté,
si l'on prend soin d'envelopper l'orifice de cette cheminée avec une
toile métallique à l'instar des lampes de mineur de Davy. La perte
de poids due à la consommation du combustible présentera un autre
obstacle qu'il sera peut-être aisé de surmonter. La plus grave objec-
tion gît dans le poids énorme dont la machine avec son charbon et
LA NAVIGATION AERIENNE. 297
l'appareil qu'elle doit mettre en mouvement surchargera la na-
celle (1). Il est clair que le perfectionnement projeté ne peut s'ap-
pliquer qu'aux aérostats gigantesques, infiniment plus grands que
nos petits JDallons capables de soulever deux ou trois hommes au
pluB. D'autres inventeurs ont proposé d'employer la machine à gaz
Lenoir, qui est d'un poids moindre, qui dispense de chaudière, et
supprime le feu ainsi que les dangers qui en résultent; mais cette
machine est encore d'un poids considérable et exige une abondante
provision d'eau pour le refroidissement du cylindre. Tous ces obs-
tacles ne sont pas insurmontables. Il suffît que la science n'indique
aucune impossibilité k guider un ballon dans un air calme.
Supposons donc que l'on réussisse à installer dans la nacelle de
l'aérostat un gouvernail ou une hélice directrice d'un effet certain
et puissant : est-ce à dire que l'on aura découvert enfin la solution
du problème? Pas encore, ou du moins la solution ne sera qu'in-
complète. Le ballon sera dans les jours de tempête le jouet de l'at-
mosphère, comme le navire est le jouet des flots. Présentant une
immense surface à l'action des vents, il se verra contraint de rester
au port par le moindre zéphir qui fera rider la surface de l'eau :
comme le roseau de la fable, tout lui sera aquilon. Qu'on en juge
par un calcul bien simple : un tel ballon, s'il veut porter avec sa
machine des passagers et des vivres, devra présenter une surface
au moins aussi grande que la voilure d'un vaisseau de guerre. Or
cette voilure, sous l'action de ce que les marins appellent une bonne
brise, donne au navire la même vitesse que le ferait la machine à
vapeur de k à 500 chevaux, son moteur en temps de calme. La
machine de l'aérostat étant loin d'avoir cette puissance, tout ce que
nous en pouvons attendre, c'est qu'il circulera assez lestement dans
une atmosphère paisible, faisant quelques kilomètres à l'heure,
décrivant des cercles ou des spirales aériennes. Ses voyages de cir-
cumnavigation auront pour limites le Champ-de-Mars ou tout au
plus l'enceinte de Paris : spectacle curieux sans contredit, appli-
cation ingénieuse de la science, mais résultat san^ utilité et surtout
sans valeur industrielle (2).
(1) On prétend que îes mécaniciens ne se sont guère occupés jusqu'à ce jour de ren-
dre les machines à vapeur légères. Dans les machines fixes ou locomotives, la masse-
est une garantie de solidité qui présente peu d'inconvéniens. M. Giffurd, dont le nom
reste attaché à l'un des plus précieux perfectionnemens de ces machines, a entrepris, lui
aussi, de mettre la vapeur au service de l'aéronautique. Pour restreindre le poids dr
l'appareil, il le fait fonctionner à une très haute pression, GO atmosphères au moins. La
consommation de charbon diminue en même temps. Pour économiser l'eau, il invente,
dit-on, un condensateur à grande surface d'un effet prodigieux. L'essai public de ce
nouveau système se fera prochainement.
(2) 11 faut encore compter au nombre des obstacles de la locomotion aérienne l'impos-
298 REVUE DES DEUX MONDES.
Au point où nous en sommes, il est possible de résumer en
quelques mots les conditions qu'il reste à remplir pour réaliser la
navigation aérienne par les ballons. Rendre l'enveloppe imper-
méable au gaz, gouverner dans le sens vertical, gouverner dans le
sens borizontal, tels sont les trois termes du prol)lème à résoudre.
Aujourd'hui le meilleur aérostat ne conserve pas sa puissance as-
censionnelle pendant qaarante-huit heures, les mouveraens verti-
caux ne s'opèrent qu'aux dépens du chargement, la translation
horizontale se fait au gré des vents : tel est l'état de la question.
C'est dire qu'on est aussi loin de la solution que l'étaient Montgol-
fier, Charles et les autres aéronautes des premiers jours. Tout est
encore à créer. Les travaux de quelques centaines d'inventeurs,
prolongés pendant près d'un siècle, n'ont produit aucune améliora-
tion pratique, et cependant au nombre de ces inventeurs on compte
quelques-unes des intelligences les plus fermes et les plus vigou-
reuses de notre époque, par exemple Monge et Meusnier, pour ne
citer que ceux qui sont morts. Le problème est-il donc insoluble?
Avant de conclure, il reste à examiner un dernier projet qui vient
de se produire avec bruit, avec plus de bruit peut-être qu'il ne
convient à un projet scientifique.
II.
S'élever dans l'atmosphère sans être soulevé par un aérostat,
monter et descendre, évoluer en tout sens, lutter contre les vents,
traverser l'air avec la vitesse d'un projectile, tel est le but qu'on
s'est proposé d'atteindre. « Le ballon est, dit-on, un obstacle à la
navigation aérienne, c'est une bouée ou tout au plus un radeau.
Une machine attelée à un ballon, c'est le mouvement associé à
l'immobilité, c'est le vaisseau amarré dont on déploierait les voiles.
Attachez un aigle à un ballon, le roi des airs captif, jouet des vents,
traînant son boulet et traîné par lui tour à tour, essaiera en vain de
lutter contre le moindre trouble atmosphérique. L'aérostat est de-
venu un obstacle, ou, pour mieux dire, un point de départ vicieux
autour duquel s'égarent la plupart des chercheurs. L'aérostat est,
comme l'étymologie l'indique, un corps flottant dans l'atmosphère,
comme une vessie gonflée flotterait à la surface de l'eau. A sa place,
nous voulons créer Yacronef^ littéralement navire aérien qui sera
un appareil nageur s' élevant et se dirigeant par sa propre force. »
On connaît l'hélice; dans le moulin à vent, dans la turbine, dans
sibilité de savoir le lieu où l'on se trouve. Perdu dans les nuages, le voyageur n"a con-
naissance de la route qu'il fait qu'autant qu'il communique avec la terre.
LA NAVIGATION AERIENNE. 299
le propulseur sous-marin, c'est toujours l'hélice qui agit, moteur
puissant qui pénètre l'air ou l'eau comme une vis pénètre le bois en
refoulant le fluide qui s'oppose à son mouvement de progression.
L'eau sans doute est très mobile; l'air a moins de consistance en-
core. La palette du moteur, si elle est animée d'une vitesse suffi-
sante, y trouve cependant un point d'appui comme sur un corps
solide. L'hélice fut connue de toute antiquité. La vis d'Archimède
est une hélice qui pourrait, comme le levier, remuer le monde à la
condition de trouver un point d'appui résistant. Dès 1752, Ber-
nouilli proposait de l'employer à la propulsion des navires, idée
prématurée qui ne pouvait être réalisée qu'un siècle plus tard. Vers
le même temps, Euler perfectionnait la turbine ou roue hydraulique
horizontale, qui est encore une hélice; mais il n'y a guère que trente
ans que cet organe est devenu d'un usage général. La préférence
que les ingénieurs lui accordent aujourd'hui sur les roues à aubes
et les autres engins de même espèce s'explique aisément, car on a
reconnu qu'il n'en est pas qui permette d'utiliser plus complètement
les forces naturelles ou artificielles dont on dispose. En d'autres
termes, l'hélice est le moteur qui produit la plus grande quantité
de travail utile et consomme le moins de force vive dans les frotte-
mens et les résistances intérieures de la machine.
On se souvient peut-être d'un jouet d'enfant, le spîralîfêre, qui
fit fureur en son temps et qui se composait de petites ailes montées
sur un axe auquel on imprimait un mouvement de rotation par le
moyen d'un ressort de montre ou d'une corde de toupie. Lorsque les
ailettes tournaient rapidement, ce petit appareil s'élevait en l'air et
s'y soutenait aussi longtemps que la force de rotation agissait. Au
lieu d'ailes de petite dimension, que l'on prenne des ailes d'une
vaste envergure; au lieu d'imprimer à l'axe un mouvement de rota-
tion peu durable, qu'on y adapte une machine à vapeur qui agira
sans cesse : on aura Yaâronef, X hélicoptère, que MM. de Ponton
d'Amécourt et de La Lan délie viennent de présenter comme une
solution infaillible de la navigation aérienne.
Si le principe est simple, l'application présente quelques diffi-
cultés que peu de mots suffiront pour faire comprendre. L'aile de
l'hélice qui est inclinée frappe l'air obliquement et produit deux
mouvemens, l'un vertical de bas en haut, qui est l'eff^et utile, l'autre
horizontal en rotation autour de l'axe. Ce dernier mouvement est la
part perdue dans le travail total de l'appareil, et non-seulement
c'est une force perdue, mais encore il faut détruire le mouvement
de rotation que l'aéronef en recevrait. Le remède est bien simple :
il consiste à employer deux hélices qui sont placées l'une au-dessus
de l'autre et tournent en sens inverse, l'une de gauche à droite et
300 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre de droite à gauche. Il résulte de cet ensemble deux mouve-
mens'de rotation en sens inverse qui s'annihilent parleur opposition
et un mouvement commun d'ascension qui entraîne la nacelle vers le
firmament. Ce n'est pas tout encore, car les deux hélices à axe ver-
tical ne produiraient qu'un mouvement vertical. 11 en faut une troi-
sième à axe horizontal qui jouera le même rôle que le propulseur
dans le bateau à vapeur, et produira la marche dans le sens hori-
zontal. Cependant ce dernier organe pourrait être supprimé, à la
condition que le pilote pût incliner à volonté l'axe des deux pre-
mières hélices, car le mouvement se fera toujours dans le sens de
cet axe : si l'axe est d'aplomb, on montera verticalement; s'il est
incliné à l'horizon, on s'avancera obliquement, comme un navire
qui court des bordées.
Maintenant, pour donner une idée complète de l'aéronef, qu'on
se figure un plancher concave comme un fragment de sphère au mi-
lieu duquel est implanté un mât qui sert d'axe aux deux hélices
principales. Le moteur, une machine à vapeur sans doute, est in-
stallé au pied du mât, à la portée du mécanicien; tout autour, un
balcon et une cloison en vitrage transparent, pour mettre le voya-
geur à l'abri des courans d'air qu'engendrerait la rapidité du vol;
sur le côté, le gouvernail ou l'hélice directrice qui donnera le mou-
vement de translation; en haut du mât, au-dessus des ailes, un pa-
rachute qui s'ouvrira de lui-même, comme tous les appareils de ce
genre, au moment où la descente commencera, et plus haut encore
la banderole aux couleurs nationales, flottant dans les airs. On con-
çoit sans peine que ce système ne sera pas aussi difficile à diriger
qu'un ballon : il n'a qu'une médiocre surface, il offre peu de prise
au vent. Cne force relativement faible suffira pour lui imprimer une
vitesse de translation considérable, par exemple 100 kilomètres à
l'heure. Si l'aéronef veut marcher dans le sens du vent, la vitesse
du vent s'ajoutera à la sienne propre; s'il marche contre, sa vitesse
sera diminuée d'autant; mais, à moins d'un ouragan d'une violence
extrême, il s'avancera dans le sens qui lui sera fixé.
Jusqu'ici la conception est irréprochable, et la théorie ne souffre
pas d'objection, car si les ailes sont assez étendues et qu'elles tour-
nent assez vite, on ne peut nier que l'appareil entier s'élèvera et
voguera dans l'atmosphère. On a bien fait quelques observations. Les
ailes, tournant avec rapidité, seront animées d'une force centrifuge
telle qu'elles s'arracheront elles-mêmes de l'arbre auquel elles se-
ront fixées; mais avec une surface assez grande, répond l'inven-
teur, elles n'ont pas besoin de tourner plus vite que le volant d'une
machine ordinaire. D'ailleurs la solidité dépend de leur forme et de
leur nature. — Dans les hautes régions de l'atmosphère, dit-on en-
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 301
core, l'air est raréfié, et n'offre plus aux surijices planes qu'une ré-
sistance du tiers ou du quart de celle que vous éprouvez près du
sol; mais l'aéronef n'a pas la prétention de monter dans ces hautes
régions : il naviguera entre la terre et les nuages [iiitcr utnimque
volai), juste assez haut pour ne se heurter ni aux arbres, ni aux
clochers, ni aux montagnes, et quand il rencontrera le cours d'un
fleuve, il suivra la vallée, cette voie aplanie par la nature. On doit
convenir que ces objections sont secondaires. La difficulté n'est pas
là; elle se trouve tout entière dans le moteur qui doit donner la vie
au système.
Dans l'industrie moderne, un perfectionnement d'une immense
portée serait de réussir à emmagasiner les forces que la nature a
mises avec tant de libéralité à la disposition de l'homme. Que ne
peut-on faire pendant le jour provision de lumière pour la nuit!
Que ne peut-on pendant l'été amasser de la chaleur, comme on
amasse du grain pour l'hiver, mettre de côté l'abondante électricité
d'un nuage orageux pour la consommer à l'heure du besoin, empri-
sonner l'effort du vent au moment d'une tempête, le poids de l'eau
dans une cataracte, pour les rendre peu à peu libres et puissans sur
la machine que l'on veut mettre en action! Lumière, chaleur, force,
électricité, il faut, si nous voulons profiter des dons de la nature, les
consommer au moment précis où elle nous les prodigue, et, si nous
en avons besoin plus tard, il faut les produire nous-mêmes aux dé-
pens de notre travail. 11 ne serait pas tout à fait exact de dire qu'on
ne peut enmiagasiner la force motrice, car le poids de l'horloge, le
ressort d'un tournebroche ou d'une pendule, sont des organes où
l'on accumule de la force par un travail de quelques secondes pour
suffn-e à la consommation de plusieurs heures. Malheureusement ce
qui est possible sur une petite échelle ne peut être réalisé en grand.
On peut faire marcher une montre au moyen d'un ressort, on ne
saurait faire tourner la roue d'un moulin. Parce qu'un jouet d'en-
fant s'élève en l'air grâce à la rotation d'une hélice, on ne doit pas
en conclure que l'aéronef se comportera de même, car ce dernier
appareil ne peut emporter une provision de force, et il doit enle-
ver avec lui son moteur. Du reste, M. de Ponton d'Amécourt ne s'e it
pas fait illusion à cet égard, et il a envisagé le problème dans toute
sa difficulté. Il cherche un moteur léger; seulement il ne s'est peut-
être pas assez rendu compte de combien devrait être allégée la ma-
chine à vapeur actuelle pour convenir au système qu'il préconise.
Ici je crains que cette discussion, malgré mes efforts pour l'abré-
ger, ne prenne un caractère trop riiathématique. Cependant il faut
recourir au calcul, qui peut seul trancher la question. Un corps
solide descend dans l'air d'environ 5 mètres en une seconde par
302 REVUE DES DEUX MONDES,
l'effet (le la pesanteur. D'un autre côté, la force que nous appelons
cheval-vapeur élève en une seconde 75 kilogrammes à 1 mètre de
hauteur, ou, ce qui revient au même, 15 kilogrammes à 5 mètres.
Pour que la machine à vapeur de la force d'un cheval pût se sou-
tenir elle-même en l'air, il faudrait donc qu'elle ne pesât que 15 ki-
logrammes. Or les machines pèsent aujourd'hui pour le moins de
500 à 600 kilogrammes par cheval de force (1) ; il faudrait par con-
séquent que le poids en fût réduit environ quarante fois. Encore
doit-on remarquer que le moteur de l'aéronef devra non-seulement
se soutenir en l'air, mais encore s'enlever de terre, emportant avec
lui, outre son propre poids, l'appareil auquel il est attaché, et qu'en
plus il devra fournir une force excédante pour les manœuvres hori-
zontales (2). Il n'y a pas exagération à dire que la machine à va-
peur actuelle ne pourra convenir à la navigation aérienne qu'autant
qu'elle aura perdu 99 pour 100 de sa masse.
On nous dit, il est vrai, que les ingénieurs se sont peu préoccupés
jusqu'à ce jour de la légèreté des moteurs, qu'une locomotive est
lourde parce qu'on veut qu'elle le soit pour adhérer au rail, qu'un
moteur d'usine est lourd parce que le fabricant, qui le vend au
poids, est intéressé à le rendre massif. Ceci n'est même pas exact
pour les machines marines, que dès le premier jour les ingénieurs
ont eu avantage à rendre aussi légères que possible. On ajoute qu'on
emploiera pour la construction de l'aéronef et de ses engins l'alu-
minium, ïe" moins dense des métaux, qu'on a des procédés particu-
liers pour augmenter la surface de chauffe, pour simplifier la chau-
dière. Tout cela peut se faire, et il ne serait pas étonnant que l'on
réduisît le poids d'une quantité notable par les perfectionnemens in-
génieux que l'on nous promet; mais une réduction de 99 pour 100,
c'est impossible. D'autres, dédaignant la vapeur et le moteur à gaz
de M. Lenoir, qui est aussi trop lourd, comptent sur les forces élec-
tro-motrices, dont le dernier mot n'est pas dit, sur l'air comprimé,
sur l'acide carbonique, peut-être même sur les forces explosives,
comme la poudre à canon. Par malheur, ces moteurs sont trop fai-
(1) Un écrivain compétent en cette matière, M. Gaudry, nous dit « qu'on admet
aujourd'hui que les macliines de mer, y compris les chandièrps et le propulseur en
ordre de marche, ne doivent pas dépasser 500 kilogrammes par force de cheval effectif. »
(2) En laissant à part l'impossibilité de la construction, si l'on voulait discuter l'aé-
ronef au point de vue économique, on arriverait à des conclusions très défavorables.
A supposer que l'on pût réduire le poids du moteur j-usqu'à 8 kilogrammes par cheval,
il faudrait une machine de CO chevaux pour enlever une nacelle avec ses hélices, ses
agrès, son combustible et deux voyageurs, un poids total d'environ 250 kilogrammes.
Le poids mort serait énorme en proportion du poids utile. Quoi qu'il arrive, ce mode
de locomotion serait donc extrêmement coûteux : 130 cnevaux pour une voiture à deux
places !
LA NAVIGATION AERIENNE. 303
bles OU trop dangereux. Avant que l'on essaie de les appliquer aux
aéronefs, il faudrait prouver qu'ils peuvent être utilisés sur la terre.
Il résulte de tout ceci que la navigation aérienne n'est point di-
rectement intéressée pour le moment dans les recherches qui se
font avec tant de bruit à propos de l'hélice. Les inventeurs vou-
draient trouver un moteur léger, une machine à vapeur ou à gaz
(il importe peu) qui travaillerait comme un cheval et que l'ouvrier
porterait sous le bras comme un outil. Au lieu de se faire aéro-
nautes, ils se font mécaniciens. A ce point de vue, leurs recherches
présentent un intérêt bien plus général et méritent d'être encoura-
gées: il peut en sortir quelque chose d'utile; mais avons-nous tort
d'affirmer qu'ils n'atteindront pas le but qu'ils se proposent avec
les ressources actuelles de l'industrie? Il ne s'agit plus d'un simple
perfectionnement; il faut une découverte nouvelle pour que le vol
par l'hélice devienne praticable, et cette découverte aurait des con-
séquences tellement importantes et fructueuses que la navigation
aérienne en serait sans contredit l'un des moindres résultats.
On ne s'arrêtera pas ici sur les récentes ascensions qui ont été
marquées par de sinistres incidens. Un seul enseignement en res-
sort, et c'est la preuve de l'impuissance des ballons en tant qu'agens
de transport. Après avoir fait le procès aux aérostats, qui n'ont, à
l'en croire, aucun perfectionnement à attendre de l'avenir, l'au-
teur de ces ascensions , on le sait, a voulu courageusement gagner
au métier d'aéronaute les sommes nécessaires pour expérimenter
l'aéronef. Il a fait construire un ballon géant, le dernier des ballons,
assure-t-il, le plus grand des ballons connus. Ce monstre de l' aé-
rostation cube plus de 6,000 mètres, mesure li^ mètres de hauteur,
V)0 mètres de circonférence, et, gonflé avec du gaz d'éclairage, peut
se charger d'un poids de plusieurs quintaux. Enlevé au milieu du
Champ-de-Mars en présence d'une foule immense, le Géant n'a fourni
d'abord qu'une courte carrière, puisqu'il est retombé à quelques
lieues de Paris. Ensuite, à sa seconde ascension, le 18 octobre, il a
accompli à coup sûr l'une des plus belles traversées aérostatiques
que l'on ait jamais vues, car il a parcouru une distance de plus de
800 kilomèti'es sans toucher terre, et est allé s'abattre dans le
royaume de Hanovre, après avoir franchi en vainqueur plusieurs
états et plusieurs lignes de douane. C'est à l'atterrage que se sont
produites les difficultés, et il semble bien démontré aujourd'hui que
l'arrêt des grands ballons, que certaines personnes ont la prétention
de diriger, offre les plus sérieux dangers. Ces grosses machines doi-
vent échouer au port. C'est un péril nouveau à ajouter à tous ceux
qui menaçaient déjà les navigateurs aériens, et l'un des plus pro-
pres à dégoûter le public de ce périlleux exercice.
Les nombreux inventeurs qui étudient sans se décourager l'éter-
304 REVUE DES DEUX MONDES.
iiel problème de la navigation aérienne se sont souvent plaints que
cette question fût comptée au nombre de celles que les savans et les
académies traitent avec dédain et indifférence. A ce sujet, ils rap-
pellent avec complaisance l'incrédulité contre laquelle se heurtèrent
les ingénieurs qui voulurent les premiers appliquer la vapeur à la
locomotion terrestre, fluviale ou maritime. Ces plaintes sont-elles
fondées? Les problèmes que l'on met au ban de la science appar-
tiennent à deux catégories bien distinctes. Les uns, le mouvement
perpétuel est de ce nombre, sont considérés comme insolubles parce
que le résultat serait en opposition avec les lois de la nature. Il n'y
faut songer ni maintenant ni plus tard, car l'impossibilité est radi-
cale. Pour d'autres problèmes, l'impossibilité n'est que relative et
n'a d'autre cause que l'imperfection des organes qui nous servent.
La solution dépend de certaines questions secondaires. De même
que le général qui assiège une ville doit faire capituler les forts dé-
tachés avant de s'attaquer au corps de place, de même l'ingénieur
qui prétend naviguer dans l'atmosphère doit d'abord perdre de vue
le but final de ses recherches et lever les obstacles subsidiaires qui
lui obstruent la voie, fabriquer un ballon imperméable, créer un
moteur d'une légèreté inouie, peut-être ajouter un nouveau corps
simple à la nomenclature chimique ou une nouvelle loi aux prin-
cipes de la mécanique. Avec les ressources actuelles, c'est une illu-
sion que de prétendre voler comme l'hirondelle ou même comme le
plus pesant oiseau de nos basses-cours. N'ayons donc plus de ces
préoccu{)aiions insensées. N'eût-il pas été vain de discuter au siècle
d'Aristote l'existence d'un continent au-delà de la mer Atlantique,
puisque les trirèmes ne pouvaient franchir cet océan? 11 y a cent
ans, lorsqu'on ne connaissait, en fait de machines à vapeur, que
l'informe et lourde pompe à feu des mines de la Gornouaille, les
rêveurs s'occupaient seuls d'employer la vapeur à la traction des
voitures et des bateaux. Lorsqu'on eut inventé les condensateurs
de Watt, la chaudière tubulaire, la détente et tous les autres per-
fectionnemens de la machine à vapeur actuelle , le rêve devint une
réalité, et l'application s'en fit sans difficulté. On peut donc se de-
mander à quoi servant les efforts de ces nouveaux Dédale. Attaché
au sol par les invincibles liens de la pesanteur, l'homme n'a de
puissance qu'autant qu'il s'arc-boute sur un élément qui lui résiste.
La terre et l'eau sont les seuls points d'appui où, comme Antée, il
puisse reprendre incessamment des forces. Son royaume ne s'étend
pas plus haut :
Omnia possideat ; non possidct ai'.ra Minos.
Du reste, il n'est pas juste de reprocher aux mathématiciens d'a-
voir étouffé la question sans l'examiner avec soin. Il y a plus de
LA NAVIGATION AERIENNE. 305
vingt ans, Navier terminait ainsi un remarquable mémoire auquel
l'Académie des Sciences donnait son approbation : « La création
d'un art de la navigation aérienne, dont les résultats pourraient être
utiles et présenter autre chose qu'un spectacle , est subordonnée à
la découverte d'un nouveau moteur dont l'action comporterait un
appareil beaucoup moins pesant que ceux qu'exigent les moteurs
que nous connaissons aujourd'hui. C'est aussi la conclusion à la-
quelle nous venons d'arriver. » Plus récemment, MM. GiOard et
Landur ont traité de nouveau le problème par l'analyse mathéma-
tique et sont arrivés au même résultat; mais on se demande en
vérité si le calcul était bien nécessaire ici. Le bon sens suffit assu-
rément pour nous convaincre que l'homme, lourd et pesant animal,
qui a peine à se mouvoir dans l'eau, ne saurait voltiger dans un
fluide mille fois plus léger, ni imiter l'oiseau si souple et si vif en
ses allures.
Certes c'est une utopie bien séduisante que la locomotion aérienne
et bien propre à enflammer l'imagination. Toute ville, tout village,
chaque usine jouirait des avantages d'un port de mer. Les canaux,
les routes et les chemins de fer deviendraient inutiles et rendraient
à l'agriculture la surface qu'ils occupent. Les vaisseaux (s'il en res-
tait encore), surpris par la tempête, seraient enlevés par leur grand
mât en pleine mer et reconduits au port; ils seraient transportés par-
dessus les isthmes et les chaînes de montagnes. La guerre ne se fe-
rait plus que par en haut au moyen de bombes formidables qu'on
laissei-ait tomber d'aplomb sur les armées et les places fortes; mais
il n'y aurait plus de guerre, car les frontières seraient effacées, les
peuples communiqueraient en quelques heures d'un antipode à
l'autre, et par un contact incessant se fondraient en une seule fa-
mille. L'intérieur des continens inaccessibles n'aurait plus de mys-
tères pour nous. Que si c'est trop présumer de la puissance des aéro-
nefs, au moins dans une sphère plus limitée serait -il possible
d'établir entre la terre et un navire naufragé des communications
promptes et faciles, de secourir en cas d'incendie les habitans
d'une maison jusqu'aux étages les plus élevés, de franchir les ri-
vières sans ponts et la Manche sans bateau à vapeur.
Admettons en définitive que l'homme puisse réussir tôt ou tard
à s'élever et se diriger dans l'atmosphère , cela ne veut pas dire
qu'il planera comme l'aigle au sommet du firmament ou qu'il fran-
chira comme l'hirondelle d'immenses espaces sans s'arrêter. Son
vol serait probablement bas, timide, embarrassé; il n'a besoin ni de
monter dans les régions supérieures de l'atmosphère ni d'aller cher-
cher au-dessus du sol les voies de communication rapides qu'il
trouve à îa surface. Il est superflu pourtant de chercher le secret
TOîir: xT,vi!i. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un avenir si éloigné. Cette question n'est pas de notre temps. II
est assurément plus sage de modérer l'enthousiasme qu'excitent
en ce moment chez quelques personnes les projets de navigation
aérienne. D'ailleurs il n'est pas sans inconvénient, disons-le bien
haut, d'annoncer de nouvelles expériences en s'en promettant des
résultats hyperboliques. L'esprit public, entraîné par de trom-
peuses espérances, accorde moins d'attention aux découvertes plus
réelles et plus utiles qui n'ont pas l'appât du merveilleux. Puis
la foule se dégoûte des projets exagérés aussi vite qu'elle s'en est
éprise. Il est possible que les hommes qui se sont mis à la tête
de l'agitation aérostatique obtiennent quelque effet curieux; mais
il n'est pas douteux qu'ils ne sauraient satisfaire à leur programme.
L'Aôrommte, nouveau journal fondé pour servir d'organe aux dé-
fenseurs de la navigation aérienne, porte en tête de sa première
page un frontispice fantastique qui représente un nayire aérien ma-
nœuvrant en liberté au milieu des nuages. Nous pouvons affirmer
hardiment que ce résultat imaginaire ne sera pas atteint par les
moyens qu'on se propose d'employer. Peut-être ces infatigables in-
venteurs trouveront-ils quelque perfectionnement inattendu, quel-
que amélioration réelle. Le public ne leur en saura aucun gré,
parce qu'ils n'auront pas tenu tout ce qu'ils promettaient. Ce sera
une juste punition de la témérité de leur entreprise et un enseigne-
ment pour les inventeurs à venir qu'il faut se contenter d'un pro-
gramme modeste et se garder de promesses inconsidérées.
Swift raconte qu'au pays de Lupata un voyageur nouvellement dé-
barqué vit flotter au-dessus de sa tête une espèce d'île habitée par
des hommes qui avaient l'art et le pouvoir de la hausser, de l'abaisser
et de la faire marcher à leur gré. Ce voyageur (c'était Gulliver) eut
le bonheur d'être reçu dans l'île volante, et put examiner de près le
mécanisme qui la soutenait en l'air. Il est à regretter que la des-
cription qu'il nous en a laissée ne suffise pas pour reconstruire un
semblable appareil. Il y a, ce me semble, sous la fable de ce récit,
une vérité qu'il est opportun de mettre en lumière. L'île n'était
peuplée que de mathématiciens et de philosophes, tandis que le
vulgaire ignorant, qui n'avait sans doute pas été capable d'imiter
cette machine, se traînait péniblement à la surface de la terre,
occupé nuit et jour à des découvertes insensées. Nos rêveurs ne
pourraient-ils conclure de cette fable ingénieuse que la navigation
aérienne ne peut être fondée que sur la science? Quand ce seront
les savans qui monteront dans la nacelle au lieu de rester sur le sol,
ilji'est pas certain que l'aérostation fera de rapides progrès; mais
peut-être les projets raisonnables seront-ils seuls soumis à la dis-
cussion et seuls encouragés.
H. Blerzy.
LE
DUC DE BROGLIE
SA VIE POLITIQUE ET SES ÉCRITS.
I.
Sous l'ancien régime, la dignité la plus éclatante, la plus enviée,
était celle de maréchal. Alors comme aujourd'hui, cette nation bel-
liqueuse estimait avant tout les services militaires. La maison de
Broglie, d'origine piémontaise, venue en France au commencement
du XVII'" siècle, avait atteint en 1789 le plus haut point d'illustra-
tion, parce qu'elle avait fourni coup sur coup trois maréchaux. Le
premier, Victor-Maurice, qui n'avait encore que le titre de comte
de Broglie, fit avec Louis XIV les campagnes de Flandre et de
Franche-Comté en 1667 et 1668; il fut nommé ensuite comman-
dant du Languedoc. Le second, François-Marie, prit une part glo-
rieuse à la bataille de Denain, qui sauva la France. Ambassadeur
en Angleterre, commandant général de l'Alsace, commandant en
chef de l'armée d'Italie et de l'armée de Bohême, il fut fait duc en
17/i2. Le troisième, Victor-François, fut le héros de la guerre de
sept ans : nommé maréchal à quarante-deux ans, gouverneur de
Metz, ministre de la guerre, il avait reçu de l'impératrice Marie-
Thérèse , après une bataille gagnée contre les Prussiens , le titre de
prince de l'empire pour lui et ses descendans.
L'héritier de ces guerriers célèbres, Claude-Victor, fils du der-
nier maréchal, était en 1789 aux premiers rangs de cette jeune no-
blesse qui, avec La Fayette, Noailles, Montmorency, CriJlon, La
308 REVUE DES DEUX MONDES.
Rochefoucauld, Glermont-Tonnerre, voulait al)olir les privilèges et
fonder en France l'égalité dans la liberté. Député de la noblesse de
Colmar aux états-généraux, il y vota avec le parti des réformes
malgré le courroux de son père, qui avait émigré un des premiers,
et qui l'appelait impérieusement auprès de lui. A la clôture de l'as-
semblée nationale, il reprit du service comme maréchal de camp,
et partit pour l'armée du Rhin. Après la journée du 10 août, il re-
fusa de reconnaître les décrets qui suspendaient le roi, et donna sa
démission, mais sans émigrer. Traduit devant le tribunal révolu-
tionnaire, il fut condamné à mort et exécuté, le 27 juin 179/i, à
l'âge de trente-sept ans, versant, comme ses ancêtres, son sang
pour la France,' mais bravant pour elle un genre plus terrible de
combats et de dangers.
M. le duc de Broglie (Gharles-Achille-Yictor-Léonce), dont le nom
restera toujours attaché à l'histoire de la monarchie constitution-
nelle en France, est le fils de l'héroïque et malheureux Claude-
Victor. Il est né en 1785, et n'avait pas encore dix ans quand son
père monta sur l'échafaud. Ses premières années ont reçu la rude
éducation du malheur. Napoléon, qui cherchait à réunir autour de lui
les plus grands noms de l'ancienne monarchie, le nomma auditeur
au conseil d'état. Il remplit en cette qualité plusieurs missions ac-
tives, en Illyrie, en Espagne, en Pologne, au congrès de Prague;
mais le spectacle des grandeurs de l'empire n'exerça sur son jeune
esprit, déjà mûri par de fortes études, aucune fascination. Parmi les
traditions de sa famille, il avait choisi de bonne heure la plus gé-
néreuse et la plus tragique, celle de son père. Aux triomphes san-
glans de la force, il préférait, en plein empire, le culte abandonné
des idées. 11 avait déjà cette sincérité stoïque que rien ne peut ef-
frayer ni séduire, et qui a fait de tout temps le trait principal de
son caractère.
Au retour des Bourbons, Louis XVIII s'empressa de le nommer
pair de France. Il épousa presque en même temps la fille de M'"® de
Staël. Dans la journée du 1/i juillet 1789, où le cours orageux de
la révolution commença par la prise de la Bastille, deux hommes
représentaient les partis opposés : l'un , le maréchal de Bîoglie,
commandait l'armée réunie pour défendre l'ancien régime ; l'autre,
M. Necker, était le chef reconnu des partisans du régime nou-
veau. Vingt-cinq ans après, le petit-fils du maréchal s'unissait à
la petite-fille de M. Necker, devançant ainsi par son exemple la
seule issue possible de nos troubles civils, la réconciliation de la
vieille France et de la France nouvelle. Ce mariage fut un acte de
tolérance religieuse non moins que de sagesse politique, car l'époux
était fervent catholique, l'épouse protestante fervente, et cette dif-
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 301)
férence de foi n'a jamais troublé l'union la plus heureuse et la plus
passionnée.
Rien ne le peint mieux que son début dans la vie publirpie en
1815. Ce qu'on a nommé la terreur blanche était dans toute sa vio-
lence. La vengeance du parti vainqueur poursuivait surtout le ma-
réchal Ney. M. le duc de Broglie n'avait pu encore, à cause de son
âge, prendre part aux délibérations de la chambre des pairs; il eut
ses trente ans accomplis quelques jours seulement avant le juge-
ment du maréchal, et au lieu d'attendre, pour exercer son droit,
que tout fût fini , il le revendiqua avec instance et vota contre
la mort. Le même homme qui avait résisté au prestige de Napo-
léon résistait à l'entraînement de la passion royaliste. Il aurait
voulu épargner à la restauration une de ces fautes, si faciles au dé-
but des gouvernemens, qui pèsent ensuite sur tout leur avenir. Le
jeune pair de France puisait dans le sentiment scrupuleux de la
justice une sûreté de coup d'œil qui manquait aux hommes d'état
les plus expérimentés. A pai'tir de ce moment, il prit une part ac-
tive à tous les travaux de la chambre des pairs, et soit pendant la
restauration, soit pendant la monarchie de juillet, soit même pen-
dant la seconde république, il n'a cessé un seul jour de se consa-
crer tout entier à son pays. Le coup d'état de 1851 a pu seul le dé-
cider à la retraite.
Les trois volumes qui viennent d'être publiés (1) ne renferment
pas la collection complète de ses écrits et de ses discours. Un « aver-
tissement de l'éditeur » nous apprend qu'en autorisant à rechercher
dans les colonnes du Moniteur ou de plusieurs recueils périodiques
l'expression de sa pensée, rendue publique à diverses époques,
M. le duc de Broglie n'a permis de la reproduire que quand il était
possible de la rattacher h quelque question de philosophie, de litté-
rature, de droit public ou international, en un mot à quelque intérêt
permanent. « Pour nous conformer à ce désir, ajoute l'éditeur, nous
avons dû nous abstenir de reproduire ceux de ses discours qui n'a-
vaient trait qu'à des incidens aujourd'hui oubliés de notre histoire
parlementaire. » Cette réserve discrète, qui ne consent à occuper le
public de soi qu'autant qu'il peut y trouver une utilité directe, est
tout à fait conforme aux habitudes d'une vie de désintéressement et
de dévouement, mais elle nous paraît regrettable : tout ce qui a
rempli une pareille vie méritait d'être recueilli. Qui peut dire d'ail-
leurs ce qui doit être oublié ou non dans notre histoire politique?
A tout instant, nous voyons renaître des questions qui semblaient
éteintes, et ces trois volumes en offrent plusieurs exemples.
(1) Écrits et discours do M. le duc de Droglie, 3 vol. in-8°, Didier, 1863.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
Le premier discours reproduit remonte à 1819; il roule sur un
sujet qui est plus que jamais de circonstance, puisqu'il s'agit de la
liberté de la presse. Ce discours n'est pas le premier que l'auteur
ait prononcé sur cette question, et celui qu'il avait fait l'année
précédente à propos d'une loi qui fut rejetée aurait ouvert la série
avec encore plus d'intérêt peut-être. Après quarante-cinq ans écou-
lés, on ne peut voir sans une curiosité douloureuse ce que les amis
du gouvernement et le gouvernement lui-même pensaient en 1818
de cette liberté précieuse que nous n'avons pas su conserver. « Les
journaux, disait M. le duc de Broglie, ont fait pour la politique, de-
puis un demi-siècle, ce que l'imprimerie a fait, il y a deux cents
ans, pour les sciences et les lettres : ils ont popularisé le goût et
l'occupation des affaires publiques. C'est maintenant un besoin que
rien ne peut remplacer. Si leur liberté a des dangers, leur servi-
tude a plus d'inconvéniens : elle rend la liberté des autres écrits
illusoire. » C'est dans cet esprit que furent conçues les lois de
1819, les premières et les meilleures qui aient réglé ce difficile su-
jet. M. de Broglie avait des relations intimes avec les principaux
ministres, et en particulier avec le garde des sceaux, M. de Serre;
il travailla lui-même à la rédaction de ces lois de concert avec ses
amis, MAL Royer-Gollard et Guizot, et il fut nommé à la chambre
des pairs rapporteur de la plus importante, sur la répression des
crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre
moyen de publication. Par cette législation, toute censure préven-
tive était abolie, et le jugement des délits commis par la voie de la
presse déféré au jury comme pour les délits ordinaires; les seules
conditions imposées aux journaux étaient le dépôt d'un cautionne-
ment qui répondît d'avance des amendes encourues et une décla-
ration indiquant le nom d'un éditeur responsable. Point d'autorisa-
tion préalable, point d'avertissement administratif, encore moins de
suppression arbitraire; voilà où nous en étions en 1819.
L'année suivante , le ministère libéral des premières années de
la restauration fut dissous; la réaction ultra -royaliste qui suivit
l'assassinat du duc de Berri venait de commencer. M. de Broglie
allait passer dans l'opposition. Il s'arrêta un moment pour faire un
acte rare d'indépendance politique. La loi de 1817 sur les élec-
tions avait été rédigée par ses amis, et la plupart d'entre eux s'y
attachaient avec obstination. L'expérience y avait cependant dé-
montré plusieurs vices. Il eut le bon sens et la bonne foi de les re-
connaître. Le plus grand de tous était le renouvellement partiel.
Trois fois depuis 1817 des élections partielles avaient eu lieu, et
trois fois elles avaient amené une secousse. Frappé de ces résultats,
M. le duc de Broglie demandait dès 1820 le renouvellement inté-
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 311
gral. Le temps lui a donné satisfaction. Le principe du renouvelle-
ment intégral, introduit quatre ans après par M. de Yillèle, fait
encore partie de nos lois. Un autre passage de son discours, bon à
relire aujourd'hui, traite du nombre des députés. D'après la loi de
1817, la chambre ne comptait que 258 membres; le gouvernement
proposait de les porter h /|30, et ce nombre, un peu accru, s'est
maintenu jusqu'en 18Zs8. La république, poussant en tout les choses
à l'extrême, a eu le malheur de le doubler, ce qui a amené des as-
semblées tumultueuses, et aujourd'hui on l'a réduit à 283, c'est-
à-dire à la moitié environ de ce qu'il devrait être d'après les prin-
cipes posés en 1820. Toutes les objections présentées alors contre
une chambre trop peu nombreuse trouvent donc encore aujourd'hui
à s'appliquer.
Cependant la réaction royaliste suivait son cours, la guerre d'Es-
pagne était décidée. Ferdinand VH avait été forcé par ses sujets
insurgés d'accepter une constitution; le gouvernement français,
poussé par l'Europe, allait rétablir par les armes le pouvoir absolu,
ou, comme disaient les Espagnols, le roi tout net. Cette fois M. le
duc de Broglie prit décidément parti pour l'opposition. 11 commença
par faire justice de ce pitoyable argument qui consiste à invoquer
comme absolu le droit de paix et de guerre que toutes les constitu-
tions donnent au prince ; les ministres eux-mêmes , après avoir un
moment élevé cette prétention, y renonçaient. « Maintenant, dit-il,
ce terrain est abandonné d'un commun aveu. Cette misérable fin de
non-recevoir est délaissée comme elle mérite de l'être. Nul n'a en-
trepris de se retrancher derrière cet abri malencontreux, ni de nous
persuader que nos attributions se bornent à envisager la loi pro-
posée sous un point de vue purement financier. Ainsi voilà qui est
compris et réglé. J'en prends acte pour l'avenir. Non, nous ne
sommes pas réunis ici pour subir la guerre chaque fois qu'il plaît
au gouvernement de nous l'imposer. Non, nous ne sommes pas ré-
unis ici pour livrer des hommes, pour voter des impôts, stupide-
ment, sans délibérer, comme des exacteurs ou des recruteurs. »
Entrant dans le fond de la question , il n'avait pas de peine à
prouver que la guerre projetée portait atteinte au principe de l'in-
dépendance des nations. On prétendait que la contagion morale
d'une révolution si voisine avait du danger pour la France; mais ce
danger n'existait qu'autant que le gouvernement manquerait à ses
devoirs. « Sans doute, si la volonté de ceux qui disposent de nos
destinées est de traiter les Français comme l'Autriche traite ses su-
jets italiens, s'ils se proposent d'ouvrir les cachots pour les meil-
leurs citoyens, d'étouffer toute indépendance dans les opinions,
dans le langage et dans les démarches, de détruire dans ses pre-
312 REVUE DES DEUX MONDES.
miers germes l'éducation publique, de faire pénétrer le soupçon, la
surveillance, l'espionnage jusque dans le sein des familles, ils ont
raison de craindre non-seulement l'exemple de l'Espagne, mais le
contact de la moindi'e étincelle de liberté qui viendrait à s'allumer
quelque part; mais, si leur dessein est de respecter religieusement
la constitution qui nous régit, de cultiver au profit de nos institu-
tions ce goût de l'ordre , cet instinct de conservation et de repos
qui domine parmi nous, de laisser ou plutôt de rendre à l'opinion
son empire, à la sûreté individuelle ses garanties, aux élections leur
indépendance, à la justice sa généreuse impartialité, ils n'ont rien à
redouter de la constitution des certes. S'ils tremblent devant elle,
c'est leur propre condamnation qu'ils prononcent, »
Tout ce discours est d'une grande éloquence. Les gouvernemens
coalisés voulaient faire prévaloir ce principe, que les rois seuls
avaient des droits et que les peuples n'en avaient pas; l'âme indi-
gnée de l'orateur protestait contre cette théorie tyrannique. « Quoi!
le pouvoir de donner aux peuples des institutions politiques, de les
détruire, de les refuser, réside perpétuellement et exclusivement
dans les rois! Un roi est le maître en tout temps, et par sa seule
volonté, d'abolir le droit public de son pays, d'en substituer un
autre ou de n'en substituer aucun! Le roi d'Espagne, rentrant dans
ses états après cinq ans d'exil, s'empare du pouvoir absolu et sou-
met au joug le plus humiliant le peuple qui a délivré l'Europe; il
fait bien : nulle voix parmi les souverains ne s'élève pour le contre-
dire, il reçoit même de toutes parts des félicitations et des éloges!
Ce pouvoir périt dans ses mains par ses propres fautes; aussitôt
grande rumeur : il faut que l'Europe s'arme pour le lui restituer
dans sa pureté et sa plénitude! Quelque usage que ses conseillers
en fassent, à quelque excès qu'ils se portent, de quelques inepties
ou de quelques violences qu'ils se rendent coupables, ils n'en seront
responsables qu'à Dieu, et si la nation espagnole, ruinée, persécutée,
réduite aux abois, poussée au désespoir, se relève enfin, et sans at-
tenter à la personne de son roi, sans porter atteinte à ses droits
héréditaires , invoque et consacre un nouvel ordre de choses , cette
nation ne sera plus qu'un assemblage de bandits qu'il faudra châtier
et museler de nouveau! Le droit de résistance à la tyrannie a donc
disparu de la terre?... Les plus beaux souvenirs de la race humaine
se rattachent à ces époques glorieuses où les peuples qui ont civilisé
le monde ont brisé leurs fers, attesté leur grandeur morale, et laissé
à la postérité de magnifiques exemples de liberté et de vertu. Les
plus belles pages de l'histoire sont consacrées à célébrer les géné-
reux citoyens qui ont affranchi leur pays. Et lorsqu'on songe que ce
sont ces mêmes ca])inets qup nous avons vus pendant trente ans si
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 313
complaisans envers tous les gouvernemens nés de noire révolution,
qui ont successivement traité avec la convention, recherché l'ami-
tié du directoire, brigué l'alliance du dévastateur de l'Europe, que
ce sont ces mômes ministres que nous avons vus si empressés aux
conférences d'Erfurt, qui viennent maintenant, de leur souveraine
science et pleine autorité, flétrir la cause pour laquelle Hampden
est mort au champ d'honneur et Russell sur l'échafaud, en vérité le
sang monte au visage! » A ce vigoureux langage, tenu en face de
gouvernemens enivrés de leur toute-puissance, on reconnaît l'homme
qui, dix ans plus tard, ministre d'un gouvernement sorti d'une ré-
volution, fera reculer la sainte alliance et contribuera à fonder en
Espagne des institutions libres, sous la propre fille de Ferdinand YII.
1833 donnera la revanche de 18*23.
On sait quelle magnifique sortie le fameux projet de loi sur le sa-
crilège inspira à M. Royer-GoUard à la chambre des députés : M. le
duc de Broglie ne fut pas moins éloquent à la chambre des pairs.
Pour exprimer l'horreur que lui inspirait la loi, ce sont ses propres
termes, il invoqua les plus lugubres souvenirs du saint office. La loi
sortit de ces discussions ardentes amendée, alïaiblie, mais encore
barbare et d'une exécution impossible. 11 en fut de même de cet
autre projet présenté à la même époque sur le droit d'aînesse et les
substitutions. M. le duc de Broglie le combattit comme portant at-
teinte au principe de l'égalité civile et aux saines notions d'économie
politique. Personne, à peu près, ne savait alors l'économie politique.
Lui seul pour ainsi dire l'avait étudiée et la connaissait à fond. Son
discours en donne la preuve. 11 était impossible de mieux démêler
cet amas de confusions, d'erreurs, de craintes, de prétentions éga-
lement chimériques, que représentait le projet de loi, et de mieux
fixer le véritable sens de ces mots de grande et petite propriété,
grande et petite eulture, que tout le monde employait à tort et à
travers. Le droit d'aînesse fut rejeté par la chambre des pairs, bien
qu'elle fût alors héréditaire, et le droit de substitution, maintenu à
grand'peine dans la loi, est resté sans application de la part de ceux
même qui en avaient demandé le rétablissement. Telle est la puis-
sance des mœurs.
Encore aujourd'hui quelques esprits sincères rêvent de nouvelles
atteintes au principe de l'égalité des partages dans les successions.
Il faut les renvoyer à cette argumentation lumineuse qui dès lors
réduisait à leur juste valeur le mal et le remède. Ils y verront ex-
primées d'avance les vérités économiques que quarante ans d'expé-
rience n'ont fait que confirmer sur le rôle des capitaux en agricul-
ture, sur les obstacles naturels au morcellement et sur l'impuissance
des obstacles artificiels. Parmi les objections présentées par l'ora-
314 REVUE DES DEUX MONDES.
teur, une surtout se distinguait par son caractère ingénieux et frap-
pant; elle montrait que le projet de loi allait contre son but et accé-
lérait le morcellement au lieu de l'arrêter. Supposons en eiïet qu'un
père de famille laisse quatre enfans et une fortune de 100,000 fr.
Dans le système du partage égal, chaque part sera de 25,000 fr.;
dans le système du droit d'aînesse , la part de l'aîné sera de
/i0,000 francs, et chacune des trois autres de 20,000; la loi rendait
donc l'une des quatre portions plus grande et les trois autres plus
petites. « Prétendre arrêter par un tel expédient la division des
propriétés, n'est-ce pas imiter ce pèlerin qui se flattait d'arriver à
Rome en faisant régulièrement un pas en avant et deux en arrière?»
Parmi les autres discours prononcés par M. le duc de Broglie
pendant la restauration, on n'en a réimprimé que deux. Le premier
traite une grande question de droit commercial, plusieurs fois agi-
tée dans nos assemblées, celle de la contrainte par corps. 11 s'y pro-
nonce pour la suppression complète; son avis n'a pas encore pré-
valu, mais il prévaudra probablement quelque jour, et ce travail
important aura préparé les voies. Rien ne prouve mieux que la con-
trainte par corps manque son but, et que l'esprit de nos lois mo-
dernes la repousse. Déjà les cas d'application ont été mieux définis
et rendus plus rares; la contrainte par corps a même été supprimée
un moment en 1848. Le second discours présente un intérêt curieux
et piquant dans ce temps de viremens financiers : il s'agit de la fa-
meuse affaire de la salle à manger de M. de Peyronnet. Ce ministre
avait dépensé 179,865 fr. pour réparations à l'hôtel de la chancel-
lerie, sans qu'aucun vote législatif l'y eût préalablement autorisé. Il
n'avait pas excédé le total des crédits ouverts à son ministère, puis-
que l'ensemble de ses comptes présentait un boni de 267,439 fr.; il
n'avait dépassé que le crédit spécial ouvert pour l'entretien de l'hô-
tel. C'était donc un simple virement qu'il s'était permis. La chose
ne ferait aujourd'hui aucune difficulté; elle en fit beaucoup alors, et
le ministère de M. de ^lartignac , qui avait succédé au ministère
Yillèle, fut le premier à la signaler. M. le duc de Broglie ne jugea
pas inutile de s'en occuper ; il posa des principes qui paraîtraient
aujourd'hui bien sévères, puisqu'ils n'allaient à rien moins qu'à en-
gager la responsabilité civile du ministre ordonnateur. La chambre
des députés partagea cette opinion; mais la chambre des pairs fit
quelque difficulté, et l'affaire finit par une transaction. 11 ne faut
pas oublier que cela se passait sous la restauration, c'est-à-dire
avant le temps où les chambres ont été accusées, peut-être avec
raison, de pousser à l'excès la spécialité en matière de crédits.
M. le duc de Broglie et ses amis ne se contentaient pas de servir
les libertés publiques de leur parole et de leur vote dans les deux
rUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 315
chambres; ils voulurent encore se faire journalistes, pour travailler
sous une autre forme à l'éducation nationale. Le métier de journa-
liste, aujourd'hui décrié et mis presque hors la loi, était alors en
grand honneur parmi les hommes les plus considérables de tous les
partis. Dans la droite M. de Chateaubriand, M. Benjamin Con-
stant dans la gauche, ne dédaignaient pas de se mêler à ces luttes
quotidiennes. Le groupe qu'on appelait doctrinaire, et qui formait
une sorte d'intermédiaire entre la droite et la gauche, voulut aussi
avoir ses organes. Le Globe et la Revue française furent fondés
à peu près en même temps. Lcà écrivaient presque tous ceux qui
sont devenus ministres sous la monarchie de 1830 et qui remplis-
sent aujourd'hui l'Académie française. La Reinie des Deux Mondes
doit un souvenir particulier à la Revue française, qui l'a précédée ;
créé à l'imitation des revues anglaises, ce recueil est un des pre-
miers qui aient importé en France l'habitude des discussions graves
et développées, car le Consei-vaieur et la Minerve se rapprochaient
beaucoup plus de la polémique des journaux proprement dits. Les
articles n'y étaient pas signés, suivant l'usage anglais; mais la plu-
part n'avaient d'anonyme que l'apparence. La Reviie française a
cessé de paraître en 1830, quand presque tous ses rédacteurs sont
entrés dans les affaires. La Revue des Deux Mondes a commencé
l'année suivante.
Les divers morceaux publiés par M. le duc de Broglie dans la
Revue française attestent à la fois la variété et la profondeur de ses
études. Dans l'article sur l'existence de l'âme à propos du livre de
M. Broussais, De l'Irritation et de la Folie, c'est un métaphysi-
cien qui parle, un véritable métaphysicien. M. Broussais, élève de
Cabanis, n'avait pas écrit seulement un ouvrage de médecine, mais
un traité de philosophie, moitié dogmatique, moitié polémique; il y
niait l'existence de l'âme, et se moquait de la méthode d'observa-
tion appliquée aux faits de conscience, c'est-à-dire de cette science
nouvelle, IsipsycJiologie, que M. Royer-Collard avait inaugurée dans
son court enseignement philosophique, et dont M. Cousin était le
brillant interprète. Sans s'attacher précisément à défendre l'obser-
vation psychologique, l'écrivain prend à son tour l'adversaire corps
à corps. La foi spiritualiste a ses obscurités, elle ne peut pas expli-
quer l'inexplicable; mais la doctrine matérialiste est cent fois plus
obscure, plus incompréhensible, et la plus simple, la plus claire, la
plus logique des deux solutions est encore celle qu'adopte le témoi-
gnage universel de l'humanité : telle est la thèse qu'il développe
avec une grande puissance de raisonnement. Nul ne parle plus aisé-
ment, plus sûrement, la langue spéciale de ces questions subtiles.
Le livre de M. Broussais avait eu un assez grand succès de verve et
316 REVUE DES DEUX MONDES.
d'originalité; la réponse de son contradicteur l'emporta par l'éner-
gie de l'argumentation.
Dans les réflexions sur le Droit de punir et la Peine de niort, sur
les Forçais libérés et les Peines infamantes, ce n'est plus un méta-
physicien, mais un criminaliste de premier ordre. M. de Broglie y
maintient en principe la peine de mort, mais comme une nécessité
funeste, qui risque à tout instant de devenir illégitime, et dont
tout législateur digne de ce nom doit travailler constamment à
purger son ouvrage. Il repousse avec force les peines infamantes
qui existaient encore, comme la marque et le carcan, et montre les
difficultés et ks dangers de la colonisation pénale. Depuis la publi-
cation de ces deux manifestes, la réforme du code pénal s'est ac-
complie, et M. de Broglie lui-même a eu le bonheur d'y participer;
la marque et le carcan ont été abolis, la peine de mort est plus ra-
rement prononcée par la loi. C'est là un de ces bienfaits du gouver-
nement de 1830 dont on parle peu, mais qui restent dans la légis-
lation et dont profitent à jamais les générations futures. Depuis
1848, une réaction s'est déclarée en sens contraire ; la société fran-
çaise, effrayée par les désordres qui ont éclaté dans son sein, s'est
rejetée avec violence vers la répression. Une peine nouvelle, la dé-
portation à Cayenne, a été appliquée aux forçats, par simple mesure
administrative d'abord, et ensuite par la loi. Le moment ne paraît
pas venu d'étudier dans ses détails cette expérience; mais il ne peut
manquer de venir tôt ou tard, et on fera bien alors de se reporter à
ce qu'en a dit d'avance M. de Broglie en 1828 d'après Bentham et
les premiers criminalistes.
Dans les études sur \?i juridiction administî^ative et sur la pira-
terie, c'est un jurisconsulte, un légiste consommé, qui définit avec
un soin scrupuleux l'origine et la nature de ce qu'on appelle le con-
tentieux administratif et qui circonscrit dans ses véritables limites
le crime de piraterie pour ôter à la répression tout caractère arbi-
traire, montrant ainsi son profond respect pour tous les droits, même
ceux des pirates. — Enfin, dans l'article sur Y Art dramatique en
France, à propos de la traduction en vers à' Othello par M. Alfred de
Vigny, c'est un critique plein de goût qui discerne le beau partout
où il est, sans système et sans parti pris. On était au plus fort de
la grande lutte entre les classiques et les romantiques. M. la» duc
de Broglie et ses amis avaient donné à cette querelle ses principaux
alimens en publiant des traductions littérales des théâtres étrangers.
Shakspeare surtout avait la vogue parmi les novateurs comme le
plus éloigné des formes régulières de nos propres auteurs dramati-
ques. Faire jouer sur le Théâtre-Français, sur le théâtre de Molière
et de Racine, une traduction d'Othello dans toute sa rudesse primi-
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 317
tive, et sans aucun des ménagemens que Ducis y avait apportés, quel
triomphe pour l'école nouvelle! Le duc de Broglie accueillait avec
sympathie cette hardie tentative, et à ce sujet il analysait de main
de maître l'œuvre du tragique anglais, louant et critiquant tour à
tour, et concluant enfin par une sorte de co^mpromis entre les deux
écoles, ou plutôt n'admettant ni l'une ni l'autre dans ce qu'elle avait
d'étroit et de servile.
Le temps a conclu comme lui. La connaissance des littératures
étrangères nous a guéris de l'imitation exclusive de nos formes lit-
téraires, sans rien créer de nouveau à proprement parler. S'il y a
un vainqueur dans cette lutte, c'est encore le goût et l'esprit fran-
çais. Racine et Shakspeare ont vieilli tous deux, mais Shakspeare
plus que Racine; il y a toujours eu dans sa renommée, même en
Angleterre, quelque chose d'artificiel. Cent ans après sa mort, il
était complètement oublié dans son propre pays. Même au plus fort
de sa renaissance, au siècle dernier, quand l'art de Garrick intéres-
sait à sa gloire l'esprit national des Anglais, ses pièces n'étaient pas
jouées comme il les a écrites. Aujourd'hui tout le monde sait par
cœur ses plus beaux vers, les noms de ses personnages sont popu-
laires, mais on ne le joue plus guère; ses œuvres vont avoir trois
siècles, celles de Racine n'en ont que deux, et pour la culture gé-
nérale des esprits et des mœurs on ne saurait comparer l'Angleterre
du xvi" siècle à la France du xvII^ C'est précisément cet archaïsme
de Shakspeare qui a fait son principal succès il y a quarante ans.
11 était neuf à force d'être vieux. Il répondait à cette résurrection
des études historiques qui a marqué les plus belles années de la res-
tauration. Ce moment est passé, non sans avoir laissé de profondes
traces. Notre horizon s'est élargi; nous avons appris, avec notre
propre histoire, que nous ne savions qu'imparfaitement, celle des
nations étrangères, que nous ne savions pas du tout. iNous avons
compKÏs, étudié, admiré d'autres que nous-mêmes. L'engouement
s'en est mêlé comme toujours, et il a fini par son excès môme. Shak-
speare n'a plus l'attrait d'un paradoxe. Depuis que son génie est in-
contesté, ses défauts reparaissent. Il a l'inspiration et la verve; il n'a
pas l'art patient et savant qui achève et polit. On a raison d'admirer
Shakspeare, on aurait grand tort de trop l'imiter. Tout en applau-
dissant à son apparition sur notre scène, M. le duc de Broglie si-
gnalait le danger. « Après avoir essuyé, disait-il, pendant cent ans,
et sous mille noms divers, des Androinaque et des Zaïre, moins les
vraies beautés (Y Andromtiqiie et de Zaïre, gardons-nous d'essuyer,
sous mille autres noms divers et pendant cent autres années peut-
être, des Macbclh et des Othello, moins les vraies beautés de Mac-
beth et (ï Othello. Le beau ne s'imite pas; ce qui s'imite, ce sont les
318 REVUE DES DEUX MONDES.
défauts, les formes extérieures, c'est la manière des grands poètes.
Evitons les contre- façons. // faut que V originalité soit originale. »
Ce dernier trait fait d'avance justice de ces oripeaux romantiques,
si vite fanés, qui étaient alors dans toute leur fraîcheur d'emprunt.
Rien de plus facile que la fausse originalité, mais aussi rien de plus
éphémère.
Ces travaux, si variés et si solides, rehaussaient chez l'auteur l'é-
clat d'un grand nom. Ce temps a été le plus heureux de sa vie; des
succès plus retentissans n'ont pu faire oublier plus tard ces jours
d'activité généreuse et sereine. La conformité des idées et des senti-
mens attirait autour de lui une société d'élite. Tous ceux qui ont eu
l'honneur d'approcher M""" la duchesse de Broglie disent combien ce
nom rappelle de grâce délicate et d'aimable supériorité. Jeune, belle,
d'un esprit à la fois sérieux et charmant, pieuse et gaie, sévère et
piquante, douée de toutes les séductions et de toutes les vertus,
elle aimait le monde comme sa mère, et y portait comme elle un
irrésistible attrait. Son salon devint le rendez-vous des hommes les
plus distingués de son temps, et continua pendant vingt années la
tradition de nos grands salons des deux derniers siècles. Là se ren-
contraient presque tous les jours M. Royer-Collard, M. de Barante,
M. de Sainte-Aulaire, M. Guizot, M. Villemain, M. Cousin, et un peu
plus tard M. de Rémusat, M. Duchâtel, M. Vitet, M. JoufTroy, avec
tous les étrangers illustres qui passaient à Paris. Là se préparaient
les combinaisons politiques et se décidaient les succès littéraires.
Beaucoup de ceux qui y furent admis vivent encore , et conservent
ce souvenir comme un des plus chers trésors de leur vie passée;
d'autres sont morts laissant une trace lumineuse , et parmi eux le
frère de M'"*" de Broglie, M. le baron Auguste de Staël, dont la fin
prématurée fut une perte pour la France.
L'article sur l'Art drajnaiique parut dans la Revue française du
mois de janvier 1830. M. le duc de Broglie y exprimait l'intention
de reprendre bientôt ce sujet. 11 comptait sans les événemens, qui
allaient l'enlever à ces travaux paisibles et le jeter dans de tout
autres hasards. Quand éclata la révolution de juillet, il ne put se dé-
fendre d'une émotion douloureuse, mais il sentit la nécessité de fon-
der au plus vite un gouvernement. Lui-même a exprimé bien long-
temps après, en quelques mots graves et fermes, les sentimens dont
il fut saisi; c'est dans son discours de réception à l'Académie fran-
çaise, prononcé en 1856. <( M. de Sainte-Aulaire, dit-il en parlant
de son prédécesseur, était absent de France au mois de juillet 1830.
Il n'eut point à délibérer avec lui-même, il n'eut point à prendre
parti dans cette crise soudaine et terrible. Tout était décidé avant
son retour. Je n'entends, quant à moi, ni regretter ni rétracter le
PUBLICISTES ET UOMMES d'ÉTAT. 319
parti que j'ai pris à cette époque. J'ai fait ce qui m'a paru juste et
nécessaire. Si je me suis trompé, je me trompe encore; mais ce qu'il
en coûte en pareil cas de combats intérieurs et d'anxiété, Dieu seul
le sait. Je le remercie de les avoir épargnés à l'âme la mieux faite
pour en être douloureusement éprouvée. »
Ces hésitations secrètes ne parurent pas dans sa conduite exté-
rieure. Son parti une fois pris, il l'exécuta avec cette résolution
calme qu'il a toujours montrée dans les momens difficiles. Le 27 et
le 28 juillet, il fut le seul membre de la chambre des pairs qui as-
sistât aux réunions des députés pour protester contre les ordon-
nances ; le 29, il fut nommé ministre de l'intérieur par la commis-
sion municipale qui siégeait à l'Hôtel de Yille; le 30, il fut appelé
des premiers auprès de M. le duc d'Orléans à son arrivée à Paris. Il
prit part à toutes les délibérations décisives , tandis que Charles X
était encore à Saint-Cloud, cà Versailles, à Rambouillet, et exposa
sa tête plus que personne.
IL
Ce n'est pas après l'événement, c'est au milieu même de la lutte
et en quelque sorte sur les barricades qu'a commencé le dissenti-
ment qui devait remplir tout le règne de Louis-Philippe et aboutir
à la catastrophe de février. Pour une partie, et, il faut le dire, pour
la plus grande partie des combattans de juillet, c'était le principe
absolu de la souveraineté du peuple qui devait l'emporter avec
toutes ses conséquences; pour d'autres, en plus petit nombre, et
en particulier pour M. le duc de Broglie, il s'agissait au contraire
de renfermer la résistance aux ordonnances dans les plus étroites
limites possibles, et de faire la révolution la moins révolutionnaire.
Ce sont ces derniers qui, pour éviter l'anarchie qu'ils redoutaient,
voulurent que la charte nouvelle fut bâclée en quelques heures,
comme on l'a dit plus tard, et que le premier prince du sang après
l'héritier direct fût immédiatement appelé au trône. M. le duc de
Broglie rédigea lui-même la formule de la déclaration , afin de lui
ôter autant que possible tout caractère électif. Lui et ses amis firent
plus encore : ils refusèrent de soumettre la désignation du nouveau
roi aux assemblées primaires. Eurent-ils tort? eurent-ils raison?
L'approbation des assemblées primaires n'eût pas fait la moindre
difficulté; mais, précisément à cause de cette certitude, il répugnait
à des hommes sincères d'y avoir recours. M. le duc de Broglie eut
l'occasion de s'en expliquer quelque temps après. « Les convoca-
tions d'assemblées primaires, dit-il, les registres ouverts dans les
municipalités, ce sont de méchantes farces, de ridicules simagrées;
320 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est une jonglerie méprisable et qui ne prouve qu'une chose : c'est
que celui-là qui s'en donne le passe-temps se croit assez fort pour
braver ses adversaires et se moquer de ses partisans. » L'usage qu'on
avait fait de ces simacjrèes pour légitimer les changemens à vue de
notre histoire révolutionnaire expliquait la sévérité de ce jugement;
mais il est peut-être à regretter qu'on s'y soit arrêté. Rien ne pou-
vait enlever au duc d'Orléans les droits qu'il tenait de sa nais-
sance, et il aurait eu un titre de plus.
L'heure des jugemens définitifs n'est pas arrivée pour ces événe-
mens. Il se peut que l'histoire reproche un peu de précipitation à
ceux qui arrêtèrent la révolution au milieu de son triomphe. Il ne
suffit pas, pour faire œuvre durable, qu'une nécessité apparaisse
aux hommes les plus sages, les mieux placés pour bien voir : il faut
que la grande majorité nationale partage leur sentiment et s'en
rende compte. Le gouvernement de 1830, après avoir vaincu dix-
huit ans l'anarchie toujours renaissante, a fini par succomber dans
cette lutte, parce que la France n'a jamais eu une notion suffisante
du danger qu'elle courait. On a trop fait ses afiaires, on ne lui a
pas assez fait sentir le poids de la responsabilité; mais, s'il est pos-
sible de signaler quelques torts d'un côté, il y en a beaucoup plus
à relever de l'autre. L'expérience de la république, assez malheu-
reuse en I8/18, eût encore plus mal tourné dix -huit ans plus tôt.
Beaucoup de bons juges pensent aujourd'hui que les luinièi'es ne
sont pas assez répandues pour justifier l'exercice du sulTrage uni-
versel; elles l'étaient beaucoup moins en 1830. Les idées et les pas-
sions révolutionnaires avaient au contraire toute leur puissance. Au
péril de la désorganisation intérieure se joignait un grand péril ex-
térieur. Il ne s'était écoulé que quinze ans depuis nos revers; la
sainte alliance nous entourait encore de toutes parts, et la France,
épuisée d'hommes et d'argent par l'empire, n'avait pas eu le temps
de réparer ses forces. La période de la monarchie constitutionnelle
a continué et accéléré les progrès pacifiques commencés sous la
restauration; elle a développé la population et la richesse au dedans
et les moyens de résistance armée au dehors; elle a divisé, affaibli
nos ennemis pendant qu'elle nous fortifiait nous-mêmes.
M. le duc de Broglie ne voulut accepter dans le premier minis-
tère formé par le roi Louis-Philippe à son avènement que le porte-
feuille de l'instruction publique. M. Guizot avait le ministère de l'in-
térieur. Composé de onze membres, sept ministres à portefeuille et
quatre ministres consultans, ce cabinet contenait pêle-mêle les di-
vers élémens de l'opposition sous la restauration. 11 ne dura que
quatre mois, au milieu de divisions et d'indécisions de toute sorte.
Les élémens contradictoires qui le formaient tendaient toujours à
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 321
se séparer. M. Guizot a caractérisé dans ses Mémoires le rôle qu'y
remplit M. de Broglie. « 11 était, dit-il, plus libéral que démocrate
et d'une nature aussi délicate qu'élevée; la politique incohérente et
révolutionnaire lui déplaisait autant qu'à moi. Quoique divers d'ori-
gine, de situation et aussi de caractère, nous étions unis non-seu-
lement par une amitié déjà ancienne, mais par une intime commu-
nauté de principes et de sentimens généraux, le plus puissant des
liens quand il existe réellement, ce qui est rare. »
Au commencement de novembre, cette association d'élémens dis-
parates fut dissoute. MM. Guizot, de Broglie, Casimir Perier, Louis,
Mole et Dupin se retirèrent, et MxM. Laffîtte et Dupont (de l'Eure)
devinrent ministres dirigeans, l'un comme président du conseil,
l'autre comme garde des sceaux, a Nous sortîmes des affaires, le
duc de Broglie et moi, dit encore M. Guizot, avec un sentiment de
délivrance presque joyeux dont je garde encore un vif souvenir.
Nous échappions au déplaisir de nos vains efforts et à la responsa-
bilité des fautes que nous combattions sans les empêcher. » Ce se-
cond ministère, où dominait la gauche, ne dura pas plus que le
précédent; il succomba sous la crainte permanente de nouvelles se-
cousses compliquées d'une guerre générale, et après quelques in-
certitudes M. Casimir Perier forma le ministère du 13 mars 1831,
qui rétablit par son énergie la paix intérieure et extérieure. Ni
M. de Broglie ni M. Guizot n'en firent partie, mais tous deux l'ap-
puyèrent de toutes leurs forces et contribuèrent à son succès.
Deux circonstances délicates appelèrent M. le duc de Broglie à la
tribune de la chambre des pairs en 1831 et 183*2.
Une pétition adressée à la chambre demandait que les grades et
décorations conférés par Napoléon pendant les cent-jours et annu-
lés par la restauration fussent reconnus valides. C'était mettre en
présence les deux gouvernemens qui s'étaient rapidement succédé,
celui de Napoléon et celui des Bourbons, et reconnaître au premier
une valeur légale qu'on refusait implicitement au second. Dans une
question où tant d'intérêts et de passions étaient en jeu, il fallait du
courage pour se prononcer contre les pétitionnaires. M. le duc de
Broglie commença par déclarer que le gouvernement pouvait con-
férer les grades et décorations dont il s'agissait, et que, si quelque
mesure législative était nécessaire pour l'y autoriser, il était prêt à
la voter; mais quant à rétablir de plein droit, par mesure générale,
ce qu'un gouvernement reconnu, en pleine possession du pouvoir,
avait aboli, on ne pouvait y consentir sans tout remettre en question.
« Je ne crois pas au droit divin, s'écria-t-il, je ne crois pas qu'une
nation appartienne à une famille, corps et biens, âme et conscience,
comme un troupeau, pour en user et en abuser; mais je ne crois
TOME XLVIII. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
pas davantage à la souveraineté du peuple; je ne crois pas qu'un
peuple ait le droit de changer de gouvernement quand il lui plaît,
comme il lui plaît, uniquement parce que cela lui plaît ; je ne re-
connais pas à la majorité plus un d'une nation le droit de se passer
ses fantaisies en fait de gouvernement, et le régime du bon plaisir
ne me paraît ni moins insolent ni moins abject sur la place pu-
blique que dans le palais des rois. »
L'autre question était plus délicate encore. Une loi rendue dans
les premières années de la restauration avait déclaré jour de deuil
pour la France l'anniversaire du 21 janvier et prescrit de célébrer
tous les ans, à pareil jour, dans tout le royaume, un service funè-
bre pour le repos de l'âme de Louis XVL Le parti révolutionnaire
demandait impérieusement l'abrogation; la chambre des députés
l'avait votée; la chambre des pairs, appelée à prendre parti, hési-
tait. Le cabinet intimidé gardait le silence. Considérée en elle-
même, la loi de la restauration était une faute, car il ne doit pas
appartenir à la loi de perpétuer les haines; mais dans les circon-
stances où l'on se trouvait, on ne pouvait l'abroger sans accepter
une sorte de solidarité avec l'acte du 21 janvier. M. de Broglie re-
poussa, pour la révolution de juillet, jusqu'à la moindre apparence
d'une pareille complicité, et la chambre des pairs, s' associant à ces
nobles sentimens, refusa l'abrogation; la loi ne fut abi-ogée que plu-
sieurs années après, avec un amendement qui ôtait au vote tout
caractère équivoque.
Ces deux discours montrent l'attitude nouvelle que M. le duc de
Broglie avait prise. Défenseur des libertés publiques sous la restau-
ration, parce que le danger venait alors du gouvernement, il allait
être, pendant tout le cours du nouveau règne, le défenseur de l'or-
dre public menacé par les théories révolutionnaires : rôle pénible
et périlleux, qui l'a fait quelquefois accuser de contradiction et qui
le montre au contraire immobile et inébranlable au milieu de nos
agitations. Tel il fut alors, tel il est encore; toujours battu par les
vents opposés, mais toujours debout, refusant de plier quand tout
le monde plie, refusant d'abuser quand tout le monde abuse, pas-
sant avec indifférence de la retraite au pouvoir et du pouvoir à la
retraite, et toujours fidèle à lui-même, à ses convictions, à ses
principes : qualis ah incepto.
Après la mort de Casimir Perier, le cabinet qu'il avait présidé
continua à lutter vaillamment contre les difficultés du dedans et du
dehors; mais les hommes qui le composaient n'avaient pas assez d'as-
cendant personnel pour suppléer longtemps au chef qu'ils avaient
perdu; le roi sentit la nécessité de constituer un ministère plus
fort. Au commencement d'octobre 1832, il chargea le maréchal
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 323
Soult de lui proposer un nouveau cabinet. Le maréchal pensa tout
d'abord à M. le duc de Broglie ; il était absent de Paris. On le fit
venir de sa terre de l'Eure, où il passait l'automne, pour se concer-
ter avec lui. « Il se montra disposé, dit M. Guizot dans ses Mc-
moires, à accepter, sous la présidence du maréchal Soult, le minis-
tère des affaires étrangères; mais dès le premier moment il fit de
mon entrée dans le cabinet la condition sine qiiâ non de son accep-
tation. Le maréchal, les ministres anciens et nouveaux, le roi lui-
même, furent troublés. Tous me faisaient l'honneur de tenir sur moi
personnellement le meilleur langage ; mais j'étais si impopulaire î
j'avais servi la restauration! j'étais allé à Gand! j'avais profondé-
ment blessé le parti révolutionnaire en attaquant non-seulement ses
excès, mais ses principes! Le duc de Broglie fut inébranlable. »
Cette honorable fidélité finit par l'emporter, et le ministère du
11 octobre 1832 se forma. M. le duc de Broglie y entrait comme mi-
nistre des affaires étrangères, M. Guizot comme ministre de l'in-
struction publique, M. Thiers comme ministre de l'intérieur, sous
la présidence du maréchal Soult. La grande insurrection des 5 et
6 juin était encore toute récente; il fallait à la fois tenir tête à de
nouveaux assauts et achever dans ses détails l'organisation labo-
rieuse du nouveau gouvernement. Le ministère du 11 octobre
pourvut à tout. Parmi ses œuvres, il suffît de citer les deux lois
qui font le plus d'honneur à la monarchie de 1830, soit dans l'ordre
moral, soit dans l'ordre matériel : la loi sur l'instruction primaire
et celle sur les chemins vicinaux. En même temps il pacifiait la
Vendée et livrait bataille aux sociétés secrètes à Lyon et à Paris.
A l'extérieur, M. le duc de Broglie trouva une situation difficile.
Le ministère de Casimir Perier avait préservé la France de la guerre
générale; mais les rapports diplomatiques restaient toujours vio-
lemment tendus. L'Angleterre seule montrait quelques sympathies
pour la France; les trois cours du Nord, toujours unies par une
étroite alliance, se tenaient dans une réserve ombrageuse et mena-
çante. L'empereur de Russie surtout, héritier fastueux de l'ascen-
dant que les événemens de 1815 avaient donné à son frère en Eu-
rope, affectait en toute occasion des airs d'insolence qui blessaient
le sentiment national. La révolution de Pologne, après une lutte hé-
roïque, avait succombé depuis un an, sans que la France, occupée
d'elle-même, eût pu venir à son secours; les essais d'insurrection
en Italie n'avaient pas beaucoup mieux réussi. Une seule des révo-
lutions tentées à la suite de la nôtre, celle de Belgique, avait survécu,
grâce au concours qu'elle avait reçu de nous, mais les dernières
difficultés n'étaient pas vidées.
Le ministère du 11 octobre débuta par un acte de vigueur. II
324 REVUE DES DEUX MONDES.
était à peine constitué que la crise prévue arriva en Belgique. Le
roi de Hollande refusa d'exécuter le traité qui, en fixant les limites
des deux états, attribuait Anvers à la Belgique, et donna l'ordre à la
garnison qui occupait la citadelle de se défendre à toute extrémité.
Le cabinet anglais hésitait à employer la force. Après avoir attendu
quelques jours un assentiment qui n'arrivait pas , M. le duc de Bro-
glie insista pour une action immédiate; cet avis fut partagé par
le roi et son conseil, l'armée française reçut l'ordre d'entrer en
Belgique et d'assiéger Anvers. On pouvait craindre que l'armée
prussienne, campée à une journée de marche, ne prît parti contre
nous, et tel était en effet l'espoir secret du roi de Hollande, beau-
frère du roi de Prusse; mais les Prussiens ne bougèrent pas, et An-
vers, après un siège d'un mois, fut pris sous les yeux de l'Europe
intimidée. Ce siège décida la question en suspens : la Belgique jouit
encore et jouira longtemps, il faut l'espérer, de l'indépendance qui
lui fut assurée alors et dont elle a fait un si bon usage. Les traités
de 1815 reçurent une première atteinte, et l'Europe compta un gou-
vernement libre de plus.
L'empereur Nicolas sentit à son tour la main du nouveau mi-
nistre des affaires étrangères. Depuis 1830, ce prince affectait,
contre tous les usages suivis entre têtes couronnées, de ne jamais
demander à l'ambassadeur de France des nouvelles du roi. En jan-
vier 1833, M. le duc de Broglie nomma le maréchal Maison ambas-
sadeur à Saint-Pétersbourg, et lui donna pour instruction de quitter
cette capitale le lendemain même de son arrivée, si l'empereur con-
tinuait à manquer aux convenances diplomatiques. Il ne s'en tint
pas là, il fit venir l'ambassadeur de Bussie et lui répéta la même
déclaration. De son côté, le maréchal Maison reçut ordre de ne faire
aucun mystère de ses instructions et d'en parler d'avance à tous ses
collègues. L'empereur se le tint pour dit; à la première réception,
il demanda à l'ambassadeur des nouvelles du roi, et les rapports
entre les deux cours devinrent pour le moment plus réguliers. Ces
sortes d'incidens, où la personne des souverains est en jeu, ont peu
de retentissement dans le public, mais ils font un grand effet dans
le monde politique. Toutes les chancelleries surent que l'orgueil du
tsar avait cédé, et le prestige théâtral dont il aimait à s'entourer en
fut affaibli.
Pour s'en venger, il imagina de provoquer contre nous une nou-
velle démonstration de coalition. Après en avoir conféré en grand
appareil avec l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse dans une
petite ville de Bohême, il fit adresser au cabinet français, par les
trois cours, des notes identiques dans leurs conclusions qui conte-
naient une sorte de menace contre la France, si elle continuait à
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 325
servir d'asile aux pertiirbatmrs de tous les pays. La réponse du
duc de Broglie fut nette et péremptoire ; aucune des trois cours,
même celle de Russie, ne poussa plus loin sa tentative. Les beaux
jours des congrès de Laybach et de Vérone étaient passés. Cet in-
cident, connu dans l'histoire diplomatique sous le nom de eonfé-
renees de Mihichen-Grœtz, n'a été révélé qu'a])rès la révolution de
février (1). Il avait cependant son prix, puisqu'il marquait la fin
de la sainte alliance. Le nouveau gouvernement durait depuis trois
ans, il avait eu le temps de réorganiser son armée et ses finances, et
il pouvait prendre le ton haut.
On l'avait déjà vu à propos de la Belgique, on le vit mieux encore
à propos de l'Espagne. Ferdinand VII mourut au commencement
d'octobre 1833. Le gouvernement français reconnut sur-le-champ
la reine Isabelle, qui, dans la lutte engagée pour la succession,
représentait les idées libérales et constitutionnelles ; les trois cours
du Nord prirent' parti pour don Carlos, qui représentait l'ancien
absolutisme, et rappelèrent de Madrid leurs ambassadeurs. Après
dix ans de rudes épreuves, où le gouvernement constitutionnel es-
pagnol aurait probablement succombé, s'il n'avait trouvé au-delà
des Pyrénées un appui persévérant, ce gouvernement a fini par se
consolider; en Espagne comme en Belgique, il a duré plus qu'en
France même ; en Espagne comme en Belgique , il a produit une
explosion de prospérité qui frappe tous les yeux. C'est à l'attitude
prise à l'origine par le ministère du il octobre que doit remonter
le principal honneur de cette fondation difficile, sans qu'il y ait eu
de notre part une seule goutte de sang versée.
Le recueil des Ecrits et Discours ne contient aucune mention de
ces événemens; il se borne à reproduire un discours prononcé par
M. le duc de Broglie, comme ministre des affaires étrangères, le
18 mai 1833, sur le projet de loi relatif à la garantie de l'emprunt
grec. Ce n'est pas en effet par des discours, mais par des actes,
(I) Voyez, dans la Revue des Deux Blondes du 1^'' octobre 1848, l'étude de M. lo comte
d'Haussonville sur la Politique extérieure de la France depuis ISoO. M. d'Haussonville
cite le passage suivant de la circulaire écrite par M. le duc de Broglie à tous nos agens
à l'étranger : « J'ai cru que ma réponse aux trois envoyés devait être conforme à la
couleur que chacun d'eux avait do mée à sa communication. De même que j'avais parlé
à M. de Hûgel (le ministre d'Au'riche) un langage raide et haut, je me suis montré
bienveillant et amical à l'égard de la Prusse, tm peu dédaigneux envers le cabinet de
Saint-Pétersbourg. Ce qui a dû ressortir clairement de mes paroles pour mes trois
interlocuteurs, c'est que nous sommes décidés à ne tolérer l'expression d'aucun doute
injurieux sur nos intentions , que les insinuations et les reproches seraient également
impuissans à nous faire dévier d'une ligne de conduite avouée par la politique et par
!a loyauté, et qu'en dépit de menaces plus ou moins déguisées nous ferons en toute
occurrence ce que nous croirons conforme à nos intérêts. »
326 REVUE DES DEUX MONDES.
par des dépêches, par une conduite à la fois prudente et ferme,
patiente et résolue, qu'il avait obtenu ses succès. L'affaire de Grèce
n'avait qu'une importance secondaire, elle ne laissait pas cependant
d'occuper sa place dans la pensée du gouvernement. Un traité de
1832, entre la France, l'Angleterre et la Russie, avait reconnu le
petit royaume de Grèce; l'existence de ce nouvel état indépendant
était encore une conséquence de la révolution de juillet. L'Angle-
terre et la Russie, par des motifs divers, voyaient avec jalousie se
former en Orient un état chrétien qui pouvait mettre obstacle à
leurs desseins; la France au contraire favorisait de tout son pouvoir
le succès définitif de l'insurrection grecque, d'abord par sympathie
pour un peuple illustre qui avait reconquis lui-même sa liberté, et
ensuite pour constituer en Orient un commencement de régénéra-
tion chrétienne que le temps devait développer. Les puissances
contractantes avaient donné à la Grèce le titre de royaume, et pour
faciliter ses premiers pas, elles avaient garanti, chacune pour un
tiers, un emprunt de 60 millions. Une assez vive opposition s'élevait
en France. C'était, disait-on, faire violence à la Grèce, à ses souve-
nirs, à ses mœurs, que de lui imposer un roi, quand tout la poussait
à une république fédérative. Le discours du 18 mai 1833 répondait
à ces objections.
Trente ans se sont écoulés depuis cette époque; on peut aujour-
d'hui apprécier par ses résultats l'œuvre de 1832. Tout n'a pas éga-
lement réussi dans ce qui fut fait alors, et une révolution récente l'a
prouvé; mais la plus grande partie a réussi, c'est ce qui importe
dans les œuvres humaines. La Grèce n'a pas cessé d'exister comme
état indépendant; non-seulement elle a duré, mais sa population a
doublé en trente ans, son commerce a quadruplé. Aucun pays en
Europe n'a fait dans le même laps de temps les mêmes progrès pro-
portionnels. La forme monarchique, tant attaquée, a survécu, du
moins jusqu'ici, et l'expérience qui vient de se faire sous nos yeux
semble prouver que si la Grèce supporte impatiemment une monar-
chie, elle peut encore moins s'en passer. Ce qui a succombé, c'est
la dynastie bavaroise; mais les puissances contractantes ne pou-
vaient pas prévoir que le prince Othon n'aurait pas d'enfans, ce qui
a été la cause principale de sa chute. En échangeant leur prince ba-
varois contre un prince danois, les Grecs ont donné tort en apparence
aux combinaisons de 1832; ils leur ont donné raison en réalité.
Ce qui a dû, dans les derniers événemens, blesser profondément
le cœur patriotique de M. le duc de Rroglie, c'est la ruine de l'in-
fluence française, qu'il avait cru fonder en Orient. Si la France pos-
sédait encore un gouvernement parlementaire, la tribune aurait
retenti d'accens passionnés contre cette révélation soudaine qui
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 327
vient de nous montrer la Grèce, comme la Turquie, aux pieds de
l'Angleterre. Telle a été la conséquence, bien inattendue, des im-
menses sacrifices que nous a coûtés la guerre d'Orient. Quoiqu'elle
eût employé de moins grands moyens, la monarchie parlementaire
avait d'autres prétentions et d'autres espérances.
Au mois de mars 183/i, la chambre des députés ayant rejeté, à
ne majorité de huit voix, le crédit de 25 millions demandé par le
ministère pour acquitter une dette envers les États-Unis, reconnue
par un traité, M. le duc de Broglie, qui avait préparé et soutenu le
projet de loi, donna sa démission. Il ne passa qu'un an hors des af-
faires, et le 12 mars 1835, rappelé par une sorte de cri public, il re-
prit le portefeuille des affaires étrangères en y joignant la prési-
dence du conseil. Son premier soin fut de reproduire le projet de
loi des 25 millions, et la chambre, reconnaissant son tort, le vota à
une grande majorité. Des démonstrations violentes avaient éclaté
aux États-Unis dans l'intervalle, nous avions été menacés d'une dé-
claration de guerre, et il eût mieux valu pour la dignité nationale
voter tout d'abord le crédit. Cette fois ce fut M. Guizot qui insista
pour le rappel de M. de Broglie, et qui se montra décidé à quitter
le ministère, si on ne lui donnait complète satisfaction. Le titre de
président du conseil n'était pas une vaine apparence, quoi qu'on
ait pu dire de l'intervention personnelle du roi Louis-Philippe dans
son gouvernement. Plus que personne, M. le duc de Broglie le prit
au sérieux; il exerça dans toute son étendue les prérogatives d'un
premier ministre, non qu'il eût un goût très vif pour le pouvoir,
il a cent fois prouvé le contraire, mais parce qu'il tenait à ne rien
laisser échapper de ce qu'il considérait comme l'essence du gou-
vernement représentatif. Il le déclara hautement d'avance quand
il vint faire à la chambre des députés les déclarations d'usage. « J'ai
reçu du roi, dit-il, j'ai reçu de la confiance de mes collègues l'ho-
norable mission d'imprimer au cabinet cet ensemble, cette unité de
vues, de principes, de conduite, sans laquelle la vraie responsabi-
lité ministérielle, la responsabilité collective, ne devient qu'un vain
mot, et qui fait la force et la dignité des gouvernemens. » Ce lan-
gage tout parlementaire nous transporte dans un monde bien diffé-
rent de celui où nous vivons.
Le président du conseil accompagnait le roi à cette fatale revue
du 28 juillet 1835, où la machine infernale de Fieschi éclata sur le
cortège royal et fit à la fois tant de victimes. M. le duc de Broglie
eut le collet de son habit emporté par une balle qui resta dans sa
cravate. De toutes parts on réclamait des garanties contre le re-
tour de semblables forfaits. Le gouvernement présenta les lois qui
ont reçu le nom de lois de septembre^ parce qu'elles ne furent vo-
328 REVUE DES DEUX MONDES.
tées qu'au mois de septembre suivant. Ces lois, que la fureur des
partis a si étrangement défigurées, étaient au nombre de trois:
l'une réduisait de huit à sept sur douze le nombre des voix néces-
saires aux condamnations par le jury; la seconde autorisait les cours
d'assises à faire amener de force ceux des prévenus qui refuseraient
de comparaître devant elles, ou même à passer outre aux débats en
leur absence; la troisième enfin, la plus contestée, défendait d'at-
taquer par la voie de la presse la personne et les droits du roi, et
déférait à la cour des pairs, comme attentat à la sûreté de l'état,
toute provocation à l'insurrection.
Le véritable reproche qu'on peut adresser à ces lois, c'est leur
impuissance : elles n'ont rien empêché. Rien n'y excédait les bornes
de la répression la plus légitime. La loi de la presse, entre autres,
ne modifiait aucun des principes de la législation défendue par
M. de Broglie en 1819; elle ne rétablissait aucune censure pré-
ventive, aucune juridiction discrétionnaire, et la presse serait fort
heureuse aujourd'hui de vivre sous ce régime. On ne peut cepen-
dant se faire une idée du déchaînement qu'il excita. Le président
du conseil, qui avait eu la plus grande part à la proposition,
défendit son œuvre. C'est la seule circonstance de sa vie politique
où il se soit mêlé aux luttes ardentes : il aimait mieux les thèses
réfléchies, les savantes discussions; mais cette fois l'indignation
l'emporta hors de lui-même. Il faudrait citer tout entier ce dis-
cours, si plein d'une noble colère. En voici la péroraison : a Le
gouvernement de juillet a pris naissance au sein d'une révolution
populaire; c'était là sa gloire et son danger. La gloire a été pure,
parce que la cause a été juste; le danger est grand, car toute insur-
rection qui réussit, légitime ou non, enfante par son succès des
insurrections nouvelles. La révolte, c'est là l'ennemi que la révolu-
tion, la glorieuse et légitime révolution de juillet, portait dans son
sein. La révolte, nous l'avons combattue sous toutes les formes, sur
tous les champs de bataille. Elle a commencé par vouloir élever en
face de cette tribune des tribunes rivales, d'où elle pût vous dicter
ses volontés insolentes et vous imposer ses caprices sanguinaires.
Nous avons démoli ces tribunes factieuses, nous avons fermé les
clubs, nous avons pour la première fois muselé le monstre. Elle est
alors descendue dans la rue; vous l'avez vue heurter aux portes du
palais du roi, aux portes de ce palais, les bras nus, déguenillée,
hurlant, vociférant des injures et des menaces, et pensant tout en-
traîner par la peur. Nous l'avons regardée en face; la loi à la main,
nous avons dissipé ses attroupemens , nous l'avons fait rentrer dans
sa tanière. Elle s'est alors organisée en sociétés anarchiques, en
complots vivans, en conspirations permanentes; la loi à la main.
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 320
nous avons dissous les sociétés anarchiques; nous avons arrêté les
chefs, éparpillé les soldats. Enfin, après nous avoir plus d'une fois
menacés de la bataille, plusieurs fois elle nous l'a livrée; plusieurs
fols nous l'avons vaincue, plusieurs fois nous l'avons traînée, mal-
gré ses clameurs, aux pieds de la justice, pour recevoir son châti-
ment. Elle est maintenant à son dernier asile, elle se réfugie dans
la presse factieuse; elle se réfugie derrière le droit sacré de discus-
sion que la charte donne à tous les Français. C'est de là que, sem-
blable à ce scélérat dont l'histoire a flétri la mémoire, et qui avait
empoisonné les fontaines d'une cité populeuse, elle empoisonne cha-
que jour les sources de l'intelligence humaine, les canaux où doit
circuler la vérité. Nous l'attaquons dans son dernier asile, nous lui
arrachons son dernier masque ; après avoir dompté la révolte ma-
térielle sans porter atteinte à la liberté légitime des personnes, nous
entreprenons de dompter la révolte du langage sans porter atteinte
à la liberté légitime de la discussion. »
Ce cri courageux ne pouvait avoir qu'un grand succès dans une
chambre française ; les acclamations de la majorité interrompirent
l'orateur à plusieurs reprises. Hélas! si ceux qui repoussaient avec
le plus de violence ces mesures de salut avaient pu lire dans l'ave-
nir, ils auraient remercié les premiers le gouvernement royal de
n'employer contre eux que les armes légales. Un temps devait venir
où ils expieraient leur succès d'un jour par une répression bien au-
trement terrible. En les arrêtant sur cette pente fatale, la monar-
chie constitutionnelle les préservait à leur insu de la déportation
sans jugement et de la mort sans phrases. Les lois de septembre fu-
rent votées; mais l'irritation survécut à ces discussions, et quelques
mois après le ministère fut renversé par un vote de la chambre sur
une question incidente. M. le duc de Broglie, fatigué de tant d'in-
constance, sortit du pouvoir pour n'y plus rentrer.
L'incident qui détermina sa retraite est curieux et caractéristique.
Il s'agissait de la conversion des rentes, proposée soudainement
par M, Humann. Le président du conseil venait de présenter les
objections du gouvernement; on prétendit qu'il avait manqué de
clarté; impatienté, il reproduisit en termes plus sommaires ce qu'il
venait de dire, et ajouta en s' adressant à ses interrupteurs : Est-re
clair? Les chambres étaient alors infiniment plus susceptibles qu'au-
jourd'hui; on trouva le mot peu parlementaire, et on s'en fit un grief
qui réussit à détacher quelques voix. Voilà sur quoi succomba ce
ministère qui a marqué la grande époque du gouvernement de 1830.
Jamais cause plus puérile n'eut de plus fâcheux résultats, et on
comprend sans peine que le souvenir de pareilles misères ait amené
une réaction contre l'excès des prétentions parlementaires. Malheu-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
reusement le remède a été pire que le mal. M. le duc de Broglie
manquait, dans ses rapports avec les chambres, de cette souplesse
complaisante que les maîtres impérieux cherchent avant tout; mais
cette qualité est la dernière qu'un pays libre doit exiger de ses mi-
nistres. Tout homme qui cède facilement aux influences de presse
ou de tribune devrait être plutôt suspect. La fierté, même incom-
mode, est un bon signe. Ce que M. le duc de Broglie était devant
les chambres, il l'était devant le roi, devant les factions et devant
l'Europe; c'était assez pour qu'on pût lui passer quelques mots
brusques, parfaitement justifiés d'ailleurs par les outrages dont on
l'abreuvait. La France reviendra certainement quelque jour au gou-
vernement parlementaire, et même beaucoup plus tôt que nous ne
l'avions espéré; qu'elle apprenne par cette expérience à se respecter
elle-même dans ceux qui la servent.
Le plus ancien, le plus éprouvé des gouvernemens constitution-
nels nous donne à cet égard un grand exemple. La vie des ministres
anglais est beaucoup moins dure que ne l'était, sous la dernière
monarchie, celle des ministres français. Sans doute, dans les occa-
sions importantes, la nation sait prendre les moyens de faire préva-
loir sa volonté ; mais dans le cours habituel des choses on combat
à armes courtoises. Rien de pareil à cette cohue étourdissante, à
ces perpétuels assauts dont nos chambres ont présenté trop souvent
le triste spectacle ; rien de pareil surtout à cette polémique furi-
bonde des journaux, qui a fini par faire croire à la nation épouvan-
tée qu'elle ne pourrait trouver de repos que dans l'asservissement
de la presse. Le propre des institutions libres, c'est de démêler dans
la foule et de pousser aux affaires les hommes qui donnent le plus
de garanties par leur talent et par leur caractère; quand ils y sont,
on ne gagne rien à les tourmenter outre mesure. Les peuples sages
tiennent au contraire grand compte des services passés. En ce mo-
ment, l'Angleterre est gouvernée par un homme qui a plus de cin-
quante ans de ministère, et chez nous M. le duc de Broglie n'a pas
été ministre trois ans. Plusieurs fois, il est vrai, il aurait pu re-
prendre le pouvoir; il a mieux aimé s'abstenir. En 1838, il eut le
malheur de perdre M'"*' la duchesse de Broglie, enlevée subitement
par une fièvre cérébrale, et cette perte a jeté sur le reste de sa vie
un voile de tristesse que rien n'a pu soulever.
La plupart des questions engagées pendant qu'il dirigeait la po-
litique extérieure se poursuivirent sous ses successeurs ; elles don-
nèrent lieu à des discussions qui ne lui permirent pas de garder le
silence. Une des plus importantes était l'affaire d'Espagne. Le parti
légitimiste accusait le ministère qui avait reconnu la reine Isabelle
d'avoir favorisé en Espagne l'abolition de la loi salique, et, en rendant
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 331
possible la perte de la couronne d'Espagne par la maison de Bour-
bon, d'avoir compromis une des plus grandes œuvres de l'ancienne
monarchie. M. le duc de Broglie, directement atteint par ces criti-
ques, prit la parole pour y répondre. Il démontra que la loi salique
n'avait, à proprement parler, jamais existé en Espagne, et que la
succession des femmes était le droit ancien et national de ce pays.
Philippe V avait essayé de changer la loi fondamentale; mais un acte
solennel des certes avait aboli en 1789 la pragmatique de Philippe V,
et cet acte, qui avait près de cinquante ans d'existence, venait
d'être confirmé par le testament de Ferdinand YII. Le droit ne pou-
vait donc faire l'objet d'un doute. L'intérêt qu'avait la France con-
stitutionnelle à soutenir en Espagne et en Portugal les gouverne-
mens libres qui succédaient aux monarchies absolues du passé ne
pouvait davantage être contesté. Rien ne prouvait d'ailleurs que
l'avènement de la reine Isabelle dût faire sortir la couronne d'Es-
pagne de la maison de Bourbon; le mariage de cette reine, dix ans
après, a montré au contraire qu'on pouvait y trouver l'occasion de
fortifier l'œuvre de Louis XIV.
Un autre jour, il eut à justifier sa conduite envers le gouverne-
ment pontifical. Le ministère de Casimir Perier, pour s'interposer
entre les troupes autrichiennes et les habitans révoltés des Léga-
tions, avait mis garnison dans la citadelle d'Ancône. Plusieurs fois
pressé par le saint-siége de mettre un terme à cette occupation, le
ministère du 11 octobre s'y était constamment refusé. Le cabinet
présidé par M. le comte Mole, en jugeant autrement, consentit à
l'évacuation. C'était blâmer implicitement l'attitude du précédent
ministère. M. le duc de Broglie la défendit. Maintenir le pouvoir
temporel du pape comme la condition essentielle de l'indépendance
de l'église et en même temps obtenir du saint-siége les institutions
libres que réclamait l'état de la civilisation, tel est le programme
que le gouvernement de 1830 n'a cessé de poursuivre malgré l'in-
cident inutile et fâcheux de l'évacuation d'Ancône. Cette politique
aurait certainement réussi sans les révolutions de 1848; elle avait
fait un grand pas à l'avènement de Pie IX, sous les auspices d'un
ami de M. le duc de Broglie, l'illustre Rossi. On peut juger par ce dis-
cours du langage que tenaient alors à la cour de Rome les ministres
français. L'administration des États-Romains y est traitée avec une
grande sévérité, et jusqu'à Pie IX, cette sévérité n'était que justice.
Plus on reconnaissait la nécessité du gouvernement pontifical, plus
on avait à cœur de lui dire la vérité. Il n'y a pas en Europe de
gouvernement qui ait plus perdu à la chute de la monarchie con-
stitutionnelle.
132 REVUE DÉS DEUX MONDES.
III.
Plusieurs années s'écoulent ici sans que l'ancien président du
conseil reparaisse à la tribune. Tout entier à ses douleurs domes-
tiques, il s'éloigne volontairement de l'arène. Il n'y rentre qu'au
mois de mars ISAl, pour soutenir le projet de loi sur les fortifi-
cations de Paris. Parmi les œuvres du gouvernement de juillet,
c'est là une des plus contestables; mais les événemens d'Orient
venaient de faire entrevoir la possibilité d'une guerre générale,
et le souvenir des deux invasions de ISl/i et de 1815 agissait
fortement sur les imaginations. La question ne se présentait pas
tout entière devant les chambres. Les travaux avaient été com-
mencés par ordonnance; le ministère qui les avait décidés avait
quitté les affaires; un ministère nouveau en acceptait la responsa-
bilité. Il s'agissait de ménager la transition entre le cabinet guer-
rier de M. Thiers et le cabinet pacifique de M. Guizot. La loi des
fortifications présentait, dans cette grande crise, une sorte de ter-
rain commun où pouvaient se rencontrer les partisans de la guerre
et ceux de la paix; c'est sans doute ce qui décida M. de Broglie à
s'y placer pour tenter un rapprochement.
L'année suivante, un triste devoir lui fut imposé. Un accident
funeste venait d'enlever à la France M. le duc d'Orléans, fils aîné du
roi, qui ne laissait que deux enfans en bas âge. La charte ne con-
tenait aucune disposition relative à la régence ; il fallut y pourvoir
par une loi. On vit alors combien il importe que tout soit réglé d'a-
vance dans la transmission du pouvoir suprême. C'est par là que les
monarchies l'emportent sur les républiques; mais les monarchies
elles-mêmes présentent un point vulnérable dans les minorités.
Toutes les régences ont été plus ou moins des époques de troubles
publics. La monarchie de 1830 n'eût pas plus qu'une autre échappé
à cette fatalité. A qui appartiendrait la régence en cas de minorité?
Cette question souleva des orages qui annonçaient d'avance la ca-
tastrophe. Le gouvernement proposait de suivre pour la régence les
mêmes règles que pour la couronne, et de la donner de mâle en
mâle à l'exclusion des femmes. L'opposition de toutes les couleurs
soutint la régence des femmes, et c'est cette même question qui,
reproduite brusquement en 18/i8, après l'abdication du roi, causa
ce moment de vide et d'incertitude qui donna passage à la répu-
blique. M. le duc de Broglie, rapporteur de la loi à la chambre des
pairs, se prononça pour l'application de la loi salique. On sent à la
gravité de sa discussion un profond sentiment des dangers que cette
épreuve va faire courir à la monarchie.
PUBLIGISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 333
Il appuya jusqu'à la fin, de ses conseils, de son influence et de sa
parole, le ministère présidé par M. Guizot. Ce qu'il avait fait à l'in-
térieur pour les fortifications de Paris et la régence, il le fit pour
les questions extérieures du Maroc et des mariages espagnols. Les
bandes indisciplinées du Maroc ayant inquiété sur leurs frontières
de l'ouest nos possessions d'Afrique, le gouvernement envoya contre
cette puissance barbare une armée de terre et de mer. Pendant que
le maréchal Bugeaud gagnait sur terre la bataille de l'Isly, M. le
prince de Joinville bombardait par mer Tanger et Mogador, malgré
l'attitude menaçante des Anglais, qui semblaient se regarder comme
attaqués dans les ports de leur allié. Le but une fois atteint, le
ministère fit la paix, et l'expérience a prouvé qu'il l'avait faite à
propos, car depuis cette époque le Maroc n'a plus commis aucune
agression contre nous. Quant aux mariages espagnols, on n'imagi-
nerait pas aujourd'hui qu'il fût possible de contester les avantages
d'une alliance qui, en écartant du trône d'Espagne le candidat pré-
senté par l'Angleterre et en rapprochant par un nouveau lien les deux
maisons régnantes, assurait à la France l'amitié de la Péninsule.
Que l'Angleterre s'en soit alarmée, on le comprend à la rigueur;
mais que les colères anglaises aient trouvé en France de nombreux
échos, c'est ce qui se comprend beaucoup moins. Dans l'un et l'autre
cas, M. le duc de Broglie s'associa cordialement à la politique suivie
et repoussa des attaques injustes.
Pendant le ministère du 11 octobre, la puissante organisation des
sociétés secrètes avait forcé le gouvernement à proposer une loi
sévère sur les associations. L'emploi de cette arme de guerre avait
coûté beaucoup à M. le duc de Broglie, qui s'en était expliqué avec
une tristesse patriotique. La sanglante insurrection de Lyon ne tarda
point à montrer qu'on avait frappé juste. En réclamant un pouvoir
qu'il regardait lui-même comme exceptionnel, le ministère l'avait
restreint à la stricte nécessité; il s'était engagé à n'en faire aucune
application aux réunions religieuses. Cette interprétation ne repo-
sant pas sur un texte formel, la cour de cassation déclara la loi ap-
plicable à toute espèce d'association, et l'administration se crut
autorisée à en faire usage contre des réunions de prières. Le con-
sistoire de l'église réformée de Niort réclama par une pétition à la
chambre des pairs. M. le duc de Broglie l'appuya; il rappela la dis-
tinction établie, lors de la discussion de la loi, entre les assorialions
proprement dites et les simples réunions, et puisque la jurisprudence
de la cour de cassation n'admettait pas cette différence, il demanda
une loi spéciale qui garantît la liberté des cultes. « Je ne crois pas,
dit-il, que, quand l'article 5 de la charte a dit que chacun en France
professait librement sa religion, on ait entendu dire que chacun
professait librement le culte qu'il lui était permis de professer. Nous
33Û REVUE DES DEUX MONDES.
avons eu autrefois en France une loi ainsi conçue : aucun journal ne
peut paraître sans l'autorisation du gouvernement; mais le gouver-
nement ne disait pas que c'était une loi destinée à établir la liberté
des journaux. »
La charte de 1830 avait annoncé la liberté d'enseignement. Cette
promesse est restée sans effet. C'est un des torts, le plus grave peut-
être, du gouvernement fondé à cette époque; mais il faut lui rendre
justice, ce n'est pas tout à fait sa faute. Après sa belle loi sur l'in-
struction primaire, où se trouvait déjcà le principe de la liberté,
M. Guizot avait présenté en 1835 un projet de loi sur l'instruction
secondaire, où la promesse de la charte recevait une large exécu-
tion. La répugnance des chambres le fit échouer. Une nation qui a
été longtemps aussi gouvernée que la nôtre s'accoutume lente-
ment, péniblement, au régime de la liberté. Le grand épouvantail,
tout le monde le sait, c'était la crainte des congrégations reli-
gieuses. Un amendement portant que tout chef d'un établissement
privé d'instruction publique serait tenu de jurer qu'il n'appartenait
à aucune corporation non autorisée fut introduit dans la loi malgré
le ministre. A la retraite du ministère du 11 octobre, le projet
tomba avec lui, et pendant le reste du règne on montra peu d'em-
pressement cà le reprendre. Un nouveau projet fut pourtant pré-
senté à la chambre des pairs en i^hh , et M. le duc de Broglie
en fut nommé rapporteur. On éprouve, en lisant son rapport, une
véritable peine à voir un esprit aussi large et aussi élevé s'embar-
rasser dans une foule de précautions et de réserves ; il fallait abso-
lument en passer par là pour avoir la moindre chance de réaliser
la promesse de la charte. Malgré ces restrictions , -la loi ne put en-
core obtenir la majorité dans les deux chambres. C'est l'assemblée
législative de la république qui a eu l'honneur de trancher la ques-
tion, grâce à la réaction opérée dans les esprits contre la république
elle-même, qui a fait adopter comme un moyen de salut ce qu'on
avait repoussé jusqu'alors comme un danger.
Mais ce qui força en quelque sorte M. le duc de Broglie à pren-
dre une part active aux discussions parlementaires, ce fut la violente
polémique que souleva le droit de visite. Nous ne trouvons dans les
Écrits et Discours aucune trace de ses longs efforts pour préparer
l'abolition de l'esclavage dans nos colonies. 11 n'a pourtant jamais
cessé d'y travailler, soit au pouvoir, soit hors du pouvoir, et quand
la répubhque de 18/i8 s'est hâtée de supprimer l'esclavage, elle a
trouvé la question aux trois quarts résolue par son persévérant apo-
stolat. Dès 18*21, il proposait k la chambre des pairs une adresse au
roi pour demander l'entière abolition de la traite ; en 1827, il pro-
nonçait sur le projet de loi présenté à cet effet un discours chaleu-
reux ; en 1 8/i0, il était nommé président d'une commission chargée
PUJBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 335
de réunir les élémens d'une solution, et en 18/i3, après une im-
mense enquête, il présentait au ministre de la marine un rapport
décisif. Ces faits, qui feraient à eux seuls l'honneur de toute une
vie, ont été rappelés récemment par M. Augustin Cochin dans son
livre sur l'abolition de l'esclavage. « Votre main plus qu'aucune
autre, dit M. Cochin en s'adressant à M. le duc de Broglie, a con-
tribué par des coups répétés à briser enfin les liens qui retenaient
dans l'esclavage, à l'ombre du drapeau français, en face des autels
chrétiens, 250,000 créatures humaines. »
Parmi les mesures prises à diverses époques pour amener par la
répression efficace de la traite la destruction de l'esclavage, se trou-
vaient deux conventions passées avec l'Angleterre, en 1831 et 1833,
pour autoriser les croiseurs des deux nations à visiter sans distinc-
tion les bâtimens anglais ou français soupçonnés de se livrer à ce
honteux trafic. Le droit de visite réciproque avait été pratiqué jus-
qu'en I8/1I sans donner lieu à aucune réclamation. L'opposition y
découvrit un beau jour une atteinte à l'indépendante du pavillon
national et commença contre ce droit inoffensif la plus formidable
campagne. M. le duc de Broglie avait négocié la première des deux
conventions, il avait signé la seconde. Il les défendit, comme il le
dit lui-même, en accusé. Au lieu d'instituer la visite des navires
suspects, qui existait de fait auparavant, les conventions n'avaient
fait que la régulariser, la limiter, la rendre exactement réciproque.
Malgré ces bonnes raisons, les susceptibilités éveillées persistèrent.
Le gouvernement crut devoir entamer une négociation avec le ca-
binet de Londres pour modifier les traités. M. le duc de Broglie
consentit à s'en charger, et une nouvelle convention fut conclue par
ses soins, qui supprimait le droit de visite, mais en organisant
contre la traite de nouveaux moyens de répression.
Après ces débats, il accepta en 18/i7 le titre d'ambassadeur à
Londres. Il avait reçu de la nation anglaise, comme simple négocia-
teur, un accueil plein d'estime et de respect. Ces témoignages se
multiplièrent quand on le vit investi d'un titre durable. Nul ne
pouvait mieux que lui calmer les passions excitées entre les deux
pays, et son acceptation dans un pareil moment fut encore de sa
part un acte de dévouement. Une seule alTaire de quelque impor-
tance marqua sa courte ambassade. La guerre civile venait d'éclater
en Suisse. Le souffle orageux qui allait couvrir l'Europe de révolu-
tions se levait au pied des Alpes. L'Europe s'en inquiéta, non sans
motifs; des pourparlers s'engagèrent à Londres entre les représen-
tans des puissances qui avaient garanti le pacte constitutif de la
confédération helvétique. L'ambassadeur de France y prit naturel-
lement une grande autorité; il connaissait, il aimait la Suisse, où
l'appelait souvent le culte qu'il conservait pour k mémoire de M'"^ de
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Staël, et il souffrait de ses déchiremens comme d'un malheur do-
mestique. Le fait a prononcé à la fois pour et contre ces inquiétudes.
La révolution prévue est arrivée en Suisse, mais sans entraîner tout
à fait les conséquences qu'on redoutait. Quant au danger que pré-
sentait pour le reste de l'Europe l'agitation commencée, les événe-
mens de 18/18 ont pris soin de le démontrer. Le discours que M. le
duc de Broglie prononça sur la question suisse à la chambre des
pairs devait être le dernier, puisqu'il a précédé à peine d'un mois la
chute de la monarchie.
Après la révolution de février, il ne désespéra pas. N'ayant que
le titre d'ambassadeur, il ne fut pas compris dans la proscription
qui frappa les ministres. Il resta donc en France, et, les premiers
momens passés, le suffrage universel vint le chercher dans sa re-
traite. Il ne fit point partie de l'assemblée qui donna une constitu-
tion à la république; mais en 1849 le département de l'Eure le
choisit pour un de ses représentans à l'assemblée législative. Il ac-
cepta ce nouveau mandat et l'exécuta tristement, mais fidèlement.
Quels que fussent ses regrets, ses tourmens de cœur et d'esprit, il
les comprima pour faire encore une fois son devoir. Il s'associa de
sa personne et de son vote à toutes les mesures qui rétablirent
l'ordre ébranlé. Son énergique simplicité, son désintéressement ab-
solu, son libéralisme sincère, eurent bientôt commandé tous les res-
pects; on vit les plus ardens républicains s'incliner devant ce grand
exemple de vertu civique. Il n'avait jamais eu plus d'ascendant
personnel, et s'il n'a pas réussi à préserver la France de nouvelles
secousses, c'est que le succès était impossible.
Le vice capital de la constitution de 1848 apparaissait peu à peu
à tous les yeux. L'existence simultanée d'un président et d'une
assemblée issus l'un et l'autre du suffrage universel ne pouvait man-
quer d'aboutir à un conflit. M. le duc de Broglie comprit parfaite-
ment que le prince-président, déclaré non rééligible par la con-
stitution, ne se soumettrait point à cette condition, et que, pour
se maintenir au pouvoir, il trouverait un puissant appui, soit dans
l'armée, soit dans les classes populaires qui l'avaient élu. On ne
pouvait trouver d'autre issue légale que dans la révision de la con-
titution par une nouvelle assemblée constituante. Une proposition
dans ce sens fut faite à l'assemblée, qui en renvoya l'examen à une
commission. M. le duc de Broglie, nommé président, s'y déclara sans
hésiter pour la révision immédiate. Les séances des commissions
n'étant pas publiques, on n'a pu retrouver le texte même des con-
sidérations qu'il présenta à f appui de son opinion; mais les jour-
naux du temps en donnèrent la substance, et en les collationnant
avec ses notes, on a pu rétablir assez exactement ses paroles. Ce
document devient aujourd'hui historique.
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 337
« On prétend, dit-il, ne pas connaître les vices de la constitu-
tion, et on soutient que, si elle éprouve quelques difficultés dans sa
marche, c'est la faute, non de l'institution en elle-même, mais des
hommes qui se trouvent chargés de l'appliquer. Parlons franche-
ment : on n'accuse pas les hommes, mais un seul homme, le pré-
sident de la république. M. de Broglie n'a pas mission de le dé-
fendre; il n'est ni son ministre, ni son conseiller, ni son ami; il n'a
fait connaissance avec lui que pour l'envoyer au fort de Ham, quand
il a été appelé à le juger. S'il médite un 18 brumaire, M. de Bro-
glie l'ignore et ne veut pas le supposer. Admettons j)Ourtant que ce
soit là sa pensée et que ce danger existe. Le président lui-même,
qui l'a fait? La constitution. Demander au suffrage universel d'élire
un président pour un grand pays unitaire comme la France, n'était-
ce pas appeler de toute nécessité un prétendant à la présidence?
Qui veut-on que les masses choisissent, excepté un homme dont le
nom exerce sur elles un prestige superstitieux, ou par la grandeur
de sa race, ou par l'éclat de ses aventures? Nous aurions Washing-
ton, John Adams, Monroë, en un mot un de ces républicains éclai-
rés qui ont honoré les États-Unis, que la foule, qui saurait à peine
leur nom, ne les nommerait pas. Si le président, une fois élu, est
tenté de sortir de la constitution, encore ici à qui la faute? A la
constitution même. Elle remet à un homme la disposition de la to-
talité des forces d'une grande nation et l'environne lui seul de tout
l'éclat du pouvoir royal; elle le place dans une situation où il est
l'égal d'un roi et lui donne les moyens de tout oser; puis elle le
somme, au bout de quatre ans, de prendre son chapeau et de s'en
aller loger dans un hôtel garni. Elle le place entre le néant et l'usur-
pation, et elle s'étonne qu'il ne veuille pas le néant! Si M. de Bro-
glie désire la révision, c'est pour que ces conditions de l'élection
du président soient changées. Toute cette partie de la constitution
est extravagante. Quand le résultat arrivera, M. de Broglie est dé-
cidé à résister, bien qu'il trouve ridicule de se draper d'avance
comme un Brutus; mais ne vaut-il pas mieux l'éviter en corrigeant
les vices de la constitution qui ont amené cette triste situation? »
Ceci se passait le 28 juin 1851. La proposition de révision réunit
dans l'assemblée la majorité , mais elle n'obtint pas les trois quarts
des voix exigés par la constitution. Le 2 décembre suivant éclata
le coup d'état que M. de Broglie avait prévu. Gomme il l'avait an-
noncé, il prit parti pour la résistance, quoiqu'il ne se fît aucune il-
lusion ; il était, malgré son âge, du nombre des représentans qui se
réunirent cà la mairie du 10** arrondissement pour soutenir la lutte,
et qui furent arrêtés par la force armée. Ainsi finit sa vie politique;
il avait soixante-six ans.
TOME XLVIII. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
De nouveau condamné au repos par une révolution, et cette fois
pour longtemps, il est resté depuis douze ans le témoin inactif d'un
ordre de choses bien éloigné de celui qu'il avait rêvé pour son pays.
Il n'est sorti de son silence qu'en 1856 pour prononcer cet admi-
rable discours de réception à l'Académie française qui le montra
tout à coup sous un nouveau jour. Le public français, si indifférent
et si mobile, connaissait en lui l'homme politique, le duc et pair,
l'ancien président du conseil : on avait oublié l'orateur et l'écrivain.
On fut bien forcé de s'en souvenir en écoutant cette parole nerveuse,
dont chaque mot se gravait dans les esprits et y laissait une em-
preinte profonde. Jamais plus de sobriété ne s'unit à plus de relief.
Tantôt la phrase brève et concise partait comme un trait, tantôt elle
s'assouplissait en période naturelle et aisée ; mais, sous une forme
ou sous une autre, elle ne manquait jamais son but. La familiarité
même de quelques expressions rehaussait la vigueur contenue de
la pensée. L'effet fat très grand sur un auditoire exercé à apprécier
les plus rares et les plus puissans secrets du langage. Aux premiers
accens de cette mâle éloquence, chacun se sentit ramené vers le
temps où la parole était l'âme et la vie de nos institutions, où la lit-
térature et la politique marchaient de pair, s'éclairant, se fortifiant
l'une par l'autre, et quand arriva cette heureuse péroraison où il
montrait l'empereur Sévère se levant sur son lit de mort pour s'é-
crier d'une voix forte : Travaillons! [laboremusl) on put croire que
l'assemblée tout entière allait se lever aussi pour répéter le grand
mot d'ordre. C'était le mot de toute sa vie qu'il venait de dire, le
mot qui fait les hommes éprouvés et les nations libres.
Le recueil des Écrits et Discours contient encore trois notices
biographiques écrites à diverses époques. Dans les discours de tri-
bune, on sent toujours plus ou moins l'abandon de l'improvisation:
ici, la forme est plus arrêtée, plus exquise. Le portrait de M. Sil-
vestre de Sacy, le savant orientaliste, décèle un art accompli; celui
de M. le maréchal Maison est plus vivant encore. L'un présente le
spectacle d'une vie calme, heureuse, toute consacrée à l'étude et à
la pratique des vertus chrétiennes; l'autre respire la poudre des
champs de bataille et peint avec vivacité ce vigoureux soldat qui
comptait encore plus de blessures que de grades. Ces deux person-
nages étaient morts pairs de France; la troisième notice a un carac-
tère plus intime, elle est consacrée à un homme qui n'a pas eu
l'honneur d'être pair, qui n'était même pas Français, et qui devra
à son biographe un juste retour de renommée, M. Lullin de Cha-
teauvieux, l'auteur des Lettres sur l'Italie en 1812 et du Manuscrit
de Saintc-IIêlêne. Ce qui a valu à M. de Chateauvieux cet hommage
touchant, c'est qu'il avait fait partie de la société de M'"" de Staël à
Coppet, qu'il avait été l'ami de M. Auguste de Staël et qu'il ne s'est
PUBLICISTES ET HOMMES d'ÉTAT. 339
jamais consolé de sa perte. A défaut de ces titres de famille, l'origi-
nalité de son talent et l'indépendance de sa vie auraient suffi.
Depuis son discours de réception à l'Académie française, M. le duc
de Broglie n'a rien publié; mais tout le monde a appris, par l'éclat
d'un procès inattendu, qu'il remplissait ses oisivetés, comme Yau-
ban, en écrivant des Vues sur le gouvernement français. Nous igno-
rons ce que renferme ce manuscrit, condamné par la police à rester
secret; il sera sans nul doute publié un jour, et on aura alors le
dernier mot de cette longue expérience. A défaut de nous-mêmes,
nos successeurs en profiteront.
Nous avons indiqué quelques lacunes dans la trop courte publi-
cation qui vient de nous occuper ; nous ne les avons pas indiquées
toutes, et la biographie complète de M. le duc de Broglie reste à
faire. Cet aperçu donnera du moins, nous l'espérons, aux généra-
tions nouvelles une idée de la noble figure qui ne se montre qu'à
demi à leurs regards. Ce qui la distingue, c'est le travail, le travail
continu, persévérant, infatigable, quand il était si facile à l'héritier
de ce nom illustre de s'endormir dans un loisir opulent. On travaille
peu aujourd'hui, on aime peu la peine et le sacrifice; qu'on ap-
prenne par là à en rougir. M. le duc de Broglie a tout lu, tout mé-
dité : littérature, philosophie, histoire, droit public, économie poli-
tique, théologie même. Les principales langues de l'Europe n'ont
pour lui aucun secret, et il peut suivre, il suit à la fois dans le
monde entier le mouvement des idées et des faits. A ces longues et
patientes études, il a joint une vie politique pleine d'efibrts et de
périls; il est resté quarante ans sur la brèche.
On ne peut voir en lui un écrivain et un orateur de profession,
quoiqu'il ait à l'occasion aussi bien parlé et aussi bien écrit qu'au-
cun autre. Il n'a jamais abordé la tribune que sous une nécessité
pressante; mais quand une fois il y était monté, il épuisait le sujet.
Il n'y apportait aucun étalage oratoire, aucune prétention, aucune
recherche : la discussion simple et nue, mais rigoureuse, l'enchaî-
nement des preuves, la clarté de l'exposition, la véhémence de la
dialectique, et cette force irrésistible que donne l'accent de la con-
viction. On sent à chaque mot la haine du mensonge et le dédain
de l'habileté. Pour le caractère, c'est un républicain, un grand
républicain , dans le véritable et bon sens du mot. Ce n'est pas
un démocrate, à coup sûr, mais c'est encore moins un aristocrate
malgré sa naissance. Nul n'a moins que lui les préjugés de l'aristo-
cratie. Il y a une région supérieure à cet éternel débat entre l'aris-
tocratie et la démocratie, c'est là qu'il a toujours aimé à se placer.
11 a soutenu la liberté civile, politique, religieuse, économique, la
justice sous toutes ses formes, le droit pour tous. Il s'est attaché
par raison à deux monarchies, mais en y portant une inflexible aus_
340 REVUE DES DEUX MONDES.
térité de mœurs, de goûts et d'idées. « Le roi Louis -Philipppe,
dit M. Guizot, avait pour le duc de Broglie plus d'estime et de con-
fiance que d'attrait. » C'est qu'en effet personne n'a été moins cour-
tisan, et les rois, même les plus sages, ont toujours un faible pour
ceux qui leur cèdent. Modeste et fier, il n'a pas recherché les hon-
neurs, il ne les a pas dédaignés, il n'y songeait pas, et, ce qui est
plus rare encore, il n'a pas plus brigué la popularité et la renommée
que le pouvoir. Dans la grande époque de la république de Hol-
lande, il eût été un de Witt ou un Barnevelt; en Angleterre, il se-
rait le chef vénéré du grand parti whig. Quand la république est
venue, elle l'a trouvé tout prêt : c'est la France elle-même qui n'é-
tait pas prête, et, parmi les républicains de la veille, combien peu
méritaient ce titre autant que lui !
Dans le cours de sa vie publique, les événemens ont tourné trois
fois contre ses vœux; il a vu trois révolutions qu'il aurait voulu pré-
venir : 1830, 1848 et 1851. S'il n'a pas eu pour récompense de ses
services l'échafaud de son père, il a eu à subir les amertumes de la
défaite et il a fini par la prison. Il devait s'attendre à pis encore par
le terrible exemple qu'il avait sous les yeux, et il n'a pas hésité. Tel
est le tranquille courage que donne l'amour de la patrie et de la
liberté. Cette cause immortelle compte bien des martyrs, et rien ne
lasse ses défenseurs.
Pour qui ne juge que sur l'apparence, M. le duc de Broglie a
succombé dans les causes qu'il a servies, les flots se sont éloignés
de lui sans retour. D'où vient cependant le respect sans égal qui
s'attache à son nom? Il n'a voulu prendre aucune part au dernier
mouvement électoral; il n'a pas dit un mot, il n'a pas fait un pas,
mais il a ouvert un jour sa maison à ceux qui se réunissaient pour en
parler, et ce simple fait a suffi pour exciter un frémissement dans le
pays. C'est que, même en France, une pareille vie ne s'oublie pas.
Si ce nom représente des institutions tombées, il représente aussi
des idées qui ne peuvent pas mourir. Le temps a détruit quelques-
unes de ses œuvres, il en est encore plus qui survivent. Regardons
autour de nous : à l'extérieur, la Belgique affranchie, FEspagne dé-
livrée, la Grèce indépendante, la sainte alliance dissoute, sans
commotion et sans grande guerre; à l'intérieur, la loi de 1819 sur la
liberté de la presse, tant d'autres lois rendues sur les questions les
plus vitales, le code pénal réformé, la traite réprimée, l'esclavage
aboli, et, pour tout dire en un mot, les résultats de tout genre acquis
par dix-huit ans de gouvernement libre. Plus encore que les actes,
il restera de lui ce qui reste de ces Russell et de ces Hampden
dont il a lui-même évoqué la mémoire, — le souvenir et l'exemple
d'un grand citoyen.
LÉONCE DE LaVERGNE.
A PROPOS
DES CHARMETTES
Un excellent ami que j'ai perdu m'avait fait autrefois en quelques
lignes la description des Gharmettes. Ces lignes, et ma réponse à
ce fragment de sa lettre, ont été publiées il y a déjà longtemps. Je
n'ai pas la fatuité de croire que l'on s'en souvienne; aussi résume-
rai-je en peu de mots les réflexions du Malgache et les miennes.
— Que de douces et tristes pensées, me disait mon ami en reve-
nant des Gharmettes, évoque la vue de ces chaumières! Leur his-
toire est celle de nos plus beaux jours.
— Oui, sans doute, lui répondais-je, Rousseau nous a fait vivre
de sa vie à l'âge où nous étions poètes et où nous ne raisonnions
pas. Nous lui passions tout, nous l'aimions en dépit de tout. L'ai-
mons-nous encore?
Après avoir posé cette question à mon ami, je me hâtais de ré-
pondre : — Oui! Quant à moi je lui reste fidèle, — et j'aurais pu
ajouter fidèle comme au père qui m'a engendré, car s'il ne m'a pas
légué son génie, il m'a transmis, comme à tous les artistes de mon
temps, l'amour de la nature, fenthousiasme du vrai, le mépris de
la vie factice et le dégoût des vanités du monde. N'est-ce pas Là le
seul bonheur que l'homme puisse réaliser par le seul fait de sa vo-
lonté, et n'est-ce pas là le bienfait inappréciable que nous devons
à Rousseau? Que d'autres, après lui, soient venus chanter magnifi-
quement les charmes de la campagne, les beautés de la création et
les délices de la rêverie, il n'en est pas moins vrai que le premier,
après des siècles d'oubli et d'ingratitude, il ramena l'homme au
sentiment du vrai et au culte de la simplicité. La littérature, qui
est l'expression de la vie intellectuelle des masses, était devenue
pompeuse ou maniérée; il la fit sincère et sublime. Les plus vigou-
342 REVUE DES DEUX MONDES.
reux génies comme les plus doux talens de notre époque auraient
beau le nier, ils lui doivent leur principale initiation. Quant à ceux
qui se contentent d'aimer et de goûter les lettres, pour peu qu'ils
se soient sentis vivre, ils lui doivent la notion de la vraie beauté des
choses de Dieu, et, par l'effet du prodige d'éternelle fécondité qui
caractérise le génie, Rousseau étendra à jamais son influence,
même sur ceux qui ne l'auront pas lu, puisque tout ce qui a été
écrit après lui sur la nature n'est qu'un reflet plus ou moins modi-
fié de son rayonnement.
Vingt ans après avoir pensé ainsi sur Rousseau, pensant toujours
de même et ne sentant pas faiblir la plénitude de ma reconnais-
sance, j'ai voulu, moi aussi, voir les Charmettes.
Entre plusieurs raisons qui de Toulon me faisaient revenir à No-
hant par Ghambéry, — ce qui n'est pas précisément la route, — le
désir de faire mon pèlerinage à cette illustre maisonnette avait pesé
beaucoup dans ma résolution, et pourtant j'approchais du sanc-
tuaire avec un peu de souci. Je ne savais pas si je retrouverais là
ce que j'y venais chercher, et si la vue des choses ne trahirait pas
l'idée que je m'en étais faite; mais cette crainte se dissipa pendant
que la voiture montait au pas ce ravissant chemin ombragé si bien
décrit par Jean-Jacques, et semblable à ce qu'il était de son temps.
Peut-être est-il mieux entretenu et plus fréquenté, peut-être beau-
coup d'arbres qui paraissent vieux ont-ils déjà été renouvelés, car,
dans les plis frais et fertiles de la vallée de Ghambéry, les arbres
poussent avec une vigueur étonnante, et nulle part je n'en ai vu de
si sains, de si beaux, et en si grande quantité; mais ce qui n'a pas
changé, c'est le soudain mouvement de la colline qu'il faut gravir,
c'est le ruisseau dont on remonte le cours, ce sont les beaux her-
bages et les fleurs printanières qui tapissent ses rives, c'est le ca-
ractère doucement mystérieux de cette région couverte et enfermée
qui semble inviter aux plaisirs de la rêverie et aux charmes de l'in-
timité. Enfin on arrive à mi-côte du vallon des Gharmettes (car ce
n'est pas seulement la maison habitée par M""' de Warens qui s'ap-
pelle ainsi, c'est tout le pays environnant), et du chemin rapide on
gagne la maisonnette par une courte pelouse plus rapide encore.
Cet ermitage a été souvent décrit depuis Jean-Jacques, et pour-
tant je tenais à me le décrire à moi-même, car je voulais emporter
des moindres détails un de ces souvenirs précis et complets qui
nous permettent de posséder certaines localités comme nous pos-
sédons notre propre demeure. N'est-il pas agréable de retourner de
temps en temps faire certaines promenades imaginaires, et, quand
on se déplaît quelque part, de pouvoir aller par exemple passer en
rêve quelques heures aux Gharmettes?
A PROPOS DES CHARMETTES. 343
Il y aurait lieu à une étude physiologique, psychologique par con-
'séquent, sur cette faculté précieuse qui nous est donnée à tous de
rattacher à certains objets, même involontairement, Ja vision nette
et la sensation intime de certains momens écoulés. Je n'ai jamais
vu voler le papillon Thaïs sans revoir le lac Némi, je n'ai jamais
regardé certaines mousses dans mon herbier sans me retrouver sous
l'ombre épaisse des yeuses de Frascati. Une petite pierre me fait
revoir toute la montagne d'où je l'ai rapportée, et la revoir avec ses
moindres détails du haut en bas. L'odeur du liseron-vrille fait ap-
paraître devant moi un terrible paysage d'Espagne, dont je ne sais
ni le nom ni l'emplacement, mais où j'ai passé avec ma mère à l'âge
de quatre ans. Ce phénomène de vision rétrospective ne m'est point
particulier que je sache, mais il me frappe toujours comme une
force d'évocation mystérieuse qu'aucun de nous ne saurait expli-
quer. Qu'est-ce donc que le passé, si nous pouvons le reconstituer
avec une précision si entière et ressaisir avec son image les sensa-
tions de froid, de chaud, de plaisir, d'effroi ou de surprise que nous
y avons subies? Nous pouvons presque nous vanter d'emporter avec
nous un site que nous traversons, où nos pas ne nous ramèneront
jamais, mais qui nous plaît et dont nous avons résolu de ne jamais
nous dessaisir. Si nous ramassons là une fleur, un caillou, un brin
de toison pris au buisson du chemin, cet objet insignifiant aura la
magie d'évoquer le tableau qui nous a charmés, une magie plus
forte que notre mémoire, car il nous retrace instantanément, et à
de grandes distances de temps, un monde redevenu vague dans nos
souvenirs. L'esprit ne se perd-il pas à chercher la raison de ce petit
prodige? N'est-elle pas dans cette relation à la fois spiritualiste et
panthéistique qui fait que nous appartenons à la nature tout autant
qu'elle nous appartient?
Le phénomène est bien plus frappant encore, si l'objet, devenu
talisman sympathique , nous retrace une personne aimée : morte ou
vivante, elle nous apparaît sans qu'il soit besoin de croire à la com-
parution fantastique du spectre. C'est ici surtout qu'il est évident
que, jusqu'à un certain point, les autres sont nous et que nous
sommes les autres, et que toutes les choses de ce monde sont nous
aussi, nos cœurs, nos pensées, nos aspirations, nos organes.
Les Gharmettes sont donc bien à moi à présent, avec cet agré-
ment que d'autres en ont le soin et la responsabilité, et avec la cer-
titude que l'on tient à les conserver telles qu'elles sont; je sais dans
quelle allée du jardin je trouverai les plantes que j'ai rapportées,
je connais celles des terrains environnans, je sais les pierres du
chemin, j'ai dans le cerveau la maison photographiée, je connais le
dessin des dessus de porte du salon et les notes que chante encore
344 REVUE DES CEUX MONDES.
l'épinette. Mais de quoi me servirait d'avoir fait grande attention à
tout, si je n'avais pas été ému par ce je ne sais quoi qui ne s'em-
porte pas matériellement, et qui seul donne de la valeur et de la vie
aux choses emportées ?
C'était le 31 mai 1861, par une chaleur tropicale. La Savoie était
un bouquet, toutes les neiges avaient fondu autour de Chambéry.
Ce pays et ce moment de l'année sont si beaux par eux-mêmes que
malgré moi, en touchant au but du pèlerinage, j'avais oublié Jean-
Jacques, et, jouissant du monde extérieur pour mon propre compte,
je ne me demandais plus trop où j'allais ni où j'étais; mais dès que
la porte de la maisonnette s'ouvrit, je ne sais quelle odeur humide
m'a reporté vers le passé, comme si entre ce passé et moi le lieu
était resté vide, muet et fermé.
Il n'en est point ainsi pourtant, chaque jour ce lieu est ouvert au
soleil et visité par quelque voyageur; mais par hasard je m'y suis
trouvé seul : on a tiré devant moi une grosse clé qui a crié mélan-
coliquement dans la serrure, on a poussé à la hâte les volets, j'ai
eu l'illusion de la conquête, et j'ai senti un frisson comme celui que
doit éprouver l'antiquaire entrant le premier dans un hypogée nou-
vellement découvert.
Cette odeur un peu sépulcrale était aussi celle de la touchante
pauvreté. 11 m'a semblé respirer l'air que savourait la petite colonie
des Charmettes dans cette maison où l'on venait économiser, et que
l'on retrouvait au printemps imprégnée des mélancoliques senteurs
de l'abandon. Les deux chambres dont se compose le rez-de-chaus-
sée ont un caractère tel qu'il est facile de voir combien elles sont
vierges de tout changement. Elles sont peintes à fresque et simulent
une décoration architecturale des plus simples : fond nankin, enca-
dremens roses, balustres gris à milieu jaune; avec les plafonds à
solives peintes en gris et les lambris granités en rose pâle, l'effet
général, encore assez frais, est sérieux et doux. Le dessin linéaire
n'est pas d'un mauvais style. Les portes, composées de morceaux
grossièrement rapportés et reliés inégalement par des traverses en
relief, avec des ferrures massives, sont d'une ancienneté incontes-
table. Un grand bahut en chêne noir, une petite table en marque-
terie, la même qui a servi aux études passionnées de Rousseau (on
se rappelle qu'à cette époque il perdit beaucoup de temps et se ren-
dit malade à vouloir devenir fort aux échecs), deux tableaux et le
petit piano appelé alors épinette, voilà ce qui reste du mobilier dé-
pendant de la maison louée à M""= de Warens par M. Noerey.
Les deux tableaux qui nous montrent M'"'- de Warens en Armide
et en Omphale, et qui sont beaucoup plus anciens qu'elle, m'avaient
frappé pourtant. Je me demandais s'ils représentaient quelque aïeule
A PROPOS DES CHARJIETTES. 3A5
de l'amie de Jean-Jacques, et si j'y devais chercher quelque loin-
taine ressemblance avec elle. M. Arsène Houssaye nous donne au-
jourd'hui le mot de l'énigme, car c'est bien la ressemblance de
M'"'' de Warens elle-même. « C'est le hasard qui a fait de ce tableau
(l'Omphale) le portrait de M""" de Warens. Un de ses amis le lui
apporta un jour en lui disant : Vous reconnaisscz-voua? C'était une
toile déjà ancienne, dans la manière du Ricci, achetée à Turin et
oiTerte à la belle baronne. J'en dirai autant d'une toile plus petite
peinte à l'école du Castiglione. C'est encore d'un peu loin le portrait
de M'"" de Warens, mais toujours par rencontre. )>
Ces deux tableaux, qui sont restés là, lui ont donc bien appartenu
personnellement. Les y a-t-elle laissés pour acquitter une fin de
bail? C'est fort probable. Comme souvenirs, ils sont donc d'un grand
prix, et on doit estime et respect au propriétaire des Charmettes,
qui n'a pas voulu s'en dessaisir. L'Omphale est fort belle, et la
peinture n'est pas mauvaise; mais M'"'' de Warens était blonde, et
celle-ci est brune. N'importe, cette belle tête sourit, et son regard
éclaire encore les Charmettes comme un rayon du passé.
Cette première pièce, assez vaste, était la cuisine où l'on mangeait
et où l'on préparait sans doute les fameux élixirs.
Le petit salon où l'on passe immédiatement est aussi pauvre que
le reste, et il est charmant, on ne sait pourquoi. Est-ce parce qu'il
est un sanctuaire particulier où, après les soins de la journée, le
travail et la promenade, on se reposait dans une causerie plus in-
time et plus sérieuse? Là sans doute l'amie de Jean-Jacques ne
s'occupait que de lui, de son avenir, de ses études, de .ses projets,
de ses idées. Aucun nouveau-venu ne profanait le charme de leurs
entretiens. Là sans doute, assis le soir sur les marches qui des-
cendent au jardin, ils savouraient le bonheur poétique que Rous-
seau a si noblement et si purement décrit. Le souvenir des allans
et venans me gâte un peu la grande pièce. Le petit salon me repré-
sente mieux les jours que Rousseau a si bien racontés. Je croyais
retrouver le passage de ses yeux rêveurs sur les moindres détails
de la muraille; mais je l'ai surtout cherchée avec émotion, cette
trace, cette lueur magique, dans la suave et fière nature qui en-
tourait l'ermitage, dans le coteau ombragé, dans le hardi profil du
Nivolet, qui se découpait sur le ciel brillant et pur.
il n'a su décrire que beaucoup plus tard , mais certes il sentait
déjà profondément; il voyait ces tableaux enchanteurs dont il a dit
depuis : u Je revenais, en me promenant, par un assez grand tour,
occupé à considérer avec intérêt et volupté ces objets champêtres
dont j'étais environné, les seuls dont l'œil et le cœur ne se lassent
jamais. » Baignons-nous donc ici, artistes que nous sommes, dans
3Zli6 REVUE DES DEUX MONDES.
ce communisme de la pensée que les lois sociales ne poursuivent
ni ne créent, parce que c'est une loi humaine hors de toute atteinte
et de toute discussion. La beauté des choses, d'un prix plus rare que
leur utilité, est notre propriété à tous. Elle était ici avant Rousseau,
elle y est encore après lui. Il s'est rempli d'elle, et à son tour il l'a
remplie de lui. C'est ici que son âme habite encore en môme temps
qu'elle habite ailleurs; c'est ici qu'elle nous parle et nous entend.
J'ai parcouru dans tous les sens le jardin, la vigne et tout l'en-
clos jeté en pente au-dessus et au-dessous de la maison. Une lon-
gue treille,* renouvelée probablement, soutient du moins les mêmes
pampres qui ont couvert de leur ombre le géant de l'avenir, alors
si profondément ignoré du monde et de- lui-même. Le lierre qui
tapisse le pied des murs de la terrasse , les capillaires qui croissent
dans les pavés disjoints du perron, sont les mêmes qu'il a foulés.
Là où ces plantes fixent leurs racines, elles vivent des siècles, et la
maison était déjà vieille et probablement un peu décrépite quand
Rousseau l'habita. La pervenche y était aussi installée; la même
pervenche que lui fit observer M'"° de Warens pour la première fois
vit toujours le long du chemin et dans toutes les haies de l'enclos.
Les buissons taillés du petit parterre peuvent bien avoir été plantés
par lui. Leur souche de charmille est si vieille et leurs pousses si
drues qu'on se sert de ces haies comme de bancs. D'ailleurs, pour
qui connaît la persistance des plantes annuelles dans certains ter-
rains, il n'y a pas là un brin d'herbe qui ne puisse être en quelque
sorte le témoin de ces jours évanouis.
Ils eurent une grande importance dans la vie de Rousseau, ces
étés des Gharmettes. Il y connut son premier bonheur, non dans les
bras de cette excellente femme qui fut beaucoup trop la femme de
son temps et de son milieu d'aventuriers, mais dans les bras de la
nature toujours sainte qui purifie ses vrais amans de toute souillure
et les rachète de toute erreur. C'est là que le pauvre petit bohémien
fut initié à la douceur de cette vie de travail paisible et d'intimité
domestique qui fut dès lors l'aspiration et la recherche de toute sa
vie, son idéal toujours entier, jamais savouré, enfin son rêve rétro-
spectif, empoisonné par les amertumes de la réalité.
Il m'eût été doux de passer la journée seul dans cet ermitage
avec les amis qui étaient venus m'y rejoindre; mais ils s'éloignèrent
tandis que j'herborisais, et d'autres curieux arrivèrent. Je les évitai,
ils partirent bientôt; un seul resta et vint à moi. Je le connaissais
depuis peu. C'était M. ***, un catholique homme de bien, gourmé
dans ses principes malgré des vertus instinctives et naturelles qui
doivent le faire considérer, mais qu'on invoque vainement quand
ses préventions parlent.
A PROPOS DES CHARMETTES. 347
J'eusse mieux aimé ne pas le rencontrer là, car il me jeta forcé-
ment dans la discussion; c'était une fatalité devant laquelle je ne
pouvais, ni ne devais reculer. J'avais pourtant fait de mon mieux
pour ne pas aborder le sujet brûlant; mais comme il feuilletait un de
ces livrets où les voyageurs écrivent leurs noms et leurs pensées, je
remarquai que son honnête sourire devenait méchant et qu'une joie
cruelle faisait briller ses yeux paisibles.
— Ces pages sont, lui dis-je, pleines d'injures grossières ou de
blâmes stupides contre Rousseau. Je les ai parcourues avec dégoût
après avoir écrit moi-même quelques lignes sur la dernière page, et
vous pouvez voir que j'ai effacé ces lignes, trouvant que mon hom-
mage était sali par le contact de ces écritures. J'aurais dû même
effacer mon nom : ce n'est pas sur ce carnet malpropre qu'il faut
s'inscrire dans la demeure de Rousseau.
— Voilà précisément, répondit M. ***, l'incident qui me faisait
sourire. J'admire votre enthousiasme pour M. Rousseau, mais je ne
le partage pas.
— Je le sais de reste; ne parlons pas de lui, voulez-vous?
— Pourquoi donc? Parlons-en avec bonne foi. Vous le jugez avec
votre générosité plus qu'avec votre raison; mais souffrez que ma
générosité, à moi aussi, se redresse contre lui, et que je défende ma
conviction des charmes de votre magicien. Vous me direz en vain
qu'il est le plus éloquent des hommes; je vous répondrai qu'il en
est le plus pervers. 11 est pour moi ce spectre que les anciens appe-
laient Empuse, et qu'ils faisaient errer autour du Styx avec une
jambe d'airain et l'autre de fumier; il prenait continuellement une
forme nouvelle, et jamais deux personnes qui le regardaient en
même temps ne le voyaient sous la même figure. C'était l'emblème
de l'imagination déréglée qui ne saurait s'arrêter à aucune croyance
et qui d'un pied infernal traverse impunément la braise, tandis que
de son autre pied misérable elle épouse irrésistiblement la fange. Je
vois bien que ma dureté vous fâche; mais permettez-moi d'invoquer
un de vos principes, la démocratie des idées. Si peu de chose que
je sois, j'ai le droit et peut-être le devoir de juger au nom de la
vérité les plus grands et les plus illustres des hommes.
— Oui, repris-je, quand ces illustres se survivent dans l'insolence
d'un triomphe illégitime ou contestable; mais lorsque, durant leur
vie et longtemps après leur mort, ils sont poursuivis par des haines
aveugles, d'acres rancunes et des insultes lâches, on doit éprouver
le besoin d'accorder à leur tombe la part de respect ému et de pitié
sainte qui leur a été si cruellement déniée. Et vous-même, vous
souriez de plaisir devant les pages de ce livret! Elles vous amusent
donc, ces railleries obscènes, ces malédictions de tartufe ou ces ré-
Z!lS REVUE DES DEUX MONDES.
primandes de cuistre ! Et pourtant quel homme il faudrait être pour
se permettre de jeter la pierre à un tel pécheur! Jésus ne l'eût pa;3
fait, et il y a quelques centaines de crétins qui chaque année vien-
nent déposer ces ordures dans la maison des Charmettes! N'est-ce
pas là une révélation de cette existence atroce qui avait été faite à
Rousseau, et dont on ne lui a même pas accordé le droit de se
plaindre? N'a-t-on pas dit cent fois que cette prétendue persécution
était un rêve de son orgueil froissé, qu'il n'eût tenu qu'à lui d'avoir
d'excellens amis et une vie paisible, que la lapidation de Moutiers-
Travers était une hallucination complète? Les preuves existent pour-
tant. Vous n'ignorez pas qu'elles ont été recherchées et trouvées;
mais admettons qu'elles n'existent pas, et accordez-moi que l'équi-
valent est ici sous nos yeux. Supposez que Rousseau nous appa-
raisse là, revenant de la prière du matin qu'il faisait à travers
champs, avec ses vingt-quatre ans, sa maladie de langueur, la piété
sincère et la résignation philosophique qui le caractérisaient à cette
époque; montrez-lui ce torrent d'injures, et dites-lui : «Voilà ce
qu'on écrira ici au xix'' siècle et ce que des centaines de pèlerins si-
gneront sans sourciller dans ton oasis, et moi je trouve cela char-
mant ! » Pensez-vous que devant de tels outrages sa raison ne se fût
pas ébranlée, et son cœur à jamais aigri.^ Eh bien! ce sont là les
pierres de Moutiers-Travers qui l'ont poursuivi dès le jour où il a
été célèbre, voilà les insultes des passans, voilà les calomnies atroces
dont il fut l'objet, voilà le vrai et le rêvé de sa douleur, voilà les
chiens lancés contre lui pour le faire tomber sanglant et meurtri
sur le pavé, voilà le haro d'une cabale hypocrite et lâche, résolue à
le rendre fou, et furieuse de n'avoir pu le rendre vil ou méchant.
Cette grande cabale n'est pas morte, vous le voyez bien : elle tra-
vaille toujours contre celui que Dieu avait purifié, retrempé et ab-
sous.
— Mais je ne sais où vous voyez tant d'injures, reprit M. *** rail-
leur; il y a dans ces livrets une foule d'hommages rendus par des
ouvriers démocrates et socialistes...
— Qui s'expriment mal et qui ont pourtant bien fait de protester;
mais, à voir combien ces gens-là savent peu dire ce qu'ils sentent, il
est évident que le jour est encore loin où Rousseau sera fortement
et utilement défendu par eux. Le voilà, cent ans après l'apparition
de ses plus beaux écrits, à peu près inconnu aux masses et vilipendé
par la plupart des gens qui l'ont lu. Eh bien! cela me révolte, et
j'éprouve le besoin de crier à la première personne que je rencon-
trerai ici : Otez votre chapeau, essuyez vos pieds, et n'ajoutez pas
un mot à votre signature. Vous n'êtes ici ni à Ferney ni à Coppet;
le carnet ne vous est pas présenté par des laquais en poudre et en
A PROPOS DES CHARMETTES. 3/19
livrée. Yous êtes dans une chaumière, et une pauvre femme vous
présente une espèce de livre de ciusine où chacun se croit permis
de déposer des outrages ou des gaudrioles. Pourquoi? Parce que
Jean -Jacques se survit dans sa pauvreté, et que la pauvreté est
généralement méprisée, et souvent par le pauvre lui-même. Ah!
c'est que la pauvreté n'est pas vertu pour tout le monde! Elle le fut
pour lui, qui, le premier parmi les gens de lettres sortis de la plèbe,
ne voulut être le valet d'aucun grand seigneur, le courtisan d'aucun
prince. Possédé d'un véritable amour de la liberté, il ne voulut pas
être l'amusement des oisifs et l'esclave du monde; il ne voulut flat-
ter aucun pouvoir, et il osa braver les prêtres, avec lesquels Voltaire
savait jouer au plus fin. Voilà son grand crime, allez! Soumis au
clergé, il eût pu être plus coupable qu'il ne l'a été, et le clergé
béatifierait aujourd'hui l'homme de talent dévoué à sa cause. N'a-
vez-vous pas des défenseurs de l'église bien autrement violens que
Rousseau? Ces saints-là n'attaquent-ils pas les personnes? N'en-
trent-ils pas, l'injure et la calomnie à la bouche, dans la vie privée?
S'ils n'ont pas l'esprit de Voltaire, ils en ont le cynisme, et s'ils
n'ont pas le génie de Jean-Jacques, ils en ont la colère; mais ils
sont orthodoxes, à ce qu'on dit, chrétiens bien que dénonciateurs,
serviteurs du Christ bien que furieux, vindicatifs et dévorés de
haine. Le scepticisme du jour en rit, l'égoïsme les redoute, la couar-
dise les ménage, l'église les bénit et les protège, le pape les em-
brasse. Qui oserait écrire d'eux ce que tous les jours ils écrivent de
Rousseau, de Molière et des plus grands hommes? Aussi grandis-
sent-ils en impunité comme en impudence, et, tandis que le monde
retentit de leurs déclamations épileptiques , les petits cuistres dont
la peur a fait leurs affiliés honteux poursuivent les grands hommes
jusque dans la chaumière où ils ont vécu quelques jours. S'ils l'o-
saient, ils déterreraient leurs ossemens pour les traîner aux gémo-
nies! Et voilà ce que l'on appelle le retour à la croyance, le triomphe
de la religion !
— Je ne vous sais pas mauvais gré de votre emportement, ré-
pondit M. ***, parce que je n'ai garde de défendre les msulteurs de
profession qui se vantent d'être bénis et embrassés par le pape! Le
pape ne les lit pas, ou bien, dans le trouble de sa situation, il ne
distingue pas toujours ceux qui servent l'église de ceux qui la com-
promettent. Ne vous en prenez pas à l'église de ces misères de dé-
tail. Le pape n'est pas infaillible dans les choses de la vie privée,
ce serait même une monstrueuse hérésie que de le croire tel quand
il agit comme homme sujet à l'erreur. Je ne défends pas davantage
ceux qui viennent ici pour cracher sur une tombe. Je ne suivrai
certainement pas leur exemple; mais laissez-moi vous dire que
350 KEVUE DES DEUX MONDES.
Jean-Jacques Rousseau fut une erreur de la nature, et que je ne
respecte en lui que ses malheurs. Je respecte de même, et ni plus
ni moins, la besace du pauvre et les plaies du blessé. Je ne puis
injurier ni mépriser les misérables, et je ne leur demande pas s'ils
le sont par leur faute; mais n'exigez pas qu'en leur tendant une main
secourable je baise au front la lèpre de leur péché. Rousseau, doué
d'un si beau génie, était l'homme le plus faible et le plus infirme
d'esprit qu'il y eût. Souillé d'instincts honteux et de fautes mépri-
sables, que l'on eût bien pu ignorer, il a rendu hommage au besoin
de la confession en prenant le monde pour confesseur. Le monde l'a
trahi, car le monde est sans pitié et sans entrailles. L'église n'a
donc point à détester et à maudire ce pécheur dont l'opinion a fait
prompte et cruelle justice. Elle voit en lui un malheureux insensé
qui proclame la gloire de Dieu en dépit de lui-même. Oui, cet
homme qui cherche Dieu sans pouvoir le trouver, ce pénitent qui
dédaigne et repousse le prêtre, mais qui, perdu de honte et de re-
mords, se confesse à l'univers et meurt désespéré en voyant que
l'univers le condamne, est un trophée que met à nos pieds la philo-
sophie. Qu'eût-il fallu pour sauver ce grand esprit abandonné à la
dérive? Un ami, un confesseur qui l'eût réconcilié avec lui-même
en lui inspirant le véritable repentir. Ah ! que l'expiation eût été
plus douce, seul à seul aux pieds du Christ, avec ce prêtre priant et
pleurant avec lui ! comme cela eût été simple, édifiant et facile, au
prix de cet aveu public qui l'a plongé dans une éternelle honte
et dans les atroces douleurs qui conduisent au suicide! Oui, je di-
rai avec vous : Pauvre Jean-Jacques! Je le plains réellement, ne
me demandez pas de l'aimer. Il a trop d'orgueil. Et ce n'est même
pas de l'orgueil, c'est de la vanité. Il eût peut-être consenti à reve-
nir à la véritable église et à plier les genoux devant un prêtre, s'il
eût compris que ce médecin de l'âme avait la puissance de le guérir;
mais qu'eût dit ce monde de libertins et d'athées que Rousseau fei-
gnait de mépriser, et qu'il voulait éblouir par un trait d'audace
inouie? Une obscure et discrète conversion eût fait rire tous ces
beaux messieurs ! II. fallait les étonner par un acte de courage in-
sensé. Et que fait-il dans son délire déplorable? Il relève les pans
de sa robe d'Arménien, montre sa nudité honteuse et triomphe
parce qu'il a fait rougir les passans! On lui jette des pierres, et il
s'en étonne; on le laisse seul, et il pleure; on le blâme, il s'indigne
et se tue ! Vous voyez bien que cet homme est fou et qu'il ne peut
porter aucune atteinte à la vérité religieuse.
— Certes, répondis-je, il est plus commode de se confesser en
secret qu'en public. Les premiers chrétiens n'en jugèrent pas ainsi
pourtant : ils se confessaient tout haut à la porte du temple; mais,
A PROPOS DES CHARMETTES. 351
sans vouloir discuter avec vous sur les sacremeus, laissez-moi vous
dire que la vérité divine éclairait Rousseau plus qu'aucun prêtre ca-
tholique ou protestant de son époque. Dans ce temps où la notion
de Dieu s'était entièrement noyée dans les dogmes religieux et dans
les dogmes philosophiques, la profession de foi du vicaire savoyard
était encore l'élan le plus spiritualiste qu'il y eiit. Certes elle ne
nous satisfait pas aujourd'hui; mais elle ouvrit l'ère d'un retour à
la foi par la raison. Passons : ce n'est point là ce que vous voudrez
admettre. Je vous dirai seulement que vous ne persuaderez jamais à
un esprit juste que Rousseau ait écrit sous l'empire de la démence.
Non, Rousseau malade n'était pas plus fou que Napoléon n'était épi-
lepliique. Celui-ci a pu éprouver les violens phénomènes d'un mal
inconnu, propre à son organisation exceptionnelle, sans que l'étjui-
libre de ses facultés, un moment troublé, en ait été altéré. Chez
Rousseau, un mal physique, que la science a beaucoup et vainement
cherché à définir et à qualifier après coup, a parfois violemment
ébranlé la raison sans la détruire. Dire que Rousseau était fou,
quand même il serait prouvé qu'il est mort fou et par le suicide,
c'est accréditer une erreur, je dirai plus, un mensonge qui tend à
neutraliser l'influence de son génie. Il a eu des accès d'exaltation
maladive, comme Napoléon a eu des crises de nerfs terribles. Chez
celui-ci, ces cri.ses, provoquées par les efforts d'une volonté im-
mense aux prises avec des événemens d'une fatalité prodigieuse,
n'ont peut-être pas été étrangères à son abdication, si tôt révoquée,
et à ces hésitations dont l'esprit clérical de 1816 lui a fait de si
monstrueux parjures; car, soit dit en passant, si l'illustre captif de
l'île d'Elbe fût revenu incognito en France à cette époque, il s'y se-
rait vu si salement vilipendé qu'il eût peut-être pris, comme Rous-
seau, la société en horreur et l'humanité en dégoût. Qui sait si alors
l'esprit le plus lucide et le plus puissant du siècle n'eût point été
atteint et détérioré beaucoup plus que ne le fut celui de Jean-Jac-
ques dans ses dernières années ? Admettez donc que les plus grands
hommes sont généralement voués à la plus terrible destinée, et qu'il
n'y a point à s'étonner si la raison de plusieurs y a succombé entiè-
rement : le Tasse, Pascal, et tant d'autres ont réjoui le vulgaire du
spectacle de leurs jours de démence, car le vulgaire aime à voir
tomber les riches dans la misère, les rois dans l'exil et les grands
esprits dans le désespoir. C'est par là qu'il se console de n'être ni
intelligent ni puissant, et tout échafaud dressé pour le crime ou pour
la vertu trouve une foule qui applaudit le bourreau et insulte la
victime. Pour moi, il m'importe peu que Rousseau ait exagéré la
persécution dont il fut l'objet. Cette persécution exista, puisqu'elle
existe encore et qu'elle se ravive, chose bien significative à mes
yeux, dans les temps de réaction et d'hypocrisie.
35'2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Alors vous excusez et pardonnez tout, même ce qu'il nous a
appris des choses qui se sont passées ici, aux Charmettes?
' — Je vous demanderai d'abord si les Confessions, qui n'ont été
publiées qu'après la mort de Rousseau, et qui par conséquent ne
sont pas la cause du scandale provoqué autour de lui de son vivant,
comme vous le disiez tout à l'heure, étaient un livre terminé, entiè-
rement revu et corrigé, enfin prêt à paraître tel qu'il a paru. Vous
dites oui? Moi je crois que, si Rousseau eût vécu quelques jours de
plus et qu'une éclaircie de soleil se fût faite dans son âme irritée,
il eût sans doute retranché de ses mémoires des détails inutiles,
des plaintes injustes, des reproches exagérés; mais admettons que
je me trompe, et qu'il ait cru à l'utilité de cette publication sans
retouche, montrez-moi dans la bibliothèque de l'esprit humain une
œuvre de quelque importance qui ne révèle pas les infirmités, les
déviations, les entraînemens, les erreurs de bonne ou de mauvaise
foi des plus beaux génies. Si, comme je le crois, vous êtes un
catholique réellement orthodoxe, vous en trouveriez à chaque pas
dans les pères de l'église. Et ne discutez-vous pas encore l'ortho-
doxie de plusieurs d'entre eux? Dans les textes les plus sacrés,
n'êtes-vous pas forcé d'interpréter pour admettre ? Vos plus grands
saints n'ont-ils pas été les plus grands pécheurs avant d'être tou-
chés par la grâce ? Et croyez-vous les insulter quand vous proclamez
les vices et les crimes dont leur conversion les a rachetés à vos
yeux? Permettez-nous donc d'avoir aussi nos saints, nos martyrs,
hommes et pécheurs comme les vôtres, et, comme les vôtres, ra-
chetés par la grâce divine, qui agit en eux de concert avec leur
propre virtualité pour les éclairer, les purifier par conséquent. La lu-
mière purifie. Que m'importe que Rousseau se soit trompé en pla-
çant son idéal dans la vie érémitique? Vos pères du désert ne trai-
taient pas mieux la vie sociale. Vous lui reprochez d'avoir raconté
certains faits avec cynisme? Vous dites que son imagination dé-
pravée s'est complu à ces tableaux révoltans? Je vous dis et je vous
jure que non, moi, et l'horrible scène de l'hospice de Turin, où les
prêtres lui surent si mauvais gré de son indignation , est une san-
glante révélation de faits immondes dont il a eu le devoir de re-
tracer la laideur, parce que ces prêtres les excusaient et les tolé-
raient en souriant.
— Je vous accorde que les plus grands pécheurs peuvent deve-
nir les plus grands saints; mais les fautes des mauvais chrétiens ne
rachètent point celles des mauvais philosophes, et ceux-ci peuvent
être de grands pécheurs sans devenir saints, à quelque degré que
ce soit.
— Les fautes des mauvais chrétiens, c'est-à-dire les vices de
l'hypocrisie, sont sans excuse, et vous ne pouvez pas les faire mar-
A PROPOS DES CHARMETTES. 353
cher de pair avec les emportemens de franchise du philosophe ca-
lomnié et persécuté. Les premiers font le mal sous le manteau de la
vertu; on croit en eux, on les respecte, le peuple baise leurs san-
dales, les femmes leur confient leurs plus intimes pensées. Leur vie
est en secret une jouissance raffinée, en public un triomphe de tous
les instans. Pourtant ces gens insultent et condamnent. Du haut de
la chaire, ils tonnent contre les idées et les personnes, ils excommu-
nient avec les plus hideuses formules de la malédiction, ils dévouent
les âmes à l'enfer, car leur vengeance ne s'arrête pas au seuil de la
vie : il faut l'éternité pour l'assouvir. Les tortures de l'inquisition
n'étaient rien, il fallait bien inventer celles de l'enfer; la clémence
de Dieu ne se pouvait souffrir. Voilà les mauvais chrétiens : ils
sont faciles à qualifier; mais vous ne pouvez appeler mauvais phi-
losophe l'homme qui, cité à toute heure de sa vie au tribunal de
l'opinion publique, défend sa vie et la confesse publiquement pour
obtenir une sentence équitable , pas plus que vous ne pouvez refu-
ser à celui qui comparaît devant les tribunaux le droit de défendre
son innocence. Rousseau n'était-il pas condamné et banni pour
avoir écrit VEmile? N'était-il pas également repoussé par les pro-
testans, et forcé d'errer et de fuir comme un coupable? Avait-il
rêvé cette persécution exercée contre lui par une monarchie et
une république, cet anathème lancé par les deux églises? Et quand
il se retranchait contre l'intolérance dans une humble solitude,
cherchant un village, une chaumière, l'oubli et le repos, les vérita-
bles mauvais philosophes, les Grimm et consorts, ne publiaient-
ils pas contre lui des attaques plus perfides encore que celles de
la gent dévote de Suisse et de France ? Quel est donc ce parti-pris
de nier la conspiration contre Rousseau? Est-ce que les preuves
n'existent pas? Est-ce que pour lui seul l'histoire ne prouve rien?
Est-ce que lui seul, entre tous les hommes, était privé du droit
de se disculper et de se faire connaître? Sa gloire a tellement
obscurci les petites réputations de son temps, que l'on connaît
beaucoup plus aujourd'hui sa défense que leurs attaques, et voilà
pourquoi de bons esprits comme le vôtre se persuadent que les
Confessions sont un acte de vanité personnelle en réponse à des
insultes imaginaires. Eh bien ! voilà ce que peuvent nier formelle-
ment, et les preuves en main, ceux qui ont pris la peine d'étudier
la vie de Rousseau et celle de ses contemporains. S'il a raconté les
fautes de M'"'" de Warens, c'est qu'on l'accusait d'ingratitude envers
elle, et que les uns en faisaient une sainte victime délaissée, les
autres une prostituée hypocrite. 11 est certain que sans les Confes-
sions elle serait fort oubliée et peut-être inconnue aujourd'hui; mais
les vivans ne se rendent pas un compte exact des chances que cour-
TOME XLVUI. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
ront leur mémoire et celle de leurs amis ou ennemis dans l'avenir.
Rousseau a dû se dire : « Ma bienfaitrice sera méconnue à cause de
moi, comme je suis calomnié à cause d'elle. Je dirai donc ce qui a
été, ce qu'elle fut, ce que j'étais. Je dirai tout. Cette femme avait
mille grandes qualités pour racheter un seul vice; elle gagnera à
mon récit tout ce que mon silence lui ferait perdre. » Et ce vice
même qu'il avoue, il l'atténue avec une puissance d'analyse et une
recherche d'examen vraiment admirables. Il montre qu'elle n'était
réellement pas vicieuse, mais plutôt folle de sang-froid, égarée par
un sophisme fort répandu à cette époque, sophisme funeste qui avait
détruit en elle, comme chez tant d'autres plus haut placées, le sens
moral de l'amour. Claude Anet est devenu si vague dans les souve-
nirs de la localité, que quelques personnes ont révoqué en doute
son existence. Rousseau ne pouvait prévoir que leur vie des Char-
mettes s'effacerait ainsi. On avait trahi tous les secrets qu'il avait
confiés. Il dut penser que celui-là deviendrait la risée de ses enne-
mis, il le dévoila, mais en quels termes pénétrés d'affection et pé-
nétrans de vérité! Comme il nous a fait aimer et respecter cette
humble figure du serviteur devenu le maître de la maison par la
force de son intelligence et la dignité de son caractère ! Certes dans
cette étrange association il y avait trois coupables; mais comme on
voit bien qu'il n'y avait qu'un corrupteur entre deux hommes
chastes et sincèi'es, et que ce corrupteur, c'était le fatal sophisme
de M'"*" de Warens! Et comme. la véritable affection de ces deux
hommes l'un pour l'autre est un hommage rendu à M'"® de Warens
elle-même, k ce qu'il y avait en elle de vertus viriles, puisque son
impudeur ne la leur rendait ni moins chère ni moins respectal^ie !
Ceci d'ailleurs se passait à l'époque la plus corrompue qui fut ja-
mais. Quelle délicatesse de sentimens chez Rousseau, et quelle saine
appréciation de l'amour vrai dans le récit de cette honte et de cette
douleur de sa jeunesse! Comme ses larmes éperdues et comme
l'austère silence de Claude Anet protestent contre la contagion du
siècle dont M'"'' de Warens était la proie! Tenez, nous appartenons
à une époque dont les mœurs sont encore pires peut-être, mais dont
les principes sont meilleurs : eh bien ! je vous réponds qu'au nombre
des leçons qui ont aidé les hommes de bien à surnager sur l'abîme
du mal depuis cinquante ans, le récit de Jean-Jacques est une des
plus saisissantes, tant il est vrai que Jean-Jacques, à travers les
plus tristes réalités de sa vie, est toujours l'apôtre le plus sincère et
le plus éloquent de l'idéal.
— Vous plaidez avec chaleur, et vous m'obligez à vous céder
sans être convaincu, parce que je ne veux pas plus que vous trans-
porter notre discussion sur le terrain d'une controverse religieuse;
mais il est des principes qui deviennent généraux et absolus à force
A PROPOS DES ClIARMETTES. 355
d'être au-dessus de toute discussion, les devoirs de la paternité par
exemple. Je suis curieux, je l'avoue, de voir comment votre philoso-
phie disculpera M. Rousseau sur ce point.
— Non, monsieur, répondis-je, je ne l'essaierai pas, et nulle
douleur ne m'est plus sensible que cette tache dans la vie d'un
maître que je chéris. Il n'y aurait qu'an moyen de justifier Rous-
seau, ce serait de nier le fait, et qui sait si ce sera toujours im-
possible? Le temps amène bien des révélations, et la conspiration
encore si agissante et si puissante contre lui me défend de le con-
damner sur ce fait terrible, tant qu'elle subsistera. Qui sait s'il
n'existe pas quelque part des preuves que l'on ne veut pas ou que
l'on n'ose pas produire, parce qu'elles excuseraient jusqu'à un cer-
tain point sa conduite?
— J'avoue que je ne comprends pas votre espérance.
— Eh bien! supposez que ces enfans mis à l'hôpital ne fussent
pas les enfans de Rousseau, ou que du moins il eût de fortes rai-
sons pour douter de la fidélité de Thérèse. Thérèse, telle qu'il nous
la dépeint, était une bonne créature, mais d'une faiblesse d'esprit
et de caractère qui paralysait à toute heure sa conscience et son
dévouement. Elle le laissait dépouiller par M'"® Levasseur, elle s'en-
nuyait avec lui, elle ne le comprenait pas, elle entretenait par sa
mère des relations avec ses ennemis. Voilà ce que Rousseau avoue,
moins avec l'intention de s'en plaindre qu'avec celle d'atténuer ses
torts et de la réhabiliter. Il fait évidemment pour elle ce qu'il a fait
pour M'"*^ de Warens; mais tous les contemporains ont parlé bien
autrement de Thérèse. Ils disent qu'elle a été l'instrument de son
malheur, qu'elle l'a brouillé avec tous ses amis, qu'elle aimait le
vin, qu'elle avait de très mauvaises mœurs, enfin que Rousseau s'est
tué parce qu'il l'avait surprise avec un laquais. Il m'en coûte de
les croire. Rousseau a un si grand art pour faire aimer ceux qu'il
défend, que je m'habituerais volontiers à voir son ange gardien
dans cette garde-malade fidèle et dévouée qu'il nous montre parta-
geant sa misère, sa vie errante et ses douleurs; mais en ne prenant
que la moitié du blâme et de l'éloge dont elle est l'objet, je ne vois
rien d'impossible à ce qu'une personne si ennuyée, si peu intelli-
gente, si mal conseillée, d'un caractère si faible et si peu digne à
beaucoup d'égards, ait eu les mœurs de M'"" de Warens. C'est de
l'avilissement où se jetait cette dernière qu'il faut s'étonner; quant
à Thérèse, rien ne paraîtrait moins surprenant. Rousseau ne fut pas
son premier amour : qui pourrait affirmer qu'd fut le dernier?
— Et vous croyez que Rousseau, qui dévoilait si hardiment les
turpitudes des autres pour atténuer ou pour faire accepter les
siennes propres, aurait subi la réprobation générale plutôt que d'ac-
cuser Thérèse?
356 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, je le crois. Deux motifs puissans pouvaient le condamner
au silence. D'abord le besoin extrême que vieux, infirme, pauvre
et abandonné, il avait des soins et de la compagnie de cette femme
enfin rivée à son existence après tant de petites lâchetés commises
pour le délaisser ou le dominer entièrement...
— Permettez-moi de vous interrompre pour vous dire que ce mo-
tif du silence de Jean-Jacques serait une plus grande lâcheté que
toutes celles de Thérèse. Les motifs qu'il donne à son crime sont
infâmes dans la bouche d'un homme qui proclame l'amour et le
culte de la vertu. Quoi! les mauvais conseils et les mauvais propos
d'une table d'hôte? l'impunité du libertinage? l'exemple des mé-
chans esprits qu'il avait le tort de fréquenter? Pouvez-vous accepter
de pareilles excuses? Et tous ces raisonnemens tirés de Fégoïsme
ou de la couardise morale, de la crainte de manquer de pain pour
nourrir ses enfans, ou de caractère pour les diriger, pensez-vous
qu'il y ait là de quoi autoriser l'horrible exemple qu'il ne craint
pas de donner à tous les hommes qui manquent de fortune ou d'é-
nergie? Il y aurait alors quelque chose de plus simple à faire, ce
serait de tuer, comme font les Chinois, tous les enfans contrefaits
ou qu'on n'a pas le moyen de nourrir, sous prétexte que la vie du
pauvre et de l'infirme est malheureuse, et que la mort est un grand
bien pour ceux qui entrent dans la vie sans vigueur, sans protection
et sans patrimoine.
— A votre tour, monsieur, vous plaidez avec chaleur, et moi je
ne fais pas de réserves en vous donnant raison. Si P»ousseau n'a pas
cru être le père des enfans de Thérèse, il a été pT-esque aussi cou-
pable de ne pas le dire qu'il l'eût été en les abandorinant sans cette
excuse. 11 devait à sa réputation, qui intéresse au plus haut point la
cause de la philosophie et par conséquent celle du genre humain,
de se disculper comj)létement, dût Thérèse l'abandonner mourant
à toutes les horreurs de la solitude. Nous arrivons donc, par un
chemin imprévu, à nous entendre, vous et moi, sur le devoir qui
était imposé à Rousseau de plaider sa cause à tout prix ; car vous
semblez reconnaître qu'un si grand talent et une gloire si haute ne
devaient pas se laisser flétrir, et nous voici d'accord sur la légiti-
mité, l'autorité et même l'utilité de ses Confessions.
— J'ai raisonné à votre point de vue; mais que devient, je vous
prie, l'autorité des Confessions, si le- plus grand crime reproché à
votre philosophe s'y trouve faussement avoué par lui?
— Je vous répondrai que la justice civile et religieuse de vos
pères arrachait beaucoup de faux aveux par la torture, et que la vie
de Piousseau fut une torture morale sans exemple; mais je répondrai
encore mieux en invoquant un autre motif de son silence, et ce se-
cond motif, vous ne m'avez pas encore permis de l'énoncer.
A PROPOS DES GIIAUMliTTES. 357
— Je vous écoute avec attention.
— Eh bien ! ce motif que je serais très porté à admettre et que
je préférerais infiniment, c'est la générosité de Rousseau. Ce mot
vous fait sourire, parce que vous persistez à voir en lui le type de la
susceptibilité, de la rancune et de la misanthropie. Je vous répon-
drai que le caractère de Rousseau est très compliqué, agité sans
cesse par les orages intérieurs et toujours porté aux réactions ex-
trêmes. Chaque page de ses Confessions le prouve, et, bien qu'ar-
rangé et médité, ce livre porte la vive empreinte des entraînemens
de son cœur et de sa pensée. Il s'y explique lui-même avec soin;
il s'y révèle malgré lui beaucoup plus. A tout instant, on le voit
se sacrifier pour les autres et céder à des enthousiasmes chevale-
resques qui donnent des armes contre lui. Je vous en citerais bien
des exemples; mais cette discussion a été assez longue, et je ne
veux plus qu'invoquer votre bonne foi et vous inviter à juger sans
prévention les côtés saillans de son malheureux caractère. Ces côtés
sont justement les deux tendances les plus opposées : l'irritabilité
soupçonneuse sans trêve et la mansuétude inépuisable. Pour ne
parler que de Thérèse, toute la vie de Rousseau est en même temps
une méfiance d'elle (trop fondée peut-être!) et une affection réelle
avec tous les attendrissemens de la reconnaissance. Si tous les en-
nemis de Jean-Jacques fussent revenus à lui tant soit peu, je ne
doute pas que, poussant l'oubli et le pardon jusqu'à l'excès, ce bru-
tal, si sensible à la moindre marque de sollicitude ou de repentir,
n'eût parlé d'eux avec enthousiasme. 11 les eût fardés avec une
bonne foi sans égale, comme il l'a fait pour Sophie, coquette ou
infidèle, imprudente à coup sûr, et lui infligeant de cruelles souf-
frances ou la nécessité de se laisser accuser pour ne pas la trahir. Il
ne lui reproche pourtant rien; loin de là, il persiste à en faire un
ange. Combien peu d'hommes, raillés et blâmés comme il le fut à
cause d'elle dans ce monde de beaux esprits qui était tout dans ce
temps-là, fussent restés fidèles et discrets! Dans cette mansuétude
de Rousseau est tout le fond de son âme, tout ce qu'elle avait de
sain et de vraiment grand, même dans le désespoir. Ce désespoir a
dû être plus profond encore quand il s'est vu accusé d'être un père
dénaturé; mais, pour se laver du reproche, il eût fallu dévouer
Thérèse au mépris public, et Rousseau s'est sacrifié. Le terrible
courage qu'il avait eu jusque-là pour tout dire l'a abandonné. Sa
liaison avec elle était devenue plus sérieuse avec le temps ; beau-
coup de soins rendus et de malheurs partagés la lui avaient rendue
chère, respectable jusqu'à un certain point. Peut-être aussi, croyant
l'avoir purifiée par ses enseignemens et le partage de ses épreuves,
frémissait-il à l'idée de s'être trompé autrefois sur son compte.
Peut-être en était-il venu à se dire : Ces enfans que j'ai méconnus
358 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient les miens! De là des remords et des regrets qu'il avoue. Et
s'il est vrai, comme on l'a aiïii-mé, qu'il se soit donné la mort et
que son suicide ait eu pour cause une dernière infidélité de Thérèse,
il y a quelque chose de grand encore dans l'égarement de sa fu-
neste résolution. Il voit que toute sa vie de pardon ou de répara-
tion envers cette femme a été une illusion déplorable, qu'il ne lui
est plus possible de vivre avec elle sans la mépriser, qu'il lui a en
vain sacrifié son repos et son honneur, qu'il va emporter dans la
tombe une tache ineifaçable... Il embrasse Thérèse et meurt sans se
rétracter. Voilà Rousseau tel que je le conçois...
— Tel que vous l'arrangez...
— Et tel que nul ne peut me prouver pourtant qu'il n'ait pas été.
— En résumé, vous le laissez blanc comme neige à l'idolâtrie de
la postérité.
— Non, monsieur, je n'approuve entièrement Rousseau dans
aucun de ces partis extrêmes qui le caractérisent. Je crois qu'il s'est
suicidé toute sa vie pour céder au besoin que son cœur éprouvait
de réparer les erreurs de son imagination ou les emportemens de
son caractère. Je crois qu'il n'a jamais su ni aimer ni haïr, parce
qu'il a trop vivement subi le ressentiment et la tendresse, le soupçon
et la confiance. Il a combattu la fatalité de son organisation sans
pouvoir la vaincre. Je crois qu'il a manqué de force physique et de
courage moral au bout de la lutte, et que l'infortuné, après avoir
trop passionnément défendu sa cause, l'a trop abandonnée. Ce qui
a pu lui donner le change à sa dernière heure, c'est qu'il s'est senti
emporté par cette fièvre qui lui faisait chercher le sublime. Pardon-
ner trop et s'immoler follement, tout a été là pour lui en ce moment
suprême. Je trouve donc à reprendre à sa vie et à sa mort, à ses
ouvrages et à son caractère. On ne lui a pas reproché sans raison le
paradoxe à certains égards et l'orgueil exigeant en certaines occa-
sions. Rousseau appartient à la critique, et sera toujours le digne
objet de son examen sévère et impartial. Il nous appartient, à tous
tant que nous sommes, de l'interroger et de le discuter; mais je
crois que certains incidens de cette vie privée, dont on a fait tant de
bruit et qui l'ont tant préoccupé lui-même, devraient être voilés
jusqu'à nouvel ordre. Les temps ne sont pas accomplis, Rousseau
n'est pas jugé. Il est trop près de nous, son souvenir est encore trop
lié à nos propres orages pour que nous puissions équitablement
l'absoudre sans réserve ou le condamner sans appel. Il y a bien
d'autres morts illustres dont le procès n'est pas jugé et ne le sera
peut-être jamais, entre autres Jean-Raptiste Rousseau, contempo-
rain de Jean-Jacques, qui mourut en protestant au nom du Christ
contre la calomnie. La postérité se fait juste comme Dieu dans les
âmes justes, c'est-à-dire qu'elle efface ce qui l'empêcherait de par-
A PROPOS DES CHARMETTES. 359
donner. Si Dieu absout le mal en connaissance de cause, que doit
faire l'homme quand il ne peut lever le voile de la vérité? Il doit
rejeter comme nul tout ce qui n'est pas prouvé, si l'œuvre laissée
par l'accusé est bonne et belle, et témoigne de la pureté de ses in-
tentions. Voilà du reste ce que fait l'histoire à mesure qu'elle re-
garde plus loin en arrière. Elle absout l'homme qui a pu blesser ses
contemporains, en faveur du bienfait dont son œuvre a doté l'a-
venir...
Je n'ai point persuadé M. ***, et je n'avais pas un instant espéré
que je le persuaderais. Rousseau n'est pas une gloire littéraire seu-
lement, mais sa philosophie n'est pas non plus une doctrine parti-
culière. Elle ne constitue pas un ensemble et un accord de notions
sociales et religieuses dont on puisse se dire aujourd'hui l'apôtre et
le vulgarisateur. Ce qui caractérise Rousseau, c'est d'être un esprit,
non pas l'esprit d'un siècle, mais l'esprit qui répond à certaines as-
pirations d'une série de siècles, et pour ceux qui repoussent et con-
damnent ces aspirations Rousseau n'existe pas. Il n'est à leurs yeux
qu'un brillant écrivain, un cerveau rebelle à la coutume, un critique
hautain, un misanthrope, un poète et un artiste. Il y a certainement
de tout cela en lui, mais il y a encore autre chose qui fait concourir
à un but immense toutes les forces et toutes les faiblesses de l'homme.
Il y a un idéal d'indépendance et de sincérité religieuse et humaine
qui attaque et secoue profondément le vieux édifice du droit divin.
Au milieu de cette phalange d'esprits si variés et si spontanés qui
ébranle le xv!!!*" siècle, ce n'est pas par l'instrument d'un dogma-
tisme bien puissant que Rousseau travaille. Ce dogmatisme, qui aura
son jour d'essai durant la grande crise révolutionnaire, se traduira
précisément sous des formes d'épuration violentes que l'âme sen-
sible de Rousseau eût répudiées avec horreur. S'il eût vécu jusqu'à
cette crise, il eût péri sur l'échafaud en protestant contre cette ap-
plication de ses principes; mais ce que Rousseau eût gardé jusque
sur l'échafaud et ce qu'il nous laisse pour toujours, c'est la haine
de l'intolérance et de l'hypocrisie. Voilà pourquoi l'intolérance pour-
suit et insulte Rousseau tout autant que Voltaire; voilà pourquoi Vol-
taire et Rousseau, si différens l'un de l'autre, nous sont également
sacrés. On peut même dire qu'ils nous sont également chers, en ce
sens que l'œuvre de chacun d'eux répond aux diverses tendances
de nos organisations, et que l'émotion de l'un corrige admirable-
ment ce que le bon sens de l'autre pourrait avoir de trop amer ou
de trop léger.
Quant à M. ***, mon contradicteur, il n'est point un hypocrite;
mais sa foi l'oblige à voir dans les philosophes du dernier siècle des
ennemis de l'ordre, des torches d'incendie, des suppôts de Satan. Je
suis retourné aux Charmettes avec un ami plus bienveillant; c'était
360
REVUE DES DEUX MONDES.
pour nous un plaisir tout naïf de passer la matinée dans ces cham-
bres et dans ce jardin si pauvres. Nous y étions comme ces enfans
du peuple qui aiment h s'asseoir sur les fauteuils des princes et à
promener leurs doigts sur la dorure des lambris. Nous étions con-
tens de ne rien dire de Jean-Jacques et de nous intéresser à tous les
détails de l'habitation, à toute la physionomie du pays environnant.
C'était vivre un moment de la vie dont il avait vécu et boire à cette
source de poésie que la nature tient toujours pleine et limpide pour
qui la cherche sans désir impie de la troubler en y jetant des
pierres. ,
Comme nous revenions à Chambéry, mon compagnon de voyage,
qui avait entendu la fin de ma conversation de la veille avec M. ***,
me demanda si je pensais vraiment que Rousseau ne fût pas le père
des enfans de Thérèse. Je lui répondis que je ne pensais rien à cet
égard, puisque je manquais absolument de certitude.
— Mais enfin, reprit-il, où avez-vous pris cette idée qui a été un
de vos moyens de défense? Comment n'est-elle venue sérieusement
à aucun de ceux qui ont été les contemporains du philosophe?
— Elle leur est venue très sérieusement, et c'est parce que je la
leur ai entendu exprimer que je l'ai eue souvent sans oser m'y ar-
rêter. Mon grand-père était ce Dupin de Francueil dont Rousseau
fut longtemps l'ami. Plus tard, Rousseau méconnut son alfection, et
ne revint à lui que de loin en loin. C'est Thérèse qui amena la mé-
fiance, afin d'empêcher certaines explications. Elle était venue sou-
vent demander des secours à M. Dupin pour le philosophe. M. Dupin
n'avait jamais refusé, jamais hésité; mais ces secours, Thérèse en
disposait pour elle-même ou pour son indigne famille. Rousseau ne
les eût point acceptés. Mon grand-père s'en doutait bien, mais il
était riche, et il aimait mieux être dupé que de risquer de ne pas
secourir son ami. Je n'ai pas connu mon grand-père, mais j'ai su
par ma grand'mère ce qu'il pensait de Thérèse, et vingt fois j'ai en-
tendu M'"*' Dupin dire à ceux qui accusaient Rousseau devant elle
d'être un père dénaturé : « Oh ! pour cela, nous n'en savons rien, et
Rousseau n'en savait rien lui-même. » Une fois elle dit en haussant
les épaules : « Est-ce que Rousseau pouvait avoir des enfans? »
Rousseau aimait les enfans, cela est certain, et je crois qu'il eût
aimé les siens. Je crois aussi que Thérèse, qui avait tant d'empire
sur lui, ne les lui eût pas laissé abandonner, si elle n'eût craint des
explications périlleuses. Je dis je crois, mais je ne saurais affirmer,
parce que le sophisme était parfois chez Rousseau la conscience
même. Il se prouvait des vérités très contestables, et il se mettait à
les pratiquer avec une sincérité complète. Il a donc pu se persuader
qu'il faisait son devoir envers ses enfans en ne se chargeant pas de
leur sort. Il avait été conduit à cette cruauté de raisonnement par
A PROPOS DES CUARMETTES. 361
le peu d'aptitude qu'il avcait reconnue en lui pour l'éducation pra-
tique. Enfin le mieux à dire est peut-être ceci : que Rousseau, à
l'époque où il fut père, n'était pas encore le grand Rousseau qu'il
fut plus tard. Il n'aima la vertu qu'en la sentant déborder et appa-
raître comme la véritable forme de son génie austère. Qui la lui eût
apprise auparavant? Ce n'est pas M'"^ de Warens, elle qui vivait
en dehors de toute pratique. Ce n'est pas la vie errante, les amours
de rencontre, la société des beaux esprits, l'exemple du grand
monde, si bien suivi par les bourgeois du temps. Rousseau, homme
fait, portait en lui l'amour du bien, l'enthousiasme du beau, et il
n'en savait rien encore. L'absence d'éducation morale avait pro-
longé l'enfance de son esprit au-delà du terme ordinaire, et l'on peut
même dire que son caractère eut toujours les illusions, les exagé-
rations, les spontanéités capricieuses de l'enfance. 11 fut à l'égard
de la philosophie comme nous sommes tous à l'égard de telle ou
telle étude particulière dont nous découvrons tard l'importance, le
charme et la profondeur. La philosophie régnante, au moment où
il fut initié, n'était point moraliste. Elle sautait d'emblée par-dessus
les vrais devoirs en haine des entraves injustes. Rousseau, plus lo-
gicien et plus idéaliste que les autres, comprit alors que la liberté
n'était pas tout, et que la philosophie devait être une vertu, une re-
ligion, une loi sociale. Qu'il se soit trompé souvent dans ses déduc-
tions, il importe peu aujourd'hui. Son socialisme n'est pas plus
coupable des excès révolutionnaires que la doctrine évangélique
n'est coupable de la Saint-Rarthélemy. Son but est immense , son
vouloir est sublime, sa sincérité est frappante. Finissons-en donc
avec les reproches qui peuvent s'attacher à sa vie et qui m'ont sou-
vent navré et paralysé moi-même dans mon culte pour sa mémoire.
Je n'ai jamais cédé intérieurement à ces répulsions qu'il m'inspirait
sans éprouver aussitôt un remords de ma faiblesse. Il faut avoir la
force d'aimer les grands hommes avec leurs taches et leurs ombres.
Voilà pourquoi je n'ai jamais insisté et n'insiste pas encore sur les
faits douteux qui pourraient jusqu'à un certain point innocenter
Rousseau de sa principale faute. Je lui dois de l'accepter avec cette
faute. Il m'a fait tant de bien, il m'a ouvert tant d'horizons, il m'a
créé tant de nobles jouissances, il m'a si bien détaché des sottes
distinctions sociales et des mille choses vaines à la possession des-
quelles j'ai tant vu autour de moi sacrifier le vrai bonheur et la vraie
dignité, que je ne me reconnais pas le droit de lui demander compte
de ses erreurs. Depuis quand l'obligé a-t-il bonne grâce à faire
comparaître son bienfaiteur sur la sellette de l'accusé?
Enfin Rousseau a été le plus malheureux des hommes, et sa mé-
moire est encore une des plus discutées et des plus outragées qu'il y
ait. La pitié qu'il inspire lui survit, on le sent persécuté encore;
362 REVUE DES DEUX MONDES.
dès lors on a besoin de le défendre, de l'aimer comme s'il était là,
et de s'imaginer qu'on le console, comme s'il pouvait vous entendre
et guérir de sa douleur...
Ne sait-on pas d'ailleurs que M'"® d'Houdetot, qui eut pendant
une année au moins la confiance entière de Jean-Jacques, affirmait
qu'il ne se croyait pas le père des enfans de Thérèse? On sait aussi
qu'il autorisa M'"® de Luxembourg à faire faire des recherches pour
retrouver un de ces enfans? Pourquoi un seul? Rousseau n'aurait
donc eu d'entrailles que pour celui-là? En tout cas, même en faveur
de celui-là, il n'y eut pas certitude, car ces recherches furent à
peine commencées par Laroche, valet de chambre de la maréchale,
qu'elles devinrent pour Rousseau un tourment grave, un véritable
sujet d'effroi. « Si l'on m'eût, dit-il, présenté quelque enfant pour
le mien, le doute, si ce l'était bien en effet, si on ne lui en substi-
tuait point un autre, m'eût resserré le cœur par l'incertitude. »
Rousseau était soupçonneux, et cette méfiance à l'endroit de l'en-
fant qu'on lui eût présenté pouvait bien être de deux sortes. Malgré
les aveux de son repentir, il y a une certaine cause du moment
qu'il signale, mais qu'il ne veut pas dire, et cette réticence est
bien frappante. Il faut relire sur tout cela l'opinion de M. de Bar-
ruel, qui ne craint pas d'affirmer ce que nous indiquons.
On insistera, je le sais, sur les propres aveux de Rousseau, sur
ses remords très explicites et très éloquemment exprimés. Rousseau
est souvent déclamatoii-e, je ne le nie pas; mais il l'est naïvement
ou avec travail. Je ne le trouve pas un instant naïf dans les regrets
qu'il exprime d'avoir méconnu ses devoirs de père, pas plus qu'il
n'est véritablement sincère dans ses essais de justification : il y a là
comme un effort, autant pour se repentir que pour se justifier. La
nature parle cependant à son cœur au commencement de Y Emile,
mais ce cri de douleur peut parfaitement se traduire ainsi : « Que
n'ai-je eu des enfans à aimer avec certitude! »
Admettons pourtant qu'il ait eu des remords bien réels; il y en a
de deux sortes : ceux que laisse une faute sciemment commise, et
ceux que fait naître après coup une faute involontaire. Ceux de
Rousseau n'étaient peut-être pas même de la seconde catégorie. S'il
croyait à la faute involontaire, c'était peut-être seulement par ac-
cès, les jours où, lisant ses Confessions à Thérèse, il subissait son
empire, s'effrayait de ses reproches, revenait sur ses propres sou-
venirs, s'alarmait dans sa propre conscience et se chargeait lui-
même clans la crainte de déplaire ou de s'être trompé. Cette vulgaire
histoire ne se retrouve-t-elle pas dans tous les ménages plus ou
moins légitimes? Nous connaissons un vieillard dont elle fait le tour-
ment. Il a renvoyé sa Thérèse le jour où elle est devenue mère. Peu
de jours après, la Thérèse a su lui persuader qu'il était le père de
A PROPOS DES GHARMETTES. 363
l'enfant. Ce n'est point une âme dénaturée; il a repris Thérèse, dont
les soins lui manquaient, et il élève l'enfant, et tous les jours Thérèse
lui dit : « Vous avez été bien méchant, car vous avez failli le laisser
mettre aux enfans trouvés! » Et le vieillard s'accuse et se repent.
S'il écrivait ses confessions, il dirait peut-être : « J'ai été bien tenté
d'imiter Rousseau et de mettre cet enfant à l'hôpital, car enfin je
me souviens bien... » Mais Thérèse arriverait, lui ôterait la plume
des mains, lui ferait une scène, et il effacerait pour corriger ainsi :
« car enfin... j'ai eu peur de faire des sacrifices, et je dois avouer
que j'ai un fonds d'avarice dont ma pauvre Thérèse m'a corrigé. »
Ah! si ce brave homme pouvait lire ceci!... Mais il ne le lira pas,
Thérèse y mettra bon ordre.
La véritable faute de Rousseau, c'est d'avoir persévéré dans son
attachement pour cette femme qui, plus ou moins coupable, était à
coup sûr indigne de lui, et qui exploita misérablement à son profit
les défaillances de ce caractère endolori et cette cruelle imagination,
si habile à le torturer. On ne vit pas impunément avec un petit es-
prit : on ne contracte pas ses défauts, on ne perd pas sa propre
grandeur quand on est Jean- Jacques Rousseau; mais on la sent
troublée, combattue, exaltée, égarée, et on fait en pure perte d'im-
'menses efforts pour la mettre au niveau de misères indignes d'elle.
Chaque enfant n'a qu'un père selon les lois naturelles, et il est
possible, après tout, que Rousseau fût le père naturel des enfans de
Thérèse; mais, lorsqu'il y a d'autres pères présumables, la nature
n'a pas, quoi qu'on en dise, de critérium révélateur pour indiquer
au véritable père ses devoirs et ses droits. Ceci soulèverait d'ailleurs
une question immense, que nous ne voulons pas traiter ici, mais
qu'on doit au moins entrevoir quand il s'agit d'un fait aussi grave
que la condamnation d'un grand personnage historique. Cette ques-
tion est celle que les lois civiles n'ont pu résoudre et qu'elles ont
tranchée hardiment en défendant la recherche de la paternité d'une
part, et en imposant de l'autre les obligations de la paternité envers
tous les enfans nés dans le mariage. La loi a sa logique : si elle
impose au mari un devoir rigoureux, elle lui attribue un droit ri-
goureux aussi sur la conduite de sa femme. C'est à lui de la séques-
trer ou de la surveiller, s'il n'a pas foi en elle. Dans les unions
libres, et celle de Rousseau était une aflaire de hasard, nullement
sérieuse au début, l'homme, n'ayant pas de droits, n'a pas de de-
voirs. Thérèse n'était pas vierge, elle ne fut ni séduite ni trompée
par lui, et ses relations dans la vieillesse avec le premier venu, —
elle s'éprit à cinquante-sept ans, sous les yeux de Rousseau, d'un
palefrenier qui eût pu être son petit-fils, — prouvent ce qu'elle avait
dû être, ce qu'elle avait toujours été.
3(5/i REVUE DES DEUX MONDES.
Sacrifions donc Thérèse à Rousseau sans trop de scrupule, car
Rousseau s'est trop sacrifié pour elle, et cela n'est pas juste. La
postérité ne doit pas accepter cette immolation sublime et puérile,
cet excès de générosité insensée dont l'inimitié et l'hypocrisie ont
fait et font encore leur cri de triomphe. Ou Rousseau n'était pas le
père des enfans que M"'' Levasseur a laissé mettre à l'hôpital, ou il
avait pleinement le droit de croire qu'il ne l'était pas. Qu'on se
donne la peine d'en rechercher des preuves irrécusables, on les
trouvera. Que n'ai-je vingt ans et la liberté, c'est-à-dire le temps!
je consacrerais ma vie, s'il le fallait, à découvrir ces preuves de la
véritable opinion de Rousseau sur Thérèse dans les premières an-
nées de leur intimité. Combien de jeunes gens s'épuisent en de sté-
riles essais littéraires, quand il y a dans le passé tant de mystères
à découvrir pour redresser le présent et pour éclairer l'avenir!
Une découverte a été récemment publiée sur le genre de mort
de Rousseau, et nous ne devons pas clore nos réflexions sur sa vie
sans dire quelques mots de cette découverte. Nous avons cru d'après
Gorancey et M'""" de Staël au suicide de Rousseau. D'après de nou-
velles informations, nous ne devons plus croire au coup de pis-
tolet. Le masque moulé en plâtre par Houdon n'offrait, d'après des
témoignages certains, que la trace d'une légère égratignure. Reste
l'hypothèse du poison, qui n'est pas détruite, et celle d'un épan-
chement au cerveau, résultat du violent chagrin qui saisit Rousseau
en découvrant la honteuse infidélité de Thérèse.
Les hypocrites triomphent encore de ceci, que Rousseau, après
avoir éloquemment combattu le suicide, a couronné par le suicide
le système de contradictions de sa philosophie. La condamnation du
suicide par Rousseau tombe du plus haut possible, c'est-à-dire du
sommet de son génie, de sa raison, de sa conscience. Que, malade,
épuisé, égaré par un moment de désespoir et d'indignation, il ait
attenté à sa vie, il n'y a là ni crime prémédité contre la loi divine
qui fait de la vie une chose sacrée, ni abandon raisonné de ses pro-
pres principes. Qu'on relise sur tout cela non pas le mieux écrit,
mais le mieux étudié et le plus substantiel des commentaires sur la
vie, les écrits et la mort de Rousseau, dans l'édition de M. Musset-
Pathay. C'est encore le travail le plus complet, le plus fervent pour
guider l'opinion et rassurer le cœur sur le compte de l'immortel
auteur des Confessions. Il y a parti-pris de le justifier, dira-t-on :
nous ne le nions pas; mais ce sont les avocats les plus convaincus
qui trouvent les raisons les plus fortes.
Nous voici bien loin des Charmettes, et la vilaine femme de Rous-
seau, comme l'appelaient les contemporains de sa vieillesse, nous a
trop fait oublier sa belle maman, M"* de Warens. En traçant son
A PROPOS DES CHARMETTES. 365
portrait, M. Arsène Houssaye est devenu amoureux d'elle. C'est
d'un artiste et d'un poète, et c'est, après tout, d'une bonne philo-
sophie. Rousseau a beaucoup idéalisé sa bienfaitrice tout en la réa-
lisant sans scrupule, et il a eu raison dans les deux cas, parce qu'il
a été sincère, parce qu'il a laissé parler sa mémoire et son cœur,
ce qui vaut toujours mieux que le calcul qu'on s'impose ou les ré-
ticences qu'on subit. Ce qu'il y a de trop réel dans M'"^ de Warens
nous choque démesurément aujourd'hui, et pourtant nous nous pi-
quons d'être le siècle de la critique par excellence. Nous devrions
dès lors faire un effort d'esprit pour nous reporter aux idées d'il y
a cent ans, pour apprécier le milieu, le pays, l'époque, et surtout
l'éducation que recevaient les femmes dans ces belles contrées un
peu sauvages à beaucoup d'égards, et où régnaient l'ignorance et
une certaine brutalité de mœurs.
Acceptons donc M'"*" de Warens et n'acceptons pas Thérèse. Reti-
rons notre pardon a celle qui rendit le philosophe ridicule et odieux
en apparence; accordons-le tout entier à celle qui lui fit de si belles
années et qui ne le trompa jamais. M'"'' de Warens se confessait si
facilement qu'elle a disposé sans doute le génie de Rousseau à écrire
l'impérissable livre des Confessions. Elle lui a révélé le culte de la
nature; elle l'a fait poète, comme elle l'a fait artiste et savant. Sa-
chant ou comprenant tout, elle ne mettait pas l'orthographe ; elle
en est d'autant plus la femme de son siècle. Assez belle encore pour
spéculer sur ses charmes comme tant de dames de la cour, elle se
donnait pour rien à des gens de rien. Parmi ces gens de rien, il y
avait l'humble Claude Ânet, un homme de cœur et de mérite, et le
petit Rousseau, qui fut un des deux premiers hommes de son temps.
Elle n'était donc pas toujours aveugle, et on peut lui pardonner
M. de Courtilles,... ou plutôt l'oublier et faire rentrer son image
dans le néant.
Voyageurs, allez aux Charmettes, n'écrivez rien sur le livret,
cueillez un brin de pervenche, et ne voyez là que les ombres de
Jean-Jacques et de la belle Louise, se promenant tête à tête dans
un des plus beaux pays du monde, ne songeant plus guère à Claude
4net, ne songeant pas encore à Vintzenried, enfin ne prévoyant ni
Thérèse, ni la gloire, ni la misère, ni la persécution, ni les curieux,
ni les ingrats, ni les insulteurs.
George Sand.
FRÉDÉRIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI.
I.
MADAME DE NARBAL.
Vingt ans après la chute de Venise, l'homme dont l'inquiète jeu-
nesse a été le sujet d'un premier récit (1), le chevalier Sarti, se
trouvait en Allemagne. La mort de Beata et la ruine de sa patrie
avaient changé le cours de sa destinée. Lorsque l'armée autrichienne
vint prendre possession des états de la république de Saint-Marc,
que lui avait livrés le grand coupable du traité de Campo-Formio,
le chevalier, qui avait aussi perdu sa mère et que rien ne retenait
plus dans l'admirable pays qui l'avait vu naître, se mit à voyager. Il
parcourut la Grèce et une partie de l'Asie. Revenu en Europe, il se
fixa en Allemagne aussitôt que les événemens politiques parurent
menacer la stabilité de l'édifice impérial de Napoléon. Il prit une
part très active au mouvement philosophique et national de la jeu-
nesse allemande en 1813. Il chanta avec les étudians des universités
les hymnes du poète Kœrner et les chœurs patriotiques de Weber,
il s'inspira des doctrines idéalistes de Fichte contre l'oppression de
l'étranger et de la force brutale. Les événemens de 1814 et l'écrou-
lement de la fortune inouie de Napoléon furent pour le chevalier
(1) Voyez la Revue du i" janvier et du 15 août 1854, du 1" et du 15 août 1855,
du 15 avril et du 15 juin 1856.
FRÉDÉRIQUE. 'MM
Sarti la plus grande joie de sa vie. Après avoir longtemps erré dans
les différentes parties de l'Allemagne, après avoir séjourné succes-
sivement à Berlin, Dresde, Weimar, Leipzig, Munich, Vienne, où il
se trouvait à l'époque du congrès, le chevalier l'ut attiré dans la
ville de Manheim, où je l'ai rencontré pour la première fois vers
1820. Il pouvait avoir alors à peu près quarante ans, car je n'ai ja-
mais su la date précise de sa naissance. Il habitait un petit appar-
tement fort modeste, et passait son temps dans l'étude de la phi-
losophie, de la politique et de l'art, mais surtout dans le culte des
souvenirs de sa jeunesse, vers lesquels il se sentait de plus en plus
ramené au moment où je reprends cette humble histoire d'une âme.
C'était un homme assez singulier que le chevalier Sarti à l'époque
où le hasard me le fit connaître. D'une taille élancée, d'une figure
noble et très expressive, il paraissait beaucoup plus jeune que son
âge. Sa mise était toujours soignée, mais sans recherche; ses ma-
nières polies et réservées et la distinction de sa personne indiquaient
un homme de la meilleure compagnie. Il parlait fort bien plusieurs
langues, particulièrement la langue de cette nation allemande au
milieu de laquelle il vivait, et dont il aimait beaucoup la littéra-
ture. Il avait fréquenté les universités de ce grand pays de la
science, entre autres celles d'Iéna et d'Heidelberg, où il était resté
plusieurs années. Son esprit offrait un assemblage assez curieux
d'aptitudes diverses qui semblent s'exclure dans la plupart des
hommes : à une imagination tout italienne, avide d'images, de mou-
vement et de lumière, il joignait le goût de la méditation et se com-
plaisait dans l'étude des principes. Il y avait à la fois chez lui du
poète et du métaphysicien, et il me faisait l'effet de l'un de ces phi-
losophes inspirés de l'antique Italie qui allaient devisant sur l'ori-
gine des choses. Dans sa conversation piquante et chaleureuse,
l'observation du cœur humain tenait autant de place que les consi-
dérations générales sur la marche des idées. C'était un platonicien
attardé sous le règne du christianisme, et il mêlait aux doctriiieà
de l'idéal et de la grâce, qui faisaient le fond de sa nature, je ne
sais quel besoin d'analyse et d'émancipation indéfinie qui caracté-
rise les temps modernes. Ces contrastes, qu'on aurait pu prendre
pour des contradictions, se retrouvaient aussi dans"ses opinions po-
litiques. Il aimait la liberté, et les grands principes de la révolution
française n'avaient pas de partisan plus dévoué que lui. Cependant
il pleurait la chute de sa patrie et regrettait le siècle où Venise était
encore une des puissances souveraines de l'Italie. Aristocrate par
les mœurs, par les habitudes, par la pureté de son goût et le choix
de ses relations, le chevalier était sympathique par la raison aux
théories les plus avancées de la démocratie moderne. Dans la syn-
368 REVDE DES DEUX MONDES.
thèse qu'il s'était édifiée avec ses vastes lectures, mais surtout avec
les événeniens douloureux de sa propre vie, l'idée du progrès et de
la responsabilité humaine se combinait d'une manière originale avec
la notion d'une Providence divine et celle de la vie future, qui en
est la conséquence.
Le chevalier comptait la musique au nombre de ses distractions
les pkis vives; il en avait fait une étude suivie aussi bien comme
art et comme expression des sentimens que sous le rapport scienti-
fique. Les grands compositeurs de l'Allemagne, Sébastien Bach,
Haydn, Mozart, Beethoven, Weber et Schubert, ne lui étaient pas
moins famiUers que les philosophes et les poètes éminens de ce
peuple profond et naïf. Possédant une voix assez médiocre de ba-
ryton, qui n'avait ni une grande étendue ni beaucoup de sonorité,
le chevalier n'en chantait pas moins avec un sentiment et un goût
admirables. La première fois que je l'entendis, je fus frappé de
l'originalité de son style, qui ne ressemblait à rien de ce que je con-
naissais et qui était une tradition de la belle école du xyiii*^ siècle,
particulièrement de celle de Pachiarotti, qui lui avait donné des
conseils. C'est dans sa conversation que j'ai puisé de nombreux et
inappréciables détails sur l'art et les virtuoses du siècle passé, dé^
tails qu'on ne trouverait consignés dans aucun livre et dont sa mé-
moire était remplie. Il avait sur la musique des idées neuves qu'il
développait avec éloquence et une grande finesse d'aperçus. Il se
plaisait à rattacher les phénomènes de cet art divin à une loi ma-
thématique sous l'empire de laquelle se produisait sans contrainte
la spontanéité de l'homme. Il conciliait ainsi la liberté indéfinie de
la fantaisie et du sentiment avec l'ordre éternel de la nature.
Mais ce qui rehaussait le prix de toutes ces connaissances, ce qui
donnait à la personne du chevalier Sarti un attrait singulier, c'était
l'absence de cette espèce de vanité qui accompagne nécessairement
l'exercice d'une profession quelconque. J'ai rarement vu un homme
aussi bien doué répugner autant que le chevalier Sarti à toute ma-
nifestation publique de sa pensée. Il avait surtout contre les gens
de lettres proprement dits un préjugé invincible qu'il tenait de l'é-
ducation aristocratique qu'il avait reçue dans le palais du sénateur
Zeno. C'est tout au plus si le chevalier me pardonnait, à moi,
l'humble mission que je me suis donnée d'entretenir le public d'un
art qui était l'objet de son admiration. Vivant d'une petite pension
qu'il avait sauvée du naufrage de sa patrie, modeste dans ses désirs
et n'ayant qu'une ambition toute morale de connaître le vrai et d'ai-
mer le beau, le chevalier n'avait pas éprouvé le besoin d'embrasser
une carrière et de diriger ses forces vers un but déterminé. C'était,
dans la plus haute expression du terme, ce qu'on appelle vulgaire-
FRÉDÉRIQUE. 369
ment un amateur, un dilettante de la plus grande distinction, qui
s'était voué au culte d'un souvenir adoré. L'image de Beata était
vivante dans son cœur. Le chevalier n'en parlait jamais, mais ses
doctrines et les principaux actes de sa vie étaient inspirés par cet
amour profond dont j'ai raconté les vicissitudes. 11 portait sur lui,
nuit et jour, un médaillon en or qui renfermait une mèche de che-
veux que Beata lui avait donnée quelques instans avant de rendre
le dernier soupir. Au moindre mot qui avait trait à ce souvenir sa-
cré, son âme frémissait comme un instrument harmonieux au souffle
de la brise. Rêveur plein de grâce, poète et philosophe contempla-
tif dont la belle intelligence se nourrissait, comme l'abeille, des
fleurs de l'esprit humain, le chevalier Sarti était parvenu au milieu
de sa carrière lorsqu'il fit la connaissance de la famille de INarbal.
L
A quelques lieues de la ville de Manheim, tout près d'Heidelberg,
dans cette contrée délicieuse qu'arrose le Neckar, se trouve une an-
cienne résidence princière qui se nomme Schvvetzingen. Elle se
compose d'un palais et d'un parc baigné par un beau lac. Derrière
le bois qui couronne le jardin de Schvvetzingen, résidence d'été de
l'ancien électeur Charles- Théodore, on remarquait une très belle
maison de plaisance qui avait appartenu à un ancien ministre de ce
prince généreux. Il l'avait fait bâtir dans un style tout italien qui
rappelait celui des casinî des bords de la Brenta. Cette maison spa-
cieuse avait aussi un beau jardin à la suite duquel venait un petit
bois qui touchait à celui de la résidence. Enveloppée ainsi dans un
massif de verdure vigoureuse, cette belle habitation au toit si riant,
qu'entourait une balustrade légère, semblait exprimer un souvenir,
un regret de la contrée bienheureuse où fleurissent les eitronniers.
La maison était habitée par M'"'' la comtesse de Narbal, petite -fille
du ministre de Charles-Théodore. D'origine italienne par sa grand'-
mère, dont la beauté avait été célèbre à la cour de l'électeur, M"'' de
Schônenfeld avait épousé le comte de Narbal, émigré français, que
le chevalier Sarti avait connu à Venise dans les dernières années
qui ont précédé la chute de la république. M'"^ de Narbal avait ap-
porté une assez grande fortune à son mari, que la révolution avait
complètement ruiné, et cette union, formée par les convenances et
l'esprit politique, avait été heureuse. M. de Narbal était mort en
I8I/1, avant la restauration des Bourbons sur le trône de France.
Restée veuve avec une fille unique et une belle existence, M'"^ de
Narbal avait attiré chez elle deux de ses nièces, dont elle dirigeait
l'éducation. Le chevalier Sarti fut introduit dans cette maison par
TOME XLVIII.
370 REVUE DES DEUX MONDES.
un ami du comte de JNarbal. La musique, que M""' de Narbal aimait
avec passion, une grande admiration pour l'Italie et particulière-
ment pour Venise, la patrie de sa grand' mère, des goûts de litté-
rature et une certaine analogie d'esprit et de sentiment furent les
premiers points de contact entre le chevalier et M'"*" de Narbal.
Elle avait alors à peu près trente-cinq ans. Grande, un peu mai-
gre, et d'une gaucherie enfantine qui n'était pas dépourvue de
grâce. M'""" de Narbal avait une physionomie vive dont l'expression
complexe était saisissante. Ses yeux noirs, doux et profonds, indi-
quaient une âme affectueuse et ardente que le bonheur domestique
n'avait pas complètement satisfaite. 11 s'en échappait comme un
rayon de poésie qui n'avait pas rencontré un objet digne de le fixer.
Des lèvres fines sur lesquelles s'épanouissait volontiers un sourire
charmant, un teint chaud et bistré qui trahissait un sang méridio-
nal, des cheveux d'un noir bleuâtre, une tête noble et fière, tout
cela formait un ensemble plus intéressant que la beauté. M""* de
Narbal avait beaucoup d'enjouement dans l'esprit et se plaisait dans
les causeries familières. Les grands éclats de la passion, les pein-
tures énergiques de la littérature moderne, répugnaient à sa nature
discrète et sobre. Elle avait pourtant une imagination d'un tour as-
sez romanesque; mais elle préférait les détails de la vie intime, les
complications qui résultent du jeu des sentimens délicats, contenus
par le devoir et les mœurs de la société, aux tempêtes que sou-
lèvent les organisations supérieures et les instincts indisciplinés.
jime (jg Narbal avait beaucoup lu, et son éducation s'était faite par
les livres et la pratique de la vie plus que par une méthode régu-
lière, à laquelle, je crois, on ne l'avait jamais assujettie. Lorsqu'a-
près la mort de son mari M'"'' de Narbal entreprit de diriger elle-
même l'instruction de sa fille et des deux nièces qu'elle lui avait
données pour compagnes, elle se mit bravement de la partie et de-
vint la plus humble et la plus zélée des écolières. C'est ainsi que
M'"® de Narbal contracta un véritable goût pour l'enseignement.
Elle recherchait aussi volontiers les occasions d'apprendre ce qu'elle
ignorait qu'elle était empressée de communiquer aux autres les
connaissances qu'elle avait acquises. Tout cela se faisait avec un
naturel charmant, sans le moindre pédantisme, défaut qui était le
plus antipathique à cette nature droite, dont rien n'égalait la sincé-
rité. Cette dernière qualité était rehaussée chez M'"^ de Narbal par
une discrétion profonde, don rare même chez les hommes, et qu'elle
possédait à un très haut degré. Il était difficile de lui arracher un
mot sur une chose qu'elle croyait devoir ensevelir dans le silence,
et il y a tel événement douloureux de sa vie dont elle n'a jamais en-
tretenu le chevalier. Lorsque M'"^ de Narbal était assise à la fenêtre
FRÉDÉRIQUE. 371
de son petit salon d'été, occupée à quelques travaux de femme sans
importance, entourée de sa fille, de ses nièces et de quelques amis
qu'elle égayait par des propos aimables et inoffensifs, on aurait dit
une enfant de bonne humeur cherchant à dépenser la gaîté sereine
dont son cœur était rempli; mais en sondant plus profondément ce
caractère vraiment original, on y trouvait une sensibilité d'autant
plus grande qu'elle se manifestait rarement : c'était comme une
source vierge longtemps comprimée dans les replis d'un être qui
n'avait pas eu, qu'on nous permette cette expression familière, son
« contentement » de vie morale.
La maison de M'"^ de Narbal était fréquentée par les personnes
les plus distinguées de la petite ville de Schwetzingen , dont la po-
pulation s'élevait alors à près de deux mille âmes. Indépendamment
des maîtres qui venaient chaque jour donner des leçons aux trois
jeunes filles dont M""" de Narbal dirigeait l'éducation , elle recevait
aussi quelques professeurs distingués de l'université de Heidelberg.
Les dimanches étaient les jours consacrés à des réceptions modestes,
fort recherchées des femmes de Schwetzingen, qui ne réussissaient
pas toujours à s'y faire inviter. Avec un tact parfait, M'"" de Narbal
était parvenue à écarter de sa maison somptueuse et hospitalière
cette cohue d'ennuyés et d'ennuyeux qui constituent ce qu'on ap-
pelle la société dans une petite ville de province , cerveaux creux,
âmes froides et dédaigneuses, plus dignes de pitié que de haine,
qui dépensent les heures qui leur sont accordées par la bonté de
Dieu à médire de tout ce qui s'élève au-dessus de leur médiocrité.
M'"* de Narbal avait en horreur ces infiniment petits esprits qui
bourdonnent à la surface des petites villes de province, mélange de
hobereaux avariés, de caillettes et de procureurs affamés du bien
d'autrui qui s'imposent à vous et viennent dévorer votre temps. Elle
s'en était garée, comme on se gare de la fièvre jaune, par un cor-
don sanitaire formé par ses domestiques, qui avaient ordre de re-
pousser impitoyablement tout ce qui n'appartenait pas au petit
nombre des élus. Aussi M'"*' de Narbal n'était-elle pas aimée de
l'aristocratie de Schwetzingen et de Manheim, qui se composait en
partie d'anciennes familles ayant appartenu à la cour de Charles-
Théodore. On blâmait le choix de ses relations, son goût pour les
choses élevées et les nobles distractions de l'esprit. On ne pardon-
nait pas à la petite-fille d'un ancien ministre, d'un comte du saint-
empire, de s'être laissée contaminer par les idées du temps où nous
vivons, d'avoir mis son cœur et sa raison en harmonie avec les vues
de la Providence et les aspirations de la société moderne.
M"*^ de Narbal s'inquiétait fort peu de ces murmures de la vanité
blessée. Sûre de sa conscience, de sa vie pure consacrée aux bonnes
372 REVUE DES DEUX MONDES.
œuvres, heureuse de l'estime qu'elle inspirait, même à ses enne-
mis, et de l'affection profonde que lui témoignaient ceux qui avaient
l'avantage de la connaître, cette femme d'élite régnait paisible-
ment sur la société qu'elle s'était créée à son image. Les qualités
morales étaient chez elle plus remarquables encore que l'intelli-
gence, et on ne pouvait reprocher à xM'"^ de Narbal que de prodiguer
un peu trop les témoignages de son afTection , de n'avoir pas tou-
jours la force de résister au plaisir de faire des contens, si ce n'est
des heureux. Son hospitalité aurait pu être moins facile à l'égard
des personnes qui avaient le don de lui plaire. Dans cette nature
naïve et réservée tout à la fois, où la spontanéité la plus char-
mante n'empêchait pas la réflexion ni le mystère, il y avait comme
un excès d'activité bienfaisante, une surabondance de charité qui
avait besoin de s'exercer n'importe comment et sur le premier objet
venu. Il lui fallait des malades à soigner, des pauvres à soulager,
des enfans à instruire, et des amis dont elle pût diriger la desti-
née. Telle était M'"*" de Narbal lorsque le chevalier Sarti lui fut pré-
senté par M. Thibaut, jurisconsulte célèbre, professeur de droit à
l'université de Heidelberg et l'un des premiers dilcUanti de l'Alle-
magne (1).
On était en automne. M'"'' de Narbal était dans son petit salon,
assise près d'une table avec sa fille Fanny et ses deux nièces Âglaé
et Frédérique. Une lampe couverte d'un abat-jour projetait une
lumière discrète, favorable aux causeries intimes. Un piano occupait
un des angles de la pièce. Des portraits de famille, ceux de Mozart
et de Goethe, avec le costume qu'il portait en l'année 1774, où pa-
rut Werther, étaient suspendus aux murs du salon, dont les fenê-
tres, ouvertes sur le jardin, laissaient apercevoir l'ombre épaisse du
bois. Un ciel limpide et doux, au milieu duquel se détachaient des
myriades de points lumineux, qu'absorbait la clarté plus vive de la
lune, conviait l'imagination aux charmes de la rêverie, qui est à
l'esprit fatigué par les soucis de la vie ce que les nuages sont à la
terre desséchée, une source fécondante.
La porte s' ouvrant à deux battans, le domestique annonça M. Thi-
baut et le chevalier Sarti. Une vive curiosité se manifesta dans le
groupe des jeunes filles, qui, à l'exemple de M""" de Narbal, se le-
vèrent spontanément pour faire honneur aux deux visiteurs. La
présentation se fit avec une simplicité cordiale; mais une question
adressée par M'"" de Narbal au chevalier donna, bientôt après l'é-
change de quelques propos insignifians, un tour original à la con-
versation .
(1) M. Thibaut, qui a été lié avec le héros de cette histoire, est l'auteur d'un petit
livre sur la Pureté de l'art musical (Uber Beinheit der Tonkunsl), 1826, Heidelbsrg.
FRÉDÉRIQUE. 87o
— Y a-t-il longtemps que vous avez quitté votre beau pays? lui
dit-elle avec cet enjouement affectueux qui était l'expression natu-
relle de son âme.
— Je n'ai pas revu Venise, madame, depuis qu'elle est devenue
la proie de l'étranger, répondit le chevalier d'un ton réservé.
— Oh ! mais il y a longtemps alors que vous êtes à plaindre... Je
veux dire, monsieur, que l'exil doit être une chose douloureuse,
même lorsqu'on se l'impose volontairement.
— Vous avez mille fois raison, madame, l'exil est la plus grande
peine morale qu'on puisse infliger à l'homme après la mort, qui
est la séparation de tout ce qu'on a aimé sur la terre.
A cette réponse du chevalier, les trois jeunes fdles levèrent la
tète, et, par un mouvement naturel, elles fixèrent toutes trois sur
l'étranger un regard qui exprimait une nuance différente de curio-
sité : on eût dit trois cygnes voguant mollement sur un lac paisible
et qu'un objet inattendu vient tout à coup distraire et captiver.
— Nous sommes presque des compatriotes, monsieur le cheva-
lier, reprit M"'" de Narbal, car ma grand'mère était née à Venise.
Que de fois, dans mon enfance, elle m'a parlé de cette ville merveil-
leuse que je n'ai jamais eu le bonheur de voir! Mon mari avait con-
servé un bon souvenir de plusieurs grandes familles vénitiennes,
et particulièrement du sénateur Marco Zeno, dont la fdle unique,
d'une beauté rare, me disait-d, lui avait fait un accueil charmant.
Le chevalier resta interdit et ne put trouver une parole pour ex-
primer sa surprise en entendant prononcer par une bouche étran-
gère des noms qu'il croyait ensevelis dans le fond de son cœur.
C'était la première fois qu'après vingt années de pérégrinations loin
de son pays, le chevalier trouvait une personne qui eût quelques
rapports avec les événemens et les souvenirs de sa jeunesse. Quelle
étrange combinaison du sort, se disait- il, de rencontrer dans un
coin de l'Allemagne une famille qui me parle de Beata et du monde
enchanté dont elle était l'ornement! — J'ai connu le comte de Nar-
bal à l'époque dont vous parlez, madame, répondit Lorenzo Sai'ti
d'une voix mal assurée. J'étais trop jeune alors pour avoir attiré soit
attention, mais je ne l'étais pas assez pour avoir oublié l'impression
que me fit son noble langage pendant une discussion à laquelle j'as-
sistais. Sans comprendre la portée de tout ce qui se disait devant
uioi, je me sentais incliner vers les idées dont le comte se faisait le
défenseur. Les grands événemens qui se sont accomplis depuis lors
n'ont que trop prouvé la sûreté de ses prévisions et la justesse de
ses paroles sévères sur l'homme qui, après avoir tenté d'inoculer
à la nation française les germes d'un despotisme violent et corrup-
teur, a commis tant de fautes envers la malheureuse Italie. Si, au
37/i REVUE DES DEUX MONDES,
lieu de donner ce beau pays en pâture à quelques membres de sa
famille que l'histoire traitera sévèrement, il en eût fait une grande
et forte nation, comme cela lui était facile, il aurait pu s'en appuyer
au moment suprême, et, avec le concours de deux peuples si étroi-
tement unis par la tradition et les intérêts, les chances de la lutte
auraient été plus favorables. Du reste , je suis loin de regretter le
dénoûraent de ce drame gigantesque, et il doit être permis à un
Vénitien de voir dans la catastrophe de Waterloo une expiation du
traité de Campo-Formio.
L'animation du chevalier en prononçant ces paroles fit lever la
tête à M'"'' de Narbal ainsi qu'aux trois jeunes filles, dont les regards
distraits se dirigèrent encore une fois sur l'étranger. Elle-s sem-
blaient l'interroger et lui demander de plus amples détails sur des
événemens qui ne leur étaient qu'imparfaitement connus. Exciter
la curiosité d'une femme, et d'une femme encore dans l'adoles-
cence, dont l'âme, comme un ruisseau limpide, s'agite au moindre
zéphyr qui passe, n'est pas très difficile pour un homme qui a quel-
que expérience de la vie, et la curiosité, quelle qu'en soit d'ailleurs
l'intensité, est le premier symptôme de l'intérêt.
En répondant aux questions de M'"" de Narbal, le chevalier se
conformait avec regret au désir qu'on lui manifestait. 11 n'aimait
point à parler de Venise et à évoquer devant des inconnus des sou-
venirs douloureux et charmans. Il répugnait à son âme fière et dé-
licate de soulever le voile d'un passé qui lui était si cher, dans la
crainte qu'une main indiscrète ne troublât son rêve de béatitude
intérieure. Gardien jaloux d'un trésor de poésie qu'il avait préservé
jusqu'alors de l'outrage du temps, le chevalier ne voulait point s'ex-
poser à en affaiblir l'essence par des aveux qui auraient pu exciter
le sourire des indiff*érens, ou tout au moins la pitié des esprits vul-
gaires. Il n'était donc pas facile d'amener le chevalier à se départir
de son extrême réserve, et ce n'est qu'à son cœur défendant qu'il
laissait transpirer quelques rayons de sa vie intime. Cependant les
jeunes personnes, groupées autour de la lampe comme trois figures
d'un camée antique, avaient compris, chacune à sa manière, que le
chevalier n'était pas un homme ordinaire. Elles sentaient vaguement
que, sous l'accent discret de ses paroles, sous le calme apparent de
son maintien, il cachait peut-être une source d'émotions compri-
mées dont l'histoire pouvait être intéressante. L'âge du chevalier,
qui permettait de lui attribuer une vie prématurément éprouvée, le
nom de Venise qui éveille dans l'imagination des femmes, et surtout
des Allemandes, des images de lumière, d'indépendance et de vo-
lupté mystérieuse, tout cela fit une certaine impression sur Fanny,
Aglaé et Frédérique, aussi différentes de figure que de caractère.
FRÉDÉRIQUE. 375
Fanny, fille unique de M'"*' de Narbal, était la plus âgée des trois.
Son esprit juste et réfléchi s'était développé de bonne heure par de
fréquens voyages où elle avait accompagné son père, qui avait pour
elle une affection extrême. D'une taille ordinaire, mais bien dessinée
et souple dans ses mouvemens gracieux, Fanny avait beaucoup de
simplicité dans les manières, quoiqu'elle ne se livrât pas volontiers
aux hasards de la conversation. A sa démarche un peu traînante,
à l'expression de ses beaux yeux larges, Innguidi et lumineux, en-
tourés d'une sorte d'auréole d'or qui en faisait mieux ressortir le
scintillement, à son teint chaud et un peu cuivré comme celui de sa
mère, on aurait dit que Fanny était née plutôt dans les pays où
croissent le myrte et les sycomores que dans un coin de la froide
Allemagne. Elle avait en effet l'indolence, les mouvemens de tête
et la physionomie expressive d'une femme du midi, particulière-
ment d'une créole. Fanny parlait fort bien l'espagnol, et elle avait
emporté de la Péninsule, qu'elle avait visitée plusieurs fois, des
souvenirs charmans, dont le caractère n'était pas bien défini. Elle
nourrissait l'espoir de revoir un jour ces belles contrées qui lui
avaient laissé une impression ineffaçable aussi bien au physique
qu'au moral , car elle était frileuse comme une plante exotique ,
dont le tissu délicat se contracte aux moindres variations de l'at-
mosphère. Sans être très bonne musicienne, Fanny chantait avec
sentiment, et sa voix de contralto était agréable, bien que peu
étendue. Elle préférait la musique italienne à la musique allemande,
et celle des maîtres anciens aux compositions plus modernes. Un
duo d'un vieil opéra italien, la Cosa rara de Martini, que son père
lui avait appris dans son enfance , lui était resté gravé dans la
mémoire comme un pieux souvenir qu'elle aimait à évoquer. Il
éveillait en elle, ce morceau qu'elle n'avait jamais entendu chanter
que par son père, un ordre d'idées et de sentimens dont elle aurait
voulu vivre toujours. Il lui semblait que ces paroles bien simples et
la mélodie touchante qui les accompagne,
Pace, mio caro sposo!
— Pace, mio dolce amore!
— Non sarai piu geloso?
— No, nol sarà, mio cuore,
la transportaient dans un monde mieux approprié à sa nature ex-
pansive, loin du cercle étroit où elle languissait comme un oiseau
expatrié. Il y avait quelque chose du caractère de Mignon dans
Fanny, quelque chose de cet idéal de la zingara voyageuse tant
caressée par les poètes allemands de l'école romantique, et dont
Weber a chanté les rêveries divines dans son délicieux intermède de
376 REVUE DES DEUX MONDES.
Preciom. Lorsque Fanny était assise, les mains négligemment croi-
sées sur sa poitrine, enveloppée d'un châle rose qui adoucissait le
ton de son visage jaune comme une orange, entr'ouvrant ses lèvres
charnues et voluptueuses pour laisser voir deux rangées de dents
éclatantes, qui ornaient une bouche un peu grande, on aurait pu
traduire l'expression de cette physionomie originale par les mots si
connus :
Dahin! dahin... mi3cht ich ziehen.
C'est là, là,... dans le pays de la lumière et des nuits sereines,
que je voudrais vivre!
Aglaé, fille d'une sœur de M""" de Narbal qui avait une nombreuse
iamille, était née dans les environs de Strasbourg. C'était une per-
sonne agréable, vive, allègre, à la taille élancée comme un jeune
palmier dont elle avait la souplesse. Ses belles joues fraîches et pur-
purines, ses yeux pétillans de jeunesse, le sourire joyeux qui éclai-
rait constamment son visage, son gazouillement d'alouette et l'ai-
mable espièglerie de son caractère faisaient d'Aglaé un type de
femme tout différent de celui de Fanny. Le sérieux manquait un peu
à cette nature gracieuse. Sa voix de soprano limpide, mais dépour-
vue d'émotion, ne se prêtait qu'à la musique légère de l'école fran-
çaise, dont Aglaé parlait la langue presque sans accent. Il ne fallait
pas l'assujettir à des travaux trop pénibles, à des études prolon-
gées auxquelles répugnait son esprit mobile, qui recherchait avant
tout les distractions du monde. De formes élégantes, aimant la pa-
rure et les propos aimables de la galanterie, Aglaé était plus acces-
sible aux flatteries de la vanité qu'aux séductions du sentiment. Son
instruction était superficielle, et la musique, qu'elle avait apprise
tant bien que mal pour complaire au désir de sa tante, ne lui plai-
sait que comme un objet d'agréable distraction pour la société, où
elle voulait briller, s'épanouir et répandre ses plus doux parfums.
Aglaé avait plutôt les fragilités, les goûts et la coquetterie d'esprit
d'une Française que la tendresse et la simplicité contenue d'une
Allemande. Aussi fut-elle la première à exprimer à ses deux cou-
sines l'impression que lui faisait le chevalier et à accueiillr ses pa-
roles d'un sourire de satisfaction qui ne signifiait pas autre chose
que le plaisir de voir la maison de sa tante égayée d'un personnage
de plus. Eile en espérait de belles histoires qui vaudraient mieux
que les entretiens ordinaires des amis connus de M'"" de Narbal.
Après un échange de regards muets entre les trois jeunes filles et
de quelques paroles insignifiantes, le chevalier se retira avec M. Thi-
baut, qui partit le soir même pour Heidelberg. Le chevalier revint
quelques jours après, et des relations plus franches s'établirent peu
FRÉDÉRIQUE. 377
à peu entre M""" de Narbal et Lorenzo Sarti, dont la conversation
animée et l'esprit romanesque plurent beaucoup à cette aimable
femme. Depuis la mort de son mari, M'"* de Marbal avait pour ainsi
dire concentré en elle-même une sensibilité extrême et un besoin
d'expansion qu'elle n'avait pas trouvé l'occasion de satisfaire. Les
opinions politiques du chevalier, l'isolement d'une existence qui pa-
raissait avoir été agitée, ses connaissances variées et le goût éclairé
qu'il avait en musique firent impression sur l'âme naïve et pure de
M'"" de Narbal, qui n'avait point à s'inquiéter des suites d'une rela-
tion aimable. Elle fit des eiïorts pour rendre sa maison agréable à
Lorenzo en lui donnant les marques les moins équivoques d'une vé-
ritable sympathie. Le chevalier, qui, sous une apparence de résolu-
tion, cachait une certaine timidité dans le monde, dont il craignait
l'influence gênante, se laissa gagner par la cordialité de l'accueil
que lui faisait M'"*" de Narbal. 11 en résulta des rapports fréquens et
affectueux, où M'"'' de Narbal trouvait un intérêt chaque jour plus
vif. Elle présenta le chevalier au petit nombre de personnes de la
ville de Schwetzingen qu'elle recevait dans sa maison et n'avait pas
de plus grand plaisir que de faire l'éloge du noble étranger.
IL
Un jour que le chevalier Sarti dînait pour la première fois chez
M'"" de Narbal, il y avait parmi les convives peu nombreux une
M""" Du Hautchet, Française d'origine. M'"" Du Hautchet descendait
d'une ancienne institutrice qui était venue chercher fortune à la
cour du grand-duc Charles-Théodore. Elle avait épousé un magis-
trat de la petite ville de Schwetzingen, dont elle était séparée de-
puis quelques années. Le mari avait été obligé de s'expatrier je ne
sais trop pour quel motif, et M'"*" Du Hautchet avait pris alors le
nom français de son aïeule maternelle. C'était une femme à peu
près de l'âge de M'"^ de Narbal, de trente-cinq à quarante ans, en-
core très agréable, et qui ne manquait pas d'esprit. Elle avait été
fort courtisée dans sa jeunesse et ne s'était pas résignée à la soli-
tude que le temps et son veuvage forcé avaient faite autour d'elle.
Sans enfans et jouissant d'une grande aisance, M'"^ Du Hautchet
n'avait d'autre occupation que de chercher à utiliser les restes d'une
beauté qu'elle n'entendait pas sacrifier aux dieux inconnus. Tou-
jours mise avec une certaine recherche, quoiqu'elle manquât de
goût, particulièrement dans l'ajustement de sa coiffure, qu'elle sur-
chargeait de colifichets et de plumes rares. M'"*" Du Hautchet avait
des formes potelées et un visage florissant où brillaient de très
378 REVUE DES DEUX MONDES.
beaux yeux, dont l'expression n'était pas douteuse. Sa peau lisse et
d'un blanc mat reflétait déjà ces teintes légèrement dorées qui an-
noncent l'approche de la saison critique. Grande liseuse de romans,
M'""" Du Hautchet affichait d'énormes prétentions à la sensibilité,
qu'elle avait soin de tempérer par des principes sévères, pour se
donner les apparences d'une vertu immolée, ce qui avait séduit la
comtesse de Narbal. Sa conversation précieuse et guindée était celle
d'une petite bourgeoise de province au cœur sec et dévoré de dépit
de n'être que la moitié délaissée d'un scribe judiciaire. Aussi n'a-
vait-elle reculé devant aucune importunité pour s'introduire chez
M'"* de Narbal, dont elle avait capté la bienveillance par des mome-
ries de tendresse envers sa fille et ses deux nièces. M'"*" Du Hautchet
détestait la belle musique, à laquelle son âme stérile ne pouvait
rien comprendre, mais elle feignait de l'aimer beaucoup pour com-
plaire à la comtesse, dont c'était la passion. Ces deux femmes, si
opposées par le caractère et la position sociale, n'en étaient pas
moins parvenues à s'entendre, grâce à l'hypocrisie obséquieuse et
aux afféteries sentimentales de M""' Du Hautchet, qui avaient séduit
la haute simplicité de M""^ de Narbal.
— Monsieur, dit M'"'' Du Hautchet au chevalier, près de qui elle
était placée à table, vous avez beaucoup voyagé, à ce que m'a dit
la comtesse?
— Oui, madame, répondit le chevalier; excepté la France, où je
ne suis jamais allé, je connais à peu près toute l'Europe.
— Quelle est la partie de l'Europe que vous préférez, monsieur?
répliqua M'"*^ Du Hautchet en se pinçant des lèvres imperceptibles
qui n'étaient pas à dédaigner, car elle avait une bouche charmante.
— Après le pays où je me trouve en ce moment, répondit le che-
valier sur un ton de galanterie qui ne lui était pas habituel, il n'y a
pas de contrée qui vaille pour moi le coin de terre béni qui m'a vu
naître.
— 11 faut avouer, dit M"'"" de Narbal, que vous avez de bien bonnes
raisons pour aimer le coin de terre qui s'appelle Venise, une des
merveilles du monde !
— Vous vous trompez, comtesse, répliqua le chevalier, car je ne
suis pas né à Venise même, mais dans une province de l'ancienne et
illustrissime république de Saint-Marc. Ce qui m'attache à la ville
sacrée des doges, c'est bien moins la beauté de ses monumens,
l'éclat de son histoire et les tristesses de sa ruine, que des souve-
nirs intimes de ma vie, et les souvenirs, c'est la patrie !
— Si, comme j'ai cru le comprendre, aucun obstacle politique
ne s'oppose à votre retour vers ces rivages enchantés, répondit
M""" de Narbal, laissez-moi former le vœu, chevalier, que nous pour-
FRÉDÉRIQUE. 379
rons un jour visiter ensemble ce beau pays, qui me tient aussi au
cœur par toute sorte de ricordanze, comme vous dites dans la
langue de l'x^rioste et du Tasse.
— Oh! jamais, répondit le chevalier en poussant un soupir.
— Voilà un mot bien téméraire , répliqua M""' de Narbal en riant
et en se levant de table.
Le chevalier offrit le bras à M'"'' Du Hautchet, qui paraissait ravie
des attentions qu'avait pour elle l'étranger.
Après le dîner, qui avait eu lieu de bonne heure selon l'usage
existant alors dans les petites villes d'Allemagne, on fut se promener
dans le jardin et dans le bois qui en était le prolongement. Le che-
valier conduisait M'"^ Du Hautchet, qui lui faisait les questions les
plus insinuantes sur sa vie, dont elle désirait ardemment connaître
l'histoire, tandis que M""' de Narbal donnait le bras à M. de Loewen-
feld, conseiller du grand-duc de Bade, homme capable, disait-on,
et érudit distingué, qui avait étudié la littérature grecque à Hei-
delberg, sous la direction de Kreutzer. Les trois jeunes personnes,
Fanny, Aglaé et Frédérique, prirent une allée écartée et dispa-
rurent, en courant, dans la partie la plus épaisse du bois. 11 faisait
une grande chaleur, mais les rayons ardens du soleil ne pénétraient
qu'avec peine à travers le feuillage vigoureux de ces arbres sécu-
laires. L'allée était pleine d'ombre et de scintillemens lumineux,
des éclaircies naturelles conduisaient le regard vers des points
moins abrités d'où s'échappaient des traînées d'une lumière écla-
tante qui communiquait à cette végétation touffue des nuances mys-
térieuses qu'on ne trouve pas dans les contrées méridionales. Pres-
que au milieu de l'allée, il y avait un banc rustique, appuyé contre
un gros chêne isolé , qui offrait un lieu de refuge d'autant plus
agréable que l'ombre que projetaient ses branches moussues était
plus dense que partout ailleurs. Après avoir fait plusieurs tours
dans l'allée, les trois cousines vinrent s'asseoir sur le banc qui en-
tourait le gros chêne.
— Que pensez-vous de la nouvelle connaissance de ma tante ? dit
Aglaé, dont l'humeur joyeuse débordait toujours en menus propos
enfantins. Je lui trouve une noble figure, continua-t-elle , et quoi-
qu'il soit déjà vieux, il ne me déplaît pas.
— On est vieux pour toi lorsqu'on n'a plus vingt ans, répondit
Fanny d'une voix dolente. Sans être un jeune homme, le chevalier
est dans la force de l'âge, et sa figure trahit moins le nombre des
années que les soucis d'une existence qui paraît avoir été agitée.
As-tu remarqué, continua Fanny en s' adressant particulièrement
à Frédérique, qui jouait avec un lorgnon qu'elle tenait à la main,
combien le chevalier paraissait ému en répondant à ma mère? En
380 REVUE DES DEUX MONDES.
prononçant le mot jamais, il a poussé un soupir qui en dit plus que
de longues phrases.
— • Cet homme me fait peur, répondit Frédérique après un court
silence. Je ne sais pas ce que j'éprouve en voyant ce front élevé et
ce regard sévère; mais ce n'est pas de la sympathie. Je voudrais
qu'il fût déjà loin d'ici, dit-elle d'un air distrait et en se l^aissant
pour cueillir une petite fleur bleue qui était au pied d'un arbre.
— Attends, dit Fanny, qui avait remarqué la nuance délicate de
cette fleur, et laisse-moi essayer une combinaison, ou, comme vous
diriez, vous autres musiciens savans, une modulation imprévue.
Et Faimy, prenant la tête de Frédérique, fixa la petite fleur sau-
vage sur le côté gauche de sa belle chevelure blonde, dont les
boucles ondulaient sur un cou blanc et flexible. — Voyez-vous cela!
continua Fanny après avoir achevé de consolider la fleur sur la tête
de sa cousine. Gomme ce bleu se marie bien avec le blond cendré!
Frédérique ne ressemble-t-elle pas ainsi à la Gretchen de Faust ou
plutôt à la belle Agathe du FreyschiUz , que nous avons entendu
dernièrement à Manheim ?
— Une idée en suscite une autre, dit alors Aglaé, qui se mit à
courir vers un buisson de roses qui était à l'une des extrémités de
l'allée. Elle en cueillit une des plus fraîches et vint l'ajuster sur la
chevelure noire de Fanny. Frédérique, suivant l'exemple de ses cou-
sines, détacha une branche de buis et la plaça sur la tête d' Aglaé,
dont les cheveux châtain clair formaient une transition entre la brune
Fanny et la blonde Frédérique. A voir ces jeunes filles parées d'une
fleur qui rendait plus saillante la physionomie de chacune, on eût
dit trois nuances d'un même sentiment, un heureux accord formé
par la nature qui vit de contrastes, et dont l'unité immuable n'em-
pêche pas l'infinie variété de ses modes. C'est ainsi que, sur un
thème éternel, l'art produit sans cesse des pensers nouveaux. Elles
étaient toutes trois debout, achevant leur toilette improvisée, riant
de bon cœur de l'idée qui leur avait traversé l'esprit, lorsque le
chevalier apparut dans l'allée avec M'"*" Du Hautchet, suivi bientôt
de M'"*^ de Narbal et de M. de Loewenfeld.
— Ma chère enfant, dit M'"*" Du Hautchet à Frédérique lorsqu'elle
fut arrivée près du groupe des jeunes filles, M. le chevalier, à qui
j'ai parlé de vos talens, a le plus vif désir de vous entendre. Vous
nous jouerez quelque chose, n'est-ce pas, ma toute belle? lui dit-
elle avec une afféterie de tendresse qui fit sourire la jeune fille, ou,
ce qui vaudra mieux encore, vous chanterez à M. le chevalier, qui
est un grand connaisseur, un morceau de l'opéra à la mode, je
veux dire du Freyschfitz, qui excite l'enthousiasme de toute l'Alle-
magne.
FRÉDÉRIQUE. 381
— Je m'estimerai heureux, mademoiselle, répondit le chevalier,
de me ranger au nombre de vos admirateurs.
A ces paroles prononcées sur un ton de froide politesse, Frédéri-
que resta silencieuse, et s'échappa du groupe pour aller au-devant
de M'"-^ de Narbal.
M. Thibaut arriva le soir de Heidelberg. Il recherchait la société
du chevalier, dont l'instruction variée, l'esprit poétique et le goût
passionné pour la musique, lui fournissaient matière à d'aimables
et fructueuses discussions. Né dans une petite ville du Hanovre, en
janvier 1772, M. Thibaut avait fréquenté successivement les univer-
sités de Gœttingue, de Kœnigsberg et de Kiel. Il avait été nommé
professeur de droit d'abord à léna, et puis à Heidelberg, lorsqu'on
réorganisa, en 1805, cette vieille université, qui remonte aux der-
nières années du xiV siècle. Homme excellent et fort considéré pour
ses travaux sur le droit romain, M. Thibaut consacrait ses loisirs et
sa fortune à satisfaire sa passion pour l'étude approfondie de l'art
musical. Il s'était formé une des plus riches collections de musique
ancienne qui existât en Allemagne. Son goût un peu exclusif pour
les sources premières et les monumens de l'art avait engagé M. Thi-
baut à remonter le cours de l'histoire jusqu'à Palestrina et Orlando
di Lasso, dont les œuvres, péniblement recueillies, formaient la base
de sa collection. Il avait rattaché ces deux grands maîtres au mou-
vement produit, aux xiv^ et xv'' siècles, par ce qu'on appelle l'école
gallo-belge, dont ils sont l'épanouissement harmonieux. Redes-
cendu vers les temps modernes, M. Thibaut avait plus particulière-
ment fixé son admiration sur Sébastien Bach et sur Haendel pour
l'Allemagne, sur les premiers maîtres de l'école napolitaine, Scar-
latti, Léo, Durante, et les Vénitiens Gabrielli, Legrenzi, Galdara,
Lotti et Benedetto Marcello, pour l'Italie. Préoccupé avant tout de
musique religieuse et des concerts de la voix humaine, M. Thibaut
ne dépassait guère la seconde moitié du xviii" siècle, qui marque
l'avènement de la musique instrumentale, et ce n'est qu'avec réserve
qu'il parlait d'Haydn, de Mozart et de Beethoven surtout, dont le
génie épique et si profondément passionné lui était peu accessible.
Esprit modéré, âme douce et pacifique, M. Thibaut avait choisi
dans l'art musical les maîtres qui traduisaient le mieux ses pro-
pres sentimens, et il s'était enfermé dans la période historique qui
s'écoule de 1560 à 1760, c'est-à-dire depuis l'apparition de Pales-
trina jusqu'à la mort de Haendel. Il avait fondé à Heidelberg une
société chantante, composée d'artistes et d'amateurs qu'il dirigeait
lui-même, et à laquelle il faisait exécuter tous les morceaux de mu-
sique ancienne qu'il parvenait à se procurer. La maison de M'""^ de
Marbal lui était infiniment agréable, parce qu'il y trouvait un groupe
382 REVUE DES DEUX MONDES.
de natures aimables et distiaguées, sur lesquelles il essayait les ef-
fets de son enthousiasme. Lorsque M. Thibaut avait reçu de Rome,
de Yienne, de Munich ou de Berlin, quelque morceau inédit de l'un
de ses maîtres préférés, il accourait à Schwetzingen communiquer
à M'"*" de Narbal son nouveau trésor. L'imagination naïve et toute
charmante de la comtesse se mettait promptement à l'unisson du
goût éclairé de son ami, dont elle avivait l'enthousiasme en le par-
tageant. Cela donnait lieu à des scènes piquantes semblables à celles
que j'ai vues se produire depuis à l'école d'Alexandre Choron, avec
qui M. Thibaut avait plus d'un rapport; mais ce qui distinguait
M. Thibaut de l'illustre fondateur de V école de musique classique et
religieuse, c'était un amour extrême pour les chants naïfs et popu-
laires qui surgissent sans culture comme les simples fleurs des bois
solitaires. Il en avait formé une collection curieuse qu'il s'était plu à
décrire dans son intéressant petit volume sur la pureté de l'art mu-
sical (1). Par ce retour vers la poésie primitive et pour ainsi dire
autochthone que n'a point contaminée le souffle de l'étranger ni
l'imitation des formes savantes consacrées par l'admiration des let-
trés, M. Thibaut se rapprochait de l'école historique moderne, qui
voulut restaurer le sentiment national et les monumens qui en ré-
vèlent l'expression.
Le soir, tout le monde fut réuni dans le grand salon de M""^' de
iNarbal. Il ouvrait, nous l'avons dit, sur la pelouse du parc, dont le
bois fermait l'horizon. A droite du salon se trouvait un petit cabinet
de retraite avec un piano, quelques livres de choix et un joli tableau
de je ne sais plus quel maître allemand, qui représentait une scène
d'un poème de Goethe, Hermann et Dorothée. A gauche du salon se
prolongeait une file d'appartemens destinés aux amis qui venaient
demander l'hospitahté. La soirée était belle, et du salon, qui était
faiblement éclairé , on pouvait plonger le regard dans les ombres
épaisses du bois, d'où s'exhalaient une fraîcheur délicieuse et des
senteurs enivrantes. Le chevalier se sentit pénétré d'une douce tris-
tesse en trouvant dans l'habitation somptueuse de M'"'' de Narbal
quelque rapport avec la villa Cadolce, où il avait passé son enfance.
Remontant par l'imagination le cours des années, il lui semblait as-
sister à l'une de ces conversazioni qui avaient lieu dans le magni-
fique palais du sénateur Zeno, et y apercevoir dans un coin lumi-
neux la figure adorée de Beata. Tout ce qui rappelait au chevalier
un temps irréparablement écoulé qui avait rempli son cœur de ces
rêves d'or de la jeunesse, d'où proviennent les nobles inspirations
(1) Uber Reinheit der Tonkunst, page 74 de la seconde édition. Heidelberg,
in- 18.
FRÉDÉRIQUE. 383
de l'âge mûr, le captivait entièrement et le rendait presque insen-
sibfe à ce qui se passait actuellement devant lui.
Il fut tiré de sa distraction par le mouvement que se donnait
M'"® Du Hautchet pour obtenir des trois jeunes fdles qu'on fît un peu
de musique, voulant se faire honneur auprès du chevalier d'aimer
un genre de plaisir qui lui était au moins indifférent. Les jeunes
personnes résistaient avec humeur aux obsessions mielleuses de
M'"" Du Hautchet, lorsque M. Thibaut, prenant la main de Frédéri-
que, qu'il affectionnait beaucoup ; — Mon enfant, lui dit-il, faites-
moi le plaisir de chanter quelque chose. Chantez-nous un morceau
de Mozart, si c'est possible, pour que nous puissions avoir l'avis
d'un grand connaisseur sur votre voix et sur la direction qu'il con-
viendrait de donner à vos études vocales. M. Rauch, votre maître,
est trop vieux, trop savant contre-pointiste et trop Allemand pour
avoir le goût éclairé de M. le chevalier en des matières si délicates.
— Après une légère résistance, qu'un mot de M'"^ de Narbal fit dis-
paraître, Frédérique se mit au piano, ayant à ses côtés sa cousine
Aglaé. Derrière le piano, qui occupait le milieu du salon, juste en
face de la porte qui conduisait au jardin, il y avait une grande glace
où se reflétaient la taille souple et la belle chevelure blonde de Fré-
dérique, surmontée de la petite fleur bleue que Fanny y avait pla-
cée. D'un côté de la glace se trouvaient un portrait de Goethe et de
l'autre celui de Mozart, âgé de vingt-deux ans, alors qu'il traversa
Manheim en 1778 pour venir à Paris, le cœur rempli d'un amour
discret pour Aloïsa de Weber, qu'il ne devait jamais épouser.
Après un prélude de quelques mesures pendant lequel Frédérique
cherchait à se donner une contenance de fermeté qu'elle était bien
loin d'avoir, les deux jeunes fdles se mirent à chanter l'adorable
dnetto des Nozze di Figaro,
Su l'aria...
qu'elles semblaient avoir choisi tout exprès pour exprimer la douce
raillerie d'une situation piquante. Lorsque Suzanne laisse exhaler
de ses lèvres moqueuses cette phrase qu'on ne peut comparer qu'à
un rayon de soleil attiédi par un épais feuillage qu'il traverse :
Che soave zefiretto
Questa sera spirezà...
et que la comtesse lui répond avec un sourire contenu :
Ei già il resto capizà....
le chevalier éprouva comme une secousse intérieure qui lui fit lever
38Zl BEVUE DES DEUX JIONDES.
les yeux sur Frédérique, qui chantait cette partie non sans un peu
d'émotion. Les deux voix s'unirent ensuite dans un délicieux ac-
cord, et le morceau s'acheva comme un hymne à la grâce et à la
beauté du jour. Un murmure approbateur, où il se mêlait autant de
politesse que de vraie satisfaction, témoigna aux deux jeunes filles
le plaisir qu'on avait eu à les entendre. Aglaé était toute rayonnante
des complimens qu'on lui adressait, tandis que Frédérique, moins
communicative, paraissait simplement heureuse d'avoir terminé une
tâche qui lui était peu agréable.
— Comment trouvez-vous ce joli madrigal, mon cher chevalier?
dit M. Thibaut en se frottant les mains de plaisir.
— Exquis! digne de celui qui a mérité d'être surnommé le Ra-
phaël des musiciens. 11 faudrait mettre au bas de chaque morceau
de Mozart ce que Voltaire disait du style de Racine : parfait, inimi-
table !
— Jamais un compositeur allemand n'aura reçu un plus bel éloge
de la part d'un Italien, dit M. de Loewenfeld.
— L'auteur de Bon Juan n'appartient exclusivement à aucune
nation, reprit le chevalier. Si le hasard l'a fait naître à Salzbourg,
il a été nourri de l'art italien, qui dominait alors dans toutes les
cours princières de l'Allemagne et de l'Europe. Réni et consacré
par le padre Martini de Rologne, qui représentait la belle tradition
de l'école romaine, c'est dans la langue de Métastase et pour des
chanteurs italiens que Mozart a composé ses chefs-d'œuvre, Ido-
meneo, les Nozze di Figaro et Don Juan. Son génie, vraiment di-
vin, ne semble pas procéder de l'humaine nature, tant il est spon-
tané dans ses manifestations, qui jamais ne trahissent l'effort. Pour
moi, Mozart n'est pas un musicien qu'on puisse comparer à aucun
autre, c'est le musicien de la grâce, de la tendresse et de l'idéal. .ïe
ne saurais mieux exprimer l'effet que me produit la musique de
Mozart que par cette strophe que lui adressa la célèbre Gorilla en
1770 :
Quella dolce armonia di paradiso
Che a un estasi d' amor mi apri il sentiero
Mi risuona nel cuor, e d' improviso
Mi porta in cielo a contemplare il vero (1).
— Ah! chevalier, s'écria M'"'' de Narbal avec la vivacité d'im-
pression qui lui était naturelle, pour parler ainsi de Mozart il faut
avoir bien des choses dans le cœur et dans l'esprit!
(1) « J'entends encore cette douce harmonie, digne du paradis, qui, en remplissant
mon cœur d'une extase d'amour, me transporte jusqu'au ciel, en face de l'cternelle vé-
rité. ))
FRÉDÉRIQUE. 385
Il se fit un peu de silence après ce compliment naïf de la comtesse.
M'"^ Du Hautchet, qui ne comprenait pas grand' chose à ces finesses
de langage et de sentiment, et qui trouvait au fond que la musique
de Mozart était une vieillerie fort peu amusante, insistait auprès de
Frédérique pour lui faire dire quelque morceau du nouvel opéra
qu'elle avait entendu récemment à Manheim. Elle fit part de son
désir à M""" de Narbal, qui décida ses nièces à chanter le duo du
FreysrhiUz entre Agathe et Annette. Aglaé ne se fit pas longtemps
prier, et, joyeuse de faire entendre de nouveau sa jolie voix de so-
prano, elle conduisit au piano sa cousine Frédérique, qui n'obéissait
qu'à regret au désir de sa tante. La comtesse voulut accompagner
elle-même le morceau qui avait été choisi, afin que Frédérique fût
moins gênée dans l'émission de sa voix et que le chevalier pût juger
plus favorablement des avantages naturels de sa nièce, pour qui elle
avait une affection particulière. Frédérique portait ce jour-là une
robe de mousseline à fond blanc , parsemée de petites arabesques
dont les couleurs voyantes faisaient mieux ressortir sa taille svelte
aux ondulations volupteuses. Son buste, admirablement dessiné,
s'évasait en courbes élégantes dont on pouvait suivre les sinuosités
sous un corsage montant et scrupuleusement fermé. De belles tresses
blondes, enroulées autour de la tête et contenues par des épingles
en or, laissaient échapper deux longues mèches qui se jouaient mol-
lement sur un cou d'albâtre, qui supportait avec grâce un si riche
fardeau. La petite fleur bleue, fixée dans un repli de cette chevelure
abondante, penchait un peu sur l'oreille gauche, comme un sym-
bole de la poésie de la nature. Frédérique, qui chantait la partie
d'Agathe, eut de la peine à faire sortir sa voix un peu sourde, qu'on
ne lui avait pas appris à bien diriger. Raffermie par un encourage-
ment de M. Thibaut, elle dit avec une émotion visible la phrase
incidente :
Tout a pour toi des charmes,
où se révèle le caractère mélancolique d'Agathe, en opposition avec
la gaîté insouciante de son amie Annette. Ce contraste de deux na-
tures de femmes très différentes, admirablement rendu par le mu-
sicien, se prolonge jusqu'à la fin du morceau sans nuire à l'unité
de l'impression. Lorsque la tendre Agathe, le cœur oppressé par de
sinistres pressentimens, exprime le trouble qui l'agite en quelques
notes profondes et touchantes, pendant que son amie l'accompagne
des mièvreries de son enjouement, le chevalier se sentit frappé
comme par une baguette magique qui aurait fait sourdre de son
âme une source cachée de vie nouvelle. Il regarda avec étonnement
la jeune fille qui produisait en lui une telle émotion, puis il baissa la
TOME XLVIII. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
tête jusqu'à la fin de ce lied de l'amour, qui répandit dans le salon
comme une vapeur d'harmonie mystérieuse.
— Quelle différence de style et de sentiment, dit M. Thibaut,
entre les deux morceaux que nous venons d'entendre! 11 semble
qu'une révolution musicale s'est accomplie depuis la mort de Mo-
zart jusqu'à l'avènement de Weber.
— C'est une révolution de l'esprit humain, répliqua le chevalier
avec vivacité , qui sépare l'auteur du Don Juan de celui du Frey-
schiitz. Entre les deux maîtres très différens qui ont créé ces deux
chefs-d'œuvre, vous oubliez qu'il y a la révolution française avec
tous les changenlens qu'elle a produits, non-seulement dans la so-
ciété civile et politique, mais dans la direction de la pensée et jus-
que dans les aflluens qui alimentent l'inspiration du génie.
— Eh quoi ! monsieur le chevalier, dit le conseiller de Loewen-
feld, pensez-vous que la musique, le plus immatériel de tous les
arts, qui ne peut exprimer que des sentimens et n'affecte que la
partie subjective de nous-mêmes, comme disent les philosophes,
soit aussi accessible à l'inlluence des idées et aux changeraens de
l'histoire?
— Je pourrais vous répondre, monsieur, que je ne sais pas trop
ce qu'on entend par un art immatériel, puisqu'on n'est pas encore
parvenu à bien définir les deux substances dont on assure que
l'homme est composé. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'homme est
sujet aux vicissitudes du temps et de l'espace où il se développe, et
que, sur un fond permanent qu'on nomme la raison et la conscience,
tout change en lui, jusqu'aux molécules qui forment le tissu de ses
organes. La musique est un langage, et, comme tel, il se modifie
avec les sentimens et les idées de ceux qui le parlent. Pour moi,
ajouta le chevalier en s'adressant particulièrement à M. Thibaut, je
trouve que l'auteur du Freyschûtz s'inspire d'un ordre d'idées et de
sentimens qui est au génie de Mozart ce que la poésie de Goethe
est à celle de Klopstock. Je le répète, une révolution sépare ces deux
grands musiciens d'une portée et d'un caractère si différens, et de
cette révolution est sorti un nouvel idéal qui ne ressemble pas à
celui qu'entrevoyait l'âme pieuse, tendre et sereine de Mozart. Si
j'osais, continua le chevalier en regardant les deux jeunes personnes
qui venaient de chanter le duo du Freyschûtz^ je dirais que la muse
de Weber porte, comme M"" Frédérique, une fleur des champs sur
sa belle chevelure blonde et que dans les sentimens qu'elle ex-
prime se mêle un parfum de la nature extérieure que ne connaissait
pas le génie de Mozart.
— Bravo, chevalier, s'écria M. Thibaut en se levant pour lui
tendre la main. Voilà une idée originale et féconde qui vous mène-
FRÉDÉRIQUE. 387
rait loin si vous la développiez! J'y vois poindre le bout du nez d'un
vieux Juif qui s'appelle Spinoza.
— Peut-être, répliqua le chevalier, il s'agit seulement de s'en-
tendre.
On fit servir le thé, et la conversation prit un autre cours.
Conformément à l'usage qui existait alors en Allemagne, et qui
probablement subsiste toujours, les trois jeunes personnes, Fanny,
Aglaé et Frédérique, présidaient à tous les menus détails de l'éco-
nomie domestique, dont M""" de Narbal n'aimait pas à s'occuper.
Rien, au-delà du Rhin, ne paraît indigne d'une femme bien née, et
j'ai vu, dans l'une des plus nobles familles de la Bavière, la fille
unique de la maison, d'une rare distinction d'esprit, servir son père
à table ainsi qu'un étranger, qui, ce jour-là, était admis à jouir de
ce beau spectacle de la grâce unie à la prévoyance. Ces mœurs sim-
ples, qu'on retrouve jusque dans les maisons princières, donnent
un plus grand prix à la poésie de sentiment, à l'instruction solide
et variée qui distinguent les femmes allemandes. C'est un contraste
touchant qui avait déjà frappé M'"* de Staël que de voir une jeune
fille allemande parler une ou deux langues étrangères, entendre les
discussions les plus élevées, cultiver les arts, et, après vous avoir
charmé par une sonate de Mozart ou de Beethoven, passer à l'office
et préparer de ses mains délicates les rafraîchissemens qu'elle va
vous offrir! Une petite bourgeoise française se croirait perdue dans
l'estime du petit monde où s'évapore sa vanité si, après avoir en-
nuyé ses amis d'une mauvaise conti-edanse, qu'elle aura exécutée
sur un piano discord , on lui demandait de savoir comment se fait
un bouillon. Il en est de l'art véritable comme de la vraie philo-
sophie, il ne laisse point à demi -chemin celui qui en savoure les
beautés, et au lieu d'égarer la faible créature qui s'efforce d'en
comprendre les mystères, il la purifie et l'élève jusqu'à la région
des principes. Le beau ne serait pas le beau, s'il pouvait être in-
compatible avec le sens commun, et la femme qui a pris goût aux
chefs-d'œuvre du génie n'y apprendra pas à dédaigner les plus
humbles devoirs de son sexe.
Après un peu d'hésitation dont elle ne se rendait pas compte,
M"*^ Frédérique vint offrir une tasse de thé au chevalier. Elle mit
dans cette démarche une certaine gaucherie boudeuse qui n'était
pas dépourvue de grâce, mais qui trahissait l'effort qu'elle était
obligée de faire sur elle-même. La comparaison dont s'était servi
le chevalier pour exprimer le caractère général de la musique de
Weber avait éveillé sa vanité de jeune fille sans dissiper entière-
ment le malaise que lui faisait éjyouver la présence de l'étranger.
— Vous avez une voix charmante, mademoiselle, lui dit le che-
388 REVUE DES DEUX MONDES.
valier en acceptant par politesse la tasse de thé qu'elle lui présen-
tait.
— Oui , sans doute , répondit M'"*" de iNarbal ; mais il faudrait sa-
voir s'en servir, et nous n'avons personne ici dont les conseils
puissent nous diriger. M. Rauch, qui donne des leçons à ces demoi-
selles, est un savant musicien, un maître de chapelle accompli, qui
possède sur le bout des doigts, comme on dit, la science abstruse
des Fux, des Marpurg et des Kirnberger (1); mais il n'entend pas
grand' chose à l'art de chanter.
— Chevalier, dit alors M. Thibaut en posant sa grosse main sur
la tête de M"'' Frédérique, voici une jolie Allemande qui serait
digne de recevoir quelques bons avis d'un homme tel que vous.
Elle connaît la musique presque aussi bien que M. Rauch, mais il
lui manque ce que les Italiens et les Français seuls possèdent, le
goût, grand mot dont les Allemands n'ont jamais compris le sens,
excepté deux génies supérieurs, qui sont Goethe et Mozart.
— Nous serions trop heureux, répliqua M'"*' de Narbal, si M. le
chevalier voulait bien consacrer quelques momens perdus à nous
expliquer ses idées sur le plus beau et le plus profond de tous les
arts. Ce que je viens d'entendre à propos de Mozart et de Weber
m'entr'ouvre un horizon où mon esprit n'avait jamais pénétré,
— Madame, répondit le chevalier sur un ton de modestie sin-
cère, je crains que vous n'ayez une trop haute opinion de mes con-
naissances. En musique comme en toutes choses, je ne suis guère
qu'un dilettmife, un oisif qui s'amuse des œuvres du génie, où il
cherche un aliment à sa propre fantaisie. Je me suis trouvé lié avec
de grands maîtres; j'ai connu un grand nombre d'hommes et d'ar-
tistes distingués; j'ai beaucoup vu et beaucoup entendu dans mes
longues pérégrinations, et ma vie s'est écoulée à aimer avec ardeur
les choses qui me paraissaient aimables. C'est là, madame, mon
plus beau titre à votre indulgence.
— Vous ne croyez pas sans doute , chevalier, avoir fait preuve
d'une grande modestie, répondit la comtesse avec un sourire affec-
tueux, en vous reconnaissant la faculté d'aimer avec ardeur les
choses qui vous paraissent dignes d'intérêt? On serait fier à moins.
La nuit sereine et la lune resplendissante, dont la douce lumière
pénétrait abondamment dans le salon, convièrent la compagnie à
sortir un instant. L'air était encore tiède de la chaleur du jour et tout
imprégné de suaves émanations. On aurait pu se croire loin de l'Al-
lemagne, dans une de ces villas des bords de la Brenta dont la de-
meure de M'"'' de Narbal reproduisait les dispositions. C'était, nous
(1) C'est le nom de trois célèbres théoriciens allemands.
FRÉDÉRIQUE. 389
l'avons déjà dit, un souvenir de son grand-père, le ministre de
Gharles-Tliéodore , qui avait voulu donner à sa femme; un tônioi-
gnage permanent de l'amour qu'elle lui avait inspiré.
— Y a-t-il sous le ciel de l'Italie de plus belles nuits que celle-
ci? dit M'"" de Narbal en prenant familièrement le bras du cheva-
lier.
— Non, madame, et il y a longtemps que je n'ai respiré un air
aussi pur.
— rS'ous serions tous charmés, répliqua la comtesse après un
court silence, si notre pays pouvait vous plaire, monsieur le cheva-
lier, et vous retenir quelque temps parmi nous. Du moins lîous ef-
forcerons-nous de vous en rendre le séjour aussi agréable que pos-
sible, ajouta-t-elle avec la sincérité d'accent qui lui était propre.
Plus touché qu'il n'osait l'avouer de ce témoignage de franche
sympathie , le chevalier ne trouva pas un mot à y répondre. Le si-
lence qu'il gardait aurait fini par l'embarrasser, si M. Thibaut, se
détachant du groupe des trois cousines qui s'entretenaient avec
^ine Du Hautchet, ne fût venu lui dire :
— On conspire contre vous, mon cher chevalier. Je vous ai telle-
ment calomnié auprès de ces dames qu'elles ont le plus vif désir de
vous entendre. Montrez à ces jeunes filles, je vous en prie, com-
ment on exprime ce qu'on sent et quelle est la puissance de l'art
sur la nature, je veux dire de l'esprit sur la matière.
— Docteur, répondit le chevalier, je ne vous croyais pas si per-
fide ! Vous voulez immoler la victime après l'avoir couronnée de
fleurs. Vous savez très bien que je suis comme un vieux rossignol
enroué qui a passé l'âge des amours.
— Je ne m'y fierais pas, répliqua M. Thibaut en riant.
On insista auprès du chevalier. M"""' de Narbal et Du Ilautchet
se joignirent à M. Thibaut pour vaincre la répugnance qu'a tou-
jours éprouvée le chevalier de chanter avec une voix médiocre de-
vant des personnes inconnues. Il céda pourtant aux sollicitations
réitérées qu'on lui fit, surtout pour ne pas désobliger M'"'' de Nar-
bal, dont la simplicité alTectueuse lui avait gagné le cœur. On ren-
tra dans le salon. Le chevalier se mit au piano avec une bonne
grâce parfaite dont tout le monde lui sut gré. Il éteignit les bougies
qui brûlaient encore dans les bobèches d'argent, et pria qu'on éloi-
gnât la lampe qui était sur la cheminée, en disant : — Je tiens à ne
pas détruire en un instant toutes les illusions que le savant docteur
a pu faire concevoir de moi.
Les dames s'assirent en cercle autour du piano. M'"* de Narbal et
M. Thibaut étaient à la droite du chevalier. M'"" Du Hautchet et
M. de Loewenfeld à sa gauche ; au fond, près de la porte , les trois
390 REVUE DES DEUX MONDES.
cousines, Fanny, Frédérique et Aglaé, formant un groupe char-
mant, dessinaient un bouquet dont on eût été heureux de respirer le
parfum. Assise nonchalamment sur un fauteuil de velours, un bras
appuyé sur la chaise de Frédérique, vers laquelle elle se penchait
un peu, Fanny exprimait, par sa pose affaissée et l'inclinaison de sa
tête, cette vague aspiration à l'inconnu que les Allemands nomment
sehnsitcht, heureuse disposition d'une âme élevée qui, sans mé-
priser les objets qui l'entourent, ne saurait y trouver l'apaisement
du malaise indéfini qui la tourmente. Tandis que Frédérique, un
lorgnon à la main, qui était suspendu à son cou par une chaînette
en or, le rapprochait incessamment de ses yeux, autant pour mieux
voir que pour cacher l'expression des sentimens confus qu'elle
éprouvait, Aglaé riait comme toujours, et prenait plaisir aux inci-
dens de la soirée sans la moindre préoccupation. Le chevalier, dont
la noble figure n'était éclairée que par les rayons furtifs de la lune
qu'il voyait planer au-dessus du iDois qui encadrait l'horizon, se
sentit ému en présence de cet auditoire bienveillant qu'il connais-
sait à peine. Les souvenirs lointains de sa jeunesse, vers laquelle il
se tournait toujours, lui montèrent lentement au cœur, en le rem-
plissant d'une vague tristesse d'où se dégageait une chère et douce
image. Ce fut sans aucune préméditation, et comme inspiré par les
circonstances où il se trouvait, que le chevalier chanta d'une voix
tremblante cette suave mélodie de Paisiello qui lui rappelait une
heure fortunée de sa vie :
Nel cor più non mi sento
Brillar la gioventù...
Amor, del mio tormento,
Amor, sei colpa tu !
C'était Beata en robe blanche, assise sur le balcon du palais de son
père, c'était Venise, une nuit d'amour, de poésie et d'éternel regret,
que le chevalier venait d'évoquer par ce chant naïf et pur. Il était
ému, non comme un virtuose qui s'est assimilé et qui traduit le sen-
timent d' autrui, mais comme un poète qui exprime sa propre douleur
par les moyens d'un art consommé. — De ma vie, s'écria M'"*" de
Narbal, je n'ai rien entendu de semblable! Je ne sais comment qua-
lifier ce que j'éprouve; ce n'est pas une voix, mais une âme qui
chante! Ah! chevalier, il y a quelque chose Là-dessous, dit -elle en
désignant du doigt la place du cœur.
— Parbleu! répondit M. Thibaut, il y a le grand art de l'Italie,
dont nous autres Allemands n'avons pas la moindre idée. Nous
jouons très bien de la clarinette et d'autres instrumens h vent, mais
nous n'avons jamais su chanter. Eh bien! dit-il en se tournant vers
FRÉDÉRIQUE. 391
les trois jeunes filles, dont la physionomie exprimait la nuance de
plaisir et d'étonnement que chacune d'elles venait d'éprouver,
avais-je raison de vous tant parler du chevalier Sarti?
III.
Le lendemain matin, le chevalier quitta Schwetzingen pour re-
tourner à Manheim, dont il aimait le séjour. Revenu dans son petit
appartement, entouré de ses livres, d'un piano et de quelques i^ra-
vures de Canaletto qui représentaient difierentes vues de Venise, il
fut heureux de retrouver sa chère solitude. Depuis longues années,
il avait contracté l'excellente habitude de tenir un journal où il se
plaisait à consigner les principaux événemensde sa vie, ses impres-
sions, le résultat de ses lectures, tout ce qui frappait son esprit ou
intéressait son cœur. Le chevalier parcourait souvent ce livre de sa
destinée, où le nom de Beata était inscrit à chaque page comme le
résumé final de ses efforts, comme l'étoile polaire vers laquelle se
tournaient incessamment sa raison et son âme. Le lendemain de son
arrivée de Schwetzingen, le chevalier écrivit dans ce journal, écho
de sa joie et de ses tristesses : (( Fanny, Aglaé, Frédérique, tiitte
carCy... 77ia l'iina pik cara delV altre! (charmantes toutes trois,...
mais l'une plus charmante que les autres. ») C'était Là un simple
aperçu, une première ébauche de la sensation agréable, mais con-
fuse, que les trois jeunes filles avaient produite sur le chevalier.
Fanny cependant l'avait frappé bien plus que ses deux cousines,
parce qu'elle était la fille de M'"'' de Narbal et d'un âge plus rap-
proché du sien.
Quinze jours s'étaient à peine écoulés depuis son retour à Man-
heim, que M'"*" de NarlDal écrivait au chevalier : (( Vous nous oubliez,
chevalier, vous nous laissez avec nos regrets et sous le charme de
tout ce que nous avons entendu! Ma fille et mes nièces ne cessent
de me demander quand nous aurons le plaisir de vous revoir. En
attendant, nous parlons de vous et de cette délicieuse chanson qui
me trotte dans l'esprit depuis quinze jours :
Nel cor più non mi sento
Brillai- la gioventù...
« Venez nous conter cette histoire-là, car je suis bien sûre qu'il y
a là-dessous quelque épisode de clair de lune. Ma voiture est à vos
ordres. Écrivez-moi un mot. ))
Le chevalier retourna à Schwetzingen et descendit chez M'"" de
Narbal, qui ne voulut pas souffrir qu'il logeât à l'auberge. — Une
fois pour toutes, lui dit-elle, vous feriez plus que me désobliger en
392 REVUE DES DEUX MONDES.
refusant une hospitalité que je suis trop heureuse de vous offrir.
Laissez-moi traiter en ami le compatriote de ma grand'mère et
m'acquitter un peu envers cette chère Venise, où mon mari a reçu
un accueil qu'il n'a jamais oublié.
Le chevalier Sarti se voyait donc installé dans la belle habitation
de M""" de Narbal, au milieu de trois jeunes filles diversement
douées, dont il avait éveillé la curiosité par ses manières, la dis-
tinction de son esprit, et surtout par l'obscurité qui enveloppait son
existence, qu'on supposait avoir été agitée et un peu romanesque.
Au bout de quelques jours, il eut bientôt fait connaissance avec les
différentes personnes qui fréquentaient la maison de la comtesse,
et particulièrement avec M. Rauch, qui donnait des leçons à ces de-
moiselles, un Allemand de la vieille roche, qui avait été attaché à la
chapelle de Charles-Théodore. Il avait passé sa jeunesse à la cour
de ce prince magnifique, où il avait vu Mozart et connu l'abbé Vo-
gler. Long, maigre, sec, ridé, tout barbouillé de science et de ta-
bac, le vieux Rauch était né à Leipzig en 1760, par conséquent dix
ans après la mort du grand Sébastien Bach, ce profond génie, qui
mourut aveugle comme Haendel, son contemporain, et qui fut le
chef d'une nombreuse dynastie de musiciens qui a duré plus de
deux cents ans. Doué d'une mémoire aussi prodigieuse que bizarre,
et s' aidant des souvenirs de sa mère, qui avait connu le vieux Sé-
bastien, M. Rauch s'était gravé dans l'esprit l'arbre généalogique
de ce clan de compositeurs, depuis le boulanger de la ville de
Presbourg, en Hongrie, qui en est le fondateur vers le milieu du
XVI* siècle, jusqu'au docteur Bach, qui a publié en 1817 un ou-
vrage sur l'influence physique de la musique. De imisices effectu
in liomine sano et œgro. Harmoniste savant, organiste de la vieille
école et pianiste habile, M. Rauch était par ses doctrines, par ses
préférences et ses antipathies, un représentant curieux de l'Alle-
magne du nord et de l'art qui exprime les tendances sévères du
protestantisme. Luther, Bach, Hœndel, Graun, Haydn et Mozart,
voilà les seuls noms admirés sincèrement par M. Rauch, qui n'ad-
mettait qu'avec une extrême réserve Beethoven, Weber, Schubert
et tous ceux qui ont suivi le mouvement du xix*" siècle. Quant aux
Italiens, ils n'étaient pour M. Bauch que des compositeurs de chan-
sonnettes, et les Français que des faiseurs de contredanses. Un
cjioral de Luther, une fugue de Bach et un bon verre de vin du
Rhin étaient les choses les plus exquises que connût ce brave
M. Rauch, qui avait toujours à la bouche cet adage si connu du
grand réformateur : « Celui qui n'aime pas le vin, la femme et la
musique reste un fou pour toute sa vie (1). »
^^) Wer nicht liebt Wein, Weib und Gesaug,
Der bleibt ein INari" sein Leben lang.
FRÉDÉRIQUE. 393
Établi à Heidelberg, où il était organiste à l'église de Saint-Pierre,
M. Uaiich allait trois fois par semaine à Schwetzingen donner des
leçons de piano, de musique et même d'harmonie à la fille de
M""^ de Narbal et à ses deux nièces. Faute d'un meilleur conseil,
qu'on n'avait pas sous la main, M. Rauch faisait aussi chanter
à ces demoiselles quelques morceaux de musique vocale, tous
empruntés à l'école allemande, et particulièrement aux compo-
siteurs qui se rapprochaient le plus de ses maîtres favoris, Bach,
Ilœndel, Graun, dont les opéras et les oratorios étaient si goûtés du
grand Frédéric. Plus le morceau qu'avait choisi M. Rauch était d'un
accès difficile à la voix humaine, compliqué d'intonations, de
rhythme et d'harmonie, et plus il excitait son admiration. Mozart
était déjà trop simple pour M. Rauch , et dans le fond de son âme
il préférait les opéras de Spohr, le Fldelio et la musique vocale de
Beethoven aux chefs-d'œuvre du plus exquis des musiciens. Tout
ce qui paraissait le don d'une organisation heureuse, le produit
facile d'une nature inspirée, le fruit spontané de la grâce et du
sentiment, le touchait beaucoup moins que ce qui avait été labo-
rieusement enfanté par la méditation et portait les traces de la coo-
pération active de la volonté. Quand M. Rauch avait dit d'un musi-
cien ou d'un artiste quelconque : er ist eut tiichtiger Kerl {cest un
homme habile et profond), c'était le plus grand éloge qu'il pût faire
d'un cerveau o'éateur.
M'"*^ de Narbal, qui avait la passion de l'enseignement, et dont la
curiosité investigatrice s'amusait presque autant de la connaissance
des procédés que des elfets obtenus, assistait avec zèle aux leçons de
x\I. Rauch, dont elle appréciait les qualités sans méconnaître les dé-
fauts. M. Thibaut l'avait depuislongtempsprémunie contre le goût du
savant organiste, et il n'avait pas eu de peine à la convaincre qu'il
n'avait pas la moindre idée de ce qu'on entend par l'art de chanter
proprement dit. M'"" de iNarbal pria le chevalier de venir un instant
au salon pendant que M. Rauch faisait déchiffrer à ces demoiselles
un nouveau morceau qu'il leur avait apporté. C'était la première
fois que le professeur se rencontrait avec le noble dilettante. La le-
çon finie et M. Rauch étant parti, le chevalier fut amené à faire
quelques observations sur ce qu'il venait d'entendre. Il fit remar-
quer à M""' de Narbal que le maître ne s'était préoccupé, pendant
toute la durée du morceau, que de la justesse de l'intonation, de la
précision du mouvement et de l'expression générale des paroles
qui avaient inspiré le compositeur. — M. Rauch semble ignorer,
ajouta-t-il, que la voix humaine est le plus délicat des instrumens
qu'il faut assouplir par de nombreux exercices avant que celui qui
la possède puisse rendre avec certitude le sens moral qui résulte
d'une phrase musicale. Que dirait-il donc, si l'on exigeait du pre-
394 REVUE DES DEUX MONDES.
mier musicien venu, qui ne connaîtrait pas le mécanisme du piano,
qu'il exécutât une fugue de Bach dans le style particulier aux com-
positions de ce grand maître, qui difTère si profondément de ce-
lui qui caractérise la musique moderne ? Que saurions-nous de l'es-
prit sans le langage qui nous en révèle la puissance, et qu'est-ce
que le sentiment sans la forme qui nous en manifeste les nuances?
Il importe de s'occuper d'abord du matériel de l'art, car je défie le
plus grand génie du monde, dit-il en s' asseyant au clavier, de ren-
dre la beauté du passage que voici, s'il n'a point appris à gouverner
sa voix par de longues et patientes études. — Joignant l'exemple au
précepte, le chevalier parcourut rapidement le morceau apporté par
M. Rauch, dont il fit ressortir les moindres accens par une vocalisa-
tion si aisée qu'elle paraissait être une faveur de la nature plutôt
qu'un fruit de l'expérience et du travail.
— Mais ce n'est plus le même morceau! s'écria M'"*" de Narbal
avec vivacité.
— Pardon, madame, répondit le chevalier, ce sont les mêmes
notes chantées par une voix humaine, au lieu d'être exécutées par
un instrument.
C'est par une suite d'incidens aussi simples que celui que je viens
de raconter que le chevalier fut conduit insensiblement à donner
quelques conseils de goût aux trois jeunes personnes que dirigeait
M""" de Narbal. Encouragé par la vive sympathie que lui témoignait
cette aimable femme, et s' apercevant combien elle était heureuse de
lui entendre exposer les idées qu'il s'était faites de l'art et de l'en-
semble des choses qui donnent une signification à la vie, le cheva-
lier se laissa engager plus avant dans ces relations qu'il ne pouvait
le prévoir. Il eut forcément des rapports fréquens et moins réservés
avec la fille de la comtesse et ses cousines. En leur parlant de mu-
sique et de poésie, en leur racontant quelques faits curieux de la
vie des grands artistes, en leur faisant l'historique d'une composi-
tion intéressante qui les avait émues, il touchait nécessairement à
des questions délicates de l'ordre moral. Préservé par le sentiment
profond qui remplissait son cœur, le chevalier avait toute raison de
se croire en parfaite sécurité au milieu de trois jeunes filles que
l'âge, non moins que les convenances, éloignait de lui. Il leur fit
étudier des duos et des trios italiens, entre autres celui du Mariage
secret : Le faccio un inrhino. Ce ne fut pas sans peine qu'il par-
vint à réunir les deux voix inexpérimentées de Fanny et d'Aglaé
dans le duo de Tancredi : — Lasciami, — et lui-même chanta avec
Mlle Agiaé le délicieux petit chef-d'œuvre du troisième acte du Ma-
riage secret entre Paolino et Garolina fuyant la maison paternelle :
Stendemi pur la niano...
Che mi vacilla il piè,
FRÉDÉRIQUE. 395
dont le succès fut très grand dans les réunions intimes qui avaient
lieu le soir chez M'"'' de Narbal. Ces petits concerts sans prétention, qui
faisaient le bonheur de la comtesse, disposaient aussi ces trois déli-
cieuses créatures à mieux connaître l'homme distingué qui leur en-
tr' ouvrait le monde de l'idéal. Quant au chevalier, sans se prendre
d'un goût bien vif pour aucune des trois, il les jugeait et appré-
ciait leurs qualités charmantes avec l'impartialité d'un indilTéreat. Il
aimait cependant à causer avec Fanny, dont l'esprit était plus mûr
et le cœur déjà ému par des aspirations qui ne demandaient qu'à se
fixer sur un objet qui en parût digne. Elle lui témoignait au moins
de la déférence en l'écoutant avec recueillement quand il parlait et
en lui adressant des questions bienveillantes sur les .pays qu'il avait
visités. Il s'amusait de la gaîté expansive et de la grâce naturelle
d'Aglaé, qui lui montrait de la reconnaissance pour les petits suc-
cès qu'elle obtenait dans les réunions du soir. Elle s'était même
élevée à un degré d'émotion dont on ne l'aurait pas crue capable
dans le duo du Matrimoido segrelo de Gimarosa, qu'elle avait chanté
avec le chevalier, et il lui était resté depuis quelque chose de plus
sérieux dans le regard et dans le maintien. Quant à M"" Frédéri-
que, elle continuait à être taciturne et réservée vis-à-vis du cheva-
lier, qui n'avait pas encore bien saisi ce caractère de jeune fille.
Tantôt elle paraissait écouter avec intérêt les explications que don-
nait le chevalier sur le style d'un morceau ou d'un compositeur,
tantôt elle montrait des dispositions contraires et presque de l'aver-
sion pour cet étranger que ses cousines, sa tante et M'"*" Du Haut-
chet louaient à l'envi. Le chevalier se jouait assez agréablement au
milieu de ces trois jeunes filles qui l'intéressaient sans l'émouvoir,
qu'il jugeait du haut d'un souvenir ineffaçable et sacré; c'étaient
pour lui trois notes d'un accord délicieux qui le charmait sans le
troubler.
Un jour que le chevalier avait été rendre visite au docteur Thi-
baut à Heidelberg, il trouva dans la bibliothèque musicale du savant
jurisconsulte une vieille partition de Hœndel qu'il feuilleta avec cu-
riosité. C'était l'opéra de Rinaldo que le grand musicien avait com-
posé à Londres en 1711 et qui renferme l'air si connu depuis quel-
ques années : Lascia cli io pianga. Jugeant que ce beau morceau
pouvait convenir à la voix de M"*" Frédérique, le chevalier emporta
la partition à Schwetzingen.
— J'ai découvert un trésor, dit-il à M"^ de Narbal, c'est la par-
tition du premier opéra italien que Haendel a composé en Angleterre
sur un sujet qui ressemble à celui de Y Armide de Gluck. J'ai sur-
tout remarqué un air du plus beau caractère qui se rapproche plutôt
du récitatif déclamé des premiers maîtres de l'école italienne que :
396 REVUE DES DEUX MONDES.
de la mélodie cursive des compositeurs modernes. J'ai pensé, ma-
demoiselle, dit-il, en se tom'nant vers Frédérique, que vous pour-
riez étudier avec fruit ce morceau qui me semble approprié aussi
bien à la nature de votre voix qu'à celle des sentimens que vous
aimez à exprimer.
La jeune fdle parut étonnée de cette dernière remarque et regarda
le chevalier sans proférer un mot. Restés seuls au salon , le cheva-
lier s'assit au piano et chanta l'air que je viens fie citer avec une
simplicité si pénétrante que Frédérique en fut émue.
— Gela est bien beau, dit-elle, jamais je ne pourrai y atteindre.
— Pourquoi désespérer, mademoiselle? répondit le chevalier avec
douceur. Hœndel lui-même s'y est pris à plusieurs fois avant de
trouver le chant pathétique que vous venez d'entendre. L'air de
Rinaldo, qui fut chanté dans l'origine par une cantatrice vénitienne
nommée Isabella Calliari, qui jouait le rôle d'Almirena, cette mé-
lopée touchante de quatorze mesures qui peint avec tant de vérité
la douleur d'une âme opprimée qui pleure sa liberté :
Lascia ch' io pianga
La dara sorte
E che sospiri
La libL'rtà !
savez-vous où le maître en a puisé le germe ? Dans un air de danse,
une sarabande composée pour des instrumens dans un opéra qu'il
fit représenter dans la ville de Hambourg en 1705, Aucun grand
compositeur n'a été plus économe de ses idées que l'auteur du
Messie, qui a donné à l'Angleterre la seule musique nationale
qu'elle puisse revendiquer. Pressé par le temps et les circonstances
d'une carrière pleine de lattes, Hœndel ne se faisait aucun scru-
pule de prendre son bien partout où il le trouvait, et surtout dans
les essais de sa jeunesse, qui lui fournissaient les motifs de nouvelles
et admirables combinaisons (1). La vie tout entière n'est-elle pas le
développement de quelques inspirations de l'enfance recueillies au
fond de l'âme, comme des gouttes de rosée matinale dans le calice
des fleurs? Heureux les hommes qui peuvent fixer ces rayons de
l'aurore et perpétuer l'écho des sentimens éprouvés dans la jeu-
nesse !
Guidée par les conseils du chevalier, Frédérique étudia avec soin
l'air de Bùialdo, qui convenait en effet à sa voix de me.zzo-sopiymo
(1) Voyez la Vie de Hœndel par Frédéric Chrysander, t. le"", p. 121. — Dans la pre-
mière partie de cette histoire, l'abbé Zamaria a relevé plusieurs faits semblables à celui
dont il est question ici.
FRÉDÉRIQUE. 397
et qu'elle finit par très bien comprendre. La première if 's qu'elle le
chanta aux réunions de 31"'" de Narbal, M. Thibaut, qui -.'tait pré-
sent, et qui ne connaissait pas ce morceau de l'un de ses maîtres
favoris, en fut ravi et félicita la jeune fille de la manière dont elle
en avait rendu le sentiment.
— Vous faites des miracles, dit-il au chevalier, et ces beaux
yeux vous devront bien de la reconnaissance, ajouta-t-il en frap-
pant amicalement sur l'épaule de la jeune personne, pour tous les
charmans artifices dont vous leur apprenez l'usage.
Soit que l'amour-propre de Frédérique se trouvât flatté des suc-
cès qu'elle obtenait dans les soirées intimes de M'"*" de Narbal, soit
que l'esprit et le caractère du chevalier fussent mieux appréciés par
elle, elle parut moins embarrassée vis-à-vis de l'homme dont les
conseils lui étaient si profitables. Loin de fuir sa présence, comme
elle l'avait fait jusqu'alors, elle la recherchait. Elle était toujours
la plus empressée à se rendre aux invitations du chevalier quand il
jugeait à propos de consacrer une heure de loisir aux trois cousines,
et s'il restait trop longtemps sans s'occuper d'elles, Frédérique ne
craignait pas de manifester le désir d'avoir son avis sur un nouveau
morceau qu'elle voulait apprendre. Elle se plaisait à le questionner
sur une foule de sujets, et ses réponses la trouvaient attentive et
désireuse d'en comprendre la portée. Le chevalier, sans trop s'aper-
cevoir du changement opéré dans les manières et la contenance de
cette jeune personne, prenait plaisir à lui donner des conseils qui
avaient de si bons résultats. Il l'avait déjà distinguée de ses deux
cousines par l'aptitude qu'elle montrait pour l'étude de la musique
sévère, et il n'était pas resté insensible à la délectation qu'on éprouve
à communiquer à une jeune intelligence l'étincelle de la vie morale.
Le chevalier, ayant eu besoin d'aller passer quelques jours à Man-
heim, où il était resté plus longtemps qu'il ne le croyait, reçut par
la poste un billet qui contenait ces mots : Ich Uebe sic! arhl ivehe
mirl (je vous aime! hélas! malheur à moi! ) Il n'y avait pas de si-
gnature, et l'écriture fine, mais lisible et bien formée, était évidem-
ment de la main d'une femme. Le billet portait la date du 2 avril, ce
qt'.i fit sourire le chevalier, qui comprit l'intention du badinage.
De retour à Schwetzingen, il fit part de la petite mystification
dont il avait été l'objet, en disant avec gaîté aux trois cousines
réunies : — Je vous laisse à deviner, mesdemoiselles, ce qui vient
de m' arriver.
— Quoi donc, monsieur le chevalier? répondirent Fanny et Aglaé.
— J'ai reçu une lettre anonyme où l'on se moque de moi ; mais
on s'y est pris trop maladroitement pour me donner le change : je
sais parfaitement que nous sommes dans le mois d'avril et le cas
398 REVUE DES DEUX MONDES.
que je dois faire du cadeau perfide qui m'a été adressé par une
main inconnue.
Deux ou trois jours après, vers le soir, le chevalier se promenait
dans le jardin, près du cabinet d'étude qui touclK3 au salon. Frédé-
rique y était seule, et chantait avec beaucoup d'émotion l'air de
Hœndel dont il a été question plus haut. Le chevalier, s'approchant
de la fenêtre du cabinet, qui n'était pas éclairé, dit à la jeune fille :
— Fort bien, mademoiselle : vous avez compris la pensée du maître,
et vous l'exprimez à merveille.
— Grâce à vos bons conseils, monsieur... A propos, dit-elle après
un instant de silence, avez -vous découvert l'auteur du billet que
vous avez reçu ?
— Mon Dieu! non, et je ne m'inquiète guère de savoir quelle
peut être la personne qui a eu l'idée de cette mauvaise plaisan-
terie.
— Pourquoi supposez- vous, monsieur, que le sentiment qu'on
vous a exprimé n'est pas sincère?
Cette réflexion naïve de la jeune personne, son empressement à
rechercher les conseils du chevalier, éveillèrent l'attention du Véni-
tien, qui finit par se persuader que c'était Frédérique qui lui avait
écrit le billet mystérieux. Il en fut très chagrin. Son âge, les souve-
nirs qu'il avait dans le cœur, le respect qu'il devait à M'"*" de Narbal,
tout était de nature à l'inquiéter sur les suites d'un tel incident. 11
résolut à l'instant de mesurer ses paroles, de se contenir, et d'éviter
toutes les occasions qui pourraient donner de l'importance à la vel-
léité d'une enfant; mais, pour bien comprendre la lutte douloureuse
où allait s'engager le chevalier Sarti, il est nécessaire de mieux
connaître la femme qui est le nœud de cette histoire.
P. SCIDO.
[La seconde partie au prochain n".)
L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE
XXII.
PAYSAGES ET MŒURS DE LA CORNOUAILLE.
I. — LES MINES DE CUIVRE ET d'ÉTAIN.
Un touriste anglais qui avait fait longtemps l'école buissonnière
sur toutes les routes de la Grande-Bretagne et de l'Irlande m'ex-
pliquait un jour le motif de ses excursions. « Je voyage, me disait-
il, pour me dépouiller de l'égoïsme. » Il serait téméraire d'affirmer
que tel est le but auquel aspirent les innombrables touristes qui
désertent Londres de la mi-août à la fin de septembre. La plupart
d'enti'e eux voyagent pour s'instruire et pour connaître lenr pays.
Et pourtant étendre le cercle de ses connaissances, n'est-ce point
élargir la sphère de ses sympathies? Il entre du patriotisme dans
leur enthousiasme à la vue des beautés très réelles que renferment
les îles britanniques, nids de verdure entourés par des rochers et
des tempêtes. A force de communiquer avec la nature, de se mêler
aux mœurs des différentes provinces, aux usages des différentes
classes qui composent un grand état, ils se renferment moins en
eux-mêmes et participent plus largement à l'existence des autres.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
Le caractère de l'Anglais en voyage subit par cette raison même
une modification heureuse. 11 y a bien çà et là des touristes taci-
turnes, inflexibles sur le chapitre de l'étiquette, et qui n'adressent
jamais la parole aux personnes qui ne leur ont point été présentées,
introduccd ', mais ils constituent certainement une exception très
rare. Le })lus souvent la réserve habituelle des manières fait au con-
traire place à une joyeuse et cordiale expansion, surtout avec les
étrangers. L'Anglais qui a voyagé n'est plus le même homme. Je
parle surtout de celui qui a voyagé sur le continent; mais ceux-là
mêmes qui ont longtemps parcouru le royaume-uni ont tous secoué
en chemin beaucoup de préjugés. L'influence du déplacement, le
commerce avec des lieux nouveaux et des figures nouvelles agis-
sent peut-être d'une manière encore plus frappante sur le caractère
des Anglaises. Immédiatement après les noces, la lune de miel
s'inaugure chez nos voisins par une excursion de quelques semai-
nes [lioney moon trip), destinée à consacrer par les fêtes de la na-
ture les chastes joies de l'amour légitime. A partir de ce jour-là,
les frais d'un voyage tous les automnes figurent généralement dans
le budget des charges domestiques. Si, par un concours de circon-
stances fâcheuses, ce voyage n'a point lieu, et qu'une maladie sur-
vienne dans l'année, la mère de famille ne manque guère d'en accu-
ser la privation du changement d'atmosphère. Il se peut d'ailleurs
que le climat lourd et humide de la Grande-Bretagne exige le dé-
placement, et que les Anglais, en renouvelant leur colonne d'air, ne
fassent qu'obéir à une des lois de l'hygiène nationale.
Cédant à un usage si répandu, je me dirigeai à la fin de l'été der-
nier (1863) vers la Cornouaille. Ce qui m'attirait de ce côté de l'An-
gleterre, c'est la curiosité du nouveau et de l'imprévu. Quoique
traversé depuis quelques années par des lignes de chemin de fer,
ce comté a conservé, comme on dit de nos jours, une individualité
forte. En dépit de ses rochers sauvages et de ses côtes abruptes, il
a été moins défloré que d'autres par les touristes. Un intérêt parti-
culier ne s'attache-t-il point en outre à une contrée si justement
célèbre pour la richesse de ses mines et pour les travaux héroïques
de ses mineurs? Avant de m'occuper de ce grand théâtre de faits, je
voudrais étudier d'abord le caractère général du pays et la manière
de vivre des habitans.
I.
C'est par le bateau à vapeur qu'on doit entrer dans la vieille
Cornouaille; autrement par le chemin de fer on perdrait beaucoup
trop la vue du Tamar. Cette rivière, qui prend sa source dans de
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. AOl
froides bruyères, au nord-est du comté, se déroule avec mille plis
et mille détours comme un serpent sur une longueur de soixante
milles et va se jeter dans le détroit de Plymoutli, où elle déploie
à son embouchure toute la majesté d'un grand fleuve. La surface
des vagues , larges et agitées presque comme celles de la mer, se
montre couverte d'une flotte au repos. Il y a là des vaisseaux de
toutes les tailles et de toutes les formes, depuis les fines canon-
nières jusqu'aux gigantesques trois-ponts, qui dorment à l'ombre de
leurs mâts, « tous prêts, » ainsi que dit Ganning, « à reprendre
la ressemblance des êtres animés, à secouer leurs ailes et à réveil-
ler leurs tonnerres. » De loin ces gros bâtimens présentent à fleur
d'eau une masse peinte de larges bandes noires et blanches qui se
succèdent alternativement; la zone blanche indique la rangée des
fenêtres. Parmi ces hommes de guerre [men of ivar, ainsi que les
appelle la métaphore anglaise), il s'en trouve quelques-uns qui
sont des invalides. Démâtés, désarmés, ignoblement peints en jaune
clair et recouverts d'un toit, ces bâtimens de mer servent aujour-
d'hui de maisons flottantes au:^ marins anglais {sailor's homes).
Laissant à gauche , sur la rive de la Gornouaille, quelques curieux
villages, \q, steamer diVn\Q à Saltash. Ici le regard est frappé par une
des merveilles de l'industrie moderne : je parle du viaduc qui réunit
le comté du Devon à celui de la Gornouaille {Corwrall railway
bridge). A la fois puissant et léger, ce pont, ouvrage de I.-K. Bru-
nel, enjambe l'orageuse rivière, appuyé au milieu sur une seule
arche à double colonne, tandis que d'autres ^3 iliers droits et élancés
le soutiennent de chaque côté sur les deux rives. Le viaduc a tout
près d'un demi-mille de longueur. Pour juger du caractère de cette
construction hardie, il faut parcourir le pont à pied dans l'intervalle
d'un train à un autre train. Deux énormes tubes recourbés, ressem-
blant à deux voûtes aériennes, supportent vaillamment le poids des
chaînes qui suspendent dans le vide le plancher de bois sur lequel
court la voie ferrée. A peine est-on engagé dans ce défilé qu'on en-
tend passer au-dessus de sa tète tous les sifllemens et toutes les voix
de la tempête; le vent hurle, frémit ou s'engouffre avec des notes
plaintives dans les chaînes et les barres de fer vibrantes comme
dans les cordes d'une immense harpe éolienne. A chaque instant, on
croit entendre derrière soi, au milieu de ces mugissemens prolon-
gés, le bruit foudroyant de la locomotive qui arrive à toute vapeur.
De cette hauteur (plus de cent cinquante pieds), la rivière apparaît
au fond comme un abîme. Vu de loin, le viaduc de Saltash, avec
ses deux grandes voûtes de fer qui se détachent dans le ciel, ne
ressemble pas mal à un arc de triomphe. G'est la porte d'entrée qui
convenait à la Gornouaille, « cette terre sacrée des géans, » ainsi
TOME XLVUI. 26
502 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on l'appelle dans le langage ambitieux des vieilles légendes.
Le Tamar, cette ceinture mouvante et sinueuse qui sépare la Cor-
nouaille du Devonshire, est une belle rivière qui, en s' éloignant de
Saltash et en remontant aussi loin que Newbridge, baigne tantôt
des rives singulièrement pittoresques, tantôt des murs de rochers
recouverts d'une végétation sauvage. Le voyageur qui pénètre dans
la Cornouaille a nécessairement traversé le Devon , et il ne tarde
point à s'apercevoir d'un grand changement dans le style du pay-
sage. Il existe un véritable contraste entre ces deux provinces. Aux
traits doux et amollis d'une campagne fertile succède bientôt une
contrée à physionomie sévère, qui se distingue surtout par la ru-
desse et la grandeur des lignes. Il y a peu de hauts arbres, et les
habitans du Devon reprochent en riant à ceux de la Cornouaille de
n'avoir point même chez eux assez de planches pour se construire
un cercueil. Les voisins sont médisans : on rencontre çà et là, sur le
versant rapide des hautes collines, quelques bois de jeunes chênes ;
seulement ces arbrisseaux n'atteignent guère une taille vénérable,
et sont coupés après un certain temps pour faire du charbon. Si l'on
tient à comprendre la nature de cette végétation, qui diffère par tant
de traits essentiels et frappans du caractère habituel d'un paysage
anglais, il faut se faire une idée précise de la position et de la forme
géographique de la Cornouaille.
La carte de l'Angleterre a été comparée par des géographes hu-
moristes à la figure d'une vieille femme qui se chauffe les mains
et les pieds au soleil couchant, ou, si l'on veut, aux volcans éteints
de l'Irlande. Ces pieds imaginaires se trouvent formés par un pro-
montoire qui s'avance k plus de quatre-vingts milles dans l' Océan-
Atlantique. Ce promontoire lui-même est la Cornouaille, divisée
dans presque toute sa longueur par une arête centrale en deux
larges versans qui se rétrécissent et se confondent vers la pointe (1).
L'un de ces versans fait face à l'ouverture du détroit de la Manche,
et l'autre au détroit de Bristol. L'arête centrale se compose d'une
série de collines plus ou moins élevées qui commencent dans le
Devonshire, et qui continuent, malgré quelques dépressions, jus-
qu'au Lrrnd's End, c'est-à-dire jusqu'à l'extrémité sud-ouest de
l'Angleterre. Ces collines sont pour la plupart des bosses de granit
qui se soulèvent de distance en distance. Elles ont été assimilées
à d'énormes vertèbres qui relient entre elles les diverses parties
de la province, et fortifient en même temps cette qunie de terre
contre les furieuses attaques des deux mers entre lesquelles elle
se trouve répandue. Une telle chaîne de petites montagnes, em-
(1) Lï'tyuijlogic de Cornouaille est pointe ou corne de WaOl, Corn-Wall.
l' ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. A03
brassant dans l'ensemble une étendue de deux cents acres de landes
plus ou moins stériles, est assez peu faite pour réjouir le voyageur.
William Gilpin, un pasteur anglais de la fin du dernier siècle, écri-
vain descriptif et touriste (1), s'était avancé à la recherche du pit-
toresque sur la lisière de ces régions nues et désolées. Quel fut son
désenchantement! Il s'arrêta tout à coup, le cœur brisé, sur la
route de Launceston à Bodmin, et tourna pour jamais le dos à la
Cornouaille. Quant à moi, j'avais contracté dans le Kent, depuis
plusieurs années, l'ennui du paysage fait à souhait pour le plaisir
des yeux; aussi, bien loin d'être rebuté par cette tristesse de la na-
ture, je me félicitai de trouver chemin faisant comme une sombre
apparition du désert dans un coin de la verte Angleterre, souvent
un peu trop cultivée. Ces solitudes, avec leurs sommets couronnés
de rochers à pic, leurs éternelles bruyères et leurs ravins sauvages,
ont un caractère de grandeur désolée; mais, quoi qu'il en soit, Gil-
pin se trompait fort en croyant que c'était là toute la Cornouaille.
De ces hauteurs arides et sourcilleuses descendent de nombreuses
vallées qui s'étendent sur les côtes de la mer, et qui, abritées par
des collines contre les acres brises, arrosées par de charmantes ri-
vières ou des ruisseaux au cours lent et paresseux, favorisées d'ail-
leurs par une température douce et humide, se couvrent pendant
presque toute l'année d'une végétation abondante. C'est là natu-
rellement qu'il nous faut chercher les fermes, les vergers et les ri-
ches moissons, mais surtout ces jardins délicieux qui forment une
des gloires de la Cornouaille, et qu'on pourrait appeler les paradis
de l'ouest de l'Angleterre.
Les géographes doivent être aujourd'hui revenus d'une vieille
erreur qui consistait à envisager le système céleste comme l'unique
régulateur des climats. Mille influences tout à fait indépendantes
des degrés de distance du méridien, mais surtout les rapports de
la terre et de la mer, exercent une action souveraine sur la distri-
bution du froid et de la chaleur à la surface de notre globe. Des
causes entièrement locales créent ainsi très souvent une tempéra-
ture particulière dans la température générale d'une contrée. Jus-
qu'à quel point en est-il ainsi pour certaines parties de la Cor-
nouaille? Avant de répondre à une telle question, il nous faut
consulter les fleurs, ces thermomètres organiques, dont le témoi-
gnage ne peut mentir. Dans divers endroits du comté, mais toujours
près des bords de la mer, on est étonné de rencontrer le long des
jardins qui ornent la façade des maisons {front gardens) des
plantes d'agrément qui demeurent toute l'année dehors, et qui
(1) Auteur de Remarks on forest scenery et d'Cbservations on picturesque Beauty.
Il était vicaire de Boldre, dans New-Forest, Hampshire.
llOk REVUE DES DEUX MONDES.
ii'appartieiHient plus du tout à la flore générale de l'Angleterre. Les
myrtes, les lauriers, les iuchsias, les grenadiers, les hortensias, at-
teignent une taille remarquable, fleurissent bravement à ciel ou-
vert, et forment entre eux des haies, des buissons, des rideaux odo-
rans qui garnissent avec élégance les fenêtres et les murailles. Bien
d'autres surprises m'attendaient à Grove-Hill, la charmante pro-
priété de M. Robert Were Fox, un savant très connu, membre de
la Société royale. Sa maison contient de magnifiques tableaux, de
rares porcelaines de Chine et une riche collection de minéraux;
mais on est encore plus frappé de la beauté de ses jardins, qui ont
été comparés avec raison aux jardins des Hespérides. L'oranger, le
dattier, le citronnier, passent ici l'hiver en plein air, fleurissent li-
brement et donnent des fruits mûrs. J'ai vu un arbre sur lequel on
avait cueilli jusqu'à cent vingt-trois citrons dans un jour, tous ex-
cellons, et beaucoup plus doux que ceux qu'on vend sur les mar-
chés. On se croirait en Italie ou en Espagne; mais c'est l'Espagne
humide, car l'herbe croît en abondance, et le feuillage des arbres
présente à l'œil les mêmes teintes vigoureuses de vert bleu foncé
qui distingue la végétation dans les autres contrées de l'Angleterre.
M. Fox a naturalisé chez lui plus de trois cents espèces exotiques;
il a ainsi rapproché côte à côte les plantes de l'Australie et de la
Nouvelle-Zélande, les arbres des pays froids, les arbres des climats
moyens, chargés toute l'année de fleurs et de fruits. Les grands
aloès, non emprisonnés dans une caisse ou sous des maisons de
verre, mais plantés hardiment dans le sol, forment des allées qu'on
dirait naturelles. Le plus extraordinaire est que ces arbres n'ont
point à Grove-Hill les airs malingres qu'on remarque d'ordinaire
aux productions des climats chauds dont on a changé la patrie : ils
croissent au contraire comme s'ils étaient chez eux. Outre Grove-
Hill, qui s'élève sur une des dernières collines de Falmouth, M. R.
Were Fox possède dans les environs une maison de campagne à
Penjerrick, dont la situation est vraiment admirable, et où je passai
quelques jours au milieu de toutes les attentions délicates de l'hos-
pitalité anglaise. Devant la maison s'étend une vaste pelouse termi-
née par un massif de grands arbres qui s'écartent vers le milieu
pour démasquer à distance la vue de la mer. Des forêts de rhodo-
dendrons et de camélias croissent avec une profusion sauvage dans
les parterres, d'où s'élancent en même temps les plantes grasses et
épineuses des zones brûlantes. La Cornouaille est bien située au sud-
ouest de l'Angleterre, où elle forme une sorte de péninsule; mais
cette circonstance seule, quoique évidemment favorable, ne suffirait
nullement à expliquer comment certains endroits de ce comté jouis-
sent d'un climat à part et si fortement tranché dans le climat gêné-
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 405
rai de la Grande-Bretagne. Quelle est donc la principale cause de
ces phénomènes de température que j'ai pu aussi remarquer à Car-
clew, dans les magnifiques jardins de sir Charles Lemon? Cette côte
de la Gornouaille se trouve réchauffée durant l'hiver par un courant
sous-marin qui lui vient du golfe du Mexique, gulf-stream.
Il ne faudrait pourtant point, sur la foi des fleurs, exagérer le
caractère méridional de la Cornouaille. Les plantes des tropiques y
croissent sur une terre qui, après tout, n'a rien de tropical. Tout le
secret de cette végétation acclimatée consiste dans l'absence de
l'hiver, ou du moins dans un hiver dépouillé de toutes ses rigueurs.
Durant cette saison -là, la mer est de quatre à cinq degrés plus
chaude que la terre, et le peu de neige qui tombe quelquefois fond
aussitôt sur les côtes. La Noël, si célèbre dans les autres comtés de
la Grande-Bretagne pour sa couronne de frimas ^apparaît au con-
traire le long des chemins creux et tièdes de la côte occidentale au
milieu d'une véritable fête de la nature à laquelle il ne manque que
le feuillage des arbres. Cette partie de la Cornouaille est par consé-
quent, on le devine, celle où se rencontrent au printemps les pre-
mières traces de végétation et où les fleurs sortent tout d'abord de
leur sommeil d'hiver. D'après les observations que j'ai recueillies
à Falmouth , à Polperro et à Penzance , la saison se montre alors
plus avancée de quelques semaines que dans le nord de l'Italie :
elle répond en général à celle de Naples. Cet avantage persiste jus-
qu'à la fin de mars : en avril, les conditions se trouvent à peu près
égales; mais dans les mois suivans la Cornouaille perd ce qu'elle
avait gagné, et la supériorité tourne décidément en faveur des pays
chauds. 11 résulte de cette échelle comparative des climats que la
côte sud-ouest de la Cornouaille est un des endroits du monde où il
y a le moins de différence entre l'hiver et l'été. La mer exerce sur
elle en un mot ce pouvoir d'égalité entre les saisons qui est souvent
un des caractères de son commerce avec la terre. Une telle unifor-
mité relative suggère naturellement l'idée d'un printemps perpé-
tuel, et telle est à peu près l'année en Cornouaille; mais je dois
ajouter que c'est d'orduiaire un printemps pluvieux. Comment les
plantes de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie et des Florides s'ac-
commodent-elles aux conditions d'un pareil climat? 11 faut croire
que même les arbres des tropiques ont moins besoin de chaleur
qu'ils ne craignent le froid. En serait-il ainsi des animaux étrangers
à nos contrées septentrionales? Je regrette, dans l'intérêt de l'his-
toire naturelle, que l'expérience n'ait point été tentée, et que les
savans de la Gornouaille, après avoir conquis les espèces végétales
du sud, n'aient point étendu les mêmes soins à l'acclimatation de
certains êtres vivans.
406 REVUE DES DEUX MONDES.
La culture, qui s'est partout modelée sur les lois de la tempéra-
ture et du climat, devait évidemment tirer avantage des hivers doux
et des printemps hâtifs de la Gornouaille. Elle s'est donc surtout at-
tachée à ce que nous appelons les primeurs. Depuis Noël jusqu'au
commencement de mai, elle envoie par le chemin de fer au marché
de Govent-Garden des végétaux précoces qui se vendent naturelle-
ment un bon prix. Londres a de la sorte sur les côtes de l'ouest son
potager d'hiver. A côté des somptueux jardins, consacrés surtout à
la science et à l'agrément, s'élèvent en Gornouaille d'autres jarains
qui ont plutôt en vue l'utilité. Il existe dans presque toutes les
villes une société d'horticulture {cottage gardening society) qui,
comme son nom l'indique, se propose d'encourager autour des
chaumières la pratique du jardinage. Tous les ans ont lieu une ex-
position et un concours à la suite desquels un jury décerne solen-
nellement des médailles aux fleurs, aux légumes et aux fruits les
plus dignes. J'ai assisté à plusieurs de ces exhibitions intéressantes,
qui ont tout à fait le caractère de fêtes champêtres. Il faut que l'ex-
posant ait cultivé lui-même ses produits, et j'ai vu à Tavistock (sur
la lisière du Devon et de la Gornouaille) un magnifique bouquet
qui avait seulement le tort grave d'être frauduleux. Fiez-vous donc
ensuite à l'innocence des fleurs! Un placard annonçait que l'expo-
sant était rayé de la liste des prix pour s'être attribué le travail et
le mérite d'un autre. J'ai admiré aussi dans les corbeilles des fruits
qui auraient fait honneur aux climats les plus fortunés : s'ils avaient
un défaut à mes yeux, c'était en quelque sorte celui d'être trop
beaux; on les aurait pris volontiers pour des fruits artificiels. Ces
institutions, auxquelles les femmes prennent dans certains endroits
un intérêt particulier, rendent très certainement de grands services.
L'horticulture pratiquée avec émulation ajoute ainsi beaucoup au
bien-être et aux ornemens de la vie domestique dans les intérieurs
d'ouvriers. Quelques-unes de ces sociétés ne se bornent point à ré-
pandre les bienfaits et le goût du jardinage dans toutes les classes,
elles emploient en outre leur influence à obtenir pour les travail-
leurs des morceaux de terre, ce qui est souvent très difficile dans
l'intérieur ou même dans le voisinage des villes.
La Gornouaille est le pays des fleurs, et au milieu de toutes ces
fleurs on ne s'étonnera point de rencontrer l'abeille. La plupart des
ruches sont grossièrement construites au moyen d'une botte de
paille serrée par la tète ; mais il faut croire que l'insecte se soucie
assez peu de la beauté extérieure de son logis, car il s'y attache avec
fidélité. J'ai rencontré plusieurs de ces ruches dans le jardin d'un
gentleman qui est quaker. Gette secte vénérable professe une sorte
de bienveillance universelle qui s'étend à tous les animaux de la
l'angleterre et la vie anglaise. 407
création; aussi le propriétaire de ces abeilles se gardait-il bien de
leur prendre le fruit de leur travail. Son principe est que celle
qui fait le miel doit aussi le manger. Beaucoup d'autres habitans
de la Gornouaille n'y mettent point tant de scrupules, et j'ai vu
d'humbles collages tirer un profit assez considérable de la culture
de ces mouches industrieuses. La douceur des hivers attire aussi
dans ce comté quantité d'oiseaux qui ajoutent soit aux plaisirs de la
table, soit à la vie du paysage. Parmi ces derniers, il en est un cu-
rieux, tout à fait particulier à la Gornouaille, et que les habitans ap-
pellent chough. C'est un oiseau noir qui appartient très certaine-
ment à la famille des choucas, avec cette singularité qu'il a le bec
et les pattes rouges. A l'état sauvage, il habite les rochers solitaires
et inaccessibles; mais comme il a le malheur d'être très recherché
par les ornithologistes , les enfans de la campagne lui font tous une
guerre acharnée et grimpent au printemps sur le bord des préci-
pices les plus affreux pour dénicher sa couvée. Le chough, malgré
son caractère ombrageux et la nature farouche des lieux qu'il fré-
quente à l'état libre, s'apprivoise très aisément : j'en ai vu un dans
une maison du pays, et il semblait complètement réconcilié avec ses
nouveaux hôtes. Cet oiseau pourchassé devient de plus en plus rare;
il est même à craindre qu'il ne disparaisse avec le temps. Une pauvre
famille, ayant réussi à s'emparer d'une jeune paire de choughs, le
frère et la sœur, les envoya dernièrement au prince de Galles, qui
reconnut cet hommage par un cadeau de 5 liv. sterl. Il ne faut pas
perdre de vue que le prince de Galles est en même temps duc de
Gornouaille.
Je visitai à Lostwithiel les bureaux du duché (1). Le nom de cette
ville est une contraction de losl ivilhin the hiUs , perdue entre les
collines, et c'est bien le nom qui lui convient, car el'le est assise au
bord de la rivière Fovvey et dans un creux dominé tout à l'entour
par des hauteurs verdoyantes. On y arrive en traversant un vieux
pont d'une construction bizarre et surmonté d'un parapet en zig-
zags. Les bureaux du duché de Gornouaille sont dans un ancien
château, dont une partie avait été pendant un temps convertie en
prison, et qui présente encore jusque dans sa vieillesse une assez
noble apparence avec ses hautes fenêtres et ses portes ogivales. Je
vis là de grandes cartes dessinées avec un soin minutieux et indi-
quant par la différence des couleurs ce qui dans le comté appartient
au duché et ce qui ne lui appartient point. La part de ce dernier
(l) L'administration centrale est à Londres. A la tête do la partie qui concerne les
mines se trouve placé M. VVarington Smyth, professeur au musée de géologie pratique,
practkal geology Muséum. C'est à lui que je dois d'avoir pu étudier la Gornouaille
dans certains détails qui ne sont guère accessibles aux étrangers.
â08 REVUE DES DEUX MONDES.
est certainement très considérable. Quelle est maintenant l'origine de
ce duché, et comment se trouve-t-il entre les mains du prince de
Galles? D'après la vieille loi anglaise, toutes les mines appartiennent
à la couronne, et cela parce qu'elles fournissent les matériaux néces-
saires pour frapper la monnaie, privilège qui n'est dévolu qu'au sou-
verain. De là vient que les landes de Dartmoor et de la Gornouaiile, si
riches en métaux, étaient considérées depuis des siècles comme pro-
priétés royales, lorsqu'en 1333 Edouard III en fit cadeau à son fils
aîné, le prince Noir, et à ses héritiers, les fils aînés des rois et des
reines d'Angleterre à perpétuité. Ainsi fut constitué par une charte le
duché de Gornouaiile, qui ne se composait pas seulement de terrains
plus ou moins métallifères, mais aussi de châteaux, de parcs, de ma-
noirs, de bourgs, de villes et d'une forêt toute peuplée de daims.
Parmi les domaines qui s'y rattachent aujourd'hui, je signalerai seu-
lement une promenade charmante qui conduit de Lostvvithiel aux
ruines du château de Restormel, RcstonncJ-Castle. Get édifice servait
autrefois de résidence aux comtes de Gornouaiile. Il n'en reste plus
aujourd'hui que les murs circulaires, ayant neuf pieds anglais d'é-
paisseur et posés comme une couronne sur le front d'une colline
herbue. Ces ruines, recouvertes par des masses de lierre qui les pé-
nètrent, forment bien ce que les Anglais appellent une scène roman-
tique. On y vient des environs faire des pique-niques et des parties de
plaisir. J'avais vu le lierre, dans plusieurs endroits de la Grande-Bre-
tagne, cultivé le long des murs des jardins, ou croissant de lui-même
parmi les ruines avec cet avantage que lui donne un climat humide;
mais je ne l'avais jamais vu si vigoureux qu'à licstotvnel-Qisfle. Il
montre une sorte d'amitié touchante pour les restes de cet ancien
château qu'il entoure de ses bras puissans, et dont il soutient à
moitié dans le vide les pans de muraille détachés. Le lierre est une
des plantes favorites de l'Anglais. Il y voit un symbole de ces afiec-
tions fortes et tenaces, mais surtout de ces pieux sentimens de fa-
mille qui relient comme des pierres disjointes les souvenirs du
passé.
Au moment où je visitai la Gornouaiile, — ■ du milieu d'août au
milieu de septembre, — la moisson se montrait à tous ses divers
états de développement (1). On voyait, chemin faisant, les blés
murs encore sur pied, les blés couchés à terre par le tranchant de
la faux, les blés liés en gerbes et rangés à des distances égales. Il
existe ici une coutume qui ne se rencontre point du tout dans les
autres comtés. i\.près que le champ a été fauché, on réserve une
(1) Cette époque reculée de la moisson indique assez, qu'à un printemps très précoce
succède en Gornouaiile un été tardif.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. /l09
poignée d'épis qui restent debout sur leurs tiges et qu'on appelle le
cou, lu'i'k. Couper le cou de la tnoisson est une cérémonie qui se
pratique avec une solennité naïve. Les moissonneurs sont rangés en
cercle, et avant que l'un d'entre eux porte la faucille sur cette der-
nière gerbe, on chante ou plutôt on crie : « J'en ai un! j'en ai un!
j'en ai un ! — Qu'avez- vous? qu'avez-vous? qu'avez- vous? — Un
cou! un cou! un cou! » Le chœur pousse trois vigoureux hourrahs,
et le rou, décoré de fleurs et de rubans, est emporté à la ferme, où
la journée se termine d'ordinaire par quelques libations d'ale ou
même par un banquet rustique, durant lequel fume au milieu de la
table un gâteau cuit avec des raisins de Corinthe. Cette particula-
rité, dont l'usage remonte à un temps immémorial, n'est pas la
seule qui distingue une moisson de la Cornouaille. Au lieu de con-
struire immédiatement des meules de grain, comme cela se pra-
tique dans les autres comtés de l'Angleterre, on élève dans le champ
des tas de gerbes provisoires qu'on appelle arrish ou ivindmoivs
(meules de vent). Ces tas sont de forme conique, ont environ douze
pieds de hauteur, et contiennent de deux cents à trois cents gerbes,
dont la tète est toujours tournée vers l'intérieur. Un ou plusieurs
hommes les disposent ainsi le jour même de la moisson, au moyen
d'une fourche en bois; on coifTe ensuite ces cônes d'un toit de paille
ou de roseaux. Les moivs, disposés dans les champs au nombre de
vingt ou trente, font songer, vus de loin, à un village de Hurons.
Cette coutume toute locale est évidemment fondée sur l'incertitude
du climat; le grain placé dans une telle situation se trouve entière-
ment à l'abri de la pluie, tandis que les tiges, le plus souvent grasses
et luunides au moment du fauchage, ont le temps de sécher sous
l'influence du vent et du soleil. On les laisse ainsi dans le champ
pendant quelques semaines, au bout desquelles le fermier, choisis-
sant alors son jour et son heure, se met en devoir de les rentrer et
de construire la meule définitive. Cette dernière s'élève plus volon-
tiers dans les dépendances de la ferme; elle s'appuie à la base sur un
plancher soutenu par de très courts piliers à tête ronde, — énormes
champignons de granit, — et présente alors une masse considérable,
d'une architecture beaucoup plus solide et beaucoup plus régulière.
Dans certains endroits de la Cornouaille, par exemple autour de
Saint-Just, les champs de blé offrent encore une autre singularité
remarquable. Au milieu s'élève une corbeille de choux, dont laver-
dure crue et les larges feuilles contrastent bizarrement avec la cou-
leur dorée des épis mûrissans. Sous ces tertres, qui ont à peu près la
forme d'une soucoupe renversée, les paysans enterrent les chaumes
de la dernière moisson et toute sorte de détritus végétaux qui for-
ment, dit-on, en se décomposant, un assez bon engrais.
/jlO REVUE DES DEUX MONDES.
Les Anglais se proposent surtout, dans leur agriculture, deux
genres de produits, le pain et la viande. C'est naturellement aux
prairies qu'ils demandent le moyen d'élever les bêtes à cornes. Mal-
gré une surface couverte en grande partie par les rochers et par les
bruyères, la Gornouaille possède des vallées fertiles, merveilleuse-
ment abritées et arrosées par de petites rivières qui présentent un
caractère étrange. Comme elles sont presque toutes soumises au
flux et au reflux de la mer, elles revêtent un aspect tout diiïérent
selon l'heure de la journée à laquelle on les envisage. 11 y a des
momens où elles semblent absolument évanouies; du frais courant
d'eau qu'on a rencontré le matin, il ne reste plus qu'un lit de sable
humide et boueux. J'ai vu des chevaux libres traverser alors comme
par défi ces rivières à sec et brouter les brins d'herbe qui croissent,
— on le dirait, — entre deux marées. Dans les prairies qui avoisi-
nent de tels cours d'eau capricieux, on rencontre volontiers les va-
ches à cornes très courtes du Durham, les belles races du Devon-
shire aux formes gracieuses et symétriques, mais surtout la petite
espèce de la Cornouaille, qui, étant après tout mieux adaptée aux
conditions du climat et à la nature des pâturages, fournit un lait
abondant et renommé. C'est avec ce lait qu'on fait dans l'intérieur
des fermes la célèbre crème connue sous le nom de clottcd cream,
dont on prétend, à tort ou à raison, que le prince de Galles con-
serve un souvenir délicieux parmi ses autres souvenirs d'enfance.
Côte à côte avec les bêtes à cornes paissent tranquillement le cheval
trapu des IVales, dont on se sert pour tirer les lourds chariots, et le
petit cheval gris, originaire de la Cornouaille, qui, croisé avec des
étalons pur sang, se livre aux travaux plus légers; mais ce qui m'é-
tonna davantage fut de trouver au milieu de cet enclos de verdure
de gros moutons rouges dont la vue me fit songer aux moutons de
Candide dans le pays d'Eldorado. Je crus d'abord que cette cou-
leur provenait de la teinte ferrugineuse des terres sur lesquelles ils
vivent; mais j'appris plus tard que c'était le résultat d'un procédé
artificiel destiné à les préserver contre les insectes qui s'attachent
à la laine des brebis.
Les fermes sont généralement peu étendues, surtout si on les
compare à celles qui existent dans d'autres comtés de l'Angleterre.
Une partie des terres se trouve entre les mains d'une respectable
classe de fermiers qui les ont louées pour trois vies d'honune, et
dont le bail se renouvelle ordinairement à perpétuité. Ce système
est néanmoins en grande décadence, et la plupart des fermes se
confient aujourd'hui pour sept ou quatorze ans. Les bâtimens, con-
struits en larges pierres dont la contexture varie selon le caractère
géologique du district, se distinguent dans tous les cas par un air
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 411
de solidité inébranlable. Là demeure une famille, le plus souvent
nombreuse, au sein de laquelle s'échelonnent tous les âges de l'hu-
manité, depuis l'aïeul jusqu'au nouveau-né dans les bras de sa mère.
Leur manière de vivre est extrêmement simple; les domestiques et
les ouvriers de la ferme mangent à la même table avec la famille
du fermier. Cette table est très frugale : de la viande ou du poisson
salé, des dumpUngs (1), du gruau, mais surtout des pommes de
terre bouillies, en font généralement tous les frais. Les fermiers,
ainsi que les laboureurs, ne boivent que de l'eau ou du thé, si ce
n'est peut-être à l'époque de la moisson, où ils se permettent un
peu de bière. A côté de cela, on est surpris de trouver dans de tels
intérieurs un grand air d'aisance et de propreté délicate. Les fils
ont très souvent reçu de l'éducation; les filles, alertes et coquettes,
font aux étrangers les honneurs de la maison avec une modestie qui
n'a rien de gauche ni d'emprunté. On peut dire dans un certain sens
qu'U n'y a plus de paysans. Les modes de Londres se retrouvent
dans les plus humbles métairies. Ne s'est-on point moqué des ta-
bleaux et des dessus de porte où les bergères du dernier siècle gar-
dent leurs troupeaux habillées avec des robes à paniers? Eh bien!
j'ai vu traire les vaches dans la Gornouaille par des jeunes filles
aux mêmes contours artificiels; les cerceaux d'acier à la mode avaient
seulement remplacé les anciens paniers sous leur jupe flottante.
Toute cette toilette ne les empêche point de se livrer bravement au
travail. Dans quelques-unes de ces fermes, on engraisse à la fois
jusqu'à trente et quarante bœufs; il faut surveiller en même temps
les étables, la basse-cour et la laiterie. 11 est vrai que les machines
font aussi une grande partie de l'ouvrage et viennent au secours des
bras industrieux : il y en a pour battre le grain , pour couper la
paille, pour émonder l'orge ou l'avoine, et pour préparer la nourri-
ture des bestiaux. La force motrice qui donne la vie à ces instru-
mens de travail est le plus souvent une chute d'eau. Cette eau
babillarde agite une grande roue {ivater-ivheel)^ située à côté des
ateliers de la ferme, et qui, en tournant, fait agir tout le reste.
Dans tous les pays, deux circonstances ont influé d'une manière
très notable sur l'architecture des maisons, le caractère géologique
de la contrée et le climat. Quant au caractère géologique , la Cor-
nouaille repose sur d'antiques roches siluriennes et devoniennes,
qui déchirent dans plus d'un endroit la surface du sol et qui offrent
à l'industrie des carrières de pierre en quelque sorte inépuisables.
Le calcaire grossier, qu'on ne trouve guère qu'à Plymouth et aux
environs, le porphyre, dont on se sert surtout pour les ouvrages
( i ) Boules de farine délayées avec du lait et cuites dans l'eau.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
d'art, les roches schisteuses ou ardoisières, ce qu'on appelle ici la
pierre-verte [greenstone], les elvans, excellentes pierres à bâtir, ont
tour à tour fourni de nombreux et solides matériaux aux habitations
de l'homme. Les maisons bâties avec ces pierres de couleurs variées
forment dans les villes et les villages des groupes intéressans. Quel-
ques-unes de ces maisons sont construites avec goût; d'autres se
montrent au contraire, comme on dit, faites de pièces et de mor-
ceaux. Ce ne sont point après tout les moins curieuses : là l'indus-
trie humaine s'est contentée de réunir des pierres irrégulières et à
peine dégrossies, puis de les lier au moyen d'un ciment fait avec de
la terre de porcelaine. Ces lignes blanches courent entre les masses
sombres, et forment ainsi comme les caractères d'un alphabet mys-
térieux sur la façade rugueuse des cottages. A mesure qu'on avance
vers le Land's End, on rencontre le granit. Cette pierre royale ne
coûte, dans certains endroits, que la peine de la ramasser. On doit
donc s'attendre à voir les plus humbles chaumières et jusqu'aux
huttes à cochons construites avec les massifs débris d'une telle
roche cyclopéenne. Les maisons de brique, à Londres une nécessité
du sol, ne figurent là que comme les fantaisies d'hommes riches
qui tiennent à se distinguer de la foule. Le granit a en effet dans
la Cornouaille le tort d'être trop commun : au lieu de se montrer
fier de la beauté de cette roche, dont le grain serré et les paillettes
de mica étincellent au soleil, on la dissimule trop souvent sous un
ignoble badigeon. Une des qualités de la pierre est dans tous les
cas, on le devine, de communiquer aux habitations un caractère de
solidité formidable. A Saint-Just et dans d'autres villes, les épaisses
cheminées ont sur les toits des airs de bastion, et il fallait cela pour
résister aux bourrasques de la mer. Ces maisons durent des siècles,
et il n'est pas rare de rencontrer dans l'intérieur des vieillards qui
se souviennent que leur père et leur grand-père ont vu le joui* et
sont morts sous le même toit hospitalier. Le granit n'exerce-t-il
point non plus une inlluence sur la manière de bâtir et siu' le style
architectural? Etant par lui-même une roche sévère, dure et rebelle
au ciseau, il devait naturellement engendrer dans les beaux-arts
un caractère de grandeur et de simplicité : tels sont en effet les
traits qu'on remarque à Penzance dans l'architecture des maisons
riches.
Le climat a été aussi consulté par les architectes. Les natura-
listes ont découvert dans ces derniers temps que le tégument des
animaux était en grande partie déterminé par les conditions du
milieu extérieur dans lequel ils vivent. En serait-il ainsi, jusqu'à
un certain point, pour le revêtement externe des maisons? Avant
même de toucher le sol de la Cornouaille, on est fort étonné de
l'Angleterre et la vie anglaise. âl3
trouver, dans les Wilts et dans le Devon, de vieilles maisons tout
écaillées de tuiles, non-seulement sur les toits, ce qui n'aurait rien
d'extraordinaire, mais sur les pignons et sur la façade qui regarde
la rue. De telles devantures donnent à ces habitations des airs d'im-
menses reptiles, et il faut ajouter, à cause du calme qui règne dans
ces anciennes demeures, des airs de reptiles endormis. C'est évi-
demment là une armure contre les pluies furieuses du printemps et
de l'automne. En Cornouaille, le même système a été souvent adopté
pour la même cause ; toute la différence est dans le caractère des
matériaux que fournit le sol. Dans cette dernière province, les ro-
ches ardoisières abondent : aussi doit-on s'attendre à trouver la
cuirasse de tuiles remplacée par un manteau d'ardoises qui re-
couvre la face extérieure des maisons. Par une raison également
fondée sur la nature des lieux, les massives chaumières de granit
du Land's End se montrent percées de fenêtres basses et étroites
comme les meurtrières d'une forteresse. Qui ne voit là une précau-
tion des habitans contre la violence des vents de mer? Les archi-
tectes modernes ont, il est vrai, négligé ces diverses indications
du climat dans la construction des maisons riches, mais c'est qu'ils
s'appuient sur la science et sur des ressources plus étendues pour
tenir tête aux intempéries des saisons.
Ne voudrait-on pas maintenant pénétrer dans l'intérieur de ces
habitations et connaître ce qui s'y fait? Je choisirai d'abord le type
d'une famille de gentleman. Un des grands avantages de la Cor-
nouaille est que les propriétaires fonciers résident très volontiers
sur leurs terres et surveillent eux-mêmes les améliorations de l'agri-
culture. En France, les personnes riches vont passer quelques mois
d'été dans leur château, puis reviennent à Paris briguer les places
du gouvernement ou se livrer aux divertissements d'hiver. En An-
gleterre, où il y a peu de places à donner et où Londres n'est pas
une ville de plaisirs, les choses se passent tout autrement. Ce
qu'on appelle chez nous les manières provinciales ne se rencontre
guère dans le royaume-uni. On trouve dans le fond des provinces
des femmes tout aussi distinguées, des esprits tout aussi cultivés
que dans la métropole. Il y a des classes, je l'avoue, mais il n'y a
point de distances; le gentleman est le même d'une extrémité à
l'autre de la Grande-Bretagne. La préoccupation de ce dernier à la
campagne est de se créer une indépendance morale; au lieu d'aller
à Londres, il attire Londres dans sa maison. Pour cela, il reçoit les
livres nouveaux, les revues, les journaux; il accueille volontiers à
sa table les voyageurs qu'il connaît ou qui lui sont recommandés.
L'ordonnance de sa maison présente un caractère de grandeur et de
simplicité dans la richesse. A huit ou neuf heures du matin, tout le
hill REVUE DES DEUX MONDES.
monde est debout. On se réunit dans la salle du déjeuner, où les
filles de la maison donnent au père et à la mère le baiser du matin,
— baiser à l'anglaise, sur une seule joue, — et où l'étranger reçoit
les salutations graves et aHectueuses de la famille. Cependant une
porte s'ouvre, et toutes les servantes de la maison, quelquefois au
nombre de sept ou huit, entrent l'une après l'autre et en silence.
Quand tout le monde est rassemblé, on récite la prière, ou bien,
selon le rite particulier à d'autres sectes, on lit assis un chapitre
de la Bible. Ces pratiques religieuses peuvent étonner un étranger;
mais en Angleterre, où la différence des rangs est si marquée, n'y
a-t-il point quelque chose de touchant dans cette admission des
domestiques au sein de la famille, pour remplir en commun ce
qu'on regarde comme un devoir envers la Divinité? Cette lecture
terminée, on se met à table, et l'on prend du thé ou du café. Après
le déjeuner, pendant que le maître de la maison se livre générale-
ment à ses études et à ses affaires, l'étranger a d'ordinaire, pour
occuper agréablement ses heures,- une vaste bibliothèque, des col-
lections scientifiques, des serres embellies de plantes rares et les
jardins qui entourent la maison. Vers une heure, on prend le lunch,
ce que nous appelons en France le second déjeuner. Dans l'après-
midi, la famille sort en voiture pour rendre des visites, pour explo-
rer les environs, ou pour entretenir avec les fermes et les chau-
mières ces relations de bienveillance qui comblent jusqu'à un certain
point, dans la société anglaise, la distance des conditions et des per-
sonnes. A six heures, on dîne; les femmes ont changé de toilette, et
les hommes sont en habit noir. La conversation, moins animée,
moins pétillante qu'en France, roule habituellement sur des sujets
plus sérieux. Une des particularités d'un dîner anglais est qu'après
le dessert les femmes se lèvent et quittent la salle à manger, tandis
que les hommes se rassoient et continuent à boire quelques verres
de vin de Xérès et de Porto. On ne trinque jamais; mais le maître
de la maison qui veut faire honneur à son hôte l'invite à remplir son
verre : il en fait autant de son côté, et tous les deux échangent une
inclination de tête avant de tremper leurs lèvres. Environ une demi-
heure après, toute la société se trouve réunie dans le salon, où vers
onze heures les servantes entrent processionnellement : on fait alors
la prière ou la lecture du soir, puis chacun se retire dans sa chambre
après avoir reçu un serrement de main amical de la part de tous les
membres de la maison. Je crains fort que ce genre de vie ne pa-
raisse bien solennel et bien réglé, si on le juge au point de vue de
nos mœurs françaises, et pourtant on respire dans ces intérieurs si
dignes comme un parfum de famille et d'hospitalité.
Il est peut-être curieux d'opposer à de telles maisons bourgeoises,
l' ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. Z|15
OÙ trône une honnête opulence , la vie dans les cottages de lahou-
rcrs; c'est le nom général qu'on donne ici à tous les ouvriers de la
terre. Une seule chambre au rez-de-chaussée sert à la fois de cui-
sine, de salle à manger et de salon. Une grande cheminée, dont
l'âtre est ouvert et sans grille, circonstance rai'e de l'autre côté du
détroit, montre bien qu'elle n'était pas destinée d'abord à brider
du charbon de terre. Le combustible autrefois en usage était des
ajoncs, du genêt épineux et du gazon sec qui forme, levé en mottes,
une sorte de tourbe. Aujourd'hui ce chauffage est plus ou moins
mêlé à de la houille. Un banc de bois ou de pierre, placé dans l'in-
térieur de la cheminée, sert comme de nid à la famille durant les
froides veillées d'hiver. Les laboureurs obtiennent souvent du fer-
mier leur provision de broussailles et d'herbes sèches, à la condi-
tion de lui rendre les cendres. Une table de bois blanc sans nappe,
mais frottée avec soin, reçoit les mets grossiers et substantiels qu'on
a fait cuire devant le feu sur une plaque de fer rouge. Toute la fa-
mille s'assoit autour de cette table sur des bancs massifs et le plus
souvent fixés au mur; s'il y a par hasard une chaise ou un vieux
fauteuil dans la maison, ce siège est réservé à la grand' mère. Les
enfans sont plus ou moins bien tenus, selon le caractère des lieux
et des personnes; j'ai vu dans quelques pauvres chaumières des pe-
tites filles, pieds nus et les cheveux flottans en désordre derrière le
dos, qui faisaient songer à l'Irhinde, et pourtant l'étranger est frappé
de la beauté de toute cette marmaille jusque sous les haillons. Leurs
grands yeux noirs, leur teint plutôt fleuri que hâlé par le soleil,
leurs membres déjà robustes et bien proportionnés, dénotent évi-
demment une grande race. Quelle que soit la toilette plus ou moins
négligée des personnes, la chambre est généralement très propre;
le pavé, lavé à grande eau tous les matins, est le plus souvent sau-
poudré d'un sable fin qui laisse transparaître la blancheur de la
dalle. Les femmes et les filles, dès qu'elles ont acquis la- force né-
cessaire , se livrent, hors de la maison, dans les étables ou dans les
champs, à toute sorte de iravaux rustiques; aussi n'est-il pas rare
de trouver pendant le jour ces cottages gardés seulement par une
ménagère de onze à douze ans. Encore n'est-ce pas le mot, car la
porte reste du matin au soir ouverte à tout venant, avec cette con-
fiance naïve de personnes qui n'ont rien à défendre. Les laboureurs
employés constamment par un fermier reçoivent assez habituelle-
ment leur grain à un prix modéré et fixé d'avance pour toute l'an-
née; ceux au contraire qui ne sont point employés régulièrement
s'arrangent avec le fermier pour obtenir un morceau de terre qu'ils
cultivent. Dans ce cas ils paient naturellement un droit ou cèdent
une partie de la récolte. Avec cette moitié de récolte, qui consiste
le plus souvent en pommes de terre, le laboureur trouve moyen de
AIG REVUE DES DEUX MONDES.
iiourrh' un cochon, de payer le loyer de la chaumière et d'élever
même quelques volailles, La famille, plus ou moins dispersée pen-
dant la semaine, ne se réunit guère que le samedi soir et le diman-
che; j'ai vainement cherché, même alors, ces scènes de joie et de
bonheur domestique si volontiers décrites par les poètes anglais.
Les paysans parlent peu d'ordinaire, et il est assez difficile de devi-
ner la raison de ce silence qui ressemble quelquefois à de la froi-
deur. Est-ce indifférence pour leur genre de vie? Est-ce résignation,
ou bien cette sorte de contentement tacite que donne à l'homme la
conscience d'un sévère devoir accompli?
Dans les villes, plusieurs sociétés savantes ont beaucoup contri-
bué, depuis quelques années, à développer l'agriculture ainsi qu'à
élever les connaissances et le moral de la population. Londres n'est
point du tout, comme Paris, un centre absorbant qui attire plus ou
moins les intelligences d'élite , et , en dépit du mot de Voltaire, les
académies de province sont dans plus d'un endroit de la Grande-
Bretagne des fdles sages qui font beaucoup parler d'elles. Parmi de
telles institutions, je citerai seulement la Société polytechnique {Po-
lytcrhnic society), fondée en 1833. Quoique devant son origine à
deux sœurs, cette société n'a rien de féminin : elle tient à Falmouth
des séances annuelles où se discutent toutes les questions de science,
d'économie politique et d'industrie. De son sein partirent même,
dans ces derniers temps, plusieurs découvertes et plusieurs amé-
liorations utiles. La charmante ville de Falmouth était d'ailleurs
bien choisie pour servir de cadre à ces réunions de savans, à ces
lectures, à ces concours et à ces expositions annuelles qui attirent
de tous les environs un très grand nombre de curieux. Située à
l'embouchure de la rivière Fal, qui forme en cet endroit un ma-
gnifique estuaire, et sur les rives ondoyantes d'une baie étroite et
profonde, elle jouit naturellement d'un excellent port, dominé par
de gracieuses collines, entre lesquelles s'ouvrent çà et là des échap-
pées de verdure. La nature a beaucoup fait pour Falmouth : ses ha-
bitans ont fait encore plus que la nature. Ils aiment leur ville, —
c'est le mot d'un d'entre eux, — comme on aime une femme. Aussi
n'ont-ils reculé devant aucun sacrifice pour ajouter à la beauté de
la situation des travaux utiles qui doivent attirer les vaisseaux dans
un port déjà commode et spacieux. Le nombre de ces vaisseaux,
qui n'était en 1850 que de 1,510, s'est élevé en 1860 à 2,800. Les
docks, qui ne sont point encore terminés, présentent néanmoins un
ensemble de constructions imposantes. Deux digues [break ivaters)
appuyées sur une double rangée de charpentes toute chargée à l'in-
térieur de pierres massives, s'avancent à une distance de 1,028 pieds
dans la mer et protègent l'intérieur du port en brisant l'impétuosité
des lames. Deux graviug docks, vastes bassins de granit, servent
l' ANGLETERRE ET LA VIE ANGLALSE. 'il 7
à réparer les vaisseaux , tandis que de vastes quais s'étendent sur
un espace de six cent quarante pieds, et couvrent de leur armure de
pierre des terrains récemment conquis sur- la mer. Gomment une
population de cinq ou six mille habitans a-t-elle pu trouver les res-
sources nécessaires pour achever ces grands ouvrages, sans compter
ceux qui sont maintenant en cours d'exécution ? C'est une énigme
dont il faut demander l'explication à cet esprit de confiance en soi-
même, fruit de la décentralisation et de la liberté, qui fait en Angle-
terre la force des provinces.
Au moment où j'arrivai à Falmouth, toute la population était à
la veille d'une fête. Il s'agissait de célébrer l'ouverture du chemin
de fer qui devait relier dans quelques jours cette ville à Truro et à
la grande artère de la Gornouaille. La longue rue étroite qui tra-
verse toute la ville en décrivant une courbe ondoyante, et dont les
pâtés de maisons s' entr' ouvrent quelquefois sur la gauche pour dé-
couvrir le port, était déjà décorée de distance en distance par des
arcs de feuillage. Des marins de toutes les nations et parlant toutes
les langues, depuis le russe jusqu'au grec et à l'arménien, se pro-
menaient par bandes au milieu de ces joyeux préparatifs. Le pre-
mier train qui atteignit le débarcadère de Falmouth fut salué par
les énergiques hourras des matelots, des volontaires, des fores! ers ^
des good fellows (ordres maçonniques d'ouvriers) et de tous les bons
citoyens de la ville. Un banquet, auquel j'eus l'honneur d'être invité,
avait réuni les principaux habitans de Falmouth et plusieurs mem-
bres du parlement dans une grande maison en bois ornée de guir-
landes. Les toasts, qui furent prononcés avec une chaleur tout an-
glaise, auraient un peu égayé, je le crains, la verve humoristique
de l'auteur de Pickwick; mais cette ambition des localités qui veulent
tout faire par elles-mêmes et qui se promettent à leur manière l'em-
pire du monde a quelque chose au fond de respectable. Le jour même
de l'inauguration de la ligne, une baleine morte arriva dans le port,
remorquée par des bateliers de Falmouth. Elle s'était prise elle-
même entre les rochers de Gagevvith (un petit village à quelques
lieues de là sur le bord de la mer), où elle s'était sans doute donné
la mort en se débattant. Cet événement fut interprété par plusieurs
comme un présage des grandeurs futures de Falmouth et comme un
hommage du monstre envers cette cité maritime : ipsc cnpi voluit!
Il est certain du reste que la voie ferrée récemment ouverte fera
de Falmouth une ville nouvelle; il ne lui manque plus maintenant
que de ressaisir le service des paquebots transatlantiques (1).
(1) Ses grands docks, son port admirable, sa situation avancée dans le détroit de la
Manche, ont autorisé Falmoutli à réclamer de nouveau ce privilège, qui lui a été en-
levé il y a quelques années.
TOME XLVIII. 27
hiS REVUE DES DEUX MONDES.
Le commerce des villes s'est beaucoup accru, la navigation s'est
étendue le long des côtes, l'agriculture a fait dans lès campagnes
des progrès considérables; mais tout cela ne représente encore que la
moindre partie des richesses de la Cornouaille. Ses champs de tra-
vail les plus productifs, ses moissons les plus abondantes reposent
dans les entrailles de la terre et quelquefois môme sous le lit de
l'Océan.
IL
La Cornouaille est la terre des métaux. Le plomb, le fer, le co-
balt, le bismuth, l'uranium, s'y trouvent en plus ou moins grande
quantité. Près de Lostwithiel, j'ai visité, sur une colline d'où la vue
embrasse un horizon de verdure et un panorama de vallées brus-
quement soulevées çà et là par des mouvemens de terrain, une mine
d'argent mêlé au cuivre et à l'antimoine. Après le désastre d'une
première compagnie , cette mine a été reprise , il y a trois ans , par
une nouvelle société. Une machine à vapeur pour pomper les eaux a
été appliquée aux travaux souterrains. Or il est arrivé plus d'une fois
que des mines qui ne valaient rien sont devenues bonnes par l'inter-
vention des forces supérieures dont dispose aujourd'hui l'industrie.
Celle-ci donne à présent 20 tonnes de minerai par mois, et la va-
leur de chaque tonne est estimée à 10 livres sterling. L'argent s'ex-
trait aussi, et même en plus grande quantité, des mines de plomb.
J'ai vu chez M. Fox une large théière d'argent qui avait été coulée
avec un lingot de la Cornouaille. Ce qui caractérise néanmoins la
minéralogie du comté est la présence du cuivre et surtout de l'étain.
L'al)ondance de ces deux derniers métaux a favorisé en Cor-
nouaille, depuis un temps immémorial, le développement de l'in-
dustrie des mines. Diodore de Sicile dit que les anciens Bretons
chargeaient l'étain sur des bateaux d'osier recouverts de cuir et le
conduisaient ainsi vers l'île d'Ictis. Quelle est maintenant cette
Ictis? On a cru la reconnaître dans le Mont-Saint-Michel, Saint
Michaersnîount, une île quand la marée est haute et une presqu'île
lorsque les eaux se retirent (1). L'historien Timée, qui vivait du
temps de Pline, nous apprend aussi que ces mêmes Bretons arra-
chaient l'étain du sein des rochers et le transportaient sur des cha-
riots, à la marée basse, dans les îles voisines. Une de ces îles, outre
celle du Mont- Saint-Michel, était sans doute Looe island, située
(1) On a souvent confondu dans l'histoire le Mont- Saint -Michel de la Cornouaille
avec notre Mont-Saint-Michel , près de Saint-Malo. Tous les deux sont alternativement
séparés du rivage ou rejoints à la côte par les mouvemens de la mer, tous les deux
ont été un couvent; mais, plus heureux que le nôtre, le Saint-Michel des Anglais n'a
Jamais été une prison.
l'angleterre et la vie anglaise. hi9
près de la côte, à quelques milles de Liskeard. De ces divers points
d'embarquement, î'étain était chargé sur les vaisseaux phéniciens,
qui l'exportaient ensuite à Tyr et à Sidon. On croit que les bronzes
d'Assyrie et d'Egypte étaient faits avec ce métal, employé de très
bonne heure dans les arts. Le commerce de I'étain avait de même
appelé les Juifs sur la côte ouest de l'Angleterre bien avant la con-
quête des Normands, peut-être même avant la prise de Jérusalem.
Il existe dans la Cornouaille beaucoup d'anciennes localités qui por-
tent leur nom, comme Bojewyan (en langue celtique la demeure des
Juifs), Trejewas (le village des Juifs), Marazion, l'amère Sion {7nara
ou amara Zion). Quoi de plus amer en effet que l'idée de la patrie-
absente ou déchue? Ce dernier village était autrefois entre les mains
des Israélites un grand marché pour les métaux. J'ai vu dans une
collection de minéraux et d'antiquités quelques curieux spécimens
de blocs d'étain, tels qu'ils étaient préparés pour le commerce à
l'époque de l'enfance des mines. Parmi ces échantillons, il est une
masse de pierre recouverte ou plutôt dissimulée à dessein par une
mince couche de métal, proclamant ainsi que la fraude est ancienne
dans le monde. On retrouve dans plusieurs endroits quelques traces
des fouilles entreprises soit par les Bretons eux-mêmes, soit par
leurs successeurs, les Romains et les Saxons, mais qui remontent
dans tous les cas à une antiquité assez reculée. Ces excavations,
pratiquées près de la surface du sol, sont fort curieuses et très pit-
toresques; elles forment après des siècles des cavernes plus ou
moins obscures, obstruées souvent à l'ouverture par des ronces,
quelquefois décorées à l'intérieur de stalactites et tapissées d'élé-
gantes fougères qui croissent entre les rochers. Quelques-unes de
ces galeries sont assez étendues, mais elles manquent tout à fait de
profondeur; on ignorait alors l'art de creuser des fosses à air, shafts,
et celui de se débarrasser des eaux souterraines.
On reconnaît de loin les mines d'étain ou de cuivre à une maison
étroite et recouverte d'un toit pointu, qui ne ressemble pas mal à
un moulin à vent. Devant cette maison s'élèvent à une hauteur assez
considérable deux grosses charpentes qui, écartées l'une de l'autre
à la base, se trouvent réunies vers la pointe par une poutre trans-
versale et forment ainsi un angle tronqué. Le sommet de cette con-
struction en bois se montre tantôt nu, tantôt surmonté d'une bran-
che d'arbre au feuillage sec, d'une bannière ou d'une girouette.
Le soir, dans les bruyères désertes et sauvages, on dirait des in-
strumens de supplice, d'énormes gibets qui se dressent au front
des collines pour menacer le voyageur. Autour de cette charpente
s'amoncellent des bourrelets de terre, des tas de pierres et de dé-
combres, des quartiers de roche brisés par le marteau. Ce sont les
entrailles mêmes delà mine. Ces déblais indiquent à la surface l'é-
420 REVUE DES DEUX MONDES.
tendue et la direction des travaux souterrains ainsi que la nature
du sous-sol. La marche des mineurs dans la terre a été comparée
avec raison à celle de la taupe rejetant au dehors les matériaux
qu'elle déplace pour s'ouvrir un passage. De grossiers aqueducs
en bois, appuyés sur de rudes piliers, conduisent quelquefois à une
distance extraordinaire les eaux qui sortent de l'intérieur de la
terre. Vues de loin, ces mines semblent désertes et silencieuses;
quelquefois pourtant il s'en échappe un rugissement de vapeur.
Chemin faisant, on rencontre des travaux à tous les états imagina-
bles de développement ou de décadence; il y a des mines embryon-
naires, des mines qui, comme on dit ici, ont atteint l'âge de la
virilité, des mines caduques, des mines mortes. Ces dernières, avec
leur maison vide qui tombe en ruine, leurs puits abandonnés d'où
sort une odeur de tombe, leurs chantiers de travail envahis par
l'herbe, éveillent un sentiment de profonde mélancolie. Si l'on s'ap-
proche des mines en activité, sortes de forteresses entourées par
des remparts de débris, on se trouve au milieu de machines qui
étonnent par la grandeur et qui exécutent d'elles-mêmes une série
de mouvemens mystérieux. Les unes agitent dans le ciel leurs bras
de bois avec les gestes de nos anciens télégraphes, d'autres en fer
avancent et reculent à la surface du sol. Toutes ces manœuvres,
dont on ne se rend point compte, peuvent donner lieu aux idées les
plus fantastiques : on se croirait transporté dans une autre planète,
au milieu d'êtres doués très certainement de la faculté d'agir, mais
à la vie desquels nous ne saurions rien comprendre. Certains bruits
ramènent bientôt le visiteur à la réalité. Du fond des ateliers s'é-
chappent quelquefois des chants frais comme des chants d'église,
où l'on reconnaît la voix des jeunes filles et des enfans. Çà et là se
montre un homme au pas fatigué, dont les habits de toile sont tout
humides et trempés d'une boue rougeâtre : c'est le mineur qui sort
de la fosse. La situation des mines ajoute encore beaucoup au ca-
ractère des travaux. Quelques-unes se détachent au milieu de frais
paysages dont elles déchirent la surface ; mais en général les prin-
cipaux groupes se trouvent placés dans d'immenses bruyères as-
sombries par un ciel blafard et terminées par des collines nues qui
ondoient derrière des collines. Dès qu'on s'approche des grands
centres métalliques, la végétation disparaît, soit que l'homme, oc-
cupé de recueillir les richesses du sous-sol, ait négligé les soins de
l'agriculture, soit que la terre se refuse à se montrer deux fois fé-
conde. Plusieurs des mines de cuivre et d'étain se présentent même
au milieu des scènes les plus sauvages de la nature.
Une des plus curieuses est celle de Carclaze, k trois milles de
Saint- \ustel, petite ville avec une belle et vieille église. Une route
d'abord accidentée conduit à un grand terrain vague {common) tout
l'angleïerre et la vie anglaise. Zi21
couvert de genêts épineux et de bruyères. Comme les bruyères
étaient en fleur et les genêts tout parsemés d'or, je ne me plaignis
point de l'infertilité du sol, et puis la mer se découvre à une cer-
taine distance dans toute sa grandeur. Tout cà coup sur la sombre
commune s'entr'ouvre un abîme devant lequel on s'arrête stupéfait.
L'origine de cette prodigieuse excavation, ayant au moins un mille
de circonférence et plus de cent cinquante pieds de profondeur, a
été attribuée par les ignorans à l'intervention du diable, par les
érudits aux Romains ou aux Anglo-Saxons. Ce n'est point une mine
proprement dite, c'est une carrière, une fosse à ciel ouvert; les ou-
vriers sont des streamers, c'est-à-dire des hommes qui obtiennent
l'étain en lavant les dépôts formés par la désagrégation des roches
primitives. L'intérieur de cet abîme, dont la blancheur grisâtre
contraste avec la couleur de la bruyère et avec la surface brune
des landes qui l'environnent, met à nu des masses de granit; mais
c'est un granit ramolli et décomposé par certaines influences qui ne
sont pas encore très connues. Le long des flancs du précipice cou-
rent à divers étages des sentiers étroits sur lesquels montent ou
descendent les ouvriers, tandis que d'autres fouillent l'épaisseur
des roches pour y trouver le métal. De distance en distance s'élè-
vent aussi dans ces profondeurs des roues, des tramtvays, des con-
duits en bois remplis d'eau. Ces roues font mouvoir des marteaux
qui broient le minerai; l'eau coule et entraîne cette matière pul-
vérisée dans des réservoirs où l'étain se sépare du granit. Le métal
ainsi purifié et reposé forme sous l'eau des couches que l'on pêche
ensuite avec la bêche. Des quantités très considérables d'étain ont
été extraites depuis des siècles par ces procédés si simples. Les ou-
vriers se plaignent néanmoins que la mine ne veut plus donner
autant qu'elle donnait autrefois; aussi plusieurs d'entre eux ont-ils
tourné leurs regards vers un autre ordre de produits.
Dans la même excavation , mais de l'autre côté de la carrière et
en face des travaux d'étain [tin ivorks) , un torrent d'abord jau-
nâtre, qui change bientôt de couleur et devient d'une blancheur
de lait, descend entre les anfractuosités d'un rocher. Des hommes
armés de bêches nourrissent ce torrent en y jetant des pelletées de
terre blanche. Après avoir ainsi coulé jusqu'au fond de l'abîme,
qu'il traverse en courant, le ruisseau disparaît tout à coup sous
une voûte. On le croirait perdu; mais il est facile de le retrouver :
il suffit pour cela de faire cinq ou six cents pas sur la bruyère et
de se diriger vers un nouveau théâtre de travaux. Là le ruisseau
blanc reparaît, et il est reçu dans des réservoirs ou des citernes. Le
liquide laiteux, en restant immobile, dépose au fond de ces réser-
voirs une sorte de crème au-dessus de laquelle flotte une couche
d'eau parfaitement limpide et bleuâtre. L'action du vent et du so-
422 REVUE DES DEUX MONDES.
leil suffît pour que l'eau s'évapore au bout de quelques mois. On
coupe alors l'argile blanche avec un couteau ou avec la bêche, et
on la transporte clans des maisons de bois bien ouvertes pour la
faire sécher; elle se durcit en moellons et forme la matière avec
laquelle se pétrit la porcelaine.
Jusqu'au milieu du dernier siècle, l'art de faire de la porcelaine
était à peu près inconnu en Angleterre. On manquait pour cela d'une
terre blanche, le kaolin, qu'on avait crue longtemps particulière à
la Chine. En 17/i5, un aventurier rapporta de la Virginie cette même
substance, qui, à cause de la rareté du fait, se vendit alors 13 livres
sterling la tonne. Dix ans après, un quaker de Plymouth, William
Cookwor^hy, s'associait avec lord Camelford pour exploiter de con-
cert sur les propriétés de ce dernier, à Saint-Stephen, une veine
d'argile blanche connue depuis sous le nom de kaolin de la Gor-
nouaille. L'expérience ayant réussi, il établit à Plymouth une ma-
nufacture de porcelaine qui fut ensuite transférée à Bristol. Cook-
worthy avait ainsi jeté les fondemens d'une industrie qui ne tarda
point à se développer. Aujourd'hui ces travaux d'argile ( day
ivorks) sont très répandus dans certaines parties de la Cornouaille,
et surtout aux environs de Saint-Austel. La matière première des
fabriques se présente à l'état de nature sous deux formes bien dis-
tinctes : china day (terre de porcelaine) et dilna sione (pierre de
porcelaine). On a vu comment se recueillait la première, et les
procédés varient seulement dans les détails, selon les lieux ou la
nature des eaux. Quelques-unes de ces exploitations sont très in-
téressantes, et emploient un assez grand nombre de personnes,
hommes, femmes et enfans. Les femmes ont des chapeaux blancs,
des manches blanches, des tabliers blancs, et il est curieux de les
voir porter sur les collines environnantes une argile plus blanche
encore , qu'elles exposent avec art aux rayons du soleil. La pierre
de porcelaine s'obtient au contraire par les moyens employés le
plus souvent dans les carrières, c'est-à-dire en faisant sauter
la roche. Quand elle a été taillée, on la charge sur des tombereaux,
et on la dirige vers le port le plus voisin, d'où elle est ensuite trans-
portée dans des navires aux manufactures du Straffordshire et du
Worcestershire. Plus de 80,000 tonnes sont ainsi exportées tous le^
ans de la Cornouaille, représentant une valeur de 2ZiO,000 livres
sterling, et environ sept mille personnes se trouvent employées soit
à l'extraction, soit au transport de ce produit. Qu'il se présente
sous la forme d'argile ou sous la forme de pierre, le kaolin de la
Cornouaille provient dans tous les cas de la décomposition du gra-
nit, ou tout au moins du feldspath, qui entre dans la texture du
granit. On peut observer à Garclaze les différens états de cette dé-
composition dans les roches plus ou moins molles, plus ou moins
l' ANGLETERRE Eï LA VIE ANGLALSE. Zi!23
solides, le long desquelles les ouvriers recueillent soit l'étain, soit
la terre de porcelaine.
Les mines proprement dites difîerent des travaux de Carclaze
[stream ivorks), en ce qu'au lieu de chercher le métal dans une ex-
cavation à ciel ouvert, les ouvriers le poursuivent au contraire sous
terre dans des galeries ténébreuses. Les plus pittoresques sont sans
contredit les fameuses mines sous -marines exploitées sur la côte
nord-ouest de la Cornouaille, aux environs de Saint-Just. Parmi ces
dernières, qui ont toutes un caractère grandiose, il faut citer d'a-
bord les mines unies [iinited mines); elles s'étendent tout près du
cap de Cornouaille, un vaste entassement de rochers qui s'avancent
fièrement dans la mer. Un groupe de maisons destinées à loger les
machines à vapeur s'élèvent perchées sur le front de hautes falaises
déchirées par la poudre à canon ou attaquées par le marteau. Ces
rochers ont défié la mer, ils sont brisés par l'homme. Leurs ruines
rougeâtres contrastent avec la surface noire des autres récifs qui les
avoisinent, battus par la tempête. La mine oppose à la mer de ce
côté-là une sorte de plate-forme ressemblant à la proue d'un na-
vire. Les travaux s'étendent le long de précipices affreux au fond
desquels écument les lourdes vagues de l'Atlantique. De distance
en distance , un ouvrier pousse sur un sentier étroit, ou même sur
une planche fragile, un petit chariot chargé de pierres, profitant
des pentes rapides pour économiser ses forces. Sur le bord des
abîmes béans apparaissent comme suspendus des lacs d'eau rougie
par une terre ocreuse, ou, si l'on veut, par l'oxyde d'étain, et dans
lesquels s'enfoncent jusqu'aux genoux des hommes et des enfans.
Ce liquide coule ensuite dans la mer : on dirait le sang des mines,
et il colore les vagues à une distance assez considérable, ajoutant
ainsi une zone rouge aux zones d'écume et de vert foncé qui se dé-
roulent avec fracas. Cette côte est sévère ; mais les mineurs parais-
sent si bien familiarisés avec les beautés farouches de la nature, que,
leur tâche terminée, ils vont prendre l'air et se chauffer au soleil,
avec leurs femmes, dans les crevasses de Pornanven-Head, un rude
promontoire, droit comme un mur, et auquel il faut s'accrocher des
pieds et des mains. La mine du Levant {Levant mine) présente dans
certaines places un caractère encore plus formidable. Là, dans des
gorges de rochers qui s' entr' ouvrent comme pour défier toute com-
munication , les ouvriers ont trouvé moyen de se faire un passage
d'une pointe à l'autre, sur de grossiers viaducs suspendus entre le
ciel et l'Océan. Et pourtant, malgré le danger, malgré un ensemble
de traits sinistres, quelle scène de mouvement et d'activité!
De toutes les mines dites sous-marines, parce qu'elles s'étendent
sous le lit de l'Atlantique, celle qui attire le plus de touristes et
424 REVUE DES DEUX MONDES.
de curieux est encore Botnllark mine. Sur le livre où les visiteurs
écrivent leur nom, je trouvai les signatures du duc d'Aumale, du
prince de Joinville et du comte de Paris. On se souvient encore
sur les lieux de les avoir vus descendre dans la fosse en habits de
mineurs et avec des instrumens de travail, puis sortir tout trempés
de boue en rapportant des minerais de cuivre et d'étain qu'ils
avaient brisés eux-mêmes. Botnllark mine emploie plus de six
cents ouvriers, qui travaillent les uns à la surface, les autres dans
l'intérieur de la terre, le long d'une côte hérissée de rochers et
battue, on pourrait même dire ébranlée, par la fureur des vents et
des flots. Dans la nature ainsi que dans les arts, il y a des beautés
qid effraient, et tel est le caractère de ces bords de la mer. Au mi-
lieu de précipices qui donnent le vertige, c'est un grand spectacle
de voir l'homme, cet être faible, fort seulement de la puissance de
son cerveau, s' apprêtant à conquérir et à dominer la turbulence
aveugle des élémens. Le vent siffle sur sa tête, la terre manque en
quelque sorte sous ses pieds, les vagues s'entr' ouvrent à une pro-
fondeur immense pour le dévorer : il ne tremble point. Il descend
par des sentiers ardus, des escaliers de bois chancelans, des échelles
droites et raides. Où va-t-il? Sous la face des rochers sans doute?
Plus bas, plus bas encore. Il va sous la mer, sous ce grand abîme
d'eau dont il entend distinctement rouler au-dessus de sa tête les
lourds galets et rugir les tempêtes. Une bande de ces hardis mi-
neurs rencontra un jour dans les galeries sous-marines un beau
morceau de cuivre qui n'était que de trois pieds au-dessous de
l'eau. Avec ce dédain du péril qui caractérise les hommes de leur
profession, ils attaquèrent le plafond de la mine, creusèrent un trou
et le tamponnèrent avec du ciment. Quelques-unes des galeries
souterraines s'étendent à plus d'un demi-mille au-dessous de la
mer. Pour descendre dans ces sombres passages, il a fallu naturel-
lement creuser des fosses le long de la côte, et ces fosses se trou-
vent recouvertes par des maisons blanches, engine hoiiscs (maisons
de machines à vapeur), juchées çà et là sur le sommet ou sur les
pentes des noirs rochers, dont la surface inégale ressemble à l'é-
corce rugueuse d'un arbre centenaire (1). Pour conduire le minerai
au sortir de la fosse dans les ateliers de la mine, on a du en outre
construire des galeries de bois avec des tramways où courent de
petites voitures. De tels ouvrages jetés sur des abhnes sont bien
faits pour confondre l'imagination : comment ont-ils pu s'élever?
(1) La plus curieuse de ces maisons est encore celle qu'on désigne sous le nom de
Crown Engine, et qui a été descendue de la pointe des rochers à deux cents pieds plus
bas, sur la face des écucils, pour permettre aux mineurs de descendre dans les galeries
sous-marines.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. Il2b
comment peuvent-ils se maintenir? Ces structures, d'un caractère
relativement fragile, semblent à chaque instant tout près de s'en-
gloutir sous les masses énormes de roche qui surplombent. Ce n'est
du reste point impunément que l'homme méprise le danger. Au
moment où je visitai Botallack, le souvenir d'une catastrophe en-
core assez récente pesait comme un nuage sur les sublimes horreurs
de cette mine. Neuf hommes et un enfant remontaient du fond des
travaux souterrains dans un chariot {tra7?î wngon), quand au mo-
ment où ils allaient atteindre la surface une chahie se brisa, et ils
furent tous précipités dans l'éternelle nuit. De tels accidens n'ébran-
lent point d'ailleurs la témérité des mineurs, et en dépit de désas-
tres peut-être inévitables qui n'admirerait dans la mine de Botal-
lack les grandeurs de l'industrie associées aux grandeurs de la
nature ?
Non contens de s'introduire par des chemins détournés sous le lit
de l'Océan, il y a quelques années des aventuriers poussèrent en-
core bien plus loin l'audace. Tout près de Penzance, dans une baie
profonde [Moiint's bay), qui baigne la charmante promenade de
l'esplanade, ils avaient ouvert la bouche d'une mine au sein même
des vagues de la mer. Cette mine, connue sous le nom de Wlierry
mine, avait été commencée à sept cent vingt pieds du rivage, et les
ouvriers travaillaient à cent pieds au-dessous de l'eau. L'entrée de
la fosse [shaft) était dans l'intérieur même de la baie, et à chaque
retour de la marée elle se trouvait enveloppée par les lames bouil-
lonnantes. La partie supérieure du puits consistait en un caisson
qui s'élevait à douze pieds au-dessus du niveau de la mer, debout
au milieu des débris qu'on avait tirés des entrailles de la mine. Les
mineurs descendaient ainsi à travers les flots dans le théâtre de
leurs travaux souterrains; l'eau suintait continuellement et tombait
goutte à goutte du plafond des galeries, tandis qu'ils entendaient
distinctement au-dessus de leur tète rouler le tonnerre des vagues.
Lue machine à vapeur avait été établie sur le rivage; au moyen de
tuyaux, elle communiquait avec l'intérieur de la fosse et pompait
ainsi les eaux de la mine, qui, ramenées à la surface, se rejetaient
bientôt dans la baie. Ces tuyaux passaient le long d'une plate-forme
appuyée sur des piliers. Un jour il arriva qu'un vaisseau chassé par
la tempête heurta contre cette plate-forme et emporta une partie de
la construction. Le minerai de cuivre recueilli par cette entreprise
hardie était de bonne qualité; mais les frais d'extraction étaient
énormes et mangèrent peu à peu les profits. Cette mine a donc été
abandonnée. Elle a pourtant donné son nom à un faubourg de la
ville qui s'appelle aujourd'hui Wherry-Toivn.
Toutes les mines n'ont point le même caractère dramatique. Ce
que les entrepreneurs leur demandent n'^st pas, on le devine, de
Û26 REVUE DES DEUX MONDES.
fournir des inspirations aux artistes (1), c'est de payer de bons di-
videndes. Les plus riches se groupent entre Camborne et Redruth,
sur des collines qui s'élèvent de trois à quatre cents pieds au-dessus
du niveau de la mer. Au bas de ces chaînes de collines se déroulent
de fertiles vallées, en sorte que la terre se partage d'une manière
plus ou moins inégale entre les fermiers et les mineurs. La sombre
nudité du sol se rencontre pour ainsi dire côte à côte avec la verdure
la plus éclatante. Cependant la campagne elle-même est littérale-
ment parsemée de cottages. Ces maisons blanches, tantôt seules,
tantôt distribuées par groupes de deux ou trois, se montrent solide-
ment construites en pierre, et servent de demeure aux titans des
mines. Ceux-ci aiment assez, quand ils en trouvent l'occasion, à s'é-
loigner des villages; c'est un moyen pour eux d'obtenir à bon mar-
ché une demi-acre de terre dont ils font un champ ou un jardin. Ce
qui frappe le plus dans les districts de mineurs [minings districts),
surtout à certaines heures de la journée, c'est la solitude. Tout an-
nonce que la contrée est très peuplée, mais où sont les habitans?
Sous la terre. On ne rencontre guère sur les routes et dans les mai-
sons que de vieilles femmes ou de petits enfans. Camborne et Re-
druth sont deux centres qui doivent toute leur importance au cuivre
et à l'étain. De nouveaux quartiers ont surgi comme par enchante-
ment depuis ces dernières années; de longues rangées de maisons,
toutes uniformes et présentant de loin l'apparence d'une caserne,
s'étendent dans différentes directions autour de l'ancien noyau de la
ville. Ces maisons, ainsi que me disait un Anglais, sont les cham-
pignons de la mine; elles ont poussé là uniquement à cause du voi-
sinage des travaux. Qu'on monte sur une colline, et l'on ne décou-
vrira tout à l'entour que de grandes cheminées en forme d'obélisques,
qui sont aux mines ce que le mât est aux vaisseaux. Quelques-unes
sont des mines d'étain, d'autres des mines de cuivre; le plus sou-
vent encore elles fournissent l'un et l'autre métal. Il y en a qui pré-
sentent encore un caractère de grandeur et de poésie à cause de
l'association avec les traits romantiques du paysage. Telle est celle
de Carn-Rrea, située près d'une colline nue et sévère, couronnée au
sommet par d'immenses quartiers de roche aplatis et couchés les
uns sur les autres, dont les antiquaires rapportent l'origine aux an-
ciens druides, et les géologues aux convulsions de la nature. Près
du sommet, un large rocher dentelé ou pour mieux dire digité est,
selon les vieilles traditions du pays, la main pétrifiée d'un géant
qui d'une seule enjambée atteignait Saint-Agnès, situé à cinq milles
de Carn-Rrea. Laissant le fabuleux pour la réalité, nous nous diri-
geons vers la mine de Dolcoath [Dolcoath mine), près de Camborne,
(1) Un des meilleurs peintres anglais prépare en ce moment même pour l'expositioa
prochaine un tableau représentant une dos vues de BolaUack mine.
l'angleterre et la vie anglaise. hT7
où nous serons à même d'étudier de près le caractère des fouilles et
la série des travaux métallurgiques.
Cette mine, aujourd'hui l'une des plus florissantes et qui donne
à ses actionnaires un million net de livres sterling, avait été re-
gardée pendant un temps comme épuisée. Tout le monde en dés-
espérait, et les actions étaient tombées à rien, lorsqu'on eut le
bonheur de trouver une veine d'une richesse extraordinaire. Ces
vicissitudes ne sont point rares dans la fortune des mines; celle de
Botallack avait pareillement été abandonnée. On rencontre encore
d'autres alternatives curieuses. La mine de Dolcoath avait été pen-
dant un temps extrêmement riche en cuivre : elle ne donne plus au-
jourd'hui que de l'étain; il est vrai que les travaux se développaient
alors dans la roche ardoisière , tandis qu'ils pénètrent maintenant
dans le granit. Percer le granit était regardé autrefois comme une
entreprise impossible, ou tout au moins improductive; mais à pré-
sent l'art des mineurs ne connaît plus d'obstacles. Les travaux sont
situés tout près de la ville dans une contrée triste et découverte;
on croit qu'il y avait anciennement des arbres, peut-être même des
forêts, mais que ces arbres et ces forêts ont été brûlés pour fondre
le métal dans un temps où l'on ne faisait point usage du' charbon
de terre. Je fus d'abord introduit dans la chambre où le comité tient
ses séances, commiiieeroom. Presque toutes les mines de cuivre et
d'étain appartiennent à des compagnies. Quand quelques individus
croient avoir trouvé du minerai dans un terrain et qu'ils réussissent
à faire partager aux autres leur conviction , ils forment générale-
ment une société qui lance alors des actions pour réaliser un ca-
pital. Ces actions sont soumises, surtout dans les commencemens, à
toutes les viciss>itudes du marché. Celles des greal Devon Consols,
grandes mines du Devonshire , qui servent depuis plusieurs années
d'énormes dividendes (l), avaient été fort dépréciées à l'origine :
personne n'en voulait. Je connais aussi un habitant de la Cornouaille
qui aurait pu faire une fortune, s'il eût seulement voulu donner son
nom à une société qui lui offrait en échange des morceaux de papier
ayant aujourd'hui une valeur de plusieurs milliers de livres ster-
ling. Ces transactions ont tout le caractère d'un jeu et d'une loterie;
les uns y recueillent l'opulence, les autres la ruine. Le marché des
actions de mines présente en Cornouaille les fluctuations les plus
étranges, et il n'est pas très rare de voir ces valeurs varier de 200 et
même 300 pour 100 en une semaine. Souvent, quand une mine
baisse, les chefs de l'entreprise, qui ont intérêt à se débarrasser de
leurs actions, essaient de faire croire à une prospérité factice. Les
(1) Ou les appelle dans le Devonshire les lionnes des mines à cause de la p-andeur
et de la puissance des travaux. Elles sont situées à deux ou trois milles de Tavistock,
sur la lisière des moors ou terres vagues et incultes.
Zl"2S REVUE DES DEUX MONDES.
meilleures pièces de minerai qu'on tenait en réserve pour la circon-
stance sont alors rapportées en triomphe du sein de la fosse comme
si on venait de toml3er sur une nouvelle veine. Les sages se défient
et appellent cela dans le langage du pays « arracher les yeux de
la mine. »
Dans la chambre du comité, je vis des cartes indiquant à mer-
veille le plan et la structure intérieure d'une mine. Il existe pour
tout le district une véritable géographie souterraine; les arrondis-
semens et les limites de ces noirs royaumes sont nettement tracés
avec l'étendue et la profondeur de chaque mine, le nombre de puits,
les noms des filons. Iodes, la direction des rues et des galeries qui
n'ont jamais vu la lumière du jour. L'intérieur de la terre est partagé
tout aussi bien que la surface. Le principe de la loi anglaise est que
tout terrain métallique appartient à la couronne, à moins qu'elle
n'abandonne ce privilège, comme en Gornouaille, au propriétaire
du sol. Avant d'ouvrir une mine, les avcntHriers (c'est le nom si-
gnificatif qu'on donne aux entrepreneurs de ces travaux) ont donc
à payer un droit dit de royauté [roijulty). Ce droit se paie soit au
prince de Galles comme duc de Gornouaille, si le métal qu'on veut
poursuivre se trouve sous un terrain vague et inculte, soit, dans
le cas contraire, au maître de la propriété dont il s'agit d'attaquer
le sous-sol. Le droit de royauté varie beaucoup, selon les circon-
stances; mais il consiste généralement en une part convenue sur le
minerai qui se découvrira plus tard. Geci fait, les travaux commen-
cent. Ge qu'on se propose en ouvrant une mine est d'atteindre dans
le sein de la terre, c'est-à-dire dans les fentes et les crevasses des
rochers, les veines du métal qui en Gornouaille se dirigent vers
l'est ou vers l'ouest. Pour cela, on creuse d'abord un puits perpen-
diculaire à une profondeur d'environ soixante pieds. Alors on pra-
tique des galeries appelées niveaux, levels. Le tracé de ces gale-
ries se trouve déterminé par la direction bien connue des veines;
un groupe de mineurs travaille donc vers l'est tandis qu'un autre
fouille vers l'ouest, de manière à former deux tunnels d'une ten-
dance tout opposée. Quand on a ainsi ouvert une centaine de mè-
tres, il se présente un obstacle , le manque d'air. Get obstacle a été
prévu : aussi deux autres troupes d'ouvriers se mettent à l'ouvrage
pour creuser de la surface deux autres puits qui iront rejoindre et
ventiler les deux premières galeries souterraines. On peut conti-
nuer, en vertu de ce système, les niveaux à n'importe quelle lon-
gueur, la seule condition étant d'ouvrir une fosse à air de 100 mè-
tres en 100 mètres. Il s'en faut pourtant de beaucoup que les mines
puissent s'étendre indéfiniment; elles rencontrent, chemin faisant,
une limite infranchissable dans la lisière des autres mines environ-
nantes. Ne pouvant s'accroître en longueur, elles doivent alors s'ac-
L ANGLETERRE ET LA VTE ANGLAISE. /i29
croître en profondeur. TJn troisième corps d'ouvriers reprend le
puits originel, appelé d'ordinaire englue sliafl, et le conduit à
soixante pieds plus bas dans le sein de la terre. Ici la construction
des tunnels ou niveaux se poursuit d'après les mêmes principes que
nous avons indiqués, et le second étage souterrain reçoit comme
le premier l'air par le moyen de puits ouverts de distance en dis-
tance. Ce second étage est quelquefois suivi d'un troisième ou même
d'un quatrième; qui peut dire où s'arrêtera avec le temps la pro-
fondeur des fosses? C'est l'ensemble de ces travaux, accrus et mul-
tipliés depuis des années, que j'allais visiter dans la raine de Dol-
coath.
Une mine est un être; elle vit, elle travaille, elle respire; les
puits sont des poumons, les tuyaux de la pompe son système circu-
latoire: elle mange du charbon de terre qu'on lui jette par tonnes;
elle a un nom, une personnalité, un sexe. Les Anglais, qui n'ont
point comme nous dans leur langue le masculin et le féminin pour
les choses inanimées, mais qui les rangent toutes dans le genre
neutre, ont fait une exception en faveur de la mine, ainsi qu'ils en
en avaient déjà fait une autre pour le vaisseau, ship. Elle est une
femme, une sorte de sombre Proserpine aux traits d'une beauté fa-
rouche et glaciale. Les ouvriers en parlent avec respect; elle les
tue et ils l'aiment. C'est pour eux la mystérieuse puissance du bien
et du mal. Elle s'arrache les entrailles pour enrichir le genre hu-
main : chaque jour, elle élargit ses plaies, d'où coulent l'étain et le
cuivre ; mais elle a des souffles empoisonnés qui abrègent la vie du
mineur et des abîmes qui l'engloutissent. De tous les organes qui
frappent et étonnent à première vue le voyageur dans le gigantesque
mécanisme d'une mine de la Cornouaille, le plus remarquable est
encore la pompe à vapeur, /^2^mjo engine. Douée d'une taille et d'une
force colossales, elle va chercher l'eau à des profondeurs extraordi-
naires, et pourtant cette machine à haute pression est si admirable-
ment docile, qu'elle se laisse conduire par la main d'un enfant. Elle
habite une chambre élégante et tenue aussi propremeiit que le bou-
doir d'une Jady. Au moyen d'une sorte de montre, cow}tn\ elle mar-
que elle-même le nombre de ses vibrations et indique ainsi la somme
de travail qu'elle accomplit. Le résultat de ces calculs est publié une
fois par mois dans les journaux de la localité. Pour comprendre l'uti-
lité de telles machines, sans lesquelles il n'y aurait point de travaux
possibles, ou tout au moins de travaux profonds, il faut savoir que la
mine est, selon le langage d'un poète de la Cornouaille, une grande
désolée, qui verse des larmes éternelles. Ces larmes, tombant goutte
à goutte des voûtes et des piliers, s'amassent bientôt au fond en lacs,
en mares tièdes et ténébreuses. Si l'on ne se débarrassait des eaux
par des moyens mécaniques, toute la mine serait successivement
liZO REVUE DES DEUX MONDES.
noyée. La quantité de ces eaux souterraines varie d'ailleurs avec la
nature des lieux; aux environs de Camborne, où le district est sou-
mis à un drainage perpétuel, elle est moins considérable que dans
d'autres endroits, qui ne sont point occupés par les mêmes travaux.
11 ne faudrait pas croire au reste que les pompes ramènent toutes
ces eaux à la surface : il y a des mines qui ne ramènent que la quan-
tité nécessaire à leur consommation; il y en a même d'autres, comme
celle de Dolcoath, qui ont recours à une source voisine pour arroser
leurs travaux extérieurs. Elever les eaux à de telles hauteurs est une
énorme dépense, et la science, d'accord avec l'économie, a suggéré
aux ingénieurs des mines d'autres moyens d'écoulement. On cherche
en pareil cas un niveau d'où les ondes mortes puissent s'échapper
d'elles-mêmes vers une rivière ou vers la mer. De telles ouvertures
ou tranchées s'appellent adits. La fonction de la pompe est alors de
pousser les eaux vers ces conduits artificiels. Il arrive souvent que
de pareils ouvrages présentent un caractère stupéfiant de hardiesse.
Le greal adil (grande sortie) qui reçoit les eaux de plusieurs mines
dans les arrondissemens de Gwennap et de Redruth s'étend, en
comptant les ramifications, sur une longueur de plus de trente
milles, et dans quelques endroits il est à quatre cents pieds de la
surface du sol. La principale branche parcourt à elle seule une dis-
tance de cinq milles et demi, et elle s'ouvre dans la mer à Restron-
get-Greek (la crique de Restronget). Voilà, si je ne me trompe, des
travaux de terrassement et de construction qui donnent une assez
grande idée de la Cornouaille.
Ces eaux, attirées du fond des mines, donnent à toute la province
une physionomie singulière; on les reconnaît aisément à la couleur.
Dans certains endroits, par exemple à Helston, je les ai vues courir
des deux côtés de la rue dans des conduits de pierre où elles for-
ment autant de ruisseaux qui nettoient et rafraîchissent la ville.
Elles deviennent même des rivières et des lacs. A un mille d'Hel-
ston, on trouve une prairie humide et grasse traversée au milieu
par un courant d'une couleur de brique dont le sédiment déteint
sur la verdure de l'herbe. Ce courant grossit et va se perdre dans
un lac, Looe-Pool, entouré de bancs de sable qui se trouvent tout à
fait submergés durant la saison des crues. La surface du lac, ayant
environ sept milles de circonférence, se ride et s'agite; l'onde est
refoulée avec plus ou moins de violence par une brise fraîche qui
vient de la mer. Peu à peu le rivage se relève en une berge escarpée
et se trouve couvert par un bois à droite duquel s'élève la charmante
propriété de Penrose, où demeure M. Rogers, un membre du par-
lement. Ces feuillages contrastent d'une manière pittoresque avec
la couleur rouge du Looe-Pool, h la surface duquel nagent des
cygnes blancs. On quitte le bois par un sentier arda qui serpente
l'angleterre et la vie anglaise. /i;H
entre les rochers, et l'on se trouve bientôt en face d'un des specta-
cles les plus extraordinaires de la nature. A l'extrémité du lac se
montre la mer, dont il n'est séparé que par un banc de sable ap-
pelé la Barrière [Bar). Cette lisière de sable fin a environ deux
cents pas de largeur, et elle ferme toute communication entre la
mer et le Looe-Pool. En se promenant sur la barre, on a devant
soi l'Océan, masse verdâtre et obscure avec une frange d'écume,
derrière soi le lac, qui chemin faisant a un peu changé de couleur :
il est maintenant d'un rose glacé d'argent. Ce contraste est saisis-
sant : ici le calme ou tout au plus un léger frémissement de l'onde,
là le sombre abîme où s'engendrent les tempêtes. Le Looe-Pool
n'est pourtant pas toujours aussi tranquille. 11 arrive souvent, sur-
tout pendant l'hiver, que la masse des eaux descendant des collines
surpasse de beaucoup celle que laisse filtrer en tout temps dans la
mer la barre de sable. Le lac grossit, déborde, arrête le travail des
moulins, inonde les chemins et la partie basse de la ville. En pa-
reil cas, la corporation d'Helston se rend chez le maître du manoir
(M. Rogers), et, selon une très ancienne coutume, lui présente une
bourse de cuivre contenant trois demi-deniers; elle demande en
même temps la permission de couper la barre. Ceci fait, les ouvriers
se mettent à l'œuvre; on ouvre dans le sable une petite tranchée
qu'élargit bientôt la violence du courant, et un immense fleuve se
précipite dans la mer, non sans livrer un combat terrible avec les
puissantes vagues marines qui le repoussent. C'est, dit-on, une
scène étrange et grandiose, surtout au clair de lune, que le passage
tumultueux de toutes ces eaux. La nouvelle en arrive jusqu'aux îles
Scilly, apportée en quelque sorte par la couleur rouge de la mer.
La barre coupée se reforme et se répare au bout de quelques jours
au moyen des sables que chassent les vagues de l'Océan, surtout
par les temps de tempête. La mer, ainsi que la liberté, se limite
elle-même.
Revenons à la mine de Dolcoath. Les ouvriers de ces grandes en-
treprises se partagent en deux ordres de travaux bien distincts , les
travaux souterrains, underground works, et les travaux qui s'exé-
cutent à la surface du sol, ground woi^ks. Occupons-nous d'abord
des premiers, qui présentent un intérêt particulier à cause des dan-
gers qui s'y attachent. La mine de Dolcoath a deux mille pieds de
profondeur. Elle se développe sur un espace de trois quarts de
milles carrés, et l'une de ses branches passe par-dessous le chemin
de fer. 11 n'y en a guère de plus profondes, mais il y en a de beau-
coup plus étendues ; les consolidated mines (mines consolidées) se
prolongent sous terre à soixante-trois milles! On descend dans l'in-
térieur le plus souvent par des échelles fixées aux parois de la fosse;
à Dolcoath pourtant et dans quelques autres mines, il y a une man-
A32 REVUE DES DEUX MONDES.
ciigbie (machine pour descendre et pour faire monter les hommes),
sorte d'escalier mouvant, dont l'excellente invention a pris nais-
sance, il y a quelques années, dans la Société polytechnique de Fal-
mouth. Quiconque désire visiter les noires régions d'une mine, fût-
il le prince de Galles lui-même, doit avant tout revêtir les habits de
mineur. Ces habits consistent en un pantalon de toile, une veste
doublée de grosse flanelle, un serre-tête et un chapeau rond, véri-
table casque destiné à protéger le crâne contre les pierres et les
quartiers de roche qui tombent çà et là des plafonds de la mine.
Chaque mineur a dans une chambre commune une grande valise de
bois où il serre ses habits de ville, et où il prend, avant d'entrer
dans la mine, ses habits de travail. Ainsi accoutré, une lumière
fixée sur le rebord de son chapeau dans un morceau d'argile molle,
un paquet de chandelles attaché à la boutonnière de sa veste, il
s'enfonce et disparaît bientôt dans la bouche du puits. Il descend
d'étage en étage jusqu'à ce qu'il ait atteint la veine sur laquelle il
travaille. L'intérieur des mines d'étain ou de cuivre présente un
aspect lugubre. On y marche, tantôt debout, tantôt courbé, quel-
quefois même on y rampe, selon l'élévation ou l'écrasement des
voûtes. Au fond de ces solitudes, où l'on entend en quelque sorte
frémir à ses oreilles le sombre bourdonnement de la nuit, se ren-
contrent de distance en distance les athlétiques enfans de la Cor»-
nouaille dans les attitudes les plus étranges et les plus tourmen-
tées; on dirait, à la faible lueur des chandelles, les cariatides
vivantes de la mine. Au reste, ces lieux sinistres n'ont point du tout
pour les mineurs ce caractère d'horreur sépulcrale qui produit une
impression si forte de mélancolie sur l'esprit d'un étranger. Ils se
plaignent seulement de l'élévation de la température et de l'air
stagnant qu'on respire dans certains espaces bas et resserrés. Dans
les mines qui s'étendent sous la mer, la chaleur est quelquefois
si forte et l'air si comprimé, que les ouvriers se font jeter sur le
corps des seaux d'eau pour se rafraîchir et pour être à même de
continuer leur travail. Les accidens sont fréquens et terribles ; ils
proviennent le plus souvent de la chute des blocs qui se détachent
et écrasent les mineurs; d'autres fois c'est le pied qui glisse le long
des fatales échelles , ou bien la poudre qui éclate tout à coup à la
face des ouvriers au moment où ils croyaient la charge avortée dans
les trous de la roche. A Saint-Just, j'ai rencontré sur les chemins au
moins une dizaine de mineurs aveugles ou défigurés. Parmi ces
accidens, il en est sans doute d'inévitables; mais il en est aussi
qu'on pourrait aisément prévenir. Déjà quelques réformes utiles ont
été introduites dans ces dernières années; les échelles ont été rac-
courcies, la situation de ces échelles est moins perpendiculaire, et
des plates-formes ont été établies de distance en distance pour que
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLALSE. 433
les hommes puissent se reposer. On comprendra tout de suite à
quelles rudes épreuves ce mode d'ascension met les forces humai-
nes, quand on saura qu'il faut quelquefois une heure aux ouvriers
pour remonter du fond des travaux à la surface de la terre. Les
améliorations trouvent malheureusement un obstacle dans la force
de la routine et trop souvent aussi dans la parcimonie des action-
naires. La man-engine, qui remplace les échelles si avantageuse-
ment, coûte environ 1,200 livres sterling à établir; il faut construire
un shafl (puits) tout exprès pour l'adapter, et souvent les entre-
prises les plus riches se refusent à de telles dépenses. Les accidens
causés par la poudre à canon et par le forage des roches pourraient
aussi être atténués par de récentes inventions que j'ai vues trop ra-
rement employées dans les mines de la Cornouaille.
Les mineurs restent six ou huit heures sous terre. Leur tâche, —
et elle est dure, — consiste naturellement à arracher le métal et à
le séparer de la roche qui le recèle. Tandis que les hommes brisent
ainsi les masses d'ardoise ou de granit, d'énormes seaux, kibblcs,
glissent lourdement le long des chaînes et rapportent à la surface
par toutes les bouches de la mine, le plus souvent au nombre de sept
ou huit, le produit des travaux. Au bout de ce temps-là, le premier
groupe d'ouvriers a fini ce qu'on appelle une inonde, et il est rem-
placé sur les lieux, comme disent les Anglais, par de nouvelles
mains. Dans les exploitations où l'on travaille huit heures de suite,
il y a par conséquent trois rondes successives de mineurs toutes les
vingt-quatre heures. La mine ne se repose jamais, et certains ou-
vriers préfèrent même de beaucoup être employés aux heures de
nuit; il est vrai que la nuit est de la même couleur que le jour dans
ces mornes souterrains. Au moment où les hommes se rassemblent
pour remonter, on voit se former dans les coins obscurs et dans les
voies de sortie quelques groupes mouvans de chandelles allumées,
sorte d'étoiles filantes. Revenir à la surface pour les mineurs, c'est
revenir à l'herbe, to grass. On les voit alors sortir un à un pâles,
couverts de sueur, altérés d'air frais. Avec quelle joie ils respirent
le premier souffle de la brise qui vient dilater les poumons ! Et
pourtant ce brusque changement d'atmosphère, ce passage subit
de l'air chaud et stagnant à un courant d'air vif, surtout durant les
nuits froides et glacées, est une source de maladies souvent mor-
telles. Les mains, le visage, les habits tout couverts d'une terre
rougeâtre, ils courent pour se laver vers un bassin rempli d'eau tiède
qui coule toujours en abondance de la machine à vapeur. Quelques
minutes après, ils ont changé d'apparence et reprennent d'un pas
lent le chemin de leurs cottages. Ce n'est point parmi les mineurs
qu'il faut chercher des exemples de longévité. Ils ne vivent point
TOME XLVIlI. 28
034 REVUE DES DEUX MONDES.
en moyenne au-delà de quarante ans. Le vicaire de Saint-Just,
M. Hadow, me résumait ainsi le mélancolique résultat de ses obser-
vations et de son expérience : « J'ai vu, me disait-il, beaucoup de
veuves parmi les femmes de mineurs; mais parmi eux je n'ai ja-
mais vu un homme veuf. » Ceux qui n'ont point été tués par des
accidens périssent d'épuisement et d'excès de travail : la roche est
si dure et les échelles sont si longues ! Ce qu'il y a d'admirable est
le sang-froid stoïque avec lequel ils envisagent leur sort. La Gor-
nouaille est fière et avec raison de ses mineurs. Qui dira jamais ce
que l'Angleterre doit à ces hommes? Ils enfantent des richesses, et
ils jouissent cà peine du nécessaire.
Parmi les mineurs, les uns travaillent à la pièce, les autres à ce
qu'on appelle Iribute. Il nous faut expliquer le sens de ces deux mots.
Quand on ouvre une mine, les travaux s'exécutent tous à la pièce,
ce qui veut dire à tant par toise. Plus tard, quand la mine est arri-
vée à l'état d'exploitation, les mêmes arrangemens se continuent;
mais il se présente aussi un autre mode de rémunération qui con-
stitue un véritable progrès sur le système habituel des salaires.
A côté des ouvriers à la tâche, appelés ici liitmen, il y a les irihu-
ters. Ces derniers n'ont point du tout une règle de paiement fixe, ils
entreprennent à leurs risques et périls. L'intérieur de la mine se
trouve alors ouvert à l'inspection de tous les mineurs qui vivent
dans la localité, et chaque compartiment ou pitch est adjugé par
voie d'enchères à deux ou à quatre hommes. Cet arrangement n'est
d'ailleurs que pour deux mois, et à l'expiration de ce terme les tra-
vaux se rouvrent à la concurrence. La raison d'un bail si court est
dans l'incertitude qu'offrent de telles entreprises. Les filons de mé-
tal paraissent et disparaissent. Ils ressemblent, comme me disait un
savant ingénieur des mines de la Cornouaille, à ces veines noires
qu'on voit courir sur le marbre et qui s'évanouissent tout à coup.
Qui sait à quelle profondeur et dans quelle direction il faut les pour-
suivre? La nature et la densité de la roche changent aussi de dis-
tance en distance. Il y a donc là un ensemble de chances qui défient
tous les calculs. Le tributer peut fouiller pendant des mois sans
trouver de métal, tandis qu'il peut avoir le bonheur de tomber au
bout de quelques jours sur une veine très riche. D'autres fois encore
un filon très riche à l'origine s'appauvrit soudainement, ou bien il
prend, comme on dit ici, « le mors aux dents, » c'est-à-dire qu'il
se rompt et se cabre dans l'intérieur de la roche. 11 en résulte que
les gains des trîbuters se trouvent soumis aux variations les plus
étranges, depuis 1 shilling jusqu'à 200 et même 300 livres ster-
ling par mois. Je donne évidemment les deux extrémités de l'é-
chelle, mais les degrés n'en sont pas moins très inégaux. La part du
tributer sur la quantité de minerai qu'il brise diffère aussi con-
l'Angleterre et la vie anglaise. Z|35
sidérablement selon les terrains et selon la nature des travaux. On
voit par là que la vie du trihuler est exposée à bien des désenchan-
temens, souvent même à des revers qui engloutissent son travail
et ses petites économies. Et pourtant sa situation, comparée à celle
des autres mineurs, a quelque chose de princier [princdy tributcr).
Il se trouve associé dans une certaine proportion aux bénéfices de la
mine , il est son maître , et si, tout compte fait, il ne gagne guère
plus qu'un autre, il accroît par ce mode de rémunération libre ce
que l'homme met avec raison bien au-dessus des gros profits, — la
dignité. Malheureusement les entrepreneurs des mines n'utilisent
guère les tributcrs que dans les mauvais filons ; ils font exploiter les
meilleurs par des ouvriers à la tâche.
Les travaux de surface [groimd ivorks) présentent un caractère
tout différent de ceux qui s'accomplissent dans l'intérieur de la
mine. Il s'agit maintenant de préparer pour le commerce le minerai
arraché aux entrailles de la terre. Si ce minerai est du cuivre, et
s'il est riche en métal, les travaux se trouvent très simplifiés; si au
contraire c'est à l'étain que nous avons affaire, il faut le dégager
à travers une série d'opérations. Dans les deux cas, la main-d'œuvre
est confiée aux femmes et aux enfans. Ces ouvrages s'accomplissent
moitié en plein air et moitié dans de grands hangars de bois [sheds]
qu'il est curieux de visiter. Les procédés différens et successifs se
réduisent d'ailleurs à casser, à broyer, à laver et à brûler le mine-
rai (1). Le minerai est cassé à l'aide de marteaux par des femmes,
ou, s'il se montre trop dur, par des hommes. Les femmes se dis-
tinguent surtout par une coiffure particulière : un fond de carton re-
couvert d'une pièce de calicot à dessins et à couleurs variés, main-
tenu autour de la tête par des rubans, tandis que de grandes aiies
tombent et flottent autour de la figure. Un tel appareil de toilette
remplit à la fois le rôle d'un chapeau, d'un bonnet et d'un voile; il
protège merveilleusement le visage contre le soleil, et les filles des
mines tiennent beaucoup à conserver la fraîcheur de leur teint. Le
second procédé, le broyage du minerai, est accompli par une ma-
chine [stampiiig macldne). De lourdes poutres perpendiculaires à
tête carrée, qui se succèdent sur une môme ligne comme des tuyaux
d'orgue, tombent l'une après l'autre avec une force énorme, et pul-
vérisent l'étain mêlé à la roche. Le bruit de cette machine est as-
sourdissant. Dans les mines situées sur le bord de la mer, c'est le
seul qui puisse lutter avec la voix des grandes eaux. Le minerai est
maintenant de la poudre; mais il s'en faut de beaucoup que cette
poudre soit pure. Pour séparer l'étain de la poussière humide des
(1) On se fera une idée de la quantité de matières étrangères qui se trouvent d'abord
associées à, l'étain, quand on saura que le minerai ne donne guère en métal que 1 1/2
pour 100.
hZQ REVUE DES DEUX MONDES.
roches, on a recours aux divers procédés du lavage. Cette troisième
opération est beaucoup plus compliquée que les deux autres. L'eau
se montre naturellement le principal agent des travaux; elle forme
çà et là des réservoirs où, mêlée à l'oxyde d'étain qui la colore en
rouge, elle se trouve agitée constamment, à l'aide de râteaux, de
balais et d'autres instrumens, par la main des femmes.
Une des pratiques les plus intéressantes est celle qu'on appelle
framing ou racking. Le rarh ou hand-frmne présente assez exac-
tement la figure d'un ancien bois de lit tel qu'on en rencontre en-
core dans les hôpitaux et les casernes. 11 se compose d'un cadre
ou bordure au fond duquel est une large planche en forme de
table placée sur un plan incliné. La poudre de minerai est posée
sur ce que j'appellerai la tête du lit ; l'eau coule et entraîne indif-
féremment avec elle toute cette matière; l'ouvrière ramène alors
l'étain vers le haut de la planche, et le distribue sur la partie su-
périeure au moyen d'un râteau plat. Le métal finit par rester à cause
de sa pesanteur, tandis que l'eau boueuse s'échappe vers le bas par
une fente, et tombe dans un réceptacle. Ceci fait, la table tourne
sur ses axes, c'est-à-dire sur deux pivots situés à droite et à gau-
che, puis se renverse de côté : le dépôt de métal qui reste seul alors
à la surface est chassé par l'eau dans des boîtes destinées à le re-
cevoir. Les autres appareils, quoique fort nombreux et très divers,
sont tous des applications d'une même loi naturelle, la loi de gra-
vité spécifique. L'étain étant le corps le plus lourd de tous ceux
qu'on traite dans les ateliers de la mine, la science pratique s'est
emparée de cette circonstance pour le recueillir et le dépouiller des
matières étrangères.
• Il reste au minerai une dernière épreuve à subir, la calcination.
On le brûle dans des fours d'où s'échappe une fumée blanche, in-
dice de la présence de l'arsenic. Les murs eux-mêmes distillent le
poison; l'air en est chargé. Des hommes, les habits tout couverts
d'une poussière grisâtre si fatale à la vie animale, un mouchoir de
poche serré contre les lèvres, passent comme des ombres devant
les bouches de la fournaise. Près de la maison où l'on brûle le mi-
nerai [hurning kouse), au milieu des vapeurs et des tas d'arsenic,
j'ai pourtant vu une belle jeune fille dont les hautes couleurs et l'air
de santé florissante semblaient défier ces influences pernicieuses.
Après tout, les poisons ont leur valeur; l'arsenic se recueille avec
grand soin et se vend ensuite une livre sterling la tonne. — A l'ex-
trémité des hangars {sheds), je rencontrai enfin un tas de minerai
qui était le résultat de tous les travaux précédens, et qui se trouvait
suffisamment préparé pour le commerce. Chemin faisant, il avait
un peu changé de couleur : de rouge, il était devenu brun par l'ac-
tion du feu. Il y en avait dans ce tas pour 1,000 livres sterling.
L ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. /i37
La mine de Dolcoatl) emploie treize cents personnes, cinq cents
dans les travaux souterrains et huit cents à la surface du sol. Ces
ouvriers et ouvrières sont payés une fois par mois. Tous les mora-
listes de la Cornouaille condamnent ce système de paiement à longs
intervalles, qui contraste d'une manière si pénible avec l'habitude
généralement adoptée en Angleterre de remettre chaque semaine
à l'ouvrier le fruit de son travail. J'ai assisté dans la mine de Botal-
lack à la distribution des salaires; la table du bureau était littérale-
ment couverte d'or; près de 1,500 livres sterling allaient se disperser
en quelques heures. Bien peu de cette pluie d'or tombe d'ailleurs
dans la main de chacun; le gain d'un mineur est en moyenne de
17 shillings par semaine. Le grand jour du paiement est en même
temps celui où a lieu pour le mois suivant ce qu'on pourrait appe-
ler le marché des travaux. Le régisseur de la mine, gênerai mana-
ger, s'avance dans la chambre vers une fenêtre dont le vasistas su-
périeur a été abaissé, et, montant sur une chaise, il s'adresse de là
comme d'une tribune à l'assemblée des mineurs, qui sont restés en
plein air. Un registre à la main, il lit à haute voix les demandes
d'argent qui ont été faites par les ouvriers pour tant de toises de
travail, et ce que la mine est décidée à leur offrir. La réduction est
en général très considérable; mais elle est presque toujours accep-
tée. Les ouvriers savent très bien qu'ils rencontreraient ailleurs les
mêmes conditions.
Cependant le minerai, que nous avons vu préparer dans les ate-
liers de la mine, sort bientôt des hangars pour se rendre sur un
autre théâtre de travaux. Si c'est de l'étain, il est acheté par les
fonderies de la Cornouaille, tin. smelting works. La plus importante
de ces fonderies est celle de M. Bolitho à Penzance. Là le minerai,
apporté dans des sacs sur de lourds chariots, est soumis à un exa-
men et payé selon sa valeur; il passe ensuite par une nouvelle série
d'épreuves très intéressantes jusqu'à ce qu'il devienne métal. La
Cornouaille produit environ par mois 1,300 tonnes de minerai d'é-
tain, qui se réduisent par la fonte à 850 tonnes de métal, et repré-
sentent par an un capital d'un million de livres sterling. L'étain
fondu en Cornouaille est ensuite dirigé vers la principauté de Galles
et le Stradfordshire , où il est converti en lames et appliqué aux
divers besoins de l'industrie. S'il s'agit du cuivre au contraire, le
minerai se vend d'abord à Redruth ou à Truro, selon un mode par-
ticulier de transactions auquel on a donné le nom de tieketing. Dans
une salle consacrée à cet usage, on annonce la quantité de mi-
nerai qui est arrivée ce jour-là sur le marché et la qualité telle
qu'elle a été déterminée par des essais faits d'avance sur les échan-
tillons, samples. Les enchérisseurs, biclders, rangés autour d'une
table, écrivent sans mot dire leurs otfres sur un morceau de papier,
438 REVUE DES DEUX MONDES.
ticket, qu'ils plient et déposent dans un verre. Un commis, clcrk of
tfie ticketings, ouvre alors les bulletins et proclame le plus haut
chilTre auquel le minerai doit être adjugé. C'est, on le voit, une
sorte de vente aux enchères, mais conduite avec le plus parfait si-
lence. Le résultat du scrutin, c'est-à-dire le prix des marchandises,
est publié le lendemain par les journaux. Le cuivre ainsi acheté
est plus tard envoyé par eau dans la principauté de Galles, le plus
souvent à Swansea, où s'élèvent d'immenses fonderies, copper
smelling ivorks. La raison pour laquelle le cuivre n'est point fondu
en Gornouaille est que ce comté ne fournit point de charbon de
terre.
L'ouest de l'Angleterre doit très certainement la plus grande partie
de ses richesses à la présence des métaux; mais que serait ce capital
dormant dans le sein de la terre sans l'énergie et l'habileté de ses
mineurs? Ceux de la Gornouaille constituent surtout une race d'élite:
on reconnaît encore à première vue des paysans, tant ils se distin-
guent par la stature et par un air de réflexion et de confiance en
eux-mêmes. Cette supérioiité physique et morale tient à la nature
de leurs travaux, qui développent les forces du corps, mais qui
exercent encore plus le jugement, l'intelligence et toutes les facul-
tés de l'esprit. Les enfans de mineurs vont généralement à l'école
jusqu'à dix ou douze ans. Passé cet âge, ils entrent dans la mine, où
ils travaillent d'abord à la surface; puis, la jeunesse et les forces ve-
nant, ils descendent peu à peu sous terre. Au bout de quelque temps,
ils connaissent aussi bien la valeur des minerais et la manière de les
poursuivre que les savans eux-mêmes. On a dit des mineurs de la
Gornouaille qu'ils possédaient les mathématiques de la taupe. Doués
en effet d'une sorte d'instinct et d'un coup d'œil admirable, ils
trouvent moyen de résoudre dans la pratique certains problèmes
qui semblent exiger tous les calculs de la géométrie. A quelle hau-
teur atteindrait cette pénétration d'esprit, si elle était aidée par l'é-
tude? Malheureusement c'est une question à laquelle il est difficile
de répondre, car à peine ont-ils mis le pied dans la mine qu'ils n'ont
plus, pour compléter une éducation bien imparfaite, que les cours
du soir et les écoles du dimanche , sunday srhools. Dans ces der-
nières, ils apprennent tout au plus à lire la Bible. Depuis quelques
années, un professeur de Londres, M. Robert Hunt, archiviste du
Practical geology Muséum, a établi en Gornouaille une association
des mineurs, miners' association, dont les membres peuvent assister
à des cours de chimie, de minéralogie et de géologie. Cette institu-
tion rend des services, mais elle rencontre plus d'un obstacle dans
certains préjugés retranchés derrière l'ignorance et la routine. Chez
lui, le mineur s'occupe plus ou moins de son jardin, où il cultive
des fleurs et des légumes. Sa maison, qu'il a très souvent bâtie lui-
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. h'^9
même, n'a point du tout une mauvaise apparence. L'ameublement
en est simple ; mais on y trouve généralement deux choses qui con-
stituent l'orgueil d'un intérieur anglais, des escaliers recouverts
d'un beau tapis et des fenêtres bien claires garnies de frais rideaux.
Avec les étrangers, il se montre bon et hospitalier, quoique sous une
écorce rude et un peu grossière. Sa manière de vivre est extrême-
ment sobre; il ne mange jamais de viande qu'aux jours de grandes
fêtes. On peut se faire une idée de la cuisine des mineurs, même
sans entrer chez eux. Dans les hangars de la mine de Dolcoath, il
est une salle où les ouvriers font sécher leurs habits et cuire leur
dîner dans un four. Ce dîner consiste dans un pâté de navets, turnip
pic, ou un peu de farine et de raisins de Corinthe délayés ensem-
ble et que l'on dore ensuite au moyen d'une plaque de fer chaud.
Le long des côtes, les mineurs ajoutent à cet ordinaire si frugal
quelques poissons. Ayant vu de sang-froid la mine et ses horreurs,
ils ne tremblent point devant la mer. Montés sur de frêles barques,
ils vont pêcher eux-mêmes leur provision d'hiver. Ils salent ce pois-
son, — le plus souvent de grandes anguilles de mer, — et le sus-
pendent au plafond pour le faire sécher : c'est le jambon de ces cot-
tages (1). Avec tout cela, ils sont assez contens de leur sort. Si leur
régime est austère, ils ont peu de besoins, et puis ils jouissent d'un
avantage inestimable à leurs yeux, l'indépendance. Dormant peu,
occupés le plus souvent aux heures de nuit, ils se promènent durant
la journée seuls ou avec leurs femmes; on les prendrait volontiers
pour des artistes. Payés d'après ce qu'ils font, ayant un contrat qui
détermine la nature et l'étendue du travail, ils ne reconnaissent
guère d'autre maître que leur devoir. Veulent-ils émigrer, le monde
entier leur est ouvert. En Californie, en Australie, dans la Nouvelle-
Zélande , partout où il y a des mines, on rencontre des mineurs de
la Cornouaille. Au moment de la fièvre d'or, la ville de Camborne
se trouva tout à coup presque déserte; on fut obligé de faire venir
des ouvriers de l'Irlande. Si d'ailleurs le travail seul enrichit peu le
mineur, il n'en est plus du tout de même du travail associé à la spé-
culation. Les grandes fortunes de la Cornouaille sont très souvent
sorties du fond des mines, et plus d'un ancien ouvrier est aujour-
d'hui un riche propriétaire.
On connaîtrait mal la vie des mineurs, si l'on ne s'occupait aussi
de leurs femmes. Les filles, ainsi que les garçons, entrent dans les
ateliers à la fleur de l'âge. Leur tâche est, on l'a vu, de casser et de
préparer le minerai. L'exercice du marteau et du râteau élargit
(1) Dans les environs de Saint-Just, quelques mineurs ont encore recours à un autre
moyen pour accroître leur bien-être domestique : ils louent une vache ou la moitié
d'une vache, c'est-à-dire que le lait de la bote se divise entre deux familles, qui la
traient alternativement.
Ii!l0 REVUE DES DEUX MOiNDES.
leurs épaules, développe leurs formes; aussi sont-elles généralement
bien faites, et elles le savent. Sur le théâtre de leurs occupations
journalières, elles se montrent propres et bien vêtues; si, par ha-
sard, quelques-unes d'entre elles n'ont pas des souliers cirés et
luisans, elles les cachent avec un air de honte sous leur jupe trop
courte, quand un étranger visite les travaux. Au moment de quit-
ter l'atelier, elles réparent à la hâte, mais avec art, le désordre
que le lavage des minerais a introduit dans leur toilette. Elles s'a-
vancent alors par groupes à travers les champs. Ces groupes pré-
sentent plus d'un contraste : les jeunes filles rient, chantent et aga-
cent les jeunes gens, les enfans jouent, tandis que les vieux mineurs
marchent en silence et d'un air absorbé, songeant à leur souper.
A mesure qu'on passe devant les cottages rangés sur le bord de la
route, la troupe joyeuse diminue naturellement, et celui ou celle
qui demeure le plus loin de la mine, ainsi que le dernier survi-
vant d'une nombreuse famille, continue son chemin dans la soli-
tude. Les jeunes filles ont travaillé toute la journée pour un bien
faible salaire, généralement sept ou hmt pence. Quelquefois cet ar-
gent est honorablement employé à soutenir une vieille mère, ou
bien à accroître dans une proportion quelconque le bien-être de la
famille; mais trop souvent aussi ce mince et pauvre gain ne sert
qu'à satisfaire la coquetterie. En vain les parens cherchent- ils à
combattre ce penchant funeste; les jeunes filles sortent de la maison
mises avec simplicité, mais au détour d'une haie elles tirent de
leur poche un voile, une broche ou tout autre ornement qu'elles
ajoutent à leur toilette. Les ouvrières des juines ont d'ailleurs un
ennemi intime, c'est le packman. On donne ce nom à un colporteur
qui vend quelquefois de tout, du sucre, du café, du thé, mais sur-
tout des étoffes et des habits. Comme il reparaît tous les quinze
jours, on l'appelle aussi, dans le langage familier, Jonhny fortnight
(Jean -la-quinzaine). Cet homme tente les jeunes filles par leur côté
faible, la vanité. Comme il ne demande point en argent comptant
la valeur de ses marchandises, et qu'il se contente au contraire d'un
léger paiement par quinzaine ou par mois, le marché est bientôt
conclu. A quoi bon être jolie, si l'on ne fait point aussi quelques
frais pour aider et relever la nature? La jeune fille est-elle sur le
point de se marier, \t packman lui persuade qu'elle a besoin d'une
corbeille de noces. Elle paiera plus tard cette dette sur les gains de
son mari, et la transaction sera tenue secrète, car Jonhny fortnight
se représente comme un modèle de discrétion. C'est toujours la
même histoire, le pacte de la jeune fille qui se donne au diable.
A partir de ce jour en effet, elle tombe sous la dépendance de cet
homme, qui la menace de tout révéler, si elle ne tient point ses en-
gagemens, ou si elle refuse les marchandises offertes par la suite.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. liki
Il est vrai que les mineurs ont recours, de leur côté, aux mêmes
moyens pour se procurer les habits du dimanche. En Gornouaille,
le dimanche est aux jours de la semaine ce ([u'est aux pantomimes
anglaises la scène finale de la transformai ion. Vous ne reconnaî-
triez plus dès le matin la population ordinaire des mineurs, larves
sous terre pendant la semaine, papillons au soleil du sabbat. Les
hommes ont ce jour-là des habits noirs, leurs femmes des robes
de soie et des chapeaux à fleurs. Après tout, cette tendance est-elle
blâmable? L'élégance étant un des fruits de la civilisation, tout le
monde veut y atteindre, comme au signe extérieur d'une vie hono-
rable et laborieuse. Les Anglais ne comprennent guère que l'éga-
lité par en haut, l'égalité qui aspire. A celle-là, ils sacrifient beau-
coup; aussi, malgré de profondes différences de rang et de fortune,
la Grande-Bretagne est-elle de toutes les nations celle où le costume
se montre le plus uniforme et se rapproche le plus du luxe.
Les mines de la Gornouaille sont pour le royaume-uni une source
toujours renaissante de richesses. Les Anglais attribuent ces ri-
chesses à la nature du sous-sol, mais aussi en grande partie au sys-
tème de libre exploitation par les compagnies. Ils ne professent, je
dois le déclarer, qu'une estime médiocre pour notre administration
française des mines, toute chargée de règlemens et de lisières. Ge
n'est point qu'ils ne reconnaissent beaucoup de science et de talent
à nos élèves de l'École des mines, mais ils accusent l'état de trop
intervenir et d'exercer ainsi une pression funeste sur l'esprit d'ini-
tiative et sur les ressources morales du pays dans l'exécution des
travaux. Notre belle organisation, avec le service ordinaire^ le ser-
vice extraordinaire et le service délaclié , ne les tente nullement.
On voit trop, disent-ils encore, au-dessus de tous ces rouages la
main du pouvoir; on ne distingue point assez l'action des individus,
ni la force impulsive des capitaux associés. Que voulez-vous? ces
malheureux Anglais n'entendent rien aux bienfaits d'un gouverne-
ment paternel. Se croyant assez grands pour traiter eux-mêmes
leurs affaires, ils ont écarté la protection de l'état, et, mettant vi-
goureusement la main à l'œuvre, ils ont forcé les entrailles de la
terre à les enrichir. Si l'on jugeait des deux systèmes par les con-
séquences, comme l'Évangile nous recommande de juger l'arbre
aux fruits, on n'hésiterait point à se prononcer pour le dernier. Le
self government appliqué à l'industrie des mines a produit en Gor-
nouaille des fortunes auxquelles on ne peut rien comparer; il
donne du travail à quinze ou vingt mille ouvriers, et d'une pointe
de terre à laquelle la nature avait beaucoup refusé, il a fait une
corne d'abondance pour la Grande-Bretagne.
Alphonse Esquiros.
LA
SCIENCE IDÉALE
LA SCIENCE POSITIVE
A M. ERNEST RENAN.
Votre exposition du système ou plutôt de l'histoire du monde,
telle que vous l'entendez, a dû exciter, j'en suis sûr, l'étonnement de
bien des gens. Les uns n'admettent point qu'il soit permis de traiter
de pareilles questions, parce qu'ils ont à priori des solutions com-
plètes sur l'origine et sur la fin de toutes choses. Les autres au
contraire ne conçoivent même pas que l'on puisse les aborder à au-
cun point de vue d'une manière sérieuse et parvenir à des solutions
qui aient le moindre degré de probabilité. Ils rejettent complète-
ment les expositions de ce genre et les regardent comme étrangères
au domaine scientifique. En fait, la légitimité et surtout la certi-
tude de semblables conceptions peuvent toujours être controver-
sées, parce que les données positives d'un ordre général et imper-
sonnel et les aperçus poétiques d'un ordre particulier et individuel
concourent à en former la trame.
C'est des premières données que les systèmes de cette nature
tirent leur force ou plutôt leur degré de vraisemblance; c'est par
les autres qu'ils prêtent le flanc et sont exposés à être traités de
pures chimères. Mais si l'on n'accepte le mélange de ces deux élé-
mens, tout système régulier, toute conception d'ensemble de la na-
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. Z|âS
ture est impossible. Et cependant l'esprit humain est porté par une
impérieuse nécessité à aflirmer le dernier mot des choses, ou tout au
moins à le chercher. C'est cette nécessité qui rend légitimes de
semblables tentatives, mais à la condition de leur assigner leur vrai
caractère, c'est-à-dire de montrer explicitement quelles sont les
données positives sur lesquelles on s'appuie et quelles sont les don-
nées hypothétiques que l'on a introduites pour rendre la construc-
tion possible. En un mot, il faut bien marquer que l'on procède ici
par une tout autre méthode que celle de la vieille métaphysique,
et que les solutions auxquelles on arrive, loin d'être les plus cer-
taines dans l'ordre de la connaissance, et celles dont on déduit à
priori tout le reste par voie de syllogisme, sont au contraire les
plus flottantes. Bref, dans les tentatives qui appartiennent à ce que
j'appellerai la science idéale, qu'il s'agisse du monde physique ou
du monde moral, il n'y a de probabilité qu'à la condition de s'ap-
puyer sur les mêmes méthodes qui font la force et la certitude de
la science positive.
1.
La science positive ne poursuit ni les causes premières ni la fin
des choses; mais elle procède en établissant des faits et en les rat-
tachant les uns aux autres par des relations immédiates. C'est la
chaîne de ces relations, chaque jour étendue plus loin par les efforts
de l'intelligence humaine, qui constitue la science positive. Il est
facile de montrer clans quelques exemples comment, en partant des
faits les plus vulgaires, de ceux qui font l'objet de l'observation
journalière, la science s'élève, par une suite de pourquoi sans cesse
résolus et sans cesse renaissans, jusqu'aux notions générales qui
représentent l'explication commune d'un nombre immense de phé-
nomènes.
Commençons par des notions empruntées à l'ordre physique.
Pourquoi une torche, une lampe éclairent-elles? Yoilà une ques-
tion bien simple, qui s'est présentée de tout temps à la curiosité hu-
maine. Nous pouvons répondre aujourd'hui : parce que la torche,
en brûlant, dégage des gaz mêlés de particules solides de charbon
et portés à une température très élevée. — Cette réponse n'est pas
arbitraire ou fondée sur le raisonnement; elle résulte d'un examen
direct du phénomène. En effet, les gaz concourent à former cette
colonne brûlante qui s'échappe de la cheminée des lampes; la chi-
mie peut les recueillir et les analyser dans ses appareils. Le charbon
se déposera, si l'on introduit dans la flamme un corps froid. Quant à
la haute température des gaz, elle est manifeste, et elle peut être
liàh REVUE DES DEUX MONDES.
mesurée avec les instrumens des physiciens. — Voilà donc la lu-
mière de la torche expliquée, c'est-à-dire rapportée à ses causes
prochaines.
Mais aussitôt s'élèvent de nouvelles questions. Pourquoi la torche
dégage-t-elle des gaz? Pourquoi ces gaz renferment-ils du charbon
en suspension? Pourquoi sont-ils portés à une température élevée?
— On y répond en soumettant ces faits à une observation plus appro-
fondie. La torche renferme du charbon et de l'hydrogène, tous deux
élémens combustibles. Ce sont là des faits observables : le charbon
l)eut être isolé en chauffant très fortement la matière de la torche ;
l'hydrogène fait partie de l'eau qui se produit lorsqu'on brûle la
torche. Ces deux élémens combustibles de la torche enflammée s'u-
nissent avec un des élémens de l'air, l'oxygène, ce qui est un nou-
veau fait établi par l'analyse des gaz dégagés. Or cette union des
élémens de la torche, charbon et hydrogène, avec un élément de
l'air, l'oxygène, produit, comme le prouve l'expérience faite sur les
élémens isolés, une très grande quantité de chaleur. Nous avons
donc expliqué l'élévation de la température. En même temps nous
expliquons pourquoi la torche dégage des gaz. C'est surtout parce
que ses élémens unis à l'oxygène produisent, l'un (le charbon) de
l'acide carbonique, naturellement gazeux, l'autre (l'hydrogène)
de l'eau, qui à cette haute température se réduit en vapeur, c'est-
à-dire en gaz. — Enfin le charbon pulvérulent et suspendu dans
la flamme, à laquelle il donne son éclat, se produit, parce que
l'hydrogène , plus combustible que le charbon , brûle le premier
aux dépens de l'oxygène, tandis que le charbon mis à nu arrive
à l'état solide jusqu'à la surface extérieure de la flamme : selon
qu'il y brûle plus ou moins complètement, la flamme est éclairante
ou fuligineuse. — Voilà donc la série de nos seconds pourquoi réso-
lue, expliquée, c'est-à-dire ramenée par l'observation des faits à
des notions d'un ordre plus général.
Ces notions se réduisent en définitive à ceci : la combinaison avec
l'oxygène des élémens de la torche, c'est-à-dire du carbone et de
l'hydrogène, produit de la chaleur. — Elles sont plus générales que
le fait particulier dont nous sommes partis. En elfet, elles expli-
quent non-seulement pourquoi la torche est lumineuse, mais aussi
pourquoi la combustion du bois, de la houille, de l'huile, de l'es-
prit-de-vin, du gaz de l'éclairage, etc., produit de la lumière. L'ob-
servation de ces effets divers prouve qu'ils dérivent d'une même
cause prochaine. Presque tous les phénomènes de lumière et de
chaleur que nous produisons dans la vie commune s'expliquent de
la même manière. On voit ici comment la science positive s'élève à
des vérités générales par l'étude individuelle des phénomènes. Avant
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. hhb
d'insister toutefois sur le caractère de sa méthode, poursuivons-en
les applications jusqu'à des vérités d'un ordr^ plus élevé.
Pourquoi le charbon, l'hydrogène, en se combinant avec l'oxy-
gène, produisent-ils de la chaleur? Telle est la question qui se pré-
sente maintenant à nous. L'expérience des chimistes a répondu que
c'est là un cas particulier d'une loi générale, en vertu de laquelle
toute combinaison chimique dégage de la chaleur. Le soufre de l'al-
lumette qui brûle, c'est-à-dire qui s'unit à l'oxygène, le phosphore
qui se combine à ce même oxygène avec une lueur éblouissante, le
fer détaché des pieds des chevaux qui brûle en étincelles, le zinc
qui produit cette lumière bleuâtre et aveuglante des feux d'artifice,
fournissent de nouveaux exemples, connus de tout le monde et pro-
pres à démontrer cette loi générale. Elle embrasse des milhers de
phénomènes qui se développent chaque jour devant nos yeux. La
chaleur de nos foyers et de nos calorifères, celle qui fait marcher
les machines à vapeur, aussi bien que celle qui maintient la vie et
l'activité des animaux, sont produites, l'expérience le prouve, par
la combinaison des élémens. Nous voici donc arrivés à l'une des
notions fondamentales de la chimie, à l'une des causes qui produi-
sent les effets les plus nombreux et les plus importans dans l'uni-
vers.
Nous ne sommes cependant pas encore au bout de nos pourquoi.
Derrière chaque problème résolu, l'esprit humain soulève aussitôt
un problème nouveau et plus étendu. Pourquoi la combinaison chi-
mique dégage-t-elle de la chaleur? Voilà ce que l'on se demande
maintenant. Or les expériences les plus récentes tendent à établir
que la réponse doit être tirée des faits qui réduisent la chaleur à
des explications purement mécaniques. La chaleur paraît n'être
autre chose qu'un mouvement, ou plus exactement un travail spé-
cial des dernières particules des corps; en effet, ce mouvement peut
être transformé à volonté et d'une manière équivalente dans les
travaux ordinaires, produits par l'action de la pesanteur et des agens
mécaniques proprement dits. Telle est précisément l'origine du tra-
vail des machines à vapeur. Or, dans l'acte de la combinaison chi-
mique, les particules des corps changent de distance et de position
relatives, d'où résulte un travail qui se traduit par un dégagement
de chaleur. C'est en vertu d'un effet analogue, mais plus palpable,
que le fer frappé par le marteau s'échauffe, le rapprochement des
particules du fer et le genre de mouvement qu'elles ont pris don-
nant lieu à cette même transformation équivalente d'un phénomène
mécanique en un phénomène calorifique. Tout dégagement de cha-
leur produit, soit par une action chimique, soit par une action de
toute autre nature, devient ainsi un cas particulier de la mécanique.
Zi/i() REVUE DES DEUX MONDES.
La physique et la chimie se ramènent dès lors à la mécanique,
non en vertu d'aperçus obscurs et incertains, non à la suite de rai-
sonnemens à priori^ mais au moyen de notions indubitables, tou-
jours fondées sur l'observation et sur l'expérience, et qui tendent
à établir, par l'étude directe des transformations réciproques des
forces naturelles, leur identité fondamentale.
Pour atteindre à de si grands résultats, pour enchaîner une telle
multitude de phénomènes par les liens d'une même loi générale et
conforme à la nature des choses, l'esprit humain a suivi une mé-
thode simple et invariable. Il a constaté les faits par l'observation
et par l'expérience; il les a comparés, et il en a tiré des relations,
c'est-à-dire des faits plus généraux, qui ont été à leur tour, et c'est
là leur seule garantie de réalité, vérifiés par l'observation et par l'ex-
périence. Une généralisation progressive, déduite des faits anté-
rieurs et vérifiée sans cesse par de nouvelles observations, conduit
ainsi notre connaissance depuis les phénomènes vulgaires et parti-
culiers jusqu'aux lois naturelles les plus abstraites et les plus éten-
dues; mais dans la construction de cette pyramide de la science
toutes les assises, de la base au sommet, reposent sur l'observation
et sur l'expérience. C'est un des principes de la science positive
qu'aucune réalité ne peut être établie par le raisonnement. Le monde
ne saurait être deviné. Toutes les fois que nous raisonnons sur des
existences, les prémisses doivent être tirées de l'expérience et non
de notre propre conception ; de plus la conclusion que l'on tire de
telles prémisses n'est que probable et jamais certaine : elle ne devient
certaine que si elle est trouvée, à l'aide d'une observation directe,
conforiTi» à la réalité.
Tel est le principe solide sur lequel reposent les sciences mo-
dernes, l'origine de tous leurs développemens véritables, le fil con-
ducteur de toutes les découvertes si rapidement accumulées depuis
le commencement du xvii*' siècle dans tous les ordres de la con-
naissance humaine.
Cette méthode est tard venue dans le monde ; son triomphe, sinon
sa naissance, est l'œuvre des temps modernes. L'esprit humain d'a-
bord avait procédé autrement. Lorsqu'il osa pour la première fois
s'abandonner à lui-même, il chercha à deviner le monde et à le
construire, au lieu de l'observer. C'est par la méditation poursuivie
pendant des années, par la concentration incessante de leur intelli-
gence, que les sages indiens s'elTorçaient d'arriver à la conception
souveraine des choses, et par suite à la domination sur la nature.
Les Grecs n'eurent pas moins de confiance dans la puissance de la
spéculation, comme en témoignent l'histoire des philosophes de la
Grande-Grèce et celle des néo-platoniciens. Le rapide progrès des
LA. SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. Ilh7
sciences mathématiques entretenait cette illusion. A l'aide de quel-
ques axiomes tirés soit de l'esprit humain, soit de l'observation, et
en procédant uniquement par voie de raisonnement, la géométrie
avait commencé, dès le temps des Grecs, à élever ce merveilleux
édifice, qui a subsisté et subsistera toujours sans aucun changement
essentiel. La logique règne ici en souveraine, mais c'est dans le
monde des abstractions. Les déductions mathématiques ne sont
certaines que dans leur ordre même; elles n'ont aucune existence
effective en dehors de la logique. Si on les applique à l'ordre des
réalités , où elles constituent un instrument puissant , elles tombent
aussitôt sous la condition commune, c'est-à-dire que les prémisses
doivent être tirées de l'observation, et que la conclusion doit être
contrôlée par cette même observation; mais le vrai caractère de ces
applications ne fut pas reconnu d'abord, et l'on a cru en général,
jusque dans les temps modernes, pouvoir construire le système du
monde par voie de déduction et à fimage de la géométrie.
Au commencement du xwiV siècle, le changement de méthode s'o-
père d'une manière décisive dans les travaux de Galilée et des aca-
démiciens de Florence. Ce sont les véritables ancêtres de la science
positive : ils ont posé les premières assises de l'édifias qui depuis
n'a pas cessé de s'élever. Le xviii*' siècle a vu le triomphe de la nou-
velle méthode : des sciences physiques, où elle était d'abord renfer-
mée, il l'a transportée dans les sciences politiques, économiques,
et jusque dans le monde moral. Diriger la société conformément aux
principes de la science et de la raison, tel a été le but final du
wiii*^ siècle. L'organisation primitive de l'Institut est là pour en té-
moigner. Mais l'application de la science aux choses morales ré-
clame une attention particulière , car cette extension universelle de
la méthode positive est décisive dans l'histoire de l'humanité.
Jusqu'ici j'ai parlé surtout des sciences physiques, et j'ai dit que
l'on ne saurait arriver à la connaissance des choses autrement que
par l'observation directe. Ceci est vrai pour le monde des êtres
vivans comme pour celui des êtres inorganiques, pour le monde
moral comme pour le monde physique.
Dans l'ordre moral, comme dans l'ordre matériel, il s'agit d'abord
d'établir les faits et de les contrôler par l'observation, puis de les
enchaîner en s'appuyant sans cesse sur cette même observation.
Tout raisonnement qui tend à les déduire à prioj^i de quelque
axiome abstrait est chimérique ; tout raisonnement qui tend à op-
poser les unes aux autres des vérités de fait, et à en détruire quel-
ques-unes en vertu du principe logique de contradiction, est éga-
lement chimérique. C'est l'observation des phénomènes du monde
moral, révélés soit par la psychologie, soit par l'histoire et l'écono-
/l/jS REVUE DES DEUX MONDES.
mie politique, c'est l'étude de leurs relations graduellement géné-
ralisées et incessamment vérifiées qui servent de fondement à la
connaissance scientifique de la nature humaine. La méthode qui
résout chaque jour les problèmes du monde matériel et industriel
est la seule qui puisse résoudre et qui résoudra tôt ou tard les pro-
blèmes fondamentaux relatifs à l'organisation des sociétés.
C'est en établissant les vérités morales sur le fondement solide
de la raison pratique que Kant leur a donné, à la fin du siècle der-
nier, leur base véritable et leurs assises définitives. Le sentiment
du bien et du mal est un fait primordial de la nature humaine ; il
s'impose à nous en dehors de tout raisonnement, de toute croyance
dogmatique, de toute idée de peine ou de récompense. La notion du
devoir, c'est-à-dire la règle de la vie pratique, est par là reconnue
comme un fait primitif, en dehors et au-dessus de toute discussion.
Elle ne peut plus désormais être compromise par l'écroulement des
hypothèses métaphysiques auxquelles on l'a si longtemps rattachée.
Il en est de même de la liberté, sans laquelle le devoir ne serait
qu'un mot vide de sens. La discussion abstraite si longtemps agitée
entre le fatalisme et la liberté n'a plus de raison d'être. L'homme
sent qu'il est libre : c'est un fait qu'aucun raisonnement ne saurait
ébranler. Voilà quelques-unes des conquêtes capitales de la science
moderne.
Ainsi la science positive a conquis peu à peu dans l'humanité une
autorité fondée, non sur le raisonnement abstrait, mais sur la con-
formité nécessaire de ses résultats avec la nature même des choses. "
L'enfant se plaît dans le rêve, et il en est de même des peuples qui
commencent; mais rien ne sert de rêver, si ce n'est à se faire illu-
sion à soi-même. Aussi tout homme préparé par une éducation suffi-
sante accepte-t-il d'abord les résultats de la science positive comme
la seule mesure de la certitude. Ces résultats sont aujourd'hui de-
venus si nombreux, que, dans l'ordre des connaissances positives,
l'homme le plus ordinaire, pourvu d'une instruction moyenne, a
une science infiniment plus étendue et plus profonde que les plus
grands hommes de l'antiquité et du moyen âge.
Les anciennes opinions, nées trop souvent de l'ignorance et de la
fantaisie, disparaissent peu à peu pour faire place à des convictions
nouvelles, fondées sur l'observation de la nature, j'entends de la
nature morale aussi bien que de la nature physique. Les premières
opinions avaient sans cesse varié, parce qu'elles étaient arbitraires;
les nouvelles subsisteront, parce que la réalité en devient de plus
en plus manifeste, à mesure qu'elles trouvent leur application dans
la société humaine, depuis l'ordre matériel et industriel jusqu'à
l'ordre moral et intellectuel le plus élevé. La puissance qu'elles
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. 449
donnent à l'homme sur le monde et sur l'homme lui-même est leur
plus solide garantie. Quiconque a goûté de ce fruit ne saurait plus
s'en détacher. Tous les esprits réfléchis sont ainsi gagnés sans re-
tour, à mesure que s'efface la trace des vieux préjugés, et il se
constitue dans les régions les plus hautes de l'humanité tout un
ensemble de convictions qui ne seront. plus jamais renversées.
II.
J'ai dit cet^u'était la science positive, son objet, sa méthode, sa
certitude; je vais maintenant parler de la science idéale. Commen-
çons par son objet.
La science positive n'embrasse qu'une partie du domaine de la
connaissance, telle que l'humanité l'a poursuivie jusqu'à présent.
Elle assemble les faits observés et construit la chaîne de leurs rela-
tions ; mais cette chaîne n'a ni commencement ni fin, je ne dis pas
certains, mais même entrevus. La recherche de l'origine et celle
de la lin des choses échappent à la science positive. Jamais elle
n'aborde les relations du fini avec l'infini. Cette impuissance doit-
elle être regardée comme inhérente à l'intelligence humaine? Faut-
il, avec une école qui compte en France et ailleurs d'illustres par-
tisans, faut-il regarder comme vaine toute curiosité qui s'étend
au-delà des relations immédiates entre les phénomènes? Faut-il re-
jeter parmi les stériles discussions de la scolastique tous les autres
problèmes, parce que la solution de ces problèmes ne comporte ni
la même clarté, ni la même certitude?
La réponse doit être cherchée dans l'histoire de l'esprit humain :
c'est la seule manière de rester fidèle à la méthode elle-même. Or
la science des relations directement observables ne répond pas com-
plètement et n'a jamais répondu aux besoins de l'humanité. En
deçà comme au-delà de la chaîne scientifique, l'esprit humain
conçoit sans cesse de nouveaux anneaux; là où il ignore, il est
conduit par une force invincible à construire et à imaginer, jusqu'à
ce qu'il soit remonté aux causes premières. Derrière le nuage qui
enveloppe toute fin et toute origine, il sent qu'il y a des réalités
qui s'imposent à lui, et qu'il est forcé de concevoir idéalement, s'il
ne peut les connaître. Il sent que là résident les problèmes fonda-
mentaux de sa destinée. Ces réalités cachées, ces causes premières,
l'esprit humain les rattache d'une manière fatale aux faits scienti-
fiques, et, réunissant le tout, il en forme un ensemble, un système
embrassant l'universalité des choses matérielles et morales.
Ce procédé de l'esprit humain représente donc un fait d'obser-
vation, prouvé par l'étude de chaque époque, de chaque peuple,
TOME XLVIII. 29
Zl50 REVUE DEô DEUX MONDES.
de chaque individu; il n'est pas permis de refuser de l'apercevoir.
C'est ici un fait comme tant d'autres : son existence nécessaire dis-
pense d'en discuter la légitimité. Il se passe dans l'ordre intellec-
tuel et moral quelque chose d'analogue à ce qui existe dans l'ordre
politique. L'existence actuelle d'un gouvernement idéal et absolu-
ment parfait a toujours été à bon droit regardée comme chimérique,
et cependant jamais un peuple n'a pu subsister un seul moment
sans un système gouvernem,ental plus ou moins imparfait. De même,
dans l'ordre de l'intelligence, la connaissance rigoureuse de l'en-
semble des choses est inaccessible à l'esprit humain, et cependant
chaque homme est forcé de se construire ou d'accepter tout fait
un système complet, embrassant sa destinée et celle de l'univers.
Comment ce système doit-il être construit? C'est la question de la
méthode dans la science idéale. Nous allons rappeler quel procédé
scientifique les hommes ont en général suivi jusqu'ici dans cette
construction, puis nous dirons quelle est, à notre avis, la méthode
qui résulte de l'état intellectuel présent et du développement ac-
quis par les sciences positives.
Interrogeons les premiers philosophes : (( Thaïes regarde l'eau
comme premier principe (1). Anaximène et Diogène établissent que
l'air est antérieur à l'eau et qu'il est le principe des corps simples.
Hippase de Métaponte et Heraclite d'Ephèse admettent que le feu
est le premier principe. Empédocle reconnaît quatre élémens, àpii-
tant la terre aux trois que nous avons nommés. Anaxagore de Clazo-
mène prétend que le nombre des principes est infini. Presque toutes
les choses formées de parties semblables ne sont sujettes à d'autre
production, à d'autre destruction que l'agrégation ou la séparation;
en d'autres termes, elles ne naissent ni ne périssent, elles subsis-
tent éternellement (2). »
La plupart de ces systèmes ne sont pas fondés seulement sur la
considération de la matière; mais ils recourent en même temps à
des notions morales et intellectuelles. Parménide invoque comme
principe u l'Amour, le plus ancien des Dieux; » Empédocle introduit
(( l'Amitié et la Discorde, » causes opposées des effets contraires,
c'est-à-dire du bien et du mal, de l'ordre et du désordre, qui se
trouvent dans la nature. Anaxagore recourt à « l'Intelligence » pour
expliquer l'ordre universel, tout en préférant d'ordinaire rendre
raison des phénomènes par a des airs, des éthers, des eaux et beau-
coup d'autres choses déplacées, » au jugement de Platon (3).
(1) Mptaphysique iVAristote, livre i''''; tome I, p. 14 et suiv., traduction de MM. Pierron
et Zévort.
(2) C'est à peu près la doctrine des corps simples de la chimie moderne.
(3) Phédon, xcvii.
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. â51
Voici maintenant le monde expliqué par des considérations pure-
ment logiques. « Du temps de ces philosophes et avant eux (1), ceux
qu'on nomme pythagoriciens s'appliquèrent d'abord aux mathéma-
tiques. Nourris dans cette étude, ils pensèrent que les principes des
mathématiques étaient les principes de tous les êtres. Les nombres
sont de leur nature antérieurs aux idées , et les pythagoriciens
croyaient apercevoir dans les nombres, plutôt que dans le feu, la
terre et l'eau, une foule d'analogies avec ce qui est et ce qui se pro-
duit. Telle combinaison des nombres leur semblait la justice, telle
autre l'âme et l'intelligence. » C'est pourquoi « ils pensèrent que
les nombres sont les élémens de tous les êtres. »
Mais je ne veux pas retracer ici l'histoire de la métaphysique. Il
me suffira d'avoir montré par quelques exemples comment elle a
procédé à l'origine. Le vrai caractère de sa méthode se manifeste
sans déguisement dans ces premiers essais naïfs où chaque philo-
sophe, frappé vivement par un phénomène physique ou moral, le
généralise, en tire par voie de raisonnement une construction com-
plète et l'explication de l'univers. Depuis lors jusqu'aux temps mo-
dernes, quels qu'aient été l'art et la profondeur de ses construc-
tions systématiques, la métaphysique n'a guère changé de procédé.
Elle pose un ou. plusieurs axiomes, empruntés soit au sens intime,
soit à la perception extérieure; puis elle opère par voie rationnelle
et conformément aux règles de la logique. Elle poursuit la série de
ses déductions jusqu'à ce qu'elle ait constitué le système complet
du monde, car, comme dit Aristote, « le philosophe qui possède par-
faitement la science du général a nécessairement la science de toutes
choses... Ce qu'il y a de plus scientifique, ce sont les principes et
les causes. C'est par leur moyen que nous connaissons les autres
choses, tandis qu'eux, ce n'est pas par les autres choses que nous
les connaissons (2). »
Le triomphe de cette méthode est dans l'érection des grandes ma-
chines scolastiques du moyen âge, où le syllogisme, partant de cer-
tains axiomes imposés dogmatiquement et au-dessus de toute dis-
cussion, règne ensuite en maître de la base au sommet. Jusque
dans les temps modernes. Descartes, qui renverse l'ancien édifice
de l'autorité philosophique, demeure fidèle à la méthode déduc-
tive. « J'ai remarqué, dit-il (3) , certaines lois que Dieu a tellement
établies dans la nature, et dont il a imprimé de telles notions en
nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion nous ne saurions
(1) Aristote, Métaphysique, livre i"*''; trad. de MM. Pierron et Zévort, p. 23,
(2) Métaphysique, livre I"""; traduction déjà citée. Le texte est plus énergique : Aià
yàp TaÙTa xal Èx xoûxwv tàXXa yvcopiî^exat, à>X' où xaiJTa 5ià twv Û7tox£i|ji£V(i)v.
(3) Discours sur la Méthode, v* partie.
i52 REVUE DES DEUX MONDES.
. douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est
ou qui se fait dans le monde. » Et plus loin (1) : « Mais l'ordre
que j'ai tenu en ceci a été tel. Premièrement j'ai tâché de trou-
ver en général les principes ou premières causes de tout ce qui
est ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer pour cet
effet que Dieu seul qui l'a créé, ni les tirer d'ailleurs que de cer-
taines semences de vérité qui sont naturellement dans nos âmes.
Après cela, j'ai examiné quels étaient les premiers et plus ordinaires
effets qu'on pouvait déduii-e de ces causes, et il me semble que par
là j'ai trouvé des cieux, des astres, une terre, et môme sur la terre
de l'eau, de l'air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles
choses , qui sont les plus communes de toutes et les plus simples,
et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis, lorsque j'ai
voulu descendre à celles qui étaient plus particulières, il s'en est
tant présenté à moi de diverses, que je n'ai pas cru qu'il fût possible
à l'esprit humain de distinguer les formes ou espèces de corps qui
sont sur la terre — d'une infinité d'autres qui pourraient y être, si
c'eût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de
les rapporter à notre usage, si ce n'est qu'on vienne au-devant des
causes par les effets, et qu'on se serve de plusieurs expériences
particulières. » J'ai cru devoir rapporter ce passage, quoique un
peu long, à cause de la netteté avec laquelle Descartes y caracté-
rise sa méthode. Ce grand mathématicien, que l'on a souvent pré-
senté comme l'un des fondateurs de la méthode scientifique mo-
derne, place au contraire le raisonnement et la déduction au début
et dans tout le cours de sa construction. L'expérience n'y intervient
que comme accessoire et pour démêler les complications extrêmes
du raisonnement.
Il n'est pas jusqu'au dernier des métaphysiciens, Hegel, qui n'ait
voulu à son tour reconstruire le monde à jjriori, en identifiant les
principes des choses avec ceux d'une logique transformée. L'idéal
des philosophes a presque toujours été « un système de principes
et de conséquences qui soit vrai par lui-même et par l'harmonie
qui lui est propre (2). » Eh bien! il faut le dire sans détour, cet
idéal est chimérique : l'expérience des siècles l'a prouvé. Dans le
monde moral aussi bien que dans le monde physique, toutes les
constructions de systèmes absolus ont échoué, comme dépassant la
portée de la nature humaine. Bien plus, une telle prétention doit
être regardée désormais « comme la chose la plus opposée à la con-
naissance du vrai dans le monde physique, aussi bien que dans le
(1) Discours sur la Méthode, vi" partie.
(2) Tennemann, Manuel de l'Histoire de la Philosophie, traduction de M. Cousin,
t. I", p. 43 (1839).
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. ^53
monde moral (1). » x\ucune réalité, je le répète encore une fois, ne
peut être atteinte par le raisonnement. Les mathématiques, dont
la méthode avait séduit les anciens aussi bien que Descartes, sont
ici hors de cause; elles ne contiennent, tous les géomètres sont au-
jourd'hui d'accord sur ce point, d'autre réalité que celle que l'on y
a mise à l'avance sous forme d'axiome ou d'hypothèse, et cette réa-
lité traverse le jeu des symboles sans cesser de demeurer identique
à elle-même. Au contraire, pour passer d'un fait réel à un autre
fait réel, il faut toujours recourir à l'observation.
La métaphysique cependant n'est pas un simple jeu de l'esprit
humain; elle renferme un certain ordre de réalités, mais qui n'ont
pas d'existence démontrable en dehors du sujet. La véritable signi-
fication de cette science a été clairement établie par Kant dans sa
Critique de la Raison pure. Elle étudie les conditions logiques de
la connaissance, les catégories de l'esprit humain, les moules sui-
vant lesquels il est obligé de concevoir les choses. Par là, la méta-
physique aussi peut être regardée comme une science positive,
assise sur la base solide de l'observation. Hâtons-nous d'ajouter
cependant que ces moules, envisagés indépendamment de toute
autre réalité, sont vides, aussi bien que ceux des mathématiques,
qui d'ailleurs dérivent des mêmes notions , quoique dans un ordre
plus restreint.
Non-seulement la critique directe de la raison prouve qu'il en est
ainsi, mais on arrive au même résultat par l'examen des systèmes
qui se sont succédé dans l'histoire de la philosophie. Tout système
métaphysique, quelles que soient ses prétentions, n'a de portée que
dans l'ordre logique; dans l'ordre réel, il ne fait autre chose qu'ex-
primer plus ou moins parfaitement l'état de la science de son temps;
c'est une nécessité à laquelle personne n'a jamais échappé.
Examinons en effet quelques-unes des conceptions que nous avons
indiquées tout à l'heure. Les systèmes de l'école ionienne répondent
à un premier coup d'œil jeté sur la nature. La notion des lois du
monde physique commence à apparaître à Anaxagore, comme en
témoignent ces explications qui scandalisaient si fort Platon. L'école
de Pythagore transporte dans ses théories générales les découvertes
merveilleuses qu'elle vient de faire en géométrie, en astronomie, en
acoustique. Platon lui-même, lorsqu'il nous explique à priori, par
la bouche de Timée, le plan suivi par Dieu dans l'ordonnance du
monde, expose une astronomie, une physique et une physiologie qui
répondent précisément à l'état fort imparfait des connaissances de
l'époque où il vivait. Dans l'ordre social, sa République nous repré-
(1) Lettres à M. Villemain, par M. E. Chevreul, sur la Méthode en général, p. 3(3,
1856.
h^h REVUE DES DEUX MONDES.
sente une construction imaginaire , dont la plupart des matériaux
sont empruntés à des données contemporaines. Cette notion de la
beauté, qui donne tant de charme et d'éclat aux écrits du philosophe
grec, est la même que celle des artistes de son temps. En face du
merveilleux développement de l'art grec, la théorie du beau s'élève,
théorie à priori et absolue en apparence, en réalité conçue à l'aide
de données extérieures présentes sous les yeux du philosophe.
Descartes, pour arriver à la réforme de la philosopliie, n'échappe
pas à la loi commune. Il termine le Discours sur la Méthode en an-
nonçant qu'il a exposé les lois de la natiu^e <( sans appuyer ses rai-
sons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de
Dieu, » d'où il pense déduire les propriétés de la lumière, le sys-
tème des astres, la distribution de l'air et de l'eau à la surface de la
terre, la formation des montagnes, des rivières, des métaux, des
plantes, et jusqu'à la structure de l'homme. — Mais le raisonne-
ment fondé sur les attributs de Dieu le conduira-t-il à quelque dé-
couverte nouvelle? Nullement; les résultats sont tout simplement
conformes aux connaissances positives que l'on avait acquises par
l'expérience au milieu du xvii^ siècle. Descartes supprima son livre
à cause de la condamnation de Galilée , dont il partageait les opi-
nions sur le système du monde. S'il avait vécu cinquante ans plus
tôt, nous n'aurions pas éprouvé cette perte. Descartes, resté fidèle
aux opinions astronomiques du xvi*' siècle, eût été orthodoxe : il
aurait démontré à priori que le soleil tourne autour de la terre.
Hegel enfin, pour terminer par un contemporain, n'échappe pas
à la nécessité commune de la métaphysique : l'univers, qu'il croit
avoir construit uniquement à l'aide de la logique transcendante, se
trouve conforme de point en point aux connaissances à posteriori.
C'est ainsi qu'il dresse à priori toute la philosophie de l'histoire de
son temps, non sans en grossir les derniers événemens par un effet
d'optique naturel à un contemporain. S'il fallait pénétrer plus avant
dans son système, je pourrais montrer comment la vue profonde
qui fait tout reposer sur le passage perpétuel de l'être au phéno-
mène et du phénomène à l'être est sortie des progrès mêmes des
sciences expérimentales. Il suffit pour le concevoir de jeter un coup
d'œil sur le développement des connaissances scientifiques relatives
au feu et à la lumière. A l'origine, le feu était regardé comme un
élément, comme un être, à un titre aussi complet, aussi absolu que
n'importe quel autre. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un phénomène,
un mouvement spécial des particules matérielles. Il y a plus : après
avoir établi une distinction entre la flamme et les particules enflam-
mées, on a voulu pendant quelque temps donner à la première pour
support un fluide particulier, le calorique, dont la combinaison avec
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. 555
les élémens constituerait les corps tels que nous les connaissons.
C'était l'opinion de Lavoisier. Mais voici aujourd'hui que l'être ca-
lorique s'évanouit à son tour et se résout en un pur phénomène de
mouvement. Le principe de contradiction absolue entre l'être et le
phénomène, sur lequel reposait la vieille logique abstraite, cesse
d'être applicable aux réalités. Pour la science moderne, aussi bien
que pour le langage figuré de nos aïeux, les Aryas et les Hellènes,
l'être et le phénomène se confondent dans leur perpétuelle trans-
formation.
Cette impuissance de la logique pure tient à une cause plus géné-
rale. Pour raisonner, nous sommes forcés de substituer aux réalités
certaines abstractions plus simples, mais dont l'emploi enlève aux
conclusions leur rigueur absolue. Telle est la cause qui rend illu-
soires toutes les déductions des systèmes philosophiques. Malgré
leurs prétentions, ils n'ont jamais fait et ils n'ont pu faire autre
chose que retrouver, au moyen d'un à priori prétendu, les con-
naissances de leur temps.
Cependant, si leur méthode doit être abandonnée, en sera-t-il de
même des problèmes qu'ils ont abordés? Faut-il renoncer à toute
opinion sur les fins et sur les origines, c'est-à-dire sur la destinée
de l'individu, de l'humanité et de l'univers? Chose étrange! cette
science a été la première qui ait excité la curiosité humaine, et c'est
elle aujourd'hui qui a besoin d'être justifiée. L'obstination de l'es-
prit humain à reproduire ces problèmes prouve qu'ils sont fondas
sur des sentimens généraux et innés au cœur humain, sentimens qui
doivent être distingués soigneusement des constructions échafau-
dées à tant de reprises pour les satisfaire. Ils sont donc légitimes
en tant que sentimens. Faut-il les chasser du domaine de la science,
parce qu'ils ne peuvent être résolus avec certitude, et en aban-
donner la solution au mysticisme? Je ne le pense pas.
La méthode véritable de la science idéale résulte clairement des
données inscrites dans l'histoire même de la philosophie. Il s'agit
de faire maintenant avec méthode et pleine connaissance de cause
ce que les systèmes ont fait avec une sorte de dissimulation incon-
sciente. En un mot, dans ces problèmes comme dans les autres, il
faut accepter les conditions de toute connaissance, et, sans pré-
tendre désormais à une certitude illusoire, subordonner la science
idéale à la même méthode qui fait le fondement solide de la science
positive. Pour construire la science idéale, il n'y a qu'un seul moyen,
c'est d'appliquer à la solution des problèmes qu'elle pose tous les
ordres de faits que nous pouvons atteindre, avec leurs degrés iné-
gaux de certitude, ou plutôt de probabilité.
Ici chaque science apportera ses résultats les plus généraux. Les
A5!i REVUE DES DEUX MONDES.
mathématiques mettent à nu les mécanismes logiques de l'intelli-
gence humaine; la physique nous révèle l'existence, la coordination,
la permanence des lois naturelles; l'astronomie nous montre réali-
sées les conceptions abstraites de la mécanique, l'ordre universel de
l'univers qui en découle, enfin la périodicité qui est la loi générale
des phénomènes célestes.
C'est l'étude de ces sciences qui nous conduit d'abord à exclure
du monde l'intervention de toute volonté particulière, c'est-à-dire
l'élément surnaturel. Aux débuts de l'humanité, tout phénomène
était regardé comme le produit d'une volonté particulière. L'expé-
rience perpétuelle nous a au contraire appris qu'il n'en était jamais
ainsi. Toutes les fois que les conditions d'un phénomène se trou-
vent réalisées, il ne manque jamais de se produire.
Avec la chimie s'introduisent pour la première fois les notions
d'être ou de substance individuelle. La plupart des vieilles formules
de la métaphysique s'y trouvent en quelque sorte réalisées sous une
forme concrète; mais en même temps apparaissent des notions nou-
velles relatives aux transformations perpétuelles de la matière, à ses
combinaisons et à ses décompositions, aux propriétés spécifiques
inhérentes à son existence même. C'est ici que la puissance créa-
trice de l'homme se manifeste avec le plus d'étendue, soit pour re-
produire les êtres naturels par la connaissance des lois qui ont pré-
sidé à leur formation, soit pour en fabriquer, en vertu de ces lois
mêmes, une infinité d'autres que la nature n'aurait jamais enfantés.
Au-delà de la chimie commencent les sciences de la vie, c'est-à-
dire la physiologie, cette physique des êtres vivans, qui poursuit la
connaissance de leurs mécanismes, puis la science des animaux et
celle des végétaux, concentrées jusqu'à présent dans l'étude des
classifications. C'est cette dernière étude que l'on appelle la mé-
thode naturelle en zoologie et en botanique : elle manifeste à la fois
certains cadres nécessaires de la connaissance humaine et certains
pri-ncipes généraux qui paraissent régler l'harmonie et la formation
des êtres vivans. La science parviendra-t-elle un jour à une connais-
sance plus claire de ces derniers principes, de façon à s'emparer de
la loi génératrice des êtres vivans, comme elle a réussi à s'emparer
de la loi génératrice des êtres minéraux? Il est facile de comprendre
quelle serait l'importance philosophique d'une pareille découverte.
L'affirmation peut passer ajuste titre pour téméraire; mais peut-
être la négation l'est-elle encore davantage, comme exposée à être
renversée demain par quelque découverte inattendue.
Nous voici parvenus dans un ordre nouveau, celui des phéno-
mènes historiques. A l'évolution nécessaire du système solaire et
des métamorphoses géologiques succède un monde où la liberté est
LA SCIENCE IDEALE ET LA SCIENCE POSITIVE. /|57
apparue avec la race humaine : celle-ci a introduit dans les choses
un élément nouveau et changé le cours des fatalités naturelles. A ce
point de vue, l'histoire forme parmi les sciences un groupe à part.
Malheureusement les lois de l'histoire sont plus difficiles à décou-
vrir que celles du monde physique, parce que dans l'histoire l'ex-
périmentation n'intervient guère et que l'observation est toujours
incomplète. Jamais nous ne pourrons connaître un passé, que nous
ne pouvons reconstruire pour le faire apparaître encore une fois
devant nos yeux, avec la même certitude qu'une série de phéno-
mènes physiques. Vous savez mieux que personne par quels mer-
veilleux artifices de divination, appuyés sur les indices les plus di-
vers, l'historien supplée à cette éternelle impuissance, et reconstruit,
en partie par les faits, en partie par l'imagination, un monde qu'il
n'a pas connu, que personne ne reverra jamais.
Parmi les résultats généraux qui sortent de l'étude de l'histoire,
il en est un fondamental au point de vue philosophique : c'est le
fait du progrès incessant des sociétés humaines, progrès dans la
science, progrès dans les conditions matérielles d'existence, pro-
grès dans la moralité, tous trois corrélatifs. Si l'on compare la con-
dition des masses, esclaves dans l'antiquité, serves dans le moyen
âge, aujourd'hui livrées à leur propre liberté sous la seule condition
d'un travail volontaire, on reconnaît là une évolution manifestement
progressive. En s' attachant aux grandes périodes, on voit clairement
que le rôle de l'erreux' et de la méchanceté décroît à proportion que
l'on s'avance dans l'histoire du monde. Les sociétés deviennent de
plus en plus policées, et j'oserai dire de plus en plus vertueuses. La
somme du bien va toujours en augmentant, et la somme du mal
en diminuant, à mesure que la somme de vérité augmente et que
l'ignorance diminue dans l'humanité. C'est ainsi que la notion du
progrès s'est dégagée comme un i'ésultat à posteriori des études
historiques.
Enfin au sommet de la pyramide scientifique viennent se placer
les grands sentimens moraux de l'humanité, c'est-à-dire le senti-
ment du beau, celui du vrai et celui du bien, dont l'ensemble con-
stitue pour nous l'idéal. Ces sentiniens sont des faits révélés par
l'étude de la nature humaine : derrière le vrai, le beau, le bien,
l'humanité a toujours senti, sans la connaître, qu'il existe une réa-
lité souveraine dans laquelle réside cet idéal, c'est-à-dire Dieu, le
centre et l'unité mystérieuse et inaccessible vers laquelle converge
l'ordre universel. Le sentiment seul peut nous y conduire; ses as-
pirations sont légitimes, pourvu qu'il ne sorte pas de son domaine
avec la prétention de se traduire par des énoncés dogmatiques et à
priori dans la région des faits positifs.
458 ' REVUE DES DEUX MONDES.
Sciences physiques, sciences morales, c'est-à-dire sciences des
réalités démontrables par l'observation ou par le témoignage, telles
sont donc les sources uniques de la connaissance humaine. C'est
avec leurs notions générales que nous devons construire la pyra-
mide progressive de la science idéale. Aucun problème ne lui est
interdit : loin de là, elle seule a qualité pour les résoudre , car la
méthode que je viens d'exposer est la seule qui conduise à la vérité.
Quelle est la certitude des résultats fournis par la méthode qui
nous sert de guide dans la science idéale , voilà ce qui nous reste à
examiner. La vérité, nous devons l'avouer, ne saurait être atteinte
par la science idéale avec la même certitude que par la science po-
sitive. Ici éclate l'imperfection de la nature humaine. En effet, la
science idéale n'est pas entièrement formée, comme la science po-
sitive, par une trame continue de faits enchaînés à l'aide de relations
certaines et démontrables. Les notions générales auxquelles arrive
chaque science particulière sont disjointes et séparées les unes des
autres dans une même science, et surtout d'une science à l'autre.
Pour les rejoindre et en former un tissu conthiu, il faut recourir aux
tâtonnemens et à l'imagination, combler les vides, prolonger les
lignes. C'est en quelque sorte un édifice caché derrière un-nuage
et dont on aperçoit seulement quelques contours. Cette construction
est nécessaire, car chaque homme la fait à son tour, et construit à
sa manière, d'après son intelligence et son sentiment, le système
complet de l'univers; mais il ne faut pas se faire illusion sur le
caractère d'une telle construction. Plus on s'élève dans l'ordre des
conséquences, plus on s'éloigne des réalités observées, plus la cer-
titude ou, pour mieux dire, la probabihté diminue. Ainsi, tandis
que la science positive une fois constituée l'est à jamais, la science
idéale varie sans cesse et variera toujours. C'est la loi même de la
connaissance humaine. Ce qu'il s'agit de faire aujourd'hui, c'est de
constater cette loi et de s'y conformer, en sachant à l'avance que
tout système n'a de vérité qu'en proportion, non de la rigueur de
ses raisonnemens, mais de la somme de réalités que l'on y intro-
duit. 11 ne s'agit plus désormais de choisir le système, le point de
Yue le plus séduisant par sa clarté ou par les espérances qu'il entre-
tient. Rien ne sert de se tromper soi-même. Les choses sont d'une
manière déterminée, indépendante de notre désir et de notre vo-
lonté.
Parmi les hommes distingués qui font aujourd'hui profession de
métaphysique, beaucoup ne paraissent pas encore avoir compris
cette nouvelle manière de poser le problème; ils discutent contre
des faits qui ne sauraient être attaqués par le syllogisme ; ils affir-
ment comme des réalités ce qu'ils ont emprunté au seul raisonne-
LA SCIENCE IDÉALE ET LA SCIENCE POSITIVE. 459
ment. Faute de comprendre le point de vue des savans, ils argu-
mentent contre le matérialisme, le spiritualisme, le panthéisme, etc. ;
ils fabriquent des définitions et en déduisent des conséquences pour
les combattre. 11 est plus d'un philosophe qui crée des chimères
pour avoir le mérite de les dissiper, sans s'apercevoir que le pro-
grès de l'esprit humain a changé les pôles de la démonstration, et
qu'il s'escrime contre ses propres fantômes dans l'arène solitaire de
la logique abstraite. Tous ces procédés sont précisément l'opposé de
la philosophie expérimentale, qui déclare toute définition logique
du réel impossible, et qui repousse toute déduction absolue et à
priori.
En résumé, la science idéale reprend les problèmes de l'ancienne
métaphysique au point de vue des existences réelles, et par une mé-
thode empruntée à la science positive; mais elle ne peut arriver à la
même certitude. Si elle parvient à certains grands traits généraux
tirés de la connaissance de la nature humaine et du monde exté-
rieur, elle assemble ces traits par des liens individuels. A côté des
faits démontrés, la fantaisie tient et tiendra toujours ici la part la
plus large. La même chose arrivait dans les anciens systèmes; seu-
lement on exposait à priori et comme les résultats nécessaires du
raisonnement ce même assemblage de réalité et d'imagination que
nous devons désormais présenter sous son véritable caractère.
Vous avez exposé votre manière de comprendre le système gé-
néral des choses en vous appuyant sur l'ensemble des faits que vous
connaissez, et en achevant la construction à votre point de vue per-
sonnel. Peut-être aussi composerai -je un jour mon De natiirâ re-
rum, qui, malgré notre accord sur la méthode, différera sans doute
à quelques égards du vôtre : aujourd'hui j'ai préféré mettre en évi-
dence le caractère de la méthode nouvelle, dire en quoi elle diffère
de la méthode ancienne, et montrer comment, à côté de la science
positive et universelle, qui s'impose par sa certitude propre, puis-
qu'elle n'affirme que des réalités observables, on peut élever la
science idéale, tout aussi nécessaire que la science positive, mais
dont les solutions, au lieu d'être imposées et dogmatiques comme
autrefois, ont désormais pour principal fondement les opinions in-
dividuelles et la liberté.
M. Berthelot.
LE
LITTORAL DE LA FRANCE
m.
LES PLAGES ET LE BASSIN D'ARCACHOPT.
Jadis perdu dans la solitude rarement violée des landes, le bas-
sin d'Arcachon n'était visité que par les goélands et les canards sau-
vages, et les habitans clair-semés de ses bords étaient pour la plu-
part des hommes incultes, privés de toute communication avec le
reste du monde. Semblable et même supérieure, sous bien des rap-
ports, aux estuaires brumeux des Pays-Bas, la petite mer intérieure
d'Arcachon formait avec eux un contraste absolu par son aspect dé-
sert et son état d'abandon. Autant le Zuyderzée et les bouches de
la Meuse présentent, depuis des siècles, d'animation sur leurs eaux
et sur leurs bords, autant le bassin d'Arcachon et ses plages ofl raient
de tristesse solennelle il y a quelques années. Au-dessus des digues
qui bordent les rivages hollandais apparaissent en longues rangées
les villages, les fermes, les moulins à vent; la surface des golfes est
toute parsemée d'embarcations, et dans chaque crique se balance
une petite forêt de mâts. Récemment encore, les eaux du bassin
d'Arcachon ne portaient que des barques et des chaloupes de pê-
che; sur les bords, on ne voyait que des marécages, des forêts de
couleur sombre, et çà et là quelque maison basse en pierre ou en
bois. Aujourd'hui ce coin de la France, que visitent en même temps
la mode et le commerce, est en voie de transformation rapide; mais,
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 461
quelles que soient les modifications apportées par le progrès mo-
derne, elles n'enlèveront point à cette région géographique les ca-
ractères distinctifs qui en font un petit monde à part, ayant une
même histoire dans le passé et une même destinée dans l'avenir. La
série de nos études sur le littoral de la France (l) ne peut donc mieux
se continuer que par le tableau de cette région où les dunes et la
plaine, les forêts et les bruyères, les promontoires, les chenaux et
les bancs de sable alternent de manière à composer un ensemble
harmonieux.
I.
Le bassin d'Arcachon doit évidemment sa forme présente aux
mêmes agens qui, pendant le cours des siècles, ont séparé de la
mer et graduellement repoussé dans l'intérieur du continent les an-
ciennes baies de Carcans, de La Ganau, de Biscarrosse, aujourd'hui
changées en étangs. Les chaînes de dunes parallèles qui se dressent
en barrière entre la zone lacustre du Médoc et le rivage de l'Atlan-
tique se prolongent aussi, comme une immense digue, au-devant
du bassin; mais elles n'ont pu en fermer complètement l'entrée. Un
détroit de plus de 3 kilomètres de largeur fait encore communiquer
les eaux du golfe de Gascogne et celles de la petite mer d'Arcachon.
Cet ancien estuaire, situé à l'issue d'une dépression profonde où
coule la Leyre, la rivière la plus considérable du plateau des landes,
a de tout temps renfermé une masse d'eau assez puissante pour que
les courans alternatifs du flux et du reflux aient pu maintenir une
large ouverture au bassin en écrêtant sans cesse la barre qui conti-
nue le rivage des landes; mais si les sables rejetés par les vagues
n'ont pu isoler complètement l'estuaire d'Arcachon et changer cette
baie d'eau salée en étang d'eau douce, ils en ont du moins con-
sidérablement déplacé l'entrée en la repoussant par degrés vers le
sud. Le dét]"oit de communication se reploie parallèlement à la mer,
de manière à former un angle droit avec l'axe du bassin. Du milieu
de cette grande nappe d'eau, on voit s'arrondir de toutes parts un
horizon de terres, et si l'on ne savait dans quelle direction se trouve
l'Océan, ce serait précisément là où il n'est pas, c'est-à-dire du côté
des plages basses de l'intérieur, qu'on serait tenté de le chercher.
L'espace triangulaire que remplissent à haute marée les eaux du
bassin comprend plus de 150 kilomètres carrés, et le développe-
ment des rivages dépasse 60 kilomètres. L'aspect de cette vaste
étendue change à toute heure du jour, suivant les oscillations de la
(!) Voyez la Revue du 15 décembre 18G2 et du 1" août 1863.
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
marée, qui atteignent à l'époque des équinoxes une amplitude de
près de 5 mètres. Au moment de la plus grande élévation du flot, la
surface du bassin est une immense nappe d'eau verdâtre qui semble
se confondre au loin avec les rivages indécis des landes maréca-
geuses; une seule terre, difficile à distinguer de ces longues traî-
nées, tantôt obscures, tantôt lumineuses, qui sont dues à la fois aux
reflets du ciel et à la marche des courans, se dessine au-dessus des
flots de marée : c'est l'île aux Oiseaux. A mesure cependant que le
niveau s'abaisse sous l'action du reflux, l'île s'allonge et s'élargit,
les pointes de sable ou de vase s'avancent dans l'intérieur du bassin,
des bancs émergent çà et là, et lorsque le jusant a ramené dans la
mer toute l'eau apportée par le flux, il ne reste plus, au lieu de
l'immense nappe liquide, que des chenaux plus ou moins étroits
serpentant sur le fond de la baie mis à découvert. A l'époque des
plus basses marées, ces chenaux tortueux et leurs nombreuses ra-
mifications, qu'on a souvent comparées aux suçoirs d'une gigan-
tesque méduse, ne recouvrent même pas le tiers du bassin : tout le
reste de l'espace est occupé par des bancs auxquels l'aspect de
leurs vases molles a fait donner le nom de crassafs.
Lorsque ces surfaces plus ou moins vaseuses, que le flot cache et
révèle tour à tour, apparaissent au-dessus des eaux , elles donnent
à l'ensemble du bassin un aspect pareil à celui des grandes lagunes
marécageuses des régions non encore habitées par l'homme. On croi-
rait avoir sous les yeux une image du chaos primitif, tant les eaux et
les terres se pén^rent et s'entremêlent. Souvent, lorsque le ciel est
couvert de nuages, on ne sait plus reconnaître ni les chenaux, ni les
crassats dans les stries parallèles qui raient la superficie de l'étang.
Tout semble confondu en une même masse plus ou moins liquide.
Des champs de boue, revêtus de salicornes rouges et d'autres plantes
marines, séparent le rivage solide de cette surface douteuse, qui
n'est plus la mer et qui n'est pas le continent. Les trembleyres ou
« prairies tremblantes » qui marquent les contours des anciennes
baies, les savanes que parsèment des bouquets d'arbres, et que des
coulées tortueuses divisent en îles et en presqu'îles, enfin les forêts
et les dunes qui bornent à l'ouest la dépression du bassin, complè-
tent le paysage étrange et primitif oflert par l'aspect des eaux, des
sables et des boues.
Quoi qu'en disent les éruditsdu département, il n'est pas probable
que ces rivages aient jamais été habités par une population consi-
dérable. C'est de là que nombre d'écrivains gascons font partir les
conquérans qui, sous la conduite de leurs brenns, allèrent envahir
l'Italie, la Germanie, toute l'Europe orientale, et fondèrent des éta-
blissemens permanens jusque dans l' Asie-Mineure; mais il est plus
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 463
facile d'admettre que les Boïens du littoral, au lieu d'avoir, comme
une ruche d'abeilles trop remplie, répandu leurs essaims dans les
contrées lointaines, n'étaient eux-mêmes qu'une simple colonie en-
voyée dans le pays des Ibères par quelque puissante tribu celtique
de la Gaule centrale. A cette époque aussi bien que de nos jours,
le sol des landes n'était pas assez riche pour nourrir une population
nombreuse. Des marais et des étangs, auxquels on n'avait pas su
procurer d'écoulement, couvraient de vastes surfaces; tout autour
s'étendaient à perte de vue les bruyères et les ajoncs. Forcément
limité par les difficultés de la vie matérielle , le nombre des Boïens
devait se mesurer aux ressources qu'offraient la chasse, les pêche-
ries du bassin et peut-être aussi le commerce de la résine. Le pois-
son, plus abondant et surtout plus facile à prendre que le gibier,
devait former l'aliment principal de la tribu : aussi tous les villages
des Boïens se trouvaient-ils, comme ceux de leurs descendans, à
une faible distance du rivage. Sur certaines plages basses que me-
naçait le flot de marée, les pêcheurs avaient eu soin d'élever de
petits monticules sur lesquels ils plaçaient leurs demeures, et qui
leur permettaient de dominer au loin la vaste étendue des flots et
des savanes. On voit encore sur les bords du bassin d'Arcachon plu-
siers de ces 1 ombelles^ assez bien conservées.
Le principal village des Boïens portait le nom de la tribu, Boios.
Ce n'était sans doute qu'une localité peu importante, car \ Itinéraire
d'Antonin est le premier document qui en signale l'existence. Une
voie romaine, suivant à peu près le même tracé que la route ac-
tuelle et le chemin de fer, mettait Boïos en communication avec
Bordeaux; une autre voie reliait la petite cité à la grande route des
Gaules en Espagne; mais sur quel emplacement était-elle située?
On ne le sait pas exactement. D'après la tradition , le guide le plus
sûr en pareille matière, Boïos se trouvait autrefois à plusieurs ki-
lomètres de distance à l'ouest de La Teste de Buch. Aux premiers
siècles du christianisme, cette bourgade fut ravagée par les Bar-
bares, et, chose plus terrible encore, elle perdit le rempart de forêts
qui la protégeait contre la marche des dunes. Maintenant le lieu
qu'elle occupa est recouvert par des collines mouvantes ou par les
eaux de l'Océan. Fuyant devant les sables, les Boïens ou Bouges
fondèrent un deuxième village plus à l'est, dans la scouhe [aylva)
où s'élèvent aujourd'hui les monticules connus sous le nom de
Dunes de l'Église. Des amas de briques et de plâtras, au milieu des-
quels on a récemment découvert plusieurs squelettes, marquent
encore la place occupée par le village des fugitifs. Sans doute la
forêt protectrice qui retenait les sables fut détruite pour la seconde
fois par la liache ou par le feu, car La Teste de Buch, ou capitale
à64 REVUE DES DEUX MONDES.
des Bougés, dut se déplacer encore et s'établir plus à l'est, à l'en-
droit où elle se trouve aujourd'hui. De même que la plupart des au-
tres bourgades du littoral, le village poursuivi eut continué son
voyage à travers le plateau des landes, si Brémontier et ses succes-
seurs n'avaient, par de nouveaux semis, définitivement arrêté la
dune envahissante.
Sauf ces migrations périodiques, l'histoire des Bougés se réduit
à peu de chose. Grâce à leur pauvreté et à leur éloignement de ces
grands chemins des nations où passaient continuellement les armées
en marche, les habitans riverains du bassin d'Arcachon eurent, pen-
dant les guerres incessantes du moyen âge, moins souvent à subir
les horreurs de la conquête que leurs voisins du Bordelais; mais ils
durent payer par un rude esclavage le douteux honneur d'avoir pour
maîtres de puissans barons, fameux dans les fastes des batailles.
Les seigneurs de La Teste, mieux connus sous le nom de captaux
de Buch, exerçaient le droit de haute et de basse justice, c'est-à-
dire que dans toute l'étendue de leur domaine ils pouvaient empri-
sonner ou mettre à mort leurs sujets sans en référer à un tribunal,
ni à leur suzerain de France ou d'Angleterre. Ils possédaient en
toute propriété les landes, les forêts, les cultures et les pêcheries
du captalat; tout berger, tout laboureur était serf et leur appartenait
comme une tête de bétail; des chartes octroyées en bonne forme
par le roi d'Angleterre leur assuraient à jamais la possession des
manans du pays. Le célèbre Jehan de Grailly, qui pendit tant de
Jacques pour le compte de ses bons amis de France et de Navarre,
faisait son métier de massacreur avec la bonne conscience que lui
donnaient ses droits de maître absolu sur son peuple de La Teste.
Soumis à un tel régime, qui d'ailleurs était celui de presque toute
la France, les villages du captalat de Buch ne pouvaient guère pros-
pérer. L'arbitraire et la servitude changeaient le pays en un désert.
Vers 1500, on comptait seulement une quarantaine de maisons à
La Teste, la capitale de toute la contrée. Plus tard, chaque atteinte
portée au pouvoir féodal eut aussitôt pour résultat l'accroissement
de la population, du commerce et de la richesse ; cependant, vers
la fin du siècle dernier, M. de Villers évaluait à quatre mille seule-
ment le nombre des habitans de toutes les communes riveraines
du bassin (1). Depuis lors, la révolution de 1789 a établi enfin le
régime du droit commun, et préparé la situation actuelle; mais il
reste encore quelque chose à faire, puisque diverses coutumes lé-
guées par les siècles du moyen âge ont empêché jusqu'à nos jours
la constitution définitive de la propriété dans les forêts voisines.
(1) La population dépasse actuellement le chift're de 16,000 âmes.
LE LITTORAL DE LA FRANCE. /|65
Gomme tous les villages des landes, La Teste et les autres loca-
lités du littoral d'Arcachon sont habitées en partie par des résiniers;
mais à ces hommes sauvages, qui semblent tenir de la nature des
grands bois au fond desquels ils passent presque toute leur exis-
tence, il faut ajouter les marins et les pêcheurs, qui de leur côté se
trouvent moins souvent dans leurs maisons qu'à bord de leurs pi-
nasses, sur les eaux du bassin ou de l'Océan. Parfois la population
masculine presque entière, à l'exception des infirmes et des enfans,
est absente des villages, et seulement un petit nombre de femmes
restent pour garder les demeures et vaquer aux soins du ménage.
Résiniers et marins formaient jadis comme deux races distinctes et
vivaient dans un état d'hostilité plus ou moins ouverte. Si l'antago-
nisme a disparu de nos jours, le contraste persiste, et il ne faut pas
avoir séjourné longtemps dans le pays pour savoir distinguer les
hommes exerçant l'un ou l'autre métier. Le résinier se fait remar-
quer par ses membres grêles, ses joues pâles et creuses, son regard
fixe, son silence obstiné, la sauvagerie de ses mœurs, sa rigide éco-
nomie : il est sombre comme si le mystère de la forêt pesait tou-
jours sur lui, et quand il se déride, sa gaîté fait une explosion fé-
roce. Le marin au contraire est un joyeux compagnon; son teint
hâlé est pourtant rose, ses membres sont forts, sa démarche assu-
rée : il aime à rire et à chanter, il dépense généreusement le produit
de ses pénibles voyages. Il faut ajouter toutefois que les- progrès
de l'instruction et du bien-être atténuent peu à peu la différence
qui existe entre les deux classes. Le résinier a déposé sa veste rouge
pour prendre le costume ordinaire des paysans; grâce au renchéris-
sement constant des produits qu'il livre au commerce, il peut s'a-
cheter des champs, se bâtir une maison, modifier son genre de vie
sordide; sa position sociale s'améliore, et, devenant un bourgeois
à la ville, il cesse d'être un sauvage dans les bois.
Avant la construction du chemin de fer, La Teste de Buch était
l'entrepôt de tous les villages du littoral des landes jusqu'au-delà
de Mimizan. Les marins du bassin d'Arcachon étaient alors les inter-
médiaires d'un assez grand commerce avec les ports de la Bretagne,
principalement avec Nantes : c'est là qu'il allaient vendre toutes les
résines de la contrée pour apporter en échange diverses denrées et
des pierres de construction. Ils ne faisaient aucun trafic avec Bor-
deaux, sans doute parce que cette ville pouvait s'approvisionner à
meilleur compte de résines et de goudrons dans les communes en-
vironnantes; lorsqu'un navire de La Teste entrait dans la Gironde,
c'était uniquement pour échapper à la tempête. Les voies de com-
munication rapide ont de nos jours presque entièrement supprimé
la navigation de cabotage qui existait entre le bassin d'Arcachon et
TOME XLVIII. 30
566 REVUE DES DEUX MONDES.
la Bretagne. Seulement quatre chasse-marée, ayant chacun de 50 à
80 tonneaux de jauge, se balancent sur les eaux du port de La Teste
ou se penchent dans la vase des crassats. Il ne reste plus aux ma-
rins que la ressource de la pêche, soit en pleine mer, soit au milieu
du bassin d'Arcachon. Heureusempnt, sur toute la partie du littoral
français comprise entre Vannes et Saint-Jean-de-Luz, il n'existe pas
de parages aussi poissonneux que ceux du quartier maritime de La
Teste.
La pêche maritime, connue encore sous le vieux nom de pêougue,
dérivé du latin pclagus^ n'est point exempte de dangers, car elle se
fait pendant la saison des tourmentes, en hiver et au printemps.
Après avoir franchi la barre, il faut tenir la mer par tous les temps,
s'occuper à la fois de la pose des filets et du salut de l'embarcation,
savoir, au moment propice, glisser sur les brisans, pressentir l'ap-
proche de la tempête pour rentrer à la hâte dans le bassin et quel-
quefois pour s'enfuir vers les abris qu'offrent l'embouchure de la
Gironde ou les pertuis de la Saintonge. Malheureusement, dans ces
parages du golfe de Gascogne , les variations atmosphériques se
produisent d'une manière soudaine et parfois tout à fait imprévue.
Il ne se passe guère de saison d'hiver sans qu'une ou plusieurs cha-
loupes de pêche ne périssent en essayant, malgré le vent, de forcer
l'entrée du bassin d'Arcachon.
11 y a quelques années, les pêcheurs qui s'aventuraient sur la
mer étaient encore bien plus exposés qu'ils ne le sont aujourd'hui :
lorsqu'ils se laissaient surprendre par une violente tempête loin du
rivage, il ne leur restait plus qu'à lutter contre une mort presque
Inévitable. Alors les chaloupes de pêche n'avaient pas même de
quille , et le pont était remplacé par quelques solives sur lesquelles
s'asseyaient les rameurs: pourtant un équipage de treize hommes
s'embarquait sur ces espèces de pirogues, à peine supérieures à
celles des peuplades sauvages. Arrivés à l'endroit favorable, les
marins jetaient de lourds filets, réseaux de 100 mètres de longueur
assujettis à des flotteurs de liège, puis ils veillaient. Quels que fus-
sent l'état de l'atmosphère et les menaces de l'horizon, ils devaient
se maintenir près du filet, qui repi'ésentait pour eux un capital de
plusieurs centaines de francs et l'avenir de la famille. Malheur à eux
quand la force du vent ou la hauteur des lames de fond les obli-
geait à laisser dans la mer leurs engins de pêche, et à s'enfuir
vers l'estuaire de la Gironde, éloigné de plus de 100 kilomètres!
Malheur aussi lorsqu'ils étaient surpris par l'orage après une pêche
abondante et que les bordages de leur bateau pesamment chargé
étaient à peine élevés de quelques pouces au-dessus de la mer!
Pour empêcher les vagues de déferler dans la ninasse, ils tendaient
LE LITTORAL DE LA FRANCE. Zi67
une toile en guise de pont; mais contre la mer furieuse c'était là un
bien faible obstacle, et chaque lame qui passait sur la tète des ma-
rins remplissait à demi la frêle embarcation. Parfois un seul coup
de vague faisait sombrer le bateau en pleine mer. Pendant l'hiver
de 1835 à 1836, une flottille de six chaloupes, portant soixante-
dix-huit pêcheurs de La Teste, fut engloutie en un seul jour. Les
débris des bateaux et les cadavres furent roulés par les flots le long
de la plage des landes du Médoc, et plusieurs semaines après le
désastre on découvrait encore çà et là des lambeaux de chair hu-
maine à demi mangés par les crabes.
Depuis cet événement terrible , qui fit des centaines d'orphelins
à La Teste, quelques armateurs firent construire pour la pêche des
embarcations insubmersibles; mais ils eurent à lutter contre l'oppo-
sition des marins eux-mêmes, qui ne voulaient pas monter sur ces
bateaux dans la crainte puérile qu'on ne les accusât de lâcheté. Ce-
pendant on a graduellement remplacé toutes les anciennes barques
par des bateaux pontés, et le matériel de pêche a été modifié. Les
chaloupes surprises par la tempête peuvent du moins tenir la mer
sans courir le risque de sombrer sous le poids des vagues et ne sont
en danger imminent de perdition que dans le voisinage des côtes.
Au lieu des filets lourds et coiiteux qu'on employait autrefois, on se
sert du chalut, espèce de sac qui traîne sur le fond de la mer der-
rière le navire, et dans lequel les poissons, gros et petits, viennent
se prendre d'eux-mêmes. Un équipage de trois hommes suffit à la
manœuvre, tandis que treize matelots étaient jadis nécessaires pour
le même travail.
Si l'existence des pêcheurs du bassin est moins dangereuse que
celle des marins de la pêoiigue, elle n'est guère moins fatigante et
moins rude pendant les mauvais temps. A chaque bourrasque, l'eau
du bassin se hérisse en lames courtes et pointues qui secouent et
disloquent les embarcations; les vents, masqués par les dunes et
les promontoires, changent encore plus brusquement qu'en pleine
mer; les bancs de sable, cachés sous la surface de l'eau, obligent
les rameurs à faire de continuels détours. Et puis le flux et le re-
flux n'attendent pas; il faut être prêt en même temps qu'eux pour
se faire porter aux pêcheries par la force du courant et ne perdre
aucun des momens favorables à la prise du poisson. Ceux qui veu-
lent recueillir des coquillages sur les crassats ne sont pas moins
pressés. Ils arrivent à l'instant précis où le banc de vase commence
d'émerger, puis ils descendent sur l'îlot sans cesse agrandi et s'at-
tachent aux pieds des patins ou planchettes de forme carrée , qui
les soutiennent sur la vase molle ; ils suivent lentement, et courbés
en deux, le flot, qui se retire par degrés. Au changement de marée,
hQS REVUE DES DEUX MONDES.
les pêcheurs battent en retraite à leur tour et travaillent à reculons.
Enfin, quand la lisière d'écume se resserre autour d'eux et les en-
vironne de cercles de plus en plus étroits, il ne leur reste qu'à sauter
dans leur barque, soulevée par l'eau montante.
Poissons et coquillages sont portés à la ménagère, qui est le vé-
ritable chef de la maison, aussi bien à La Teste que dans toutes les
autres villes du littoral français habitées par des pêcheurs. C'est la
femme qui dirige seule les affaires de la communauté pendant les
longues absences du mari. Sur elle peut tomber aussi d'un moment
à l'autre tout le poids de la famille, et si par malheur l'homme périt
dans quelque naufrage, c'est à elle qu'incombe le soin d'élever les
fils pour ce dangereux métier de marin qui a déjà coûté la vie à
leur père. La femme décide le plus souvent en dernier ressort dans
toutes les transactions commerciales, et se charge de vendre les
produits journaliers de la pêche. Avant que le chemin de fer de
Bordeaux à La Teste fût construit, c'était bien souvent elle qui en-
treprenait, en charrette ou à cheval, le pénible voyage de Bor-
deaux ; en toute saison et par tous les temps, elle traversait de nuit
les marais et les bruyères du Médoc afin d'arriver de bon matin sur
le marché de la métropole et repartir aussitôt après avoir vendu sa
marchandise. Les femmes et les jJoissonniers de profession étaient
les seuls qui connussent la grande ville et qui en racontassent les
merveilles aux pêcheurs et aux résiniers de La Teste, enfermés de
tous côtés par le désert des landes.
II.
Quelques années à peine s'étaient écoulées depuis la construction
des premiers chemins de fer que déjà Bordeaux, jalouse de posséder
aussi une petite voie ferrée comme Paris, Lyon et les grandes cités
de l'Angleterre, demandait la concession d'une ligne dirigée sur La
Teste. Certainement ce n'était point l'un des travaux publics les
plus importans que l'on pût entreprendre à cette époque. Le poisson
frais, destiné à former le grand élément du trafic, ne valait pas les
5 ou 6 millions de francs que devait coûter l'établissement du chemin
de fer, et l'on ne pouvait guère espérer alors que la pose des rails
aurait un jour pour résultat la mise en culture et le peuplement des
landes. Néanmoins les capitalistes bordelais, soutenus par le patrio-
tisme local, réussirent à constituer leur société, et le 7 juillet 1841,
deux années avant que les chemins de fer de Paris à Orléans et à
Rouen fussent inaugurés, celui de Bordeaux à La Teste était ouvert
au public. Ainsi qu'on aurait pu s'y attendre, le trafic ne fut pas
même assez considérable pour couvrir les frais de l'entreprise , et si
LE LITTORAL DE LA FRANCE. /i69
la compagnie ne tomba pas bientôt en faillite, ce fut grâce à de con-
tinuelles faveurs du gouvernement et à la patience des actionnaires.
Enfin l'état dut placer le chemin sous séquestre et l'administrer lui-
même jusqu'à ce qu'une société puissante vînt faire de cette insi-
gnifiante voie ferrée la tête de ligne du chemin de fer de Bordeaux
à Rayonne, destiné à devenir un jour la grande artère transversale
de l'Europe entre Ârkhangel et Lisbonne.
Si les actionnaires n'ont pas eu à se féliciter de la construction
du chemin de fer de La Teste, en revanche les habitans riverains du
bassin d'Arcachon lui doivent leur prospérité. Grâce à la vapeur,
une population jadis perdue dans le désert se trouvait reliée au
reste du monde, et voyait s'ouvrir devant elle un avenir imprévu.
Ce n'était plus par familles isolées, mais par centaines, que, pen-
dant la belle saison, les baigneurs venaient de Bordeaux et du reste
de la France se plonger dans les eaux du bassin et se promener sur
les plages. Les fringantes amazones effarouchaient par leurs caval-
cades les résiniers à demi sauvages. On commençait à construire
des chalets, de somptueuses villas au milieu de ces dunes où, récem-
ment encore, les habitans ne songeaient qu'à préparer crt arcan-
son (1) qui a donné son nom à la plage des bains et au bassin lui-
même.
La ville naissante se développe sur plusieurs kilomètres de lon-
gueur entre le rivage sablonneux de la baie et le pied de hautes
dunes couronnées de pins. Les grands arbres que la hache a respec-
tés, les monticules couverts de broussailles, les fourrés d'arbousiers
rappellent encore en divers endroits la nature sauvage; mais au
bord de l'eau il ne reste plus rien de l'ancienne forêt : partout s'é-
lèvent des édifices capricieux et fantastiques imités de tous les styles
et bariolés de toutes les couleurs. Des jardins odorans et touffus les
entourent. Devant la plage de sable blanc, doucement inclinée et
rayée d'herbes marines qu'a délaissées le flot, coulent tantôt vers
l'extrémité du bassin, tantôt vers la haute mer, les eaux d'un pro-
fond canal sur lequel se balancent les bateaux de plaisance et les
embarcations des pêcheurs. Au nord, l'île aux Oiseaux, les rivages
d'Ares, de Lanton et d'Audenge se dessinent comme des lignes
grises à la surface de l'eau, tandis que le promontoire boisé du
Ferret s'allonge à l'ouest entre le bassin et la haute mer, dont on
entend presque toujours gronder la voix terrible.
Arcachon ressemble d'une manière étonnante à ces villes améri-
caines qui s'installent en pleine forêt vierge et projettent leurs rues
dans la solitude, sans se préoccuper des obstacles. En se promenant
(!) Résine coulée dans des moules en terre. On l'appelait aussi arcasson et arcachon.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le bord de la petite mer intérieure des landes, ceux qui connais-
sent la Louisiane pourraient se croire transportés à Madisonville,
à la Passe-Christiane, à Pascagoula : ce sont les mêmes construc-
tions éparses et entourées d'arbustes, les mêmes collines couvertes
de pins, le même bassin aux longues plages basses. Cependant Ar-
cachon est aujourd'bui plus prospère que ces villes de planteurs,
abandonnées ou détruites depuis le commencement de la rébellion.
De tous les côtés on voit s'élever de nouvelles constructions, des
chalets suisses, des manoirs gothiques, des pavillons moresques et
jusqu'à des pagodes hindoues et des temples chinois. Au sommet de
l'une des principales dunes qui dominent Arcachon surgit une es-
pèce de mosquée peinte de couleurs éclatantes; plus haut encore se
dresse une gracieuse tourelle à jour; au-delà, des maisonnettes
éparses se nichent dans chaque repli des collines. La ville grandis-
sante transforme graduellement la forêt en un parc de plaisance au
moyen des allées sinueuses qu'elle projette au loin dans toutes les
directions. La construction des maisons, la mise en culture des jar-
«dins, le percement des routes et tous les embellissemens de la ville
exigent un si grand nombre d'ouvriers que de proche en proche le
taux des salaires augmente dans les localités environnantes et jus-
qu'à Bordeaux. En même temps la valeur des terrains s'accroît dans
une proportion rapide, et des propriétaires qui retiraient un bien
maigre profit de leurs forêts vendent maintenant le mètre carré
de sable aussi cher que s'il était situé sur la grande rue d'une cité
populeuse.
La petite ville de bains naguère inconnue a pris une fière devise
qu'elle ne peut manquer de réaliser un jour : H cri soUtudo, hodie
vicus, crus chutas. La prospérité sur laquelle les habitans d' Ar-
cachon comptent avec confiance ne saurait d'ailleurs étonner per-
sonne, car ce point du littoral offre toutes les conditions nécessaires
pour attirer et retenir les visiteurs. Arcachon a surtout l'inappré-
ciable privilège d'être situé à proximité d'un grand centre de popu-
lation. Le court voyage de Bordeaux à la plage des bains n'est pas
une fatigue. Une heure après avoir quitté les rues bruyantes et pou-
dreuses de la ville, on peut se promener solitairement sur le sable
au bord du flot marin. Bientôt des trains rapides abrégeront encore
la distance, et trois quarts d'heure suffiront pour la traversée de
toute la péninsule du Médoc entre la rive de la Garonne et celle du
bassin. On le comprend : c'est là un avantage qui assure à la ville
d' Arcachon une grande supériorité sur Royan et les autres stations
de bains du golfe de Gascogne. Même, lorsque le chemin de fer de
Bordeaux à la Pointe-de-Grave sera terminé, les voyageurs pourront
gagner la baie d' Arcachon en deux fois moins de temps qu'il ne leur
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 471
faudrait pour atteindre Royan ou la plage de Soulac. Pendant les
jours de fête, les Bordelais se rendent souvent par centaines à Ar-
cachon afin de s'y reposer quelques heures, et maintenant on parle
d'organiser des trains spéciaux pour les personnes qui désirent passer
leur soirée au casino ou sur la plage des bains. Déjà le nombre des
visiteurs d'un jour est sextuple de celui des baigneurs qui résident
dans la ville pendant une ou plusieurs semaines (1).
La prospérité d'Arcachon se rattache d'ailleurs à une loi sociale
dont la mise en pratique était jadis entravée par la misère et la
difficulté des communications, mais qui , grâce aux chemins de fer
et aux progrès du bien-être général, approche d'une manière tou-
jours plus complète de sa réalisation définitive. La vie normale de
l'homme se compose d'une succession de contrastes. Après le tra-
vail pénible dans la cité bruyante, il lui faut le repos à la cam-
pagne; après la vue des hautes maisons et des rues étroites, il lui
faut l'aspect de la mer ou des grands bois; après ]a société des
gens d'affaire ou des compagnons de labeur, il lui faut celle des
amis de plaisir et quelquefois les promenades solitaires dans la na-
ture vierge des bruits humains. L'aggravation continuelle du tra-
vail accompli par les hommes de notre époque, la tension de plus
en plus énergique de toutes les forces de l'esprit et du corps, ren-
dent le besoin périodique de déplacement et de repos d'autant plus
impérieux. L'organisme de la société ne peut donc se développer
d'une manière satisfaisante, si des villes de plaisir et de noncha-
loir, à population plus ou moins nomade, ne font pas équilibre aux
grandes cités où les hommes s'agitent et bourdonnent dans une in-
cessante activité. Tous ceux qui travaillent par le bras et par la
pensée n'ont pas encore le bonheur de pouvoir retremper ainsi leurs
forces et leur courage dans la vivifiante nature, et par une singu-
lière ironie du sort on rencontre souvent parmi les habitués des
villes de repos des gens paresseux et inutiles qui ne savent où pro-
mener leur ennui. Quoi qu'il en soit, le développement des villes du
littoral ou des montagnes qu'on visite en foule pendant la belle
saison est lié d'une manière intime à la prospérité des grands cen-
tres industriels ou commerciaux. C'est Bordeaux qui a fait Arca-
chon; c'est encore Bordeaux qui lui donnera plus tard une impor-
tance bien plus grande, lorsque les progrès de la science et de
(1) La population sédentaire de la ville s'élève à 1,000 habitans à peine; mais un
recensement local nous apprend que, pendant la saison de 1862, 10,402 personnes ont
séjourné un mois en moyenne sur la plage d'Arcachon. Pendant la même saison ,
tous les convois du chemin de fer ont transporté de Bordeaux à Arcachon plus de
60,000 voyageurs, qui pour la plupart voulaient passer seulement un jour ou quelques
heures sur le bord de la mer. En 18C3, la foule s'est encore accrue.
Zi72 REVUE DES DEUX MONDES.
l'industrie auront rendu les populations plus mobiles et plus faciles
à déplacer qu'elles ne le sont aujourd'hui. En devenant le complé-
ment nécessaire de la capitale du sud-ouest de la France, Arcachon
deviendra aussi, par la force de l'exemple, le rendez-vous principal
des contrées environnantes.
Cette ville n'eût-elle pas le privilège d'être le point du littoral le
plus rapproché de Bordeaux, qu'un avenir prospère ne lui serait
pas moins assuré par les avantages exceptionnels qui la distinguent.
Sur toute la plage des landes, de l'embouchure de la Gironde à
celle de i'Adour, c'est le seul endroit où l'uniformité générale de
la rive soit interrompue par un paysage riant. Une vaste baie d'eau
salée, propre aux bains de mer, y déroule à perte de vue sa nappe
verte entre des rives d'aspect varié; de pittoresques monticules cou-
ronnés de pins s'élèvent dans l'enceinte même de la ville ; les mai-
sons brillent au milieu de la verdure; une forêt magnifique em-
brasse les groupes de maisons dans une ceinture de grands arbres,
et s'étend au loin sur les longues croupes et dans les vallons paral-
lèles des dunes. La foret d'Arcachon et celle de La Teste, qui la
continue au sud , offrent des sites d'un aspect saisissant. Sur les
hauteurs, les pins à l'écorce moussue se distribuent en quinconces
irréguliers, et laissent entrevoir çà et là les vallées lointaines et la
mer. Plus fertile, le sol des bas-fonds est presque entièrement
caché par une épaisse végétation ; dans les intervalles laissés entre
les pins et sous l'ombrage de cette première forêt en croît une se-
conde, composée de chênes et d'arbousiers; des houx, des bruyères,
des genêts hauts de 5 à 6 mètres, se mêlent à ces arbres et forment
des fourrés souvent impénétrables. Ailleurs, principalement sur la
lisière orientale des dunes, on voit s'ouvrir de distance en distance
de vastes cirques, au fond desquels s'étendent des br/ious ou ma-
récages, restes d'anciens lacs dont les eaux ont été absorbées par
les innombrables racines de la forêt. Le résinier lui-même n'aime
pas à s'aventurer dans ces espaces au sol encore spongieux où les
arbres des diverses essences se groupent dans la pittoresque har-
monie que leur a donnée la nature : des pins énormes, les uns déjà
rongés au cœur, les autres encore vivans, penchent au bord des
braous leurs troncs âgés de plusieurs siècles, et projettent leurs
longues branches dégarnies de feuilles au-dessus de la forêt vierge.
En cheminant ainsi à travers les admirables solitudes des grands
bois, 0 1 peut voyager pendant des lieues et gagner la cime du
Truc-de-la-Truque, ou celle des Monts-de-Lascours , qui sont les
dunes les plus élevées de l'Europe entière. De ces hauteurs on re-
descend soit vers l'étang de Gazaux, dont la nappe d'eau transpa-
rente couvre des milliers d'hectares, soit vers le rivage de la mer,
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 473
en face de l'entrée du bassin. En cet endroit, les brisans de la passe,
les îles et les îlots qui se forment et se reforment près de l'embou-
cliure, les talus de sable affouillés à la base, composent un tableau
changeant que le géologue étudie et que l'artiste admire.
Le climat d'Arcachon est supérieur à celui des contrées environ-
nantes et rappelle, sinon par la pureté du ciel, du moins par l'éga-
lité de la température, le climat des stations d'hiver les plus fré-
quentées de la Provence et de la Ligurie. La hauteur moyenne du
thermomètre est de 15 degrés sur les rives du bassin d'Arcachon,
c'est-à-dire qu'elle est à peine inférieure à celle de Nice. En hiver,
la température moyenne est de 8 degrés au bord de la plage et de
10 degrés dans l'intérieur de la forêt : c'est le doux climat hiver-
nal de Cannes et de Menton (1). Dans les Ictlcs ou vallons étroits
qui séparent les rangées parallèles des dunes, l'atmosphère est tou-
jours parfaitement calme, et même en décembre et en janvier, alors
que la froide bise du nord-ouest fait ployer les grands pins, les per-
sonnes qui se promènent dans les bas-fonds jouissent d'une tem-
pérature agréable qui ferait croire à la venue prématurée du prin-
temps ou h la prolongation de l'automne. Les arbousiers, ces
charmans arbustes des forêts provençales que signalent au loin
leurs baies d'un rouge éclatant, sont probablement indigènes dans
la forêt d'Arcachon, car on les y désigne par le nom local de lédou-
nès, et depuis un temps immémorial leurs fruits servent à fabriquer
une boisson fermentée, qui jadis était d'un usage général chez les
résiniers. Les cistes et d'autres plantes qui rappellent les bords de
la Méditerranée tapissent aussi le sable des dunes. Le myrte, ré-
cemment acclimaté, prospère dans les jardins et bientôt sans doute
aura franchi les haies pour se propager au milieu des bois. A La
Teste, on voit un olivier grandir depuis plusieurs années au pied
de hautes dunes qui l'abritent contre le vent d'ouest; l'oranger
lui-même résiste aux gelées et passe l'hiver en pleine terre dans les
vallons de la forêt, parfaitement garantis des vents froids. En toute
saison, sauf pendant les mois de décembre et de janvier, les ajoncs,
les genêts sont couverts de leurs innombrables fleurs jaunes. On le
voit, les vallons das dunes seront un jour d'admirables jardins d'ac-
climatation.
Où la vie des plantes se développe d'une manière si remarquable,
il est naturel de penser que la santé de l'homme prospère aussi. On
cite en effet l'exemple des résiniers de la forêt, qui vivent longtemps,
exempts de maladie, bien qu'ils se nourrissent mal et négligent tous
(t) Il est probable que la température hivernale est encore plus douce sur la plage
du village d'Ares, qui est tourné vers le midi.
h' h REVUE DES DEUX MONDES.
les coml'orts de l'existence. Une petite colonie de familles étran-
gères s'est installée déjà dans les villas d'hiver construites sur le
revers méridional des dunes d'Arcachon. L'expérience de ces nou-
veau-venus, malades pour la plupart, prouvera une fois de plus que
l'odeur des pins et l'électricité dégagée par les émanations rési-
neuses exercent une heureuse influence sur la marche de plusieurs
maladies et principalement des affections de poitrine. Les habitans
des villas de la forêt jouiront en outre de la douce température hi-
vernale qui distingue le climat d'Arcachon; souvent aussi ils auront
la satisfaction de voir passer sur leurs têtes, sans en recevoir les
ondées, de gros nuages que le vent de l'Atlantique chasse rapide-
ment vers l'intérieur des terres, où ils crèvent en averses. Cepen-
dant, il faut le dire, après un agréable hiver vient le mois des pluies
et des brusques tempêtes, le triste mois de mai que nos poètes ont
tant chanté parce qu'il est beau dans la Grèce. En été, les chaleurs
sont presque intolérables dans les vallons des dunes; mais sur les
bords du bassin la brise marine ou les vents qui soufflent de l'inté-
rieur du continent rafraîchissent constamment l'atmosphère. L'écart
que les météorologistes ont constaté entre la température estivale de
la forêt et celle de la plage est de 6 degrés environ (1). Ainsi dans
une zone de quelques centaines de mètres de largeur on trouve
deux climats parfaitement distincts : l'un favorise la création d'un
quartier d'hiver pour les malades; l'autre convient davantage au
quartier d'été, que fréquentent déjà depuis quelques années les bai-
gneurs et les hommes de plaisir. Deux villes juxtaposées, ayant
chacune sa population distincte, remplacent l'antique solitude d'Ar-
cachon.
111-
C'est un fait souvent démontré par l'histoire que la décadence
morale peut coïncider avec les progrès matériels, lorsque les res-
sources de la contrée proviennent d'opérations plus ou moins aléa-
toires, et non pas d'un travail régulier. De même aussi les bénéfices
intermittens, réalisés dans la plupart des villes de bains par suit^e
de l'affluence temporaire des étrangers, peuvent exercer une action
démoralisante sur les habitans, et les accoutumer à ne plus compter
sur eux-mêmes, à se croiser paresseusement les bras, à tout de-
mander au hasard. Ce serait donc un grand malheur pour Arcachon,
si cette ville naissante n'avait aucune industrie locale et devait pas-
(1) Les températures moyennes de Tété sont, d'après les observations de M. Hameau,
de 27°, 4 dans la forêt et de 21",6 sur le rivage du bassin.
LE LITTORAL DE LA FRANCE. /i75
ser, comme tant d'autres stations de bains, par des alternatives d'ac-
tivité fébrile et de chômage complet; mais heureusement les Arca-
chonnais ont en commun avec les habitans de La Teste et ceux des
autres localités riveraines les ressources que leur offre le bassin.
Pêcheurs, bateliers, gardiens des parcs à huîtres, passent la moitié
de leur vie sur les flots ou sur les crassats, et tirent leur subsis-
tance de ce grand réservoir où les êtres pullulent par milliards.
Le premier regard que l'on jette sur le bassin d'Arcachon révèle
déjà l'une des industries locales. Sur le pourtour de tous les bancs
on voit des rangées de pieux battus à marée haute par une eau ver-
dâtre et floconneuse, souillés à marée basse par les sables et la boue
des crassats. Ces rangées de pieux, qui surgissent de la surface du
bassin, ne servent, pendant la plus grande partie de l'année, qu'à
gâter le paysage en donnant à la baie marine l'aspect d'un marais
hérissé des branches d'une antique forêt submergée ; mais au com-
mencement de l'hiver, alors que les canards sauvages descendent
par bandes nombreuses vers le midi, les chasseurs déploient leurs
filets entre les pieux des crassats, et attendent que les oiseaux vien-
nent se prendre d'eux-mêmes. A l'heure du reflux, les canards s'a-
battent sur les bancs émergés, précisément à l'endroit où la lisière
écumeuse du flot se mêle au sol vaseux. La marée succède au re-
flux: l'eau gagne peu à peu et rétrécit les contours de l'îlot; les
canards reculent à mesure devant la masse liquide envahissante,
et, prenant leur vol parallèlement à la surface de l'eau, ils vont se
heurter contre les fdets et se débattent vainement entre les mailles.
La besogne des chasseurs est alors bien simple : ils n'ont plus qu'à
massacrer les victimes. On dit que les habitans de La Teste ont,
dans l'espace d'un seul hiver, vendu jusqu'à cent mille canards sur
les marchés de Bordeaux; mais depuis quelques années le produit
des chasses a diminué considérablement. C'est que le nombre des
chasseurs augmente en proportion dans les landes des environs de
Bordeaux et dans tout le reste de la France. Avant de se poser sur
les crassats du bassin d'Arcachon, les bandes de canards sauvages
ont été décimées en route.
Outre les pieux qui servent à la pose des fdets, on aperçoit aussi
en certains endroits de longues perches qui ploient sous la force du
courant. Ces perches indiquent les limites des concessions huîtrières
faites à divers particuliers depuis que l'on s'occupe (ïosfréoculture
dans le bassin d'Arcachon. De tout temps on a péché des huîtres
excellentes dans la baie; au fond des chenaux, là où les courans
alternatifs des marées sont le plus rapides, on trouvait des /mitres
de grave-, sur les sables des crassats, on recueillait ces fameuses
huîtres de gravette, qui étaient expédiées ensuite dans tout le reste
476 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Europe, et qui se sont développées d'une manière si remar-
(juable sur les bancs de sable d'Ostende. Néanmoins, par leur incurie
et leur avidité, les pêcheurs avaient presque complètement dépeuplé
le bassin et ne rencontraient plus que des huîtres isolées, trop peu
nombreuses pour faire l'objet d'un commerce lucratif. Depuis que
la pêche est interdite pendant la plus grande partie de l'année, la
surface des crassats s'est peuplée de nouvelles huîtres, et mainte-
nant il en existe des millions sur le fonds commun réservé aux
pêcheurs. L'épargne de ce capital vivant semble tellement néces-
saire qu'à la saison de 18G/i on ne permettra aux marins de recueil-
lir les huîtres du domaine publie que pendant l'espace d'une seule
journée.
L'économie bien entendue suffirait seule pour rendre aux huî-
trières leur ancienne richesse; mais, afin de hâter le peuplement
du bassin, on a eu recours à l'importation d'huîtres étrangères.
Chargé de la mission d'ensemencer la baie, M. Coste a fait choix,
pour l'établissement de son parc modèle, des fonds émergens qui
occupent une position très favorable au nord-est de l'île aux Oi-
seaux, et sur lesquels existaient déjà des colonies d'huîtres de gra-
vette. C'est là qu'il a fait déposer en rangées parallèles, comme sur
les plates -bandes d'un verger, des chargemens entiers d'huîtres,
prises non-seulement dans les chenaux du bassin où la pêche est
interdite, mais aussi sur les bancs de Noirmoutiers, du Morbihan,
de Normandie, d'Espagne et d'Angleterre; il a même reçu de ces
huîtres de la Virginie qui pullulent dans les planiaiions de la Che-
sapeake, où elles atteignent jusqu'à quinze pouces de longueur, et
qui contribuent pour une si forte part à l'alimentation des habitans
de Baltimore, de New-York et des autres grandes villes de l'Union
américaine (1). Toutes les mesures indiquées par la théorie et l'ex-
périence ont été prises pour assurer le succès de cette tentative
d'acclimatation. On a pavé d'abord les crassats d'un lit de coquilles
de toute espèce destinées à servir de reposoir au naissai)i, c'est-à-
dire aux animalcules qui s'échappent par myriades du manteau
d'une seule huître mère. Puis, sur toutes les plates-bandes ense-
mencées, on a placé des appareils collecteurs, grandes caisses en
bois de diverses formes, garnies intérieurement de fascines dont
les branches arrêtent au passage une grande partie des germes
naissans. Plusieurs surveillans sont chargés du service général de
l'établissement et de l'entretien des appareils; en outre l'équipage
d'un brick de l'état qui se balance dans la rade, en face d'Ar-
(1) Des huîtres de la môme espèce se trouvent, dit-on, à l'état fossile dans quelques
terrains des environs de Bordeaux.
LE LITTORAL DE LA FRANCE. hll
cachon , est souvent mis en réquisition pour les travaux du parc.
Quelle que soit l'importance des résultats obtenus par M, Goste
dans sa <( ferme-école » de l'île aux Oiseaux, ces résultats n'auto-
risent point à porter un jugement définitif sur l'avenir de l'ostréo-
culture, telle qu'elle se pratique dans le bassin d'Arcachon, Pour
hasarder une opinion, il importe avant tout de connaître la situation
des entreprises privées dans lesquelles la question pratique des bé-
néfices annuels est prise en considération : ce sont les propriétaires
qu'il faut consulter. Au nombre de plus de cent dix, ils ont obtenu
la concession de pays ayant en moyenne de 3 à Zi hectares de su-
perficie, et comprenant ensemble ùOO hectares, c'est-à-dire plus
de la moitié des fonds émergens qui conviennent à l'élève des huî-
tres. Ces parcs, situés principalement autour de l'île aux Oiseaux et
sur les bords des chenaux de La Teste, de Gujan, du Teich, d'Ares,
occupent presque sans exception des crassats où il n'existait pas
d'huîtres avant l'époque de la concession. Suivant l'exemple qui
leur avait été donné pour la première fois par divers habitans de
La Teste, et qu'a renouvelé plus tard sur une grande échelle le
fondateur de l'établissement domanial, les propriétaires ont ense-
mencé leurs parcs au moyen d'huîtres pêchées sur les crassats
du fonds commun ou bien importées à grands frais des diverses
contrées de la France et de l'étranger; ils ont également imité, en
les modifiant de plusieurs manières, les appareils collecteurs qui
servent à fixer le naissain. Leurs efforts, continués avec persévé-
rance, n'ont point été infructueux; mais en général les proprié-
taires ne réalisent de bénéfices qu'à la condition d'acheter chaque
année du renouvelain, c'est-à-dire des huîtres du fonds commun,
qu'ils sèment dans leurs parcs. La production n'est pas assez rapide
pour que le naissain suffise à repeupler les crassats après l'enlève-
ment des huîtres marchandes, et le nombre des mollusques ne peut
être maintenu que par de continuelles importations. On évalue à
sept ou huit par mètre carré la proportion des huîtres qui vivent
sur les fonds concédés du bassin d'Arcachon; à ce taux, il existerait
environ 30 millions d'huîtres dans la partie de la baie exploitée di-
rectement par les propriétaires. D'après M. Coste, le bassin, bien
exploité, devrait fournir annuellement au commerce 800 millions
d'huîtres, donnant un revenu de IZi à 15 millions de francs (1). On
le voit, les producteurs ont encore beaucoup à faire pour réaliser les
espérances qu'on fonde sur eux.
Il faut reconnaître d'ailleurs que, pour récolter des huîtres, les
(1) En 186'2, le revenu brut des huitrières s'est élevé à 376,000 francs. Depuis cinq
ans, la production totale a été de 65 millions d'huîtres, représentant, à 2 francs 50 C(>n-
times le cent, la somme de 1,625,000 francs.
/i78 REVUE DES DEUX MONDES.
concessionnaires de parcs ne se contentent pas d'ensemencer le sable
des crassats, ils ont en outre des frais considérables de surveillance
et d'entretien, et quelques-uns d'entre eux ont à lutter contre de sé-
rieuses difficultés. Sur chaque huîtrière se balance à marée haute et
s'engrave à basse mer un lourd ponton, espèce de caisse goudronnée
que doit habiter le gardien chargé de protéger la concession contre
les pêcheurs braconniers. A cette première dépense, qui représente
déjà près de 100,000 francs pour toute l'étendue du bassin, il faut
ajouter celles que nécessitent l'établissement et la réparation des
appareils collecteurs ainsi que l'achat du renouvelain. Ce n'est pas
tout : les éleveurs doivent encore veiller à ce que les coquilles des
jeunes huîtres ne deviennent ni trop plates ni trop irrégulières, et
dans la double intention de leur donner la forme voulue et de hâter
leur développement, ils font détraquer, c'est-à-dire détacher les
uns des autres les individus qui sont agglomérés en grappes. Et
puis tous les crassats ne conviennent pas également à l'ostréccul-
ture : les uns, trop vaseux, communiquent un mauvais goût à la
chair de l'animal; les autres, composés de sables trop purs, ne l'en-
graissent pas assez rapidement; d'autres encore restent trop long-
temps à découvert pendant la période du reflux, et les huîtres,
laissées périodiquement à sec, ne peuvent se développer qu'avec
lenteur. Enfin , pour énumérer les principaux obstacles qui s'oppo-
sent à l'extension de la nouvelle industrie, il faut ajouter que l'huître
a d'innombrables ennemis parmi les êtres qui l'entourent. Sur le
million de germes que la mère laisse échapper comme une espèce de
pollen, presque tout est dévoré au passage, et quelques individus
seulement ont la chance de se fixer et de croître sur une coquille
ou sur une branche. Ceux-là mêmes qui parviennent à prendre un
point d'appui et à se développer ne sont pas à l'abri du danger :
dès qu'ils ouvrent leurs valves, l'ennemi s'approche. Des mollusques
de diverses espèces en font leur pâture ; parfois, si l'on en croit le
témoignage des pêcheurs, les crabes, ces terribles ravageurs de la
mer, se glissent sournoisement à côté de l'huître entre-bâillée, avan-
cent avec précaution l'une de leurs pinces, puis d'un élan soudain
la posent sur le muscle de l'animal, et, devenus maîtres de leur
proie, la dégustent à loisir. Il n'est pas jusqu'aux crevettes qui ne
fassent aussi la chasse aux huîtres de petite taille.
Les réservoirs à poissons établis récemment près de la rive sep-
tentrionale et sur d'autres points du littoral de la baie donnent un
bénéfice plus sûr et plus constant que les huîtrières; mais ils de-
mandent une première mise de fonds très considérable pour la con-
struction des digues, des levées, des écluses destinées à enfermer le
poisson. Sous peine d'insuccès, les ingénieurs chargés de l'établis-
LE LlTTOllAL DE LA FRANCE. ^79
sèment des réservoirs doivent en tracer le plan général et en fixer
le niveau avec le plus grand soin, la moindre erreur de leur part
pouvant causer la mort d'innombrables poissons. La nappe d'eau
entourée de digues est-elle trop élevée, le flot de marée n'y pé-
nètre pas avec assez d'abondance, et les êtres emprisonnés meuient
d'asphyxie. Le niveau du réservoir est-il trop bas au contraire, les
courans alternatifs de flot et de jusant ne s'établissent pas avec as-
sez de force et ne peuvent produire ces chasses salutaires qui em-
pêchent l'eau de se corrompre en la renouvelant. Privés d'air, les
poissons périssent encore. S'il faut éviter de donner une grande
profondeur au réservoir, de peur qu'il ne renferme des espaces dé-
pourvus d'herbes et par conséquent inutiles comme pâlnragcs, il
faut cependant que la tranche d'eau soit assez considérable pour
que les poissons ne soient pas exposés à souffrir par l'effet des sé-
cheresses ou bien à périr pendant les gelées. Les constructeurs
de réservoirs ne doivent pas négliger non plus de creuser de dis-
tance en distance des fossés d'abri où les poissons puissent se réfu-
gier parmi les joncs lorsque la brise ou la tempête agite les vagues
du bassin. Plusieurs réservoirs, dans l'établissement desquels on
n'avait pas su prendre toutes les précautions nécessaires, n'ont
donné d'abord que de très médiocres résultats.
Quant à l'emmagasinement des poissons, rien n'est plus facile,
car les victimes viennent d'elles-mêmes au-devant de la mort. A
l'heure du jusant, elles s'avancent à l'encontre du courant qui sort
des réservoirs et pénètrent joyeusement dans l'écluse en sautillant
les unes par-dessus les autres et en frétillant de la queue. Au retour
de la marée, lorsque le courant change de direction et se précipite
dans les réservoirs, les poissons essaient de le remonter de nouveau
pour se rendre vers la mer; mais à la porte même ils sont arrêtés
par un filet tendu au travers de l'écluse. Par centaines et par mil-
liers, ils se pressent, ils se superposent en couches devant la porte
fatale; puis le courant chauge encore, et ils reviennent pâturer dans
leur nouveau gîte. Nombre de poissons meurent dans cette prison,
où les conditions de leur vie sont changées, où manquent surtout le
mouvement et le mélange éternel des flots qui parcourent librement
l'étendue de la baie. D'autres poissons, tels que le bar, le muge, la
sole, s'accoutument à vivre en captivité; mais ils perdent la faculté
de se reproduire et se bornent à engraisser. Seule, l'anguille fraie
dans les réservoirs, dit-on, comme si elle n'avait pas changé de sé-
jour. Maîtres de cette foule de poissons grossie par chaque nouvelle
marée, les pêcheurs peuvent jeter leurs filets avec la certitude de
les retirer remplis. Ils s'emparent au plus tôt du bar, qui est un
animal àe proie, et conservent les individus des autres espèces, at-
ZI80 REVUE DES DEUX MONDES.
tendant qu'ils aient atteint les dimensions voulues. Ainsi les ré-
servoirs sont de simples pêcheries qui n'ont rien de commun avec
cet art de la pisciculture renouvelé des anciens. La dilTérence est
grande entre les gardiens des viviers landais et ces pêcheurs de
la Chine qui, si nous devons en croire les voyageurs, appellent les
poissons par leur nom, marquent les uns pour la re})roduction, les
autres pour l'engraissement, et soignent la population de leurs étangs
comme nos ménagères soignent les volailles de leur basse-cour.
Les principaux réservoirs du bassin d'Arcachon sont d'anciens
marais salans qu'on a transformés au moyen de quelques déblais.
Les propriétaires riverains sont d'autant plus disposés à opérer ce
changement que les salines leur donnent un revenu inférieur à ce-
lui de la pêche, et que d'ailleurs une saison trop pluvieuse peut
faire manquer complètement la récolte. En revanche , l'exploitation
des viviers n'est interrompue par aucune mauvaise année, et les dé-
penses sont relativement très faibles (1). Aussi plusieurs personnes
qui n'ont pas de marais salans à changer en réservoirs demandent-
elles la concession de vastes fonds émergens qui bordent les che-
naux de la partie méridionale du bassin, et qu'il serait facile d'en-
diguer. L'administration de la marine, propriétaire de tous les
terrains que recouvrent les plus hautes marées d'équinoxe, refuse
d'accueillir ces demandes, et pour motiver son refus elle invoque
les droits des pêcheurs du littoral, intéressés à ne pas voir accapa-
rer au profit de quelques-uns une grande partie du poisson de tout
le bassin ; en même temps elle affirme, à tort ou à raison, que les
réservoirs sont une cause permanente d'insalubrité pour les com-
munes riveraines.
A l'industrie de la pêche se rattache l'élève des sangsues, qui se
pratique depuis un petit nombre d'années sur une échelle considé-
rable dans quelques mares situées près des rives du bassin. Quelque
mépris que l'on tienne à honneur d'afficher pour la vie des ani-
maux, il est certainement peu de personnes étrangères au métier
qui puissent suivre sans une vive répugnance tous les détails de
l'hirudiculture. Jadis on avait l'habitude de précipiter dans les ma-
rais à sangsues de malheureux chevaux écloppés, couverts de plaies
et de blessures; mais ces pauvres bêtes avaient, suivant les éle-
veurs de sangsues, le tort grave de se laisser périr trop tôt; les veines
ouvertes par les ventouses des annélides ne se refermaient pas, et
(1) Les marais salans d'Arcachon rapportent environ 150 francs par hectare et par
an, tandis que pendant le môme espace de temps un hectare de pêcherie exploité
réguli(^rement produit 200 francs. Année moyenne, on tire des réservoirs d'Arcachon
100,000 kilogrammes de poisson , vendus 75,000 francs sur leï marchés de Bordeaux.
La quantité de sel récolté annuellement ne dépasse pas 400 tonnes.
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 081
laissaient échapper tout le sang de la vie. Maintenant on trouve
beaucoup plus avantageux de livrer des vaches en proie aux sang-
sues. Effaré, hagard et néanmoins résigné, le lourd animal subit
avec un étonnement stupide les attaques des suceurs attachés en
grappes à son ventre et à ses jambes; mais au moment où il va suc-
comber d'épuisement, on le fait remonter sur la berge, puis on le
ramène au pâturage, pour lui faire reprendre un peu de vie et le
préparer à fournir un nouveau repas. Ainsi de deux semaines en
deux semaines l'animal est mangé en détail, jusqu'au jour de la
mort définitive. L'âne, qu'on emploie pour nourrir les jeunes sang-
sues, est moins résigné que la vache : il se cabre, lance des ruades,
essaie de mordre; puis, quand il est enfin tombé dans l'étang sous
une grêle de coups, il se démène avec terreur. Du reste, ses bles-
sures, comme celles du cheval, restent longtemps ouvertes, et gé-
néralement il succombe après avoir été servi deux fois en pâture
aux sangsues. Un éleveur d'Audenge, qui possède 4 hectares de
marais, y jette chaque année plus de deux cents vaches et plu-
sieurs dizaines d'ânons servant à nourrir 800,000 annélides (1). On
le voit, rhirudiculture est pour les habitans riverains du bassin
d'Arcachon une ])ranche assez importante de l'exploitation générale
des eaux.
Quant à l'exploitation du sol, elle a été jusqu'à nos jours assez
négligée, sauf dans la petite commune du Teich , et les terrains in-
cultes touchent en plusieurs endroits aux plages du bassin. Depuis
un siècle, diverses compagnies, dont quelques-unes ont eu des mil-
lions entre leurs mains, ont essayé de mettre en culture des cen-
taines de kilomètres carrés; mais de leurs travaux il ne reste guère
que des plantations d'arbres, un canal hors d'usage et de grandes
maisons inhabitées. De même que dans les autres parties des landes,
l'énergie individuelle des propriétaires isolés commence à faire sur
le pourtour du bassin ce que les riches compagnies n'ont pu ac-
complir, et, grâce aux avantages que donnent aux riverains la faci-
lité des communications et les rapports incessans avec Bordeaux,
on ne saurait douter que l'agriculture et la sylviculture ne se déve-
loppent bientôt assez rapidement. Chose remarquable toutefois, c'est
précisément là où le progrès serait le plus facile à réaliser que l'ex-
ploitation du sol se fait de la manière la plus barbare. L'antique fo-
rêt de La Teste, qui date probablement de l'époque des Ibères et
des Gaulois, et dont quelques parties ont vaillamment résisté, pen-
dant tout le moyen âge, contre les assauts de la mer et des sables,
(1) On expédie chaque année 1,500,000 sangsues des bords du bassin d'Arcachon à
Bordeaux. La vache à sangsues coûte 50 francs, et sa carcasse est revendue 20 francs.
TOME XLVUI. 31
Â82 REVUE DES DEUX MONDES.
cette forêt, qui fut jadis l'une ries plus belles de la France, est en-
core grevée d'usages qui rappellent les mauvais temps de la féoda-
lité, et rendent complètement impossible tout essai de sylviculture
rationnelle.
La forêt ou montagne de La Teste couvre une superficie de
3,85/i hectares en dunes et en lettes. Elle appartient à un certain
nombre de particuliers dont les droits sont parfaitement distincts,
et cependant elle est ouverte comme une lande publique à la libre
entrée de tous les habitans et au libre parcoui's du bétail. En vertu
d'anciens titres, les citoyens des communes de La Teste et de Gujan
peuvent s'approvisionner dans toute l'étendue de la forêt du bois de
chauflage et de construction nécessaire à leurs besoins. Contre les
droits des propriétaires, ils invoquent leurs droits immémoriaux
d'îisagers; ils sont eux-mêmes possesseurs par la jouissance. La
conséquence de cet état de choses est facile à deviner ; le conflit des
intérêts et des droits inconciliables empêche la propriété de se con-
stituer, et la forêt, qui n'est plus indivise et qui n'est pas encore
partagée, reste livrée à une exploitation barbare. Le bétail piétine
le sol, casse les branches et broute les jeunes arbres; les usagers
abattent les billes qui leur conviennent, et laissent de côté le bois
mort ainsi que les troncs difficiles h couper. De leur côté, les pos-
'sesseurs titulaires ne prennent aucun soin d'aménager leur portion
d'une forêt qu'ils voient livrée au pillage, et n'exploitent pas avec
plus de discernement que les usagers. Dans toute la montagne de
La Teste, il n'existe déjà plus de bois de chêne pouvant servir à la
construction; on ne rencontre que de vieux troncs contournés ou de
jeunes tiges utiles seulement pour servir de pieux. Tandis que, dans
une forêt de pins bien aménagée, le nombre des grands arbres ex-
ploités en résine est de 150 par hectare, on n'en compte que 50 sur
le même espace dans la forêt de La Teste, et même il n'en reste plus
que 10 dans certaines lisières de bois particulièrement exposées
aux déprédations de toute nature. Le revenu total, qui devrait dé-
passer un demi-million, atteint à peine 160,000 francs, et doit né-
cessairement diminuei" chaque année, puisque la consommation an-
nuelle dépasse la production, et que la foule des usagers, qui est
de sept mille aujourd'hui, s'accroît incessamment avec la popula-
tion des communes intéressées. Dans la forêt de La Teste, la pro-
priété, telle qu'elle existe, n'est que le droit d'abuser.
Il est urgent de remédier à cet état de choses, déplorable pour
les intérêts matériels et bien plus fâcheux encore pour les intérêts
moraux, car les discussions sans cesse renouvelées finissent par en-
gendrer les haines; à force de revendiquer leurs droits opposés, les
(lynnt-pins et les non-ayant-pins en arrivent à se détester cordiale-
LE LITTORAL DE LA FRANCE. A 8 3
ment. Pour concilier les esprits, il faut donc mettre un terme à cet
enchevêtrement d'intérêts hostiles, faire entrer l'ordre dans ce cliaos
digne du moyen âge, qui l'a produit et légué à la société moderne.
Rien ne serait plus facile. Que les possesseurs titulaires abandon-
nent aux usagers, en pleine et absolue propriété, une partie de la
forêt représentant ou dépassant la valeur capitalisée des droits
d'usage; que de leur côté les habitans des communes, héritiers des
avantages cédés jadis par le seigneur aux manans de son captalat,
consentent à échanger ces droits, qui rappellent leur antique ser-
vage, contre un titre qui les fera propriétaires, et, si la répartition
est faite d'une manière équitable, toutes les parties n'auront qu'à se
féliciter de l'issue du procès (1). Alors seulement la propriété sera
constituée et les détenteurs du sol pourront s'occuper de reboiser les
espaces dégarnis, d'élever des pins et des chênes pour la construc-
tion, d'aménager régulièrement leurs bois, de faire de la sylvicul-
ture en un mot. Dans l'intérêt de la production, il est à désirer aussi
que l'état aliène bientôt toutes les forêts qu'il a plantées sur les
dunes et qu'il a gardées, d'abord en qualité de tuteur, puis comme
propriétaire, en dépit des incessantes réclamations des communes.
Entre les mains des particuliers, ces forêts donneront un revenu
bien plus considérable qu'elles n'en donnaient au budget et contri-
bueront d'une manière bien plus efficace à l'accroissement de la ri-
chesse nationale.
IV.
Dans ses rêves d'avenir, Ârcachon ne se contente pas d'aspirer
au rôle de cité. La petite ville des landes se voit aussi grand port
de commerce, et les eaux de son bassin se couvrent déjà de na-
vires innombrables! La magnifique baie, dont la nappe s'étend à
perte de vue, rend cette ambition facile à comprendre. A l'excep-
ùon de quelques villes privilégiées, telles que Rio-Janeiro et San-
Francisco, les grands entrepôts maritimes du monde pourraient en-
vier cet immense port presque fermé, où les navires sont en sûreté
comme dans un lac. Les rades du bassin occupent de vastes es-
paces, et présentent des profondeurs assez considérables pour les
navires du plus fort tirant d'eau. L'une, qu'abrite du côté de l'ouest
la péninsule boisée du cap Ferret, offre de 8 à 15 mètres d'eau et
s'étend parallèlement au rivage de près de (i kilomètres de lon-
gueur. La rade d'Eyrac, qui forme le chenal entre la plage d'Ar-
(I) Cette thèse est exposée avec beaucoup de clarté dans un écrit local de M. A. Bi«;-
serié, intitulé : Des Droits d'usage dans la forêt de La Teste.
484 REVUE DES DEUX MONDES.
cachon et Fîle aux Oiseaux, est encore plus grande que celle du
Ferret, et la profondeur y varie de 8 à 20 mètres. Sans compter la
rade de Moullo , située au sud du bassin proprement dit, dans le
goulet d'entrée, et trop exposée aux vents d'ouest, les mouillages
d'Arcachon occupent ensemble une superficie de près de 700 hec-
tares ou 7' kilomètres carrés. D'après les calculs de l'ingénieur Pai-
rier, sept mille cinq cents navires de 800 tonneaux pourraient y
trouver place. Au lieu de cette immense flotte, sept fois plus con-
sidérable par le tonnage que toute la marine commerciale de la
France , on n'aperçoit dans la vaste étendue des eaux que des cha-
loupes, des barques, des pontons épars, et devant la plage des
bains quelques yachts de plaisance.
La solitude relative des excellentes rades du bassin d'Arcachon
peut sembler d'autant plus étonnante que sur cette côte des landes,
qui offre un développement total de 230 kilomètres environ, il
n'existe pas un seul autre port où puissent entrer les navires. Au
nord, au sud de la passe d'Arcachon, le rivage se prolonge d'un côté
jusqu'à l'embouchure de la Gironde, et de l'autre jusqu'à l'Adour,
en formant des sinuosités tellement faibles que sur nos cartes on les
dessine en ligne droite et que les navigateurs du large ne peuvent
en reconnaître la position, si ce n'est à la vue d'un phare ou d'une
balise. Nulle part, sur tout le littoral de l'Europe, il n'existe de
plage aussi complètement dépourvue d'abris; mais aussi , par un
singulier contraste, c'est précisément vers le milieu de cette côte
inhospitalière que s'ouvre l'un des havres intérieurs les plus vastes
du monde. Comme port de commerce, il doit nécessairement de-
meurer à peu près inutile, tant que les landes voisines ne fourniront
pas à l'exportation des produits considérables; mais, comme bassin
de refuge, ne devrait-il pas donner un asile à tous les bâtimens que
la tempête surprend au large et dont un certain nombre périssent
chaque année sur les sables de la côte? Et, puisque les guerres sont
encore parmi les redoutables éventualités de l'avenir, n'est-il pas
absolument nécessaire, comme mesure de défense nationale, de
ménager une retraite assurée aux navires de guerre ou de commerce
poursuivis par les croiseurs? De 1809 à 181/i, alors que les navi-
gateurs américains persistaient à trafiquer avec la France en dépit
du blocus des côtes, vingt-trois navires des États-Unis, jaugeant
ensemble près de 5,000 tonneaux, vinrent chercher un refuge dans
le bassin d'Arcachon et y débarquèrent leurs marchandises à desti-
nation de Bordeaux, Pendant le même espace de temps, un seul
bâtiment français s'était risqué sur la barre pour échapper à l'en-
nemi.
Malheureusement la petite mer intérieure des landes, qui pour-
LE LITTORAL DE L\ FRANCE. flSb
rait être si utile comme port de relâche en temps de paix et comme
port de refuge en temps de guerre, est séparée de- la mer par des
bancs de sable où les navires courent grand risque d'échouer pen-
dant les tempêtes. La barre se déplace et varie souvent; mais,
quelles qu'en soient la forme et les dimensions, elle ne cesse jamais
d'être redoutable. Actuellement cette porte sous-marine du bassin
s'ouvre en plein golfe de Gascogne, à 4 kilomètres en droite ligne à
l'ouest du cap Ferret. Elle est assez profonde, même pour les grands
navires, puisqu'elle a depuis longtemps de 7 à 8 mètres aux plus
basses mers, et que deux fois par jour cette profondeur constante
augmente de 3 à 5 mètres. A l'endroit le moins large, l'ouverture
ménagée entre les deux bancs de sable ou mails, du nord au sud, dé-
passe un demi-kilomètre. Les embarcations peuvent y pénétrer faci-
lement; mais les véritables dangers commencent lorsque la barre est
déjà franchie, et que le navire cherche à gagner l'entrée proprement
dite, située à une lieue plus loin, entre le banc du Toulinguet et le
banc de Matoc. En effet, au dedans de la barre, le chenal, très pro-
fond d'ailleurs, change brusquement de direction et se rejette au
sud, puis au sud-est pour se reployer une seconde fois à l'entrée du
bassin et se prolonger au nord vers Arcachon. Sous l'impulsion
d'un vent d'ouest ou de sud-ouest, le navire passe facilement au-
dessus de la barre; mais dès qu'il est entré dans le chenal tortueux
qui mène au bassin, le même vent du large qui l'a poussé heureu-
sement entre les dangers de la passe le fait maintenant dériver à
gauche sur les brisans, et, si la mer est grosse, il est infaillible-
ment perdu. En temps calme, les embarcations engagées dans les
sinuosités du chenal d'entrée ont encore à craindre un autre danger
et peuvent être entraînées sur les bancs par des courans de ma-
rée qui portent alternativement vers la haute mer et vers le bassin.
On se fera une idée de la violence de ces courans redoutables en
apprenant que chaque marée moyenne de vive eau introduit dans
le bassin une masse liquide de 336 millions de mètres cubes. Ré-
partie d'une manière uniforme pendant les six heures du flot, cette
quantité d'eau se déverserait dans la baie au taux de 155,000 mè-
tres cubes par seconde : c'est à peu près le débit moyen du fleuve
des Amazones.
En montant sur l'une des hautes dunes qui dominent l'entrée du
bassin, on peut suivre facilement du regard les diverses sinuosités
du chenal. A ses pieds, on voit s'étendre la nappe d'eau profonde de
l'entrée, que partage en deux bras le banc d'Arguin, signalé par une
ligne semi-circulaire de brisans. Au-dehà, de longues crêtes paral-
lèles d'écume blanche révèlent la position du banc de Toulinguet,
qui continue en travers de l'entrée la pointe du cap Ferret. Plus
A86 REVUE DES DEUX MONDES.
loin encore, la vaste courbe que décrit le chenal apparaît connue
une étroite bande verdâtre séparée de la haute mer par une troi-
sième rangée de vagues blanchissantes. L'ensemble de ces nappes
d'eau tranquilles alternant avec les zones agitées des brisans pro-
duit l'eiret d'un labyrinthe, et l'on se demande à première vue com-
ment les navires peuvent s'y risquer sans courir à une perte cer-
taine. Lorsque la mer est bouleversée par des vents de tempête
souillant de l'ouest ou du sud-ouest, la houle du large ne brise pas
seulement sur les bancs de sable, elle déroule aussi ses crêtes écu-
meuses sur toute l'étendue de l'espace triangulaire compris entre le
cap Ferret et la pointe du Sud. Des vagues de 6 à 8 mètres de hau-
teur bondissent par-dessus la barre et se poursuivent à travers les
bancs et les chenaux jusqu'au rivage du continent; les bouées
énormes ancrées à côté de la passe disparaissent parfois sous des
masses tourbillonnantes d'eau et d'écume. Alors les chaloupes de
pèche ou les chasse-marée de cabotage qui se trouvent au large de
la barre doivent rester prudemment en dehors sous peine d'être
portés sur les bancs et défoncés par les vagues chargées de sable :
il leur faut tenir la haute mer ou s'enfuir vers le nord. Jadis les em-
barcations réfugiées dans la Gironde ou dans les pertuis de la Sain-
tonge devaient courir le risque de se présenter une seconde fois de-
vant la barre avec le mauvais temps; de nos jours, les pêcheurs
que la tempête a forcés de relâcher dans le port de Bordeaux font
charger leur pinasse sur un vv9,gon de chemin de fer et reviennent
triomphalement à La Teste traînés par la vapeur.
Si la passe qui donne entrée dans le bassin d'Arcachon occupait
une position fixe, elle serait depuis longtemps connue et pratiquée
de tous les navigateurs qui parcourent le golfe de Gascogne, et
peut-être aurait-on déjà découvert les moyens de rendre la barre
accessible par tous les vents; mais la passe est mobile : elle saute
brusquement d'un endroit à un autre pendant le cours des tempêtes
et dans l'espace d'une seule année se déplace parfois de plusieurs
kilomètres. Des bancs occupent la place où s'allongeaient les che-
naux; des passages se creusent là où se trouvaient les bas-fonds; la
topographie sous-marine change constamment, et c'est à leurs ris-
ques et périls que les pilotes doivent en étudier l'ensemble, sans
cesse modifié. En 17/i2, le grand chenal suivait le rivage du conti-
nent, immédiatement à la base des dunes, et communiquait avec
la haute mer par une passe ouverte au sud de l'entrée entre une
pointe de sable et l'île de Matoc, aujourd'hui disparue. Depuis cette
époque, chaque nouvelle carte, chaque rapport des hydi'ographes
ou des ingénieurs ont constaté quelque changement dans la direc-
tion des passes et la forme des rivages : cependajit l'entrée principale
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 487
n'a cessé d'osciller entre le sud et le sud-ouest jusqu'en l'année
1827. Alors, à la suite d'une violente tempête, cette ancienne passe
s'est graduellement oblitérée, tandis qu'un nouveau chenal s'ou-
vrait au nord de l'entrée, non loin du cap Ferret et sur l'emplace-
ment d'une autre passe déjtà comblée. Actuellement la barre la plus
profonde se reporte peu à peu vers l'ouest. L'étude comparative de
toutes les modifications accomplies depuis un siècle dans le régime
de la grande passe semble prouver que sous l'action de la houle du
nord -ouest l'ouverture tend naturellement à se déplacer d'année
en année vers le sud pour longer la rive orientale jusqu'au moment
où des tempêtes exceptionnelles et de grands apports de sable con-
trarient la direction du courant et le repoussent vers le nord.
Aux déplacemens de la passe correspondent les changemens des
rivages. Les flots et les vents modifient sans cesse la forme de la
côte, et souvent un petit nombre d'années suffit pour donner un
aspect tout nouveau à l'ensemble du littoral. Ainsi le cap Ferret,
cette même pointe qui, sous le nom de Curianum promonlorium ^
se trouvait peut-être du temps des Romains directement à l'ouest
de la baie, ne cesse de changer les courbes de sa plage, et depuis
un siècle, c'est par centaines de mètres et par kilomètres qu'il faut
évaluer ses mouvemens alternatifs d'empiétement et de recul. En
1768, l'extrémité méridionale du cap était située à plus de h kilo-
mètres au nord-ouest de l'endroit qu'elle occupe aujourd'hui. Pen-
dant la fin du xviii" siècle et au commencement du nôtre, les vents
de la région du nord, qui souillent dans ces parages plus fréquem-
ment que les autres courans atmosphériques (1), ont fait avancer
chaque année les dunes du promontoire dans la direction du sud,
tandis que la houle du large, obéissant à la même impulsion, ajou-
tait sans cesse à la pointe de nouvelles masses de sable. En moins
d'un demi-siècle, le cap se prolongea ainsi de 6 kilomètres vers le
sud-est, avec une vitesse moyenne de 127 mèti-es par an ou d'un
pied par jour. La pointe croissait pour ainsi dire à vue d'œil; mais
en 1837, la passe ayant brusquement changé de direction et s'étant
portée vers le nord, le courant de marée se mit à ronger la péninsule
et la fit graduellement reculer vers le nord-ouest. En 1854, l'extré-
mité du cap avait rétrogadé de 1,800 mètres : maintenant on la dit
à peu près stationnaire ; mais si le chenal se déplace vers le sud,
il n'est pas douteux que la pointe du cap ne recommence à empié-
ter sur la mer dans la même direction.
(1) Les veots de la région du nord soufflent en moyenne cent quatre-vingt-cinq
jours, c'est-à-dire exactement une moitié de l'année. Les vents de l'est, de l'ouest et
de la région du sud régnent pendant l'autre moitié.
488 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis un siècle, la côte d'Arcachon n'a guère moins cbann^é que
Ja péninsule du cap. Érodée par le courant, elle n'a cessé de reculer
vers l'est, tantôt d'une manière presque imperceptible, tantôt avec
une efTraj^ante rapidité. Depuis 1768, la plage a perdu 2 kilomètres
de largeur moyenne sur une longueur totale de 12 kilomètres entre
Arcachon et la pointe du Sud : là où se trouve maintenant le rivage
extérieur du cap Ferret se développait autrefois le littoral du con-
tinent. La partie de la côte sur laquelle se construisent les gracieux
chalets de la ville est elle-même menacée, et si on ne la consoli-
dait pas au moyen de travaux d'art contre l'action du courant laté-
ral qui vient la ronger, elle se fondrait dune après dune, et dispa-
raîtrait tôt ou tard dans les flots. Il y a quelques années à peine,
elle était attaquée par les eaux de marée sur une longueur de plu-
sieurs kilomètres, et les propriétaires riverains voyaient avec ter-
reur la vague inexorable se rapprocher de leurs maisons. Actuel-
lement les plages voisines d'Arcachon ne sont plus érodées; mais
à quelques kilomètres au sud l'œuvre de destruction s'accomplit
d'une manière vraiment redoutable. Le courant de marée, qui se
rend alternativement de la mer dans le bassin, et du bassin dans
la mer, vient frapper contre la rive et gagne incessamment sur la
base des dunes.
C'est un beau spectacle que présentent ces talus de sable, hauts
de 50 mètres, reculant à vue d'œil devant la mer. Composés de mo-
lécules sans cohésion, ces talus offrent une inclinaison moyenne
d'environ hb degrés; mais en certains endroits des couches de sable
fortement comprimées ou bien agglutinées par l'humidité résistent
à l'éboulement et se dressent en parois verticales : ce sont alors
autant de gradins du haut desquels le sable mobile plonge en cas-
catelles. Lorsque le vent souille avec force, d'innombrables fdets de
sable descendent ainsi d'assise en assise du sommet de la dune jus-
qu'à la base : on dirait une cataracte d'eau grisâtre partagée en une
multitude de nappes. Les grands arbres qui croissent au sommei
de la dune, et dont le vent incline le branchage vers la terre, re-
muent le sol avec leurs racines comme avec un énorme levier, et
chacun de leurs efforts fait couler un large ruisseau de sable. Enfin
ils se déracinent eux-mêmes et sont entraînés sur la pente du talus
comme par une avalanche. Des pins au feuillage encore vert héris-
sent partout les éboulis et finissent par glisser dans le courant qui
les emporte. Au pied de la dune, la mer gagne lentement, centi-
mètre par centimètre, et l'on voit la rive se fondre pour ainsi dire
en laissant à nu l'ancien sous-sol des landes. La plus grande partie
de ces sables arrachés à la base des talus est aujourd'hui reportée
sur les plages du banc de Matoc, au sud de l'entrée du bassin Là
LE LITTORAL DE LA FRANCE. 489
se trouvait autrefois une île assez étendue, sur laquelle on avait
bâti quelques cabanes de pêcheurs. Vers la fin du siècle dernier,
cette île, incessamment rongée par le flot, disparut, et il n'en resta
plus qu'un banc de sable couvert à chaque marée. Maintenant l'île
commence à surgir une seconde fois au-dessus de la surface de la
mer, et depuis deux ans elle se couvre d'une légère verdure.
Ce sont là les côtes incertaines et changeantes, ce sont les sables
qu'il s'agirait de fixer par des travaux permanens de manière à con-
tenir le courant dans son lit actuel, ou bien à lui donner une direc-
tion définitive, préférable à celle qu'il suit aujourd'hui. C'est une
mission difficile que d'avoir à lutter contre une mer qui dévore et
reconstruit si rapidement ses plages; aussi les ingénieurs chargés
d'émettre une opinion sur le problème de l'amélioration du chenal
d'entrée ont-ils presque tous différé d'avis sur les moyens à em-
ployer. En 1768, Kerney proposait de réunir par une digue l'île de
Matoc à la pointe extrême du cap Ferret et de rejeter ainsi toutes
les eaux dans la passe du sud, afin d'obtenir l'approfondissement
nécessaire. Plus tard, M. de Villers demandait qu'on endiguât la
même passe au moyen de deux jetées en clayonnage laissant à l'en-
trée du bassin une largeur de quinze cents toises; il conseillait aussi
de nettoyer la barre en y traînant des herses en fer, comme on l'a
fait depuis avec succès aux bouches du Mississipi et à celles du
Danube. L'île de Matoc, sur laquelle al. de Villers voulait appuyer
une de ses jetées, disparut pendant qu'on discutait encore les plans
de l'ingénieur, et d'autres projets durent être mis en avant. En 1829,
le baron d' Haussez, préfet de la Gironde et bientôt après ministre
de la marine, ne visait à rien moins qu'à rétablir l'entrée du bas-
sin dans l'état où elle se trouvait probablement avant l'époque his-
torique, et, pour obtenir ce résultat, il proposait de creuser un ca-
nal à travers la péninsule du cap Ferret et de fermer l'embouchure
actuelle au moyen de carcasses de navires coulés dans la passe. Tne
commission chargée d'étudier ce plan lui donna son approbation;
mais on peut se demander avec Beautemps- Beaupré, l'ingénieur
hydrographe le plus compétent de notre siècle, s'il eût été prudent
d'entreprendre comme au hasard un travail aussi gigantesque, sans
pouvoir affirmer d'avance qu'un banc ne se formerait pas à la nou-
velle entrée, et que les rapides courans de l'ancien chenal se laisse-
raient museler par une faible barrière de pontons submergés. La
révolution de 1830, qui fit tomber du pouvoir le baron d' Haussez,
écarta aussi brusquement ses projets, et quelques années après l'in-
génieur Monnier déclarait qu'il était impossible de fixer la passe et
de l'améliorer d'une manière définitive par un travail humain.
En 1855, M. Pairiei', ingénieur ordinaire de la Gironde, a pré-
490 REVUE DES DEUX MONDES.
sente un nouveau projet de travaux accompagné d'un mémoire des
plus intéressans sur l'hydrographie générale du bassin d'Arcachon,
D'après ce plan, il s'agirait, non pas de modifier le régime de la
passe, mais au contraire de la maintenir telle qu'elle existe aujour-
d'hui en fixant d'une manière définitive les rivages de l'entrée. Une
digue partant de la pointe de Moullo, au sud d'Arcachon, longe-
rait la rive orientale sur une longueur de 5,300 mètres, puis, se
détachant du bord par une gracieuse courbe, s'avancerait à plus
de 3 kilomètres en mer, de manière à former une rive de pierre au
grand courant du chenal. Une deuxième jetée, enracinée à l'extré-
mité du cap Ferret et protégée à son origine par des épis d'ensable-
ment pareils à ceux de la Pointe-de-Grave, continuerait au sud la
péninsule du cap, et réduirait l'entrée du bassin à 2 kilomètres de
largeur. L'ensemble des travaux projetés offre un développement
total d'environ 11 kilomètres de digues. On le voit, la tâche des in-
génieurs est formidable, et ce qui l'aggrave encore, c'est que la
pierre manque à Arcachon et qu'il faudra nécessairement importer
des carrières de Bretagne tous les blocs destinés aux enrochemens.
Et pourtant, lorsque les travaux seront achevés, la partie du chenal
qui se dirige vers le nord-ouest, et dans laquelle ont lieu tous les
sinistres, ne sera même pas comprise entre les jetées; sur une lon-
gueur de près de 5 kilomètres, elle restera exposée à tous les chan-
gemens imprévus que peut lui faire subir l'action des vents et des
courans. Là commence le domaine de l'inconnu, car les oscillations
des barres dépendent d'une foule de circonstances qui n'ont pas
encore été soumises au calcul. Toutefois il est permis d'espérer
que, grâce à la suppression des petites passes et à la disposition
des jetées contenant toute la masse des eaux de marée, le chenal
s'ouvrirait directement à l'ouest, dans le sens le plus favorable à
l'entrée des navires qui viennent de la haute mer.
Présenté il y a déjà huit années, le projet de M. Pairier devrait
être modifié dans quelques détails. Depuis 1855, la rive orientale
de l'entrée a été emportée sur une largeur considérable, le banc de
Matoc s'est changé en îlot, d'autres bancs se sont formés ou dé-
placés; mais la direction du chenal est restée sensiblement la même,
et par conséquent le plan général des travaux est encore applicable :
on est arrêté seulement par l'importance des sommes nécessaires.
Le devis approximatif est fixé à 11 millions de francs; mais après
les dépenses prévues viennent souvent les dépenses imprévues :
les rivages peuvent s'ébouler, le régime des courans et des passes
peut se modifier brusquement, les tempêtes peuvent emporter les
épis ou renverser les digues, et si le bassin d'Arcachon doit offrir
en temps de guerre un refuge assuré à tous les navires , ne doit-il
LE LITTORAL DE LA FRANCE. Z|91
pas être mis en état de défense militaire? Au lieu des fortins ruinés
dont les canons sont renversés dans le sable depuis 1815, ne faut-il
pas construire maintenant sur les deux rives de formidables batte-
ries cuirassées, munies de tous les engins de destruction que la
science moderne a inventés? Cette perspective de dépenses efi'raie à
bon droit et fait retarder indéfiniment l'entreprise des travaux .: on
se demande si l'œuvre qu'il s'agit d'accomplir est bien en rapport
avec la faible importance commerciale d'Arcachon et des autres
communes riveraines du bassin.
Cependant quelque chose se fera certainement, et ce que le- gou-
vernement n'entreprend pas aujourd'hui, des associations l'accom-
pliront demain. La plage d'Arcachon et toute la rive du sud, qui
représentent pour les propriétaires une valeur de plusieurs mil-
lions, ne tarderont pas à être protégées contre les érosions du flot
par le remblai d'un chemin de fer, et les architectes pourront sans
crainte bâtir chalets et villas au bord de la mer et sur les talus af-
fermis des dunes. En fixant les rivages, on aura déjà rendu la di-
rection des courans moins incertaine et facilité la navigation dans
le chenal de l'entrée. Grâce au commerce, qui ne peut manquer de
s'accroître en même temps que la population riveraine du bassin et
la richesse des habitans, d'autres améliorations se réaliseront suc-
cessivement : les dangers du passage seront balisés d'une manière
plus complète, des pilotes iront au-devant des navires pour leur
montrer la passe; des remorqueurs les saisiront à l'entrée et les
mèneront jusque dans la rade. La barre d'Arcachon cessera d'être
un épouvantail; les marins étrangers apprendront à la braver comme
ils affrontent déjà depuis des siècles la barre bien plus redoutable,
de l'Adour, et tôt ou tard on verra les prés salés de La Teste trans-
formés en docks et le grand mouillage de Piquey couvert de bâti-
mens. Certes la France serait coupable, comme nation, si elle ne
trouvait pas le moyen d'utiliser cet admirable bassin, qui pourrait
donner asile à des milliers de navires; mais tous les progrès sont
solidaires, et puisque l'immense désert des landes est graduelle-
ment conquis à l'agriculture, on peut espérer aussi que le commerce
s'emparera bientôt de cette petite mer d'Arcachon, naguère si peu
connue.
Elisée Reclus.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre 18G3.
Le discours prononcé par l'empereur à la réunion des chambres a bien
moins eu l'air de l'ouverture d'une session française que de l'inauguration
d'une session européenne. Le tour nouveau que l'empereur a donné aux
questions étrangères par la proposition imprévue d'un congrès a produit
d'abord en Europe et ensuite en France l'effet d'un véritable coup de
théâtre. On en était resté au piteux échec des trois puissances qui avaient
plaidé la cause de la Pologne : triste tableau où, l'Angleterre se retirant,
l'Autriche demeurant à l'écart, la France n'avait plus à contempler que la
brutalité moscovite s'acharnant sur des femmes en deuil et sur les volon-
taires de la mort. La toile baissée sur ce morne spectacle tout à coup se
relève, et nous montre la perspective pittoresque et chatoyante d'un con-
grès européen.
L'impression produite par cet habile coup de théâtre demeurera comme
un des plus curieux phénomènes de notre époque. Cette impression serait,
s'il en était besoin, une démonstration nouvelle du trouble profond qui
règne dans les esprits. Nous avons dit que l'émotion excitée par le discours
de l'empereur avait été d'abord plus vive en Europe qu'en France. Cela
devait être. Il est un témoignage que nous rendrons volontiers à l'empe-
reur. Il a eu la hardiesse, trop rare chez les hommes politiques, d'élever la
question européenne à sa généralité la plus haute, et la courageuse sincé-
l'ité de présenter à l'Europe le miroir où elle pouvait voir en face le mal dont
elle est travaillée. Il a dit à l'Europe qu'elle s'abrite sous un édifice miné par
le temps et détruit pièce à pièce par les révolutions ; il lui a déclaré d'une
façon figurative, mais qui n'en est pas moins inquiétante, que les traités de
1815 ont cessé d'exister, et qu'elle n'a plus au milieu d'elle que des droits
sans titres, des devoirs sans règle, des prétentions sans frein; il lui a mon-
tré, à travers le déchirement successif du pacte fondamental, les passions
surexcitées, et uu midi comme au nord de puissans intérêts réclamant des
REVUE. CHRONIQUE. ^93
solutions; il lui a rappelé qu'elle se ruine en armemens exagérés et qu'elle
épuise ses ressources les plus précieuses dans une vaine ostentation de
ses forces, qu'en continuant de tels erremens personne ne recueille de la
paix la sécurité féconde qu'elle doit engendrer, de la guerre les succès
glorieux qu'elle peut promettre; il lui a remontré que c'est une faute de
donner de l'importance à l'esprit subversif des partis extrêmes en s'op-
posant par d'étroits calculs aux légitimes aspirations des peuples; il l'a
avertie que la guerre vers laquelle on marche fatalement en s'obstinant
à maintenir un passé qui s'écroule est un péril d'autant plus redouta-
ble que les perfectionnemens nés de la civilisation qui a lié les peuples
entre eux par la solidarité des intérêts matériels rendraient la guerre plus
destructive encore. L'Europe, l'Europe continentale, voulons-nous dire, ne
pouvait point ne pas ressentir la vérité poignante de ces paroles. Le mal
dont elle a conscience devait prendre à ses yeux une gravité d'autant plus
grande qu'il était proclamé, dénoncé par le souverain qui est à la tête de
la France, que le langage d'un souverain placé dans une telle situation ne
peut, en aucun cas, être le vain bruit d'une déclamation philanthropique,
et que ce langage est en lui-même un acte politique qui ne saurait demeu-
rer sans résultats. En effet, l'empereur, en signalant le danger, n'a point
hésité à indiquer ce qui dans sa pensée serait le salut. La combinaison pré-
servatrice proposée par lui est un congrès où tous les souverains devraient
se rendre, sans système préconçu, sans ambition exclusive, pour établir,
même au prix de sacrifices personnels un ordre de choses désormais fondé
sur l'intérêt bien compris des princes et des peuples. L'empereur ne se
contente donc point de fournir aux gouvernemens étrangers un sujet de
méditation; il leur suggère un mode d'action, et cette suggestion n'est pas
sans mettre en jeu leur responsabilité, car, suivant les mots du discours
impérial, un refus ferait supposer de secrets projets qui craignent le grand
jour.
Une sorte de frémissement européen a d'abord répondu à ce puissant ap-
pel. La presse allemande a été pendant quelques jours curieuse à étudier :
les journaux de Vienne surtout ont publié, à propos du discours impérial,
des appréciations d'une remarquable sagacité. C'est le malheureux privi-
lège de l'Autriche d'être l'état où les difficultés politiques du continent
prennent le caractère le plus aigu; là est le point maladif de l'Europe , et
Ton a eu tout de suite à Vienne le pressentiment que les combinaisons qui
pourraient sortir du congrès évoqué par la pensée impériale devraient
avoir l'Autriche ou comme le plus efficace des auxiliaires, ou comme la
victime la plus maltraitée. Les opinions de la presse anglaise n'ont point,
en cette circonstance, présenté le même intérêt. L'Angleterre ne croit
évidemment point participer aux maux décrits par l'empereur, et le dis-
cours de lord Palmerston au banquet du lord-maire fait assez voir qu'elle
est loin de s'imaginer qu'elle soit malade; les inquiétudes, les périls, les
douleurs du continent ne l'affectent qu'indirectement, et ne lui inspirent
h9h REVUE DES DEUX MONDES.
que de platoniques sympathies; elle est toujours ce fragment détaché du
volume du monde dont parle Shakspeare dans Cymbeline, qui appartient bien
au volume, mais n'y est pas enfermé, is as of il but nol in il. En France,
l'opinion publique n'a pas d'abord répondu par un mouvement spontané au
discours impérial. Nous aussi, nous avons un peu la prétention, et il nous
semble que nous n'avons pas tort, de n'être point aussi malades que d'au-
tres nations du continent. Nous ne parlerons pas d(^s interprétations am-
biguës et contradictoires auxquelles le discours a donné lieu, les uns y
voyant la certitude de la conservation de la paix, les autres la revendica-
tion finale par les armes des principes de la révolution européenne. Qu'il
fût possible, en commentant de bonne foi le discours impérial, d'en tirer
ainsi les déductions les plus contraires, cela paraissait tout d'abord peu
rassurant. Cependant la publicité donnée à la lettre d'invitation adressée
par l'empereur aux souverains a fait luire tout à coup un éclair de con-
fiance. La lettre d'invitation a obtenu sur-le-champ le succès qui avait
manqué au discours impérial. Cette lettre est bien tournée, elle est écrite
avec entrain, sur le ton de la confiance; l'empereur s'y met en scène et y
fait apparaître notre Paris révolutionnaire avec un mélange heureux de
modestie et de fierté. Un morceau réussi suffit à mettre en gaîté notre ner-
veux parterre. On s'est laissé aller à un petit mouvement de joie frivole. Le
congrès sera un miracle, ou il ne sera rien. On a voulu se donner le plaisir
innocent de rêver le miracle et d'y croire. On a entrevu dans Paris en fête
la somptueuse troupe des empereurs et des rois : le tsar qui aurait ordonné
au bourreau Mouravief de chômer, le saint-père qui viendrait, entouré de
princes hérétiques et schismatiques, présider et bénir le concile œcumé-
nique de la politique européenne, la reine Victoria oubliant un jour son
deuil éternel, et ces bons petits princes allemands, les médiatisés volon-
taires de l'avenir, se consolant d'avance dans nos petits théâtres de la perte
d'un pouvoir hérissé pour eux de tant de soucis : il y avait de quoi s'arrê-
ter avec complaisance devant cette vision du temps de Charlemagne; le
public parisien, ne voulant penser à autre chose, l'a contemplée un instant
avec ravissement.
Les mots ont leur fortune; il en est qui ont une magie de passade. Le mot
talismanesque du jour est évidemment le congrès. Quand disparut à Saint-
Domingue le roi Christophe, ce précurseur méconnu de Soulouque, notre
bon Béranger entonna son fameux refrain, sur l'air de la Calacoua :
Vite un congrès ,
Deux, trois congrès,
Quatre congrès,
Cinq congrès, dix congrès!
Les congrès ont fait bien du chemin depuis le temps où chantait Béranger :
ils se sont popularisés, vulgarisés, démocratisés. Ils ont cessé d'Otre les
carrousels exclusifs de la diplomatie. Les congrès se sont faits tout à tous;
REVUE. — CHROMIQLE. /l95
il y en a pour toute chose et pour tout le monde. II y a des congrès pour
les médecins et les jurisconsultes, des congrès pour la statistique et les
sciences naturelles, des congrès enfin pour les sciences sociales. Cette
mode n'est point faite pour rendre les congrès politiques moins accep-
tables au public; mais peut-être la facilité avec laquelle foisonnent les
congrès scientifiques fait -elle trop oublier au public les difficultés par-
ticulières que rencontrent la formation des congrès diplomatiques et la na-
ture des résultats qu'on peut attendre raisonnablement de ces pompeuses
assemblées.
Nous n'avons pas besoin d'être quakers, saint-simoniens, humanitaires
d'aucune secte, cela va sans dire, pour saluer de nos vœux l'œuvre de res-
tauration du droit public qu'entreprend aujourd'hui l'empereur. On nous
prendrait pourtant pour dSS béats, si, au lieu de discerner les difficultés
de cette entreprise, nous nous contentions de rouler les yeux avec com-
ponction en égrenant d'une main stupide le chapelet des formules admi-
ratives. Tâchons au moins de savoir ce que nous faisons. La première
difficulté que doit rencontrer le projet impérial réside d'abord dans les cir-
constances où il se présente, circonstances essentiellement diff'érentes de
l'ordinaire état de choses qui donne lieu aux congrès. Les congrès jusqu'à
présent n'ont été que la conséquence des guerres; celui que l'empereur
veut essayer serait un produit de la paix, et aurait pour objet de prévenir
la guerre. Un congrès après la guerre est plus facile à réunir et à conduire
qu'un congrès avant la guerre, et cela pour deux raisons. En premier lieu,
le congrès qui suit la guerre est nécessité par l'issue même de la guerre ;
en second lieu, l'objet et la conduite d'un tel congrès sont tracés et définis
par la nature et les résultats de la lutte à laquelle il vient mettre un terme.
Avoir pour raison d'être la nécessité, avoir un objet défini par la force
impérieuse des événemens, tel est le double caractère de la constitution
et de l'œuvre des congrès qui ont été jusqu'à présent connus dans le
monde moderne. Les formes du monde politique, dans leurs continuelles
variations, sont beaucoup moins soumises à la fantaisie ou à la volonté des
individus que ne le croient les esprits superficiels et les âmes vulgaires;
elles se déterminent par des nécessités qui courbent les volontés les
plus fortes et qui agissent avec la même puissance que les lois du monde
physique. Cette nécessité est le grand ouvrier des afl'aires humaines. C'est
le génie de l'homme d'état de la pressentir et d'y conformer ses com-
binaisons; elle est d'un secours décisif pour ceux qui ne la négligent
point dans leurs calculs : quand on essaie de s'en passer ou de la violen-
ter, on ne fait rien de positif ou de durable. Ainsi le caractère des con-
grès connus jusqu'à présent, et qui ont déterminé les phases importantes
de l'histoire, est d'avoir été suscités par la force des choses, d'avoir eu une
tâche définie par les événemens dont ils venaient régler, légaliser et con-
sacrer les résultats. Ce caractère manque au congrès proposé par l'empe-
reur. Si honnête et si prudente que soit la pensée qui a inspiré le projet
Zi96 REVUE DES DEUX MONDES.
impérial, il est évident qu'elle émane d'une initiative volontaire, qu'elle
fait appel au libre arbitre et aux convenances de ceux auxquels ce projet
s'adresse. Les politiques savent aussi bien que les philosophes distinguer la
différence qui sépare les conseils de la prudence des ordres de la néces-
sité. Le propre des faits nécessaires, c'est qu'ils s'imposent, c'est qu'ils ral-
lient les jugemens et réunissent les volontés; le propre au contraire des
mobiles d'action puisés dans les raisons de prudence, c'est qu'ils sont sou-
mis à des appréciations et à des interprétations diverses, parce qu'elles
demeurent libres. Pour ne prendre qu'un exemple, sur la déclaration qui
est le point de départ du projet impérial, des divergences pourront se pro-
duire et se produiront infailliblement. Quand l'empereur a dit que les trai-
tés de 1815 ont cessé d'exister, son assertion est vraie historiquement par-
lant; mais au point de vue juridique elle sera contestée. Historiquement,
il est vrai que les combinaisons arrêtées à Vienne ont été modifiées sur
des points importans, il est vrai que l'une de ces combinaisons est main-
tenant ouvertement attaquée par la Russie; mais au point de vue du droit
international il serait inexact de dire que l'Europe est sans régime légal,
et que son régime légal n'a pas ses racines dans les actes du congrès de.
Vienne. Le traité de 1815, si l'on nous permet de mêler le familier au grave,
c'est le couteau de Jeannot: ce n'est plus la même gaîne, ce n'est plus la
même lame, le couteau subsiste. Il est élémentaire que lorsqu'un contrat
reçoit des modifications du consentement des parties, ces modifications
n'apportent aucune altération à sa vertu et à sa vitalité intrinsèque. Les
exemples mêmes cités par l'empereur ont confirmé cette vérité. Il faut
écarter l'exemple de la Grèce, car la Turquie n'avait pas pris part aux
actes de Vienne; mais la création de la Belgique et l'avènement de la dy-
nastie napoléonnienne sont des modifications matérielles apportées aux
traités de 1815 : elles n'en sont point la violation, puisqu'elles ont reçu le
consentement et l'adhésion des parties contractantes. De violation actuelle
et flagrante, il n'y a que celle que la Russie commet à cette heure même
aux dépens de la Pologne; or, lorsqu'il s'agit d'appliquer la loi au coupable
qui la viole, est-il opportun de proclamer l'abolition de la loi? Des diver-
gences considérables ne manqueraient donc pas d'éclater au point de départ
même du débat que l'on veut ouvrir, si la déclaration que les traités de
1815 ont cessé d'exister était portée de la sphère des formes historiques
dans la région du droit.
Que sera-ce si de la question de savoir s'il est opportun de donner dans
un prochain congrès de nouvelles assises au droit européen, on passe à la
définition de l'œuvre qui sera confiée à ce congrès? L'invitation de l'empe-
reur est fondée sur des raisons de prudence générale, et fait appel aux
sentimens généreux des souverains, à leur esprit de désintéressement, de
sacrifice, à leurs vertus en un mot. Dans les questions de principes et d'in-
térêts, on n'a rien fait quand on s'adresse aux hommes au nom de la vertu,
car enfin chacun entend pratiquer la vertu à sa manière. 11 n'est guère
RETUE. — CHRONIQUE. 497
possible de réunir des cliefs d'état et des hommes politiques, pour les ame-
ner à conclure sur leurs intérêts les plus positifs des transactions solen-
nelles et décisives, en se bornant à les prier de venir sans parti-pris et sans
système préconçu. On ne peut pas sérieusement fonder un tel accord sur
la garantie anticipée d'une abdication universelle. Quand on adresse des
invitations de cette sorte, on est tenu de faire connaître d'avance à ses
hôtes le menu du repas qu'on entend leur offrir. La lettre d'invitation au
congrès que le Moniteur a fait connaître ne peut manquer d'être accompa-
gnée ou suivie d'un programme des questions qui seront soumises au con-
grès. Que le principe du congrès soit admis par courtoisie dans les diverses
cours et les divers états de l'Europe, nous le voulons bien; mais on ne se
décidera réellement à venir que sur la présentation ou la fixation plus ou
moins concertée d'un programme. Comment demanderait-on à des person-
nages sérieux de travailler à l'établissement de l'ordre futur de l'Europe
dans la confusion d'une Babel? Le programme des questions n'est pas tout,
il y a aussi à régler la forme et la sanction des décisions. Les questions se-
ront-elles décidées par des votes? Qui votera? comment votera-t-on? Sous
quel mode de groupement numérique des votes placera-t-on la sanction
des délibérations? Il faut s'être entendu d'avance sur tout cela, car enfin
la politesse internationale exclut les surprises.
Les questions qui devront former le programme du congrès ne sont un
mystère pour personne : il suffit de les énumérer pour avoir une médiocre
confiance, nous ne disons pas seulement dans l'efficacité, mais dans la réu-
nion même du congrès. Les trois questions proéminentes du moment qui
peuvent donner lieu à une révision des traités de 1815 sont les suivantes :
la question italienne, la question allemande, la question polonaise. Dans la
question italienne, il y a en présence l'intérêt italien contre l'intérêt au-
trichien, l'intérêt italien contre l'intérêt de la cour de Rome. Nous croyons
que dans de vastes combinaisons européennes l'Autriche ne se refuserait
point à entrer en discussion sur l'intérêt que représente pour elle, dans
l'état de la péninsule, la possession de la Vénétie. Tout ce que l'on sait de
la cour de Vienne porte à penser qu'elle n'admettrait point le débat sur la
situation du pape. La cour de Rome serait-elle plus désintéressée dans sa
propre cause que l'Autriche ne veut l'être pour elle? Se montrerait-elle
moins papiste que l'Autriche? Personne n'a le droit de le supposer. Le pape
ne soumettra point le règlement de ce qu'il appelle ses droits à une assem-
blée de souverains dont la majorité serait composée ou balancée par des
hérétiques et des schismatiques; il n'abandonnera ce qu'il considère comme
un droit et un devoir à un arbitrage d'aucune sorte. La réunion d'un con-
grès n'autoriserait donc pas l'espoir d'une solution quelconque de la ques-
tion italienne. Sur ce point, l'empereur a déjà fait une expérience assez
concluante. 11 était question d'un congrès après la guerre d'Italie comme
11 en avait été question avant. Ce congrès allait se réunir; le pape allait s'y
TOME XLVni. 32
hdS REVUE DES DEUX MONDES.
fa.ire représenter par le cardinal Antonelli : le pape se retira, et le con-
grès n'eut pas lieu sur une simple lettre de l'emptîreur demandant au pape
d'accepter comme un fcUt accompli la perte de la Romagne, Passons à l'Al-
lemagne; la leçon de Texpérience est ici plus récente encore: elle date de
quelques mois à peine. L'affaire de la reconstitution de la confédération
germanique est une affaire essentiellement intérieure pour l'Allemagne:
nous aurions des précautions à prendre, si l'équilibre germanique était
troublé par quelque combinaison arbitraire et violente; mais la France
mentirait à tous ses principes, si elle entendait faire obstacle au dévelop-
pement naturel des peuples allemands cherchant pour leur vie nationale
une organisation plus rationnelle et meilleure. Qu'est-il arrivé l'été der-
nier? L'empereur d'Autriche, par un acte d'initiative qui semble avoir
servi de prélude et d'exemple à l'évocation de congrès européen dont nous
sommes témoins, a essayé de se mettre à la tête du mouvement unitaire
allemand. Il a fait le congrès de Francfort. Les princes allemands, attirés
vers lui par leurs sentimens de confédérés, par les habitudes d'une longue
intimité politique, ou par ce dernier rayon de l'ancien saint-empire qui
ne s'est point tout à fait éteint sur la couronne d'Autriche, répondent
avec empressement à l'invitation de François-Joseph. On se réunit avec
éclat, on discute avec entrain, l'Allemagne a son jour de fête; mais quoique
la France n'ait fait que froncer le sourcil, quoique le roi de Prusse ait
seul refusé de se joindre à ses confédérés, l'œuvre avorte dans ses propres
difficultés, et personne ne sait plus où en est aujourd'hui le projet de ré-
forme fédérale. Nous le demandons : y a-t-il des chances que la question
allemande se puisse mieux régler à Paris qu'à Francfort? N'est-il pas au
moins présomptueux d'imaginer que le congrès projeté réussira à conci-
lier les prétentions rivales de la Prusse et de l'Autriche, et fera mieux
que les Allemands ne la savent faire eux-ïnêmes l'œuvre si difficile et si
complexe de la réforme du pacte fédéral? Reste la question polonaise; sur
ce point, l'enseignement est d'hier. Les trois premières puissances de l'Eu-
rope viennent de consumer sans résultats huit grands mois à exprimer les
mêmes opinions en faveur de la Pologne et à faire entendre d'identiques
remontrances à la Russie. Elles n'ont réussi à rien. L'idée du congrès est
un expédient né de leur énorme échec. Nous le demandons cette fois en-
core, si la France, l'Angleterre et l'Autriche, appliquées à la même ques-
tion, ne sont point parvenues, en huit mois, à nouer une action commune,
le concert sera-t-il plus facile à établir entre elles au sein d'un congrès
universel, lorsqu'à côté de la question qui les unissait au moins morale-
ment éclateront toutes les questions diverses qui peuvent les diviser,
lorsqu'au lieu de n'avoir à s'entendre qu'entre elles trois, elles auront à
parler à droite et à gauche aux états grands ou petits qui s'agiteront et
bourdonneront autour d'elles, lorsqu'au lieu d'avoir en leur présence la
Russie isolée, sommée de rendre compte de sa conduite en Pologne, elles
se trouveront en présence de la Russie, qui pourra leur dire en face qu'elle
REVUE. CHRONIQUE. /|99
a le droit et que c'est son bon plaisir de fouler aux pieds des traités qui
ont cessé d'exister, qui, au lieu de se défendre, pourra attaquer, qui
pourra répondre Italie, Allemagne ou Danube toutes les fois qu'on lui par-
lera Pologne. Ainsi voilà les trois grandes questions qui travaillent l'Europe
dans les idées, dans les intérêts, dans le sang. On ne veut pas ou on ne
peut pas les résoudre sous leur forme la plus simple, par les moyens les
plus directs : seront- elles plus faciles à manier et à trancher, si l'on par-
vient à les entasser en fouillis au sein d'un congrès?
Quant à nous, nous admirons la naïveté des gens qui attendent de la ré-
union d'un congrès une sorte de panacée pacifique. Les esprits clairvoyans
admettront bien qu'il serait possible que, faute de s'entendre sur un pro-
gramme préliminaire, le congrès projeté ne fût point réuni. Dans ce cas,
les difficultés européennes décrites par l'empereur n'en subsisteraient pas
moins : elles seraient aggravées au contraire par les espérances excitées,
par les maux dénoncés, par la fermentation générale que l'état présent des
choses ne peut manquer d'entretenir. L'insuccès d'une tentative si solen-
nelle n'aurait pas amélioré la situation de la France. Il se peut aussi que
l'accueil varié fait à nos ouvertures par les diverses puissances place la
France dans une position contradictoire et bizarre. Si par exemple l'An-
gleterre et l'Autriche montraient, ce qui n'est pas improbable, une grande
hésitation à se rendre à un congrès chargé de changer la légalité actuelle
de l'Europe, si en même temps la Russie, à laquelle les espiègleries diplo-
matiques ne coûtent rien, si la Prusse, suivante de la Russie, acceptaient
avec empressement le projet impérial, nous nous trouverions dans cette
position étrange d'être séparés des puissances avec lesquelles nous avons
fait campagne cette année et réunis à celles que nous avons combattues
avec une énergie diplomatique incontestable. Par un chassé -croisé triste-
ment comique, partis pour être évêques, nous reviendrions meuniers. C'est
en effet la seule utilité pratique des congrès que de nouer ou d'éprouver
des alliances. Même ceux qui sont faits après les guerres amènent de sin-
guliers reviremens. N'a-t-on pas vu à Vienne, en 1815, une alliance de la
France, de l'Autriche et de l'Angleterre contre la Russie sortir un moment
des péripéties du congrès? Cette alliance fût allée peut-être jusqu'à la
guerre, et eût épargné à l'Europe trente-cinq ans de prépotence russe sans
le retour de Napoléon de l'île d'Elbe et le terrible épisode des cent -jours.
Pour nous, la seule chance heureuse que nous puissions espérer du con-
grès, s'il se réunit, c'est une franche alliance de la France et de l'Autriche
sur la question polonaise, c'est la préparation d'une guerre localisée qui
rendrait à la Pologne entière son indépendance. L'intérêt de l'Autriche lui
conseille avec une évidence impérieuse de se rapprocher de nous et de
rechercher sa sécurité future dans l'émancipation et la constitution d'une
grande Pologne. Il est certain en effet que si la lutte ne s'engage point sur
le terrain polonais, l'Autriche y prêtant à la France un concours résolu
et vigoureux, c'est sur la cour de Vienne que tomberont d'abord les pé-
500 REVUE DES DEUX MONDES.
rils que l'empereur et tous les hommes politiques entrevoient dans la si-
tuation présente de l'Europe. Nulle part peut-être la direction naturelle
de l'intérêt autrichien dans cette crise n'a été plus fortement signalée que
dans un écrit tout à fait remarquable qui vient de paraître sous ce titre :
Des Conditions d'une paix durable en Pologne. L'auteur est le même écri-
vain polonais qui a publié, il y a quelques mois, la Pologne et la cause de
l'ordre^ brochure dont la Revue a plusieurs fois entretenu ses lecteurs.
Quoi qu'il arrive au surplus, aucune évolution diplomatique, nous en avons
le ferme espoir, ne peut réussir à écarter la question polonaise du premier
plan qu'elle occupe sur le théâtre de l'Europe. Un des plus justes repro-
ches qui aient été adressés au congrès de Vienne, c'est de n'avoir pourvu
qu'aux intérêts des souverains et d'avoir éloigné de son œuvre le droit et
l'âme des peuples. Pour la première fois aujourd'hui depuis qu'ils existent,
les traités de 1815 pouvaient, dans le cas de la Pologne, prêter secours à
une nation opprimée. Ils consacraient en faveur des Polonais une légalité
bâtarde; violée par la Russie d'après le témoignage de l'Europe entière,
cette légalité ouvrait à la Pologne une nouvelle destinée. Ils fournissaient
à l'Europe les élémens d'un arrêt pour proclamer la déchéance de la do-
mination qu'ils avaient conférée à la Russie sur le royaume de Varsovie
et sur les provinces polonaises. Est-ce en ce moment, lorsque, dépouillés
par le temps de leurs plus malfaisantes dispositions, ils donnaient enfin à
an peuple une arme de droit et de salut qu'il convenait d'en proclamer
l'abrogation? Pourquoi tant se hâter? Est-ce bien l'honneur de la France
qui réclamait cette impatience? 11 y a longtemps que les traités de 1815 ont
perdu le droit de nous faire rougir, il y a longtemps que nous avons le
droit de les montrer avec orgueil comme un trophée à ceux qui nous les
avaient imposés. Nous pouvons leur dire : Malgré vous, malgré ces chaî-
nes où vous nous aviez liés, la France a seule grandi sur le continent
depuis un demi - siècle ; vous nous aviez trouvés épuisés et accablés, et
maintenant nous sommes sains, et c'est vous qui êtes malades; vous aviez
cru nous affaiblir, et maintenant, après avoir condensé nos ressources
et notre puissance dans les limites que vous nous aviez tracées, c'est nous
qui sommes forts et vous qui êtes faibles. — Ce que nous avons à détester
dans les traités de 1815, ce n'est plus qu'une date humiliante, et c'est
toujours la cause de notre humiliation, cette politique infatuée qui deux
fois a fait tomber la France presque expirante aux pieds de l'étranger;
mais, quant aux traités eux-mêmes, ils n'ont réussi qu'à établir aux yeux
du monde la vitalité de notre race et la rapidité avec laquelle l'action fé-
conde de la liberté a pu chez nous réparer les maux du despotisme.
Aussi, malgré le grand apparat de la perspective du congrès qui vient de
nous être montrée, nous demeurons persuadés que le temps est passé pour
la France où les diversions étrangères pouvaient y obscurcir l'intérêt des
questions intérieures. La vive excitation que la pensée d'un congrès donne
à l'opinion se reportera naturolleiiienî, quand les difiicultés, les lenteurs,
REVUE. CHRONIQUE. 501
les vicissitudes inévitables de cette combinaison se seront produites, sur
les conditions et les garanties de notre liberté. Notre jeune session légis-
lative est encore dans les broussailles de la vérification des pouvoirs. Jus-
qu'à présent même, la discussion n'a point encore abordé les élections qui
semblent devoir être contestées avec le plus d'éclat. Les intéressantes pro-
testations abondent, munies de pièces curieuses. Nous citerons celle des
électeurs de Perpignan à propos de l'élection de M. Isaac Pereire, celle's
de M. de Mornay, de M. Lefèvre-Pontalis, etc. Il y aura là tout un ordre de
documens qui , joint aux débats de la chambre sur la vérification des pou-
voirs, fournira les matériaux d'une page instructive et piquante de l'his-
toire contemporaine. Nous remarquons avec plaisir que des esprits cu-
rieux et libéraux s'occupent déjà de cette portion de notre histoire, et en
recueillent pour ainsi dire les notes dans d'intéressantes publications qui
seront plus tard consultées avec fruit. Déjà le mouvement électoral de
cette année a été raconté de la sorte ; il y aura lieu de compléter les vo-
lumes publiés à ce sujet par M. Ferry et un spirituel écrivain anonyme ,
lorsque les protestations envoyées à la chambre seront passées par l'é-
preuve de la discussion contradictoire. Sur les données de ces premiers
travaux, grâce au répertoire des faits qu'ils contiennent, il sera permis en-
suite aux publicistes de juger avec ensemble et d'un peu haut cette grande
question de l'action administrative en matière d'élection, qui altère évi-
demment le régime constitutionnel en France, puisqu'elle compromet, à l'o-
)"igine même du pouvoir législatif, le principe de la division des pouvoirs
La vie parlementaire recommence à la fois sur plusieurs points de l'Eu-
rope. La session espagnole est ouverte; mais la politique parlementaire es-
pagnole est tellement concentrée dans les questions de personnes, qu'elle
finit par devenir pour les étrangers ou fastidieuse ou absolument inintelli-
gible. L'ouverture des chambres prussiennes offre assurément un plus vif
intérêt. Les élections ont ramené dans la seconde chambre prussienne une
majorité libérale, et le roi, si l'on en juge par son discours d'ouverture,
ne paraît pas se départir des idées d'organisation militaire qui l'ont mis en
lutte avec la représentation du pays. Les élémens du conflit qui paralyse la
Prusse plus encore qu'il ne la trouble subsistent donc. Il faut s'attendre à
voir se prolonger à Berlin la situation déplorable dont la durée étonne et
attriste l'Europe. Existe-t-il quelque moyen de vaincre l'obstination de
la couronne, ou bien l'entêtement du roi et de ses ministres pourra-t-11
parvenir à lasser la patience du peuple prussien? La suite de la session
nous apportera la réponse à ces questions. Ne traitons pas cependant avec
trop de dédain les misères de la politique prussienne. M. de Bismark, après
la dissolution de l'ancienne chambre, avait jugé convenable d'enqirunter
à notre législation de la presse le régime des avertissemens, si commode
pour le pouvoir. Nous avons remarqué que dès l'ouverture de la session le
ministre prussien a soumis à la chambre la question des journaux. Cet ap-
pel au pouvoir législatif dans une question qui est naturellement de son
502 REVUE DES DEUX MONDES.
ressort nous paraît devoir être constaté à l'honneur de M. de Bismark.
Après nous avoir copiés et suivis, voilà que ce ministre a la bonne idée de
nous devancer. Pourquoi ne l'en louerions-nous point? Le jour où on
l'imiterait en France et où l'on porterait à la chambre la révision du ré-
gime de la presse, ne serions-nous pas obligés de nous livrer au plus ly-
rique enthousiasme et de saluer l'ère nouvelle où la libre pensée aurait
recouvré parmi nous ses indispensables garanties?
Mais parmi les pays où la vie politique recommence, il en est un qui est
à notre porte et qui a des droits particuliers à notre sympathique atten-
tion. Nous parlons de la Belgique, de ce phénomène d'un petit peuple qui
parle français et qui jouit régulièrement des libertés les plus complètes,
qui nous prouve à côté de nous que la liberté est la condition pratique du
bon gouvernement d'une société florissante par l'activité intellectuelle, in-
dustrielle et commerciale. La Belgique, toute raisonnable qu'elle est, a des
partis passionnés. C'est le pays catholique où la question moderne de la.
séparation de la société et de l'état laïque et du pouvoir religieux entretient
sans interruption entre les partis la lutte la plus active. La presse libérale
s'était accordée à reprocher au discours du roi de s'être tenu à l'écart de
eette incessante controverse, de n'avoir parlé que des intérêts matériels,
de n'avoir point affirmé les principes qui viennent de triompher dans les
élections communales, où s'est prononcée avec plus de netteté que jamais
l'antipathie du pays pour la politique cléricale. On semblait craindre que
le ministère libéral ne reculât dans sa voie. M. Frère-Orban, l'éminent mi-
nistre des finances, n'a point tardé à rassurer ses amis. Il a déclaré au sé-
nat, pendant la discussion de l'adresse, que le ministère n'avait nullement
l'intention de se transformer en un simple cabinet d'affaires, qu'il reste
ce qu'il est, qu'il persiste dans les projets de loi présentés par lui il y a
deux ans. Il a notamment annoncé que les projets sur la législation des
fabriques d'église et sur le temporel du culte seraient prochainement pré-
sentés aux chambres. Une déclaration non moins importante a été émise par
M. Frère. On sait l'agitation qu'entretient à Anvers la question des fortifica-
tions. Un des inconvéniens des petits pays, c'est que les questions locales,
en se passionnant, s'y éternisent. Les Anversois voulaient engager à nou-
veau la question des fortifications en offrant au gouvernement des transac-
tions partielles. M. Frère, avec la netteté ferme qui convient, même dans
un petit état, à un homme politique sérieux, a voulu couper court à ces
difficultés toujours renaissantes : « Aux yeux du gouvernement, a-t-il dit,
la question anversoise est résolue. « Il était bon qu'on en finît avec cette
question anversoise. La fortification d'Anvers est le faible tribut que la
Belgique paie à l'instabilité générale de l'Europe. La dette est désagréable
à payer quand on est un pays libre, sage et tranquille, nous n'en discon-
venons pas; mais enfin elle a été acceptée : qu'on paie donc et que tout
soit dit. E. F0RCA1>1 .
REVUE. — CHRONIQUE. 503
REVUE MUSICALE.
Nous avons à parler aujourd'hui d'un événement qui s'est passé au Théîl-
tre-Lyrique le k novembre : on y a donné la première représentation d'un
ouvrage en cinq actes, les Troi/eiis, paroles et musique de M. Berlioz. 11 y a
longtemps que, dans le monde des beaux esprits, on s'entretenait de cette
conception épique d'un homme hardi et patient qui aurait consacré à l'édi-
fication de son rêve autant d'années qu'il eu a fallu aux Grecs pour pren-
dre la ville de Priara. On assurait aussi que le plan primitif de M. Berlioz
embrassait les deux grands épisodes, la prise de Troie et la fuite d'Énée.
L'auteur a été obligé de modérer son ambition et de se contenter de cinq
actes, dont l'action se passe, on le sait bien, à Carthage. Toute une légende
se rattache, dit-on, à l'œuvre de M. Berlioz, qui a été refusée par l'admi-
nistration de l'Opéra, et qui n'aurait peut-être pas trouvé d'asile sans la
bonne volonté de M. Carvalho, directeur subventionné du Théâtre-Lyrique.
Quelle que soit la valeur de cet ouvrage, on ne peut que louer M. le direc-
teur du Théâtre -Lyrique d'avoir tendu la main à un homme de mérite qui
est Français, et qui a bien le droit d'offrir à son pays le fruit de ses talens.
Avant d'examiner de près le sujet traité par M. Berlioz, on peut se de-
mander s'il est prudent de transporter sur un théâtre ces grandes figures
de la poésie antique qui, depuis tant de siècles, vivent dans la mémoire des
peuples civilisés. N'est-il pas téméraire de détacher d'un poème qui oc-
cupe dans l'éducation publique presque la place de la Bible un épisode
d'amour raconté par Virgile dont chaque vers est gravé dans notre mémoire
comme une parole de l'Évangile? Avez- vous prévu que le public d'une
grande ville comme Paris ne manquerait pas d'établir une comparaison re-
doutable entre des vers d'atelier et la langue divine du contemporain d'Ho-
race? Vous êtes-vous bien rendu compte de la grande difficulté de votre
entreprise, où il faut absolument que la musique, art nouveau, enveloppe
la poésie de Virgile, s'en pénètre et en traduise à sa manière les mysté-
rieuses beautés? Illustre auteur de symphonies fantastiques, de Benvenulo
Cellini, de V Enfance du Christ et d'une opérette en deux actes, Béatrice et
Bénédîct, représentée sur le théâtre de Bade avec un succès qui n'a pu
se renouveler, voyons comment vous avez traduit en votre langue ce rêve
d'amour qui charme l'humanité depuis tant de siècles!
Quelques mesures de symphonie, que l'auteur qualifie de laniento, pré-
cèdent le lever du rideau, qui laisse voir de loin Troie en flammes!... A la
bonne heure, nous voilà en pleine fiction, car il est assez difficile qu'on ait
pu voir de Carthage l'incendie de la grande ville de Priam. Un rapsode ra-
conte alors la grande catastrophe qui a effrayé le monde entier. Après ce
50/| REVUE DES DEUX MONDES.
récit, qui n'est pas autrement remarquable, on entend derrière la coulisse
un chœur de rapsodes et un rhythme de marche triomphale qui célèbre la
gloire de la malheureuse Cassandre. Il faut noter déjà dans cette introduc-
tion, qui ne produit qu'un effet de fantasmagorie, que le musicien n'ob-
serve pas toujours la prosodie de ses propres vers, et qu'il estropie les
mots pour les faire entrer, per fas et nefas, dans ses rhythmes violens.
Voyez dans la partition (page Ih) comment le compositeur a traduit ces
lieaux vers :
Unie à la lyre troyenne,
Te porte nos pieux concerts!
La toile tombe après ce prologue, qui tient la place, dit le librello, d'un
opéra en trois actes qui avait pour sujet la prise de Troie. L'auteur a donc
versifié et mis en musique tout le iv livre de Y Enéide. Honni soit qui mal
y pense !
Le premier acte nous présente une vaste salle de verdure dans le palais
de Didon. Une partie du peuple, réuni dans le palais, chante la gloire de
Carthage naissante et celle de la reine qui a mené à bonne fin de si grands
travaux. Didon survient au milieu de cette foule enthousiaste, à qui elle
adresse quelques paroles dans un récitatif informe. L'air en sol bémol
qss'elle chante ensuite :
Chers Tyriens, tant de nobles travaux,
n'a aucune valeur, et c'est tout au plus si l'ensemble bruyant et confus qui
termine cette scène peut être écouté sans fatigue. Il faut voir dans la par-
tition les intervalles que le compositeur donne à réaliser à des voix aiguës
chantant en chœur! Et que dirons-nous du duo des deux sœurs? comment
U^ rimeur et le compositeur français a-t-il interprété ce dialogue immortel :
Anna soror, quœ me suspensam insoninia terrent?
Hélas! rien ne peut se comparer à ce morceau si vulgaire, si mal dessiné,
si tourmenté d'intonations impossibles, qu'on le prendrait pour l'œuvre
u'un sourd. Il faut entendre les répliques que se font ces deux sœurs dans
le passage en ;?^t majeur qui précède la conclusion, qui vaut un peu mieux
que le reste. Passons sur un air bizarre de lopas, poète de la cour de
Didon, et sur tous ces détails explicatifs. Rien ne ressort dans cette scène
décousue, où Ascagne, fils d'Énée, vient implorer la pitié de la reine. C'est
un mélange de récits confus et informes qui aboutissent à un lulli formi-
dable d'une longueur démesurée et d'une sonorité brutale. Ainsi se termine
le premier acte, par un cri de guerre sauvage.
Un intermède fantastique où l'auteur a eu la prétention de peindre uni^
chasse roijale dans une forêt, vierge de l'Afrique,... avec toute sorte d'inci-
REVUE. — CHRONIQUE. 505
dens surnaturels, cette scène grandiose, comme dit le livret, est une orp;ie
de sons, de cris, où l'oreille éperdue ne sait à quel hurlement se prendr*^
Pauvre M. Berlioz! il a voulu dans ce chaos imiter la chasse fantastique du
Freyschûlz !
Le second acte s'ouvre dans les jardins de Didon, situés au bord d<^ la
mer. On voit réunis un grand nombre d'hommes et de femmes qui enlon-
rent les grands personnages, Didon, Énée, Ascagne, etc. Un ballet, des
danses d'esclaves nubiennes, d'aimées d'Egypte, s'exécutent devant la cour.
La musique de ce divertissement est fort jolie, surtout le motif qui accom-
pagne le pas des esclaves nubiennes, qui est original. La chanson que le
poète lopas chante sur l'ordre de la reine est une mélodie un peu tour-
mentée, mais d'un accent touchant et vrai. Après ce chant, Knée s'approeiie
de Didon en lui disant un mot galant. « Énée, lui répond la reine, daignez
achever le récit commencé de votre long voyage. « Quand Énée a satisfait au
désir de la reine en lui apprenant le sort de la pauvre Andromaque, elle
s'écrie, en faisant un retour sur elle-même : — 0 pudeur! — et il résulte
de ce cri échappé du cœur de la reine un quintette qui est clairement
écrit et qui renferme de jolis détails. — Bannissons ces tristes souvenirs^
dit le héros troyen. Venez, chère Didon, respirer les soupirs de cette brise
caressante. — C'est sur ces paroles que le compositeur a écrit un septuor
charmant, qui est le meilleur morceau de la partition. Ce n'est, à vrai dire,
qu'un grand nocturne; mais l'effet n'en est pas moins délicieux. Le public
l'a fait répéter, et il a eu bien raison. Cette scène de rêverie, que M. Ber-
lioz a rendue avec un si rare bonheur, doit le convaincre que la vériié
dramatique n'est pas incompatible avec la belle musique, et que le pro-
blème de l'art sera toujours de réunir ces deux élémens dans un ensemble
harmonieux. Le duo qui suit, entre Énée et Didon, a l'inconvénient de ré-
péter le motif du septuor qu'on vient d'entendre. Ce duo est joli cependant,
mais trop long, et d'un style élégiaque qui ne convient guère aux deux
grands personnages qui le chantent. C'est en général le défaut de toute la
partition des Troyens.
Au troisième acte, on voit les Troyens au bord de la mer, qui se dispo-
sent à quitter Carthage pour suivre la destinée qui les pousse en Italie.
Toutes les scènes de soldats sont manquées, et on ne peut même s'arrêter
au récitatif informe ni à l'air que chante Énée d'un ton héroïquement vul-
gaire. A part un petit chant du matelot Hylas, il n'y a rien dans les deux
derniers actes qu'on puisse signaler. Le morceau d'ensemble que chantent
les Troyens, le duo d'Énée avec Didon, la scène horrible de la mort de la
reine, tout cela révèle une imagination surmenée et d'une rare impuissance.
L'exécution des Troyens est aussi bonne que possible, si l'on songe aux
difficultés que présente l'interprétation d'une telle œuvre. M'"" Charton-
Demeur, dont le goût pourrait être plus pur, ne se tire pas mal du rôle de
Didon, où elle est obligée, dans la scène finale, de pousser des cris de
50(5 REVUE DES DEUX MONDES.
hyène. M. Monjauze est parfaitement digne do l'eprésenter l'Énée de M. Ber-
lioz, car on ne peut pas être plus commun ni plus trivial que le héros de
Virgile tel qu'il se montre travesti par le librettiste français. Les chœurs
et l'orchestre méritent des éloges; les beaux costumes, les décors très va-
riés, les petits ballets, tout cela forme un spectacle assez imposant, où
il ne manque guère que l'intérêt, la mélodie et le sens commun.
Nous sommes à l'aise avec M. Berlioz, car nous n'avons pas attendu les
Troyens pour prédire, il y a dix ans, que cet homme d'esprit et d'imagination
n'avait pas la faculté particulière de composer des opéras. Il a déjà prouvé
cette impuissance par Benvenuto Cellini et par une opérette en deux actes,
Béatrice el Benedict, où l'on ne trouve absolument qu'un madrigal à deux
voix, et qui ressemble au duo entre Didon et Énée au second acte des
Troyens. En terminant cette analyse un peu rapide, je dirai que, si M. Ber-
lioz a échoué et comme poète et comme musicien dramatique dans l'œuvre
qu'il vient de produire, les cinq actes des Troyens prouvent cependant que
l'auteur d'une telle conception n'est pas un artiste ordinaire, et qu'il avait
le droit de se faire entendre. Que M. Berlioz se rassure donc : s'il est
tombé, il est tombé de haut, et son désastre n'affaiblira pas l'estime qu'on
doit à un homme qui a consacré dix ans de sa vie à réaliser son rêve.
ESSAIS ET NOTICES.
DE QUELQUES TRAVAUX RÉCENS SUR SCHILLER ET GOETHE (1).
Ce n'est pas une coïncidence fortuite que celle de la traduction française
des Œuvres de Schiller par M. Régnier, et des importantes publications
d'histoire littéraire de M. Saint-René Taillandier, commentaires intelligens
des œuvres allemandes, avec le moment où l'étude des langues étrangères
prend enfin racine dans notre éducation publique. L'Allemagne sent plus
vivement que jamais le tort de n'avoir pas encore donné une édition critique
de Schiller, et attend avec impatience de la grande maison Cotta, que son
privilège oblige, après l'édition en 12 volumes de M'"'' de Gleiehen, déjà su-
périeure aux précédentes, la publication des travaux patiens et conscien-
cieux du docteur Joachim Meyer, de Nuremberg. Le regrettable Jacques
Grimm était l'interprète de l'opinion publique lorsqu'il affirmait en 1859,
dans une séance solennelle de l'académie des sciences de Berlin, qu'outre
les statues et les bustes, il restait à élever à la gloire de Schiller un autre
monument plus grand encore. « Celui qui nous est né il y a justement un
siècle repose depuis cinquante ans dans le sein de la terre, et nous n'a-
(1) Correspondance entre Goethe et Schiller, par M. Saint-René Taillandier, 2 vol.
in-1 8. — Lettres inédites de Sismondi, par le môme, 1 vol. in-18. — OEuvres de Schiller,
traduites en français par M. Régnier, membre de l'Institut, 8 vol. in-8".
REVUE. CHRONIQUE. 507
vons pas une édition critique de ses œuvres, les présentant dans Ituir suite
réelle, avec les différentes leçons. » Grimm ajoutait : « Un grand pas a été
fait cependant, car la nouvelle traduction donnée en France par les soins
de M. Régnier, qui connaît à fond, non-seulement notre langue d'aujour-
d'hui, mais encore Tancienne langne allemande, peut servir, à beaucoup
d'égards, de modèle... » En attendant, les documens s'amassent et s'impri-
ment de divers côtés, en plus grand nombre qu'à aucune autre époque:
volumes d'œuvres inédites, correspondances partielles, etc. (1). Ces divers
indices et beaucoup d'autres, qu'il serait facile d'accumuler, montrent que
dans les deux pays, en Allemagne comme en France, on s'occupe active-
ment d'une cause que l'on sent commune. Les publications récentes de
MM. Régnier et Saint- René Taillandier ont chez nous leur signification
propre dans ce mouvement qui se propage.
Avec les qualités qui la distinguent et les conditions dans lesquelles elle
a été préparée, la. nouvelle traduction de Schiller nous semble être préci-
sément le signal de l'adoption définitive des œuvres qu'elle contient par
l'esprit français, et de leur admission dans le cercle de notre éducation
classique. M. Régnier n'y a pas admis certains ouvrages d'une authenticité
douteuse ni la correspondance, où s'agitent des discussions théoriques-
quelquefois peu précises et non exemptes de subtilité; mais les ouvrages
consacrés de Schiller sont désormais présentés par lui au public français
dans une traduction qui a toutes les qualités d'un modèle en ce genre.
L'auteur était préparé à ce travail par un long enseignement de la philo-
logie allemande, par une patiente interprétation, dix fois reprise, de cha-
que vers de ces poèmes en vue de cet enseignement, de telle sorte que
tous les soins que pourrait prendre le traducteur le plus scrupuleux pour
un texte des anciens auteurs classiques se sont trouvés appliqués aux œu-
vres les plus graves dans le domaine plus rapproché de nous des littéra-
tures étrangères. C'est ce qui justifie le témoignage de Jacques Grimm,
que nous citions tout à l'hsure. Avec cela, M. Régnier, tout français par les
habitudes d'esprit, n'était pas homme à se contenter d'à peu près dans sa
traduction, et, s'il lui arrive de rencontrer dans l'auteur qu'il interprète
le vague et l'indécis de la pensée, il le dit dans ses notes ou dans l'excel-
lente introduction qu'il a placée en tète de son premier volume. Ce sont
ces qualités qui expliquent et justifient sans doute ce que nous disions
plus haut de l'importance de sa publication.
Quant à l'immense correspondance de Schiller, ou concernant Schiller,
c'est un monument d'autre sorte. Ce que le génie du poète a mis admira-
blement en œuvre dans ses poèmes, il le discute ici en mille aperçus théo-
riques, où le subtil et l'incertain se mêlent au droit sens et à la ferme rai-
son. 11 y a ici besoin de commentaires, et cette lecture ne s'adresse pas à
tous. Elle n'en est pas moins, au point de vue de l'esthétique et de l'his-
toire des idées littéraires, d'une importance extrême. M. Saint-René Tail-
(1) Parmi ces dernières, la correspondance de la femme de Schiller, publiée en deux
volumes par sa fille, M'"" la baronne de Gleiclien-Ruszvvurm (Cnaiiolts von Schiller
und ihre Freunde)^ est certainement une des plus remarquables.
508 REVUE DES DEUX MONDES.
Jandier en a élucidé un principal épisode en publiant et commentant, à
l'aide de la traduction de M""" de Carlowitz revue par lui, l'histoire de la
célèbre et féconde amitié entre Goethe et Schiller.
Le l/i juin 179/i, Schiller, qui venait de fonder avec Guillaume de Hum-
boldt et Fichte son recueil littéraire intitulé Les Heures, écrivit d'Iéna une
lettre à Goethe pour invoquer sa collaboration. Cette lettre est la première
page de la volumineuse correspondance qu'allaient échanger les deux poètes,
et le premier monument de l'union féconde qui allait s'établir entre eux.
Chacun d'eux avait jusque-là creusé son sillon à part. Goethe, âgé de
quarante-cinq ans, avait déjà donné Goetz de Berlichingen (1773), IVer-
Iher (177Zi), fphigénie (1786), Egmont, le Tasse, un grand nombre de ses
ballades, et commencé le Faust, c'est-à-dire qu'il était déjà en possession
de la gloire après avoir renouvelé le théâtre et la poésie lyrique. Schiller
avait dix ans de moins; mais les Brigands (1781), Fiesque, Don Carlos,
Amour et intrigue, ne lui avaient pas valu une moindre renommée. Goethe,
après s'être vite élevé au-dessus des agitations de la Sturm und Drang-
Periode, avait fait le voyage d'Italie, s'était trouvé en face de l'antique et
était revenu amoureux de la beauté pure. Schiller, poète révolutionnaire
dans les Brigands , ennemi de la société politique dans Fiesque, de la so-
ciété civile dans Amour et intrigue, citoyen du monde avec le marquis de
Posa, sortait à peine d'une période d'agitation qui semblait avoir suscité
de la part de Goethe mille défiances contre lui. Tout à coup ces deux
esprits, qu'une apparente divergence séparait, rapprochés et mis en con-
tact, se reconnaissent comme frères, s'éprennent et s'enchantent mutuel-
lement. Les premières lettres qu'échangent les deux poètes sont remplies
des témoignages de ce charme mutuel et inattendu. Une virile tendresse de
cœur est de la partie assurément, témoin les larmes de Goethe en 1805,
quand la mort lui enlève son ami; mais c'est dans le monde des idées à
peu près exclusivement que la correspondance nous montre le commerce
constant de ces deux esprits. « Chaque moment dont j'ai pu disposer, dit
Schiller, je l'ai passé avec Goethe, et ce temps que je passais auprès de lui,
je l'employais exclusivement à élargir l'horizon de mon savoir... Je crois
sentir qu'il a exercé sur moi une influence profonde... >•
Toute cette correspondance, qui n'est qu'une perpétuelle discussion de
théories, nous offre, à vrai dire, un des arsenaux des idées littéraires de la
première moitié de notre siècle. Il est inoui quelle richesse d'aperçus s'y
déploie de part et d'autre, et dans quel océan l'on se sent engagé quand on
lit avec attention toute la série de ces lettres. M. Saint-René Taillandier
a rendu cette vaste lecture facile, non pas seulement par le choix qu'il a
fait dans un si riche ensemble, mais encore par les étapes qu'il y a ména-
gées. Les épisodes suivant lesquels il a distingué les différens groupes n'in-
terrompent pas par leur succession la carrière une fois ouverte, ils mon-
trent au contraire les occasions diverses qui ont pu mettre en lumière
alternativement tel ou tel aspect d'une même théorie se transformant tant
que dure cette correspondance.
Le premier épisode qui se trouve ainsi marqué est la rédaction en com-
mun des Heures. Au bout de dix-huit mois, l'insuccès de cette publication
REVUE. — CHRONIQUE. 509
périodique est démontré, mais, pendant ce temps, Schiller a conçu l'idée
d'une libre association intellectuelle avec Goethe, et, pendant que son ami
travaille avec une ardente persévérance au Wilhelm lUeister, il songe lui-
même à des drames et à une épopée : les personnages de Gustave-Adolphe
et de Wallenstein commencent à devenir les hôtes favoris de son imagi-
nation poétique. — Le second épisode est la composition en commun des
Xénies, en 1796. Par ces épigrammes faites à deux, Schiller et Goethe met-
tent en déroute les traditions littéraires à l'aide desquelles les partisans du
passé avaient attaqué la publication des Heures. « Le succès prodigieux
que ces distiques ailés rencontrèrent auprès de l'esprit public était pour
les deux poètes, dit avec raison M. Saint-René Taillandier, un engagement
d'honneur à justifier leurs ironies et leurs colères par des chefs-d'œuvre,
afin que le précepte suivît de près la satire. » Goethe répondit par les cinq
■^ premiers chants dCHennann et Dorothée, et Schiller par la préparation de
Wallenslein. — La composition d'IIermann et Dorothée vient ensuite, et
suggère plus abondamment encore à l'examen de Schiller et de Goethe
des problèmes variés d'esthétique littéraire. Schiller affirme que le travail
critique auquel son esprit a été sollicité par la lecture et la discussion de
ce poème a été pour lui ime grande crise. Après avoir lu le Wilhelm Meis-
ter, il a abandonné les théories abstraites, et il a, en signe de ce retour,
commencé son Wallenstein en prose. Après Hermann et Dorothée, il l'écrit
en vers, le remanie de fond en comble, et inaugure ce qu'on a appelé en
Allemagne la période classique de son génie. Toutes ces phases, avec leurs
raisons diverses, souvent subtiles, sont expliquées dans ses lettres avec un
détail qu'il serait difficile de condenser sans compromettre la solidité et la
physionomie même de tout l'édifice. Ces nuances infinies échappent en
vérité à toute analyse ; il faut se plonger soi-même au sein de ces discus-
sions infinies : on y reconnaît bientôt les voix d'une grande époque intel-
lectuelle dans sa période de riche enfantement.
Après Hermann et Dorothée et Wallenslein, les principaux actes de cette
double vie littéraire, où désormais tout est mis en commun, sont Faust,
Marie Stuart et Guillaume Tell. On sait que ce dernier sujet, qui a été
pour Schiller l'occasion de son chef-d'œuvre, lui a été suggéré par son
ami. Goethe raconte qu'en 1797, visi-tant une fois encore le lac des Quatre-
Gantons, il ne put résister à l'idée de peindre dans un poème cette nature
charmante et grandiose. Il fallait animer cette terre si imposante avec des
figures humaines dont la grandeur égalât la majesté des lieux. La légende
de Guillaume Tell s'offrit alors naturellement à lui. Déjà, plein de ce beau
sujet, il commençait à additionner ses hexamètres. « J'apercevais le lac,
dit-il, aux tranquilles clartés de la lune; j'illuminais les brouillards dans
les profondeurs des montagnes; je voyais les eaux étinceler sous les rayons
les plus doux du soleil matinal ; dans la forêt, dans la prairie, tout était vie
et allégresse; puis je représentais un orage, armé d'éclairs et de tonnerre,
qui du sein des gorges sombres se précipitait sur le lac. Je peignais aussi
le calme des nuits... Je me représentais Guillaume Tell comme un être naï-
vement héroïque, d'une vigueur saine et entière, heureux de vivre, avec
une âme enfantine où sommeille encore la conscience de l'homme; j'en fai-
510 REVUE DES DEUX MONDES.
sais un portefaix montagnard, parcourant les cantons, partout connu,
aimé, partout rendant de grands services, au reste tranquillement occupé
à sa besogne, travaillant pour sa femme et ses enfans, et ne s'inquiétant
pas de savoir qui est le maître, qui est le valet... » Gessler lui apparaissait
comme un petit despote faisant le mal et quelquefois le bien par passe-
temps, sans nulle conscience de la digfiité humaine. Walter Fùrst au con-
traire, Stauffacher, Winckelried, ces patriotes animés des meilleurs senti-
mens de l'âme humaine, et de la force de volonté nécessaire pour briser un
joug détesté, devenaient «ses héros, ses forces supérieures, agissant avec
conscience d'elles-mêmes. » Mais, entraîné par d'autres occupations, Goethe
ajournait toujours l'accomplissement de son dessein; il finit par abandon-
ner son sujet à Schiller, qui, sans avoir vu la Suisse, composa cependant
une œuvre pleine de réalité. C'est assurément ici un des plus intéressans
épisodes de cette double vie littéraire et un de ceux qui mettent le mieux
en relief la différence des deux esprits. Ce même Goethe, qui recevait une
impression si vive de la nature, au sein de laquelle il se plongeait comme en
s'oubliant lui-même, et qui, par des conceptions puissantes, créait à la fa-
çon de Shakspeare des types supérieurs, aurait-il plié son génie et la poé-
sie épique aux douces et harmonieuses proportions que Schiller, sur la
scène dramatique, a su observer? Goethe eût-il fait cette patiente étude
de la chronique de Tschudi, dont Schiller a emprunté avec tant de bon-
heur les récits légendaires? — Goethe, poète épique, était appelé à donner
le Faust, tandis que Schiller, par le Guillawne Tell (180/i), devenait, sui-
vant sa p]'opre expression, « maître des choses du théâtre. «
Le nom de M""^ de Staël apparaît, vers la fin de la correspondance entre
Goethe et Schiller, comme pour annoncer le groupe d'esprits qui servit de
médiateur entre l'Allemagne créatrice de la seconde moitié du xviii^ siècle
et la France du xix", si prête à recevoir et à féconder, en les transformant,
tous les germes nouveaux. Ce groupe littéraire, à la tête duquel on doit la
placer elle-même, nous est montré précisément, dans le second des deux
ouvrages récemment publiés par M. Taillandier, sous des couleurs nou-
velles, empruntées aux documens inédits que contenait le musée Fabre à
Montpellier. Les premières impressions de Schiller en présence de M'"* de
Staël expriment d'une façon naïve et probablement fort exacte l'étonne-
ment que causa à l'esprit germanique cette rencontre avec l'esprit français,
si vivement représenté. « M""= de Staël est réellement à Francfort, écrit-il
à Goethe le 30 novembre 1803, et nous pouvons nous attendre à la voir
bientôt ici-. Pourvu qu'elle comprenne l'allemand, nous en aurons raison;
mais lui expliquer noire religion en phrases françaises, mais lutter contre
sa volubilité française, c'est là une tâche trop rude. Nous ne saurions nous
tirer d'affaire aussi aisément que Schelling avec Camille Jordan, qui était
venu à lui armé de pied en cap des principes de Locke {mil Locke angezo-
gen) : « je méprise Locke » dit Schelling, et naturellement l'adversaire ne
souflla plus mot. » Le 21 décembre, il écrit : « M"" de Staël vous appa-
raîtra complètement telle que vous avez dû la construire à priori. Tout en
elle est d'une seule pièce; on n'y trouve aucun trait étranger et faux.
Voilà pourquoi, malgré l'immense distance qui sépare notre pensée de la
REVUE. — CHRONIQUE. 511
sienne, on se sent à Taise près d'elle, on peut tout entendre de sa part,
et on se sent disposé à tout lui dire. C'est la représentation aussi parfaite
qu'intéressante de la culture de l'esprit français. Dans tout ce que nous
appelons philosophie, par conséquent sur les principes élevés de toutes
choses, on est en opposition avec elle, et cette opposition se maintient en
dépit de son éloquence; son naturel et ses sentimens valent mieux que sa
métaphysique, et sa belle intelligence s'élève souvent jusqu'à la puissance
du génie. Voulant tout expliquer, tout comprendre, tout mesurer, elle
n'admet rien d'obscur, rien d'impénétrable, et ce que le flambeau de sa
raison ne peut éclairer n'existe pas pour elle. De là son insurmontable
aversion pour la philosophie idéaliste {idcalphilofiophie); cette philosophie
çst pour son intelligence un air méphitique qui la tue. Le sens poétique
tel que nous le comprenons lui manque complètement; aussi ne peut-elle
s'approprier, dans les œuvres de ce genre, que le côté passionné, oratoire
et général; elle n'approuvera jamais le faux, mais elle n'apprécie pas tou-
jours le vrai. Ce peu de mots vous prouvera que, par la netteté, la décision
et la vivacité spirituelle de sa nature, elle doit exercer une influence
agréable et bienfaisante. Il n'y a de fatigant chez elle que l'agilité peu com-
mune de sa langue, car elle met son auditoire dans la nécessité de se trans-
former au point de n'être plus que l'organe de l'ouïe. »
De son côté Goethe émet, lui aussi, à propos de M""" de Staël, de fort
curieux jugemens. Travaillant pour le recueil des Heures à la traduction
d'un petit ouvrage qu'elle venait de publier, il mande à Schiller qu'il « s'est
efforcé de donner au vague français quelque chose de plus déterminé et
de plus voisin de la manière allemande. » Par ces mots : die frcmzôsische
Unbestimnitheil, il entend, je pense, le vague ou l'indéterminé de la pensée
française, et non, comme traduit M""^ de Garlovvitz, le vague de la langue; la
maxime est suffisamment osée déjà, et il ne faut pas en forcer la significa-
tion; mais on doit avouer d'ailleurs qu'il a laissé dans un certain vague lui-
même l'expression de sa pensée. Goethe écrit encore : « Comme la bonne
dame est à la fois d'accord et en désaccord avec elle-même! mil sichselbsl
eins imd uneins!)) Il reconnaît bien son ardeur d'intelligence, son carac-
tère sympathique et passionné, mais une telle visite a été pour lui un mo-
ment de lutte pénible; elle l'a forcé, dit-il, à exhiber ses vieux tapis et ses
vieilles armes de défense. C'est précisément la même impression que Schil-
ler a ressentie : « Notre amie est partie, dit-il, et je me sens tout juste
dans le même état que si je relevais d'une grande maladie. » Placez à côté
de ces curieux témoignages les belles et nobles pages du livre De V Alle-
magne, où M"'* de Staël apprécie le génie des deux poètes qu'elle a appris
à connaître, et voyez de quel côté viennent se placer la conception vive,
l'équitable et ferme jugement. Du reste ce n'était pas Goethe et Schiller
seulement qui restaient étonnés et comme interdits en face d'une intelli-
gence aussi française que l'était M""" de Staël; le recueil des lettres de
Charlotte Schiller que nous citions tout à l'heure, et qui contient des cor-
respondances venues de tous côtés, témoigne que tous les esprits allemands
avaient subi la même impression, tant il est vrai qu'il y avait là une ren-
contre de deux génies entièrement divers. On lira avec intérêt dans la pu-
Ôi2 REVUE DES DEUX MONDES.
blication do M"" la J)aronne de Gleichen-Ruszwurni les jugemens de Char-
lotte elle-même sur Delphine ei Corinne, et on y recueillera en particulier
les échos jusqu'à présent peu connus de la réputation littéraire de M""= de
Staël dans un petit cercle de beaux esprits, qui siégeait à Copenhague, et à
la tête duquel était placée une M""' Brun, femme d'esprit et de cœur. C'est
dire que sans doute il serait possible aujourd'hui, avec tant de renseigne-
mens épars, de reconstruire le récit d'un des épisodes les plus intéressans
que l'histoire littéraire puisse offrir.
Il faut lire, si l'on veut en suivre les conséquences immédiates, le volume
dans lequel, tout récemment aussi, M, Taillandier nous a fait connaître une
correspondance inédite de Sismondi. Il est impossible assurément de se
rendre compte des origines littéraires du xix" siècle, si l'on n'a fait ample
connaissance avec ce petit monde de Coppet qui a servi de premier inter-
médiaire entre l'Allemagne et la France. Rien de plus attachant que d'ob-
server de près, comme on peut le faire par la lecture de lettres intimes,
les qualités d'esprit franches et vives qui rendaient possible à ce groupe
d'initiateurs intelligens un rôle prédestiné. Tout ce que la connaissance
entière de la vie et des écrits de Chateaubriand par exemple nous a ap-
porté d'élémens d'appréciation et de jugement définitif sur son caractère
et son génie ne nous a pas rendus juges plus clairvoyans à son égard que
ne l'était Sismondi en présence même de ses premières œuvres. Il faut lire
à ce sujet de très curieux passages dans le livre de M. Taillandier. A côté
des lettres de Sismondi, galerie nombreuse et variée, où tant de physiono-
mies littéraires apparaissent, M. Taillandier a placé des lettres de Bon-
stetten , de M""" de Staël, de M""- de Souza, ces dernières portant l'em-
preinte d'un charme et d'une grâce remarquables. Toutes sont adressées
à cette princesse d'Albany dont M. de Reumont avait donné une bonne
esquisse, et dont M. Taillandier, grâce à une foule de documens nouveaux
par lui mis au jour, et en même temps habilement employés, a restitué
désormais l'entière et vivante physionomie.
En résumé, par ces trois publications diverses, mais qui se complètent et
s'expliquent mutuellement, la Comtesse d'Albany, la Correspondance entre
Goethe et Schiller^ les Lettres inédites de Sismondi^ M. Saint-René Taillan-
dier apporte de très nouveaux et très graves élémens à l'histoire et à la cri-
tique littéraires du temps qui nous a immédiatement précédés, et duquel
nous sommes intimement solidaires. L'auteur de ces publications, qui
poursuit depuis vingt ans par la parole et par la plume, avec un talent
toujours applaudi, la'double et parallèle histoire de la littérature allemande
et de la littérature française, a d'autant plus de droits à la reconnaissance
de tous ceux qui pensent et étudient que la littérature s'est plus intime-
ment mêlée de nos jours à tout l'ensemble de la vie intellectuelle et mo-
rale, et qu'une connaissance plus entière du génie allemand, si original et
si fécond, nous apparaît enfin comme indispensable à l'esprit français, ne
fût-ce que pour l'aider à se bien discerner et à se juger lui-même.
A. CEFFROY.
V. DE Mars.
L'ANNEAU D'AMASIS
Ulla dilà_,â, to léonga (si Dieu donne, je prendrai)
(Proverbe mahratte.)
I.
C'était en 1834, sur le Rhin, entre Mayence et Cologne. Le ba-
teau à vapeur sur lequel j'avais pris passage portait le nom de la
LoreJey, cette sirène allemande sujet de tant de ballades et de tant
de traditions diverses. Nos deux petits canons, qui venaient de sa-
luer le Bheinsleùi, rechargés à nouveau, allaient rendre hommage
à la mystérieuse marraine de notre léger navire, lorsque la conver-
sation des passagers, dans ce moment-là fort animée, fut tout à
coup interrompue par un choc bruyant. Ils tournèrent tous la tête,
par un même mouvement, du côté où le bruit appelait leur atten-
tion, et virent avec surprise qu'il provenait d'une petite table brus-
quement renversée à terre par le plus grave , le plus silencieux , le
plus réservé de la compagnie, — celui qu'on avait baptisé le « gen-
tilhomme noir, » faute de connaître son nom, sa profession et le
titre que sans doute il devait porter. Sa physionomie, son aspect
général inspiraient le respect et forçaient pour ainsi dire à la défé-
rence. Nulle morgue chez lui, rien qui repoussât la sympathie;
mais en même temps rien qui permît de se familiariser, s'il ne vous
y conviait lui-même, avec un personnage aussi éminemment dis-
tingué. 11 était de ceux qui traversent une foule sans être exposés
(1) The Ring of Amasis (2 vol., Chapman et Hall, Londres), c'est le titre d"iin roman
qui vient d'obtenir en Angleterre un succès général et légitime. Cette composition
originale, qui montre sous une face nouvelle le talent d'Owen Meredith, le fils de
Bulwer, nous a paru mériter d'être connue en France, et le cadre du récit où nous
essayons de la reproduire permettra mieux qu'une simple analyse d'en apprécier la
valeur.
TOME XLVIII. — !"■ DÉCEMBRE. 33
Mil REVUE DES DEUX MONDES.
au moindre contact, et la barrière indéfinie qui le rendait inacces-
sible le dérobait presque aux regards. Personne ne lui parlait, per-
sonne ne parlait de lui, bien qu'il eût infailliblement attiré l'atten-
tion d'un chacun. Ce fut donc une grande surprise que de lui voir
commettre une maladresse et presque une incongruité en renversant
le meuble placé devant lui. M. Home, avec ses tables tournantes,
n'a jamais plus étonné son monde. Quant au noir gentleman lui-
même, il s'éloigna sans paraître avoir pris garde le moins du monde
à ce futile incident. Il s'éloigna, et je le suivis comme malgré moi,
poussé par une sorte de curiosité magnétique.
Debout, les bras croisés, il contemplait l'eau bouillonnante que
faisaient écumer, siffler, rejaillir en blanche écume les rapides évolu-
tions de la roue, et je me demandais, en regardant cette figure im-
passible, ce que ferait un pareil homme, si quelque désastre le pla-
çait en face d'un de ses semblables aux prises avec les flots et sur
le point de périr. — Sous peine de déchoir à mes yeux, pensai-je,
il faudrait même alors que cette physionomie demeurât impertur-
bable; sans cela, je n'y verrais plus qu'un vain masque à la merci du
premier hasard. .. — Au moment où ces réflexions me préoccupaient,
une cloche retentit du côté de Saint-Goar. Le bateau ralentit sa
marche, et nous vîmes une petite nacelle se détacher du rivage poux
venir nous accoster : elle n'amenait, en fait de passagers, qu'une
femme et un enfant, un petit garçon d'environ six ans, qui sem-
blait endormi sur les genoux de sa mère. Au commandement du
capitaine, les aubes avaient cessé de jouer, le bateau s'était mis à
la dérive; mais de ses flancs émus se détachaient encore de larges
vagues, dont les fortes ondulations faisaient vaciller d'un bord à
l'autre la frêle embarcation qui venait à nous. J'avais cessé de la
regarder, quand un cri perçant me fit tressaillir : — Jésus Maria!
mon enfant, mon enfant! — Et tous les passagers, attirés par cette
clameur aiguë, se ruèrent à la fois du côté de l'échelle au sommet
de laquelle je me tenais. En essayant de saisir la corde qu'on lui
avait jetée du steamer, le batelier, paraît-il, avait perdu l'équilibre
et fait chavirer sa misérable nacelle. Au moment où je pus me ren-
dre compte de l'accident, on hissait cet homme le long des flancs du
navire, et un de nos matelots, qui du haut de l'échelle s'était préci-
pité dans le fleuve, venait d'arrêter la pauvre femme sous la roue et
près de périr. — Mais l'enfant? où était l'enfant? — La force du cou-
rant nous avait déjà fait franchir quelques brasses, et c'est à peine
si l'on distinguait encore au-dessus du courant un petit chapeau de
paille dont les rubans bleus s'agitaient au souftle de la brise. Après
un moment de silence absolu, l'anxiété générale se traduisit par une
espèce de gémissement comprimé. Nous venions de voir distincte-
l'anneau d'amasis. 515
ment les petites mains de l'enfant, qui se débattait en vain, et dont
les forces s'épuisaient rapidement. Il enfonça, et nous le perdîmes
de vue; mais l'instant d'après la petite tête blonde revint à la siir-
fece de l'eau : un même cri partit de toutes les poitrines et salua
cette réapparition inespérée. Ensuite chacun demeura muet; tous
les visages étaient tournés , tous les regards étaient tendus dans la
même direction, car on distinguait maintenant de ce côté, coupant
ronde par des mouvemens d'une régularité, d'une précision ma-
thématicpies, les deux bras noirs d'un nageur intrépide. On eût dit
qu'il était là pour son plaisir, tant il y avait de tranquillité, pour
ne pas dire d'indifférence, dans ces allures d'où semblait dépendre
la vie d'un être humain ; aussi le sentiment général était-il celui
d'une impatience indignée plutôt que d'une reconnaissante admira-
tion. Cet homme ne déployait évidemment pas la moitié de la force
dont il disposait. A une faible distance de l'enfant près de dispa-
raître, et alors qu'un vigoureux élan l'eût mis à même de le saisir,
il laissa perdre cette occasion suprême. Les spectateurs poussèrent
un cri de réprobation, qu'il n'entendit certainement pas, car il ve-
nait de plonger à son tour. Ici nouveau silence, résultat d'une in-
dicible anxiété , silence de mort qu'on eût dit devoir être éternel,
mais qui, après quelques secondes, — chacune valait un siècle, —
fut rompu par une clameur triomphale. Le nageur et l'enfant ve-
naient de reparaître tous deux : plus de doute, ce dernier était
sauvé !
Plus à loisir, plus lentement que jamais, s' abandonnant au cou-
rant et poussant devant lui, comme une chose morte, le petit être
qu'il venait d'arracher à l'abîme, indifférent à ce résultat de ses ef-
forts, indifférent à l'intérêt dont lui-même il était devenu le centre,
le (i gentleman noir» regagnait peu à peu le bateau. Je vis descendre
la chaloupe qu'on envoyait recueillir l'enfant, je vis l'infatigable
nageur refuser le secours que cette chaloupe lui offrait, et alors,
seulement alors, je cherchai sur les visages des passagers le reflet
des émotions joyeuses qui m'animaient. Toutes les physionomies
étaient radieuses, sauf une seule; tous les regards brillaient de la
même ardeur, excepté ceux d'une femme que je fus tenté de prendre
un moment pour la Loreley elle-même. Belle sans doute, mais de
cette beauté pétrifiante qui , comme celle de la Méduse antique ,
glace le sang dans les veines, calme, indifférente, implacable, elle
assistait (et je ne sais depuis combien de minutes) à cette lutte dont
une vie était l'enjeu avec le plus complet nonchaloir. Assise sur la
plate-forme du couloir près duquel j'étais debout, et de là dominant
la foule agitée, elle semblait n'avoir d'autre souci que de réchauffer
au soleil le marbre vivant dont elle était faite. Ses bras se déro-
baient sous la longue écharpe de soie dont les plis, ramenés autour
516 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa poitrine, laissaient en relief la perfection sculpturale de ses
magnifiques épaules. Je m'étonnais qu'elle m'apparût presque subi-
tement. Quant au (( genûcman noir, » je l'avais complètement perdu
de vue, et j'étais encore absorbé dans l'intense contemplation où
me plongeait cette créature mystérieuse, que mon imagination s'obs-
tinait à confondre avec la Loreley des légendes, quand il parut sur
la plate -forme et se dressa soudainement devant elle. Qu'il était
changé, ce visage dont j'avais admiré l'immobile beauté! Une sup-
plication muette, mais ardente, se peignait dans ces traits qu'on eût
pu croire condamnés à ne rien exprimer. Le frémissement douloureux
des lèvres, la prière passionnée qui se lisait dans le regard avaient
l'éloquence de ces appels suprêmes qu'un agonisant vous adresse
sans prononcer une seule parole, et cependant, du haut de son iso-
lement glacial, la belle Loreley, silencieuse, elle aussi, laissait tom-
ber un regard froid et sans réponse sur cette figure dont chaque
linéament l'implorait. Alors une voix profonde et comme brisée,
dont l'émission coûtait évidemment un effort inoui, murmura ces
paroles inarticulées : — Jamais donc?... — Et la réponse de la Lo-
reley, incisive et pénétrante comme la note la plus aiguë du haut-
bois, fut une sorte d'écho ironique et funèbre pareil à celui que ren-
voie une ruine déserte. — Jamais! — avait-elle dit simplement.
Une pâleur cadavéreuse vint blêmir encore le visage livide du
malheureux à qui elle notifiait ainsi un immuable arrêt; mais la
minute d'après ses traits de marbre avaient repris leur calme habi-
tuel, et il disparut dans l'escalier de la cabine avec aussi peu de
bruit, avec autant d'impassible sérénité que lorsqu'il avait traversé
le pont quelques instans auparavant. La Loreley le suivit presque
aussitôt. Revenu près de l'enfant dont l'existence avait été un mo-
ment si compromise, je m'assurai que l'accident n'aurait pour lui
aucune suite fâcheuse, et je confirmais cette bonne nouvelle à sa
mère éplorée, lorsqu'un valet de chambre à cheveux gris vint prier
respectueusement la brave femme, au nom du comte et de la com-
tesse R,.., de leur amener elle-même l'enfant malade dans un salon
réservé où on venait de tout préparer pour lui donner les soins que
réclamait son état.
Lorsque les quatre acteurs de ce petit drame eurent disparu, le
steward du bateau fut accablé de questions sur le compte du (( gen-
tleman noir. » Les renseignemens qu'il put nous donner se bornaient
à peu de chose. Nous apprîmes que l'objet de notre curiosité s'ap-
pelait le comte Edmond R..., qu'il possédait un immense majorât
dans la Silésie prussienne, et qu'en lui semblait devoir s'éteindre la
très ancienne famille dont il était le dernier représentant. Quant à
ma mystérieuse Loreley, quant à cette magicienne au front sévère
dont les fascinations m'avaient un moment dompté, ce n'était après
l'anneau d'amasis. 517
tout, — il fallut en prendre mon parti, — qu'une comtesse silé-
sienne, la femme du plus excellent nageur que nous eussions vu les
uns ou les autres. Autant on exaltait l'humanité de ce dernier, au-
tant la froide impassibilité de la comtesse soulevait de commen-
taires raalveillans, parmi les femmes surtout, car il se trouva bien
quelques hommes pour la défendre et pour expliquer sa tranquillité
par la certitude où elle était de voir son mari se tirer sain et sauf
du danger qu'à nos yeux il semblait courir. Cette interprétation
charitable avait toute chance d'être accueillie et ralliait déjà an cer-
tain nombre de partisans, lorsqu'un digne conseiller intime, remar-
quable par son excessif embonpoint, nous déclara qu'au vu et au su
de la Silésie tout entière la comtesse avait la tête légèrement dé-
rangée.— Cette affection mentale, ajoutait le Geheimer-Obcr-Rath
(le haut conseiller intime), devait être réputée incurable, car il n'a-
vait jamais ouï dire qu'on eût essayé de la combattre par aucune
espèce de traitement. Le comte et la comtesse R... résidaien>t
presque toute l'année sur le majorât du comte, situé à quelque dix
milles de Breslau, dans l'isolement le plus complet, n'allant chez
personne et ne recevant personne. De temps à autre ils quittaient
l'Allemagne pour venir passer quelques mois à Paris. Il n'existait
aucun héritier- direct du vaste majorât, qui après le décès du comte
devait échoir à une branche collatérale. Aussi personne en Silésie
ne s'intéressait à la destinée de ce couple étrange.
Ces détails inattendus mirent fm à la discussion qu'ils étaient
venus interrompre. Nous approchions du terme de notre voyage, et
le petit groupe de causeurs qui s'était jusque-là maintenu se dis-
persa petit à petit. Chacun, excepté moi, paraissait avoir pris son
parti de ne plus songer à ce qui venait de se passer sous nos yeux.
Penché sur l'avant du bateau et les yeux fixés sur les flots jaunâ-
tres, je sondais par la pensée l'inexprimable douleur que je croyais
avoh* entrevue derrière la pâle immobilité des traits de la comtesse
et la torture morale qui se trahissait dans les éclairs çà et là j^tés
par les grands yeux noirs de son mari. — Non, me disais-je, quoi
qu'il en puisse être du secret de ces deux âmes, j'en ai vu assez
pour les savoir unies à jamais dans la commune angoisse d'une des-
tinée irréconciliable.
Le soleil se couchait cependant, et il avait presque disparu lorsque
nous longeâmes lentement les murailles noircies de la vieille cité
impériale. La tour massive de la lourde cathédrale se profilait en
noir sur un horizon teint de pourpre, et quand je levai les yeux sur
cette grue gigantesque qui étend son bras de squelette vers l'an-
tique u rocher du Dragon, » il me sembla que peut-être elle l'inter-
pellait en ces termes : — Nul ne peut rappeler le passé; l'internunable
retour des ans lasse et attriste le cœur. Des temps qui ne sont plus,
518 REVUE DES DEUX MONDES.
il ne reste guère que nous ici-bas. Sachons nous réconcilier l'un et
l'autre!...
Et le rocher d'où l'immense fabrique du Dom a été tirée piene à
pierre ne répondait que par un silence obstiné à cette mélancolique
adjuration.
n.
Je ne sais pourquoi un événement aussi insignifiant que celui
dont je viens de donner les détails s'était à ce point emparé de mon
imagination. Qu'avais-je vu en somme? Une barque chavirée et un
petit garçon sauvé d'un naufrage par un noble silésien qui paraissait
fort expert dans l'art de la natation, — celui-ci marié à une femme
d'une beauté remarquable, mais sans que le bonheur semblât prési-
der à leur hymen. Rien de merveilleux dans tout ceci. Les bateaux
mal dirigés coulent aisément à fond; les gens qui savent nager font
ce qu'ils peuvent pour sauver un enfant qui se noie, et il n'^st
guère besoin d'une intervention spéciale de la destinée pour qu'une
Ijelle femme vive en mauvais termes avec son mari ; mais en revan-
che il y a dans la vie des momens où, sans aucun préliminaire ap-
parent, une puissance invisible écarte le voile qui dérobe à notre
œil intérieur tout un monde obscurément entrevu. La vision interne
prend alors des facultés surnaturelles. Les barrières du temps et
de l'espace sont annihilées. Ce que le télescope nous révèle de l'u-
nivers extérieur, ce regard où l'âme se concentre nous le révèle à
son tour de cet autre univers que l'homme porte en lui-même. Les
poètes dans leurs heures d'inspiration, les amans lorsque la passion
les domine, ont de ces clairvoyances passagères. Du même coup
d'œil Roméo lit tous les secrets du cœur de Juliette; Shakspeare,
du même coup d'œil, pénètre ceux de l'âme universelle. Toutefois
ces éclairs d'intuition ne sont point le partage exclusif de l'amour et
du génie, puisque sur le pont de la Lorcley (et sans que jamais j'aie
pu savoir comment) la destinée entière de deux êtres humains m'a-
vait été soudainement révélée par un simple regard jeté sur eux.
J'avais lu au plus profond de leur être, j'avais découvert sans effoit
leurs sentimens les plus intimes, je n'avais eu besoin, pour me gui-
der dans ce labyrinthe obscur, d'aucune révélation sur les événe-
mens de leur vie. Je leur pressentais, je leur voyais une pensée
commune qui les séparait k jamais, une pensée inconciliable avec
toute idée d'union et d'harmonie. Qu'on me pardonne ici le vague
des expressions dont je me sers : il répond tant bien que mal à l'in-
définissable conception que je m'efforce de rendre.
Ce phénomène au reste m'avait fortement touché. Je suis con-
vaincu qu'il a imprimé une direction spéciale à mes pensées ulté-
l'anneau d'amasis. 519
rieures, et qu'il exerça une forte influence sur les études médicales
auxquelles j'allais alors me livrer. Elles eurent désormais pour but
de me procurer ces leviers à l'aide desquels on forcerait l'accès du
mystérieux atelier où s'élabore la pensée humaine. Elles se concen-
trèrent sur ce point de l'organisme vital où se réunissent, pour se
séparer ensuite, les deux ordres de facultés qui constituent notre
nature. A quoi bon nous le dissimuler en effet? Ni l'intelligence ni le
corps ne se peuvent considérer isolément. "Vainement combattrons-
nous la fièvre à force de quinine, si nous ne trouvons un opiat, un
calmant pour le cerveau surexcité. Tout aussi vainement verserions-
nous un baume moral sur une plaie de l'esprit, si nous ne pouvons,
en guérissant le corps, rendre à la volonté l'énergie propre et les
étais qui lui manquent. De là une nécessité impérieuse, celle d'étu-
dier à fond les conditions d'alliance qui permettent d'équilibrer les
différentes fonctions dynamiques de la vie; aller ms sic altéra poscit
ope^n...
Mais je m'aperçois que je me laisse envahir par les préoccupa-
tions professionnelles qui remplirent à Paris deux années de ma
jeunesse. Pendant ces deux ans consacrés à étudier auprès des maî-
tres de la science, je visitai maint asile d'aliénés, je m'assis mainte
fois au chevet des malades torturés par la fièvre, cherchant à sur-
prendre les secrets de leur délire. De mes propres sensations je
fis une étude assidue, nonobstant les difficultés que présentent ces
opérations métaphysiques où l'intelligence est à la fois le sujet et
l'instrument. Ainsi, — qu'on me laisse en donner une idée, — mon
domestique avait ordre de m'éveiller la nuit à diverses reprises,
pour me mettre à même de surprendre la marche furtive de mes
propres rêves. Je voulais, constatant mes impressions dans toute
leur vivacité, comparer l'influence des différentes heures et des con-
ditions difierentes auxquelles le corps est successivement soumis.
Ces observations devaient me fournir la matière d'un traité de psy-
chologie que je me réservais de compléter à loisir dans la force et
la maturité de l'âge.
Je n'en étais pas moins hanté de temps à autre par le souvenir
du mystérieux personnage dont j'ai parlé. Une sorte de rancune
bizarre me poussait à vouloir pénétrer dans sa vie intérieure, comme
il était lui-même entré dans la mienne. Le tourment qu'il infli-
geait à ma curiosité se transformait à mes yeux en un droit légi-
time sur tous les secrets de sa vie, et comme je ne manquais ni
de loisirs ni de ressources pécuniaires, je me donnai plus d'une fois
la mission de retrouver dans le monde parisien, qui ne m'était pas
•entièrement fermé, les traces du comte et de la comtesse R... Mes
recherches cependant furent vaines. Je m'informai à toutes les am.-
bassades, je m'enquis dans tous les grands hôtels et chez tous les
520 REVUE DES DEUX MONDES.
principaux fournisseurs de la capitale; j'allai même jusqu'à faire
prendre des renseignemens aux bureaux de la police. Toutes les ten-
tatives échouèrent également, et je dus renoncer à l'espérance de
retrouver le mystérieux voyageur, qui avait depuis longtemps sans
doute quitté Paris. Lorsque je m'arrêtai à cette conviction, j'étais
moi-même à la veille de mon départ, et, comme il arrive en pa-
reille circonstance, mes amis me pressaient de passer une dernière
fois en revue toutes les curiosités de cette ville unique à laquelle
j'allais dire adieu pour jamais. Je ne sais comment je me laissai aller
à écouter leurs conseils et à mener pendant quelques jours l'exis-
tence absurde du si(/htseer, du chercheur de curiosités, car je n'en
connais guère de plus fatigante pour le corps et de plus nulle pour
le souvenir. Toujours est-il qu'un beau soir, voulant réaliser le pro-
gramme arrêté d'avance par ces officieux malavisés, je pénétrai, —
c'était la première fois de ma vie, — dans une des maisons de jeu
que l'édilité parisienne tolérait encore à cette époque. Le tableau
qu'elle m'offrit d'abord ne fut pas exactement celui que je m'atten-
dais à y trouver. Sur aucun de ces visages plombés et flétris que je
voyais se grouper autour des ta])les de jeu ne se traduisait en signes
extérieurs cette monomanie fiévreuse qu'on exalte infiniment, selon
moi, lorsqu'on la classe parmi les passions; mais ce calme de com-
mande, cette froideur affectée, ce front impassible que le joueur
veut offrir aux coups du sort, perdent tout leur prestige quand on
songe à la cupidité qui l'agite. Rien n'est répugnant pour un es-
prit sain comme ces parades d'héroïsme à propos d'une râtelée
d'or ou d'argent, ces grands airs à propos de gros sous. Le dégoût
allait donc me chasser de ce salon splendide , lorsque mon atten-
tion fut attirée par les remarques qu'échangeaient à voix haute un
certain nombre de spectateurs comme moi réunis autour du trente-
et-quanmte. Elles étaient motivées par la singulière persistance
d'un joueur qui, laissant toujours sa mise sur la rouge, avait gagné
quinze fois de suite. Je me faufilai dans le groupe afin de contem-
pler, moi aussi, tout à mon aise l'heureux champion qui venait de
voir si magnifiquement récompensée sa merveilleuse fidélité à une
seule couleur. Il m'était désigné de reste par le tas de pièces d'or,
de. rouleaux et de billets de banque accumulés en face de lui, et
c'est tout au plus si je pus retenir un cri de surprise lorsque dans
ce favori de la fortune je reconnus le comte R...
L'impression que sa vue produisit sur moi me rappela vivement
celle que j'avais ressentie jadis en le voyant sur le pont du bateau
à vapeur contempler d'un œil calme et froid le bouillonnement des
eaux tumultueuses. Un contraste analogue existait maintenant entre
le flegme imperturbable empreint sur le visage de cet homme et
l'orage de passions que déchaînait sur les vagues humaines dont
l'anneau d'amasis. 52S
il était entouré le succès inoui de son insolente combinaison. On
venait de battre les cartes pour une nouvelle taille. Bien convain-
cue désormais que la fortune ne pouvait faire divorce avec celui
qu'elle protégeait si évidemment, la majorité des pontes se réglait
sur lui, et comme il semblait ne pas vouloir empocher son gain, de
nouveaux enjeux couvrirent cette partie de la table qui avait été
jusque-là si étrangement favorisée par le sort; mais tout à coup,
au moment précis où le croupier s'écriait : « Le jeu est fait, rien
ne va plus, » la pile d'or et de billets qui, par une espèce d'at-
traction irrésistible, avait appelé sur la rouge les mises de presque
tous les joueurs présens, se trouva transportée, — par un mouve-
ment imperceptible, tant il fut rapide, — du côté de la chance op-
posée. Pris complètement à court par ce brusque changement, les
autres pontes laissèrent échapper l'instant décisif où ils auraient pu
suivre le drapeau victorieux sur le nouveau terrain où il allait se
planter, car cette fois ce fut ronge qui perdit et noire qui gagna.
Par une de ces inspirations instantanées que rien ne saurait expli-
quer, le joueur dont la bonne chance était déjà l'objet de tant d'ad-
miration venait pour la seizième fois de dompter la fortune, et ce
coup final mettait la banque tout à fait à sec.
La stupéfaction se lisait sur tous les visages. Quant à moi, qui
n'avais pas perdu de vue un seul instant cette scène étrange, je ne
pouvais rien comprendre à ce qui venait de se passer. Mes yeux n'a-
vaient pas quitté le comte une seule seconde; aussi étais-je con-
fondu, paralysé, par le témoignage contradictoire de mes sens.
D'une part, ils m'affirmaient que l'enjeu avait changé de place, et
de l'autre, avec non moins de certitude, que le joueur sur lequel
mon attention se portait aussi intense que possible n'avait pas
quitté, fût-ce un instant, la position où je le voyais encore, assis
et les bras croisés, ayant l'air de ne prendre au jeu aucune sorte
d'intérêt quelconque. Il paraissait impossible qu'il eût touché lui-
même à sa mise sans que je m'en fusse aperçu. Et pourtant, si ce
n'était lui, qui donc avait pu changer son enjeu de place? Parmi les
assistans, nul ne doutait que le coup ne fût l'œuvre du joueur lui-
même. Personne eîTectivement n'éleva la moindre objection, et les
croupiers, qui passent pour avoir les cent yeux d'Argus, ne songè-
rent pas à contester la loyauté de cette manœuvre, si funeste aux
intérêts qu'ils représentaient. Pour tout dire, je dois ajouter que
j'étais si occupé à contempler le visaga du comte, que je prêtais
peu d'attention à ce qui se passait sur la table. Je me souviens
seulement du jet de lumière violette mêlé au reflet du métal fauve,
et qu'on eût pris pour l'étincelle de quelque joyau rapidement agité
dans le voisinage du tas d'or.
Je ne saurais du reste rendre un compte exact des impressions
522 REVUE DES DEUX MONDES.
confuses qui m'assaillirent en ce moment, car aussitôt après il se fit
un grand tumulte. Les croupiers se levèrent à la hâte, les joueurs
mécontens, qui déjà s'éloignaient de la table, s'arrêtèrent court, et
tous dirigèrent vers le Silésien des regards où se peignait l'effroi le
plus vif. Son visage couvert d'une pâleur livide n'était plus recon-
naissable, ses yeux grands ouverts semblaient prêts à sortir de
leurs orbites , ses lèvres bleuâtres avaient un aspect hideux. Je vis
son corps, dans un état de rigidité cadavérique, vaciller pesamment
et quitter, par un mouvement de projection en avant, le fauteuil sur
lequel il était assis. La seconde d'après, il gisait à nos pieds privé
de tout sentiment.
On porta le comte dans une chambre voisine où je le suivis aus-
sitôt. Dès que j'eus décliné ma qualité de médecin, chacun s'em-
pressa de me faire place. L'apoplexie me semblait à craindre, et je
jugeai qu'une saignée devait être pratiquée à l'instant même. Heu-
reusement ma lancette ne me quittait jamais; l'opération put donc
avoir lieu sans retard. Lorsqu'elle fut achevée, on nous laissa seuls,
mon client et moi. Sa physionomie était redevenue calme; son vi-
sage, quoique pâle encore, avait repris sa teinte naturelle et cette
noble expression qui chez lui semblait être un don de nature plutôt
que le résultat d'un effort quelconque. A mesure que je le contem-
plais ainsi plongé dans un sommeil aussi paisible que celui de l'en-
fance, je sentais prévaloir en moi de plus en plus un sentiment de
respectueuse commisération. Un profond soupir, un faible mouve-
ment, m'indiquèrent bientôt que le malade reprenait ses sens. Je
m'écartai doucement; le silence dont nous étions enveloppés me
semblait auguste à certains égards, et je n'osais pas y porter at-
teinte.
Après une courte pause , soulevant le bras que mes ligatures ne
retenaient point captif, le comte me fit signe d'approcher. J'obéis à
l'instant même. Il prit ma main dans la sienne et me regarda lon-
guement avec une sorte de mélancolie. Quel qu'en pût être l'objet,
cet examen lui donna sans doute des résultats satisfaisans, car uu
faible sourire éclaira ses traits, et sans aucune affectation d'embar-
ras, sans cordialité trop accentuée, il m'adressa la parole en ces
termes : — Ce n'est pas, je crois, la première fois que nous nous
voyons ; certains pressentimens m'avertissent que cette rencontre
ne sera pas la dernière. Je ne vous remercie pas : l'observance
d'une vaine étiquette me paraît déjà trop peu de vous à moi, et il
me semble, d'un autre côté, que j'irais trop loin, si dès à présent je
vous accordais davantage. Je me bornerai donc à vous prier de ve-
nir compléter chez moi le traitement dont je puis encore avoir be-
soin et que vous avez si bien commencé. Je suis, ne le croyez-vou.n
pas, en état de me mettre en route ?...
L ANNEAU D AMASIS. 523
En serrement de main fut échangé entre nous, et je le quittai sans
ajouter un mot pour faire avancer une voiture de remise. Au mo-
ment où je remontais pour l'avertir qu'elle était prête, le banquier
m'arrêta sur le seuil même de la chambre où était le comte : — Par-
don, docteur,... veuillez m'excuser;... mais l'argent?... Que ferons-
nous de l'argent?
A travers la porte, légèrement entre-bâillée, le comte avait sans
doute entendu la question, car il parut aussitôt, et après s'être ex-
cusé poliment sur le trouble qu'il avait pu causer dans la maison :
— Vous voudrez bien, dit-il, conserver en vos mains le montant de
mes bénéfices... Monsieur que voici, ajouta-il en me montrant,
viendra demain en prélever la moitié pour en disposer selon mes
ordres; quant au surplus, je vous prierai de vouloir bien le distri-
buer au personnel de votre établissement comme compensation de
l'embarras et des craintes que j'ai pu donner.
Je montai naturellement en voiture avec le comte, que j'accompa-
gnai jusqu'à son hôtel, situé dans le faubourg Saint-Germain.
C'était une magnifique maison meublée dont il occupait tout le
premier étage, et au seuil de laquelle vint le recevoir le même valet
de chambre à cheveux gris que je me rappelais avoir vu sur le pont
du bateau à vapeur. C'est entre ses mains que je laissai le comte
avec toutes les recommandations nécessaires et la promesse for-
melle de revenir le voir dès le lendemain matin. Quant à la com-
tesse, il n'en fut pas question ce soir-là, et une sorte de pressenti-
ment intérieur m'avertit que je ne reverrais plusses nobles traits,
sa physionomie implacable. La Loreley avait disparu de ma vie.
Le comte, à notre seconde entrevue, m'accueillit avec une ex-
quise bienveillance. Le prompt rétablissement qu'il s'obstinait à me
devoir convenait tout à fait, me dit-il, aux nécessités de sa situa-
tion présente, qui exigeait son départ immédiat pour la Silésie; il
se sentait assez bien pour ne pas redouter la fatigue du voyage , et
se mettrait en route dès le soir même... Mais auparavant il avait
une requête à me présenter... Ces derniers mots me firent dresser
l'oreille, car ils pouvaient être le point de départ de cette intimité
croissante qui peut-être à la longue me livrerait un jour le secret
dont la possession était devenue peu à peu, presque à mon insu, l'un
des principaux buts de mon existence. Je fus toutefois déçu dans
mon attente. — Vous savez, me dit le comte, que j'ai disposé de
vous hier au soir sans vous en demander la permission, et que vous
devez vous présenter aujourd'hui même chez le banquier de la
rue *** pour y recevoir une somme dont je ne connais pas le chiffre
exact; elle ne doit pas laisser d'être assez importante. Cet argent
dont l'origine me fait honte, il me serait pénible d'y toucher. Je ne
suis pas un joueur, monsieur, faites-moi l'honneur de le croire. La.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
curiosité seule m'avait attiré , comme vous peut-être, dans cette
maison où nous nous sommes retrouvés. Il m'a paru convenable d'y
payer mon admission au moyen d'une mise insignifiante, et je ne
l'avais laissée sur la table avec tant de persistance que pour en
venir à mes fins premières. Vous savez comment les choses ont
tourné...
Ici le comte s'interrompit. Il me sembla que son regard évitait le
mien et que ses lèvres frémissaient légèrement ; mais il se remit
bien vite, et abrégeant ce qu'il avait à me dire : — Votre nom,
poursuivit-il, ne m'est pas étranger; il a été plus d'une fois men-
tionné devant moi par des amis de la famille de votre mère avec
lesquels le hasard m'avait mis en rapport. Je sais à quelle noble
tâche vous avez consacré votre vie, et je me suis parfois senti jaloux
du dévouement qui est devenu votre premier mobile. Permettez-
moi donc de m'y associer, et veuillez accepter la somme en ques-
tion, qui peut devenir, employée par vous, l'utile auxiliaire des
soins que vous prodiguez à tant de misères cachées. Quand vous en
aurez disposé , souvenez-vous encore que vous avez un banquier en
Allemagne. Deux lignes de vous adressées au château de L. . ., près de
Breslau, et auxquelles vous prendrez soin de joindre le nom de la
personne que vous regarderez comme digne de quelques secours, y
trouveront toujours un accueil favorable... Et maintenant adieu!...
Nous nous retrouverons un jour, j'en suis convaincu, bien que je ne
sache encore ni comment ni à quelle époque le sort nous réunira.
Ce fut ainsi que nous prîmes congé l'un de l'autre, et que l'é-
nigme à la solution de laquelle j'avais cru toucher se déroba une
fois encore à mon impatiente curiosité. Pour le coup en revanche,
je sentais qu'un lien venait de se former entre cet homme et moi,
un lien que le temps et la distance pourraient atténuer, mais qu'ils
ne parviendraient pas à détruire.
III.
En quittant Paris quelques semaines plus tard, j'allai m'établir à
Berlin, où je comptais passer un certain temps au sein de cette
atmosphère intellectuelle, plus subtile, dirait-on, dans la capitale
de la Prusse que dans tout le reste de l'Allemagne. Ce fut là que je
publiai presque immédiatement après mon arrivée, et pour me pro-
duire dans le monde littéraire allemand, une brochure dont l'édi-
teur n'eut guère à se louer. C'était un Traité des apparitions, des-
tiné à éclaircir certains points de la phénoménologie du cerveau.
Bien qu'assez froidement accueillie du public, cette œuvre, incom-
plète à trop d'égards, me valut une des chaires de médecine à
J' université de Breslau, et, grâce au crédit que trouve partout la
L ANNEAU D AJIASIS. 525
robe du professeur, je parvins à me créer dans cette ville des rela-
tions qui me promettaient une carrière facile, sinon brillante. J'avais
presque entièrement perdu de vue mon début dans la publicité et
les déboires d'amour-propre qu'il m'avait valus, lorsqu'un incident
tout particulier vint me le remettre en mémoire.
Certain soir où j'étais rentré plus tard que de coutume et où je
travaillais après minuit dans mon cabinet, une visite me fut annon-
cée. La lueur incertaine de ma lampe ne me laissa tout d'abord en-
trevoir qu'un homme de haute taille dont les épaules voûtées et
l'attitude souffrante m'inspirèrent une sorte de compassion; aux pre-
miers mots qui sortirent de ses lèvres, je reconnus sa voix. Ce grand
vieillard était le comte Edmond R... En le revoyant après tant d'an-
nées (car ceci se passait en 1842), je fus affecté comme on l'est à
l'aspect d'une belle statue brisée. Ses cheveux étaient encore abon-
dans, mais blancs comme la neige; son visage était labouré de i-ides
profondes; une sorte de découragement et de désespoir s'accusait
dans le contour atténué de ses lèvres flétries. Il avait encore cette
pose de tète altière, cette majesté d'attitude qui le caractérisaient
jadis; mais c'était la majesté de la résignation, la dignité qui survit
à la défaite. L'ensemble de ses traits et de sa tournure n'exprimait
en somme que ceci : une fatigue indicible.
Les premières paroles échangées entre nous se ressentirent de
notre mutuel embarras; mais le comte, bientôt rendu à son sang-
froid ordinaire : — Je ne suis pas venu, dit-il, je ne suis pas venu
cette fois pour vous échapper comme jadis. Lors de notre première
rencontre, la curiosité obstinée de votre regard m'avait déplu, j'en
conviens, et presque irrité. Si accoutumé que je fusse à ne pas per-
mettre que de pareilles impressions vinssent troubler mon égalité
d'âme ordinaire, je m'étonnai en cette circonstance de me voir im-
poser malgré moi un souvenir pénible, — celui de la sensation toute
particulière, quoique indéfinie, que j'avais éprouvée en me voyant
devenu l'objet de votre attentif examen. Plusieurs années après, un
nouveau hasard vous rendit pour la seconde fois le témoin d'une
de ces crises rares où l'émotion me domine complètement, et alors
il me fut impossible de ne pas voir dans cet arrangement providen-
tiel autre chose qu'un jeu du hasard et un accident simplement for-
tuit. Depuis lors, une impulsion intérieure m'a plusieurs fois porté
vers vous, et je ne sais encore si je dois y reconnaître la voix même
de ma destinée ou le vulgaire désir de vous détromper sur mon
compte. Quoi qu'il en soit, j'ai longtemps résisté, craignant de dé-
truire par cette démarche compromettante une dernière es]:)érance,
la seule qui me reste, et à laquelle me rattache la routine de mes
pensées plutôt qu'un calcul de ma raison. Ma présence ici ce soir
526 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS prouve que toutes mes résistances ont été vaincues. J'ai dû cé-
der à un ascendant supérieur, et me voici...
Je ne saurais décrire l'espèce de tremblement intérieur dont je
me sentis saisi en écoutant ces paroles, prononcées avec l'accent de
la simplicité la plus vraie. Un aveu pareil, fait par un homme que
je savais à la fois doué d'un orgueil très susceptible et fort habile à
déguiser, à réprimer les plus vives émotions, modifia brusquement
le cours de mes pensées. Les confidences qu'il m'annonçait, et dont
j'avais eu soif si longtemps, m'inspiraient maintenant une véritable
répugnance. Je me refusais intérieurement à la responsabilité
qu'elles allaient faire peser sur moi, et mon silence gêné, mon air
contraint, le firent sans doute comprendre au comte, qui reprit
après une pause momentanée : — Je ne crois pas me tromper; trop
de circonstances diverses ont pesé sur ma résolution pour qu'elles
ne soient pas l'œuvre du destin. Pendant ces dernières années, votre
nom a été sans cesse ramené sous mes yeux, sans cesse il retentis-
sait à mes oreilles. Dernièrement encore, enveloppant je ne sais
quelles nouveautés futiles que mon libraire m'avait fait passer, un
lambeau de papier imprimé arrêta tout à coup mes regards; j'y lus
ces mots, qui m'apparurent comme un oracle écrit sur la muraille
en caractères flamboyans, et qui depuis lors n'ont cessé de me han-
ter : « La vision existe pour le voyant, mais pour lui seul. Elle pré-
suppose son action. Isolée, toute une série de pensées criminelles,
sans résultante dans l'ordre des faits, ne saurait produire des appa-
ritions permanentes ou périodiques. Du moins n'ai-je rien connu de
pareil. » Peut-être avez-vous sondé assez avant les secrets de ma
vie pour deviner l'impression que ce passage produisit sur moi. Je
me hâtai de demander l'ouvrage auquel appartenait le fragment que
j'avais sous les yeux. A peine me fut-il arrivé que j'en interrogeai
avidement le titre. Le nom de l'auteur s'y trouvait, et ce nom était
le vôtre... Maintenant, recommença-t-il après s'être interrompu
tout à coup et voyant que je continuais à me taire, nous aborderons,
s'il vous plaît, le sujet de ma visite. Ce cas particulier dont votre
expérience médicale ne vous fournit aucun exemple, c'est moi,...
moi, vous dis-je,... qui vais vous l'oflrir...
Tout en parlant ainsi, le comte avait porté la main à son front
comme s'il redoutait que ce front n'éclatât sous l'effort d'une pé-
nible révélation. — Je n'ai plus longtemps à vivre, poursuivit-il, et
je dois me mettre en règle vis-à-vis de tous. S'il est vrai que la
connaissance du mal importe à ceux qui veulent faire le bien, vous
avez droit à cette confession suprême. Épargnez-moi seulement ce
qu'elle aurait de trop pénible, et ne me demandez pas d'être votre
guide sur cet épineux sentier où les traces sanglantes d'un voya-
L ANNEAU d'aMASIS. 527
geiir fatigué suffiront à vous montrer la voie... Prenez ces papiers,
vous les lirez à loisir...
Se levant à ces mots, il plaça devant moi un pli cacheté sur l'en-
veloppe duquel était son adresse , puis, après un profond salut, se
dirigea rapidement vers la porte. — Une question, une seule, m'é-
criai-je. La comtesse, qu'est-elle devenue?
La haute stature du comte sembla grandir encore au moment où
il se retournait pour me faire face dans une attitude imposante et
presque redoutable. Désignant de la main un point de l'espace vide
et avec une singulière expression de physionomie : — La comtesse
est là, me dit-il, là, debout, à la droite de son mari!...
Resté seul , j'ouvris l'espèce de dossier que le comte m'avait
laissé. J'éprouvais alors un peu de cette émotion qu'a dû connaître
tout juge chargé de statuer sur une question de vie ou de mort.
N'étais-je pas, à moi seul, le jury convoqué par le comte Edmond
R..., pour prononcer sur toute sa vie un verdict définitif? Des let-
tres , des fragmens de journal, tels étaient les documens qu'il m'a-
vait remis, et où je cherchai curieusement la réponse aux doutes
qui m'obsédaient depuis si longtemps. Le résumé que j'en fis alors
et que je complétai ensuite par quelques citations donne, telle que
j'ai cru la trouver, l'explication de cette destinée mystérieuse.
IV.
En glissant sur les eaux rapides de la Weidnitz, on n'aperçoit qu'un
instant, derrière d'épais massifs, l'antique château de L... C'est
là qu'après un mariage d'amour devenu, par exception, un heu-
reux mariage, le comte Arthur R... était venu se fixer définitivement.
Edmond, le premier né de ses trois enfans, fut longtemps investi
des privilèges d'un fils unique, car il avait quatorze ans à Fépoquq
où son frère Félix vint au monde. A Félix, deux ans plus tard, suc-
cédait une sœur du nom de Marie, douée d'une santé fort délicate,
et qui mourut à l'âge de trois ans. Plus, le bonheur de la comtesse
avait été complet jusque-là, plus lui fut sensible ce premier coup
du destin, la perte de sa fille unique; mais le ciel lui réservait une
compensation. La plus ancienne et la meilleure amie de la comtesse,
la compagne de son enfance, avait été mariée très jeune, en Bo-
hême, au prince G..., si connu à Vienne par ses folles prodigalités
et par les désordres de sa vie. Elle était morte dans la première an-
née de son mariage, donnant le jour à une fille, et sa prière su-
prême, adressée à l'époux qui allait la perdre, le conjurait de con-
fier l'éducation de leur enfant à l'amitié dévouée de la comtesse
Arthur.
Ce ne fut pas sans regret que le prince G... put se résoudre à
528 REVUE DES DEUX MONDES.
tenir la promesse obtenue par la mourante. La petite Juliette ce-
pendant fut conduite au château de L..., et prit dans la famille du
comte la place que la mort de Marie avait laissée vide. Quant à son
père, il eut bientôt oublié dans le tourbillon de sa vie de plaisirs
la double perte qu'il venait de faire. Son immense fortune fut dis-
sipée en peu d'années, et, se trouvant alors presque insolvable en
face de créanciers pressans, il conclut avec eux des arrangemens
par suite desquels il fut réduit à prendre du service actif dans
l'armée impériale. Ce fut ainsi qu'il joua son rôle à la bataille d'As-
pern, où une balle vint l'étendre mort à la tête de son régiment.
Tuteur désigné de l'orpheline, le comte Arthur parvint à sauver
quelques débris de la fortune dont elle était frustrée, et Juliette
grandit dans le château de L..., entre les deux fils du comte, ad-
mise dans la famille au même titre qu'eux, les regardant comme
ses frères, et portant à ses parens adoptifs une affection toute filiale
sur laquelle aucun souvenir étranger n'avait jamais fait planer le
moindre nuage. Aimée de chacun parce qu'elle était essentiellement
aimante, tout contribuait à développer en elle ce qui était le trait
caractéristique de sa belle nature, cette croyance en autrui, cette
confiance généreuse, apanage de toute âme sincère.
L'éducation d'Edmond s'était faite sous les yeux de son père et
l'avait mis à part de tout contact avec les enfans de son âge; il lui
devait des habitudes d'esprit prématurément sérieuses, qui, jointes
à sa supériorité d'âge, lui donnaient vis-à-vis de son frère et de sa
sœur adoptive, dont il protégeait les jeux sans s'y mêler, une sorte
d'autorité paternelle. Félix et Juliette regardaient avec une espèce
de vénération ce jeune savant ambitieux, strictement docile à toutes
les inspirations du devoir, et qui n'avait pas voulu laisser tomber
dans des mains étrangères l'éducation de ces deux petits êtres, ses
élèves dès le berceau. Son ascendant sur eux était immense. Félix
se sentait fier d'avoir un pareil frère, et Juliette regardait Edmond
avec cette ardeur romanesque à laquelle s'abandonnent si volontiers
les jeunes filles naturellement enthousiastes. Les années s'écoulaient
cependant, années de paisibles études et d'innocentes joies sur les-
quelles nous ne nous arrêterons pas. Le jour vint où Félix, qui se
destinait à la carrière militaire, dut entrer dans une des écoles où
l'on s'y prépare. Edmond profita de la liberté qui lui était ainsi
rendue pour commencer une série de voyages dont celui d'Angle-
terre fut en quelque sorte la préface. C'était le moment où les mer-
veilles du monde oriental commençaient à exciter la curiosité des
savaus d'Europe. Admis à visiter les riches collections du British
Muséum, Edmond ne se trouva pas impunément face à face avec les
mystiques souvenirs de l'ère égyptienne. 11 entrevit au bord du Nil
le berceau probable de toutes les connaissances humaines, et conçut
l'anneau d'amasis. 5'29
un ardent désir d'aller scruter de près les vestiges tle ce monde à
jamais évanoui, A Paris, où il se rendit après avoir quitté Londres
et où Champollion lui-même lui expliqua les divers monumens que
le général Bonaparte avait rapportés de la terre des Pharaons, il
sentit son désir s'accroître encore, et quelques semaines après il
remontait le Nil à bord d'une cange équipée k ses frais, en compa-
gnie d'un drogman que le consul d'Angleterre lui avait recommandé,
avec son Hérodote, son Strahon, et un firman tout spécial obtenu à
Constantinople. Du journal de ses explorations scientifiques, tenu
sans doute avec l'exactitude la plus scrupuleuse, quelques pages
seules avaient été détachées pour moi par le comte R..., et l'analyse
en doit trouver place ici.
Le voyageur est à Thèbes, sur cette immense terrasse de brique
où se dresse, faisant face au Nil, le temple d'Ammon Chnouphis,
colossale construction à laquelle on arrive par une avenue bordée
de six cents sphinx énormes , et dont chaque salle , supportée par
cent trente-quatre colonnes, renfermerait aisément une cathédrale
du moyen âge. En vertu du firman qui autorisait ses fouilles, le comte
Edmond avait réparti plusieurs escouades d'ouvriers sur divers points
des catacombes voisines du temple. Lui-même, pour travailler plus
à son aise, s'était retiré sur la terrasse, et du byssus qui la proté-
geait contre l'outrage des siècles il venait de dégager la momie d'un
jeune homme, de quelque rejeton royal, selon toute apparence.
La conservation de cette relique était aussi parfaite qu'on la pût
souhaiter, et ce fut quelque chose d'étrange à voir que le tête-à-
tête silencieux de ces deux jeunes gens, l'un mort depuis t^ois mille
ans peut-être, l'autre dans tout l'éclat de la vie, qui semblaient
s'interroger du regard, surpris de se trouver en présence. De même
que dans la fleur flétrie un botaniste exercé retrouve l'élégance de
type et la richesse de coloris qui la caractérisèrent autrefois, de
même, par l'effet d'un instinct particulier que des études assidues
commençaient à développer en lui, Edmond en était venu à pou-
voir reconstituer dans son imagination, devant une momie dessé-
chée, l'être vivant qu'elle fut jadis. Ce fils de roi qu'il venait d'ar-
racher aux ténèbres d'une crypte égyptienne lui apparaissait dans
toute la mélancolique beauté de la jeunesse moissonnée avant terme.
Suivant un usage universellement adopté, un papyrus était joint
à la momie, et ce papyrus, Edmond travaillait à le déchiffrer. Il lui
était souvent arrivé, par intuition plutôt que par un travail assidu,
d'interpréter avec succès les images hiéroglyphiques où se trou-
vait, symbolisée sous des formes qui varient peu, l'histoire de la
migration de l'âme après la mort à partir du moment où elle
'quitte la dépouille charnelle jusqu'à celui où elle se présente, es-
TOME XLVIII. 31
530 REVUE DES DEUX MONDES.
cortée de deux génies, devant la mystique balance du suprême ju-
gement. L'un des plateaux, on le sait, supporte le vase d'iniquités
qu'on suppose rempli de tous les péchés imputés à l'âme, et sur
l'autre est placée une plume qui, par une subtile ironie, représente
les bonnes actions dont l'âme coupable pourra se prévaloir en face
de l'œil qui voit tout. Assis entre deux sphinx, s3niibo]es de sagesse,
Hélios et Amasis président au jugement; Thoth, qu'on reconnaît ai-
sément à sa tête d'ibis, est en quelque sorte le greffier du redoutable
tribunal; Harpocrate, le dieu du silence, un doigt sur les lèvres,
étayé de la baguette divinatoire, est assis en face de Thoth. Enfin
du haut de son trône le maître universel, le divin Osiris, siégeant
devant les portes du monde inférieur, s'apprête à prononcer la sen-
tence suprême.
Telle est en général la forme extérieure de ces passeports déli-
vrés à l'âme pour son voyage éternel; mais sur celui qu'examinait
Edmond une longue série d'images, précédant le tableau que nous
venons de décrire, semblait raconter certains incidens remarquables
de la vie que le défunt avait menée ici-bas. — La première repré-
sentait un homme dans la maturité de l'âge, revêtu des insignes
de la royauté, debout entre deux jeunes gens. Sa main droite levée
tenait un anneau, et d'un geste impérieux désignait un trône gros-
sièrement esquissé dans le même compartiment du tableau. Les
noms des trois personnages étaient inscrits au-dessus de leurs têtes
en caractères hiéroglyphiques qu'Edmond n'eut aucune peine à dé-
chiffrer. Ce roi qu'il avait sous les yeux était le dernier souverain
de la dix-neuvième dynastie, le Thôuoris dont pvnrle Manéthon, et
qui est aussi mentionné quelquefois sous le nom de Rhamsès IX.
Les deux figures placées à droite et à gauche devaient être sans
doute Sethos et Amasis, les deux fils de Thôuoris, à qui le prince
ne transmit pas la couronne. — Sous ce premier compartiment une
seconde série d'images montrait Amasis, le plus jeune des deux
princes , inscrivant sur un papyrus certains caractères en écriture
cursive, tandis que de la main gauche il tenait à la hauteur de ses
yeux le même anneau qu'on avait vu aux mains du roi dans l'image
précédente. Amasis, bien évidemment, reproduisait ou interprétait
les caractères gravés sur l'amulette de l'anneau. Sethos, le frère
aîné, tournant le dos au trône, était représenté s'éloignant. — Le
troisième dessin, occupant comme les autres un compartiment sé-
paré, représentait les deux frères, chacun dans une barque et vo-
guant sur un cours d'eau, probablement le Nil. — Dans le quatrième
et dernier tableau, on ne voyait plus que Sethos, debout, les bras
croisés, à la proue de la barque. L'autre nacelle allait sombrer. ,.
L'eau du fleuve recouvrait à demi la quille renversée. Amasis avait
l'anneau d'amasis. 531
disparu. On apercevait seulement au-dessus de l'eau une main qui
s'agitait, et à l'annulaire de cette main la même bague qui figu-
rait d'une manière si importante dans les trois tableaux précédens.
Venaient ensuite les symboles relatifs à la migration de l'âme
d'Amasis. On la voyait s'envoler du cœur du défunt sous la forme
d'un oiseau (1) portant à son bec la clé sacrée des mythes religieux.
Anubis, le messager des dieux, reconnaissable à sa tête de chacal,
venait devant le tribunal d'Osiris déposer dans le plateau des bonnes
actions, à côté de la plume symbolique, l'anneau royal auquel fai-
saient allusion tous les tableaux antérieurs. Sous ce poids inusité,
le plateau du bien s'affaissait, celui du mal s'élevait d'autant, et
l'âme sortait victorieuse de l'épreuve décisive.
Une circonstance particulière ajoutait à l'intérêt avec lequel notre
jeune égyptologue s'efforçait de pénétrer le sens du mystérieux pa-
pyrus. A l'index de la main droite, la momie qu'il avait devant lui
portait un anneau dans lequel était incrustée une améthyste d'une
grandeur et d'une beauté remarquables, et on retrouvait sur cette
améthyste des caractères exactement semblables à ceux dont Thoth
se servait sur le papyrus pour enregistrer l'arrêt des dieux.
L'attention du jeune comte était si fortement engagée dans le tra-
vail auquel il se livrait, que les objets extérieurs semblaient avoir
perdu toute prise sur ses sens. Il ne s'aperçut donc pas qu'un
homme survenu à petit bruit et debout à côté de lui le contemplait
d'un air triste, les bras croisés sur sa poitrine, dans un silence pro-
fond. Il ne s'en aperçut du moins que lorsque le soleil, en s' abais-
sant à l'horizon, projeta sur le papyrus l'ombre allongée du nou-
veau-venu. Levant alors les yeux, il vit en face de lui, drapé dans
son burnous blanc à larges plis, un de ces jeunes cheiks kabyles
dont les audacieuses razzias inspirent tant de craintes aux voya-
geurs du désert. Dans son immobilité sculpturale, et grâce au con-
traste de son visage fauve sur la blancheur du tissu qui l'encadrait,
on eût dit une statue de marbre et de bronze. Le premier mouve-
ment du comte fut de porter vivement la main vers la carabine à
deux coups dont il ne se séparait guère pendant ses expéditions en
pays perdu; mais il ne put s'empêcher de rougir en voyant la phy-
sionomie du jeune Arabe exprimer à l'instant même un tranquille
dédain. Au fait, si ce dernier eût nourri des projets hostiles, rien
ne l'eût empêché de les réaliser par surprise avec toute chance de
succès. Pour toute réponse à cette méfiance irréfléchie, et plutôt
avec l'accent du conseil que celui du reproche, le Kabyle, s'expri-
mant en langue franque, prononça ces simples paroles :
(1) Cet oiseau est une espèce de faucon, le haith des Égyptiens, appelé haz dans les
autres langues de l'Orient. Il est assez curieux que les Allemands de nos jours aient
encore le mot de baize pour désigner la cliasse au faucon.
53*2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu ne devrais pas, étranger, porter atteinte au repos de la
tombe. Les vivans ne peuvent rien gagner à converser avec les
morts. . .
Secrètement charmé que cette interpellation directe le dispensât
d'expliquer un mouvement dont il avait honte, Edmond se hâta d'y
répondre.
— Vous auriez peut-être raison, dit -il, si cette tombe gardait
moins bien ses secrets, et encore ne lui réclamais-je pas ceux du
monde où les morts habitent, je lui demandais simplement de ren-
dre à notre existence terrestre ce qu'elle paraît lui avoir dérobé.
— (<omment sais-tu, reprit l'Arabe, si la révélation des secrets
confiés à la tombe peut en quoi que ce soit profiter aux vivans?...
Aussi longtemps qu'une force est cachée, aussi longtemps qu'elle
dort, comment te faire une idée de son action, bonne ou mauvaise?
— Après un sommeil si démesurément prolongé, murmura Ed-
mond qui se parlait à lui-même, je ne connais pas de force dont
l'action puisse subsister encore.
— Vraiment! reprit l'Arabe après un instant de silence. Que dis-
tu donc d'un grain de blé ramassé aujourd'hui dans un de ces tom-
beaux que tu fouilles, semé demain dans quelque sillon, et qui n'en
germera pas moins, contemporain des Pharaons, sur cette terre d'où
le dernier d'entre eux a disparu depuis des milliers d'années? Gom-
ment supposes-tu que l'effort des siècles, impuissant à détruire les
facultés fécondantes d'un grain de blé, puisse prévaloir contre l'in-
visible germe des passions humaines?
Edmond resta frappé d'une argumentation si subtile, appuyée sur
un fait dont il avait par lui-même expérimenté l'exactitude. Son in-
terlocuteur au surplus ne semblait pas attendre de lui une réponse
catégorique; il s'était rapproché de la momie, qu'il examinait avec
un regard scrutateur et passionné. Tout à coup, étendant son bras
basané, il saisit la main du mort et relira l'anneau que le doigt des-
séché gardait encore, puis, fixant son œil brillant sur la pierre vio-
lette aux reflets lumineux et traduisant les caractères qui s'y trou-
vaient gravés : — Oui, murmura-t-il à part lui, dans une sorte de
dialogue intérieur, voilà bien les paroles fatidiques de Seb-Chro-
nos, celui qui détruit et qu'on ne détruit pas!... Le inonde m'ap-
■partient^ et vers moi convergent toutes choses. A moi seul je crée^
à moi seul je détruis. Je veux ce que je veux. Je donne et j' enlève.
Je distribue , je retire aux mortels leur félicité passagère. Sorti
de la poussière terrestre, Vhojnme ne doit pas faire obstacle à la
main du sort. Qu'il ne toucJie jamais de son doigt de fange à l'œuvre
d'en haut!
— Est-ce donc là le sens exact de cette amulette? s'écria tout à
coup le comte Edmond.
l'anneau d'amasis. 533
— Ce sont les jjarolcs qu'elle porte, répliqua le Kabyle, posant
la bague dans la main du comte... Puisses-tu n'en jamais vérifier le
sens par toi-même! Celui qui en a expérimenté le premier la ter-
rible signification est maintenant étendu devant toi. Voici la pre-
mière victime de l'oracle.
Et l'Arabe désignait du doigt la momie couchée à ses pieds. Pre-
nant alors le papyrus étalé devant Edmond : — Tu vois ici, conti-
nua-t-il, Thôuoris et ses deux enfans, — Sethos l'aîné, Amasis le plus
jeune. Méconnaissant les prérogatives de l'âge, le roi désigne comme
successeur celui de ses fils qui interprétera l'énigme de l'anneau.
En cherchant ainsi à donner le sceptre au plus sage, il manqua lui-
même de sagesse, car il portait atteinte à l'ordre établi par la na-
ture. Quoi qu'il en soit, Amasis se trouve doué du génie le plus
pénétrant, et c'est lui qui dégage, pour son malheur, le sens précis
de l'amulette. « L'homme ne doit pas faire obstacle à la main du
sort. — Qu'il ne touche jamais de son doigt de fange à l'œuvre d'en
haut. » De ces maximes qui lui coûtent un trône, Sethos garde un
souvenir profond. Elles ne sont pas mieux gravées sur la pierre de
l'anneau que dans l'âme du jeune prince. Amasis, son père une fois
mort, monte sur le trône qui lui est assigné. Sethos courbe la tête
et s'incline devant les décrets rendus par l'oracle. Ils représentent
à ses yeux la volonté du Dieu tout-puissant; mais jamais il n'ou-
bliera les paroles sacrées, et vienne le jour où son frère, sur le
point de disparaître dans les flots du Nil, lui tendra une main sup-
pliante, Sethos se gardera d'intervenir entre lui et le destin. Telle
fut la fin d' Amasis. Sous les yeux mêmes de son frère Sethos, les
eaux le prirent vivant et ne restituèrent que son cadavre.
— Sethos lui-même, que devint-il? s'écria Edmond, que cet
étrange récit, éclairant tout à coup l'obscurité d'un drame antique,
avait vivement ému. Un sourire amer crispa les lèvres du chef ka-
byle. — Ne disais-tu pas, répondit-il, — et ces paroles lentement
prononcées semblaient empreintes d'une inexprimable ironie, — ne
disais-tu pas que tu ne demandais jamais à la tombe les secrets du
monde qui n'est pas le nôtre?...
Edmond, pris à court par ce sarcasme inattendu, baissa les yeux
sous le regard du Kabyle. Ils s'arrêtèrent sur l'améthyste qu'il te-
nait à la main. La pierre mystique semblait darder, par tous les
angles de ses facettes lumineuses, des feux irrités, des éclairs sa-
crilèges. Le soleil s'était caché cependant, sans qu'il s'en aperçût,
denière le noir rideau des montagnes libyennes; le large disque de
la pleine lune inondait de ses clartés d'argent l'atmosphère encore
brûlante et l'immensité des plaines arides. Lorsque le comte releva
les yeux, le mystérieux habitant du désert n'était plus à ses côtés.
De même qu'il s'était approché, de même il s'éloignait sans que sa
534 REVUE DES DEUX MONDES.
îiiai'che laissât le moindre bruit. Edmond vit cette espèce de muet
fantôme s'éloigner et se perdre dans rol)scurité parmi les colonnes
énormes du temple d'Ammon Glmoupliis.
Appelés aussitôt et lancés à la poursuite du chef arabe, les servi-
teurs d'Edmond ne purent lui en rapporter aucune nouvelle. Vaine-
ment dès le lendemain explora-t-on les villages environnans; per-
sonne n'avait vu arriver ni repartir ce personnage aux allures fan-
tastiques. Aucune tribu kabyle ne s'était montrée dans le voisinage,
€e qui s'expliquait du reste par l'effroi que devait inspirer aux
maraudeurs une escorte aussi nombreuse et aussi bien armée que
celle du comte Edmond.
■Plus ce dernier y songeait, moins son entrevue avec le chef arabe
lui paraissait devoir être classée parmi les faits certains ou même
probables. Pour le confirmer dans ses souvenirs, si précis qu'ils
fussent, le témoignage d'un tiers aurait été nécessaire, et encore, à
rencontre de ce témoignage, s'il eût existé, la nature elle-même
semblait vouloir produire le sien. Tout autour du temple d'Ammon,
et notamment aux endroits où l'apparition s'était montrée, un sable
abondant et fin recouvre le sol. Le plus léger poids laisse son em-
preinte sur cette poussière subtile, et nulle trace pourtant n'accusait
le passage du chef arabe. De là mille doutes, mille scrupules. Ne
se pouvait-il pas que l'imagination du jeune comte, surexcitée par
l'étude assidue des symboles peints que lui offrait le papyrus, eût
évoqué ce fantôme, arrivé tout exprès pour résoudre l'énigme, jus-
que-là impénétrable? Restait, il est vrai, l'interprétation de l'an-
neau; mais cette interprétation était-elle exacte? Ne pouvait-elle
être sortie de son cerveau comme l'apparition elle-même? Et l'amé-
thyste? Pour s'expliquer comment elle était venue dans sa main
sans qu'il eût conscience de l'avoir enlevée au doigt de la momie,
il fallait trouver une hypothèse satisfaisante. N'arrive -t- il donc
jamais que, sous l'empire d'une préoccupation idéale, le sentiment
du réel s'efface en nous? Il y avait là néanmoins un véritable mys-
tère que l'esprit du jeune Allemand se fatiguait à sonder. Rebuté à
la fin par l'inutilité de ses eflbrts, il laissa ce fait inexplicable dans
les régions crépusculaires du doute : le temps atténuait d'ailleurs
la vivacité des images conservées par un souvenir de plus en plus
vague, et l'apparition du chef kabyle, chassée à la longue du do-
maine des faits extérieurs, devint peu à peu une simple idée...
Les yeux d'Edmond, les yeux de son corps, n'avaient peut-être
jamais eu devant eux le visage du chef arabe; mais ne se pouvait-il
pas également que devant son regard intellectuel, — devant les
yeux de son esprit, si l'on peut risquer ce mot, — eût passé l'âme
de Sethos l'Égyptien?
l'anneau d'amasis. 535
V.
Il y ici une lacune dans le journal du comte Edmond, et nous le
retrouvons en Silésie, dans le vieux château de ses pères, entouré
de la même tendresse et des mêmes respects qui faisaient jadis de
lui une sorte d'idole. Juliette, parvenue à cet âge charmant où s'o-
père la transformation qui investit la jeune fille des plus beaux pri-
vilèges de la femme, ne voit rien au monde de plus attachant et de
plus imposant à la fois que cet ami d'enfance si intelligent, si stu-
dieux et si grave. Il n'aurait qu'à vouloir pour devenir l'arbitre
de ses destinées. Une seule de ces paroles que la passion inspire
éveillerait aisément dans ce jeune cœur les premières vibrations de
l'amour ; mais Edmond n'a rien de passionné : chaque page de son
journal nous le montre enfermé en lui-môme, ermite ou plutôt pri-
sonnier dans la demeure à part que lui fait sa réserve habituelle.
Nul ne sait ce qui s'y passe, et les sentimens de tendresse qui peu-
vent y pénétrer ne s'en exhalent jamais. On dirait une de ces églises
sombres où tout est silence et majesté. Il est changé cependant; à
l'égard de Juliette, son attitude n'est plus la même. Sa voix, quand
il lui parle, prend un accent plus pénétrant et plus doux; mais s'il
l'aime, cet amour farouche, au lieu de s'attester, s'oublie : au lieu
de sortir aux champs, bannière déployée, animé d'un désir de con-
quête, il se dissimule à lui-même, et plane vaguement dans la ré-
gion des rêves ébauchés, des aspirations incomplètes.
Depuis le retour d'Edmond, le vieux château silésien s'est trans-
formé en une espèce de musée archéologique. Dans les salles voû-
tées, les maçons du voisinage sont venus dresser parmi les arceaux
en ogives des pylônes et des chapiteaux égyptiens. Piédestaux et
statues, sarcophages etpapijri, scarabées, crocodiles empaillés,,
tupinambis et pierres précieuses, sans parler de quelques beaux
sphinx aux membres de granit poli, aux regards d'enfant étonné,
emplissent mainte chambre où Edmond et Juliette travaillent de
concert à classer, à disposer dans un ordre harmonieux ces richesses,
venues du fond de l'Orient et pour ainsi dire du fond des âges.
— La belle bague! s'écria un jour Juliette, retirant de son enve-
loppe d'ouate et portant près d'une haute fenêtre, pour l'examiner
plus à l'aise, une superbe améthyste aux reflets de pourpre.
L'étude assidue d'un papyrus lacéré en plusieurs endroits absor-
bait pour le moment toute l'attention du jeune comte : — Je suis
ravi, dit-il d'un air distrait, que vous ayez trouvé quelque chose à
votre goût parmi ces curiosités baroques.
— Et vous me l'offrez, Edmond?... Merci mille fois!... \0ye7.
comme cet anneau me va bien!... Vous l'aurez commandé tout ex-
près pour moi chez quelque orfèvre de Sarastro.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
Juliette, elle, n'était pas savante. Ses notions sur l'Egypte an-
cienne se bornaient, on le voit, à quelques souvenirs confus du li-
bretto de la Znubcrflotc.
— Maintenant, reprit-elle avec une pétulance joyeuse en faisant
scintiller au soleil le joyau dont elle venait de s'emparer, qu'on
vienne me disputer ma conquête ! je la défendrai envers et contre
tous... Gare à qui la touche! On ne l'aura qu'avec ma vie!
— Remarquez, reprit Edmond sans lever la tète, que vous prenez
là, sans y songer, un engagement solennel vis-à-vis de celui à qui
vous vous donnerez un jour tout entière... L'anneau lui revient de
droit d'après vos paroles... Puisse-t-il comprendre la valeur du
double cadeau que vous lui ferez ainsi !
— Soit, répondit Juliette en riant, ce sera donc là mon anneau
de fiançailles; je n'en aurai certainement pas d'autre, et je suis
sûre qu'il me portera bonheur, car c'est une amulette, un talis-
man, n'est-il pas vrai?.. Voyez plutôt les merveilleux caractères qui
s'y trouvent gravés!,.. Je "voudrais bien savoir ce qu'ils disent...
Edmond, vers qui la jeune fdle se penchait et qui commençait à
craindre pour son frêle papyrus, eflleuré çà et là par de belles bou-
cles brunes, le replaça soigneusement sous verre avant de se déci-
der à relever la tête; mais alors une sensation de malaise, une sorte
de frisson le prit aussitôt, car l'antique anneau qu'il voyait au doigt
de Juliette n'était autre que celui de Seb-Chronos, ou, pour mieux
dire, celui d'x\masis. Une secousse violente, subitement imprimée -
à son imagination, le transporta parmi les ruines de Thèbes, en
face du temple d'Ammon. Il revit devant lui le jeune chef kabyle
et se sentit sous son regard étiiicelant de haine; en même temps les
caractères gravés flamboyèrent sur le fond lumineux de l'améthyste,
et à leurs vibrations radieuses un faible bruit se mêla , venu, sem-
blait-il, d'une incalculable distance. Cet étrange son, pénétrant les
rayons violets et leur prêtant pour ainsi dire une âme, un langage,
se changea peu à peu en paroles distinctes. Comme dans un rêve, la
lumière se faisait voix, l'ébiouissement se faisait oracle. Les paroles
issues de la flamme étaient précisément celles de Seb-Chronos, le
destructeur éternel : — Je distribue, je retire aux mort eh leur fé-
licité passagère. Ne faites pas obstacle à la main du sort...
— Eh bien! fmirez-vous par me traduire ces hiéroglyphes?...
C'était la douce voix de Juliette qui venait ainsi, fort à propos,
rompre le charme du talisman et rappeler Edmond aux réalités de
la vie. Honteux de lui-même et de ses visions, il allait essayer de
les expliquer à Juliette, lorsque le cor d'un postillon fit retentir
dans la cour du château ses notes aiguës. C'était peut-être là le
secret des vibrations lointaines qui se mêlaient tout à l'heure aux
rayonnemens- de l'améthyste. Qu'on adopte ou non cette hypothèse,
l'anneau d'amasis. 537
une calèche de poste venait de s'arrêter sous la fenêtre auprès de
laquelle Edmond et Juliette se tenaient debout; des voix confuses
s'élevèrent de toutes parts; un pas agile, un bruit d'éperons et de
sabre traînant se firent entendre sur l'escalier; la porte de la galerie
égyptienne fut brusquement poussée, et un jeune officier, tapageur
et rieur, se précipita dans les bras d'Edmond... C'était son frère
Félix.
Ils se revoyaient pour la première fois depuis le retour du jeune
comte. Félix en effet n'avait pu quitter l'école militaire de M..., où
le retenait l'approche des examens; mais fort heureusement pour
lui, — car son application n'avait jamais été remarquable, — la
marche rapide des événemens, l'impérieuse nécessité des circon-
stances venaient d'abréger ses études et de faciliter singulièrement
son admission dans les rangs de l'armée prussienne. On était alors
au mois de mars 1813, au lendemain de la défection du général
Yorke. La Prusse tout entière se levait à l'appel de son roi. Univer-
sités et lycées peuplaient à l'envi les régimens; les écoles militaires
naturellement marchaient en tête, et c'est ainsi qu'après un sem-
blant d'épreuves le bouillant, l'étourdi Félix avait pu se faire ad-
mettre comme officier dans le fameux corps franc des hussards de
Lutzow. — Mais ce n'est pas tout, ajouta-t-il, pressant la main de
son frère; vous êtes, sans vous en douter, mon compagnon d'armes
et mon collègue. J'ai là-bas, dans mon portemanteau , votre com-
mission toute scellée... Allons, Edmond, la chasse commence, les
limiers sont déchaînés de toutes parts, et ce vieux renard de Boi^a-
parte sera bien habile s'il échappe à la meute lancée sur lui...
YI.
FRAGMENT d'UNE LETTRE DE JULIETTE.
L... 14 juin 1814.
Ils sont revenus, chère Teresa. Tous deux ont échappé à la
mort. Que de soucis ils nous ont causés! Combien de dangers cou-
rus et de fatigues subies ! Les voilà cependant tous deux et toujours
les mêmes, Edmond plus grave et plus réservé que jamais, Félix
plus impétueux et plus brouillon. Le premier partage sa vie entre
ses études favorites et les soins du domaine , que notre père lui a
délégués en partie, l'autre fume et chasse tout le jour; mais là-des-
sus, Teresa, n'allez pas vous le figurer sous les dehors d'un rustre
égoïste. Un mot d'Edmond suffit pour arrêter au plus vif de ses fo-
lies cet affectueux étourdi. Edmond est pour lui comme un second
père. Et que ne lui doit-il pas en effet! Sans ce prudent et zélé pro-
tecteur, dans le cours de cette campagne qu'ils viennent de faire à
deux, notre bouillant cadet eût péri vingt fois. Quel rare jeune
4>38 REVUE DES DEUX MONDES.
homme, cet Edmond! quelle âme sublime! quelle intelligence pro-
fonde! Ce qui m'attriste, c'est que ces dons extraordinaires ne don-
nent pas le bonheur. Félix est heureux, lui; l'ambition ne le dévore
pas, et dans sa sphère inférieure, plus rapprochée de nous, il ré-
pand autour de lui les trésors d'une inaltérable gaîté. Qui faut-il
envier ? qui faut-il plaindre ?. . .
AUTRE FRAGMENT.
21 juillet 1814.
Que de sages avis perdus, ma Teresa! Vous ne vous rendez pas
compte de nos relations. Chacun d'eux séparément pourrait troubler
mon repos; réunis, ils se font pour ainsi dire équilil3re et se neutra-
lisent. Entre eux deux, je suis en paix, parce que je suis à ma vraie
place : ma vie est le complément nécessaire des leurs. A nous trois,
nous ne faisons qu'un. Deux de nous, sans l'autre, ne formeraient
que la moitié d'une individualité mutilée. Absolument séparés l'un
de l'autre, je n'imagine pas comment un de nous pourrait vivre...
Edmond cependant, à la rigueur, se passerait peut-être de nous.
Edmond est notre règle, notre appui, le centre vers lequel nous gra-
vitons. Je n'ai jamais rencontré de caractère aussi complet. Chez
Félix et chez moi, le bonheur est en quelque sorte un instinct; nous
nous y laissons aller sans calcul, sans effort pour l'atteindre, comme
deux cygnes se laissent aller cote à côte au fil de l'eau...
AUTRES FRAGMENS A DIVERSES DATES.
11 m'arrive, Teresa, une aventure terrible. Mo4i sort est fixé à ja-
mais. Je mourrai fille, ceci est certain. J'ai perdu mon anneau de
mariage. Yoici le désastre en quelques mots.
Une partie de balle était organisée. Pour mieux tenir ma raquette,
je retirai l'anneau de mon doigt et le plaçai, bien roulé dans mon
mouchoir, sur le piédestal du ^rand sphinx qu'Edmond a fait ériger
à l'extrémité du jeu de boule. Nous fîmes ensuite une promenade
en bateau et revînmes par les bois au clair de lune. Dans le cours
de la soirée et quand nous fumes réunis au salon, je m'aperçus
pour la première fois que la bague n'était plus passée à mon doigt,
et je montai immédiatement dans ma chambre pour y ]n-endre le
mouchoir où je me rappelais parfaitement l'avoir nouée. Je le re-
trouvai où je l'avais laissé, sur la table de toilette, et je le déroulai
avec grand soin. De ses plis s'échappa un petit papillon de nuit qui
s'en alla tout effarouché brûler ses ailes de velours à la flamme de
ma bougie. C'était, je pense, un de ces jolis sphinx que nous avons
tant pourchassés, vous et moi, dans les prairies du château. Malgré
cette conjecture essentiellement probable, je n'en suis pas moins
l'anneau d'amasis. 539
convaincue que le papillon était mon fiancé. L'anneau magique, se-
crètement métamorphosé, sera devenu cet amant téméraire que le
désespoir a conduit au suicide; dans tous les cas, il avait disparu de
mon mouchoir et n'a pas été retrouvé depuis lors... Pleurez sur le
malheur qui m'arrive! je suis veuve d'im papillon...
Je t'écris, ma Teresa, le cœur plein de joie, mais d'une joie
calme parce qu'elle est complète. A toi, mon amie, ma sœur d'adop-
tion, je dois faire partager, si je puis, ce bonheur, auquel je ne sau-
rais trouver un nom dans aucune langue connue.
Ne raillons plus l'anneau magique : je dois tout à cette puissante
amulette. Tu ne saurais lire la page que je vais tracer sans partager
la reconnaissance que m'inspirent ce vieux talisman oriental et sa
bénigne influence.
Le lendemain du jour où je fis partir ma dernière lettre à ton
adresse, nous fûmes réveillées, ma mère et moi, par de joyeuses
fanfares. Une vingtaine de chasseurs arrivaient chez nous à l'impro-
viste; il fallut se lever en toute hâte pour leur faire accueil. Pendant
le déjeuner, dans cette salle d'armes que tu connais, les yeux des
convives s'arrêtèrent sur ce portrait de famille où sont représentés
deux personnages d'autrefois, un cavalier et une châtelaine, celle-ci
remettant au premier, qui les reçoit avec toute la déférence de l'an-
cienne galanterie, sa ceinture et son cor de chasse. La ressemblance
de Félix et de son aïeul fut généralement remarquée, et l'un des
convives voulut absolument trouver quelques rapports entre ma
figure et celle de la grande dame d'autrefois. De ces rapproche-
mens naquit l'idée, assez naturelle, de nous faire exécuter, à Félix
et à moi, une espèce de tableau vivant, représentation plus ou
moins fidèle de l'image encadrée dans les lambris de chêne. Au
moment où Félix, se prêtant à la plaisanterie, venait s'agenouiller
devant moi, je lui fis remarquer en riant que le vent, engouffré dans
la cheminée, avait chassé sur le parquet maintes cendres mêlées
de menus charbons. Il risquait donc, à ce jeu, la blancheur imma-
culée de son vêtement de chasse. Pareil obstacle n'était pas fait
pour l'arrêter un instant : il prit son mouchoir, l'étala sur les cendres
éparses et se mit à genoux avec sa vivacité accoutumée; mais au
même moment je vis se contracter son visage sous l'influence d'une
douleur poignante. En essayant de se relever, il étendit machinale-
ment les bras, et ses mains, qui cherchaient un point d'appui, ren-
contrèrent un léger guéridon chargé de fragiles curiosités, cristaux
et porcelaines pour la plupart. La chute du meuble fut immédiate,
et il s'ensuivit un affreux dégât, durant lequel Félix eut la main
j)rofondément entamée par un fragment de cristal. Edmond releva
540 REVUE DES DEUX MONDES.
son frère, étancha son sang, qui coulait à flots, et, lui recomman-
dant de rester auprès de nous, ])artit à sa place pour guider les
chasseurs.
Après leur départ, Félix tomba peu à peu dans une espèce de
somnolence , et , tout en causant à voix basse avec ma mère auprès
du fauteuil où il était étendu, je né sais quel hasard de conversa-
tion me fit prononcer, à propos de la bague perdue, le mot de fian-
çailles ou plutôt celui de fiancé. Félix ouvrit les yeux aussitôt : —
Fiancé? répéta-t-il avec un accent fiévreux; de qui s'agit-il, je vous
prie?
— De personne, répondis-je un peu contrariée; mais cette simple
assurance ne parut pas l'avoir calmé, car, la comtesse ayant quitté la
chambre peu d'instans après, il se mit à me regarder avec de grands
yeux hagards pendant que je lui racontais l'histoire du cadeau d'Ed-
mond, de la destination qu'il avait reçue et de l'embarras où me
jetait la perte de ce bijou, combinée avec l'espèce de serment que
j'avais prêté. Félix , de plus en plus rêveur, écoutait à peine ces
niaiseries par lesquelles je cherchais à l'amuser. — Fiancée ! répéta-
t-il enfin, A ce compte, vous ne seriez plus ma sœur?... — .le ne
sais comment cette parole m'attrista tout' à coup et me rendit
muette. Un silence pénible s'établit entre nous, et, voulant le rom-
pre à tout prix, je lui demandai quelques détails sur la cause de
cette chute étrange qu'il avait faite à mes pieds. — En vérité, me
dit-il, je l'ignore moi-même; mon genou, en se posant sur le par-
quet, a dû rencontrer une pierre, un clou quelconque, car j'ai res-
senti à l'instant même une douleur pénétrante qui n'est pas encore
tout à fait dissipée.
— Venez avec moi, lui dis-je, nous allons rechercher ensemble
l'origine de cet accident...
Dans la salle où le déjeuner avait été servi, tout se retrouvait
encore en place, les domestiques n'y étant pas entrés depuis lors.
Les cendres blanchissaient toujours le parquet, le mouchoir de Félix
restait étalé au même endroit, c'est-à-dire en face de la cheminée,
et, tandis qu'il se baissait pour le ramasser, je m'étais inclinée, moi
aussi, cherchant à retrouver parmi les débris de verre et de porce-
laine l'objet dont le contact avait pu lui causer une douleur si poi-
gnante au moment où il mettait genou en terre.
— Ne cherchez plus, je le tiens! s'écria-t-il, explorant du pouce
et de l'index tous les plis du mouchoir. Et juge de notre surprise
lorsque, l'ouvrant tout à fait, il eut mis à découvert... l'anneau
mystérieux, l'anneau d'Egypte!...
Nous nous regardions l'un l'autre en silence, et Dieu seul peut
savoir ce qui se passait alors au fond de nos cœurs...
Comment tout cela peut-il s'expliquer? Nous ne nous le sommes
l'anneau d'amasis. 5H
demandé que bien plus tard en nous promenant, appuyés l'un à
l'autre, dans cette allée à l'extrémité de laquelle se dresse le sphinx
providentiel. Félix s'est souvenu alors qu'il avait, lui aussi, placé
son mouchoir sur le piédestal, pendant la partie de balle; l'étourdi,
en s' éloignant, aura pris le mien à la place, et l'entraînement du jeu
m'aura empêché de remarquer l'échange. Plus tard, bien persuadée
que l'anneau avait dû se perdre dans les bois ou dans l'allée, je n'ai
pas songé à vérifier s'il se trouvait dans mi autre mouchoir que le
mien, où j'étais bien sûre de l'avoir caché...
Au retour des chasseurs, mon second père, tout heureux de l'u-
nion projetée, voulait la leur annoncer sans retard. La comtesse n'a
pas jugé qu'il fût convenable de communiquer cette nouvelle à per-
sonne avant qu'Edmond, le chef futur de la famille, eût connu et
ratifié l'engagement mutuel qui nous lie désormais, son frère et
moi.
Edmond cependant n'avait pas reparu. Le retour de nos hôtes,
les apprêts du souper, le tumulte et le désordre qui régnaient dans
le château n'avaient pas tout d'abord permis qu'on fit attention à
son absence. Quand on s'informa de lui, aucun domestique ne put
fournir le moindre renseignement, sauf un jardinier qui prétendait
l'avoir aperçu derrière les charmilles du jeu de boule. Un des chas-
seurs raconta qu'Edmond , immédiatement après Yhallali , s'était
éloigné au petit galop,, prétextant quelque chose à voir dans les
environs, et, comme on fait en ce moment le cadastre du domaine,
cette excuse n'avait rien que de plausil^le. Elle nous rassura tous, et
les chasseurs affamés se mirent à manger comme des ogres. Le
comte était tout entier aux devoirs de l'hospitalité, mais notre mère
conservait une physionomie soucieuse qui me parut de mauvais
augure. Vers la fin du repas, une certaine agitation se manifesta
parmi les valets, et l'un d'eux vint parler bas à l'oreille du comte,
qui, devenu tout à coup fort pâle, voulut se lever pour quitter la
table. Quand il vit la comtesse déjà debout se disposer à le suivre,
il se rassit et fit comparaître devant lui le groom d'Edmond, qui
entra tout effaré, porteur des plus tristes nouvelles. Le cheval de
son maître venait, disait-il, de rentrer à l'écurie selle vide, brides
rompues et les flancs couverts d'écume. A peine eus-je le temps de
recevoir dans mes bras la comtesse évanouie. Félix, tête nue, s'é-
lança hors de la salle. Les chasseurs le suivirent en courant, et
quelques minutes après une trentaine de cavaliers, maîtres et ser-
viteurs, chacun portant une torche allumée, s'éparpillaient autour
du château dans toutes les directions. On les voyait au loin parmi
les bois ténébreux passer, disparaître, se montrer à nouveau comme
autant de feux follets. Quelle nuit, Teresa! quelle nuit afTreuse!
Au point du jour, quelques-uns revinrent, pâles de fatigue, hâves
bh'2 REVUE DES DEUX MONDES.
et défaits, sans rapporter aucune nouvelle satisfaisante. Tout ce
qu'ils savaient de certain, c'est qu'Edmond ne s'était pas rendu à
l'endroit où devaient commencer les travaux de triangulation. Quel-
que accident avait dû l'arrêter sur la route. Félix d'ailleurs n'était
pas rentré. Après quelques instans de repos, on se remit en quête
de plus belle, et le comte cette fois, prenant mon bras sans articuler
un seul mot, se traîna péniblement du côté d'une éminence qui do-
mine la Weidnitz. Il y a là un petit banc de bois sur lequel nous
nous assîmes tous deux, lui cachant sa figure dans ses mains, moi
baignant ses cheveux blancs de larmes amères. Je ne saurais te
peindre, ma bien- aimée Teresa, le désordre de mes pensées et
l'espèce d'inertie morale où il m'avait jeté dans ces heures fatales,
alors que tout semblait s'écrouler autour de moi. Figure-toi les an-
goisses du cauchemar mêlées, je ne sais comment, à la perception
des choses réelles, et l'éblouissement des larmes transformant en
chimères hideuses tout ce qui se passait sous mes yeux.
Nous avions devant nous une grande nappe d'eau blanche sur
laquelle flottait au loin, parmi les brouillards livides, une barque
noire. Pour moi, cet esquif était un cercueil découvert que la mer
emportait lentement et au fond duquel je croyais discerner le ca-
davre du malheureux Edmond. Ses traits rigides étaient plus tran-
quilles et plus sévères que jamais. Je le vis tout à coup se redresser
sur son séant et tendre vers moi des mains suppliantes. Je m'élan-
çais pour voler à son secours, mais une invisible main me retenait
en place... Le rêve cessa, la vision s'évanouit. Au lieu de cette mer
et de ce cercueil, je ne vis plus que la barque, lentement amenée
par le courant vers une des anses de la rivière. Un homme assis à
la proue de la nacelle se leva dès qu'elle eut touché terre, et mit le
pied sur la berge. Cet homme, c'était Edmond.
Il a fallu le harceler de questions pour savoir au juste ce qui lui
est arrivé. — L'accident de Félix lui avait, paraît-il, laissé quelques
inquiétudes, et c'est pour cela qu'il abandonna la chasse immédia-
tement après la mort du cerf. La nuit le surprit au moment où il
pénétrait dans la forêt , et ne lui permit pas de retrouver son che-
min. Pendant que, descendu de cheval, il cherchait à se reconnaître
dans les taillis, sa monture, attachée à un arbre, s' effraya de
quelque bruit, rompit ses rênes et partit au galop. Edmond erra
toute la nuit dans diverses directions et ne se retrouva qu'à l'au-
rore sur les bords de la Weidnitz, dont il suivit d'abord les méan-
dres sinueux jusqu'au moment où, parmi les roseaux du rivage,
il aperçut une nacelle vide appartenant probablement à l'un de
nos gardes. C'était là pour sa fatigue un secours inespéré dont il
se prévalut à l'instant même, quand il se fut assuré que la barque
ne faisait pas eau. Une branche de sapin, la plus droite et la
l'anneau d'amasis. 5i3
plus forte qu'il put couper à l'aide de son couteau de chasse, de-
vait lui servir à se diriger; mais les eaux avaient grossi, ce gou-
vernail incomplet devint bientôt inutile, et il ne lui resta plus
d'autre ressource que de se laisser aller à la dérive. Couché au fond
de la barque, le froid l'avait engourdi peu à peu, et il n'était sorti
de sa torpeur qu'en éprouvant le contre-coup du choc subi par la
nacelle au moment où elle touchait le rivage...
Tel a été le récit d'Edmond. Après toutes les craintes qu'il nous
avait données, tu comprends les transports de joie qu'a fait éclater
son retour. Le comte pleurait en silence; notre mère ne pouvait se
lasser d'embrasser Edmond. Félix avait perdu la tête. Quant au
pauvre Edmond lui-même, il semblait brisé de fatigue, et la tête
basse, l'œil éteint, la voix altérée, restait étranger à ces transports
causés par sa présence.
Après de telles crises, le bonheur se goûte mieux encore, et, je te
le répète, ma Teresa, il n'en est pas de pareil au mien.
Je suis ravie de pouvoir te dire que la santé d'Edmond cesse de
nous donner de graves inquiétudes. 11 était dans un état alarmant;
une fièvre violente ne lui laissait presque aucun répit, et, parmi
les incohérentes divagations qu'elle lui dictait, il en était de bien
étranges, de bien effrayantes, surtout pour une âme chrétienne.
Sans être positivement athée, notre aîné ne croit à rien que sa rai-
son ne sanctionne, et cette orgueilleuse raison n'admet que ce que
l'esprit peut démontrer à l'esprit. Pour toute religion, il a celle du
devoir. La vie est à ses yeux une tâche perpétuelle et sans autre
récompense qu'elle-même, une lutte où l'athlète victorieux ne re-
çoit pas de couronne, mais à laquelle on ne saurait se refuser sans
encourir une déchéance morale mille fois pire que la mort phy-
sique. Se laisser dominer et vaincre par une passion terrestre équi-
vaut pour lui à se laisser rouler dans la boue par un adversaire de
chair et d'os. Une partie de son infaillibilité tient, je crois, à ce
qu'il ne comprend pas qu'une faute soit pardonnable. Son austère
croyance bannit du ciel la miséricorde infinie.
On a beau l'aimer, on le craint toujours un peu, et je ne puis at-
tribuer qu'à cette crainte déraisonnable la répugnance que j'é-
prouvais à lui laisser notifier par ses parens les promesses échan-
gées entre son frère et moi. C'est tout au plus si j'osais lever les
yeux sur lui et soutenir la sombre fixité de son regard, tandis que
notre père, le voyant en état de supporter l'émotion inséparable
d'une pareille nouvelle, la lui communiquait devant nous. Edmond
l'a reçue avec un sourire. — Eh quoi! mes amis, nous a-t-il dit aus-
sitôt, pensiez-vous donc que votre secret ne m'eût pas été révélé
bllll REVUE DES DEUX MONDES.
depuis longtemps?... Il m'appartenait avant que vous en eussiez
conscience, et le parti que vous prenez comble tous mes vœux... Je
n'attendais que ce moment pour vous apprendre que, moi aussi,
j'ai fait choix d'une compagne. D'ici à quelque temps, irois heu-
reuses familles habiteront ensemble notre vieux château...
Il se marie, maTeresa! Edmond se marie! et, bien que le secret
m'ait été demandé, je ne saurais, sans faire outrage à notre amitié,
te cacher de quoi il s'agit. Tu connais de longue date cet éternel
procès au sujet du domaine de Rosenberg, près d'Oëls? Le posses-
seur actuel, à qui mes chers protecteurs en disputent la propriété,
paraît devoir mourir sans enfans. Son héritière présomptive est une
nièce qu'on dit charmante. Tu comprends qu'un mariage avec Ed-
mond serait la solution naturelle d'un litige où l'orgueil des deux
familles est encore plus engagé que leur intérêt pécuniaire. Ed-
mond a vu cette jeune personne lors de sa dernière excursion à
Breslau; elle lui plaît, il l'épouse : quoi de plus simple? Et pour-
tant il y a là quelque chose qui me répugne : je ne m'attendais pas
à voir Edmond se marier par calcul, par transaction, si tu veux, et
cette pauvre enfant, dont les dix-huit ans, le frais visage, la grâce
candide, se transforment ainsi en un appoint nécessaire pour qu'un
vilain procès s'éteigne à la satisfaction des deux parties, cette
pauvre enfant me semble vraiment à plaindre. . .
Au moment où Juliette écrivait ces lignes, Edmond traçait sur les
pages de son journal une véhémente imprécation contre lui-même
et son misérable amour. « Comment se fait-il, y est-il dit entre au-
tres choses, comment se fait-il que ni eux, ni personne à côté d'eux,
— pas même ma mère, — n'ait deviné les angoisses de mon cœur,
la torture qui m'est infligée? Comment Juliette ignore-t-elle ce que
je souffre? Gomment, devant moi, peut-elle lui prodiguer ainsi les
sourires les plus doux, les paroles les plus caressantes? Je suis donc
investi d'une rare puissance de dissimulation, et mon masque est
bien impénétrable!... Il m'étouffe, ce masque, mais je ne saurais
le détacher... Ah! tant mieux, tant mieux mille fois!... Le jour
viendra peut-être où j'aurai mis le pied sur l'hydre aux âpres mor-
sures, étouffé des ardeurs indignes de moi, et où je pourrai re-
construire l'édifice de ma vie, cet édifice qu'un souffle du printemps,
un tour de valse, un baiser furtif sous quelque tonnelle du jardin,
viennent de faire écrouler autour de moi.
« Le destin l'a voulu. L'anneau fatal a décidé; mais l'arrêt qui
semble irrévocable l'est-il en effet? N'existe-t-il plus de ces chances
inattendues que la sagesse antique signalait sur le chemin de la
coupe remplie aux lèvres altérées du buveur?... Un crime? Allons
l'anneau d'amasis. 5Û5
donc!... Une fatalité tout au plus... L'invoquer serait infâme, l'es-
pérer serait coupable, l'attendre est permis... Lutter contre elle,
l'anneau le défend. »
Ici est intercalée une lettre de l'intendant du comte, l'honnête
Joachim Furchtegott Schumann , adressée à l'honorable baronne
Thérèse N..., l'amie et la correspondante de Juliette. Cette lettre
est datée du 15 septembre et raconte en termes diffus le terrible
événement de la veille. La voici par extraits et considérablement
abrégée.
« ...Hier donc, très honorée madame, vers huit heures du matin,
et par un temps fort couvert, nos deux jeunes seigneurs se mirent en
campagne pour aller sur la Weidnitz tuer des canards sauvages. Le
fils du garde-chasse était avec eux dans la barque, et ils n'avaient
emmené qu'un chien d'arrêt, lequel, resté au rivage, les accompa-
gnait en chassant. Monseigneur Félix était encore plus gai que de
coutume, ainsi que l'a remarqué dans sa déposition le jeune garçon
qui était de la partie. Assis sur l'avant, tandis que son frère était au
gouvernail, et chaussé d'énormes bottes de marais, il s'amusait à
faire pencher la nacelle tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ce que
lui fit remarquer monseigneur Edmond, ajoutant que, s'il tombait à
l'eau, ses lourdes bottes l'empêcheraient de nager, à quoi monsei-
gneur Félix répondit en riant que ses bottes lui semblaient une paire
d'escarpins. Sur ces entrefaites, le chien dont j'ai parlé vint à ûiire
partir une biche, et, rappelé à plusieurs reprises, — c'est un ani-
mal tout jeune, imparfaitement dressé, — continua de suivre la
piste. Messeigneurs débarquèrent le fils du garde, chargé de leur
ramener le chien, et cet enfant raconte qu'en s' éloignant du rivage
il entendit encore pendant quelques minutes les éclats de rire de
monseigneur Félix. Le chien ne fut rattrapé qu'au bout d'un quart
d'heure, et lorsque le fils du garde revint de cette poursuite, il re-
trouva la barque fort au-delà du point où on lui avait donné rendez-
vous. Elle était vide et nageait k la dérive, ce qui l'étonna tout
d'abord. Il fit cependant cette réflexion que ses maîtres avaient pu
descendre à terre, la barque mal attachée se remettre à flot, et dans
cette supposition il appela de tous côtés, déchargeant aussi son fusil
à plusieurs reprises. Aucune réponse à tous ces signaux. Ses per-
plexités lui revinrent alors, d'autant plus pressantes qu'il vit, accro-
ché après une branche de saule , le bonnet du comte Félix. Le
chien, devant ce bonnet, se mit à hurler, et l'honorée madame sait
bien que c'est là un présage funèbre. L'enfant effarouché vint don-
ner l'alarme au château, et dans l'espace de trois quarts d'heure les
bords de la rivière furent littéralement couverts de gens accourus
pour aider aux recherches et prêter secours. Quelques-uns s'étaient
TOME XLMII. 35
5Zi6 REVUE DES DEUX MONDES.
mis dans l'eau jusqu'au cou, et ce fut un de ceux-là qui découvrit
au bout de quelque temps, dans un retrait du fleuve, à dix pas en-
viron de l'extrême berge, le comte Edmond à moitié enfoui dans une
vase marécageuse. Les mains de sa seigneurie, ramenées violemment
derrière sa tête et crispées dans sa chevelure, montraient qu'elle
avait obéi, en se précipitant, h un mouvement de désespoir. Quant
à monseigneur Félix, si parfaitement digne de toute espèce de re-
grets, on n'a pu retrouver jusqu'à présent aucune trace de son ca-
davre. Il a dû tomber du bateau par suite des mouvemens désor-
donnés qu'il lui imprimait, et monseigneur Edmond aura tout
hasardé pour le tirer d'affaire, ce qu'indiquent l'état de ses vête-
mens saturés d'eau et celui de ses bottes, qu'il a fallu fendre du
haut en bas pour pouvoir le déchausser, ainsi que le sable dont il
était couvert et les fragmens d'herbes qui se sont attachés après
lui pendant qu'il plongeait au secours de son malheureux frère.
(( Humble prière à l'honorée baronne de partir à lettre vue pour
le château de L... J'écris par le même courrier afin qu'elle trouve
des relais préparés sur toute la route. »
VII.
La baronne Thérèse ne put passer que quelques jours auprès de
ses amis. Après son départ, sa correspondance avec Juliette redevint
plus active que jamais. C'est de leurs lettres à l'une et à l'autre que
j'ai pu dégager le sommaire des événemens postérieurs à la mort
du comte Féhx.
Edmond demeura plongé pendant plusieurs semaines dans un
désespoir sombre et farouche, qui ajoutait une anxiété de plus aux
regrets amers de ses parens et de Juliette. On eût dit qu'il se croyait
responsable de la mort de son frère et que cet événement tragique
le laisserait à jamais inconsolable. Un jour cependant, et sans qu'on
pût s'expliquer ce phénomène, le profond chagrin auquel il était en
proie sembla s'apaiser soudain. Il reprit une sorte de sérénité,
s'occupa plus assidûment que jamais de l'administration du do-
maine et se hâta de tout mettre en ordre, de régler ce qui concer-
nait l'avenir, comme on le fait à la veille d'un départ prochain. Ses
parens un matin le virent partir pour Breslau sans se douter de
ses projets ultérieurs; mais il leur écrivit, une fois là, qu'il se ren-
dait à Saint-Pétersbourg pour y demander à faire partie d'une ex-
pédition russe préparée contre les montagnards du Caucase. Cette
iDrusque détermination ne surprit aucun de ceux qu'elle intéressait
le plus directement. Les lettres que le jeune comte écrivit ensuite,
empreintes d'une tranquillité singulière, ne renfermaient que des
descriptions du pays où il se trouvait, des observations curieuses sur
l'anneau d'amasis. v5/i7
les mœurs tclierkesses, et ne faisaient aucune mention des événemens
de la campagne. Ce fut par une autre source, et principalement par
les bulletins officiels envoyés à Saint-Pétersbourg, qu'on apprit à
quels dangers quotidiens avait échappé le jeune comte, qui s'expo-
sait toujours au premier rang et semblait se précipiter aveuglément
au-devant des balles.
La lettre qui annonçait son retour au foyer domestique est datée
du mois de mai 1817. Son père la lut avec un frémissement de joie
et sans se douter que ses bras ne s'ouvriraient plus à ce fils exilé
depuis deux ans. Tel était cependant l'arrêt du destin, et quand le
comte Edmond rentra dans le clicàteau de ses pères, la propriété de
l'immense domaine, l'autorité du chef de famille reposaient désor-
mais sur sa tête. L'antique race des R... n'avait plus que lui pour
représentant. Deux années de fatigues guerrières avaient fortifié
son corps, bruni son visage, donné à sa voix je ne sais quel ac-
cent impérieux, à sa démarche certaines allures martiales qui aug-
mentaient encore l'ascendant de son intelligence supérieure et de
son rang élevé. Il était d'ailleurs de ces soleils-nh auxquels na-
turellement tout se subordonne, autour desquels tout gravite. Il ne
faut donc pas s'étonner que, moins d'un an après le retour d'Ed-
mond, la comtesse douairière étant allée rejoindre son époux, Juliette
se soit trouvée sans défense contre les graves supplications du jeune
comte, qui lui demandait humblement de confondre à jamais leurs
tristes souvenirs, d'associer à jamais leurs destinées douloureuses,
qui semblaient marquées au même sceau. Peut-être eût-elle mieux
résisté, s'il n'eût mis une extrême délicatesse à solliciter pour lui
ce qui était pour elle un immense avantage social. Au lieu de lui
représenter qu'elle était orpheline et sans fortune, il réclamait, lui,
comme orphelin, les consolations et l'appui moral de la jeune fille.
Au lieu de s'offrir à elle comme un dédommagement, il lui deman-
dait des secours, une force, sans lesquels il ne pouvait manquer de
fléchir, de se décourager et de succomber à la longue.
Ces mélancoliques appels à la pitié de Juliette empruntaient à cer-
taines circonstances particulières une irrésistible influence. Elle avait
vu plus d'une fois Edmond en proie à de singuliers accès d'humeur
noire, attribués par lui aux suites d'une fièvre violente qui avait
failli l'emporter pendant ses campagnes du Caucase, et que les chi-
rurgiens russes avaient combattue par des remèdes excessivement
énergiques. De temps en temps, à des intervalles qui semblaient
s'éloigner, le jeune comte blêmissait tout à coup, ses yeux s'arrê-
taient avec une fixité vitreuse sur un point déterminé de l'espace ;
ses traits, d'ordinaire impassibles, se contractaient sous l'action d'un
affreux spasme. Les lèvres serrées et respirant avec peine, il avait
tous les dehors d'un homme frappé d'horreur, et tout cela sans
548 REVUE DES DEUX MONDES.
motif apparent, sans cause appréciable, sans le moindre symptôme
précurseur qui laissât pressentir la crise et permît de se prémunir
contre elle. La dernière de ces attaques, antérieure d'un mois à la
mort de la comtesse douairière, avait eu lieu sous ses yeux et sous
ceux de Juliette pendant une promenade en voiture où Edmond les
escortait à cheval. « iNous étions, écrivait-elle à son amie, sur la
route du vieux moulin et près de l'endroit où elle rejoint la nou-
velle chaussée qui longe la hauteur appelée chez nous le Banc du
Géant. Au détour de la vallée, au point même de la jonction des
deux routes, s'élève un poteau indicateur dont la branche hori-
zontale, — le bras, si tu l'aimes mieux, — tournée de notre côté,
semblait nous défendre d'aller plus loin. C'est tout au moins ce
que je me suis figuré depuis lors. Edmond se trouvait juste en face
du poteau, et il allait tourner l'angle de la route, lorsque tout à
coup il poussa un faible cri. Je vis les rênes glisser de ses mains, je
le vis jeter ses bras en avant et ramener ensuite ses mains sur ses
yeux, puis il vacilla sur sa selle comme si une balle fût venue
l'atteindre, et le moment d'après il gisait à terre dans un état de
complète insensibilité. Nous nous jetâmes aussitôt hors de la voi-
ture pour courir à son secours, et nous étions encore penchées sur
lui, cherchant à le faire revenir, lorsqu'un bruit épouvantable nous
força de lever les yeux. Le moulin, que nous avions tout à l'heure
en vue, venait de disparaître. Un énorme fragment de roc, autour
duquel essaimaient des nuages de poussière blanche , était tombé
sur la route et nous barrait le passage. Les chevaux prirent peur,
s'emportèrent, et je ne sais comment le cocher les eût arrêtés, si
la voiture n'avait chaviré fort à propos. Personne au surplus n'était
blessé. L'écroulement d'un mur mal étayé par les maçons a déter-
miné la chute de ce rocher, qu'on avait déplacé en faisant la route
et qui, sans l'accident arrivé à Edmond, nous aurait infailliblement
écrasés tous. »
On lit à la même date dans le journal du jeune comte : « Com-
ment faire pour douter de ce qui s'affirme ainsi? De même que j'ai
vu, dans le désordre de cette embuscade où les Tcherkesses nous
avaient attirés, la main fatale détourner un fusil braqué sur ma
poitrine, de même j'ai reconnu à l'extrémité de ce bras, qui nous
défendait de passer outre, l'anneau flamboyant que je sais au fond
de la Weidnitz. Dans cette protection invisible dont je suis ainsi en-
touré, mon âme pressent une menace. Quand doit-elle se réaliser?
Ces apparitions ne frapperont-elles jamais d'autres yeux que les
miens?... Après tout, pourquoi des remords?... L'action seule en-
gendre des conséquences... Ce qui n'est pas fait, réellement fait,
n'existe point... Ce qui n'existe point ne saurait avoir de résultat.
Tous les actes de ma vie, et jusqu'aux mouvemens de ma pensée,
l'anneau d'amasis. 5A9
scrupuleusement pesés par moi, ne me donnent pas une somme de
causes égale à la somme des elïets produits. Cette é(piation dégage
ma responsabilité, rassure ma conscience et me cuirasse contre les
fantômes ennemis... Je ne reconnais pour loi de ma nature que la
loi de mon intelligence, et selon cette loi, inscrite il y a vingt siè-
cles sur l'anneau d'Egypte, je suis pur de toute souillure. Courage
donc et marchons en avant ! »
VIII.
Le mariage allait s'accomplir devant un petit nombre de témoins
dans la chapelle particulière du château. Edmond était au pied de
l'autel , à côté de sa belle fiancée ; mais ses pensées flottaient hors
du sanctuaire : il ne voyait ni le prêtre, ni Juliette, ni les regards
sympathiques des amis qui l'entouraient; il attendait le spectre, il
se préparait au combat surhumain dont la menace planait sur lui.
Chacune de ses facultés, sentinelle vigilante, guettait l'approche de
l'ennemi. Ses nerfs tendus à l'excès développaient en lui une sorte
de sixième sens dont les perceptions subtiles étaient à la hauteur
de cette tâche nouvelle qui consistait à voir l'invisible, à repousser
l'impalpable. Rien au reste ne trahissait son angoisse intérieure.
Son maintien était assuré, son attitude était imposante, et son re-
gard limpide, son aflable sourire, n'exprimaient qu'une joyeuse sé-
rénité. Au moment où le prêtre se tournait pour bénir les jeunes
époux, Edmond crut avoir victoire gagnée. Le gant jeté au fantôme
n'avait pas été relevé. Dans la citadelle de l'âme, gardée de tout
point, la vision hideuse n'avait pu pénétrer par aucune issue. Ce
fut donc avec un geste d'orgueilleux triomphe qu'il étendit la main
pour saisir celle de Juliette et cimenter ainsi leur union à jamais in-
dissoluble...
Le fantôme l'attendait là : dans la main de Juliette, il vit celle de
son frère Félix.
Ce n'était pas le moment de faiblir. Il voulut dégager la main de
sa fiancée, ouvrir de force ces doigts de mort qui l'enveloppaient de
leur étreinte; mais ceci lui fut impossible. L'améthyste le repous-
sait, l'améthyste dardait sur lui mille rayons haineux. Avec le sif-
flement du serpent et la vibration de ses brillantes écailles, l'amé-
thyste lui disait tout bas : Ne fais pas obstacle à la main du sort.
Vainement sa volonté se révoltait-elle. Frappés d'une sorte de pa-
ralysie, ses membres lui refusaient service. Le prêtre à ce moment
prononça les paroles sacrées. Edmond entendait et voyait tout; il
articula machinalement l'inviolable vœu. Il l'articula, chose hor-
rible, au nom du mort...
La cérémonie avait pris fin; le mariage était accompli. Edmond,
550 REVUE DES DEUX MONDES.
resté fidèle à la promesse qu'il s'était faite, avait maiiitenii, sous le
contrôle de sa volonté de fer, ses muscles et ses nerfs profondément
ébranlés; mais il se sentait à bout de forces. Une espèce de marée
montante faisait affluer le sang sous son crâne. Sa cervelle bouillon-
nait, il se sentait au bord de l'abîme, il prévoyait un accès terrible.
Toutefois une certaine lucidité lui restait encore; il put calculer, à
une minute près, combien de temps il pourrait rester maître de lui-
même au prix d'un suprême effort qui lui coûterait sans doute la
perte de sa raison. Ce fut ainsi qu'il conduisit la jeune épousée à
la salle des banquets, où ils reçurent tous deux les félicitations de
leurs hôtes. Chacun obtint de lui un regard amical, une parole cour-
toise. Toujours calme, toujours avec les formes de l'urbanité la plus
exquise, ils le virent ensuite se dérober à leurs empressemens.
Le valet de chambre du comte Edmond, averti par un signe de
son maître, le suivit dans l'appartement qu'il occupait à l'extrémité
du château. Une fois là, sans que sa tranquillité parût troublée,
Hans que sa voix attestât la moindre agitation : — Je vous donne
cinq minutes, lui dit le comte. Allez me chercher parmi les gens
de livrée ou les garçons d'écurie quatre hommes des plus robustes;
qu'ils se munissent, et en quantité, des longes, des cordes, des
courroies les plus solides... Maintenant faites diligence!...
Dressé depuis longtemps à une obéissance passive, le valet de
chambre salua et sortit. Avant le terme fixé, il était de retour, suivi
de l'escouade requise. Chacun des cinq hommes avait sa provision
de cordes. Le comte ordonna de fermer la porte en dedans, ce qui
fut fait à l'instant même. Il était debout au pied de son lit; son bras
droit, enlacé autour d'une des massives colonnes qui supportaient
le ciel de ce meuble gothique, s'y cramponnait avec énergie. Une
pâleur livide avait envahi son visage : — Vite! vite!... Les pieds,
les mains! attachez tout!... Cet ordre étrange fut articulé d'une
voix sèche et brisée, mot par mot, avec un effort évident. Les do-
mestiques stupéfaits le contemplaient bouche béante, sans pouvoir
trouver une seule parole. Quant à lui, ses yeux parlaient encore, et
avec une éloquence menaçante, mais ses lèvres ne s'ouvraient plus.
Pas un des valets n'osait bouger. L'épaisse charpente du lit sculpté
se mit alors à craquer dans toutes ses membrures, la lourde spirale
de chêne à laquelle Edmond semblait collé, arrachée soudain de ses
mortaises, et tournant en l'air comme une massue, fut lancée contre
une énorme glace, dont les menus éclats volèrent de toutes parts,
et le ciel du lit s'affaissa bruyamment... Suivit une lutte horrible
que nous ne décrirons pas. Les cinq athlètes en sortirent mutilés,
mais vainqueurs. Au milieu des meubles renversés et brisés, le
pauvre fou gisait pantelant comme une bête fauve prise dans les
toiles du chasseur. L'impassible valet de chambre, devinant les in-
l'anneau d'amasis. 551
tentions de son maître et dans quelle pensée il avait choisi pour
théâtre de ce hideux conflit la partie la plus reculée du château,
recommanda expressément le silence à ses subordonnés. Alors seu-
lement il alla prévenir la jeune comtesse...
Les médecins déclarèrent, après plusieurs jours de traitement,
durant lesquels la maladie avait pris un cours régulier, que le soin
de veiller sur le comte Edmond pouvait être laissé à sa jeune femme.
Thérèse et Juliette s'établirent aussitôt près du malade; mais la
première dut s'éloigner peu après, et Juliette demeura seule dans
l'espèce de cachot qu'elle partageait avec son mari. Toute sorte de
lumière blessant les yeux du malade, on maintenait autour de lui
une obscurité complète. Dans la pièce voisine, où se tenait sa femme,
.une lampe aux rayons atténués, brûlant du matin au soir, rempla-
çait la lumière extérieure. Entre les deux chambres, aucune autre
barrière qu'une tenture mobile, derrière laquelle Juliette se tenait
fréquemment aux écoutes, et qu'elle soulevait de temps à autre pour
jeter un regard furtif sur le malheureux, dont les apostrophes inco-
hérentes, les sourdes imprécations, les prières passionnées arri-
vaient tour à tour jusqu'à son oreille. Plus d'une fois, dans ce tor-
rent désordonné de paroles confuses, il s'en trouva qui jetaient sur
le passé, comme par éclairs, une lumière terrible. Juliette les re-
cueillait en frémissant. Concentrant peu à peu, par un effort de son
intelligence, ces rayons épars, elle eut devant elle, comme en dépit
d'elle-même, la vérité tout entière. Cette vérité formidable, pareille
au masque hideux de la Méduse antique, fit de ce jeune être vivant
une statue implacable, dont le froid regard, l'immuable rigidité,
s'imposaient par la terreur à la mémoire étonnée, et lorsque le ma-
lade se réveilla un matin, après quelques heures d'un sommeil pai-
sible, maître de lui-même et de ses pensées, — lorsqu'avec ces per-
ceptions vagues d'une convalescence pressentie il se rendit compte
de tout ce qui l'entourait, — lorsqu'il leva sur la femme qui lui
avait prodigué tant de soins ses yeux chargés de reconnaissance,
l'idole de sa jeunesse lui apparut transformée. C'était encore un
ange, il est vrai; mais c'était l'ange du jugement.
Elle savait tout, et il vit qu'elle savait tout.
— Pourquoi ne lui as-tu pas tendu la main? disait-elle.
Son crime était debout devant lui, crime étrange, auquel la pas-
sion n'avait eu aucune part, issu d'une pensée-démon, produite
elle-même par cette faiblesse superstitieuse qu'on a si souvent re-
marquée chez les hommes dépourvus de foi.
Dans une crise décisive de sa vie, alors que, déçu dans toutes ses
espérances , il avait vu cette volonté si ferme sur laquelle il comp-
tait impuissante à dominer les orages du cœur, la maxime fataliste
inscrite sur l'an neau égyptien était tout à coup devenue sa devise
552 REVUE DES DEUX MONDES.
et sa règle. Bien décidé à subir son destin, quel qu'il fût, il l'était
également à ne point repousser les chances favorables que l'incon-
stance du sort amènerait devant lui. Au prix d'un acte criminel,
toute félicité humaine lui aurait semblé trop chèrement payée; mais
il croyait pouvoir caresser impunément le rêve et la chimère d'un
désir coupable.
Telles étaient ses dispositions, lorsque, assiégé de pressentimens
sinistres, il monta dans la barque où son frère l'appelait. Plus il
était sombre et pensif, plus Félix donnait carrière à sa pétulance
folle, à son exubérante vivacité. Il le raillait impitoyablement d'avoir
choisi avec tant de prudence l'héritière de Rosenberg. — Vous serez
riche, très riche, lui disait-il, et avec l'argent épargné sur les pro-
cès à venir vous aurez de quoi donner à votre comtesse une tiare de.
diamans... Mais, si riche que cet hymen vous fasse, jamais vous
n'aurez de quoi me payer ceci... — Et le malheureux jeune homme,
en prononçant ces dangereuses paroles, s'amusait à faire scintiller
par manière de défi la mystérieuse améthyste. Edmond, taciturne
et sombre, avait cessé de répondre autrement que par quelques
monosyllabes à ses insolentes saillies.
On sait comment ils restèrent seuls après le départ de leur jeune
compagnon. A droite et à gauche, ils avaient les hautes berges de
la rivière; au-dessous d'eux, le courant profond et rapide. Félix,
averti à plusieurs reprises par son frère, n'en continuait pas moins
à fah"e pencher la barque par vaine bravade tantôt d'un côté, tan-
tôt de l'autre. Edmond n'ouvrait plus la bouche. Au dedans de lui
commençait à fermenter une vie nouvelle, où se confondaient une
sorte d'espoir craintif, une angoisse mêlée de joie. En brusque mou-
vement de Félix mit soudain la proue de la barque en opposition
directe avec le courant; l'un des côtés s'enfonça jusqu'à fleur d'eau.
Félix perdit l'équilibre, et, après quelques efforts pour se retenir,
glissant malgré lui, disparut sous l'onde. Quand il revint à la sur-
face, l'impulsion de sa chute avait déjà fait avancer la nacelle, et il
se trouvait dans le sillage à quelques pas en arrière. Il s'efforça
de l'atteindre, mais l'impétuosité du courant la faisait voguer assez
vite, et sur cette nacelle rapidement entraînée, pas une main ne se
levait pour lui venir en aide, pas une rame ne lui était tendue. Sous
les coups réitérés de ses bras, une sorte de tourbillon s'était formé
où il se débattait péniblement. Ses habits trempés, ses lourdes
bottes pleines d'eau gênaient ses mouvemens et l'entraînaient au
fond, La barque légère voguait toujours.
— Assez, Edmond! Arrêtez-vous, pour l'amour du ciel!... Je suis
assez puni comme cela... Ma force est à bout... J'enfonce!... Je
n'en puis plus!...
Devant les yeux d'Edmond se dressa dans ce moment une image
l'anneau d'amasis. 553
depuis longtemps familière, une image plus vieille que lui de plu-
sieurs siècles, celle-là même que sa curiosité mondaine était allée
disputer aux ténèbres de la nécropole égyptienne, et qu'il avait
conservée depuis lors au fond de son cœur, l'honorant d'un culte
silencieux. A sa place et à celle de Félix, il n'y avait plus que deux
ombres, deux fantômes impalpables, — Sethos, le prince déshérité,
en face de l'usurpateur Âmasis. Et alors, aussi froid que le spectre
de ses rêves, sans émotion et sans mouvement, debout, les bras
croisés, il regarda.
Il regarda son frère aux prises avec la mort. Une terreur indéfi-
nissable en cet instant fatal passa dans les yeux et sur le visage de
Félix. Ce n'était pas l'horreur du trépas imminent, ce n'était pas
le saisissement hagard de l'homme qui va sombrer, c'était une peur
spéciale , aux étreintes plus poignantes. Félix venait de lire sur
la physionomie de son frère Edmond une pensée qui suffit, en
moins d'une seconde, pour geler comme un froid subit l'essence
même de son être. Il frissonna, comme frissonnent les anges quand
leur regard descend au fond dugouiïre infernal. Ses illusions frater-
nelles, sa confiance presque filiale s'éteignirent du même coup avec
un cri d'agonie. Quant à l'aîné des deux frères, il demeura debout,
impassible, à la pointe de son esquif, tandis que l'autre continuait
à se débattre dans le souple réseau liquide qui montait peu à peu
autour de lui. Leurs regards échangeaient un dialogue qui ne sera
jamais écrit dans aucune langue humaine. Ce duel de leurs yeux,
au sein de cette solitude où tout se taisait, entouré d'un affreux si-
lence que ne venait pas même interrompre le cri plaintif de l'oiseau
des marais, avait quelque chose qui serrait le cœur.
Ce fut à une brassée de la barque tout au plus que Félix épuisé
se laissa couler. Au moment où le flot passa sur sa tête , sa longue
chevelure brune s'épandit et surnagea un moment. Comme le bou-
quet sombre de quelque plante aquatique , elle allait et venait ,
chose déjà morte, au gré du flot capricieux.
Le bras droit étendu, la main qui, toujours agitée, appelait en-
core à l'aide, s'élevèrent une fois de plus. Par un mouvement in-
volontaire, Edmond se pencha pour les saisir. Il n'avait qu'à étendre
le bras, et son frère était sauvé;... mais sur la main droite de
l'homme qui se noyait un pâle rayon de soleil vint se jouer au ha-
sard, et les reflets d'une flamme violette arrivèrent droit aux yeux
d'Edmond. Une voix intérieure s'éleva, qui lui disait : Ne touche ja-
mais de ton doigt de fange à l'œuvre d'en haut !
Il se rejeta en arrière... La main de Félix avait disparu.
Il la revit encore une fois, mais elle n'avait plus ni mouvement
ni prière. L'agonie la raidissait déjà, et, tendue ainsi vers le ciel, à
qui elle semblait demander vengeance, elle menaçait l'immobile
554 REVUE DES DEUX MONDES.
meurtrier. Le flot inclina bientôt cette main crispée et la recouvrit
de sa nappe sombre... Cette fois tout était dit.
Combien de temps Edmond resta-t-il les yeux fixés sur le flot
mobile, sans la complicité duquel les perfides insinuations de son
mauvais ange n'eussent jamais prévalu? C'est ce que lui-même
n'aurait pu dire. Les aboiemens d'un chien le tirèrent de cette con-
templation où il s'abîmait. Il se réveilla tout à coup, trempé de
sueur, comme au sortir d'un rêve pénible. Remords et craintes, il
n'avait plus d'autres compagnons. Son isolement le terrifia. Un gé-
missement aigu sortit de sa poitrine, et, se prenant la tête à deux
mains, il se précipita dans le fleuve...
Jamais Edmond n'obtint le pardon de Juliette. On a vu quelque-
fois l'amour survivre à l'estime. L'amour est à lui-même sa propre
excuse : il ne s'explique pas, il est, comme Dieu, parce qu'il est;
mais Juliette n'aimait pas Edmond, elle l'honorait d'une espèce de
culte. Or, en trompant sa confiance, il s'était profané lui-même. En
manifestant sa faiblesse, il avait encouru ce mépris que la femme
la moins forte éprouvera toujours en face d'une défaillance virile, et
surtout lorsque cette défaillance la frappe dans ce qui est le plus
noble attribut de la nature féminine : — la confiance en autrui im-
plicite et sans réserve.
IX.
J'avais passé toute la nuit en face de ce formidable dossier.
L'aube pointait à l'horizon quand je me levai, juge sévère, pour
prononcer sur le coupable une condamnation sans appel. Plus il y
avait en lui de noblesse native et de facultés puissantes, moins je
me sentais porté à l'absoudre. Je multipliais son crime par la somme
de ses vertus. Comment avait-il pu être dupe de cette erreur gros-
sière qui établit une difl'érence entre le bien qu'on ne fait pas et le
mal qu'on pourrait faire, entre les souhaits coupables et le bien
qu'on n'a pas voulu? Gomment avait-il oublié que dans toute exis-
tence il peut se présenter un moment suprême oii les matériaux
dont un homme est fait, prenant feu tout à coup et se consumant,
laissent voir à nu les élémens constitutifs de sa véritable nature?
Irrité, méprisant, je me sentais inflexible, quand une main douce
et fraîche se posa sur mon front brûlant. Une voix bien connue
m'interpellait avec l'accent du reproche le plus tendre : — Pourquoi,
mon cher cœur, cette longue veille? Combien de fois ne m'avez-vous
pas dit vous-même que la nuit n'est pas l'amie de l'homme...
— Cette parole vient du ciel , m*écriai-je en pressant sur mon
cœur ma pauvre femme effrayée.
l'anneau d'amasis. 555
— Non, me répétais-je, la nuit n'est pas l'amie de l'homme. —
Et à mesure que je voyais croître au dehors la lumière du jour, je
me sentais plus rapproché de cette clémence infmie qui fait luire
le même soleil sur les bons et sur les méchans.
— Attelez sur-le-champ, m'écriai-je en dépit des supplications
de ma douce Gretchen. Je ne serais pas digne du titre de médecin
si, avant de songer à mon repos, je n'allais rendre à ce malheureux
la paix à laquelle il aspire. . .
Le comte me reçut debout. Nous nous regardâmes. Mes bras s'ou-
vrirent, il se laissa tomber sur ma poitrine. — Enfin! s'écria-t-il
avec un soupir de délivrance. — Sur cette âme aride et pour la
première fois depuis tant d'années venaient s'abattre les douces
rosées de la pitié humaine.
Glissons sur les tristes journées qui suivirent. Cette vieillesse
précoce déclinait rapidement. Un jour vint, — le dernier de l'an-
née 18Zi2, le jour de la Saint-Sylvestre, — où je m'assis au chevet
du comte Edmond R... pour assister à son agonie. Depuis la con-
fession que j'avais reçue, cette âme naturellement haute avait repris
son vol peu à peu vers les régions épurées. Elle se rendait à elle-
même le témoignage que, si le crime avait été grand, l'expiation
avait été cruelle.
J'avais la main sur le poignet gauche du mourant, et je notais
l'affaiblissement graduel de son pouls. Les battemens s'arrêtèrent,
et je crus que le comte avait passé; mais il se souleva au contraire
et put se tenir assis sur son lit. Le regard de ses yeux largement
ouverts s'élevait dans la direction du ciel. Sa main droite, elle
aussi, semblait chercher en l'air un objet invisible dont elle voulait
se saisir. Tout son corps était agité à intervalles inégaux par des
convulsions spasmodiques. Soudain, avec un accent passionné :
— Frère! frère! s'écria-t-il, au nom du Dieu de clémence, sauve
mon âme immortelle!... Ta main, frère! ta main!... Ne la retire
pas, ou je suis da4uné!...
Je me sentis frémir de la tête aux pieds. C'était là, presque mot
pour mot, l'adjuration suprême du malheureux Félix au moment où
la vie se dérobait à lui, et je crus que l'heure du châtiment final
était arrivée.
Je me trompais, car un sourire céleste vint éclairer les traits du
mourant. De cette main qu'il avait tendue, il attira vers ses lèvres
un je ne sais quoi sans nom qu'il couvrit de fervens baisers... Puis,
retombant à la renverse, le comte Edmond exhala son dernier soupir.
Espérons qu'il est entré dans la paix de Dieu.
E.-D. FORGUES,
LE
MATÉRIALISME CONTEMPORAIN
UNE THÉORIE ANGLAISE SUR LES CAUSES FINALES.
Il est une disposition qui tend à dominer dans les sciences, et
dont le matérialisme contemporain ne manque pas de se préva-
loir (1) : c'est l'aversion non déguisée des savans pour les causes
finales et pour tout ce qui y ressemble. Je ne m'explique pas bien,
je l'avoue, cette aversion. En quoi donc l'hypothèse d'un plan et
d'un dessein dans la nature (car c'est en cela que consiste la doc-
trine des causes finales) est-elle contraire à l'esprit scientifique? Il
faut distinguer soigneusement ici deux ordres d'idées : la méthode
et le fond des choses. La méthode des causes finales peut être sté-
rile et nuisible dans la science, sans qu'il en résulte pour cela qu'il
n'y ait point de causes finales dans la réalité. Sans doute, si nous
commençons par supposer que tel phénomène a un but et un cer-
tain but, nous pouvons être entraînés par là, pour mettre les choses
d'accord avec ce but imaginaire, à supprimer des faits réels et à
en introduire de chimériques : il ne faut donc point partir de cette
idée préconçue, et que l'expérience pourrait démentir; mais si c'est
là une mauvaise méthode pour découvrir les faits (et cela même
est-il vrai sans restriction?), s'ensuit-il que les faits, une fois dé-
couverts, ne révéleront pas des convenances, un plan, une inten-
(1) Voyez, une première étude sur le Matérinlisme contemporain dans la Revue du
15 août dernier.
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 557
tien, une finalité? Pourquoi vouloir à toute force qu'il n'y ait rien
de semblable dans les choses? N'est-ce pas là un préjugé tout aussi
dangereux, tout aussi trompeur que le premier, quoiqu'il lui soit
contraire? Le désir de ne pas trouver de causes finales dans la na-
ture peut m'Induire à des théories chimériques aussi bien que le
désir opposé. Ainsi le vrai principe de la méthode scientifique en
cette circonstance doit être l'indilTérence aux causes finales et non
pas l'hostilité. Un naturaliste célèbre de notre temps, M. Flourens,
a très bien dit : « 11 faut aller non pas des causes finales aux faits,
mais des faits aux causes finales. » C'est dans le même sens que
Bacon les écartait de la physique, pour les renvoyer à la méta-
physique.
Les naturalistes se persuadent qu'ils ont écarté les causes finales
de la nature lorsqu'ils ont démontré comment certains effets résul-
tent nécessairement de certaines causes données. La découverte des
causes efficientes leur paraît un argument décisif contre l'existence
des causes finales. Il ne faut pas dire, selon eux, « que l'oiseau a des
ailes pour voler, mais qu'il vole parce qu'il a des ailes. » Mais en
quoi, je vous prie, ces deux propositions sont-elles contradictoires ?
En supposant que l'oiseau ait des ailes pour voler, ne faut-il pas
que le vol résulte de la structure des ailes? Et ainsi, de ce que le
vol est un résultat, vous n'avez pas le droit de conclure qu'il n'est
pas un but. Faudrait-il donc, pour que vous reconnussiez un but
et un choix , qu'il y eût dans la nature des effets sans cause , ou
des effets disproportionnés à leurs causes? Des causes finales ne
sont pas des miracles; pour atteindre un certain but, il faut que
l'auteur des choses ait choisi des causes secondes précisément pro-
pres à l'effet voulu. Par conséquent quoi d'étonnant qu'en étudiant
ces causes vous puissiez en .déduire mécaniquement les effets ? Le
contraire serait impossible et absurde. Ainsi expliquez -nous tant
qu'il vous plaira qu'une aile étant donnée, il faut que l'oiseau vole :
cela ne prouve pas du tout qu'il n'ait pas des ailes pour voler. De
bonne foi, si l'auteur de la nature a voulu que les oiseaux volassent,
que pouvait-il faire de mieux que de leur donner des ailes?
Cet accord des causes efficientes et des causes finales a été admi-
rablement exprimé par Hegel dans cette pensée spirituelle et pro-
fonde : « La raison, dit-il, est aussi rusée que puissante. Sa ruse
consiste en ce que, pendant qu'elle permet aux choses d'agir les
unes sur les autres conformément à leur nature , et de s'user dans
ce travail sans se mêler et se confondre, elle ne fait par là que réa-
liser ses fins. On peut dire à cet égard que la Providence divine est
vis-à-vis du monde et des événemens qui s'y passent la ruse abso-
lue. Dieu fait que l'hommo trouve sa sati'^faction dans ses passions
558 REVUE DES DEUX MONDES.
et ses intérêts particuliers, pendant qu'il accomplit ses fins, qui sont
autres que ces intérêts et ces passions ne se le proposent. »
Je n'ai besoin que de rappeler les faits Lien connus, si souvent
cités , qui donnent lieu de croire que la nature , au moins dans les
êtres vivans (je laisse le reste), a suivi un plan et un dessein, s'est
proposé un but, et a cherché les meilleurs moyens pour le réaliser.
Les principaux ^e ces faits sont la structure des organes si bien ap-
propriés à la fonction qu'ils doivent remplir, comme l'œil à la vue,
le cœur à la circulation du sang; l'appropriation des organes au
milieu, comme la structure des poumons pour la respiration dans
l'air et des branchies pour la respiration dans l'eau; la corrélation
des organes entre eux, — notamment le rapport sur lequel Cuvier
a tant insisté entre la forme des dents et tout le système osseux de
l'animal; les sexes, si merveilleusement combinés l'un pour l'autre;
la sécrétion du lait dans les mamelles après l'enfantement dans la
classe des mammifères; les instincts industrieux des animaux, etc.
Tous ces faits ont été si souvent développés, surtout au xviir siècle,
que nous nous contenterons de les indiquer en renvoyant aux livres
si curieux et trop oubliés de Nieuwentyk, de Poley, de Reimarus
enfin, le maître de Kant, qui le nomme plusieurs fois avec une res-
pectueuse admiration. Eh bien! en présence de tant d'exemples di-
vers, d'une signification si éclatante, ne nous sera-t-il pas permis
de dire, comme font les savans dans des circonstances semblables,
que tout se passe comme si la cause, quelle qu'elle soit, qui a fait
les organes dans l'être vivant avait eu devant les yeux l'effet parti-
culier que chacun d'eux devait produire, et l'effet commun qu'ils
devaient produire tous ensemble, en d'autres termes que cette
cause a eu un plan et s'est proposé un but? Ce but, prévu et déter-
miné à l'avance, est ce que l'on appelle une cause finale.
Toutefois prenons garde de nous laisser subjuguer par l'imagi-
nation et par l'habitude. Peut-être l'hypothèse des causes finales
n'est-elle, comme l'ont pensé Épicui-e et Spinoza, que l'ignorance
des causes véritables ; peut-être une étude plus approfondie nous
apprendra-t-elle à démêler quelque cause réelle qui nous échappe,
et nous montrera quelque effet naturel là où nous croyons voir la
main d'une volonté prévoyante. Ainsi, dans les tours d'adresse par
lesquels un prestidigitateur nous éblouit, nous croirions volontiers
à une puissance magique et surnaturelle, parce que nous ignorons
les causes très simples et souvent très grossières qui amènent ces
merveilleux effets. La nature ne serait-elle pas aussi une magi-
cienne qui nous cache ses fils, ses ressorts, son jeu, et qui, nous
montrant les effets en voilant les causes, nous jette, comme dit
Spinoza, dans un stupide étonnement?
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 559
Pendant longtemps, la philosophie matérialiste, aussi ignorante
des lois de la nature que la philosophie contraire, s'était contentée
d'attribuer au hasard et à des rencontres fortuites ces harmonies et
ces convenances qui nous émerveillent. Ce vague appel à des causes
fortuites laissait toute sa force à l'argument que les spiritualistes
tiraient de l'ordre de l'univers. Dire en effet, avec les anciens épicu-
riens, que la terre féconde et amollie a pu produire à l'origine, par
une vertu spontanée, toute sorte d'êtres vivans, — que les atomes,
en se combinant suivant les lois de la pesanteur et du dinamcn, ont
amené ici des plantes et là des animaux, ici des poissons et là des
hommes, que des milliards de formes ont été enfantées qui, étant
impropres à la vie, ont succombé, qu'on a vu des moitiés d'êtres
vivans sortir de la boue fétide avec un corps inachevé, que toute
sorte d'organes se sont rencontrés au hasard, et qu'enfin parmi ces
rencontres un certain nombre ont été heureuses , et ont formé les
plantes et les animaux que nous connaissons : — un tel système, qui
est celui que nous expose Lucrèce, est tellement grossier et mal-
adroit que c'était autrefois une bonne fortune pour la philosophie
s^^iritualiste d'avoir à le réfuter. L'extravagance de pareilles expli-
cations, l'absence même de toute explication démontraient ici mieux
qu'aucun argument l'impossibilité d'écarter de l'univers une cause
prévoyante et intentionnelle.
Mais dans ces derniers temps, — à peu près depuis un demi-
siècle, — la science s'est portée avec un puissant effort sur ce pro-
blème, et a essayé de ramener à certaines causes déterminées, à
certaines lois naturelles, le grand mystère des appropriations orga-
niques. Elle n'a pu se contenter d'un si aveugle emploi des causes
fortuites, et elle a cherché à établir un rapport plus précis, plus
vraisemblable entre les causes et les effets. Elle a compris que dire
d'une manière vague que la matière, en se combinant, a formé des
êtres vivans, c'était ne rien dire, car le problème est précisément
d'expliquer comment la matière a pu produire des êtres aptes à la
vie. 11 fallait trouver quelque raison précise et particulière à ces
appropriations merveilleuses, que le hasard ne peut expliquer. De
là plusieurs hypothèses plus ou moins spécieuses, dont le matéria-
lisme s'est hâté de s'emparer, et, pour dire toute la vérité, il faut
reconnaître que le combat est devenu plus sérieux qu'il ne l'était
autrefois.
Parmi ces hypothèses, l'une des plus intéressantes et des plus in-
génieuses est celle qu'un célèbre naturaliste anglais, M. Darwin, a
développée tout récemment, avec infiniment de science et d'esprit,
dans son livre sur l'origine et la formation des espèces. Ce livre,
lorsqu'il a paru, a déjà été, dans la Revue, l'objet d'une étude scien-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
.tifique (1). Nous voudrions l'examiner ici dans son rapport avec la
l^lîllosophie, et en particulier avec le problème des causes finales.
On trouvera peut-être bien hardi que la philosophie donne son
avis sur une théorie qui paraît être du ressort exclusif des zoolo-
gistes; mais reconnaissons que l'histoire naturelle, dans ses plus
hautes conceptions, touche aux confins de la philosophie, et entre
assez volontiers en conflit avec elle. Pourquoi la philosophie ne s'a-
vancerait-elle pas à son tour sur un terrain qui la touche de si près?
Pourquoi n'essaierait-elle pas d'interroger des systèmes qui peu-
vent avoir pour elle de si graves conséquences, et de soumettre à la
critique, dans la mesure de sa compétence, celles de ces doctrines
qui ne sont guère jusqu'ici que de simples hypothèses et de pures
possibilités? La philosophie naturelle est encore, comme diraient
les positivistes, dans sa période métaphysique, c'est-à-dire que le
possible, le probable, le conjectural, s'y mêlent au réel, la pure
conception à l'observation et à l'expérience. La métaphysique n'est
donc pas incompétente en cette affaire, et l'analyse des idées abs-
traites, qui est le génie du métaphysicien, peut se marier utilement
à l'esprit d'observation et d'interprétation qui est le trait distinctif
du vrai savant.
I.
Avant d'examiner l'hypothèse de M. Darwin, il faut rappeler d'a-
bord, sans y insister beaucoup, les hypothèses analogues qui ont
précédé la sienne, et auxquelles lui-même fait encore une certaine
part dans sa doctrine.
Plusieurs principes ou agens ont été proposés pour expliquer sans
aucune cause finale les appropriations organiques. Les principaux
sont l'action des milieux, l'habitude et le besoin. C'est par l'action
combinée de ces agens que Lamarck explique la transformation
progressive de l'animalité, qui s'est élevée, suivant lui, par un per-
fectionnement continu, de la forme la plus élémentaire à la plus
complexe, de la monade à l'humanité : théorie redoutable que Di-
derot, dans l'audace féconde de son inventive imagination, semble
avoir le premier rêvée, et qu'un esprit aventureux du dernier siè-
cle, Benoît de Maillet, a développée avant Lamarck dans un livre
moitié ridicule, moitié profond , le Telliamed, qui a provoqué les
railleries de Voltaire et le majestueux dédain de Cuvier.
Nul doute que les conditions extérieures dans lesquelles un ani-
mal se trouve placé n'agissent sur lui et ne le modifient dans une
(1) Voyez la Revue du l''"" avril 1860.
LE MATÉRIALISME CO^TEM^'(^!lAl^. 561
certaine mesure. C'est l'ensemble de ces circonstances (air, eau, ac-
cidens météorologiques, éducation, etc.) que l'ou appelle le milieu.
Eh bien! disent certains naturalistes, si c'était le milieu lui-même,
qui, modelant, assouplissant l'animal à ses influences, le rend propre
à vivre précisément au sein de ces influences, y aurait-il donc à
s'étonner de l'accord qui existe entre les organes et le miliiMi,
comme si l'on s'étonnait, par exemple, qu'un fleuve trouvât préci-
sément un lit tout fait pour le recevoir, tandis que c'est lui-même
qui se fait son lit? Ce serait là un vrai cercle vicieux. Par exemple,
serait-il raisonnable de dire que les paysans ont été doués par la
nature d'une force d'organisation plus grande que celle des autres
hommes, parce qu'ils étaient destinés à subir de plus grandes in-
tempéries, le chaud, le froid, la pluie, la neige, le vent, et que la
Providence leur a ménagé ainsi plus de chances de conserver leur
existence, si nécessaire au bien-être de l'humanité? N'est-il pas ma-
nifeste qu'on prendrait ici l'effet pour la cause? Car si les paysans
sont forts, c'est précisément parce qu'ils ont eu à résister à de nom-
breux accidens physiques qui fortifient quand ils ne tuent pas. De
pareilles causes finales ne peuvent être admises par personne. Eh
bien ! si l'on pouvait établir que toutes les modifications organiques
ont pour cause une action de milieu, n'aurait-on ])oint par là porté
le coup le plus sérieux à la doctrine des causes finales?
Il faut reconnaître que les conditions extérieures agissent sur l'or-
ganisation et la modifient, mais jusqu'où et dans quelle mesure? C'est
là le grand débat qui partage les naturalistes et qui donne lieu au-
jourd'hui à d'importantes recherches expérimentales. Nous n'avons
pas l'intention de nous y engager. Jusqu'ici cependant il ne paraît pas
que les actions de milieu, telles que nous pouvons les connaître et les
observer, pénètrent bien profondément dans l'organisation. Les plus
importantes sont celles que nous produisons artificiellement par la
domestication; mais avons-nous jamais créé un seul organe? Quelque
grande que l'on fasse la part à ces actions extérieures, on admettra
difficilement qu'elles puissent déterminer la formation des organes
les plus complexes et les plus importans. Par exemple, certains ani-
maux respirent par les poumons et d'autres par les branchies, et
ces deux sortes d'organes sont parfaitement appropriés aux deux
milieux de l'air et de l'eau. Comment concevoir que ces deux mi-
lieux aient pu produire des appareils si complexes et si bien appro-
priés? De tous les faits constatés par la science, en est-il un seul
qui puisse justifier une extension aussi grande de l'action des mi-
lieux? Si l'on dit que par milieu il ne faut pas seulement entendre
l'élément dans lequel vit l'animal, mais toute espèce de circonstance
extérieure, je demande que l'on me détermine quelle est précisé-
TOME XLVIII. 3G
562 REVUE DES DEUX MONDES.
ment la circonstance qui a fait prendre à tel organe la forme du pou-
mon, à tel autre la forme de branchies; quelle est la cause précise
qui a fait le cœur, cette machine hydraulique si puissante et si aisée,
et dont les mouvemens sont si industrieusenient combinés pour re-
cevoir le sang qui vient de tous les organes du cœur et pour le leur
renvoyer; quelle est la cause enfin qui a lié tous ces organes les
uns aux autres, et a fait de l'être vivant, suivant l'expression de
Guvier, « un système clos, dont toutes les parties concourent à une
action commune par une réaction réciproque. » Que sera-ce si nous
passons aux organes des sens, au plus merveilleux, l'œil de l'homme
ou celui de l'aigle? Darwin lui-même s'arrête un instant, presque
effrayé de ce problème. L'esprit de système qui le soutient le fait
passer outre; mais, parmi les savans qui n'ont pas de système, en
est-il un qui ose soutenir qu'il entrevoie d'une manière quelconque
comment la lumière aurait pu produire par son action l'organe qui
lui est approprié, ou bien, si ce n'est pas la lumière, quel est l'a-
gent extérieur assez puissant, assez habile, assez ingénieux, assez
bon géomètre, pour construire ce merveilleux appareil qui a fait
dire à Newton : a Celui qui a fait l'œil a-t-il pu ne pas connaître
les lois de l'optique? » Grande parole, qui, venant d'un si grand
maître, devrait bien faire réfléchir un instant les improvisateurs de
systèmes cosmogoniques, si savans sur l'origine des planètes, et
qui passent avec tant de complaisance sur l'origine de la conscience
et de la vie !
Ce qu'il y a de plus facile à expliquer, à ce qu'il semble, parles ac-
tions de milieu, c'est la coloration de la peau. Or on dispute même,
et c'est un débat qui se prolonge encore entre les naturalistes, pour
savoir si la différence de milieu peut expliquer la différence de la
race caucasique et de la race nègre. Et même, par une contradic-
tion piquante, ce sont souvent les mêmes naturalistes, si complai-
sans pour les actions extérieures quand il s'agit de rapprocher le
singe de l'homme, qui deviennent les plus exigeans et les plus in-
crédules lorsqu'on cherche à expliquer par les mêmes actions la
différence des blancs et des noirs. Sans entrer dans ce débat, je
me contenterai de dire que si l'unité de l'espèce humaine est en-
core un problème pour les naturalistes, à plus forte raison en est-il
de même pour l'unité de l'animalité tout entière.
Au reste, ce qui prouve mieux que tout raisonnement l'insuffi-
sance du principe des milieux, c'est que les naturalistes les plus
favorables à ce principe ne s'en sont pas contentés et en ont invoqué
d'autres concurremment avec celui-là. Il y a même ici une re-
marque à faire, qui n'est pas sans intérêt : c'est que le naturaliste
qui passe pour avoir attaché le plus d'importance à l'action des mi-
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 563
lieux, Lamarck, entend cette action dans un sens très difTcrent de
celui qu'on attendrait d'après l'opinion reçue, car il attribue au
milieu beaucoup plutôt une action perturbatrice qu'une action plas-
tique.
La loi fondamentale suivant Lamarck , c'est la complication pro-
gressive des organismes. Or ce n'est pas le milieu qui produit cette
progression. Le milieu au contraire, ou cause modifiante, ne fait
que la troubler : c'est lui qui amène des interruptions , des hiatus,
de véritables désordres , et empêche la série animale de présenter
cette échelle graduée et continue qu'avait défendue Bonnet suivant
ce principe célèbre : nalura non facil saltus. Quel est donc le vrai
principe formateur de l'animalité selon Lamarck? C'est un prin-
cipe distinct du milieu, indépendant du milieu, un principe qui,
abandonné à lui-même, produirait une série interrompue dans un
ordre, parfaitement gradué : c'est ce qu'il appelle le pouvoir de la
yie. « Tout porte ici, dit-il dans son mauvais style, sur deux bases
essentielles et régulatrices des faits observés et des vrais principes
zoologiques, savoir : 1° sur \q pouvoir de la rie, dont les résultats
sont la composition croissante de l'organisme et par suite la pro-
gression citée; 2° sur la cause modifiante, dont les produits sont des
interruptions , des déviations diverses et irrégulières dans le pouvoir
de la vie. — 11 suit de ces deux bases essentielles : d'abord qu'il
existe une progression réelle dans la composition de l'organisation
des animaux que la cause modifiante n'a pu empêcher, ensuite qu'il
n'y a pas de progression soutenue et régulière dans la distribution
des races d'animaux, parce que la cause modifiante a fait varier
presque partout celle que la nature eût régulièrement formée, si
cette cause modifiante n'eût pas agi. »
Cette distinction entre l'action perturbatrice du milieu et son ac-
tion plastique est de la plus haute importance pour la question qui
nous occupe, car l'appropriation des organes aux fonctions n'étant
plus l'efiet du milieu, mais de la vie, le problème reste tout entier,
et il s'agit toujours de savoir comment la vie, cause aveugle et in-
consciente et même cause mécanique (Lamarck admet la génération
spontanée), comment, dis-je, une telle cause peut accommoder
toutes les parties de l'animal à leurs usages respectifs et les lier
ensemble à une action commune. Dans cette doctrine, le milieu
ne peut plus être invoqué comme cause, puisqu'il n'est qu'un ob-
stacle, et que sans lui les formes organiques seraient encore plus
régulières et plus harmonieuses qu'elles ne le sont.
Le milieu étant donc, de l'aveu même de Lamarck, un principe
insuffisant pour expliquer la production des formes organiques, et
par conséquent leur appropriation, ce qu'il appelle le pouvoir de la
564 REVUE DES DEUX MONDES.
vie sera-t-il plus heureux, et par quels moyens obtiendra-t-il cet
effet? Ici Lamarck fait appel à deux nouveaux agens que nous avons
déjà indiqués, l'habitude et le besoin. Il établit deux lois : la pre-
mière, c'est que le besoin produit les organes; la seconde, c'est que
l'habitude les développe et les fortifie.
Insistons sur la différence de ce principe et du précédent. Dans
l'hypothèse du milieu, la cause modifiante et transformante est tout
extérieure. Rien ne vient de l'objet transformé. Il est comme une
cire molle par rapport à la main qui la modèle et qui la pétrit. Ainsi
en est- il de ces roches qui sous l'action des eaux se creusent et
deviennent des grottes, des temples, des palais. Il est de toute
évidence qu'il n'y a là nulle appropriation préméditée. En est -il de
même quand vous invoquez le pouvoir de l'habitude ou du besoin?
Non sans doute, car ce ne sont pas là des causes externes, mais des
causes internes : quoique déterminées par les circonstances exté-
rieures, elles agissent néanmoins du dedans; elles sont avec le mi-
lieu des causes coopératrices. Ce sont elles, et non plus les mi-
lieux, qui accommodent l'être vivant à ses conditions d'existence.
Eh bien ! en supposant que ces causes puissent rendre compte de
toutes les appropriations organiques (ce qui est plus que douteux),
je dis que l'on n'aurait encore rien gagné par là, car cette puis-
sance d'accommodation est elle-même une appropriation merveil-
leuse. Ici ce n'est plus seulement, comme tout à l'heure, une cause
physique modelant l'animal ou le végétal du dehors; c'est un pou-
voir interne concourant avec l'action externe et s' accommodant aux
besoins de l'être vivant. Eh quoi! il y a dans l'être vivant une puis-
sance telle que si le milieu se modifie, l'être vivant se modifie
également pour pouvoir vivre dans ce milieu nouveau! Il y a une
puissance de s'accommoder aux circonstances du dehors, d'en tirer
parti, de les appliquer à ses besoins! Et dans une telle puissance
vous ne voyez pas une finalité! Imaginez que l'être vivant ait la
nature dure et inflexible de la pierre et du métal, chaque change-
ment de milieu devient pour lui une cause de destruction et de
mort; mais la nature l'a fait souple et flexible. Or dans une telle
flexibilité je ne puis m'empêcher de reconnaître une pensée préser-
vatrice de la vie dans l'univers.
On le verra mieux en examinant la chose de plus près. Il faut ici
admettre deux cas : ou bien l'animal a conscience de son besoin, ou
il n'en a pas conscience, car les animaux inférieurs, suivant La-
marck, sont dénués de sensibilité aussi bien que les végétaux. Dans
ce second cas, Lamarck soutient que la production d'un organe a
une cause toute mécanique ; par exemple « un nouveau mouvement
produit dans les fluides de l'animal. » ?.Iais alors, si l'organe n'est
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 565
que le résultat d'une cause mécanique, d'un mouvement de fluides,
sans aucun sentiment, et par conséquent sans aucun eflbrt, com-
ment se trouve-t-il avoir une appropriation quelconque avec les
besoins de l'animal'/ Gomment les fluides iront-ils précisément se
porter vers le point où la production d'an organe serait nécessaire?
et comment produiraient-ils un organe approprié au milieu où l'ani-
mal vit? Quant à dire qu'il est le produit de toute espèce d'organes,
les uns utiles, les autres inutiles, les autres nuisibles, et que l'ani-
mal ne subsiste que lorsque le nombre des organes utiles vient à
l'emporter, n'est-ce pas tout simplement revenir à l'hypothèse d'É-
picure et attribuer tout au hasard, ce que l'on voulait éviter? D'ail-
leurs les faits donnent-ils raison à cette hypothèse? Si les combi-
naisons d'organes sont fortuites, le nombre des organes inutiles ou
nuisibles devrait être infiniment plus grand qu'il ne l'est (en suppo-
sant même qu'il y en ait un seul de ce genre, ce qui n'est pas dé-
montré), car ces deux conditions n'excluent pas absolument la vie.
Et dire que cela a été autrefois ainsi, c'est se jeter dans l'inconnu,
sans compter que les découvertes paléontologiques ne donnent pas
à penser que les animaux fossiles aient été plus mal construits que
ceux d'aujourd'hui.
Si au contraire c'est un besoin ressenti qui déterminerait lui-
même la direction des fluides, comment les fluides se dirigeront-ils
précisément là où le besoin existe, et produiront-ils précisément le
genre d'organes qui est nécessaire à la satisfaction du besoin? Un
animal éprouve le besoin de voler pour échapper à des ennemis
dangereux ; il fait effort pour mouvoir ses membres dans le sens où
il doit le plus facilement se soustraire à leur poursuite. Comment
cet effort et ce besoin combinés réussiront-ils à faire prendre aux
membres antérieurs la forme de l'aile, cette machine si délicate et
si savamment combinée que toute la mécanique la plus subtile de
l'homme peut à peine soupçonner comment on pourra l'imiter?
Pour que le mouvement des fluides puisse amener des combinai-
sons aussi difficiles, il faut autre chose qu'un besoin vague et un
eflbrt incertain.
Lamarck reconnaît « qu'il est très difficile de prouver par l'obser-
vation » que le besoin produit l'organe; mais il soutient que la vé-
rité de cette première loi se déduit logiquement de la seconde loi,
attestée par l'expérience, d'après laquelle l'organe se développe par
l'expérience et par l'habitude. Ainsi, selon lui, de ce que l'habitude
développe les organes, il s'ensuit que le besoin peut les créer. Qui
ne voit l'abîme qu'il y a entre ces deux propositions? Quoi! parce
qu'un organe étant donné croît ou se développe par l'exercice, on
en conclura que le besoin peut produire un organe qui n'existe pas!
566 REVUE DES DEUX MONDES.
La production d'un organe qui n'existe pas peut-elle s'assimiler au
développement d'un organe qui existe ? Nous voyons bien que l'exer-
cice augmente les dimensions, la force, la facilité d'action d'un or-
gane, mais non pas qu'il le multiplie et qu'il en change les condi-
tions essentielles. Le saltimbanque a des muscles plus déliés que
les autres hommes. En a-t-il d'autres? en a-t-il plus? sont-ils dis-
posés différemment? De bonne foi, si grand que l'on suppose le pou-
Yoir de l'habitude, ce pouvoir peut-il aller jusqu'à la création?
Je sais que l'on peut invoquer la théorie de l'unité de composi-
tion, et soutenir avec les partisans de Geoffroy Saint-Hilaire que
tous les organes ne sont au fond qu'un seul et même organe diver-
sement développé, que par conséquent l'exercice et l'habitude ont
pu produire successivement, quoique lentement, ces diversités de
forme qui ne sont que des différences de développement. Mais la
doctrine de l'unité organique poussée jusque-là n'est- elle point
elle-même une hypothèse? Les grandes objections de Cuvier contre
cette hypothèse ont-elles été toutes écartées par la science mo-
derne? L'unité de type et de composition dans la série animale
ne serait- elle pas un idéal et un abstrait plutôt que l'expression
exacte et positive de la réalité? Et d'ailleurs suffirait-il de montrer
que deux organes différens sont analogues l'un à l'autre, c'est-à-
dire, suivant Geoffroy Saint-Hilaire, situés à la même place et liés
par les mêmes rapports aux organes avoisinaiis, pour conclure de
là que l'un de ces organes a pu prendre la forme de l'autre? Non, il
faudrait voir cet organe passer lui-même d'une forme à une autre.
Autrement l'analogie ne prouve pas la transition. Ainsi par exemple,
de ce que la trompe de l'éléphant est l'analogue du nez humain, il
ne s'ensuit pas que le nez puisse se changer en trompe, et la
trompe se changer en nez. Au reste, Geoffroy Saint-Hilaire a pris
soin de séparer lui-même son hypothèse de celle de Lamarck, et il
disait spirituellement qu'on peut bien soutenir qu'un palais et une
chaumière répondent à un même type fondamental, sans affirmer
pour cela que le palais ait commencé par être une chaumière, ni
que la chaumière deviendra un palais.
Il est des cas où l'analogie est certaine et la transformation pos-
sible, mais où l'on comprend toutefois difficilement comment l'ha-
bitude aurait pu produire cette transformation. C'est ainsi qu'il pa-
raît démontré en anatomie comparée, par les recherches de Goethe
et d'Oken, que le crâne est l'analogue des vertèbres, qu'il est lui-
même une vertèbre élargie et développée. Eh bien ! comment l'ha-
bitude a-t-elle pu opérer une pareille métamorphose et changer la
vertèbre supérieure de la colonne vertébrale en une cavité capable
de contenir l'encéphale? Voici ce qu'il faudrait supposer : c'est qu'un
LE JIATÉRIALISiME CONTEML'ORAIN. 567
animal qui n'aurait qu'une moelle épinière, à force de l'exercer, a
réussi à produire cette expansion de matière nerveuse que nous
appelons le cerveau, qu'à mesure que cette partie supérieure s'é-
largissait, elle refoulait les parois d'abord molles qui la recouvrent
jusqu'à ce qu'elle les eût forcées à prendre sa propre forme, celle
de la boîte crânienne; mais que d'hypothèses dans cette hypothèse!
D'abord il faudrait imaginer des animaux qui eussent une moelle
épinière sans cerveau, car si ces deux organes se montrent toujours
ensemble, rien n'indique que l'un ait précédé l'autre, et il est tout
aussi plausible de considérer la moelle épinière comme un prolon-
gement du cerveau que le cerveau comme un épanouissement de
la moelle épinière. Ce qui semble l'indiquer, c'est qu'on trouve
déjà l'analogue du cerveau même dans les animaux qui n'ont pas
de moelle épinière, dans les mollusques et les articulés. Or, si le
cerveau préexiste dans les animaux vertébrés, le crâne préexiste : il
n'est donc pas le produit de l'habitude. Ajoutez qu'on comprend dif-
ficilement l'exercice et l'habitude se produisant sans cerveau; ce
sont des faits qui résultent de la volonté , et il semble bien que le
cerveau soit l'organe de la volonté. Ajoutez enfin qu'il faudrait en-
core admettre que la matière osseuse eût d'abord été cartilagineuse,
afin de se prêter aux élargissemens successifs nécessités par le pro-
grès du système nerveux, ce qui impliquerait une remarquable ac-
commodation dans cette souplesse primitive de la matière, sans
laquelle le développement du système nerveux eût été impossible.
Je laisse aux zoologistes à décider si toutes les hypothèses que nous
venons de présenter sont plausibles et concordent avec les faits.
Au reste il nous sera permis de nous appuyer ici sur l'autorité
de l'illustre Cuvier, qui juge dans les termes les plus sévères l'hy-
pothèse de Lamarck (1). «Des naturalistes, plus matériels dans
leurs idées et ne se doutant pas même des observations philosophi-
ques dont nous venons de parler, sont demeurés humbles sectateurs
de Maillet (Telliamed) ; voyant que le plus ou moins d'usage d'un
membre en augmente ou en diminue quelquefois la force et le vo-
lume, ils se sont imaginés que des habitudes et des influences ex-
térieures longtemps continuées ont pu changer par degrés les ani-
maux au point de les faire arriver successivement à toutes celles
que montrent maintenant les différentes espèces : idée peut-être la
plus superficielle et la plus vaine de toutes celles que nous avons
déjà eu à réfuter. On y considère en quelque sorte les corps orga-
nisés comme une simple motte de pâte ou d'argile qui se laisserait
mouler entre les doigts. Aussi, du moment où ces auteurs ont voulu
(1) Cuvier, Anatomie comparée, p. 100.
568 Rl'VUE DES DEUX MONDES.
entre;- dans le détail, ils sont tombés dans le ridicule. Quiconque
ose avancer sérieusement qu'un poisson, à force de se tenir au sec,
pourrait voir ses écailles se fendiller et se changer en plumes, et
devenir lui-même un oiseau, ou qu'un quadrupède, à force de pé-
nétrer dans des voies étroites, de se passer à la fdière, pourrait se
changer en serpent, ne fait autre chose que prouver la plus pro-
fonde ignorance de l'anatomie. »
Je n'insisterai pas plus longtemps d'ailleurs sur la théorie de La-
marck, l'insuffisance en étant démontrée par la théorie même que
M. Darwin a essayé d'y substituer. Nous sommes autorisé à mettre
en question la puissance modificatrice des milieux et des habitudes
lorsque nous entendons ce naturaliste dire <( qu'il n'a pas grande
confiance en l'action de tels agens. » Quel est celui qu'il leur substi-
tue? C'est ce qu'il nous faut examiner.
II.
Le fait qui a servi de point de départ au système de M. Darwin est
un fait si prosaïque et si vulgaire, qu'un métaphysicien n'eût jamais
daigné y jeter les yeux. Il faut pourtant que la métaphysique s'ha-
bitue à regarder, non pas seulement au-dessus de nos têtes, mais à
nos côtés et à nos pieds. Eh quoi! Platon n'admettait-il pas qu'il y a
une idée divine même du fumier, même de la boue? Ne dédaignons
donc pas d'entrer avec M. Darwin dans les étables des éleveurs, de
chercher avec lui les secrets de l'industrie bovine, chevaline, por-
cine, et, dans ces productions de l'art humain, de découvrir, s'il est
possible, les artifices de la nature. Sans doute, lorsqu'il y a plu-
sieurs années , une exposition universelle rassemblait à Paris les
plus beaux échantillons de ces diverses industries, lorsque chaque
année encore, dans les concours de départemens , on voit décerner
des prix aux plus beaux produits de l'élevage, qui eût cru, qui pour-
rait croire que dans ces expositions et ces concours la théodicée fût
intéressée? Et cependant les faits de la nature se lient les uns aux
autres par un lien si subtil et si. continu, et les accidens les plus
insignifians en apparence sont tellement gouvernés par des raisons
générales et permanentes, que rien ne peut être indifférent aux
méditations du penseur, surtout des faits qui touchent de si près
au mystère de la vie.
L'élève des bestiaux est une véritable industrie, et une industrie
qui a des règles précises et rigoureuses, des méthodes suivies. La
plus importante de ces méthodes est ce que l'on appelle la méthode
de sélection ou d'élection. Voici en quoi elle consiste. Lorsqu'il veut
obtenir l'amélioration d'une race dans un sens déterminé, l'éleveur
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 569
choisira les individus les plus remarquables sous le rapport de la
qualité qu'il recherche : si c'est la grosseur, les plus gros; si c'est
la taille, les plus grands; si c'est la légèreté, les plus sveltes; si c'est
l'intelligence, les plus fins, les plus ingénieux, les plus habiles. Les
produits qui résulteront de ce premier choix posséderont les qua-
lités de leurs pareiis à un degré de plus, car on sait que les carac-
tères individuels se transmettent et s'accumulent par l'hérédité. Si
l'on opère sur ces produits comme on a fait sur les premiers indivi-
dus, la qualité cherchée ira sans cesse en croissant, et au bout de
plusieurs générations on aura obtenu ces belles races, toutes de
création humaine, que se disputent les pays agricoles, et qui, par
des croisemens bien entendus, donnent lieu à d'autres races nou-
velles, ou du moins à d'innombrables variétés.
Eh bien! ce que fait l'homme avec son art, pourquoi la nature ne
le ferait-elle pas de son côté? Pourquoi ne pas admettre une sorte
d'élection naturelle qui se serait opérée dans la suite des temps?
Pourquoi ne pas admettre que certains caractères individuels, qui
ont été primitivement le résultat de certains accidens, se sont trans-
mis ensuite et accumulés par voie héréditaire, et que par ce moyen
se seraient produites dans la même espèce des variétés très diffé-
rentes, comme nous en produisons nous-mêmes? Admettons main-
tenant, avec M. Darwin, un second principe sans lequel le premier
ne pourrait produire tout ce qu'il contient : ce principe, c'est le
principe de la concurrence vitale. Voici en quoi il consiste. Tous les
êtres de la nature se disputent la nourriture; tous luttent pour
vivre, pour subsister. Or il n'y a pour un certain nombre donné
d'animaux qu'une certaine somme de subsistances; tous ne peuvent
donc également se conserver. Dans cette lutte, les faibles succom-
bent nécessairement, et la victoire est au plus fort. Les forts seuls
survivent, et établissent le niveau entre la population et les subsis-
tances. On reconnaît ici la célèbre loi de Malthus, qui a soulevé de
si grands débats dans l'économie politique, et que M. Darwin trans-
porte de l'homme à l'animalité tout entière.
Cette loi étant donnée, et elle est indubitable, voyons comment
agit l'élection naturelle. Les individus d'une espèce donnée qui
auront acquis par accident un caractère plus ou moins avantageux
à leur conservation, et l'auront transmis à leurs descendans, se-
ront mieux armés dans la concurrence vitale; ils auront plus de
chances de se conserver, et quand ce caractère se sera perfec-
tionné par le temps, il constituera à cette variété particulière une
vraie supériorité dans son espèce. Imaginez maintenant quelque
changement dans le milieu ambiant qui fasse que cet avantage, qui
n'avait pas encore beaucoup servi, devienne tout à coup très né-
570 REVUE DES DEUX MONDES.
cessaire, comme dans un refroidissement subit un poil plus long,
plus épais : ceux qui auront obtenu cet avantage en profiteront et
subsisteront, tandis que les autres périront. On voit que l'appro-
priation dans cette hypothèse résultera d'une rencontre entie la
production accidentelle d'un avantage perfectionné par l'hérédité et
un changement accidentel de milieu.
Voyons maintenant comment, à l'aide de ces principes, M. Dar-
win parvient à expliquer l'origine des espèces. C'est que, dans un
même type donné, il peut se produire accidentellement des avan-
tages de diverse nature, et qui ne se font pas concurrence : chacun
profite du sien, sans nuire à celui qui en a un autre. De là des va-
riétés différentes, bien armées, quoique différemment, pour la con-
currence vitale. Ceux au contraire qui sont restés fidèles au type
originel, et qui n'ont acquis aucun avantage nouveau propre à les
conserver dans un milieu nouveau, ceux-là périssent. C'est ainsi que
le type primitif disparaît; les variétés extrêmes subsistent seules, et
ces variétés, devenant de plus en plus dissemblables par le temps,
seront appelées espèces, parce que l'on aura perdu les traces de
leur origine commune.
Appliquons cette théorie à un exemple peu flatteur pour l'espèce
humaine, mais qui est tellement indiqué ici que ce serait un faux
scrupule que de ne pas aller jusque-là. L'une des objections les
plus ardentes que l'on ait faites à Darwin, c'est que si sa théorie est
vraie, il faut admettre que l'homme a commencé par être un singe,
ce qui est fort humiliant : à quoi un partisan de M. Darwin a ré-
pondu (( qu'il aimait mieux être un singe perfectionné qu'un Adam
dégénéré. » Or, dans la théorie de M. Darwin , il n'est pas vrai que
l'homme descende du singe, car s'il en descendait, comme il a sur
lui un grand avantage, il l'aurait vaincu dans la concurrence vi-
tale, et par conséquent l'aurait absorbé et détruit. Ce qui est vrai,
c'est que le singe et l'homme dérivent l'un et l'autre d'un même
type qui s'est perdu, et dont ils sont les déviations divergentes. En
un mot, dans cette hypothèse, les singes ne sont pas nos ancêtres,
mais ils sont nos cousins-germains.
Généralisons cet exemple. 11 ne faut pas dire que les vertébrés
ont été des mollusques, ni les mammifères des poissons ou des oi-
seaux; mais les quatre embranchemens seraient quatre rayonne-
mens distincts partis d'une souche primitive. Dans chaque embran-
chement, le type primitif se serait également diversifié, et c'est par
ces déterminations successives, cette addition de différences, cette
accumulation de caractères nouveaux dans des séries toujours di-
vergentes, que les espèces actuelles se sont produites. En un mot,
le règne organisé a toujours été du général au particulier, et, comme
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 571
l'on dirait en logique, en augmentant sans cesse le contenu de sa
compréhension.
Tel est, je crois, dans ses bases essentielles, et sans y rien chan-
ger, le système de M. Darwin, système qu'il défend avec des res-
sources d'esprit vraiment inépuisables, et surtout avec une admi-
rable sincérité, car, à l'inverse des inventeurs de systèmes qui
n'exposent que les faits favorables à leurs idées et taisent les faits
contraires, M. Darwin consacre la moitié de son livre à exposer les
difficultés et les objections que son principe peut soulever, et quel-
ques-unes sont si formidables qu'il a grand' peine à en atténuer la
portée. A-t-il été cependant jusqu'à la difficulté capitale qui pèse
sur tout le système, et qui pour nous tient notre esprit en sus-
pens? C'est ce que nous ne croyons pas, et c'est ce que nous essaie-
rons d'établir.
Le véritable écueil, à notre avis, de la théorie de M. Darwin, le
point périlleux et glissant, c'est le passage de l'élection artificielle
à l'élection naturelle : c'est d'établir qu'une nature aveugle et sans
dessein a pu atteindre, par la rencontre des circonstances, le même
résultat qu'obtient l'homme par une industrie réfléchie et calculée.
Dans l'élection artificielle en effet, ne l'oublions pas, l'homme choisit
les élémens de ses combinaisons; pour atteindre un but désiré, il
choisit deux facteurs doués déjà f un et l'autre du caractère qu'il
veut obtenir ou perfectionner. S'il y avait quelque différence entre
les deux facteurs, le produit serait incertain et mixte, ou bien, lors
même que le caractère de l'un des facteurs y prédominerait, il y se-
rait toujours affaibli par le mélange avec un caractère contraire.
Pour que l'élection naturelle obtînt les mêmes résultats, c'est-
à-dire Faccumulation et le perfectionnement d'un caractère quel-
conque, il faudrait que la nature fût capable de choix; il faudrait,
pour tout dire, que le mâle doué de tel caractère s'unît précisé-
ment avec une femelle semblable à lui. Dans ce cas, je reconnais
que le multiple de ces deux facteurs aurait la chance d'hériter
de ce caractère commun et même d'y ajouter. Il faudrait encore que
ce multiple ou produit cherchât dans son espèce un autre individu
qui aurait aussi accidentellement atteint ce même caractère. De
cette manière, par une suite de choix semblables, la nature pour-
rait faire ce que fait findustrie humaine, car elle agirait exactement
de même.
Mais qui ne voit que j'évoque une hypothèse impossible? Car
comment admettre qu'un animal qui aura subi une modification ac-
cidentelle (une nuance de plus ou de moins dans la couleur par
exemple) ira précisément découvrir dans son espèce un autre indi-
vidu atteint en même temps de la même modification? Cette mo-
dication étant accidentelle et individuelle à l'origine, elle doit être
572 REVUE DES DEUX MONDES.
rare, et par conséquent il y a très peu de chances que deux indivi-
dus se rencontrent et s'unissent; l'aveugle désir qui porte le mâle
vers la femelle ne peut avoir une telle clairvoyance, et s'il l'avait,
quel éclatant témoignage de finalité! Et en supposant par impos-
sible qu'une telle rencontre ait lieu une fois, comment admettre
qu'elle se renouvelle à la seconde génération, puis à la troisième, à
la quatrième, puis ainsi de suite? Ce n'est qu'à cette condition d'une
rencontre constante entre deux facteurs semblables que la variété
se produira. Autrement, déviant à chaque nouveau couple, les mo-
difications n'auront aucun caractère constant, et le type de l'espèce
restera seul identique. On triomphe du peu de temps qu'il faut à
l'industrie humaine pour obtenir une variété nouvelle, et l'on dit :
Que ne peut faire la nature, qui a des siècles à sa disposition ! Il
me semble qu'ici le temps ne fait rien à l'affaire. Tout le nœud
est dans la multiplication de l'avantage cherché, multiplication qui
exige une pensée qui choisit.
On trouve dans l'espèce humaine elle-même des exemples de va-
riétés produites par élection; mais cela tient à des unions constantes
et suivies entre des sujets semblables. Ainsi le type Israélite est
bien reconnaissable et persiste encore depuis des siècles malgré les
changemens du milieu ; mais les Israélites se marient entre eux et
conservent de cette façon les traits distinctifs qui les caractérisent.
Supposez des mariages mixtes, supposez que, les préjugés dispa-
raissant, les Israélites en vinssent à se marier avec les autres par-
ties de la population : combien de temps durerait le type Israélite?
Il serait bien vite absorbé et transformé. Il y a près de Potsdam,
nous a dit M. de Quatrefages (1), un village particulièrement re-
marquable par la taille des habitans. A quoi tient cette particula-
rité? Elle vient, dit-on, de ce que le père de Frédéric le Grand, qui
aimait les beaux hommes, choisissait les plus grandes paysannes
qu'il pût rencontrer pour les marier à ses grenadiers. C'est bien là
de l'élection, mais artificielle, ne l'oublions pas. C'est ainsi que Pla-
ton dans sa Répuhlique , tout en prescrivant de tirer au sort les
époux, conseillait cependant aux magistrats de tricher un peu et de
réunir sans en avoir l'air les plus belles femmes aux plus beaux
hommes afin d'obtenir de vigoureux citoyens. On voit, par tous ces
exemples, que l'élection suppose toujours la rencontre d'un carac-
tère commun dans les deux sexes : c'est ce qui ne peut avoir lieu
dans la nature, ce caractère tout accidentel étant d'abord très rare,
et ceux qui le posséderaient en même temps n'ayant aucune rai-
son de se rencontrer et de se choisir.
Je sais que Darwin distingue deux sortes d'élection artificielle :
(1) Voyez la Bévue du 1"" avril 1861.
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 573
l'une qu'il appelle méthodique, l'autre inconsciente. L'élection mé-
thodique est celle de l'éleveur qui combine ses élémens, comme en
mécanique on combine les rouages d'une machine. L'élection in-
consciente est celle par laquelle on obtient l'amélioration ou la mo-
dification d'une espèce sans avoir précisément cherché ce résultat,
comme celle d'un chasseur par exemple, qui n'a nulle prétention
de perfectionner la race canine, mais qui, par goût, est amené à
choisir les m.eilleurs chiens qu'il puisse se procurer, et obtient par
la force des choses une accumulation de qualités dans cette race.
C'est ainsi vraisemblablement que se sont formées les diverses va-
riétés canines. Il n'y a pas là une méthode systématique, et cepen-
dant le résultat est le même, quoique plus lent. Il en est de même
dans la nature, d'après M. Darwin. Elle pratique une élection in-
consciente, et l'agent qui remplace ici le choix, c'est la concurrence
vitale. Les mieux avantagés l'emportent nécessairement par le droit
du plus fort, et la nature se trouve avoir ainsi choisi spontanément
et sans le savoir les sujets les mieux doués pour résister aux at-
teintes du milieu, en un mot les mieux appropriés.
Nous voici au cœur du système. Pour le bien apprécier, distin-
guons deux cas diflerens : ou bien le milieu ambiant ne change
pas, ou bien il change. Qu'arrivera-t-il dans ces deux hypothèses?
Il faut remarquer une grande différence entre la doctrine de La-
marck et celle de Darwin. Suivant le premier, tant que le milieu
ne change pas, l'espèce doit rester immobile, une fois appropriée
par l'habitude à ce milieu : ayant en effet ce qu'il lui faut pour vivre,
on ne voit pas pourquoi elle ferait effort pour changer. Cependant
si le changement a pour cause l'élection naturelle, il doit pouvoir
se produire même dans un milieu immobile, car, si bien appropriée
que soit une espèce, on conçoit toutefois qu'elle le soit davantage :
il peut toujours se produire quelques accidens qui assureraient à
certains individus un avantage sur d'autres, et leur ouvrirait en
quelque sorte un débouché plus grand. Et ainsi on ne voit pas pour-
quoi dans cette hypothèse les espèces ne varieraient point sous nos
yeux. Il ne faudrait même pas pour cela, à ce qu'il semble, des
temps infinis, quand on songe avec quelle rapidité l'industrie hu-
maine crée des variétés nouvelles.
Pourquoi donc ne voit-on pas de telles modifications se produire?
C'est que le principe de l'élection naturelle, même uni au principe
de la concurrence vitale, ne peut pas, à ce qu'il semble, avoir la
vertu que lui attribue M. Darwin. Supposons en effet que, dans les
pays chauds, la couleur soit un avantage qui rende les habitans
plus aptes à supporter l'ardeur du climat; supposez que dans l'un
de ces pays il n'y ait que des blancs, et qu'à un moment donné un
57/i REVUE DES DEUX MONDES,
individu se trouve accidentellement coloré en noir, celui-là aura un
avantage sur ses compatriotes : il vivra, si vous voulez, plus long-
temps. Mais le voilà qui se marie. Qui pourra-t-il épouser ? Une
blanche sans contredit, la couleur noire étant accidentelle. L'enfant
qui résultera de cette union sera-t-il noir? Non sans doute, mais
mulâtre; l'enfant de celui-ci sera d'un teint encore moins foncé, et
en quelques générations la teinte accidentelle du premier aura dis-
paru et se sera fondue dans les caractères généraux de l'espèce.
Ainsi, en admettant même que la couleur noire eût été un avantage,
elle n'aurait jamais le temps de se perpétuer assez pour former une
variété nouvelle plus appropriée au climat, et qui par là même
l'emporterait sur les blancs dans la concurrence vitale.
Si l'on avait des doutes sur la valeur de l'argument que je pro-
pose ici contre la portée du principe de M. Darwin, j'invoquerais
l'autorité d'un autre naturaliste, M. de Quatrefages, très favorable
cependant à ce principe. Il cite plusieurs individus de l'espèce hu-
maine qui se sont trouvés doués accidentellement de caractères ex-
ceptionnels, et il veut expliquer pourquoi ces individus n'ont pas
donné naissance à des variétés nouvelles. «Aucun Lambert, dit ce
naturaliste, aucun Colburn (ce sont les noms de ces individus anor-
maux) ne s'est allié avec un autre individu présentant la même ano-
malie que lui. La sélection tendait ici à effacer l'activité surabon-
dante et tératologique de la peau, le nombre exagéré des doigts.
A chaque génération, l'influence du fait anormal primitif diminuait
forcément par le mélange du sang normal : elle a dû finir par dispa-
raître promptement. » Plus loin, il explique, par l'absence de sélec-
tion artificielle, l'uniformité relative des groupes humains, compa-
rés aux animaux domestiques. Ne suit-il pas de là que la sélection
naturelle est insuffisante pour faire varier les espèces par cette rai-
son capitale sur laquelle j'ai tant insisté, à savoir que les divers in-
dividus des deux sexes accidentellement atteints du même carac-
tère ne pourront pas se rencontrer?
Ce n'est pas que je conteste le principe de l'élection naturelle et
le principe de la concurrence vitale. Ce sont deux lois très vraies,
mais qui me paraissent devoir agir dans un sens tout différent de
celui qu'on nous annonce, et beaucoup plus dans le sens de la con-
servation de l'espèce que dans le sens de la modification. En effet,
le genre de vie d'un animal dépendant toujours de sa structure
(que l'on admette les causes finales ou non), il est évident que,
dans une espèce, les mieux avantagés sont ceux dont l'organisation
est la plus conforme au type de l'espèce. Dans les carnivores par
exemple, celui-là aura l'avantage qui aura de bonnes griffes, de
fortes dents, des muscles souples et vigoureux. Que si vous suppo-
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 575
sez une modification intervenant, qui pourrait être ultériein'em-ent
un avantage dans d'autres conditions, elle sera néanmoins à son
origine un inconvénient en altérant le type de l'espèce, en ren-
dant par là l'individu moins propre au genre de vie auquel l'ap-
pelle son organisation générale. Supposez que dans un animal
herbivore les dents à couronnes plates, si propres à broyer des
herbes molles, soient accidentellement remplacées dans quelques
individus par des dents tranchantes. Quoique la dent tranchante
soit en réalité un avantage pour les espèces qui en jouissent, puis-
qu'elle leur permet de joindre deux espèces de nourriture, ce serait
néanmoins pour l'animal chez lequel elle se rencontrerait par acci-
dent un très grand désavantage, car il serait par là moins propre à
trouver sa nourriture habituelle, et rien en lui ne serait préparé
pour s'accommoder à une autre espèce de nourriture. Je conclus
que l'élection naturelle doit avoir pour effet, dans un milieu tou-
jours le même, de maintenir le type de l'espèce et de l'empêcher
de s'altérer : je n'y puis voir, si ce n'est accidentellement, un prin-
cipe de modification et de changement.
En est-il ainsi lorsque le milieu lui-même est changé, lorsque
par des causes quelconques les conditions extérieures viennent à
varier? C'est alors, suivant Darwin, que le principe de l'élection
naturelle agit d'une manière toute-puissante. Si en effet, au mo-
ment de ce changement de milieu, quelques individus d'une es-
pèce se trouvent avoir précisément certains caractères qui les ren-
dent propres à s'accommoder à ce milieu, n'est-il pas évident que
ceux-là auront nn grand avantage sur les autres, et qu'ils survi-
vront seuls, tandis que ceux-ci périront? L'élection naturelle agis-
sant, un caractère individuel à l'origine pourra donc devenir un ca-
ractère spécifique.
C'est ici évidemment que l'hypothèse de M. Darwin se présente
surtout avec avantage; mais elle est encore sujette à de bien grandes
difficultés. Et d'abord il faut admettre que la modification en question
s'est rencontrée en même temps dans les mêmes lieux entre plu-
sieurs individus de sexe différent. En effet, comme nous l'avons mon-
tré, si elle n'est pas à la fois dans les deux sexes, cette qualité, bien
loin de s'accumuler et de se déterminer davantage par l'hérédité,
irait sans cesse en s'affaiblissant , et nulle espèce nouvelle ne pour-
rait se former. Voici donc déjà une première rencontre, une pre-
mière coïncidence qu'il faut admettre. En second lieu, il faut suppo-
ser que chaque espèce animale a eu pour origine la rencontre d'une
modification accidentelle avec un changement de milieu, ce qui mul-
tiplie à l'infini le nombre des coïncidences et des accidens. Dans
cette hypothèse , tandis qu'une certaine série de causes faisait va-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
rier suivant des lois particulières les formes organiques , une autre
série de causes, suivant d'autres lois, faisait varier les milieux.
L'appropriation dans les animaux n'est autre chose que le point de
rencontre entre ces deux séries. Or, comme les formes appropriées
dans l'organisme se comptent par milliards, ou plutôt ne se comp-
tent pas, il faut admettre que ces deux séries de causes parallèles
se sont rencontrées d'accord un milliard de fois, ou plutôt un nombre
infini de fois, c'est-cà-dire qu'il faut livrer au fortuit, pour ne pas
dire au hasard, la plus grande part dans le développement et le pro-
grès de l'échelle animale. Est-ce Là une explication vraiment ration-
nelle?
Voici enfin une difficulté qui paraît des plus graves. Guvier a
beaucoup insisté, dans ses travaux de philosophie géologique, sur
la loi qu'il appelle loi des corrélations organiques. Selon cette loi,
les organes sont liés entre eux par des rapports logiques, et la
forme de chacun est déterminée par la forme des autres. Il s'ensuit
que certaines rencontres d'organes sont impossibles, que d'autres
sont nécessaires. On n'ignore pas que c'est au moyen de cette loi
que Guvier a fondé la paléontologie, un os ou même un débris d'os
lui donnant à priori dans un animal fossile tous ceux qui man-
quaient. Il résulte de là que si un organe capital subit une modifi-
cation importante, il est nécessaire, pour que l'équilibre subsiste,
que tous les autres organes essentiels soient modifiés de la même
manière. Autrement un changement tout local, si avantageux qu'il
puisse être en soi, deviendra nuisible par son désaccord avec le
reste de l'organisation. Que si par exemple, comme le croyait La-
marck, les écailles des poissons avaient pu se transformer en ailes
d'oiseau (ce que Guvier déclarait absurde au point de vue de l'ana-
tomie), il faudrait en même temps que dans ces mêmes poissons la
vessie natatoire se fût transformée en poumon, ce qui paraît à
M. Darwin l'exemple le plus frappant de sa théorie. Eh bien! sans
examiner la vérité intrinsèque des faits, je dis que ces deux trans-
formations corrélatives et parallèles ne peuvent s'expliquer par un
simple accident. M. Darwin semble avoir voulu prévenir cette ob-
jection en admettant ce qu'il appelle une corrélation de croissance.
Il reconnaît qu'il y a des variations connexes et sympathiques, qu'il
y a des, organes qui varient en même temps et de la même manière :
— le côté droit et le côté gauche du corps, les membres anté-
rieurs et postérieurs, les membres et la mâchoire; mais cette loi
laisse subsister la difficulté. De deux choses l'une : ou c'est là une
loi toute mécanique, qui n'indique que de simples rapports géomé-
triques entre les organes et n'a aucun rapport avec la conservation
de Lanimal, et dès lors elle ne sert pas à résoudre le problème que
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 577
j'ai posé ; ou bien ces corrélations de croissance sont précisément
celles qu'exigerait le changement de milieu ou de conditions exté-
rieures, et dès lors comment les comprendre sans une certaine fina-
lité? Par quelle singulière loi des organes qui ne peuvent agir que
d'accord se modifieraient-ils en même temps et de la même façon,
sans qu'il y eût là quelque prévision de la nature? Ici encore la
simple rencontre ne peut tout expliquer.
III.
Jusqu'ici nous nous sommes contenté de présenter quelques con-
sidérations générales et abstraites sur la possibilité du système que
nous discutons, laissant aux naturalistes le soin d'examiner si les
faits concordent avec cette hypothèse. Nous essaierons cependant,
pour donner un peu plus de précision à notre critique , de l'appli-
quer à quelques cas particuliers. Nous choisirons pour exemple la
théorie de M. Darwin sur la formation de l'œil dans les animaux su-
périeurs, et sa théorie sur la formation des instincts. Dans ces deux
cas, l'hypothèse paraît insuffisante à expliquer les faits que l'obser-
vation nous présente.
Il s'agit pour M. Darwin d'expliquer par l'élection naturelle,
c'est-à-dire par une succession de modifications accidentelles, la
formation de l'œil, c'est-à-dire du plus parfait des appareils d'op-
tique. Lui-même, nous l'avons dit déjà, en est effrayé. « Au pre-
mier abord, dit-il, il semble, je l'avoue, de la dernière absurdité
de supposer que l'œil, si admirablement construit pour admettre
plus ou moins de lumière, pour ajuster le foyer des rayons visuels
à différentes distances, pour en corriger l'aberration sphérique et
chromatique, puisse s'être formé par élection naturelle... La raison
dans cette circonstance doit dominer l'imagination; mais j'ai moi-
même éprouvé trop vivement combien cela lui est malaisé d'y par-
venir pour être le moins du monde surpris qu'on hésite à étendre
jusqu'à des conséquences aussi étonnantes le principe de l'élection
naturelle. »
Essayons donc, à l'exemple de M. Darwin, de dominer notre ima-
gination, et suivons -le dans l'explication qu'il nous donne de la
formation de l'œil humain. Le fait sur lequel il s'appuie est la gra-
dation des formes de l'œil dans l'échelle du règne animal. Ce n'est
pas immédiatement et sans aucun passage que la nature atteint à
la perfection dans la structure de l'organe visuel : c'est par une
série de degrés dont chacun peut être un perfectionnement du de-
gré antérieur. Supposez d'abord un simple nerf optique sensible à
la lumière : c'est là un point de départ que l'on peut accorder sans
TOME XLVIII. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
faire appel' à aucune cause finale. En effet, que les innombrables
combinaisons de la matière organique à un moment donné rendent
un organe sensible a la lumière, comme on rend la plaque du da-
guerréotype sensible à l'action chimique des rayons lumineux, c'est
ce qui peut certainement résulter de la rencontre des causes. Or, ce
point accordé, on peut admettre que le nerf doué de cette propriété
merveilleuse subisse dans des circonstances diverses un nombre
infini de modifications, dont les unes sont utiles, les autres indif-
férentes ou même nuisibles à l'animal. Celles qui sont désavanta-
geuses doivent à la longue constituer une infériorité pour les espèces
où elles se fixent, et réciproquement celles qui sont avantageuses
procurent une supériorité manifeste aux espèces qui en sont douées.
Ees premières tendent à amener la destruction des espèces moins
favorisées; les secondes sont au contraire une cause de durée et de
persistance. 11 suit de \k que les premières doivent disparaître et
les secondes se perfectionner indéfiniment. Par conséquent un très
grand nombre de degrés de transition dans la structure des yeux a
dû déjà disparaître sans laisser de traces, et cependant il en reste
encore un très grand nombre, comme on peut le voir par les traités
des physiologistes, et surtout de Millier, qui a très profondément
étudié cette question. En suivant cette série de degrés, on peut
s'élever depuis les yeux les plus simples et les plus imparfaits jus-
qu'aux plus compliqués. Pourquoi n'admettrait-on pas que telle est
là marche qu'a suivie également la nature?
Il faut reconnaître en effet qu'il y a dans le règne animal une très
grande diversité dans la structure des yeux; Millier en distingue
principalement trois classes. Dans la première , il place les yeux
siinples ou points oculaires, qui consistent simplement en une sorte
de bulbe nerveuse sans aucun appareil optique, et qui ne servent,
suivant toute apparence, qu'à distinguer le jour de la nuit. Puis il
indique deux systèmes différens, qui ont cela de commun toutefois
d'être l'un et l'autre des appareils d'optique propres à la percep-
tion des images, mais qui sont fondés sur des principes distincts.
Le premier est celui des yeux composés, à facettes ou à mosaïque,
et qui existent principalement chez les insectes et les crustacés ; le
second est celui des yeux à lentilles, que l'on rencontre chez les
animaux supérieui's et même chez quelques animaux inférieurs.
Le premier de ces deux systèmes consiste, suivant Mûller, à placer
devant la rétine, et perpendiculairement à elle, une quantité in-
nombrable de cônes transparens, qui ne laissent parvenir à la mem-
brane nerveuse la lumière que dans le sens de leur axe, et absorbent,
au moyen du pigment noir dont les parois sont revêtues, toute
lumière qui vient les frapper obliquement. Quant au second système,
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 579
il consiste à remplacer ces-cônespar des lentilles appelées cristal-
lins, qui, plongées dans des milieux ihumides, ont la propriété.,
ainsi que ces milieux, de faire converger les rayons lumineux et
de les concentrer sur la rétine. Ces deux systèmes présentent donc,
l'un des appareils isolateurs , l'autre des appareils 'Convergens, mais
tous parfaitement conformes aux lois de l'optique.
Ces faits une fois établis, quelle conclusion en doit-on tirer? Il
faut observer d'abord que Je fait de la gradation dans les formes
organiques, — fait sur lequel M. Darwin insiste beaucoup, — n'a
rien de contraire au principe de la finalité, car, en supposant une
intelligence créatrice ou ordonnatrice., quelle Joi ipjus naturelle «et
plus sage que celle du progrès insensible et continu? L'idée même
d'un progrès semble indiquer l'idée préconçue ou tout au moins ie
pressentiment instinctif de la perfection. Dire que le perfectionne-
ment résulte de la complication progressive des phénomènes, c'est
confondre la perfection et la complexité, qui sont deux notions très
différentes. Au contraire il semble qu'àmesure que les phénomènes
s'enchevêtrent de plus en plus les uns dans les autres, il devient
plus difficile d'obtenir un effet méthodique et régulier. Dans le jeu
des honchcts, jetez trois pièces sur une table : il n'est pas impossible,
qu'elles s'arrangent en tombant pour former un triangle; mais, si
vous en jetez cent, il y a des milliards de chances contre une que
vous ne rencontrerez pas une forme régulière. Si donc vous sup-
posez l'œil se formant par une addition infinie de phénomènes, il y
a infiniment plus de chances pom- qu'il soit altéré ou détruit que
perfectionné.
Mais de plus il s'en faut de beaucoup que la .gradation soit abso-
lue. Entre les deux systèmes supérieurs, le système isolateur et le
système convergent, on voit bien qu'ibpeut y avoir à la rigueur tran-
sition et passage. M. Darwin cite en effet des cas où cette transition
a lieu et où les cônes du premier système prennent la forme lenti-
culaire qui caractérise le second; mais le point vraiment important,
c'est le passage du premier système aux deux autres : or c'est \k
que ni lui ni Millier ne nous donnent aucun exemple de transition.
Comment s'élever des points oculaires, simples renilemens nerveux,
sensibles à la lumière, aux appareils optiques, soit coniques, soit
lenticulaires, qui, affectant des formes .géométriques ,• deviennent
propres à la perception des images? Millier ne cite ence genre que
deux ou trois faits d'une signification très douteuse et très mal dé-
finie. Faute de faits, M. Darwin y supplée par une 'hypothèse. '« Il
faut nous représenter, dit-il, un nerf sensible à la lumière derrière
une épaisse couche de tissus transparens renfermant des espaces
pleins de liquide, puis nows, supposerons que chaque partie de
580 REVUE DES DEUX MONDES.
cette couche transparente change continuellement et lentement de
densité, de manière à se séparer en couches partielles distinctes
par la densité et l'épaisseur, à différentes distances les unes des
autres, et dont les surfaces changent lentement de formes. » Que
de suppositions et que de rencontres il faut admettre ici ! Mais, en
accordant même cette transformation, il faudrait remarquer que
Ton ne passerait ainsi que du premier système au troisième, c'est-
à-dire des yeux simples aux yeux à lentilles, et entre les deux sys-
tèmes se trouve, pour la plupart des animaux non vertébrés, le sys-
tème mixte des yeux à facettes ou à mosaïque, propre aux insectes
et au plus grand nombre des crustacés. L'hypothèse de M. Darwin
ne peut en aucune façon rendre compte de la structure de ce troi-
sième système, car comment le changement lent et insensible de la
densité des milieux et le changement de forme de leur surface pour-
raient-ils amener la production de cônes transparens à parois obs-
cures? Cette combinaison, tout aussi savante que celle des yeux à
lentille, demande elle-même une hypothèse pour être expliquée.
Remarquez d'ailleurs que, dans ces deux grands systèmes qui se
fondent l'un dans l'autre par des transitions insensibles, il y a tou-
jours appareil optique, et par conséquent accomplissement d'un
plan et d'un dessein. Ce qu'il faudrait démontrer pour que la thèse
contraire fût prouvée, c'est que parmi ces appareils il y en a un
grand nombre construits contrairement aux lois de l'optique, c'est-
à-dire qui auraient rencontré accidentellement des formes géomé-
triques inutiles ou nuisibles à la vision. 11 faudrait montrer des
cônes transparens sans parois obscures, qui par conséquent n'au-
raient pas la fonction que Mûller leur assigne, et qui, tout com-
pliqués qu'ils seraient, ne rendraient pas plus de services que de
simples points oculaires. Il faudrait nous montrer des yeux à cris-
tallins concaves, et non convexes, qui écarteraient les rayons lumi-
neux au lieu de les condenser, des milieux dont la densité se-
rait inférieure à celui de l'élément où l'animal est plongé. Telles
sont les contradictions qu'il faudrait nous présenter, et en grand
nombre, pour rendre plausible la formation des yeux par une suc-
cession insensible de modifications accidentelles. Il est évident que
si les yeux n'ont pas été faits pour voir, un très grand nombre de
modifications ont dû se produire qui n'avaient aucun rapport avec la
fonction de la vision. Dire que toutes ont disparu est une réponse
trop commode, car il est vraiment étrange que, tant de formes ayant
existé, il ne reste plus pour nous que celles qui sont appropriées à
la fonction. Dire que ces modifications, étant désavantageuses, ont
amené l'extinction des espèces qui les possédaient, c'est exagérer
beaucoup, à ce qu'il semble, l'importance de tel degré de vision.
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 581
Puisque nous voyons que beaucoup d'animaux peuvent vivre avec
de simples points oculaires, sans appareils optiques, on ne com-
prend pas pourquoi ils ne vivraient pas avec des appareils inu-
tiles ou mal construits. Ce désavantage dans la vision pourrait,
en beaucoup de cas, être compensé par la supériorité dans d'au-
tres organes, et n'être pas nécessairement une cause de destruction.
Ce sont donc là les faits qu'il faudrait citer pour prouver que l'œil
a été formé par des causes purement physiques, sans nulle prévi-
sion, car on aura beau citer d'innombrables espèces d'yeux : si ce
sont toujours des yeux, c'est-à-dire des organes servant à voir, le
principe des causes finales reste intact.
Je passe à la question de l'instinct. On sait quelle était sur ce point
la théorie de Lamarck. L'instinct, selon lui, est une habitude hé-
réditaire. M. Darwin adopte cette théorie en la modifiant par le
principe de l'élection naturelle; il fait remarquer que l'on peut dire
des instincts la même chose que des organes. Toute modification
dans les habitudes d'une espèce peut être avantageuse, tout aussi
bien qu'une modification d'organes. Or, quand une modification in-
stinctive se sera produite dans une espèce, elle tendra à se perpé-
tuer, et, si elle est avantageuse, elle assurera à ceux qui en sont
doués la prépondérance sur les autres variétés de l'espèce, de ma-
nière à détruire toutes les variétés intermédiaires. A la vérité, on
ne peut pas prouver par l'observation directe que les instincts s'e
soient modifiés; mais quelques observations indirectes semblent
autoriser cette supposition : ce sont, par exemple, les gradations
d'instincts. Ainsi la fabrication du miel par les abeilles nous pré-
sente trois types distincts, mais reliés l'un à l'autre par des gra-
dations insensibles : d'abord les bourdons, qui font leur miel et leur
cire dans le creux des arbres, puis nos abeilles domestiques, qui ont
résolu, dans la construction des cellules, un problème de mathé-
matiques transcendantes, enfin les abeilles d'Amérique, espèce
moyenne, inférieure à nos abeilles et supérieure aux bourdons. Ne
peut -on voir là la trace et l'indication d'un développement d'in-
stinct qui, parti du plus bas degré, serait arrivé peu à peu au
point où nous le voyons aujourd'hui? Ce qui autorise cette conjec-
ture, c'est qu'en contrariant l'industrie des abeilles, en la plaçant
dans des conditions défavorables ou nouvelles, on a réussi à faire
varier leurs habitudes et à les faire changer de procédés. Beaucoup
d'expériences faites dans cette direction pourraient jeter un grand
jour sur cette obscure question.
Je n'hésite point à reconnaître que la théorie qui explique l'in-
stinct par l'habitude héréditaire ne doit pas être rejetée sans un
examen approfondi; mais il y a là encore de bien sérieuses difficul-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
tés. D'abord les variations d'instinct qu'on pourrait observer dans
certaines circonstances particulières ne prouveraient pas nécessai-
rement contre l'bypothèse d'un instinct primitif propre à chaque
espèce, car, même dans cette hypothèse, la nature ayant attaché à
l'animal un instinct pour le préserver, a pu vouloir, toujours pré-
voyante , que cet instinct ne fût pas précisément à court dès que le
moindre changement aurait lieu dans les circonstances extérieures.
Un certain degré de flexibilité dans l'instinct se concilie très bien
avec la doctrine d'un instinct irréductible. Par exemple, la nature,
ayant donné à l'oiseau l'instinct de construire son nid avec certains
matériaux, n'a pas dû vouloir que, si ces matériaux venaient à man-
quer, l'oiseau ne fît pas de nid. Comme nos habitudes, si mécani-
ques qu'elles soient, se modifient cependant automatiquement pour
peu que telle circonstance externe vienne les contrarier, il pourrait
en être ainsi des instincts ou habitudes naturelles imprimées dès
l'origine dans l'organisation même de chaque espèce par l'auteur
prévoyant de toutes choses.
J'élèverai d'ailleurs une grave objection contre l'application du
jjrincipe de l'élection naturelle à la formation des instincts. Sui-
vant Darwin, la modification de l'instinct, qui a d'abord été acci-
dentelle, s'est transmise ensuite et s'est fixée par l'hérédité; mais
qu'est-ce qu'une modification accidentelle d'instinct? C'est une ac-
tion fortuite. Or une action fortuite peut-elle se transmettre héré-
ditairem.ent? Remarquez la différence qu'il y a entre une modifica-
tion d'organe et une modification d'instinct. La première, si légère,
si superficielle qu'elle soit, fût-ce la couleur d'un plumage, est per-
manente et dure toute la vie : elle s'imprime d'une manière durable
à l'organisation, et l'on conçoit qu'elle se transmette par l'hérédité:
mais un instinct n'est autre chose qu'une série d'actes donnés. Une
modification d'instinct est donc une action particulière, qui vient
fortuitement s'intercaler dans cette série. Comment croire que cette
action, fût-elle répétée par hasard plusieurs fois dans la vie, pût se
reproduire dans la série des actions des descendans? Nous voyons les
pères transmettre à leurs fils des habitudes toutes faites (encore
faut-il faire la part de l'imitation et de la similitude des milieux):
mais nous ne voyons pas que le fils reproduise les actions acciden-
telles du père. Que de faits ne faudrait-il pas citer pour rendre
croyable une transmission héréditaire aussi étrange!
Si l'on doutait que M. Darwin fit une part aussi grande au hasard
dans l'origine des instincts, je rappellerais l'exemple qu'il cite lui-
même, à savoir l'instinct du coucou. On sait que la femelle de cet
oiseau pond ses œufs dans un autre nid que le sien. Cet instinct,
qui est propre au coucou d'Europe, n'a pas lieu chez le coucou
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 583
d'Amérique. M. Darwin conjecture que le coucou d'Europe a pu
avoir autrefois les mêmes mœurs que le coucou américain, c Sup-
posons, dit-il, qu'il lui soit arrivé, quoique rarement, de pondre
ses œufs dans le nid d'autres oiseaux. Si la couveuse ou ses petits
ont tiré quelque avantage de cette circonstance, si le jeune oisillon
est devenu plus vigoureux en profitant des méprises de l'instinct
chez une mère adoptive, on conçoit qu'un fait accidentel soit devenu
une habitude avantageuse à l'espèce, car toute analogie nous solli-
cite à croire que les jeunes oiseaux ainsi couvés auront hérité plus
ou moins de la déviation d'instinct qui a porté leur mère à les
abandonner. Ils seront devenus de plus en plus enclins à déposer
leurs œufs dans le nid d'autres oiseaux. » VoiLà bien ici une action
accidentelle et fortuite considérée comme transmissible héréditai-
rement. Je demanderai aux zoologistes s'ils accordent que le pou-
voir de l'hérédité puisse aller jusque-là.
Il faudrait recueillir et discuter un grand nombre de faits pour
apprécier à sa vraie mesure la théorie des habitudes héréditaires.
Je n'en citerai qu'un, qui me paraît absolument réfractaire à toute
théorie de ce genre : c'est l'instinct des nécrophoî^es. Ces animaux
ont l'habitude, quand ils ont pondu leurs œufs, d'aller chercher des
cadavres d'animaux pour les placer à côté de ces œufs, afin que
leurs petits, aussitôt éclos, trouvent immédiatement leur nourriture;
quelques-uns même pondent leurs œufs dans ces cadavres eux-
mêmes. Or ce qu'il y a ici d'incompréhensible, c'est que les mères
qui ont cet instinct ne verront jamais leurs petits et n'ont pas vu
elles-mêmes leurs mères; elles ne peuvent donc savoir que ces œufs
deviendront des animaux semblables à elles-mêmes, ni prévoir par
conséquent leurs besoins. Chez d'autres insectes, lespompilcs, l'in-
stinct est plus remarquable encore : dans cette espèce, les mères
ont un genre de vie profondément différent de leurs petits, car
elles-mêmes sont herbivores , et leurs larves sont carnivores. Elles
ne peuvent donc point, par leur propre exemple, présumer ce qui
conviendra à leurs enfans. Recourra-t-on ici à l'habitude hérédi-
taire? Mais il a fallu que cet instinct fût parfait dès l'origine, et il
n'est pas susceptible de degrés; une espèce qui n'aurait pas eu cet
instinct précisément tel qu'il est n'aurait pas subsisté, puisque, les
petits étant carnivores, il leur faut absolument une nourriture ani-
male toute prête quand ils viendront au monde. Si l'on disait que les
larves ont été originairement herbivores, et que c'est par hasard et
sans but que la mère, attirée peut-être par un goût particulier, est
allée pondre ses œufs dans des cadavres, que les petits, naissant dans
ce milieu, s'y sont peu à peu habitués et d'herbivores sont devenus
carnivores, puis que la mère elle-même s'est déshabituée de pondre
584 REVUE DES DEUX MONDES.
dans des cadavres, mais que, par un reste d'association d'idées,
elle a continué à aller chercher de ces cadavres, devenus inutiles
pour elle, et à les placer auprès de ses propres œufs, et tout cela
sans but, — on multiplie d'une manière si effroyable le nombre des
accidens heureux qui ont pu amener un tel résultat, que l'on ferait
beaucoup mieux, ce semble, de dire que l'on n'y comprend rien.
Terminons par une observation générale. Malgré les objections
nombreuses que nous avons élevées contre la théorie de M. Dar-
win, nous ne prenons pas directement parti contre cette théorie,
dont les zoologistes sont les vrais juges. Nous ne sommes ni pour ni
contre la transmutation des espèces, ni pour ni contre le principe de
l'élection naturelle. La seule conclusion positive de notre discus-
sion est celle-ci : aucun principe jusqu'ici, ni l'action des mi-
lieux, ni l'habitude, ni l'élection naturelle, ne peut expliquer les
appropriations organiques sans l'intervention du principe de fina-
lité. L'élection naturelle non guidée, soumise aux lois d'un pur
mécanisme et exclusivement déterminée par des accidens, me pa-
raît, sous un autre nom, le hasard d'Epicure, aussi stérile, aussi
incompréhensible que lui; mais l'élection naturelle, guidée à l'a-
vance par une volonté prévoyante, dirigée vers un but précis par des
lois intentionnelles, peut bien être le moyen que la nature a choisi
pour passer d'un degré de l'être à un autre, d'une forme à une
autre, pour perfectionner la vie dans l'univers, et s'élever par un
progrès continu de la monade à l'humanité. Or, je le demande à
M. Darwin lui-même, quel intérêt a-t-il à soutenir que l'élection
naturelle n'est pas guidée, n'est pas dirigée? Quel intérêt a-t-il à
remplacer toute cause finale par des causes accidentelles ? On ne le
voit pas. Qu'il admette que, dans l'élection naturelle aussi bien que
dans l'élection artificielle, il peut y avoir un choix et une direction,
et son principe devient aussitôt bien autrement fécond. Son hypo-
thèse, tout en conservant l'a. antage de dispenser la science d'avoir
recours pour chaque création d'espèces à l'intervention personnelle
et miraculeuse de Dieu, n'aurait pas cependant le danger d'écar-
ter de l'univers toute pensée prévoyante et de tout soumettre à une
aveugle et brutale fatalité (1).
(1) Il n'y a nulle contradiction à admettre, concurremment avec le principe d'élection
naturelle, un principe de finalité. Un botaniste distingué, M. Naudin, qui avant même
M. Darwin a comparé l'action plastique de la nature dans la formation des espèces
végétales à l'élection systématique de l'homme, reconnaît que l'élection naturelle est
insuffisante sans le principe de finalité. « Puissance mystérieuse, dit-il, indéterminée,
fatalité pour les uns, pour les autres volonté providentielle, dont l'action incessante sur
les êtres vivans détermine à toutes les époques de l'existence du monde la forme, le
volume et la durée de chacun d'eux en raison de sa destinée dans l'ordre de choses
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN. 585
Le défaut que nous avons cru découvrir dans la théorie de
M. Darwin, c'est l'importance exagérée qu'il paraît accorder à l'ac-
cident dans la nature, c'est-à-dire au phénomène, au particulier, au
fortuit. C'est là, remarquons-le, un des signes de notre temps. Par-
tout aujourd'hui, dans la philosophie, dans l'histoire, dans la cri-
tique littéraire, vous voyez l'accidentel élevé au rang de principe.
Cette rencontre que nous croyons remarquer entre les principes de
M. Darwin et l'esprit du temps nous inspire des doutes sur I9, valeur
scientifique et définitive de sa théorie. A. première vue, une si
grande part faite à l'accident dans la nature nous paraît quelque
chose de peu vraisemblable. Dans la vie de chacun de nous, l'ac-
cident ne joue après tout qu'un rôle très secondaire. Est-il à croire
que la nature soit moins raisonnable que la vie humaine, que son
développement et son progrès ne tiennent qu'à une suite de circon-
stances heureuses?
Deux conceptions profondément, différentes du monde et de la
nature sont aujourd'hui en présence. Dans l'une, le monde n'est
qu'une série descendante de causes et d'effets : quelque chose existe
d'abord de toute éternité avec certaines propriétés primitives. De ces
propriétés résultent certains phénomènes; de ces phénomènes com-
binés résultent des phénomènes nouveaux qui donnent naissance à
leur tour à d'autres phénomènes, et ainsi à l'infini. Ce sont des cas-
cades et des ricochets non prévus qui amènent, grâce au concours
d'un temps sans limites, le monde que nous voyons. Dans l'autre,
le monde est comme un être organisé et vivant qui se développe
conformément à une idée, et qui, de degré en degré, s'élève à l'ac-
complissement d'un idéal éternellement inaccessible dans sa perfec-
tion absolue. Chacun des degrés est amené non-seulement par celui
qui le précède, mais encore par celui qui le suit; il est en quelque
sorte déterminé à l'avance par l'effet même qu'il doit atteindre. C'est
ainsi que nous voyons la nature s'élever de la matière brute à la vie,
et de la vie au sentiment et à la pensée. Dans cette hypothèse, la
nature n'est plus une sorte de jeu où, toutes choses tombant au ha-
sai'd, il se produit un effet quelconque : elle a un plan, une raison,
une pensée. Elle n'est pas une sorte de proverbe improvisé, où, cha-
cun parlant de son côté, il en résulterait une apparente conversa-
tion; elle est un poème, un drame savamment conduit, et où tous
les fils de l'action, si compliqués qu'ils soient, se lient cependant
vers un but déterminé. C'est une série ascendante de moyens et de
fins.
dont il fait partie! C'est cette puissance qui harmonise chaque membre à Tenseinble
en l'appropriant à la fonction ([u'il doii remplir dans l'organisme général de la nature,
iction friii p.sf nnnr lui sa. raison d"f!t,re. »
Wction qui est pour lui sa raison detre. »
586 REVUE DES DEUX MONDES.
Gomment ces deux séries peuvent-elles se concilier et s'imir?
Comment la liaison des causes et des effets peut-elle devenir une
liaison de moyens et de fins? Gomment le mécanisme de la nature
peut-il réaliser la loi idéale qu'exige l'esprit? Gomment enfin
peut -il à la fois descendre et remonter en quelque sorte, des-
cendre de cause en cause et en même temps remonter de fin en fin?
La seule solution de cette redoutable antinomie, c'est qu'une pensée
première a choisi et a dirigé ; c'est qu'entre ces directions infinies
où le monde pouvait être entraîné par le ricochet inconscient et
déréglé des causes mécaniques, une seule a prévalu. Ainsi qu'un
cheval échappé dans l'espace et entraîné par une fougue aveugle
dans une course téméraire peut prendre mille chemins divers, mais,
retenu et guidé par une main vigoureuse et savante, n'en prend
qu'un qui le mène au but, ainsi la nature aveugle, contenue dès
l'origine par le frein d'une volonté incompréhensible et dirigée par
un maître inconnu, s'avance éternellement, par un mouvement gra-
dué, plein de grandeur et de noblesse, vers l'éternel idéal dont le
désir la possède et l'anime. La pensée gouverne l'univers : elle est
au commencement, au milieu, à la fin, et rien ne se produit qui soit
vide de pensée; mais cette pensée elle-même est-elle, comme disent
les Allemands, immanente à l'univers, ou en est-elle séparée? Gou-
verne-t-elle les choses du dedans ou du dehors? Se connaît-elle
elle-même, ou aspire-t-elle seulement à se connaître un jour? Dieu
est-il, ou Dieu se fait-il, comme on l'a dit? Est-il un être réel ou un
idéal à jamais inaccessible? Pour nous, nous n'hésitons pas à penser
qu'un idéal ne peut être un principe qu'cà la condition d'exister,
que la pensée, pour atteindre un but, doit savoir où elle va. Entre
la doctrine du mécanisme fataliste et la doctrine de la Providence,
nous ne voyons aucun milieu intelligible et satisfaisant. Beaucoup
d'esprits voudraient se dissimuler à eux-mêmes la pente qui les
entraîne vers l'athéisme en prêtant à la nature une vie, un instinct,
une âme, et à cette âme une tendance inconsciente vers le bien. Je
crois qu'ils sont dans l'illusion; mais ce n'est pas ici le lieu de les
combattre. Concluons avec eux, contre les partisans d'un mécanisme
aveugle, qu'une loi inconnue dirige le cours des choses vers un
terme qui fuit sans cesse, mais dont le type absolu est précisément
la cause elle-même d'où le flot est un jour sorti par une incompré-
hensible opération.
Paul Janet.
FRÉDÉRIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI.
II.
CNE REPRÉSENTATION DU FREYSCHUTZ.
I.
Frédérique de Rosendorff était fille d'une sœur de M'"^ de Nar-
J3al (1). Née dans la ville d'Augsbourg, où elle avait passé son en-
fance, elle avait perdu de bonne heure son père et sa mère, qui l'a-
vaient laissée sans fortune. Un oncle du côté paternel, riche et sans
enfans, avait adopté Frédérique. Elle sortait à peine de l'adoles-
cence, lorsque ses parens d'Augsbourg, qui n'avaient pas le temps
de surveiller son éducation, l'adressèrent à M™*" de Narbal; qui plu-
sieurs fois leur avait témoigné le désir d'avoir cette enfant auprès
d'elle. Frédérique avait tout au plus seize ans quand le chevalier
Sarti fit la connaissance de la comtesse. D'apparence svelte, frêle et
même délicate, elle était en réalité douée d'une constitution vigou-
reuse, et on pouvait être rassuré sur l'avenir d'une si charmante
créature. On aurait dit un jeune roseau qui plie et résonne au moindre
zéphyr, sans qu'on puisse craindre de le voir se briser avant l'heure.
Elle était blonde, et sa riche chevelure se déroulait en boucles
d'or sur un cou flexible d'une admirable élégance de contour. Une
(!) Voyez la Revue du 15 novembre.
58h REVUE DES DEUX MONDES.
OU deux petites mèches folles, trop courtes pour être relevées et
contenues derrière la tête, garnissaient les sinuosités de ce cou d'al-
bâtre dont la morbidesse attirait forcément le regard. Ses yeux d'un
bleu céleste s' entr' ouvraient lentement sous un léger nuage de mé-
lancolie qui en tempérait la douceur enchanteresse. Le front haut,
largement modelé, indiquait la noblesse des instincts et le besoin
d'une forte culture morale. Mais comment rendre l'expression inef-
fable du sourire de Frédérique, lorsque ses lèvres, habituellement
fermées, et dans l'attitude du recueillement, s'épanouissaient sous
la pression d'un sentiment aimable? Son beau visage s'éclairait alors
de cette lumière intérieure de l'âme qui est à la gaîté bruyante de
l'esprit ce que le crépuscule d'un beau soir d'été est à la vive clarté
du jour, ce que la mélodie de Mozart est à celle de Rossini. Des
dents fines, serrées et blanches comme du lait ornaient une bou-
che adorable. Son visage, formant un ovale un peu allongé, se ter-
minait par une fossette gracieuse qui divisait le menton en deux
hémisphères d'une égalité parfaite. De belles épaules dont la frêle
charpente attendait le développement de la vie, une poitrine
blanche, délicate, qui tressaillait à la moindre impression, enfin un
ensemble délicieux de grâce épanouie et de recueillement, de séré-
nité méridionale et de rêverie allemande , telle était Frédérique de
RosendorlT au sortir de l'adolescence. On l'eût roconnue alors dans
ces vers du poète de la lumière et du sentiment :
Sous sa robe d'enfant qui glisse des épaules
A peine aperçoit-on deux globes palpitans,
Comme les nœuds formés sous l'écorce des saules
Qui font renfler la tige aux sèves du printemps.
Le caractère de cette jeune fille offrait les mêmes contrastes que
sa constitution physique. Elle avait un esprit pénétrant, d'une tour-
nure assez sérieuse, qui se plaisait dans la lecture des bons livres,
sans être insensible pour cela aux plaisirs de son âge et de son sexe.
Douée de nobles instincts, qui n'avaient pu être développés dans la
famille qui l'avait adoptée, Frédérique aspirait à s'élever, à donner
l'essor à ses facultés, à se dégager enfin du milieu où la nature et
le sort l'avaient placée. Cette ambition d'enfant, qui se montrait
dans toute sa naïveté , n'avait rien de vulgaire et qu'on pût con-
fondre avec la vanité qui recherche les distinctions sociales. L'âme
généreuse de Frédérique était plus disposée à se laisser surprendre
par l'attrait d'un dévouement inconsidéré qu'à se soumettre à des
préoccupations égoïstes. Elle aimait cependant les élégances et les
somptuosités de la vie. La perspective d'une existence médiocre
l'eût effrayée, moins à cause des jouissances matérielles, qui lui
FRÉDÉRIQUE. 589
étaient presque indifférentes, que parce qu'elle n'aurait pu satis-
faire le besoin d'expansion qui formait le trait saillant de cette na-
ture d'élite, mais compliquée. Elle aurait pu s'écrier avec l'Eupho-
rion du second Faust de Goethe :
Iinmer hOher muss ich steigen,
Immer weiter muss ich schauen (1).
Fière et humble tout à la fois, docile, caressante et d'une langueur
divine dans les momens d'abandon et de confiance, Frédérique de-
venait facilement ombrageuse et taciturne, si on lui donnait lieu de
craindre quelque moquerie qui blessât son amour-propre ; elle était
d'autant plus susceptible qu'elle n'avait pas la répartie prompte ni
de vivacité dans l'esprit. En cela, Frédérique était bien Allemande,
comme elle l'était encore par la tournure de son imagination, toute
remplie de mirages, d'échos merveilleux et d'ineffables chimères.
Douée d'une sensibilité exquise, Frédérique la renfermait soigneuse-
ment dans le fond de son cœur, comme si elle eût craint de livrer le
secret de sa faiblesse. Aussi ne pouvait-on espérer de surprendre sa
vigilance et d'endormir le bon sens naturel qu'elle cachait sous les
grâces naïves de la jeunesse que par le sentiment, par l'exaltation
de l'âme et des goûts élevés. Alors la partie poétique et romanesque
de sa nature se dilatait, et l'enthousiasme qui se dégageait de son
cœur ému l'élevait comme une vapeur vers les régions idéales. C'est
la musique surtout qui avait le pouvoir de la toucher, de l'ébranler
ainsi jusqu'aux profondeurs de son être, et d'en tirer des accens qui
la surprenaient elle-même. Dans ces momens de transfiguration,
Frédérique, avec ses yeux bleus à peine entr'ouverts à la lumière,
avec ses tresses blondes, le divin sourire qui égayait ses lèvres et le
charme indéfinissable de toute sa personne, offrait comme la poé-
tique image d'une légende qu'on aurait évoquée, au fond des bois,
par de sublimes incantations. Elle en avait le merveilleux, la tendre
mélancolie et la grâce mystérieuse.
Frédérique était excellente musicienne. Elle jouait fort bien du
piano, visant moins à l'éclat du virtuose qu'à l'exécution scrupu-
leuse et sûre des œuvres des grands maîtres. Depuis qu'elle était
chez M'"^ de Narbal, c'était le vieux Rauch qui dirigeait ses études.
Il avait communiqué à sa charmante écolière son goût exclusif pour
la musique allemande, pour les fugues du grand Sébastien Bach sur-
tout, pour les sonates de Philippe-Emmanuel, son fils, pour celles
de Haydn, Mozart et Beethoven, cercle de grands hommes après
lesquels Rauch ne voyait plus que des enfans ou des faiseurs de
(1) « Je veux toujours monter plus haut, je veux toujours regarder plus loin. >-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
contredanses-. C'est tout au plus si Hiuramel et Weber, comme com-
positeurs de • musique de piano, trouvaient grâce devant la rigidité
tudisscfuede ce vieux maître de chapelle, qui jugeait un art de sen-
timent et de fantaisie avec le cerveau' tendu d'un algébriste. Quant
à Clementi, ce rival de Mozart dans l'art de jouer du clavecin, pour
lequel il a composé une œuvre qui est restée classique, M. Rauch
ne le mentionnait même pas. La voix de Frédérique, limitée dans
son étendue, avait ce caractère de sonorité mixte et modérée qu'on
appelle dans les écoles un mezzo-soprano,. c'est-à-dire qu'elle n'é-
tait ni trop haute ni trop profonde. Le timbre en était un peu sourd,
mais chaleureux et; passionné. Elle chantait avec plus d'instinct et
de sentiment que de méthode. Personne ne lui avait appris à gou-
verner cette voix rebelle, qui manquait de souplesse, et qui éclatait
parfois comme si l'éruption soudaine d'unfeu intérieur en eût brisé
violemment les ressorts. Cette jeune fille d'une si rare distinction,
quiayait.passé des années à délier ses doigts avant de pouvoir abor-
der la plus simple sonate de Haydn ou de Mozart, chantait les mor-
ceaux, les plus difficiles sans se douter qu'il y eût pour la voix hu-
maine;, comme pour toutes nos facultés, des études préliminaires
quii disposent l'organe à rendre les impressions de l'âme. Ce fut le
chevalier Sarti qui, lui fit comprendre toute l'importance de ces
études de vocalisation, qui ne sont pas, comme le croient les Alle-
mands, de vains amusemens de l'oreille, mais un ornement indis-
pensable à l'expression de la !)eauté morale. Partant de ce fait bien
simple, le chevalier lui fit entrevoir quelle était en toutes choses
la puissance de la méthode, qui économise les forces de l'esprit; il
lui fit apprécier le charme d'un son épuré, d'une voix assouplie
et d'une simple mélodie dépouillée d'artifices. C'était lui révéler le
caractère général de la musique italienne, que Frédérique ne con-
naissait pas, et l'introduire dans ce monde lumineux de passions
arrêtées et de formes finies où se complaît le génie dramatique des
peuples du midi. Les conseils du chevalier, sa conversation mêlée
de- sentiment et d'imagination,, qui. touchait facilement à tout, et
dont le bon sens, qui en faisait le fond,. se dérobait sous la flamme
de d'enthousiasme et les fleurs de la poésie, eurent une influence
décisivie sur les dispositions de Frédérique. Elle le comprit et se
sentit heureuse au contact de cet esprit supérieur, qui communi-
quait à son âme un peu molle et encore flottante l'impulsion dont
elle: sentait, vaguement le besoin.
C'est qu'il y avait deux instincts de nature bien différente qui
germaient dans le caractère de cette jeune fille, deux penchans qui
semblaient se disputer la possession de son cœur, l'un provenant
de l'héritage de son père, homme nouveau qui lui avairt infusé quel-
FRÉDÉRIQUE. 591
ques gouttes d'un sang acre et vicié par de funestes convoitises, et
l'autre qu'elle tenait de sa mère, la pure et noble tradition d'une fa-
mille longtemps honorée. Qui donc expliquera d'une manière satis-
faisante le grand mystère de la transmission, presque inaltérable des
germes? qui nous dévoilera la cause des races qui se perpétuent
dans l'humanité avec la même empreinte physique et les mêmes
dispositions morales, légèrement modifiées par le temps, le croise-
ment et l'air ambiant de la civilisation? Les physiologistes en soni
encore à balbutier cette science profonde de la transmission de la
vie, où la permanence des types et des instincts se combine avec la
mobilité incessante des molécules qui composent le tissu de nos
organes. Ce qu'il y a de certain, c'est que Frédérique n'avait pas
impunément reçu le jour d'un Rosendorfï, maltôtier enrichi, dont la
conscience, à peine dégrossie, n'avait que des notions confuses du
juste et du bien. Elle n'avait pas connu son père; mais son oncle
de la ville d'Augsbourg, à qui elle ressemblait un peu, était un
type trop fidèle de cette classe hybride de la société moderne qui
s'est détachée du peuple et est arrivée à la -propriété en soulevant
la terre de ses ongles crochus, en luttant de ruse contre la pré-
voyance de la loi, en s'embusquant derrière un comptoir, en tra-
quant le prochain à l'abri d'une patente délivrée par l'état. Au phy-
sique comme au moral, Frédérique portait la marque de sa double
origine. Le sang des Schônenfeld se mêlait dans ses veines à celui
des Rosendorif, les deux influences se combinaient dans son carac-
tère, qui offrait un mélange singulier de .nobles aspirations et de dé-
faillances, d'héroïsme et de petites ruses, xle hardiesse romanesque
et de mesquines préoccupations. Sera-t-elle femme ou déesse,, un
ange de lumière ou la digne compagne de quelque rustre cousu
d'or? Étouffera-t-elle dans son âme l'instinct cupide des Rosendorff
pour dégager l'élément divin de sa nature? C'était le problème que
présentait la destinée de cette jeune fille, qui semblait avoir con-
science de la complexité de son être. Elle manquait d'initiative dans
la volonté, comme son esprit était privé de spontanéité; mais elle
avait de la ténacité dans les sentimens et une sûreté naturelle de
raison qui, après quelques oscillations, la ramenait facilement. à la
vérité.
Indépendamment de la musique, qu'elle ahiiait avec passion, et
de l'heureuse disposition de cette jeune fille à s'élever au-dessus
des distractions futiles de son âge et de son sexe, ce qui avait plus
particulièrement attiré le chevalier vers M"'' de Rosendorff, c'était
une sorte de ressemblance éloignée avec Beata et comme un reflet
de la noble fille de Venise. Blonde comme elle et comme elle aussi
plus tendre qre spirituelle, plus calme et plus sensée que turbu-
592 REVUE DES DEUX MONDES.
lente et rieuse, Frédérique avait dans l'âme, dans le regard et jus-
que dans la voix je ne sais quel accent de mélancolie divine qui
avait frappé le chevalier en avivant dans son cœur un souvenir
adoré et toujours présent. D'autres analogies existaient encore en-
tre ces deux femmes, qui appartenaient à des temps et à des so-
ciétés si dilTérentes. Si la fille des patriciens avait dû contenir les
premiers tressaillemens de son cœur pour un pauvre enfant commis
à sa sollicitude, si elle avait eu à lutter toute sa vie contre la dis-
proportion d'âge et de condition qui la séparait de Lorenzo, si elle
n'avait pu s'élever au-dessus des préjugés de sa naissance que par
la sainteté de l'amour qui lui entrouvrait, à l'heure dernière, les
portes du paradis, paradisi glorinm^ c'est par l'amour aussi, et
par un amour contrarié, par des obstacles non moins puissans aux
yeux du monde qui l'entourait, que Frédérique devait parvenir à
épurer les élémens de sa nature, à effacer la tache originelle du sang
des Rosendorff et à dégager de son âme la poésie qui s'y trouvait
latente et comme étouffée par des instincts de basse origine.
La première pensée du chevalier, après s'être convaincu des dis-
positions bienveillantes de Frédérique à son égard, fut d'aller pas-
ser quelques jours à Manheim. Sans attacher trop d'importance à
une velléité de jeune fille, il crut qu'il était prudent de ne pas en-
courager un pareil badinage dans la maison hospitalière de M'"^ de
Narbal. Il était à peine installé dans son modeste réduit, au milieu
de ses livres et de ses souvenirs, que la comtesse lui écrivit les let-
tres les plus pressantes pour le ramener à Schwetzingen sous un
prétexte ou sous un autre. M. Thibaut lui-même, qui avait rencon-
tré dans le chevalier un contradicteur éloquent de ses idées sur
l'histoire de l'art, se plaisait à le voir chez M'"^ de Narbal, où le
docteur allait dîner deux ou trois fois par semaine. On aurait dit
que tout conspirait à déjouer la prudence du chevalier, qui, de la
meilleure foi du monde, n'avait aucun désir de se laisser prendre à
un jeu redoutable. Du reste, le temps se passait fort agréablement
à Schwetzingen. Le matin, le chevalier lisait et déjeunait dans sa
chambre, pendant que ces demoiselles prenaient leurs leçons de
langue, de littérature ou de musique. On dînait de bonne heure,
puis on allait se promener sur la belle route d'Heidelberg ou de
Manheim, tantôt à pied, tantôt en voiture. Le soir, on se réunissait
dans le grand salon. On s'entretenait de choses diverses, des nou-
velles du jour, des bruits de Paris, de l'opéra en vogue; on causait
d'art, on faisait de la musique et on soupait à dix heures. Lorsque
la soirée était belle, on se promenait dans le jardin et dans le parc
jusqu'à minuit. A ces réunions charmantes, où M""^ de Narbal était
d'une gaîté si fine et si provoquante, venaient toujours M'"" Du Haut-
FRÉDÉRIQUE. 593
chet, souvent M. Thibaut, quelquefois M. Rauch, M. de Loewenfekl
et d'autres personnes de la petite ville ou des environs. Puis il y
avait les réunions extraordinaires provoquées par M. Thibaut, qui
amenait d'ileidelberg sa troupe de chanteurs diletlanli pour y faire
apprécier quelque nouvelle rareté historique. C'est dans le salon de
M""" de Narbal que le chevalier entendit pour la première fois des
airs de Keyser, des fragmens de la Passion d'après saint Matthieu de
Sébastien Bach, des morceaux curieux d'Isaak, de Louis Senfel son
élève, de Jacob Handl, de Léo Hassler et d'Adam Gumpesfzhaimer,
tous musiciens du xvi'' siècle, qui sont les aïeux obscurs des grands
maîtres de l'école allemande. M. Thibaut ne manquait pas d'entrer
dans quelques explications sur l'époque, le caractère et le mérite de
la composition qu'on allait entendre (1). Dans ces brillantes réu-
nions, le chevalier, qui avait une sorte d'horreur pour les scènes
d'apparat où il fallait exhiber sa personne, se tenait volontiers à
l'écart. Il écoutait en silence le morceau que l'on chantait avec plus
ou moins d'ensemble, et sur le mérite duquel il ne partageait pas
toujours l'engouement du savant docteur. Son goût, formé d'élé-
mens plus nombreux, était plus compréhensif et moins exclusif que
celui de M. Thibaut, qui, en véritable érudit, était fort disposé à
s'exagérer la valeur d'une babiole historique. De temps en temps,
le docteur interrogeait du regard le chevalier sur la justesse d'un
mouvement qu'il avait indiqué, partie toujours délicate et fort obs-
cure dans la musique qui remonte au-delà du xviii" siècle. Dans le
courant de la journée, il était rare que l'une ou l'autre des trois
cousines n'eût recours à la complaisance du chevalier, soit pour
l'explication d'un passage difficile de quelque poète italien, soit pour
avoir son avis sur la manière d'étudier un morceau que lui-même
leur avait choisi. Frédérique, nous l'avons déjà dit, était la plus
empressée à réclamer les bons offices de Lorenzo. Elle aimait à l'en-
tendre chanter, à le questionner sur une foule de sujets, et sur-
tout à lui parler de Venise, point lumineux qui s'élevait à l'horizon
de son esprit comme une de ces îles fabuleuses où régnent le prin-
temps et une éternelle félicité. Frédérique s'était aperçue que le
nom de cette ville merveilleuse éveillait dans le chevalier une émo-
tion qu'il cherchait à comprimer, et dont elle aurait voulu connaître
la cause. Ces fréquens entretiens avec une jeune fille d'une intelli-
gence si ouverte et si prompte à saisir les idées les plus sérieuses
finirent aussi par intéresser vivement le chevalier. Il mit un peu phis
(1) C'est ainsi que procédait Choron dans les exercices publics de son école de mu-
sique classique qui ont eu un si grand retentissement sous la restauration. M. Fétis
a repris l'idée de Choron et l'a développée d'une manière plus systématique dans les
concerts historiques qu'il a donnés à Paris en 1832.
TOME XLVm. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ordre dans ces causeries charmantes, auxquelles assistait souvent
M'"^ de Narbal. Il la fit chanter d'une manière plus régulière, va-
riant son répertoire de morceaux appartenant à différentes époques
de l'art, dont il lui expliquait le caractère et l'enchaînement histo-
rique. Les progrès de M"" de Rosendorff furent rapides, sa voix
s'assouplit, son instinct musical s'épura en dépassant les limites où
l'avait contenu le goût âpre et tout germanique de M. Rauch.
Un penseur délicat a dit avec une grande justesse : « La conver-
sation avec un homme est un unisson, avec une femme c'est un con-
cert (1). » Le chevalier en fit bientôt l'expérience. De ces innocentes
distractions, de ces rapprochemens qui n'avaient d'autre objet que
le plaisir de l'esprit, de ces concerts de la pensée avec une jeune
personne qui était digne de le comprendre, naquit une sympathie qui
gagna le cœur du chevalier. Insensiblement, et sans qu'il eût trop
conscience de son procédé, il s'occupa moins des deux autres cou-
sines, Fanny et Aglaé, pour consacrer tous ses instans à Frédérique.
Cette préférence du chevalier ne tarda pas à être remarquée par des
observateurs jaloux. On pouvait se l'exphquer cependant par l'in-
térêt bien naturel que devaient inspirer à un homme aussi distin-
gué les rares dispositions de Frédérique pour la musique sérieuse,
et par les progrès évidens qu'elle faisait chaque jour dans l'art de
chanter. Est-il bien étonnant en effet que, dans une situation aussi
délicate, le chevalier ait laissé endormir sa vigilance, et que, sé-
duit par le noble plaisir d'émettre ses idées auprès d'une jeune
femme pleine d'attraits et d'espérances, il n'ait pas prévu tous les
dangers auxquels il s'exposait? Ce qui est certain, c'est qu'il ne fut
pas le moins surpris lorsque, s'éveillant comme en sursaut, il se
sentit dans le cœur plus que de la sympathie pour une jeune fille à
peine éclose à la vie.
J'ai dit que le chevalier tenait un journal où il consignait les évé-
nemens remarquables de sa vie, ses réflexions sur les hommes et
les choses qu'il avait eu occasion de connaître, l'analyse des senti-
mens et des idées qui l'avaient ému ou préoccupé. Dans cette auto-
biographie, qu'il m'a été donné de parcourir, il y avait des détails
curieux sur plusieurs grandes célébrités contemporaines, particu-
lièrement sur des poètes, des philosophes, des artistes et des com-
positeurs tels que Beethoven, Weber et Schubert. On pouvait y
lire aussi presque jour par jour l'histoire de son âme se mêlant au
mouvement de sa pensée , et ces deux courans de sa vie morale
formaient un emsemble plein d'harmonie et d'originalité. Le cheva-
lier ne cherchait dans les livres que la confirmation de ses senti-
(1) Joubcrt.
FRÉDÉRIQUE. 595
mens; il n'étudiait les philosophes que pour y trouver la raison de
la poésie, qui était à ses yeux l'essence de l'esprit humain et la glo-
rification de l'amour. Aussi les admirations du chevalier étaient-
elles bien conformes à la tournure de son esprit et de son imagina-
tion, qui recherchait le beau dans la vérité. Après Platon, Virgile et
saint Augustin, qui étaient dans l'antiquité ses auteurs favoris;
après Dante, dont la divine épopée avait illuminé sa jeunesse, le
chevalier avait accordé sa préférence à trois grands esprits d'au-
delà du Rhin : à Lessing, critique profond, caractère indépendant,
et, après Luther, un des créateurs de la prose allemande; à Ilerder,
philosophe inspiré et poète philosophe , qui a si bien expliqué le
rôle de l'instinct dans la poésie populaire, et surtout à Goethe, dont
il avait étudié l'œuvre et la vie avec une véritable passion. Le che-
valier avait entrevu à Weimar la figure imposante de l'auteur de
Faust. Il connaissait les moindres particularités de cette longue et
belle existence où l'amour tient une si grande place et sert d'ali-
ment au génie jusque dans la plus extrême vieillesse. Ses poésies
légères, ses lîeder et ses ballades, échos d'un sentiment éprouvé,
comme Goethe en est convenu lui-même, où, sous une forme an-
tique par sa perfection, se conserve l'accent de la passion moderne,
avec les accessoires de paysage et de lumière qui l'accompagnent,
le chevalier les savait tous par cœur, il en savait la date et la cir-
constance qui les avait fait naître. 11 avait extrait de l'œuvre en-
tière du poète le nom de toutes les femmes qui s'y trouvent transfi-
gurées, et il en avait formé une légende d'or dont chaque épisode
avait son histoire: Gretchen, Federica, Lotte, Lili, Mina, appari-
tions charmantes, filles de la terre et du génie, de la nature et de
l'idéal, parmi lesquelles Federica Brion est la plus touchante de
toutes. Celle-ci fut au moins à la hauteur du glorieux amant que
le hasard avait conduit au petit village de Sesenheim. Pauvre, elle
résista à toutes les séductions, et consacra une vie de labeur à pu-
rifier le souvenir de son amour, disant, à toutes les propositions de
mariage qu'on lui adressait : « Le cœur que Goethe a aimé ne doit
pas appartenir à un autre ! » Le chevalier avait transcrit de sa main
les merveilleux petits chefs-d'œuvre qui furent inspirés à Goethe
par l'amour de Federica, le plus pur qu'il ait éprouvé dans sa
longue vie, et dont le souvenir l'attendrissait encore à un âge où
les hommes ordinaires n'ont plus d'autres émotions que la crainte
de la mort. Parmi ces délicieux poèmes, Willkommen und Abschied,
Jdeine Bliimen, klcine Bla/ter, und die Erwahlte, il faut citer sur-
tout l'admirable chanson de mai {Mailied), qui semble avoir con-
servé la fraîcheur et le parfum du cœur de Federica et du coin de
terre béni où cette jeune fille de seize ans a été frappée par le feu
du ciel.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque le chevalier était triste, sous le poids du long souvenir
qui était la douleur et le charme secret de sa vie, il lisait les poètes
qui parlaient la langue de son cœur; il parcourait les pages de son
journal où étaient consignées les histoires merveilleuses de l'amour,
dont il prétendait retrouver l'inQuence suprême dans les arts, dans
la politique et jusque dans la science. Entrouvrant un jour ce tré-
sor de ses pensées les plus chères et les plus exquises, les regards
du chevalier se fixèrent sur une page qui contenait ces vers si con-
nus de Goethe, que Beethoven a mis en musique :
Herz, mein Herz, was soll das geben?
Was bedranget dich so sehr?
Welch'ein fremdes neues Leben?
Ich erkenne dich nicht mehr!...
« Mon cœur, mon cœur, que se passe-t-il donc en toi? Quel trouble t'oppresse?
quelle vie nouvelle t'agite? Je ne te reconnais plus!... »
C'est le début d'une élégie qui fut inspirée à Goethe par Lili,
l'une des plus séduisantes sirènes qui ont fasciné ce grand génie.
Elle s'appelait de son nom de famille Elisabeth Schônenmann; c'était
la fille d'un riche banquier de Francfort et la seule femme aimée
que Goethe ait eu un moment l'intention d'épouser. Elle avait seize
ans lorsqu'il la connut à Francfort. C'était l'âge de Lotte et de Fe-
derica. Blonde comme elles, petite, frêle, rempUe de grâce et de
coquetterie, elle se joua d'abord de l'affection du poète, et lui fit
expier en partie le mal qu'il avait fait à tant d'autres et surtout à
la noble Federica; mais elle fut prise elle-même au piège qu'elle
avait tendu, et finit par ressentir les atteintes de la passion dont
elle s'était moquée. La fin de ce roman ressemble à tous ceux qui
ont servi de thème au génie de Goethe. Après une promesse de ma-
riage donnée d'une part et acceptée de l'autre, le poète se sauve
du danger par la fuite, et Lili devient la femme d'un gentilhomme
alsacien, M. de Turkheim. Dans un voyage que Goethe fit à Stras-
bourg en 1779, il y trouva Lili mariée tenant un enfant dans ses
bras. « Je fus accueilli avec joie et admiration, dit-il dans une lettre
à la baronne de Stein. Son mari paraît être fort bien et dans une
position aisée. Je dînai avec elle, son mari étant absent. J'y soupai
un autre jour, et puis je quittai Lili par un beau clair de lune. Je
ne puis vous dire l'impression agréable qui m'est restée de cette vi-
site. » C'est dans cette même lettre qu'il raconte aussi son entrevue
avec la pauvre Federica après huit ans de séparation. « La seconde
fille de la maison, dit-il, Federica, m'avait jadis beaucoup aimé,
plus que je ne le méritais. Je dus la quitter brusquement et lui cau-
ser une douleur qui faillit la tuer. Elle me dit avec calme ce qui lui
FRÉDÉRIQUE. 597
restait encore de la douleur qu'elle avait ressentie il y a huit ans.
Je dois avouer qu'elle ne chercha pas à réveiller dans mon cœur par
des larmes ni par des reproches un amour d'autrefois. Je passai la
nuit dans cette maison paisible, et je la quittai le lendemain au
lever de l'aurore, le cœur si joyeux que je puis garder un souvenir
heureux de ce coin de terre charmant. »
Le chevalier fut très ému à la lecture de ces pages et des beaux
vers qui traduisaient si bien les propres inquiétudes de son cœur.
Il n'avait ni le génie, ni la renommée, ni l'âge heureux du grand
poète dont il venait de feuilleter la vie, et il pouvait craindre de
rencontrer dans M"*' de RosendorfT les caprices enfantins, les séduc-
tions et les coquetteries cruelles de Lili, dont Frédérique avait la
grâce, la position de fortune et le prestige. Quel malheur pour un
homme de son caractère, s'il devenait le jouet d'une enfant, s'il se
laissait prendre aux agaceries d'une jeune fille qui, par vanité ou
par désœuvrement, pouvait avoir la velléité de s'égayer aux dépens
d'un étranger dont sa tante et ses cousines s'étaient engouées!
N'est-il pas de la nature de la femme, et de la femme la plus inno-
cente, d'aimer à exercer le pouvoir de ses charmes et de se plaire à
constater aux yeux du monde la puissance de sa faiblesse? Etait-il
certain de ne pas confondre l'intérêt bien naturel que devait lui
inspirer une jeune personne intelligente et pleine d'attraits avec un
sentiment plus sérieux? Qu'y aurait-il d'étonnant si Frédérique,
douée d'un instinct si précoce pour l'art et d'une imagination qui
avait beaucoup d'analogie avec celle du chevalier, fût sensible aux
intentions délicates qu'il avait pour elle, et qu'elle se montrât fière
de la préférence qu'il lui accordait? Le chevalier était-il assez peu
maître de lui pour s'alarmer si fort de la fantaisie d'une jeune fille
que la moindre diversion emporterait sans doute, et n'avait-il pas
dans le cœur un sentiment profond qui devait le préserver d'une
illusion ridicule ou d'une faiblesse coupable? Ne pouvait-il accepter
les prémices d'une âme tendre et poétique sans en perdre la raison,
se réjouir d'un charmant reflet sans en être ébloui? C'est ainsi que
le chevalier cherchait tour à tour ou à s'exagérer les dangers d'une
relation aimable dont le caractère ne lui était pas bien défini , ou à
se raffermir dans l'idée consolante d'une affection douce qui pouvait
charmer ses loisirs sans troubler son cœur.
— Chevalier, dit un jour M'"" de Narbal, on donne après-demain
le FreyschiUz au théâtre de Manheim. Une nouvelle troupe de co-
médiens et de chanteurs, qu'on dit excellente, ouvre la saison par
ce chef-d'œuvre, que je veux faire entendre de nouveau à mes
nièces. M. Thibaut nous accompagne avec M. Rauch, et M. de Loe-
wenfeld nous y invite à dîner. Vous serez des nôtres, et vous vou-
598 REVUE DES DEUX MONDES.
drez bien nous recevoir dans votre appartement, que je ne connais-
pas, et dont je suis bien aise de voir les dispositions. Les femmes
sont curieuses ; elles tiennent surtout à ne rien ignorer de ce qui
touche à leurs amis.
— Madame, répondit le chevalier, je suis tout à vos ordres. Je
serai très heureux et très honoré de vous recevoir dans mon mo-
deste réduit de voyageur; mais je ne vous garantis pas que vous y
puissiez pénétrer suivie de tout votre cortège. Ainsi qu'un philo-
sophe anglais, Bacon, je crois, je puis me féliciter aujourd'hui d'a-
voir plus d'amis que ma maison ne peut en contenir.
— Que cela ne vous inquiète pas, chevalier; nous ne voulons pas
vous embarrasser longtemps de notre présence, mais jeter simple-
ment un coup d'oeil sur cet ensemble de petits objets muets oii
l'âme se réfléchit plus fidèlement que dans de vaines paroles.
— Ah! je comprends, répondit le chevalier en riant, il s'agit, à
ce que je vois, d'une perquisition, et vous voulez m' appliquer une
sorte de loi des suspects !
— Eh bien! oui, chevalier, répliqua M'"'' de Narbal, nous vou-
drions lire un peu plus avant dans la vie d'un homme qui nous in-
téresse, et vérifier certain soupçon che nella mente mi raggiona...
depuis le soir où vous nous avez chanté cette belle chanson de votre
pays :
Nel cor più non mi sento,
Brillar la gioventù.
Avouez qu'il y a là-dessous un mystère ou quelque épisode tou-
chant...
— C'est plus qu'un épisode, madame, c'est l'histoire de toute une
vie qui se rattache à la cautilène de Paisiello que vous venez de
citer.
— Ah! j'en étais bien sûre! répondit M'""^ de Narbal en pressant
affectueusement le bras du chevalier.
II.
Au jour fixé. M'"'' de Narbal avec sa fille, ses deux nièces et l'iné-
vitable M'"^ Du Hautchet, qui insista beaucoup pour être admise
à cette partie de plaisir, se rendirent à Manheim de très bonne
heure. Le chevalier, qui les avait précédées, les attendait dans le
petit appartement qu'il occupait sur la place du théâtre, dans une
maison assez ancienne pour une ville qui ne remonte pas au-delà
du xvii" siècle. Manheim n'était guère qu'un village lorsque le
comte palatin Frédéric IV et son fils Frédéric V en firent une place
FRÉDÉRIQUE. 59?^
de guerre, vers 1606. Comprise dans l'incendie du palatinat or-
donné par Louis XIV et son digne ministre Louvois, bombardée par
l'armée républicaine et reprise par les Autrichiens en 1795, Man-
heim a subi de nombreuses et cruelles vicissitudes qui l'ont renou-
velée de fond en comble. C'est aujourd'hui une ville spacieuse,
riante et régulière, trop régulière, une ville de princes qui ne dit
rien à l'imagination et qui n'évoque que des idées modernes de
quiétude et de comfort. Pendant la seconde moitié du xviii* siècle,
sous le règne de Charles-Théodore, qui a été le dernier prince pa-
latin, Manheim était pour l'Allemagne du sud ce que Weimar était
pour l'Allemagne du nord, le siège d'une cour brillante, un centre
d'activité et de civilisation où les arts, surtout la musique, avaient
trouvé des protecteurs puissans et éclairés. C'est à Manheim qu'on
essaya d'édifier cette œuvre si longtemps désirée par la nation, un
opéra allemand, qui fut aussi le rêve de la jeunesse de Mozart. Un
maître de chapelle de Charles-Théodore, Holzbauer, composa la
musique d'un opéra, Gl'mther von Scliwarzburg^ qui fut représenté
sur le théâtre de Manheim dans le carnaval de l'année 1777. Mo-
zart, qui se trouvait alors dans cette ville joyeuse, où il était venu
chercher fortune, parle avec estime de la musique de Holzbauer.
Un autre opéra allemand dont le libretto était de Wieland, Rosa-
munde, fut donné l'année suivante sur ce même théâtre de la cour
de Manheim. La musique était d'un certain Schweitzer, qui avait
déjà écrit un opéra, Alceste, dont AVieland ose préférer la musique
à celle de Gluck, tant le patriotisme des plus grands esprits était
flatté alors de voir sur la scène lyrique un ouvrage composé, écrit
et chanté dans la langue nationale. Sous la direction d'iffland et du
comte Dalberg, le théâtre de Manheim a été depuis 1780 jusqu'en
1796 la première scène littéraire de l'Allemagne. Schiller y a fait
représenter le.'i Brigands en 1782 , la Conjuration de Fiesquc en
1784, Amour et Intrigue le 15 avril de la même année, et Don
Carlos le 9 avril 1788 (1). L'électeur Charles-Théodore et son mi-
nistre de Hompesch étaient les protecteurs zélés de tout ce qui
pouvait donner l'essor au génie national. Après avoir fondé, en
1763, une académie palatine consacrée à l'étude de l'histoire et des
sciences naturelles, qui devait se combiner plus tard avec une aca-
démie des arts plastiques, le prince créa en 1775 une société des
lettres ayant pour objet d'aider au mouvement d'émancipation dont
Lessing, Klopstock, Herder, Goethe et Wieland étaient les promo-
teurs. Une collection de tableaux et de gravures, avec un grand
nombre de plâtres reproduisant les principaux chefs-d'œuvre de \:i
(1) Voyez VHistoirc de Varl dramatique allemand, t. Ifî, par Edouard Dcvrieiit.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
sculpture antique, complétaient cet ensemble d'institutions libérales
qui faisaient cle la cour de Manheim un séjour plein d'éclat.
L'appartement qu'occupait le chevalier Sarti sur la place du théâ-
tre était modeste comme sa fortune; il se composait d'un salon qui
ne méritait cette qualification que parce que c'était la pièce princi-
pale, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette. Le salon,
comme tout l'appartement, était meublé dans le goût du xviii'' siè-
cle, dont la maîtresse de la maison, vieille dame de la cour de
Charles-Théodore , avait conservé les traditions. Trois ou quatre
fauteuils en velours d'Utrecht, un canapé, un secrétaire, un vieux
piano de Silbermann, une belle glace de Venise, quelques gravures,
de la musique et beaucoup de livres, tels étaient les objets qui
frappaient la vue en entrant dans ce modeste réduit de philosophe,
ainsi que le chevalier aimait à l'appeler. Entre les deux fenêtres qui
ouvraient sur la place étaient le piano , et dans la paroi opposée la
bibliothèque, dont l'arrangement et le contenu révélaient l'esprit
du chevalier. Au milieu de longs rayons noirs et vermoulus, garnis
de toute sorte de livres, le chevalier avait pratiqué un châssis en
bois de palissandre, qui était couvert d'un rideau de soie verte.
On aurait dit une petite chapelle votive contenant quelque pré-
cieuse relique. Le rideau tiré, on voyait une série de petits volumes
rangés avec symétrie et reliés avec un luxe qui tranchait sur la
simplicité du reste de l'ameublement. Cette bibliothèque de choix,
cette mcdulla mentis, était composée de poètes, de philosophes et
de romanciers que le chevalier considérait comme la fleur et l'es-
sence de l'esprit humain. On y voyait Homère, Platon, Virgile, saint
Augustin à côté de Dante, de Pétrarque, de Rousseau, de Goethe et
de Chateaubriand, mélange singulier d'esprits divers, au-dessus du-
quel le chevalier avait écrit en lettres d'or ces mots connus d'Ovide :
. Et quod nunc ratio est impetus aiite fuit,
qui exprimaient avec concision l'idée fondamentale de sa doctrine,
qui faisait tout découler d'un acte spontané de la nature humaine,
fécondé par le temps et la méditation. C'était une doctrine presque
platonicienne dans laquelle le rêve de la jeunesse, l'intuition du
sentiment, suscitent la poésie, qui est la grande source des progrès
ultéiieurs de la raison, en sorte que pour le chevalier les merveilles
que la science et l'industrie accomplissent de nos jours étaient la
réalisation des rêves de la poésie primitive, c'est-à-dire autant de
miracles de l'amour.
M'"^ de Narbal , sa fille Fanny et ses deux nièces Aglaé et Frédé-
riqiie arrivèrent à l'heure indiquée, et furent suivies de MM. Thi-
FRÉDÉRIQUE. 601
baut, de Loewenfeld, et de M'"^ Du Hautchet, qui s'était empanachée
comme une gouvernante de bonne maison qui tient à faire honneur
à ses maîtres.
— Est-il permis de tout voir et de tout examiner? dit la comtesse
en entrant dans le petit salon, où le chevalier comptait avec anxiété
les chaises et les fauteuils qu'il pouvait offrir à ses nombreux visi-
teurs.
— Oui, tout est à votre discrétion, car le moyen de faire autre-
ment! répondit le chevalier en prenant la main de la comtesse;
questo è il mio lutto, voilà tout mon empire, régnez-y en souve-
raine, ma chère comtesse, mais ne me demandez pas une chaise de
plus, ajouta- t-il en riant.
— Ha! ha! s'écria M'"'' de Narbal après avoir promené ses re-
gards sur les différens objets qui garnissaient le salon, mes pres-
sentiniens ne m'ont pas trompée! c'est bien ici la retraite studieuse
d'un esprit supérieur, d'un homme de cœur qui a beaucoup vécu,
beaucoup appris, et peut-être beaucoup aimé, dit-elle un peu plus
bas avec un sourire de bonté malicieuse.
— Voilà bien une question de femme, répondit M. Thibaut, qui
avait entendu les dernières paroles de la comtesse.
— Eh ! sans doute. De quoi voulez-vous donc que nous nous oc-
cupions, si ce n'est d'un sentiment qui nous touche de si près et qui
fait le fond de l'existence?
— De l'existence des femmes, c'est possible, répliqua M. Thi-
baut ; mais nous autres hommes nous avons bien d'autres chats à
fouetter, comme dit le proverbe. N'est-ce pas, chevalier?
— Pour un savant docteur en droit romain, répondit le chevalier,
pour un dilettante distingué qui connaît aussi bien l'histoire de
l'art que celle des empires, vous établissez une singulière distinc-
tion. Pourriez-vous me dire dans quelle œuvre, dans quelle action
de l'homme l'influence de la femme ne se fait pas sentir? Or qu'est-
ce donc que l'influence de la femme, si ce n'est l'influence du sen-
timent presque unique qui la domine, et dont elle est la plus haute
expression dans ce monde?
— Vous êtes un preux et galant chevalier, répondit M. Thibaut
avec un peu d'ironie, vous prenez généreusement la défense de la
beauté persécutée. Aussi je ne veux pas vous compromettre devant
les beaux yeux qui nous regardent en vous priant de m' expliquer
comment le sentiment qui préoccupe si fort M""^ de Narbal peut se
trouver mêlé à tout, même à la science des Kepler et des Newton.
Le conseiller de Loewenfeld, qui avait écouté ce petit dialogue
avec un très grand sérieux, laissa apercevoir sur ses lèvres minces
et serrées un sourire dédaigneux qui s'adressait au chevalier, dont
«502 REVUE DES DEDX MONDES.
la personne commençait à lui déplaire. Il ne voyait pas avec plaisir
que cet étranger se fût emparé aussi fortement de l'esprit de M'"'' de
Narbal, qu'il fût devenu l'hôte choyé d'une famille sur laquelle il
avait des vues particulières. M. de Loewenfeld éprouvait donc une
sorte de joie maligne à la pensée du ridicule que pouvait faire jaiUir
sur le chevalier Sarti la plaisanterie de M. Thibaut.
— Si je ne vous connaissais pas pour un très bon esprit, répliqua
le chevalier sans la moindre hésitation, je ne répondrais pas sérieu-
sement à la question que vous venez de m' adresser. Vous savez très
bien, docteur, qu'en parlant de la femme et de l'influence qu'exer-
cent ses nobles instincts, j'entends parler du monde moral et de la
société civile, dont la femme est pour ainsi dire le cinieni. J'irai plus
loin cependant, et sans marquer à ma proposition des limites où elle
est d'une vérité incontestable, je vous dirai avec Tacite qu'il y a dans
la femme quelque chose de divin , et que ce principe divin qui la
pénètre et qu'elle communique à tout ce qui la touche, c'est le sen-
timent de l'amour dans son acception la plus étendue. Vous vous
moqueriez de moi, docteur, et j'exciterais probablement la pitié
de M. de Loewenfeld, continua le chevalier, qui avait deviné les
mauvaises dispositions du grave conseiller, si j'allais chercher dans
les rêveries de Platon des argumens en faveur de la thèse que je
soutiens. Ce serait pourtant une autorité qui en vaudrait bien une
autre, puisque les idées de Platon se trouvent confirmées par l'Évan-
gile, et que le christianisme n'est pas autre chose que la preuve
historique de la toute-puissance du sentiment de l'amour. Pourriez-
vous me citer un grand homme dans la science, dans la politique,
et même dans la guerre, qui fût dépourvu d'imagination et de sen-
timent, et dont la destinée n'ait pas été ourdie par une muse, c'est-
à-dire par une femme qui échappe souvent aux yeux de l'histoire,
mais non pas à l'observation du moraliste? Sans l'imagination, sans
la sensibilité, sans l'amour, l'inteUigence demeurerait enfermée en
elle-même, immobile et solitaire, — pensée admirable que Dante a
si bien traduite quand il dit par la bouche de Béatrix :
Questo decreto, frate, sta sepulto
Agli occhi di ciascuno il cui ingegno
Nella fiamma d'amor non è adulte.
— Vous êtes fort éloquent, chevalier, et tout plein de votre su-
jet, à ce que je vois; mais j'attends toujours que vous me démon-
triez comment cette disposition passagère de l'âme, cette fièvre, ce
délire, cette folie sacrée, ainsi que l'appelaient les anciens, qui très
heureusement ne dure chez l'homme raisonnable que ce que durent
FRÉDÉRIQUE. 603
les roses et les sermens des amoureux, est la cause de toutes les
merveilles que vous lui attribuez. Prouvez-moi, je vous prie, que
cette passion aveugle, qui empêche nos facultés plus qu'elle ne
les éclaire, a été la muse secrète d'un Lavoisier ou d'un Laplace»
et qu'il y a de l'amour jusque dans la mécanique céleste.
Ici M. de Loewenfeld regarda de nouveau l'étranger avec un con-
tentement de soi-même si marqué, que M'"'' de Narbal en fut un
peu inquiète pour son ami.
— Docteur, répliqua le chevalier sur un ton de parfaite courtoi-
sie, Gorgias, votre ancêtre, n'avait pas plus d'esprit ni de malice
que vous. Je préfère cependant l'autorité de celui qui a dit : « Vous
avez tout créé. Seigneur, dans la mesure, le nombre et le poids. »
L'homme est né' de la femme, mon cher docteur; il a été conçu et
nourri par l'amour. Personne n'a pu encore définir la part d'in-
fluence qu'une mère peut revendiquer sur la destinée du fils qu'elle
a tenu sur ses genoux, et dont elle a bercé l'âme virginale de ses
contes merveilleux; mais il est bien certain que cette influence de la
mère est d'autant plus grande que le fils est remarquable par la
puissance du caractère et du génie. Consultez la vie des hommes
illustres de tous les temps, la biographie des poètes, des peintres
et des musiciens de premier ordre, et vous trouverez partout la
confirmation de ce fait important. C'est de la mère que procède
surtout l'enfant glorieux, c'est la femme qui délie la langue du
génie, c'est l'amour enfin qui inspire le poète, et il y a de la poésie
dans toutes les sciences, particulièrement dans le système du monde
et la mécanique céleste. Ne riez pas, docteur! vous prouveriez que
vous ignorez combien l'imagination a de part à la découverte des
sublimes vérités qui sont du ressort des sciences mathématiques.
Qui nous dit que tel souvenir d'enfance, que tel mirage de l'âme
aux jours de sa fécondation n'a pas suscité plus tard la pensée du
philosophe en le mettant sur la voie de la découverte scientifique
qui doit illustrer son nom? Ce n'est pas une légende à dédaigner
que celle qui attribue à de simples bergers de la Mésopotamie les
premières observations qui ont été faites sur la marche des corps
célestes, ce qui signifie sans doute, mon cher monsieur Thibaut,
que l'inspiration se mêle à toutes les opérations de l'esprit, que
c'est elle qui donne le branle à nos facultés, qui fournit les maté-
riaux de toutes nos connaissances, et que les plus grandes décou-
vertes de la raison humaine ont pour point de départ une vision de
la fantaisie, un ravissement de l'âme, c'est-à-dire une intuition de
l'amour... Tenez, ajouta le chevalier en tirant de sa petite biblio-
thèque de choix un volume magnifiquement relié en maroquin
rouge et doré sur tranches, voici un livre dont le titre seul ren-
(304 REVUE DES DEUX MONDES.
ferme l'énigme de notre destinée : De l'Influence de Vamour sur le
développement de V esprit humain.
M. Thibaut, feuilletant le volume que lui avait remis le chevalier,
n'y vit, à sa grande surprise, que des pages entièrement blanches.
— Vous moquez-vous de moi? répondit le docteur. Votre livre res-
semble à tant d'autres : il ne contient de bon que le titre.
— Au moins indique-t-il un beau sujet à traiter. Si j'étais prince,
j'y attacherais un grand prix et je le mettrais au concours : ce se-
rait une question un peu plus intéressante que les savantes puéri-
lités dont s'occupent les académies.
— Eh ! qui vous empêche de remplir vous-même ces pages im-
maculées de tous les contes de fées, de toutes les légendes d'or
dont vous semblez avoir l'imagination remplie? dit M. Thibaut sur
un ton persistant de plaisanterie.
— Hélas! vous savez bien que je ne suis qu'un pauvre rêveur,
un songe-creux, comme on dit, et que je vis de chimères et de sou-
venirs qui n'intéressent que moi. Ah! si j'étais un savant docteur
comme vous, si je possédais le don inappréciable de savoir expri-
mer mes idées et mes sentimens, je voudrais consacrer ma vie et
toutes les forces de mon intelligence à écrire le beau livre dont le
titre vous fait sourire. Je m'efforcerais de démontrer aux plus in^
crédules que l'inspiration joue un très grand rôle dans toutes nos
connaissances, qu'elle échauffe, dilate et illumine la raison, et que
la science, dont nous sommes si fiers de nos jours, ne fait que dé-
velopper, confirmer ou réaliser les rêves de la poésie primitive.
Et quod nunc ratio est impetus ante fuit,
comme l'a dit Ovide. C'est alors que je serais autorisé à conclin-e,
avec le divin Platon et tous les grands philosophes, que l'amour,
qui naquit avant le temps, est le maître de la vie et de la mort.
— Docteur, vous êtes battu! s'écria M'"*" de Narbal avec son en-
jouement ordinaire. Vous vous êtes attaqué à un homme plus fort
que vous sur un sujet aussi intéressant.
— Je rends les armes, répondit M. Thibaut, et je me plais à re-
connaître la supériorité du chevalier sur une question qu'il a dû
méditer longtemps, si j'en juge par les livres qui composent cette
petite bibliothèque, et qui semblent avoir été choisis de la main
même de l'Amour, dont il a glorifié la toute-puissance.
Pendant tout le temps qu'avait duré cette conversation, Frédé-
rique était restée assise dans un fauteuil vert placé dans un coin,
près d'un vieux secrétaire. Elle avait écouté avec une distraction ap-
parente, mais sans perdre un mot, tout ce qu'avait dit le cheva-
FRÉDÉRIQUE. (305
lier sur un pareil sujet, promenant ses regards tantôt sur les jolis
volumes qui garnissaient les rayons de la petite bibliothèque, tantôt
sur un portrait de femme, d'une beauté ravissante, qui était sus-
pendu par un anneau d'or au-dessus du piano. C'était une minia-
ture, d'un travail exquis, que M'"^ de Narbal avait remarquée aussi
bien que M'"^ Du Hautchet. M. Rauch étant survenu sur ces entre-
faites, son arrivée mit un terme à la visite de M'"'' de Narbal et donna
le signal du départ de la compagnie. On se rendit au château, où
M. de Loewenfeld occupait un fort bel appartement, en qualité de
conservateur et de conseiller intime du grand-duc de Bade. Il de-
meurait dans l'aile gauche de ce bel édifice, qui fut bâti en 1720,
et qui reproduit un peu les dispositions du palais du Luxembourg
de Paris. M. de Loevi^enfeld était veuf, et n'avait qu'un fils unique
qui était encore à l'université de Leipzig, où il terminait ses études.
On se mit à table, car il était déjà deux heures de l'après-midi, et
le spectacle commence de bonne heure dans les petites villes d'Al-
lemagne. Au milieu du dîner, qui fut aussi gai que somptueux,
M. de Loewenfeld, après avoir porté un toast à la santé de M'"" de
Narbal, — qu'il se félicitait de connaître depuis tant d'années, dit-il
avec une intention marquée d'établir son droit de préséance sur le
chevalier, dont il redoutait le crédit naissant sur l'esprit de la com-
tesse, — se tourna tout à coup vers M. Rauch : — Vous reconnais-
sez-vous, monsieur le maître de chapelle? Avez -vous deviné sur
quel emplacement est construite la salle à manger où j'ai le plaisir
de vous recevoir?
— Oui, bien certainement, monsieur le baron, répondit M. Rauch
de sa voix rude et sèche. C'est ici qu'était l'ancien théâtre de la
cour de Charles-Théodore, si célèbre dans le siècle passé. J'ai eu
l'honneur d'y voir plusieurs fois le jeune Mozart et d'y entendre les
meilleures cantatrices allemandes de cette époque, Dorothea et
Elisabeth Wendling, Francesca Danzi, sœur du compositeur de ce
nom, et le fameux ténor Raaff, pour qui Mozart a écrit plus tard le
rôle d'Idoménée. En face de nous, continua M. Rauch, dans l'aile
droite de ce beau palais, autrefois si splendide et si bruyant, était
la chapelle de l'électeur, une des meilleures de l'Europe. J'en fai-
sais partie, et j'y ai connu l'abbé Vogler, homme rude, mais ca-
pable, qui ne se recommandait point par la modestie, puisqu'il n'a
pas craint de se mesurer avec le grand Sébastien Bach, c'est-à-
dire avec un géant. Ah! ah! monsieur le baron, c'était un fier
temps que celui-là! Jamais la ville de Manheim ne retrouvera l'é-
clat dont elle brillait alors sous le gouvernement d'un prince géné-
reux, protecteur des lettres et des arts, et surtout de la musique
allemande, qu'il voulait soustraire à l'oppression de messieurs les
603 REVUE DES DEUX MONDES.
Italiens. La cour de Charles-Théodore ne ressemblait pas à celle de
Stuttgart, que Jomelli, alors tout-puissant, avait remplie de chan-
teurs et d'instrumentistes ultramontains.
— Était-ce donc un si grand mal, répliqua M. Thibaut, que d'al-
ler chercher la lumière et la mélodie dans le pays d'où nous avons
tiré presque tous les élémens de notre civilisation?
— Oh ! monsieur le docteur, ceci est un peu trop fort, répondit
avec impatience le vieux maître de chapelle. La nation qui a donné
le jour à un Sébastien Bach, à Hœndel, à Graun, à tant d'autres mu-
siciens, sublimes et savans contre-pointistes, n'a pas eu besoin d'al-
ler chercher dans le pays des chansonnettes et des castrats les en-
seignemens d'un art où personne ne l'a jamais égalée.
— Prenez garde, monsieur le maître de chapelle, répondit avec
calme le chevalier, vous vous aventurez beaucoup. Étes-vous bien
certain que les deux peuples qui ont créé pour ainsi dire la musique
moderne, que la patrie de Palestrina, de Gabrielli, d'Alexandre
Scarlatti, et celle de Sébastien Bach, Hœndel, Haydn et Mozart n'ont
eu aucun point de contact et ne se sont pas communiqué tour à tern-
ies propriétés de leur génie?
— Allons chercher la solution de ce problème historique sous les
ombrages du parc, dit M. de Loewenfeld en se levant de table.
Le jardin du palais de Manheim , sans valoir le parc de Schvvet-
zingen, est cependant un des plus agréables de l'Allemagne par la
fraîcheur des ombrages et la diversité des sites qu'il offre aux pro-
meneurs. Comme celui de Munich, qu'il n'égale pas en grandeur, le
jardin de Manheim est planté à l'anglaise et s'étale autour du châ-
teau sans ordre apparent, comme si la main d'une fée capricieuse
en eût dessiné les allées, qui se brisent et se croisent incessamment.
On s'y perd volontiers, et, sans des points de repère d'où l'on aper-
çoit la façade du château, on se croirait en pleine nature, loin de
toute habitation et de l'art qui trahit la main de l'homme. Des mon-
ticules, des kiosques, des coins ombreux ménagés avec amour ser-
vent de refuge aux enfans et aux caméristes, qui y font éclater
leurs refrains joyeux.
M. de Loewenfeld, conduisant ses hôtes, donnait le bras à M""® de
Narbal; les trois jeunes filles, Aglaé, Fanny et Frédérique, s'étaient
enchaînées l'une à l'autre, tandis que le chevalier suivait avec
M. Thibaut, M'"'' Du Ilautchet et M. Rauch. Heureuses de se trouver
seules un instant, les trois cousines éprouvaient le besoin de causer
et de se communiquer les impressions qu'elles avaient éprouvées
dans le courant de la journée. Sortant rarement de la petite ville de
Sçhwetzingen , c'était pour elles une vraie partie de plaisir d'être
venues à Manheim et d'assister le soir à la représentation d'un opéra
FRÉDÉRIQUE. 607
dont tout le monde parlait. Voir une nombreuse réunion, entendre de
la belle musique, paraître en public avec une toilette plus élégante
que celle de tous les jours, ce sont de petits événemens dans l'exis-
tence monotone d'une jeune fille. Frédérique était ravissante ce
jour-là. Elle avait une robe de mousseline blanche avec un spencer
de velours noir, alors très à la mode en Allemagne, qui encadrait
admirablement sa taille svelte et nerveuse. Sa belle chevelure
blonde se déroulait en boucles soyeuses sur son cou de cygne, qui
portait avec grâce une tête resplendissante de jeunesse et de dis-
tinction. Aimant passionnément les fleurs, Frédérique en mettait
toujours sur son corsage, ce qui donnait à l'ensemble de sa personne
je ne sais quel caractère de simplicité ornée qui attirait et charmait
le regard.
Le chevalier ne tarda pas à devenir le sujet de la conversation.
Toutes trois en étaient plus ou moins préoccupées, et elles en par-
laient d'autant plus librement que l'âge, la contenance et la tour-
.nure d'esprit du Vénitien semblaient exclure toute gêne d'une cau-
serie à son endroit. Elles eussent été bien plus gênées vis-à-vis d'un
jeune homme qui aurait pu éveiller dans chacune d'elles un senti-
ment plus intense et par conséquent plus exclusif. Pour ces trois
jeunes filles, aussi différentes de caractère que de physionomie, le
chevalier était un objet d'agréable distraction. Il les intéressait par
la variété de ses connaissances, par le caractère poétique de son es-
prit, par ce qu'il paraissait y avoir de mystérieux dans sa vie aven-
tureuse, dont on commençait à deviner les principales vicissitudes.
La vue du modeste appartement du chevalier, le choix de ses livres,
la conversation animée qu'il avait eue avec M. Thibaut sur un sujet
qui ne pouvait leur être indifférent, le délicieux portrait de femme
qu'elles avaient aperçu au-dessus du piano, en fortifiant leurs soup-
çons, avaient accru la sympathie de chacune des trois cousines pour
le chevalier Sarti. L'amour est un aliment à l'amour; comme l'oi-
seau fabuleux, il renaît de ses cendres et retrouve la vie dans la
pitié qu'inspirent ses malheurs. Tout homme qui confie à une femme
le secret d'une passion vivement éprouvée, ou qui laisse apercevoir
au fond de son cçeur les traces d'un souvenir pieux et douloureux,
est sûr d'exciter l'intérêt en sa faveur. Telle était la position du che-
valier vis-à-vis des trois jeunes filles. La médiocrité de sa fortune,
son isolement dans un pays étranger, la distinction de sa personne,
l'âge où il était parvenu, conservant, au milieu de la vie, avec la
maturité de l'esprit, la jeunesse de l'âme et la fraîcheur des pre-
mières illusions, tout cela donnait au chevalier un certain prestige
de nature à frapper l'imagination de jeunes personnes encore dans
l'adolescence. Il était pour elles un sujet de curiosité innocente, il
60S REVUE DES DEUX MONDES.
éveillait une tendre commisération, et chacune voyait en lui l'ex-
pression confuse de l'être prédestiné qu'on attend, qu'on espère et
qu'on pressent à travers le trouble délicieux de la sensibilité nais-
sante.
— Oh! que le chevalier est aimable! s'écria Aglaé aussitôt que
les trois cousines furent seules. Il parle comme il chante, et c'est
un plaisir que de lui entendre dire de si belles choses.
— Tu trouves? répondit Fanny avec nonchalance. As-tu remar-
qué le joli portrait de femme qui était suspendu au-dessus du
piano ?
— Oui certainement, je l'ai remarquée, cette belle tête blonde
aux grands yeux d'un noir bleuâtre remplis de langueur, répliqua
Aglaé. Ce doit être le portrait d'une sœur ou de sa mère. Qu'en
penses-tu, Frédérique?
— Moi? répondit Frédérique avec un semblant d'indifférence. Je
ne pense rien du tout; c'est à peine si j'ai vu le portrait dont vous
parlez.
La conversation continua sur ce ton avec des nuances d'expres-
sion qui étaient en raison inverse de ce que chacune éprouvait pour
le chevalier Frédérique, qui n'osait avouer à personne l'état de
son cœur, et qui d'ailleurs ne le connaissait pas bien elle-même,
cherchait à ne point attirer sur elle les regards de ses cousines et
ceux de sa tante. Elle n'avait pas quitté des yeux le portrait qu'elle
feignait de ne pas avoir remarqué, et qui avait produit sur elle une
impression douloureuse mêlée d'un certain charme qu'elle ne pou-
vait définir. Frédérique n'ignorait pas que le chevalier n'avait ja-
mais été marié. Quelle était donc la femme dont il avait conservé
si précieusement les traits admirables? Sa mère? sa sœur? — Ce
n'est pas possible, se disait-elle dans son cœur agité par un senti-
ment confus de jalousie précoce et de naïve confiance.
III.
Le soir, on se rendit au théâtre, dont la belle salle, à cinq rangs
de loges, était remplie jusqu'aux combles. On était accouru de
toutes les villes environnantes, de Spire, de Darmstadt et même de
Francfort, pour entendre le Freyschiitz, exécuté par un orchestre
excellent et l'une des meilleures troupes de chanteurs qu'on eût pu
réunir. Grâce à la saison d'été, plusieurs artistes attachés aux prin-
cipaux théâtres de l'Allemagne avaient pu être engagés par le di-
recteur de Manheim pour un certain nombre de représentations.
Beaucoup d'étudians de l'université d'Heidelberg étaient venus
également à Manheim pour entendre un opéra éminemment popu-
FRÉDÉRIQUE. 609
laire, qui excitait au plus haut degré le sentiment patriotique.
On les voyait au parterre avec leurs costumes pittoresques, leurs
petites casquettes de velours et leurs longs cheveux épars sur les
épaules. M'"' de Narbal occupait une grande et belle loge de face.
La comtesse, sa fille, ses deux nièces et M""' Du Hautchet étaient
placées sur le premier plan, et tout près d'elles se tenaient le che-
valier, M. Thibaut et le conseiller de Loewenfeld. M. Rauch était
au fond de la loge , assez spacieuse pour que ces neuf personnes
y pussent tenir à l'aise. La salle présentait un coup d'oeil intéres-
sant. Toutes les loges étaient remplies de ces bonnes familles alle-
mandes qui apportent dans les réunions publiques la simplicité de
manières qu'elles ont dans la vie domestique. Pères, mères, grands
parens et petits enfans vont au théâtre presque comme ils vont à
l'église, pour y chercher autre chose qu'une distraction du mo-
ment. C'est pour eux une fête de l'esprit que la représentation
d'une œuvre dramatique, un enseignement de l'histoire, une vue
entr'ouverte sur la grande scène du monde, qui paraît d'autant plus
agitée que la vie ordinaire est si calme et si réglée dans les pe-
tites villes d'Allemagne. Peuple naïf et profond tout à la fois, qui
se nourrit de légendes et de métaphysique, nation chrétienne et
casanière, en qui subsistent cependant un ressouvenir de ses des-
tinées vagabondes et un sage instinct du panthéisme des races pri-
mitives, les Allemands ont une sincérité d'émotion qui explique le
caractère avant tout lyrique et philosophique de leur théâtre. Des
conceptions comme le Faust de Goethe et le Freysrhiïlz de Weber
ne peuvent être bien comprises que lorsqu'on les voit représentées
devant le public pour qui elles ont été faites , et dont elles expri-
ment les affinités secrètes et les mystiques terreurs.
M""" de Narbal, qui était fort connue de la société de Manheim,
échangeait de nombreux saints avec plusieurs personnes qu'elle
apercevait dans les loges voisines de la sienne, tandis que les étu-
dians qui remplissaient le parterre et les jeunes gens qui étaient
disséminés dans la salle avaient tous les yeux fixés sur les trois
coiisines, Aglaé, Fanny et Frédérique. Celle-ci était adossée à l'une
des deux extrémités de la loge, ayant près d'elle Fanny, avec qui
elle s'entretenait tout bas en dirigeant de temps en temps son
• lorgnon d'or sur le parterre. Ses longues boucles blondes, sa robe
blanche et le spencer de velours noir qui enfermait sa taille délicate
donnaient à Frédérique je ne sais quel air d'élégante simplicité,
d'étrangeté romanesque et de grâce enfantine dont le chevalier ne
pouvait s'expliquer le charme décevant. Il subissait malgré lui l'in-
fluence mystérieuse de cette jeune fille, qui l'attirait et le contenait
tour à tour, et dont les beaux yeux bleus remplis d'innocentes aga-
TOME XLVIII. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
ceries et le sourire enchanteur l'enivraient et le désespéraient tout
à la fois. Soit instinct de coquetterie, soit bizarrerie et inégalité de
caractère, ou bien l'hésitation naturelle d'une jeune fille qui ne sait
encore ni ce qu'elle éprouve réellement, ni ce qu'elle veut et doit
exprimer, il est certain que la contenance de Frédérique vis-à-vis
du chevalier était de nature à entretenir dans son esprit une cruelle
perplexité. Il contemplait silencieusement et furtivement la belle
tète de Frédérique et le bouquet de fleurs qu'elle portait à son sein,
lorsqu'un grand silence se fit tout à coup dans la salle, et l'ouver-
ture du Freyschûtz commença.
Ce chant mélancolique des quatre cors qui semble entrouvrir
l'horizon infini de la forêt profonde où se passe la scène mystérieuse
de cette fable populaire, ces sons étouffés d'abord et qui s'épa-
nouissent peu à peu comme un écho des bois solitaires qui s'ap-
proche et retentit dans l'âme déjà émue de l'auditeur, la réponse
des violoncelles sous lé frémissement des premiers et des seconds
violons, ce dialogue douloureux qui s'établit entre les instrumens à
vent et les instrumens à cordes et qui achève cette admirable in-
troduction de trente-quatre mesures produisit un grand effet dans
une salle à peine éclairée et sur un public recueilli dont l'imagina-
tion était en parfaite harmonie avec celle du compositeur. Le mou-
vement rapide en iit mineur qui suit l'introduction, ces accords lu-
gubres et pleins d'anxiété qu'emporte un rhythme fiévreux à travers
les éclats de l'orchestre déchaîné, ce chant de Ja clarinette qui se
fait entendre tout à coup au-dessus des trépignemens des violons et
des basses comme la voix de Max éploré au-dessus du gouffre de
la Gorge -du -Loup, enfin la magnifique péroraison qui reproduit
l'hymne d'amour de la belle et tendre Agathe, excitèrent de véri-
tables transports d'enthousiasme. Les étudians se levèrent en masse,
criant : (c Hiirra! gloire à Cari-Marie de Weber! »
— Voilà, dit le chevalier avec une vive émotion, la plus belle ou-
verture qui existe dans la musique dramatique depuis celle du Don
Juan de Mozart, dont elle diffère si profondément !
— Et les quatre ouvertures que Beethoven a composées pour son
opéra de Fidelio, et celles de Spohr, de Méhul et de Ghérubini, ré-
pondit M. Thibaut, vous les oubliez donc?
— Non, je ne les oublie pas; mais aucune comparaison ne peut
être établie entre elles et l'admirable page de symphonie que nous
venons d'entendre, et qui résume si bien les différons traits du
drame religieux, fantastique et populaire qui va se dérouler devant
nous. Les étudians ont raison : gloire à Garl -Marie de Weber! et
j'ajoute : gloire au musicien de l'idéal romantique allemand, c'est-
à-dire au peintre du sentiment et de la nature, que son œuvre
FRÉDÉRIQUE. 611
rapproche dans un lien indissoluble! C'est le mariage mystique de
l'esprit humain et du monde matériel annoncé par Bacon, ce sont
les aspirations de la vieille race teutonique comprimées pendant
des siècles par la civilisation occidentale, que Weber traduit pour
la première fois en musique. Après l'ouverture du Frcysrhatz, on
peut s'écrier avec un poète romantique de la Souabe, TJhland :
Niclit in kalten Marmorsteinen,
Nicht in Tenipeln, dnmpf und todt :
In den frischen Eichenhainen
Lebt und rauscht der teutschc Gott (1).
Le rideau se leva sur un beau décor représentant une auberge
rustique à l'entrée d'une forêt de la Bohême, et la pièce continua
son cours. On entendit d'abord ce chœur brillant de l'introduction :
— Victoire! — qui exprime avec entrain la gaîté bruyante des
braves gens qui viennent de s'exercer au jeu de la cible, et dont
la péroraison, en forme de mouvement de walse, remplit l'âme de
cette vague et douce tristesse, parfum de la poésie allemande. Après
la marche rustique des ménétriers conduisant en triomphe les ha-
bitans du village, viennent ces fameux couplets de Kilian, l'heureux
tireur, qui chante sa victoire au milieu des éclats de rire des femmes
du village, se moquant du pauvre Max, qui pour la première fois
a manqué d'adresse. Par la franchise du rhythme, par l'accent
mélodique et le pittoresque de l'instrumenlation, ces couplets, avec
l'accompagnement du chœur qui en répercute le refrain , sont une
des créations les plus originales de la fantaisie de Weber. — Ceci
est complètement nouveau , se disait le chevalier après l'exécution
de ce morceau piquant. On chercherait vainement de pareils eftets
dans l'œuvre dramatique de Mozart, ni dans aucun des grands mu-
siciens de la fin du xv!!!*" siècle. C'est l'allure franche de la chanson
populaire imitée et ennoblie par l'art, c'est quelque vieux refrain
de la Bohême, où se passe l'action , que Weber aura recueilli peut-
àtre, et dont il aura fait son profit, comme c'était son habitude et
son droit.
Il avait à peine exprimé cette opinion , combattue dédaigneuse-
ment par M. de Loewenfeld, que son attention se porta sur le trio
avec accompagnement de chœur entre Max, Kuno et Gaspard, le
Méphistophélès de cette touchante histoire, l'esprit démoniaque qui
se rit des caprices du sort, qu'il cherche à dominer par une puis-
sance supérieure. Ce trio pour ténor et deux basses est plus qu'une
(1) « Ce n'est point dans de froides statues de marbre, dans des temples sourds et
mornes, c'est dans les forêts fraîches et sonores que vit et respire le dieu allemand. »
612 REVUE DES DEUX MONDES.
inspiration du génie : c'est une admirable conception de l'art, où
la douleur et le désespoir du pauvre Max, les conseils perfides de
Gaspard et les pieuses exhortations de la foule des paysans sont ex-
primés par des traits fortement caractérisés, qui se fondent néan-
moins dans un ensemble plein d'onction et de sentiment. Quoi de
plus touchant que la réponse du chœur aux plaintes désespérées du
jeune chasseur Max : — Ah! renais à l'espérance! — Cette phrase
de vingt mesures où se reflète la conscience sereine du peuple, qui
croit à la Providence, ne forme-t-elle pas un contraste saisissant
avec les bravades impies de Gaspard, les sons étranges et rocailleux
qui les expriment? La scène et le morceau se terminent par un
élan joyeux de la foule se disposant aux plaisirs de la chasse, dont
la musique peint les vicissitudes avec un relief et une puissance de
coloris dont Beethoven seul avait donné l'exemple dans l'incompa-
rable poème de la Symphonie pastorale. — Divin! divin! s'écria le
chevalier Sarti; c'est la forêt enchantée de la légende, la poésie
naïve des vieilles chansons populaires de l'enfant au cor merveil-
leux (1); c'est la nature évoquée par un génie familier qu'elle a
bercé sur son sein et qui en parle le langage mystérieux.
— Oh! oh! mon cher chevalier, répondit le docteur Thibaut avec
sa bonhomie malicieuse, il faut avoir votre imagination pour dé-
couvrir dans le beau morceau que nous venons d'entendre tout ce
que vous désirez nous y faire voir ! Il me semble que l'ouverture du
Jeune Henri, de Méhul, mais surtout que la Création et les Saisons,
d'Haydn, où la musique pittoresque surabonde même un peu trop,
sont des tableaux achevés de la vie champêtre où l'on respire une
odeur exquise de thym et de serpolet.
— Ce n'est pas le moment de répondre à votre objection comme
il conviendrait de le faire, répliqua le chevalier à demi-voix; qu'il
me suffise de vous faire remarquer que dans l'œuvre que vous citez
du père de la musique instrumentale, les Saisons, c'est l'homme
qui parle et décrit les beautés finies de la nature appropriées à ses
besoins par la volonté de Dieu, tandis que dans la Sympltonie pas-
torale de Beethoven et dans le FrcyscIuUz, c'est la nature elle-mt3me
qui intervient et mêle sa voix inconnue jusqu'alors au concert de la
vie universelle.
Resté seul sur la scène, qu'enveloppent les ombres de la nuit,
Max déplore sa destinée dans un air profond et touchant où l'on
retrouve plusieurs passages déjà entendus dans l'ouverture. Pauvre
chasseur, habitué dès l'enfance à vivre au milieu des bois, à con-
(1) Des Knaben Wunderhorn, recueil de chants populaires publiés par Clément
Brentano et Achim d'Arnim en 1813.
FRÉDÉRIQUE. Qlt
sulter les nuages et à lire dans le temps, Max môle constamment à
l'expression des angoisses de son cœur la description des phéno-
mènes de la nature, qu'il interpelle presque comme un être vivant qui
l'écoute et participe à ses chagrins. Se sentant opprimé par une puis-
sance mystérieuse que représente Samiel, le chasseur noir, dont on
aperçoit au fond du théâtre la figure sinistre, Max fait un retour
sur l'époque heureuse de sa jeunesse, alors qu'il errait libre au mi-
lieu des forêts, pouvant atteindre de ses coups tout ce qui volait
au-dessus de sa tête, et revenant le soir près de son Agathe chargé
de butin. Ce sentiment de regret est rendu par une phrase mélo-
dique large et colorée, à laquelle succède un récit plein de sinistres
pressentimens qui amène, comme un rayon de soleil traversant de
gros nuages, le joli cantabile en ftol majeur où Max, dans une vi-
sion de sentiment, voit la tendre Agathe assise à sa fenêtre, épiant
le bruit de ses pas à travers les ombres de la nuit :
Jetzt ist wohl ihr Fcnster offen,
Uiid sie horcht auf meinen Schritt.
L'air se termine par ce mouvement fiévreux en nt mineur qui forme
le thème de l'ouverture, et dans lequel le musicien peint à larges
traits le désespoir du faible jeune homme, qui, ne se fiant plus à la
Providence, s'abandonne au destin, c'est-à-dire à Satan, qui en est
la personnification populaire. La ronde que chante ensuite Gaspard,
l'esprit fort, pour séduire le pauvre Max et l'entraîner dans son
cercle d'incantations diaboliques, est d'une fière tournure rhyth-
mique et d'une couleur vraiment rembranesque. Il invoque la ma-
tière comme un alchimiste qui espère y trouver la solution du grand
arcane, il célèbre les plaisirs de la chair et le vin généreux, qui est
la seule consolation qu'ait le pauvre peuple en ce bas monde, et
lorsque Max, séduit par les promesses de son tentateur, accepte le
rendez-vous fatal à la Gorge-du-Loup [Wolfssclilucht), Gaspard en-
tonne son triomphe dans un air magnifique dont l'instrumentation
projette partout de sinistres lueurs.
— C'est la joie de l'enfer, dit le chevalier quand le rideau fut
tombé, c'est le Satan de Milton transporté sur la scène lyrique. Ni
Gluck, ni Mozart, ni même Hœndel dans ses oratorios, n'ofl'rent
rien de semblable à l'air que vient de chanter Gaspard, et qui n'a
pu être écrit que par un musicien allemand de l'école moderne.
— Si vous connaissiez, monsieur le chevalier, répliqua le vieux
Rauch, les cantates religieuses et les grandes compositions vocales
de Sébastien Bach que j'ai eu l'occasion d'entendre exécuter dans
ma jeunesse à Leipzig, vous seriez peut-être moins étonné du style
614 REVUE DES DEUX MONDES.
vigoureux que Weber a déployé dans l'air de basse qui excite si fort
l'enthousiasme du parterre.
— Il est possible, répondit le chevalier, qu'il y ait dans les œuvres
de Bach dont vous parlez , monsieur le maître de chapelle , certains
linéamens de style dramatique, certains rhythmes grandioses qui se
rapprochent du morceau étrange qui termine ce premier acte du
Freyschiitz, quoique j'aie de la peine à croire qu'on rencontre dans
les conceptions cyclopéennes de ce maître puissant une forme mé-
lodique aussi franche et aussi caractéristique que celle de Weber;
mais j'affirme que le cerveau géométrique du grand Sébastien n'a
jamais entrevu dans ses rêves de géant quelque chose qui res-
semble au délicieux madrigal que vont chanter tout à l'heure An-
nette et Agathe. Ces deux jeunes filles d'un caractère si différent,
l'une gaie, insouciante et légèrement coquette, l'autre tendre, mé-
lancolique et superstitieuse, comme l'amour chaste et profond qu'elle
a dans le cœur, sont une création de l'art et de la poésie modernes.
Ce tableau de mœurs où l'on voit scintiller la lumière du jour, où
l'on croit respirer les suaves émanations des herbes printanières,
cette bucolique du sentiment dans un milieu agreste que reflète le
coloris de l'instrumentation, n'existaient pas en musique avant l'a-
vénement de Weber.
Après l'exécution du duo, si bien apprécié par le chevalier Sarti,
qui ouvre le second acte du Freyschûlz, après l'ariette piquante que
chante ensuite la gentille Annette, dont la physionomie gracieuse se
trouve reproduite dans la Fatime d'Oberon, vinrent la scène et l'air
incomparable qui expriment successivement les sourds pressenti-
mens du cœur d'Agathe, sa prière humble et touchante, son invoca-
tion au ciel étoile où elle cherche à lire sa destinée, l'élan sublime,
— c'est lui! c'est lui! — que couronne la radieuse espérance. Le
musicien a rendu ces divers mouvemens de l'âme par des phrases
différentes étroitement enchaînées les unes aux autres, et dont le
contraste même concourt à l'effet général. Dans cet air comme dans
les morceaux précédons, Agathe, dont le caractère simple et tou-
chant a tant d'analogie avec celui de la Marguerite de Faust, type
profond de la femme allemande dans les conditions inférieures de la
société , Agathe interroge aussi la nature avec piété , et son oreille
anxieuse n'entend au loin
Que le bruit seul du noir sapin
Que le vent de la nuit balance.
Dans ce passage en ut majeur, qui forme le second mouvement de
l'air et qui prépare l'explosion de Yallegro vivace dont le motif a
FRÉDÉRIQUE. 615
déjà été entendu dans l'ouverture, Weber, comme toujours, mêle
au cri du sentiment, qu'exprime la voix humaine, la peinture du
paysage, dont l'orchestre reproduit les bruits, les frémissemens
mystérieux. Pendant l'exécution de cet air magnifique, qui fut assez
bien rendu par la cantatrice (M"" Wohlheim), Frédérique parut tout
émue. Elle tourna plusieurs fois le regard vers le chevalier, comme
si elle eût voulu se raffermir dans l'admiration que lui inspiraient la
musique de Weber et la passion naïve d'Agathe, dont elle semblait
envier la destinée. Le trio qui vient après pour ténor et deux voix de
femmes, entre Max, Agathe et la sémillante Annette, est encore un
morceau admirable de vérité et de couleur dramatique. Max raconte
à son amie qu'à minuit il doit se rendre à la Gorge-du-Loup , ce
dont Agathe et Annette cherchent à le détourner en lui disant que
ce lieu funeste est fréquenté par le chasseur noir.
Au fond des bois , parmi les ombres,
Je n'ai jamais connu l'effi'oi,
répond Max avec intrépidité, et l'orchestre de Weber ne se con-
tente pas d'accompagner la voix avec plus ou moins d'élégance et
de variété de formes, comme l'eussent fait Gluck et Mozart : il y
ajoute le pittoresque, le bruissement des phénomènes extérieurs,
que s'efforce d'imiter le mouvement périodique de la basse et des
instrumens à cordes. — Tous les personnages de ce drame naïf, re-
marqua le chevalier après l'achèvement du trio, ne peuvent faire
un pas ni dire un mot sans interroger la nature et sans en décrire
les aspects sinistres ou consolans. Ils vivent de la vie générale, ils
font partie pour ainsi dire du monde inorganique sans le dominer,
ils l'interrogent incessamment, se troublent ou se rassurent selon le
sens qu'ils attachent à ses manifestations. C'est un procédé constant
du génie de Weber, qu'on retrouve aussi bien dans Preciosa que
dans Euryanlhe et les autres ouvrages de ce musicien de la poésie
romantique, c'est-à-dire de la poésie de la nature, dont il mêle le
langage avec celui des sentimens humains, ce qui ne se rencontre
jamais dans Mozart, ni dans Gluck, ni dans aucun musicien drama-
tique de l'Italie. Une autre qualité précieuse de Weber, c'est d'avoir
trouvé pour ainsi dire la mélodie allemande, mélodie courte, mais
touchante, toute trempée de rosée et de larmes, d'où s'exhale une
profonde mélancolie, comme Yandante du trio que nous venons
d'entendre. Et le délicieux badinage de la partie d' Annette, pendant
que Max et Agathe expriment les angoisses de leur cœur, n'est-ce
pas encore là une propriété du génie de Weber, le seul composi-
teur dramatique qui ait su créer des caractères facilement recon-
naissables?
616 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant ces courtes réflexions du chevalier, que M'"^ de Narbal
écoutait avec le plus vif intérêt, un changement de décor amena
sous les yeux du public la fameuse Gorge-du-Loup, avec tous les
horribles accessoires de mise en scène propres à frapper l'imagina-
tion et à la préparer aux évocations mystérieuses. Un chœur d'es-
prits invisibles, les esprits élémentaires de la nature, murmure de
lamentables accords sur des syllabes étranges et cabalistiques, —
nhuil — qui n'ont aucun sens précis, mais qui éveillent une im-
pression sinistre. Ces mots incohérens, que les basses profèrent sur
une seule et même note qui se prolonge indéfiniment, pendant que
l'orchestre déchaîne des sonorités acres et mystérieuses, précèdent
et annoncent un tableau inoui d'une magnifique horreur. Après cet
exorde pour ainsi dire de la matière inorganique, qui semble pres-
sentir les événemens qui se préparent, Gaspard évoque Samiel, l'es-
prit satanique, et lui demande une prolongation du pacte infernal
qu'il a contracté avec lui, et qui est près d'expirer. Ce dialogue
entre Gaspard et Samiel, qui ne dit que quelques mots parlés et
froids comme un glas mortuaire, l'arrivée de Max au rendez-vous
fatal, l'expression de sa terreur en se voyant dans ce lieu sinistre,
où il croit apercevoir l'ombre de sa mère et l'image désolée d'Agathe
se jetant dans le gouffre qui est à ses pieds, la fonte des balles, la
merveilleuse prosopopée de la chasse infernale, ces difierens épisodes
de la grande scène qui termine le second acte, sont des créations
étonnantes et sans précédens dans l'art musical d'aucun peuple.
— Que pensez-vous, chevalier, de ce beau ragoût de poésie fan-
tastique ou romantique, comme il vous plaira de la qualifier? dit
M. Thibaut avec ironie après la chute du rideau. Préférez -vous ce
salmigondis de balles fondues, de cris de chouettes et d'orfraies, de
hurlemens démoniaques et de bruits sinistres qui font peur aux en-
fans, au premier finale de Don Jiuin, à celui (ï Idoméiice, aux scènes
pathétiques et sublimes des opéras de Gluck et de Spontini?
— Vous voulez savoir, docteur, si je préfère Shakspeare à So-
phocle, les poèmes de Milton et de Dante à V Iliade et à V Enéide,
la cathédrale de Cologne au Parthénon d'Athènes? répondit froide-
ment le chevalier. Cela dépend de l'idée qu'on se fait de l'art en
général, et de ce qu'on exige trouver dans ses diverses manifesta-
tions. Est-ce la vérité qui vous préoccupe plus que la beauté, ou
bien êtes-vous au nombre de ces esprits difficiles qui veulent que la
forme où l'artiste enferme la réalité ne blesse pas leurs sens déli-
cats, et que le beau soit toujours la splendeur du vrai, comme l'a
dit un philosophe divin, Platon? X quelque point de vue qu'on se
place pour juger la scène que nous venons d'entendre, je la trouve
également admirable. N'oubliez pas, docteur, que Weber est un
FRÉDÉRIQUE. 617
musicien moderne, un génie éminemment germanique et national,
qui s'inspire d'un ordre d'idées et de sentimens inconnus aux grands
maîtres du xviii'' siècle. Il introduit le pittoresque dans le drame
lyrique, il encadre l'expression des sentimens humains dans un
paysage qui accuse le temps et le lieu où se passe l'action, il tra-
duit enfin pour la première fois en musique le merveilleux et la poé-
sie de la race teutonique. Si vous n'aimez pas les caractères vigou-
reux, les couleurs ténébreuses, les présages sinistres, la nature
sauvage et l'horizon sanglant que Shakspeare a mis dans Macbeth
et le Roi Lear, si les visions terribles et fantastiques de la nuit de
Walpurgis dans le Faust de Goethe vous répugnent, vous ne pouvez
apprécier à sa juste valeur ce beau finale du Freysdmtz, qui en est
pour ainsi dire une imitation.
— Je vous avoue franchement, répliqua le docteur avec bonho-
mie, que le moindre rayon de soleil, que la plus petite mélodie ve-
nant directement de l'âme sont plus de mon goût que tout le fouillis
pittoresque et philosophique dont vous nous donnez la savante ex-
plication. Que voulez-vous, mon cher chevalier? je suis de mon
temps, et en fait de merveilleux je préfère les bouftbnneries de la
Flûte enchanii'e, avec la musique de Mozart, au cauchemar de la
poésie dite romantique.
— A la boinie heure, dit le chevalier en riant, voilà une préfé-
rence qui a sa raison d'être et qui se conçoit; mais vous ne pouvez
nier, docteur, que Weber ne soit un musicien de génie, le créateur
d'un genre d'effets entièrement nouveaux.
Pendant que les deux interlocuteurs échangeaient entre eux ces
réflexions, que M'"'' de Narbal écoutait avec un vif intérêt, les trois
cousines étaient fort occupées d'un incident qui se passait dans une
loge voisine de la scène. On voyait une dame âgée embrasser avec
effusion un étudiant qui était survenu avec son costume pittoresque.
Il était mince, délicat, et de longs cheveux blonds lui tombaient
abondamment sur les épaules.
— C'est le fils de M'"*' de Turkheim, dit M. de Loewenfeld, un ca-
marade de mon cher Wilhelm, qui arrive sans doute de Leipzig.
M. de Loewenfeld sortit précipitamment, et revint quelques in-
stans après. — Je ne m'étais pas trompé, c'est bien lui. Il vient
passer les vacances chez sa mère et m'annonce la prochaine arrivée
de mon fils, que je demande la liberté de vous présenter, comtesse.
— Comment donc, mon cher baron? mais très volontiers. J'aurai
grand plaisir à connaître votre fils, dont j'ai entendu louer l'élé-
gance et les manières accomplies.
Le chevalier entendit ces dernières paroles de iM""' de Narbal, et,
sans se rendre bien compte de ce qu'il éprouvait, il se sentit péni-
(518 REVUE DES DEUX MONDES.
blement affecté. Il allait donc voir un jeune homme introduit dans
cette maison hospitalière, où son cœur était plus engagé qu'il n'o-
sait se l'avouer.
Le lever du rideau fit diversion aux douloureux pressentimens du
chevalier. Le théâtre représentait la chambre d'Agathe, ornée de
fleurs et de pieux symboles. La cavatine que chante la jeune fille
revêtue de ses habits de noces, agenouillée devant une image de la
Vierge couronnée de roses blanches, est encore une de ces mélodies
suaves et colorées où l'expression tendre et profonde du sentiment
ne se fait jour qu'à travers la peinture du paysage , à travers les
phénomènes de la nature extérieure, qu'Agathe invoque et interroge
avec une pieuse curiosité :
Und ob die Wolke sie verliûlle ,
Die Sonne bleibt am Himmelszelt! etc.
A cette courte, mais touchante prière, succède la romance qu' An-
nette chante pour distraire son amie de ces rêves de malheur dont
elle est toujours obsédée. C'est une sorte de ballade d'un style tout
différent et divisée en deux parties. Vmidante en sol mineur, qui
est accompagné par un alto solo qui en dessine les contours, effet
qui a été souvent imité depuis, a quelque chose de la couleur d'un
récit légendaire, tandis que Y allegro en 77ii bémol majeur est d'une
gaîté charmante , plein de grâce et de modulations piquantes que
fait jaillir un rhythme original très familier à l'auteur du Freyschûtz
et d'Oberon. Après ce morceau, qui exprime si heureusement l'hu-
meur joyeuse d'Annette, dont le caractère facile se maintient tou-
jours différent de celui d'Agathe, vient la ronde avec le chœur des
jeunes villageoises qui apportent à la fiancée des fleurs et des sou-
haits de félicité. C'est frais et touchant comme une idylle, élégant
comme une page à' Hermann et Dorothée. Lorsque le fameux chœur
des chasseurs eut été chanté avec un ensemble admirable qui ex-
cita de nouveau dans toute la salle des transports d'enthousiasme :
— Voilà encore une de ces trouvailles de génie, dit le chevalier
avec émotion, qui n'appartiennent qu'à Weber. Il est impossible
d'obtenir un plus grand effet par des moyens aussi simples. Quel
vaste horizon s'entr'ouvre devant l'auditeur charmé au bruit har-
monieux de ces cinq voix qui ne sortent pas d'un très petit nombre
d'accords les plus usités ! N'est-ce pas la forêt sombre et qui re-
tentit d'échos infinis, la chasse et sa poésie enivrante, l'homme heu-
reux de sa liberté et fier de sa puissance sur la nature qui l'enve-
loppe de toutes parts? Jamais un musicien, jamais un poète de race
latine ne pourrait peindre de tels effets, ni exprimer de pareils sen-
FRÉDÉRIOUE. 610
timens. Après l'exécution du finale dans l'admirable andante en
si majeur entonné par Max, répété ensuite comme une prière par
tous les personnages de cette simple histoire de village, s'élève un
hymne d'amour, de foi et de soumission à la Providence :
Moment si doux, bonté nouvelle!
A vous, Seigneur, je dois l'espoir.
— Qu'il soit trois fois béni, s'écria le chevalier, le pieux et grand
artiste qui a tiré de son âme de tels accens, et qui a donné à sa
patrie le premier opéra national qu'elle possède !
— Gomment l'entendez-vous, monsieur le chevalier? répondit le
vieux Rauch avec étonnement. L'Enlcva?îent du Sérail, la Flûte
enchantée de Mozart, Fidelio de Beethoven, le Sacrifice interrompu
de Winter, et tant d'autres ouvrages que je pourrais citer, n'ont-ils
pas été composés par des musiciens allemands et dans la langue du
pays?
— Oui vraiment, répliqua le chevalier. Bien avant Mozart, un
homme de génie qui se nommait Keyser et plusieurs de ses con-
temporains, parmi lesquels je citerai Hœndel, ont essayé de donner
à l'Allemagne un spectacle lyrique conforme à celui qui avait été
créé en Italie et qui faisait les délices de toutes les cours princières.
Ils ont écrit des centaines d'opéras en langue allemande, ce qui
n'empêche pas que le Freyschûtz ne soit le premier drame dont la
musique profonde et touchante traduise avec une grandeur et une
sincérité propres à l'Allemagne les sentimens, le merveilleux et la
poésie intime de la création. Gomme le Faust de Goethe, le Frey-
schûtz est une légende populaire dont Weber s'est heureusement
inspiré et où il a su rendre d'une manière savante les naïves ter-
reurs et ce pittoresque infini de la nature qui caractérisent la vieille
race teutonique.
— Je ne vous tiens pas quitte de l'explication que vous m'avez
promise, dit M. Thibaut toujours en badinant, et je veux absolument
que vous m'appreniez d'où vient aux Allemands et aux peuples du
nord ce sentiment profond des beautés de la nature que vous refusez
aux nations méridionales.
— Ah ! docteur, répondit le chevalier en fermant la porte de la
loge, cela vient de bien loin, peut-être des sources de l'Indus ou
des sommets escarpés de l'Himalaya !
— Ces diables de philosophes ont d'étranges idées, dit M. Thi-
baut en offrant son bras à M'"'' de Narbal.
P. SCUDO.
{La troisième partie au prochain n".)
LA
GUERRE DES RÉSEAUX
LE RÉGIME DES GHEMI^jS DE FER EN 1863.
I. Enquête sur divers chemins de fer projetés, etc., par la compagnie de Paris à Lyon et à la
Méditerranée , août 1862. — II. Note sur l'Enquête, par la compagnie du Midi , septembre
1832. — III. Exposés des motifs et rapports, avril 1863.
Une nouvelle phase commence pour l'économie de nos chemins
de fer avec les conventions qui sont venues en 1863 modifier la
situation relative de l'état et des compagnies, soit en créant des
concessions nouvelles, soit en révisant des contrats déjà existans.
Les obligations du trésor sont accrues, le faisceau des concessions
est élargi; diverses clauses essentielles des contrats antérieurs sont
tout à fait transformées. Ces conventions, qui forment un ensemble
d'actes datés du mois de juin 1863, soulèvent deux ordres de ques-
tions très distincts, et si on ne peut qu'approuver la solution qui a
mis un terme à l'ardente compétition des deux grandes compagnies
du Midi et de la Méditerranée, on a bien des réserves à faire sur les
autres stipulations qui ont eu pour but l'extension du réseau national
et la révision des anciens contrats.
A quoi tient cette différence? Peut-être au procédé, au mode d'é-
tude, qui n'a pas été le même dans les deux cas. Dans la querelle
du Midi et de la Méditerranée, grâce à l'eiîort si puissant des intérêts
rivaux, il a été fait appel à la publicité et à la discussion avec un
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 621
éclat que nous ne connaissions plus depuis longtemps en ces ma-
tières. L'enquête prescrite dans les régions méridionales a eu un re-
tentissement tout à fait inaccoutumé. Tous les élémens en ont été
recueillis par la presse périodique et répandus h tous les coins de
l'horizon. L'active controverse qui s'en est emparée n'a laissé aucun
intérêt dans l'ombre, aucun germe fécond dans l'oubli. Ce n'est pas
ainsi qu'on a procédé quand il s'est agi de réviser les anciens con-
trats ou d'arrêter des conventions nouvelles. La discussion n'a plus
exercé ici la même influence; la publicité s'est presque entièrement
renfermée dans le cercle des procédures ordinaires en matière d'ex-
propriation forcée pour cause d'utilité publique. Juger les deux sys-
tèmes cà l'œuvre et par leurs résultats, ce ne sera pas seulement
retracer tout un côté de la vie morale des chemins de fer français
dans un des plus curieux épisodes de leur histoire; ce sera montrer
aussi la nécessité du contrôle de l'opinion dans des affaires où sont
engagés des intérêts si précieux.
1.
Dans ses données générales, le système de nos chemins de fer a
été conçu en vue de prévenir la lutte entre les grands réseaux. Les
fusions d'où sont sortis les groupes actuels, et qui ont donné nais-
sance à ces associations puissantes chargées de sillonner chacune
un côté du territoire, avaient singulièrement réduit les chances
d'invasion réciproque, ou même de ces guerres à coups de tarifs si
fréquentes chez nos voisins d'outre-Manche et en définitive si rui-
neuses. Maintes fois, lorsqu'elles acceptaient plus ou moins volon-
tairement telle ligne insignifiante ou onéreuse pour elles, les compa-
gnies n'avaient d'autre but, suivant leur propre aveu, que d'assurer
la garde de leurs frontières et l'autonomie de leur exploitation. Si
l'on entend ces précautions en un sens pratique, n'ayant dès lors
rien d'absolu, et laissant intacte la prérogative de l'état quant aux
concessions futures, on peut dire que le but a été généralement at-
teint. Or il n'y a point d'autre manière d'interpréter le programme.
On ne devait pas compter sur une paix générale et éternelle. Jamais
le parallélisme entre les groupes ne pouvait être assez prolongé
pour garantir un isolement absolu. Ne suffisait-il pas d'ailleurs que
tels réseaux fussent contigus les uns aux autres, que certains de
leurs embranchemens aboutissent au même point, ou pussent, cà
l'aide d'habiles évolutions dans les tarifs, desservir les mêmes loca-
lités, pour qu'il en résultât quelques occasions de froissement et
quelques sujets de contestation? Dans les limites où ils peuvent se
produire, les efforts divergens, les prétentions réciproques des com-
622 REVUE DES DEUX MONDES.
pagnies, loin de constituer une menace un peu sérieuse pour leur
état financier, deviennent au contraire la manifestation d'un utile
esj)rit de recherche et la garantie d'une exploitation progressive.
Dès l'origine, on aurait pu marquer sur la carte plusieurs en-
droits où de tels chocs se produiraient vraisemblablement de ré-
seau à réseau. S'il y avait en particulier un point où la symétrie
première semblait devoir être menacée un jour ou l'autre, c'était
dans la zone méridionale qu'il fallait le chercher. Seule des six
grandes exploitations françaises, la compagnie du Midi n'a pas vers
la capitale une issue qui lui appartienne. Sous ce rapport, sa posi-
tion ne ressemble même pas à celle de l'ancien Grand-Central, qui
se plaignait si haut de son isolement, mais qui, moins éloigné de
Paris, avait pu afficher un moment l'ambition de s'y ménager un
accès par Tours et Vendôme, entre les lignes de la compagnie d'Or-
léans et celles de la compagnie de l'Ouest. Quant au Midi, force lui
est de renoncer à toute illusion semblable. Pour ses rapports avec
le centre immense d'où part et où converge presque toute la circu-
lation nationale, je veux dire avec Paris, il dépend de deux autres
compagnies, celle d'Orléans et celle de Lyon. A tout prendre, le sil-
lon ferré parcourant en sens divers les plaines qui vont toucher le
pied des Pyrénées a pourtant, lui aussi, ses conditions d'autonomie,
ses garanties d'indépendance. Ce qu'il peut regretter du côté du
nord et de l'est, il en trouve la compensation du côté du sud, ou du
moins il la trouvera le jour où seront desservies les voies qui doi-
vent l'unir aux chemins espagnols à l'une et à l'autre extrémité de
la muraille pyrénéenne. Que son essor se déploie à travers les Py-
rénées, et il entre dans la plénitude de son 'action. C'est préoccupé
sans doute de cette perspective que le Midi conçut l'idée d'élargir
ses issues sur le sol même de la France, et tout à la fois vers les
départemens du centre et de l'ouest, c'est-à-dire du côté de la com-
pagnie d'Orléans, et vers ceux du sud-est, c'est-à-dire du côté de
la compagnie de Lyon, prétention à double tranchant, quoiqu'elle
n'atteignît au vif que la compagnie d'outre-Rhône. D'autre part,
on ambitionnait une voie directe sur Marseille à l'aide d'une ligne
partant de Cette, longeant le littoral par Aigues-Mortes, Saint-Louis,
Bouc, les Martigues, et raccourcissant le trajet de /i5 kilomètres; de
l'autre, on demandait à souder le faisceau méridional avec celui du
centre au moyen d'un chemin de fer se détachant à Rhodez du
groupe des concessions appartenant à la compagnie d'Orléans pour
se diriger sur la Méditerranée par Milhau, Sainte-AfTrique et Mont-
pellier.
Cette combinaison, qui pouvait paraître hardie, séduisante même
au premier abord, quoique très hasardeuse dans son principal ob-
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 623
jet, on ne manquait pas de l'appuyer sur une pensée traditionnelle
et tout à fait populaire dans les régions pyrénéennes comprises en-
tre l'Océan et la Méditerranée, — la pensée de l'union des deux
mers. C'était pourtant confondre des situations bien dissemblables
que d'assimiler le projet nouveau à la plus grande conception du
XVII'' siècle en matière de travaux publics. Gomment ne pas voir
que les perspectives sont entièrement changées depuis l'édit qui
consacrait l'exécution du fameux canal (1666)? Elles ne sont même
plus ce qu'elles étaient il y a une quarantaine d'années. Sans que
son importance ait décru pour nos régions du sud-ouest, l'idée de
l'union des deux mers a vu singulièrement diminuer son rôle par
rapport à la circulation générale du commerce. En même temps
qu'ils venaient en faciliter l'accomplissement, les chemins de fer en-
levaient à l'œuvre une partie de sa grandeur passée. Dirai-je qu'ils
la découronnaient? L'union des deux mers, on la voit se produire
aujourd'hui sous toutes les formes. On nous la montre presque déjà
réalisée de l'autre côté des Pyrénées, grâce aux lignes qui vont ré-
unir les ports de la Catalogne à ceux de la Biscaye (1). En France,
elle paraît pleinement opérée, et dans des directions multiples. Soit
que l'on considère la Mer du Nord, soit que l'on observe nos ports
de la Manche ou de l'Atlantique, on en voit partir un ruban ferré qui
se déroule jusqu'aux tièdes rivages méditerranéens (*2). Qu'il reste
place à une comparaison entre le prix des transports par ces voies
différentes, c'est évident; il ne l'est pas moins que le faisceau du
trafic, que le courant de la circulation, au lieu de se concentrer sur
un seul point, doit inévitablement se diviser. Sijjtoutes les données
antérieures n'avaient été profondément modifiées par les chemins
de fer, en même temps que le développement de la navigation à va-
peur et les progrès de la navigation à voile transformaient les con-
ditions des transports maritimes, la jonction opérée entre Bordeaux
et Cette aurait suffi à toutes les ambitions comme à tous les intérêts.
L'union tant célébrée se réalisait avec toutes ses anciennes pro-
messes, et la cité maritime de l'Hérault aurait pris promptement cet
essor magnifique qu'on avait imaginé pour elle, et qu'il a fallu re-
noncer à atteindre.
Il n'est plus indifférent aujourd'hui, au milieu des transformations
qui remplissent l'histoire des voies de transport depuis un demi-
siècle, il n'est plus indifférent, pour que l'union des deux mers à
travers le Languedoc procure tous les résultats qu'on en peut rai-
sonnablement espérer, que la ligne partie de Bordeaux s'en aille
(1) Rapport de la compagnie de Lerida-Reuss-Tarragone, 29 mai 18C3.
(2) D'un autre côté, le simple embranchement de Nancy à Gray, récemment inau-
guré, ouvre désormais une route directe du Zuyderzée au golfe de Lion.
&2h REVUE DES DEUX MONDES.
gagner tel ou tel point du rivage méditerranéen. Ce n'est qu'en
aboutissant au siège du plus actif mouvement d'aiïaires, au plus
large centre des capitaux de tout le sud-est, que Bordeaux, le bas-
sin de la Garonne et les régions subpyrénéennes peuvent être le plus
avantageusement mis en contact avec la Méditerranée. Seulement,
comme la jonction voulue existe déjà depuis longtemps grâce à la
ligne qui de Cette se dirige par Montpellier et Tarascon sur le chef-
lieu des Bouches-du-RIiône, il restait à savoir si la nouvelle direc-
tion proposée, si la ligne raccourcie devait ouvrir au commerce des
perspectives inconnues et transformer, au grand avantage du transit
international, toutes les conditions actuelles. Telle était la question
qu'avait soulevée et tranchée du même coup le projet du Midi. On
sait que ce fut là le côté saillant de la lutte; mais la seconde ques-
tion, pour avoir jeté moins d'éclat, la question du chemin de Rhodez
à Montpellier, que le Midi se proclamait résolu à ne point disjoindre
de la première, ne fut pas débattue avec moins d'animosité. Au tracé
par Montpellier, la compagnie -de Lyon en opposait un autre qui, à
partir de Milhau, s'en allait par le Vigan gagner Lunel, où il re-
trouvait la route de Nîmes et tout le réseau du sud-est. Sur l'un et
l'autre sujet de division, la guerre a eu le même point de départ,
comme aussi la même durée. Elle débute à la veille de la session
des conseils-généraux au mois d'août 1861, et elle se clôt avec les
actes législatifs portant la date du 11 juin 1863. On ne saurait trop
rappeler qu'elle s'est poursuivie, ainsi que nous l'indiquions dès
l'abord, en plein soleil, avec toutes les armes que la discussion pou-
vait fournir et dont la publicité la plus large pouvait assurer l'effet.
Au milieu des aspects si variés qu'elle a offerts, voilà, bien plus
encore que l'importance des intérêts en litige, voilà ce qui l'a re-
vêtue d'un caractère de grandeur et de nouveauté.
Durant la mêlée croissante où l'on vit s'engager toutes les forces
actives disséminées des Alpes à l'Océan, il est assez facile de mar-
quer le champ propre à chacune des deux compagnies en présence.
Le Rhône pourrait servir de ligne de démarcation, sauf à rattacher
pourtant à la rive gauche, comme deux puissantes têtes de colonne,
le département de l'Ardèche et surtout celui du Gard. On devrait
en revanche noter sur cette même rive, et jusqu'au cœur du do-
maine de la Méditerranée, certaines dissidences qui indiquaient des
positions isolées appartenant à des adversaires. Si l'on consulte le
chiffre de la population directement impliquée dans le conflit, le
Midi pourrait s'attribuer l'avantage du nombre. Déjà, à la date du
24 avril 1862, on parlait, dans son camp, de treize départemens et
de soixante villes qui aj^^aient donné leur adhésion. Deux opulentes
cités, Bordeaux et Marseille, vouées à des applications analogues,
LE RÉGIME DES CHEilINS DE FER. 625
mais dont le caractère n'en est pas moins prorondcnK^nt dissem-
blable, apparaissent, à chaque extrémité de la ligne entre les deux
mers, comme le point principal où vont s'appuyer l'une et l'autre
armée. Accoutumée à une sorte d'indolence superbe qui répugne à
tout changement brusque, qui exclut les ordinaires exigences d'un
dévorant mouvement d'affaires, Bordeaux laissa volontiers le rôle
le plus décisif à l'entreprenante cité des Bouches-du-Pdiône. A un
certain point de vue, si l'antagonisme entre Marseille et Bordeaux
n'était pas un fait traditionnel qu'on retrouve au sein de la popu-
lation de l'une et de l'autre ville jusque dans le domaine des im-
pressions individuelles, on aurait quelque peine à s'expliquer une
dissidence qui ne sortait pas des termes mêmes de la question ac-
tuellement soulevée. « Bordeaux et Marseille, lit-on dans un des do-
cumens émanés du Midi, peuvent devenir l'entrepôt général de tout
ce que les deux mers expédient de l'une à l'autre, et l'échange entre
ces deux grands centres par les voies ferrées se substituer aux lentes
opérations que comporte aujourd'hui la navigation par le détroit de
Gibraltar (1). » Point de doute que si les plans du Midi avaient dû
amener les résultats annoncés, les deux ports en eussent profité l'un et
l'autre. Ce n'étaient donc que des considérations toutes locales, que
des ambitions accessoires qui pouvaient, en face d'une telle hypo-
thèse, rendre compte de la divergence des attitudes. L'opposition
parut néanmoins beaucoup plus tranchée entre deux autres villes
placées face à face sur les limites mêmes des deux réseaux, et qui
eurent dans la contestation un rôle très accentué, Montpellier et
INîmes. Dans la première de ces villes, des impulsions influentes
s'unissaient au poids de réels intérêts pour entraîner la balance vers
la compagnie du Midi, tandis qu'à Nîmes, où les élémens locaux
ont toujours été d'eux-mêmes plus inflammables, on se prononçait
en sens inverse avec toute l'ardeur des impressions natives.
Au milieu de ce général émoi, les deux compagnies laissent per-
cer chacune l'esprit particulier qui la distingue. D'un côté, plus
d'ardeur, plus d'élan, un besoin plus marqué de tenter l'inconnu;
de l'autre, une propension manifeste à se vouer de préférence aux
améliorations tranquillement élaborées, sans rien livrer au hasard
de ce qu'on peut lui disputer. Ici une initiative toujours ardente,
là une rare fécondité de ressources dans les cas les plus scabreux.
Quant aux hommes qui servaient d'organes aux deux intérêts enne-
mis et qui s'efforçaient de prendre en main les fils de tous les mou-
vemens, ils étaient sans cesse sur la brèche, défendant leur cause
réciproque avec l'âpreté d'un parti pris, avec cette chaleur d'allures
(1) Ruponse de la compagnie du Midi, 27 jaarier 1862.
TOME XLVIII. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
que ne manque jamais d'engendrer un grand et long débat. Une ac-
tive et prépondérante participation à l'essor de nos voies ferrées
leur avait acquis d'ailleurs une autorité incontestée. Ils n'étaient pas
seuls à se faire entendre. Les conseils-généraux, les conseils mu-
nicipaux , les chambres de commerce , les chambres consultatives
des arts et manufactures, divers comités généraux ou particuliers
élevaient la voix de toutes parts. Grâce aux nombreux documens
émanés de tant de sources différentes, jamais, on peut le dire, la si-
tuation économique, jamais les besoins et les ressources du sud et
du sud-ouest de notre pays n'avaient été aussi profondément fouil-
lés. Les publications lancées par l'une et l'autre compagnie, dont
toutes les affirmations, tous les calculs ont été réciproquement pas-
sés au laminoir et soumis à une critique sévère, pourront longtemps
être consultées comme un très utile répertoire.
Les témoignages des localités intéressées complétaient le tableau
par des renseignemens plus minutieux, plus circonstanciés, plus
intimes. Dans l'examen des tracés, des directions, des points de
soudure, chacun des corps représentant les départemens ou les
villes avait le droit ou pour mieux dire le devoir de soutenir les in-
térêts mêmes dont il était l'expression. C'était une condition pour
que tous les côtés du litige fussent éclairés. Voilà comment le rai-
sonnement et la controverse finirent par répandre la plus vive lu-
mière sur un vaste pêle-mêle d'intérêts, et par permettre de déga-
ger la vérité des exagérations que pouvaient offrir les prétentions
isolées.
Dans sa résistance aux projets du Midi, qu'elle dénonça dès le
premier moment comme une menace d'invasion, la compagnie de
Paris à Lyon et à la Méditerranée n'opposa d'abord qu'une réfuta-
tion quelque peu dédaigneuse. Si le chemin de Lyon, c'est un fait à
reconnaître, sut à merveille se servir d'efficaces moyens de défense,
ce n'est pas par ceux-là qu'il avait commencé. Il ne fut guère qu'a-
gressif dans ses premières évolutions. Le côté faible de cette tac-
tique, dont le caractère fut tout provisoire, c'était celui auquel on
attachait peut-être le plus de prix, j'entends la prétendue irruption
du Midi dans le domaine de ses voisins du sud-est. Rien de moins
justifié que cette plainte, rien de moins conforme à l'esprit véritable
de la législation des chemins de fer et à la tradition gouvernemen-
tale. Évidemment là n'était pas le nœud de la question. 11 n'était
pas non plus dans le chiffre des dépenses qu'entraînerait le chemin
du littoral ou dans certaines difficultés d'exécution. Il ne fallait pas
le chercher non plus dans l'intérêt de la navigation du Bas-Rhône.
Les compagnies qui desservent le lleuve, et qui, alors même qu'elles
ne sont pas conduites par leurs entreprises jusqu'à l'embouchure,
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 027
sont du moins en mesure d'apprécier parfaitement une question de
ce genre, se prononcèrent à ce sujet en un sens favorable au Midi (1).
Ces argumens, qu'on peut appeler des argumens de circonstance,
une fois écartés, il reste plusieurs points très sérieux où la cri-
tique, en se précisant davantage, fournit à l'histoire économique
de notre temps des renseignemens utiles à conserver. C'était d'abord
le chiffre des recettes possibles pour le chemin du littoral; c'était
ensuite la pensée de détourner au profit de ce chemin une partie
plus ou moins forte du transit de l'Océan à la Méditerranée; enfin,
c'était l'intérêt que pourrait offrir l'unité de service par rapport au
fractionnement actuel entre deux compagnies.
Sur le premier point, le Midi, qui ne pouvait guère contester les
assertions de ses adversaires , répondait que les recettes indiquées
correspondaient à l'état présent du trafic, mais qu'elles seraient
considérablement accrues par suite des changemens projetés. C'était
répondre par la question même. Il est vrai que l'idée du détourne-
ment du transit commercial venait tout de suite donner un corps à
ces vagues assurances; mais ici précisément les objections étaient
permises. Il fallait expliquer comment on déposséderait de sa clien-
tèle le détroit de Gibraltar, dont le nom revient à tout moment dans
les écrits publiés à ce sujet. Le détroit de Gibraltar! c'était donc là
qu'il fallait viser ! Dès que les matériaux actuels ne pouvaient suf-
fire à l'alimentation de la ligne du littoral, il devenait absolument
nécessaire de ravir au fameux détroit une partie de sa fortune, de
faire refluer vers nos rivages méridionaux une partie du mouve-
ment qui s'opère entre les côtes d'Espagne et celles du Maroc. Com-
bien la proie n'était-elle pas attrayante! Ce grand courant emporte
par année à millions 1/2 de tonnes. En réalité, la conquête de Mar-
seille n'était qu'un vain mot, si l'on ne conquérait pas le détroit.
Sans cela, point de partie gagnée. Il fallait donc franchir les célè-
bres colonnes qui avaient arrêté le héros de la fable , ou plutôt il
fallait pouvoir, par une combinaison de tarifs, rétablir cette chaîne
de montagnes qu'un jeu de sa force avait rompue. Dans les pre-
miers programmes du Midi, nulle idée ne fascinait plus les regards
que l'idée d'amener sur notre sol une dérivation quelconque de cet
énorme transit. N'en doutons pas : si cette prétention avait pu seu-
lement s'appuyer sur des calculs un peu plausibles, aucun argu-
ment, aucune objection n'aurait tenu contre l'adhésion publique, et
le chemin du littoral serait aujourd'hui en construction. La compa-
gnie de Lyon ne pouvait s'y méprendre. Aussi quel déploiement de
(1) Lettre des représentans des compagnies de la navigation du Rhône, IG septembre
4862.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
forces sur ce point-là! On revient sans cesse, à tout propos, sous
toutes les formes, au détroit de Gibraltar. Quand il eut été démon-
tré par des chiffres que l'état actuel des choses n'autorisait là-bas
aucune espérance raisonnable, la compagnie triomphante ne se tint
pas encore pour satisfaite; elle prit à tâche de tourner en dérision
cette ambitieuse convoitise. On renvoyait incessamment le Midi à
cette conquête herculéenne. On semblait nous montrer les chefs
tout effarés de cette compagnie, postés sur un des promontoires du
détroit, agitant leurs tarifs et faisant en vain des signaux à la navi-
gation obstinée. On ne tenait même aucun compte de certaines dis-
tinctions entre la marine à vapeur et la marine à voile. Quand on
rentrait dans une argumentation sérieuse, c'était pour demander
au Midi comment il ne réalisait pas avec les lignes actuelles, et au
moyen de simplifications faciles à concevoir, cette prise de posses-
sion qu'il se flattait d'accomplir sur une grande échelle avec le che-
min du littoral. Malgré les doutes que motivaient des questions aussi
complexes, il y eut un moment où les impressions publiques sem-
blèrent incliner dans le sens du Midi. C'était au début. Outre le
raccourcissement de 45 kilomètres, outre les conquêtes promises au
transit à travers la France, on voyait s'ouvrir des perspectives nou-
velles pour les régions peu salubres et peu habitées dit Bas-Rhône,
où le nouveau chemin était destiné à provoquer des travaux d'assai-
nissement, à appeler la population et à donner l'élan aux importantes
salines qu'on y rencontre et qui fournissent déjà 120,000 tonnes de
produits par année. On ne savait pas encore si les mêmes avantages
pourraient être obtenus d'une façon moins coûteuse et moins pro-
blématique. Ce n'était pas en vain non plus que le Midi signalait
comme devant désormais se trouver comblée la seule lacune exis-
tant le long du rivage méditerranéen dans le ruban ferré qui s'y
déroule ou qui s'y déroulera bientôt à partir des extrémités méri-
dionales de la péninsule italienne pour se continuer, après avoir
traversé la France, jusque sur les côtes espagnoles. Ce fut sous l'in-
fluence de ces confiantes dispositions que le Midi obtint l'enquête
officielle qu'on lui avait d'abord disputée, et sans laquelle la ques-
tion n'aurait pu être contradictoirement élucidée, ni la conscience
publique entièrement satisfaite.
Avertie par l'échec de sa première tactique, la compagnie de Lyon
en adopta une autre d'un caractère tout différent, qu'avaient pré-
sagée déjà certaines ouvertures, et dont l'efficacité ne pouvait être
douteuse. Cette seconde méthode consistait à neutraliser les avan-
tages promis par des avantages équivalons ou même supérieurs. Une
fois sur ce terrain-là, on s'y montre habile à trouver des ressources
et prodigue envers î^s localités intéressées. On s'ingénie et on réus-
LE REGIME DES CHEMINS DE FER. 629
sit à faire face à toutes les exigences, à satisfaire à tous les intérêts
auxquels s'était adressé le Midi, si bien que les propositions pre-
mières, ainsi contrecarrées pied à pied et avec une remarquable sû-
reté de coup d'œil, devenaient maintenant sans objet. On a dit des
satisfactions accordées en fin de compte à nos départemens méri-
dionaux qu'elles étaient déjà mises à l'étude avant la querelle. Il
semble difficile qu'un observateur impartial se laisse persuader que
les nécessités de la lutte n'aient pas eu pour conséquence d'en éten-
dre singulièrement le cercle, d'en hâter singulièrement la réalisa-
tion. Sans la pression résultant d'une aussi ardente rivalité, la
Méditerranée eût-elle accepté ce qu'elle a bientôt volontairement
offert? L'eùt-elle accepté à moins de fortes compensations? Ce n'est
guère à supposer. Les lignes qu'elle nomme elle-même des lignes
de défense dans un rapport récent témoigneraient au besoin de la
nécessité à laquelle elle avait obéi. Qu'on écarte des concessions
faites l'idée de rançon, idée propre à blesser de légitimes suscep-
tibilités, rien de mieux; mais les discussions soulevées, les vives
émotions qu'elles ont fait naître, les besoins et les ressources qu'elles
ont servi à mettre en évidence n'en conserveront pas moins dans
l'histoire économique de nos chemins de fer une place qu'il serait
impossible de leur ravir. Ceci n'enlève rien au mérite des études
antérieures dont s'occupait ou auxquelles pouvait songer la puis-
sante compagnie de la Méditerranée.
La nouvelle attitude qu'elle avait su prendre s'était nettement
dessinée dans un document publié au mois d'août 1862, et destiné
aux conseils-généraux des départemens (I). On y remarque toute
une série de combinaisons, tout un système de lignes nouvelles que
le Midi appelait à tort un enchevêtrement (2), et qui était au fond
un ingénieux, mais coûteux moyen d'écarter la tentative d'envahis-
sement. La différence de /|5 kilomètres était ramenée à 20 à l'aide
d'une ligne de jonction d'Arles à Lunel, et même à 15 pour les
transports maritimes au moyen d'une gare spéciale de marchan-
dises établie à Lestaque (territoire de Marseille) et reliée h la grande
artère. Des embranchemens se dirigeaient sur Bouc et sur les Mar-
tigues, à la portée des salines. On avait parlé des difficultés et
même des périls qu'offrait le tunnel de la Nerthe (/i,600 mètres de
longueur); on avait parlé d'encombrement sur la ligne de Marseille
vers le Rhône et de l'insuffisance de la gare dans ce grand port. De
ces critiques, rien n'allait rester debout; la Méditerranée ne reculait
devant aucun sacrifice : elle dégageait le souterrain de la Nerthe, et,
(1) Enquête sur divers chemins de fer projetés dans les départemens des Bouches-du-
Rhône, du Gard et de l'Hérault.
(2) Lettre à, MM. les memlires des conseils-généraux, août 18(52.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
en proposant un chemin direct de Marseille à Aix qui ouvrirait une
nouvelle route jusqu'à Avignon par la vallée de la Durance, elle
dotait Marseille d'une seconde gare, indépendamment de celle de
Lestaque. Quant aux chemins de l'Aveyron, la satisfaction n'était pas
moins complète. Entre les deux directions si débattues de Rhodez à
la Méditerranée, ou plutôt de Milhau, puisque c'est là que commen-
çait la dissidence, la compagnie ne faisait pas de choix; elle accep-
tait les deux chemins, offrant d'exécuter, avec les subventions de-
mandées, celui de Milhau à Montpellier par Sainte-Affrique dans le
cas où la compagnie rivale y renoncerait elle-même. Il était impos-
sible d'aller plus loin, car cette seconde ligne ne pouvait que faire
concurrence au raccordement par Le Vigan et Lunel (1). Même es-
prit, même système, même libéralité en ce qui concernait le trans-
bordement, la rupture de charge, les lenteurs et l'accroissement de
frais provenant de l'exploitation par deux compagnies. On s'enga-
geait à faire partii* le nombre nécessaire de trains de voyageurs à
la vitesse fixée par le Midi sur sa propre ligne, et cela sans inter-
ruption ni à Cette ni ailleurs ; on admettait le parcours réciproque
des wagons de marchandises de Marseille à Bordeaux; enfin on se
déclarait prêt à établir un tarif commun en laissant la compagnie
du Midi maîtresse absolue de le régler, et en se soumettant à ré-
duire dès à présent à la longueur du tracé par le littoral (160 kilo-
mètres) la distance tarifée entre Cette et le chef-lieu des Bouches-
du-Rhône.
La question se posait dans ces termes lorsque la chambre de com-
merce de Marseille se chargea en quelque sorte de résumer les
résultats acquis par une délibération très solidement raisonnée au
point de vue pratique, et que la compagnie de la Méditerranée a
pu appeler avec justesse l'œuvre lajjlus complète et la plus décisive
qui se fût produite dans la discussion (2). Ce document, qu'il était
difficile, disons même impossible, de contre-balancer, exerça et il
méritait d'exercer une notable influence. La chambre montrait qu'en
ce qui touche aux intérêts de Marseille, les satisfactions offertes par
le chemin de Lyon ne laissaient subsister aucun vide, et qu'elles
s'accordaient précisément avec la direction constante du mouvement
commercial dont ce grand port est le point de départ vers l'inté-
(1) Ces divers chemins sont d'une exécution très coûteuse. « Il s'agit d'un chemin de
fer, avait dit au corps législatif le directeur-général des chemins de fer, M. de Fran-
queville (28 juin 18G2) en réponse à une interpellation, il s'agit d'un chemin qui doit
coûter plus de 100 millions pour la seule branche de Rhodez à la Méditerranée, et qui
coûterait 60 millions de plus, si l'on construisait en outre la branche de Milhau à
Lunel. »
(2) Lettre du 2i septembre 18G2. — La délibération de la chambre de commerce de
Marseille est du IG septembre 1802.
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 631
rieur, et qui a lieu vers le nord et le nord- est, sauf une imper-
ceptible fraction s'en allant du côté de Cette et du sud-ouest (1).
Nouvelles lignes, nouvelles gares, nouveaux règlemens, tout cor-
respondait aux besoins locaux. A l'aide de chiffres précis et de faits
positifs, la chambre de commerce ramenait en outre à ses propor-
tions réelles la question du transit par le détroit de Gibraltar. Le
raisonnement revêt ici une rigueur mathématique; tout le méca-
nisme du système est décomposé , et par des mains familières avec
les comptes de ce genre. Des calculs s' appliquant à la navigation à
vapeur et à la navigation à voile prouvent que le passage à travers
la France , avec les frais de débarquement à Marseille et à Bor-
deaux, serait plus coûteux que le trajet direct par mer des régions
orientales aux ports de la Grande-Bretagne (2). En prenant pour
base les prix du trajet tels qu'ils étaient indiqués entre Marseille
et Londres ou Liverpool par la compagnie du Midi elle-même,
la chambre arrivait à cette conclusion, qu'il ne resterait pour ré-
tribuer ce transport que de 12 à 16 francs par tonne, quand il en
aurait fallu ZiO, et à tout le moins 32. Aussi disait-elle en forme
de conclusion avec une ironie visible : a Les espérances mises en
avant au sujet du détournement possible sur le réseau du Midi du
transit international nous paraissent avoir été fondées sur des ap-
préciations faites de trop haut ou de trop loin. » Certains passages
de la délibération étaient peut-être plus faciles à contester, ceux
par exemple qui avaient trait à la navigation sur le Rhône et à
l'intégrité des réseaux concédés par l'état. Ici les nuances semblaient
un peu forcées ; mais ce tribut payé à la situation respective des
deux compagnies dans le présent antagonisme n'altérait pas l'auto-
rité d'un document émané d'un corps dont la compétence demeurait
incontestable.
Élucidée par tant de recherches, fouillée par tant d'études, la
question était désormais mûre pour recevoir une solution dont les
termes étaient indiqués d'avance. Les propositions faites en der-
nier lieu par la Méditerranée sont, pour ainsi dire, passées textuel-
lement dans la transaction intervenue sous les auspices de l'état et
consacrée par la loi (3). Ainsi se trouvent admises les offres relatives
au mode de tarification, au compte des kilomètres, au service des
(1) Sur 1,239,000 francs formant le chiffre du mouvement commercial du chemin
de fer pour Marseille, 1, 195, 000 avaient suivi la direction du nord, et 44,000 seule-
ment la direction de Cette durant la précédente année.
(2) Il existe des lignes de bateaux à vapeur entre l'Angleterre et Alexandrie, Smyrne,
Constantinople et même Trieste, qui portent sur ces places les produits des manufac-
tures britanniques, et qui, pour avoir une charge de retour, font descendre au besoin
leurs tarifs au-dessous même des prix de la navigation à voile.
(3) Exceptons, en fait de voies nouvelles, le chemin de Rhodez à Milhau, concédé à
632 RliVUE DES DEUX MONDES.
ti-ains directs de voyageurs et de marchandises, comme à l'établis-
sement de voies nouvelles. Voilà ce qui frappe les yeux ; en fait, ce
sont cependant les exigences accusées dès le principe par la dis-
cussion qui reçoivent une satisfaction complète. Point de méprise
possible à ce sujet. Le trajet est raccourci, sinon de 45 kilomètres, du
moins de 25, et même de 30. La plupart des points spécifiés dans les
programmes sont dotés d'embranchemens, le souterrain de la Nerthe
est dégagé, la gare de Marseille désencombrée; enfin les régions de
l'ouest et du centre sont rattachées à la Méditerranée par la ligne de
Rhodez à Montpellier. Seul, le chemin par le littoral est mis à l'écart;
mais de bonne foi qui pourrait le regretter devant les résultats du
libre examen et de la discussion? Le moins qu'on puisse dire n'est-
ce pas que ce tracé, injustifiable dans ses rapports avec le transit
maritime actuel, était prématuré dans ses rapports avec les besoins
des localités traversées? 11 aurait fallu que les lignes accessoires
aujourd'hui concédées eussent par avance développé les ressources
dans le bassin inférieur du Rhône, pour qu'on pût réunir quelques
données positives sur l'avenir d'une telle œuvre. Ce n'est pas tout :
il était nécessaire d'attendre que les entreprises déjà autorisées et
celles qui allaient résulter des actes de 18(53 fussent arrivées à leur
terme avant de songer à consacrer à un raccourcissement qui n'é-
pargnait plus qu'une vingtaine de kilomètres 50 ou 60 millions.
« Quand vous avez de nombreux départemens, des territoires im-
menses qui n'ont pas de chemins de fer, disait avec raison devant
le corps législatif l'un des commissaires du gouvernement à propos
du chemin de Cette à Marseille, il ne faudrait pas que le gouverne-
ment concédât des lignes parallèles l'une à l'autre (1). »
Quoique les parties engagées dans cette longue contestation se
fussent exagéré soit l'intérêt immédiat, soit la signification réelle du
chemin du littoral, il y avait derrière les espérances ou les craintes
trop facilement conçues des susceptibilités légitimes à ménager, des
intérêts sérieux à sauvegarder, des idées vraiment fécondes dont le
la compagnie du Midi en même temps que celui de Milhau à Montpellier par Sainte-
Affrique, et devant former plus tard un tronc commun, si la voie attribuée aujourd'hui
à la compagnie de Lyon jusqu'au Vigan se poursuit un jour jusqu'à Milhau. Peut-être,
si l'on doit en venir à cet arrangement d'un tronc commun de Milhau à Rhodez, eùt-il
mieux valu s'arrêter tout de suite à une idée émise dans le débat et qui fut même
l'objet de certains pourparlers, l'idée de concéder à la compagnie d'Orléans le prolon-
gement de ses lignes jusqu'à Milhau. — Notons encore que le Midi a obtenu le droit
d'établir à Marseille, pour les marchandises à destination de son réseau, une gare spé-
ciale se raccordant avec les gares de l'autre compagnie ; mais à notre avis c'est là une
satisfaction dont le Midi fera bien de ne pas user, car il est vraisemblable qu'il atten-
drait longtemps avant d'y trouver la compensation de ses avances.
(1) G mai 1863.
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 633
germe méritait d'échapper aux entraînemens d'une irritante polé-
mique. La transaction issue de la publicité et de la discussion a su
tenir compte de toutes ces délicates exigences. Elle ne porte préju-
dice à aucun intérêt réel; elle ne mure l'avenir devant aucune ini-
tiative résolue. Elle ouvre le champ à une expérience dont le pré-
sent doit largement profiter, et qui ne peut que servir à éclairer les
supputations ultérieures.
Un désir doit cependant survivre à l'agitation récente : c'est évi-
demment que la transaction conclue fasse disparaître tout esprit de
discorde et de guerre. L'animosité qu'explique la lutte, si elle ne
la justifie pas toujours, et dont il s'est retrouvé comme un reten-
tissement jusqu'au sein du corps législatif (1), cette animosité re-
grettable n'aurait désormais plus d'excuse. Quelles que puissent
être les futures éventualités, nul doute sur le présent intérêt soit des
deux compagnies, soit des régions traversées par leur réseau, soit
du pays en général : cet intérêt-là commande un accord qui n'en-
traîne du reste le sacrifice d'aucune des opinions exprimées, et qui
est indispensable pour accomplir et féconder l'exploitation com-
mune.
II.
Tandis que la longue guerre engagée dans la région méridionale
de la France n'intéressait que deux de nos principaux réseaux, la
seconde question tranchée par les conventions de 1863, — l'exten-
sion des lignes et l'adoption de nouvelles bases financières, — avait
une importance à peu près identique pour tous les chemins de fer
français (2). On ne se trouvait plus d'ailleurs sur un terrain entière-
ment neuf, libre de tout engagement; on avait au contraire à reve-
nir sur ses pas et à défaire des nœuds déjà formés.
Parlons d'abord de l'extension du réseau national; c'est là en effet,
depuis vingt ans, un objet de vives et légitimes préoccupations pour
le pays. Choisir entre les nombreux projets qui surgissent de toutes
parts, c'est établir une question de priorité qui soulève elle-même
un autre ordre de considérations, celui des voies et moyens. Dès
qu'il est hors de doute qu'on ne saurait tout entreprendre à la fois,
il faut nécessairement que l'essor des opérations soit calculé d'après
(1) Discours de MM. Emile Ollivier et Jules Favre, 6 mai 1863.
(2) Des six grandes compagnies, ce' le du Nord seule r^e figure pas dans ces conven-
tions. Lorsque l'année dernière elle avait obtenu la concession de deux nouvelles lignes
rangées dans l'ancien réseau et n'ayant qu'une très faible étendue, elle avait vu appor-
ter à la convention antérieure quelques modifications que le rapport annuel déclare
avantageuses à la compagnie, quoique de peu d'importance. — Loi et décret du 6 juil-
let 1862.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
les ressources disponibles. Ce n'est qu'à ce prix que les impatiences
les plus légitimes peuvent recevoir une satisfaction exempte de re-
tours et de mécomptes. Si l'on veut considérer à ce premier point
de vue les agrandissemens résultant des traités de 1863, il faut se
rappeler à quel degré d'avancement se trouvait avant cette année
le réseau général. Reportons -nous donc à la fm de 1862. La tota-
lité des voies ferrées alors décrétées embrassait une longueur de
18,430 kilomètres, sur lesquels 7,332 restaient à construire (1). L'a-
chèvement exigeait une dépense d'environ 2 milliards et demi de
francs, dont à peu près 350 millions au compte de l'état, soit pour
le paiement de subventions stipulées, soit pour des travaux de con-
struction, à partir du l*"'" janvier 1863. A ces charges nettement dé-
finies s'ajoutaient les éventualités concernant la garantie d'intérêt
de II francs 65 centimes pour 100 sur un capital pouvant monter
à 3,110,500,000 francs.
En quelle mesure ces termes ont-ils été modifiés? Quelques chif-
fres en feront juger. Le réseau actuel se compose de 20,392 kilo-
mètres. C'est une augmentation d'un neuvième environ, depuis le
1^'' janvier 1863, relativement au total général, et de presque un
tiers relativement aux chemins encore à construire. Quant aux
subventions dues en vertu des récentes conventions, elles mon-
tent à 368 millions, auxquels s'ajoutent 102 millions affectés par
d'autres actes à divers travaux. Le capital auquel pourra s'appli-
quer la garantie d'intérêt a été grossi de 928 millions; il s'élève à
4,038,500,000 fr. (2). Rien ne serait plus hasardeux que de chercher
à déterminer dès à présent le montant effectif de la garantie que né-
cessitera sur ce capital l'exploitation des lignes nouvelles. La preuve
en est dans les écarts énormes qu'on remarque entre les diverses
évaluations faites au sujet des conventions de 1859, et qui ont varié
— le croirait-on? — de 15 à 80 millions. On commence cependant
à donner des chiffres précis, au moins pour deux compagnies, l'Est
et l'Ouest, et ces chiffres sont de nature à provoquer de sérieuses
réflexions sur les périls que peut offrir une combinaison excellente
quand l'application en est démesurément outrée.
Ce tableau de la présente situation, ce compte des obligations
assumées supposent évidemment, durant les années qui vont suivre,
(1) Sur ces 18,430 kilomètres, 10,820 étaient concédés définitivement, 290 l'étaient à
titre éventuel, et 1,320 n'étaient pas concédés du tout.
(2) Ces sommes ne comprennent ni les 80 millions de subvention, ni les 80 millions
dont l'intérêt est garanti pour la construction de 543 kilomètres de voies ferrées con-
cédés en Algérie à la compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée. — La somme que
les compagnies auront à se procurer pour l'accomplissement de leur tâche en France
arrive environ à 3 milliards, dont 2 milliards dans un intervalle de huit années pour
les concessions définitives, et 1 milliard pour les concessions éventuelles dans un délai
de douze ans en moyenne.
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 635
le développement régulier de toutes les forces économiques de la
France. On ne saurait trop songer en effet que ce ne sont pas seu-
lement les ressources de la richesse acquise dès à présent qui pour-
raient suffire à de si grandes exigences sans trouble pour le crédit;
on a besoin d'aller plus loin : on a besoin de prendre en compte
les accroissemens qui doivent provenir de cette expansion d'aflaires,
de cette fécondation du sol dont le nouveau réseau formera le point
de départ. C'est un fait incontestable et déjà signalé que les dé-
penses nécessitées par la construction des chemins de fer ont été
acquittées en une large mesure par les chemins de fer eux-mêmes,
ou en d'autres termes que l'essor qu'ils ont imprimé à l'activité pu-
blique a seul pu mettre les différens pays en mesure de supporter
le fardeau des frais de construction. Oui, les chemins de fer créent
eux-mêmes une part plus ou moins forte du capital avec lequel on
les exécute; cela est vrai surtout des lignes principales, des grandes
artères de la circulation, où le mouvement s'établit d'un seul coup,
et autour desquelles la prospérité semble naître comme par enchan-
tement. On peut croire aujourd'hui sans témérité, ce nous semble,
qu'une fraction des dépenses exigées pour les lignes du second ou
du troisième ordre sera compensée de la même manière. Néanmoins
une saine analyse des faits acquis à la science empêche qu'on ne
s'abandonne à de trop vifs écarts d'imagination. Il s'agit désormais
de lignes secondaires : or, à mesure qu'on s'éloigne du faisceau des
voies principales, le germe fécondant que va porter au loin le sillon
ferré trouve moins de forces à développer, et donne lieu par consé-
quent à un essor moins considérable de la richesse publique. Sti-
mulans moins efficaces, produits moins abondans à mesure qu'on
s'avance vers les dernières ramifications d'un réseau, voilà un ré-
sultat que nous révèle nettement l'observation. 11 en est un autre
d'un caractère analogue, non moins significatif, qu'on peut remar-
quer même sur les meilleures lignes : c'est que l'impulsion donnée
sur le parcours des chemins de fer ne suit pas une progression as-
cendante toujours égale à celle qu'on observe durant les premières
années de l'exploitation; tant s'en faut. Au début, c'est comme
une explosion soudaine de forces accumulées et tenues en quelque
sorte captives. C'est une exubérance qu'on ne peut guère comparer
qu'au débordement de la sève dans une végétation printanière. Au
bout de quelque temps, quand les élémens qui gisaient pour ainsi
dire engourdis à la surface du sol ont été réveillés et utilisés, quand
il faut fouiller plus avant pour en découvrir d'autres, la progression
se ralentit; elle prend des allures moins impétueuses tout en pou-
vant rester encore plus ou moins sensible.
Il est donc permis de l'affirmer, les analyses économiques con-
cordent avec les calculs purement financiers pour conseiller désor-
636 REVUE DES DEUX MONDES.
mais dans l'élargissement du faisceau actuel une extrême circon-
spection, une extrême réserve. Aux yeux de l'observateur le moins
porté à s'alarmer, les conventions de 1863, en ce qui touche à l'ex-
pansion des lignes, nous ont lancés d'un bond fort avant dans la
carrière. Il n'en pouvait guère être autrement : la détermination du
troisième réseau se faisait à la veille des élections générales, c'est-
à-dire dans un moment où l'on devait tenir à donner tout de suite
la satisfaction la plus large possible aux désirs des populations. Le
danger n'était pas en une semblable occurrence qu'on se tînt en-
deçà de la borne indiquée. C'est ainsi que, sans impliquer un état
de stagnation complète peu compatible avec les exigences d'une
société aussi active que la nôtre, un temps d'arrêt est devenu néces-
saire (1).
En fait de nouvelles concessions et de nouvelles entreprises, il se
produit fréquemment d'ailleurs une sorte de mirage contre lequel
on ne saurait trop prémunir les intérêts. Qu'on y prenne garde, des
chemins décrétés ne sont pas des chemins construits ni même com-
mencés. Si les termes stipulés dans les contrats doivent ensuite être
prolongés, comme on l'a vu si souvent, on se trouve dans la même
position et peut-être dans une position pire que si les lignes avaient
été classées seulement un peu plus tard. Il suffit d'écouter, au su-
jet des délais, les plaintes qui se répètent à toutes les discussions
sur les chemins de fer devant le corps législatif pour apercevoir
combien est fréquente l'impossibilité de se renfermer rigoureuse-
ment dans les limites tracées. Ces lenteurs tiennent même si bien
au fond des choses qu'on ne saurait le plus souvent les imputer à
personne. Les compagnies n'en sont pas responsables à coup sûr,
puisque la somme annuelle qu'elles peuvent consacrer à leurs tra-
vaux, de même que la répartition qu'elles en doivent faire, est
fixée par le gouvernement. Supposons que telle compagnie ait be-
soin de consacrer 50 millions par an aux lignes qui lui ont été con-
cédées pour les finir dans le temps indiqué, il est bien évident que,
si l'administration ne croit pouvoir autoriser le budget que jusqu'à
la concurrence de 30 ou de ZiO millions, la compagnie aura be-
soin d'obtenir un délai proportionnel au rabais. Quant au gouverne-
ment, qui ne demanderait pas mieux que d'aller vite, il ne serait
(1) Notons que cette nécessité est reconnue dans le dernier exposé de la situation
de l'empire. Un fait montrera du reste combien il importe de contenir l'entraînement.
Dans le cours des délibérations sur les conventions de 1803, les commissions du corps
législatif enregistrèrent des vœux cjui n'allaient à rien moins qu'à doubler presque le
fardeau. D'après les calculs apportés à cette occasion par le directeur -général des
chemins de fer, M. de Franqueville, dont la compétence en ces matières est si notoire,
ces recommandations comprenaient 2,030 kilomètres, exigeant une dépense d'au moins
640 millions, dont la moitié certainement aurait dû être fournie par des subven-
tions.
LE REGIME DES CHEMINS DE FER.
637
guère possible non plus de lui adresser des reproches à ce sujet.
Dès qu'on a cru devoir soumettre les dépenses des compagnies à
son autorisation préalable, — ce qui, selon nous, est en contradic-
tion manifeste avec le principe que l'industrie privée est en pareil
cas le meilleur juge de son propre intérêt, — le gouvernement ne
peut plus agir qu'en prenant sur lui la difficile tâche d'apprécier
l'état du crédit. 11 ne peut plus admettre que les dépenses qu'il juge
compatibles avec les ressources financières du moment. Avouons-le
donc, le délai n'a jamais qu'un sens hypothétique : on exécutera
dans six, dans huit, dans dix années, si on le peut, c'est-à-dire si
l'état du crédit s'y prête lui-même. Il ne dépend pas du gouverne-
ment de prévenir Teffet des crises, dont les causes et les caractères
sont du reste si variées, pas plus que d'empêcher à telle heure, sous
l'hifluence de telle éventualité, le resserrement des capitaux. Si
j'insiste sur ce point, c'est pour montrer combien serait vain et
trompeur un classement hâtif et démesuré. Tandis que devant une
appréciation superficielle tout semble ici appartenir à une sorte de
juridiction gracieuse, tout se trouve au contraire assujetti à des lois
inflexibles, indépendantes de la volonté des hommes.
Voilà ce que doivent se dire les intérêts collectifs, les départe-
mens et les villes, au sujet des futurs chemins de fer; mais plus les
questions de ce genre sont scabreuses et souvent irritantes, plus
elles auraient besoin des garanties inhérentes à la publicité et à la
libre discussion. C'est là pourtant un des côtés sur lesquels peuvent
le moins se répandre les clartés qui en émanent. 11 faut des circon-
stances absolument exceptionnelles pour que les enquêtes ordinaires
aient l'ampleur que nous leur avons vu prendre dans la lutte du
Midi et de la Méditerranée. Les questions de classement échappent
du reste au contrôle du corps législatif, qui n'est appelé à voter
que sur les clauses des contrats ayanl pour condition des cnqnge-
yncns ou des subsides du trésor. « Un seul amendement a modifié les
sept lois de chemins de fer,... disait le rapporteur de la commission
du sénat à propos des conventions de 1863. D'autres amendemens
avaient été formulés, mais le conseil cf état a reconnu que les ques-
tions de tracé ne pourraient être discutées sans troubler l'économie
du sénatus-consulte du 25 décembre 1852. » On voit donc à quelle
borne s'arrête, par rapport à l'accroissement du réseau, le droit de
discussion devant la chambre élective.
L'inconvénient cfun régime si restrictif, on le sent bien davan-
tage quand on recherche dans les actes de 1863 les motifs mêmes
de f annulation ou, si l'on veut, de la réforme des traités antérieurs.
Pour qu'on se crût obligé de revenir sur les contrats si récens et si
solennels de 1859, et cela quand à cette dernière époque on était
radicalement revenu déjà sur les contrats encore plus récens et non
(338 REVUE DES DEUX MONDES.
moins solennels de 1857, on devait pouvoir invoquer des considé-
rations bien impérieuses. Les divers exposés des motifs (car il y en
eut un par compagnie) s'appliquent tout naturellement à les faire
ressortir. Singulière circonstance cependant, quoique ces exposés
soient rédigés avec un soin remarquable, la cause principale du chan-
gement, la cause vraiment déterminante ne s'y trouve indiquée que
sur le second plan. Dans la discussion, au contraire, si courte, si
précipitée qu'elle ait été à la veille de la clôture de la session, il y
eut une véritable interversion : ce qui était secondaire devint prin-
cipal, et ce qu'on avait présenté comme principal redevint secon-
daire. Ainsi les raisons auxquelles les exposés de motifs s'arrêtent de
préférence, c'est d'une part l'erreur commise en 1859 dans l'esti-
mation des travaux, erreur qui laissait le chiffre fort au-dessous de
la dépense effective; c'est d'autre part l'influence de circonstances
imprévues qui auraient dérangé l'état économique du pays.
Par rapport à l'excédant des dépenses sur les évaluations, il est
bien clair, pouvait-on dire, que, s'il suffit de pareils faux calculs
pour faire modifier périodiquement et sur toute la ligne les conven-
tions intervenues, il n'y a plus de contrat, ou du moins il n'y a plus
que des contrats provisoires. Actes de pure forme et tout au plus
bases préparées pour des arrangemens ultérieurs , telle serait dé-
sormais la nature des traités. J'entends bien que les conventions
passées entre l'état et les compagnies ne sont pas incoramutables,
et que l'accord des parties qui les ont conclues peut naturellement
les annuler. Seulement ce droit de faire et de défaire, c'est le droit
absolu. Pour en juger la trop fréquente application, on n'a qu'à se
demander ce qu'on penserait dans la vie ordinaire de simples par-
ticuliers qui reviendraient ainsi sans cesse sur les engagemens con-
tractés. Notez que ce sont les compagnies elles-mêmes qui évaluent
les dépenses, sauf, bien entendu, examen du gouvernement, dont
l'intérêt n'est pas du reste compromis par une erreur à ce mo-
ment-là, puisque tous les paiemens doivent être précédés, suivant la
loi, des vérifications les plus minutieuses et les plus rassurantes.
Dire que les estimations proviennent des compagnies, ou autrement
des ingénieurs éminens qu'elles se sont attachés, c'est dire qu'elles
sont l'œuvre d'hommes fort expérimentés et dont la compétence en
matière de construction de chemin de fer est justement renommée
dans toute l'Europe. Cependant, avec un système de périodiques ré-
visions, l'expérience la plus consommée deviendrait chose superflue.
Nous ne prétendons pas qu'on céderait alors à la tentation d'amoin-
drir les chiffres en vue de faciliter le vote des dispositions finan-
cières. Il est évident du moins que rien ne serait plus propre à
pousser dans un tel sens que la commune habitude de rompre ce
qui avait été conclu et d'entreprendre à courts intervalles la ré-
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 639
forme des contrats. Même sans la moindre préméditation , même à
son insu, dès qu'on aperçoit au-devant de soi une aussi commode
ressource, on doit moins tenir à l'exactitude des premiers comptes.
La conséquence manifeste de tels procédés , c'est que les chiffre'^
n'auraient plus aucune signification précise, et que le corps légis-
latif ne pourrait plus savoir, dans l'exercice de la prérogative qui
lui reste en ces matières, pour quelle somme il engage réellement
l'avenir. On se priverait en outre d'une partie des avantages que
fournit pour la construction le concours de l'industrie privée, de
ces avantages si victorieusement mis en relief par les grandes dis-
cussions d'il y a vingt ou vingt-cinq ans, et que des faits plus rap-
prochés de nous ont consacrés avec tant d'éclat. Si l'on veut qu'elle
tienne les promesses de son programme, il faut que l'industrie agisse
pour son compte , à ses risques et périls, et non pas à un titre de
simple mandataire, qui, en diminuant sa responsabilité, ne pour-
rait qu'amoindrir son énergie. Pour un cas peut-être où des incon-
véniens eussent découlé du ferme maintien des conditions stipu-
lées, on en eût recueilli dans cent autres les plus précieux avantages.
Ajoutons que, sans parler de l'Angleterre ni des États-Unis d'Amé-
rique, où des traditions invariables protestent trop haut contre une
telle pratique, on n'a vu dans aucun pays les contrats en butte à
des vicissitudes comme celles qu'ils ont traversées chez nous de
1857 à 186.3.
L'argument tiré des circonstances imprévues conduit à peu près
aux mêmes écueils. Les circonstances imprévues ! mais on les invo-
quait aussi en 1857. C'était alors à la crise financière que l'on s'en
prenait , crise engendrée et compliquée par une suite de mauvaises
récoltes. Cette fois que fait-on? On accuse la guerre civile de la
confédération américaine, la détresse cotonnière, le ralentissement
qui en a été la conséquence dans plusieurs branches de la fabrica-
tion nationale. Y a-t-on bien songé cependant? Ni les gouverne-
mens, ni les associations, ni les individus ne pourraient souscrire
aucun engagement, s'ils avaient la prétention de se dégager à l'a-
vance des incertitudes du lendemain. On agit sagement lorsqu'à la
veille de passer un contrat on fait entrer en ligne de compte les
éventualités de ce genre ; la signature donnée, il n'y a plus à la
reprendre. Qu'il se rencontre des circonstances, heureusement fort
rares, qui bouleversent toutes les conditions de la vie normale d'une
société, et où s'imposent des dérogations aux lois les plus con-
stantes, nous ne prétendons pas le nier; mais, on en conviendra,
les remaniemens périodiques dont les chemins de fer ont été l'objet
depuis six années n'ont, grâce à Dieu, rien qu'on puisse justifier
par d'aussi critiques conjonctures.
Quant à cette autre considération à laquelle nous faisions allusion
GllO REVUE DES DEUX MONDES.
un peu plus haut, et qui apparut surtout dans la discussion publi-
que, elle touchait à l'exécution même des chemins de fer. Il s'agis-
sait d'abord de ceux du troisième réseau, classés en 1861, et qui
étaient loin d'avoir tous rencontré des concessionnaires, ensuite
d'une partie de ceux du second réseau, concédés en 1859, et pour
lesquels telle et telle compagnie se voyaient, disait-on, dans l'im-
possibilité d'adresser de nouveaux appels au crédit. Il fut déclaré de
la façon la plus péremptoire que les nouvelles conventions étaient
indispensables pour mener l'entreprise à fin. Un tel argument, très
propre à produire une impression profonde, fut répété sous toutes
les formes et par tous les orateurs chargés de porter la parole au
nom du gouvernement. « Le but primitif et principal des conven-
tions faites avec les compagnies, déclarait expressément M. Vuille-
froy, c'est d'assurer l'exécution des chemins de fer déjà admis par
la chambre et promis au pays (1). » Rien de plus explicite. Certes
il n'est pas douteux que si l'on isole les ramifications secondaires
de la base commune, c'est-à-dire des lignes les plus productives,
on amoindrit les forces, on court risque de ne préparer que des dé-
ceptions pour le public et des mécomptes pour le trésor. La forma-
tion des larges groupes d'exploitation qui correspondaient si bien
aux belles études de nos ingénieurs concernant les tracés avait été
promptement justifiée par d'irrécusables résultats. Non-seulement
de tels groupes sont plus favorables que des lignes éparses à l'unité
de service, qui permet la célérité et la sécurité des transports, et à
l'économie dans les frais d'exploitation, qui permet l'abaissement
des tarifs, mais ils sont aussi infiniment mieux en mesure de faire
face à l'exécution des lignes d'embranchement et de tous les che-
mins de moindre importance. Astreintes à emprunter les artères
principales pour gagner les grands centres de consommation, les
voies secondaires donnent lieu à deux espèces de produits : produits
directs perçus par les lignes mêmes pour les transports qu'elles opè-
rent, produits indirects pour les transports qu'elles procurent aux
chemins dont elles sont de simples afïluens. Si le faisceau appar-
tient à une même compagnie, les deux genres de revenus, en se
confondant, créent un certain mode de compensation entre les re-
cettes et les dépenses. Beaucoup de frais très lourds pour une com-
pagnie distincte sont de plus ou supprimés ou considérablement
(I) Le même orateur représentait encore les grandes compagnies « comme étant les
mieux posées, ou pour ainsi dire les seules bien placées pour exécuter les nouveaux
chemins de fer. » M. Baroche disait de son côté que « les lignes du troisième réseau ne
■pourraient être un peu avantageusement concédées par le trésor qu'en l'étant aux com-
pagnies qui possédaient déjà le premier et le deuxième réseau.» M. le comte Dubois insis-
tait sur l'iuipuissance résultant de l'état actuel, en ajoutant que « ce qui importait
avant tout, c'était que telle compagnie qui avait fini son ancien réseau fût mise en posi-
tion de finir le second. » Séances des 2 et 5 mai 18G3.
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 641
réduits. Ce n'est donc que par suite de leur juxtaposition que le
premier, le deuxième et le troisième réseau peuvent se prêter un
secours effectif.
Qu'avait-on vu cependant après le vote relatif au troisième ré-
seau en 18(U? On avait vu prévaloir des idées d'éparpillement con-
traires à des traditions réputées naguère inébi'anlables. Le moins
qu'on puisse dire de cette économie improvisée, c'est que le temps
en était passé. En autorisant l'administration à entreprendre les tra-
vaux avant la concession et dans les termes de la loi de 18/i2 sur
les nouveaux chemins de fer décrétés au nombre de vingt-quatre,
la loi du 2 juillet 1861 n'avait indiqué d'ailleurs aucun mode spé-
cial. La vérité, c'est que l'administration avait ainsi sur les bras
1,973 kilomètres de rail-way, charge qu'elle considérait à bon droit,
suivant ses propres expressions, comme essentiellement transitoire.
Lorsqu'on eut épuisé toutes les ressources en fait de concessions
isolées, 1,3*20 kilomètres restaient encore sans avoir trouvé de sou-
missionnaires. Il ne fallut rien moins que ces tentatives infructueuses
pour qu'on revînt en 1863 au système un moment abandonné, et
qui pouvait amener le plus prompt achèvement du réseau.
Gomment était-on arrivé à croire indispensable de résoudre les
contrats antérieurs pour pouvoir concéder les nouvelles lignes?
Comment avait-on mêlé des opérations si distinctes? Rien de plus
important à examiner si l'on veut avoir un fil conducteur dans ce
dédale de stipulations contradictoires qui se sont succédé depuis
sept ans, et saisir le vrai sens des traités de 1863. Ces derniers
actes ont été présentés comme une conséquence presque forcée des
conventions de 1859 (1). Ce qui est certain, disons-le d'abord, c'est
l'existence d'une relation intime entre les diverses modifications
successivement accomplies depuis 1857. Le changement engendre
le changement, et de plus l'absence d'une suffisante discussion
avait laissé passage à des clauses trop arbitraires pour supporter
l'épreuve de la pratique. Lorsqu'on voit prr exemple l'erreur de
1857 si facilement mise en lumière par les conventions de 1859,
il est impossible de ne pas demeurer convaincu qu'elle n'aurait pu
être commise avec les pleines ressources de la publicité et de la
controverse. Les faux calculs portaient alors, on s'en souvient, sur
l'énorme étendue de l'œuvre concédée sans subvention ni garantie
d'intérêts, sur l'état du crédit public et sur l'insuffisance des délais
stipulés. Les compagnies avaient dû cependant tout accepter ou
tout refuser, ainsi que le disait naguère la compagnie de Paris à la
Méditerranée en faisant très judicieusement toucher du doigt les
(1) Exposé des motifs concernant la compagnie de TOuest.
TOME XLVIII. 4!
(3V2 REVUE DES DEUX MONDES.
périls d'un refus, et en reportant jusqu'à l'année 1857 les diffi-
cultés qui pouvaient rester à vaincre , les problèmes emharrassans
qui pouvaient se poser encore (1). Toutes ces difficultés étaient
bien de celles que la discussion aurait infailliblement éclairées. Il
faut en dire autant pour le changement de front si radical qui s'o-
péra en 1859. La prolongation des délais, accompagnée de quelques
mesures rentrant dans les prévisions de la loi de 1842, aurait peut-
être SLiffî, si un débat public assez large était venu peser le fort et
le faible de l'essai tenté en 1857. On connaît au contraire le système
qui fut alors imaginé , et dont le trait saillant consiste dans la créa-
tion de deux réseaux, l'ancien et le nouveau, exigeant une comp-
tabilité séparée très diiïicultueuse, qui n'aboutira qu'au bout d'un
demi-siècle à une fusion définitive : combinaison arbitraire qui, tout
en laissant place pour de prochaines échéances à d'inquiétantes in-
certitudes, engageait, comme on l'a vu, la garantie du trésor sur un
capital de trois milliards! On n'a plus à la juger aujourd'hui; à me-
sure qu'on s'éloigne des expédiens de 1859, on en parle avec plus
de liberté. Veut-on constater combien l'application en est gênante,
on n'a qu'à voir avec quel empressement les compagnies deman-
dent à transférer une ligne du nouveau réseau dans l'ancien toutes
les fois qu'avec le système donné les perspectives du trafic le leur
permettent. Dans ce cas-là, elles signalent à l'envi l'avantage d'em-
brasser en une seule comptabilité les résultats du trafic dans une
même région et d'échapper aux entraves d'une division purement
artificielle (2).
Sur le fond du système, les manifestations sont encore plus posi-
tives. Telle compagnie prenait grand soin, tout récemment, de dé-
cliner la responsabilité d'une initiative quelconque relativement aux
modifications de 1859, Parlant de deux autres compagnies, elle di-
sait : « C'est par elles et pour elles que le second réseau est inventé.
Les premières conventions de 1859 ont été arrêtées avec elles; les
autres compagnies n'ont fait que les suivre, car, pour faire admettre
un système aussi nouveau^ aussi grave au point de vue des finances
publiques, il fallait un projet d'ensemble (3). » Ou nous nous trom-
pons fort, ou ce n'est pas une approbation qu'impliquent ces pa-
roles de l'un des commissaires du gouvernement en 18(33 au sujet
d'un groupe particulier : « Qu'est-ce que porte, disait-il, la con-
vention de 1859, à tort ou à raison? Ce n'est plus la question : la
loi est rendue, il faut l'appliquer {h). » Oui sans doute, il faut l'ap-
(1) Rapport du 26 mai 1863.
(2) Rapport de la compagnie d'Orléans, 31 mai 1863.
(3<) Rapport de la compagnie du Midi, 16 mai 1863.
(4) M. le comte Dubois, 6 mai 1863.
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER. 6Zi3
pliquer; on ne pouvait plus, aujourd'hui que le mécanisme enve-
loppe tout le réseau national, on ne pouvait plus songer qu'à y in-
troduire les modifications jugées susceptibles de le rendre plus
maniable et plus coulant. Voilà, ce nous semble, la fdiation .des
contrats de 1863 replacée sous son jour véritable; voilà dans quel
sens, dans quel sens seulement, il était permis de dire que les nou-
velles conventions sont une conséquence jjresquc forcée des conven-
tions anciennes.
D'assez nombreuses innovations ont pris place dans les actes datés
du mois de juin 1863. Parmi ces innovations, il faut compter d'a-
bord les facilités accordées pour la construction des chemins secon-
daires, où, suivant toute apparence, la circulation sera notablement
plus restreinte que sur les grandes voies primitives. En se condam-
nant ici à des prescriptions aussi rigoureuses que sur les principales
artères, on consommerait en pure perte un capital considérable (1).
Une autre amélioration plus significative, qui profitera aux intérêts
économiques et surtout aux intérêts agricoles, résulte de la création
d'une quatrième classe de marchandises comprenant les engrais,
la houille et différens matériaux de construction, pour laquelle le
précédent tarif de troisième classe est réduit de 10 centimes par
kilomètre à 8 et même à h centimes suivant la distance parcourue.
Les lignes anciennes comme les lignes nouvelles supportent cette
diminution, équivalant pour certaine compagnie à un sacrifice d'en-
viron 1 million par année (2). L'idée de la quatrième classe s'était
produite dans le cours de la discussion devant la commission du
corps législatif; elle a été réalisée au moyen d'un amendement
qu'un député, M. Nogent Saint-Laurens, a pu avec raison appeler
nue nouveauté. C'en était une effectivement, et ce trait seul suffi-
rait au besoin pour accuser le caractère trop restrictif du système
suivi dans l'étude et la solution de ces graves problèmes (3).
(1) Les terrassemens et les ouvrages d'art pourront n'être exticutés que pour une voie
sur les lignes spécifiées dans les conventions; mais les terrains seront acquis pour
deux, afin de faire face, s'il en était besoin, aux développemens ultérieurs du trafic.
D'autres facilités concernent le rayon des courbes et l'inclinaison des pentes et des
rampes.
("2j II s'agît de la compagnie de Lyon. Cette énorme différence tient au transport de
la houille sur le chemin de Saint-Étienne.
(3) La compagnie d'Orléans, qui se trouvait en dehors de la clause par suite de la
date même du projet signé par elle, y a adhéré dans une convention provisoire du mois
de juin 1803, moyennant certaines compensations de détail. La quatrième classe ne
s'est pas trouvée obligatoire pour le Nord, qui demeurait étranger aux conventions de
1803; quoiqu'il soit à désirer qu'elle le devienne, elle n'a pas ici la même importance
qu'ailleurs à cause de l'existence des canaux, qui font concurrence à la voie ferrée pour
les transports dont il s'agit, et qui ont parfois amené des réductions supérieures à
celles qui sont maintenant consacrées par la loi.
644 REVUE DES DEUX MONDES.
Une dernière modification rentre dans le domaine de l'économie
purement financière : elle s'applique au paiement des subventions de
l'état. Il semblait tout simple que les versemens fussent échelonnés
dans l'espace de huit années, qui est le délai fixé pour la construc-
tion des lignes concédées à titre définitif, et proportionnellement
aux dépenses faites par les compagnies. Telle est bien la règle gé-
nérale; mais on y a joint une exception qui la modifie profondément.
Si le gouvernement le préfère, au lieu de s'acquitter par seize paie-
mens semestriels égaux, il pourra convertir l'ensemble de toutes
les subventions anciennes et nouvelles en des annuités presque sé-
culaires comme la concession même , et représentant l'intérêt et
l'amortissement sur le pied de 4 1/2 pour 100 (1). Sans doute,
comme l'ont répété à diverses reprises les commissaires du gouver-
nement, ce n'est là qu'une faculté : le trésor reste maître absolu
de son choix; il s'est même réservé pendant plusieurs années, après
la première échéance, le droit de revenir sur une option primitive
en faveur des annuités. Bien que l'on ignore aujourd'hui ce qui sera
décidé sur cette question, il est permis de croire que le mode offrant
le moyen d'alléger la charge du présent en la reportant sur l'ave-
nir a bien des chances d'être préféré. Au fond, cette combinaison
constitue, comme la remarque en a été faite, une forme d'emprunt
amortissable à long terme et négocié par avance. Elle n'est pas sans
analogie avec les obligations trentenaires ; seulement le terme est
beaucoup plus reculé, et les titres, au lieu d'être successivement
mis à la disposition du public, se trouveront tout d'abord placés aux
mains des compagnies créancières. Peut-être faut-il regretter les
obligations trentenaires. Cette valeur, qu'on s'est appliqué à retirer
de la circulation lors de la conversion dernière, quoique, à vrai
dire, elle eût pu ne pas être mêlée à la question d'unité d'étalon en
matière de fonds publics, — cette valeur, disons-nous, avait l'avan-
tage d'affecter un titre particulier à un besoin spécial ; elle permet-
tait en outre, à chaque émission, de profiter des améliorations qu'on
doit espérer de voir se produire dans le crédit public.
En dernière analyse, les meilleures dispositions que renferment
les contrats de 1863, ce sont celles que la discussion a plus ou
moins directement préparées; celles au contraire qui prêtent le
plus à la critique ne sont guère qu'un legs provenant de ces con-
ventions de 1857 et de 1859, trop silencieusement élaborées. Avec
quel avantage n'oppose -t- on pas à cette économie toute d'expé-
dient l'autre partie des actes de 1863 qui met fin à la guerre des
(i) L'intérêt est de 5 pour 100 pour certaines subventions anciennes comme celles
qui restent dues aux compagnies d'Orléans et de Lyon à raison du Grand-Central.
LE RÉGIME DES CUEMINS DE FER. 6Zi5
réseaux, et qui, en se dégageant de débats contradictoires, a pu si
visiblement apporter aux intérêts les satisfactions compatibles avec
la réalité des choses! L'histoire de nos chemins de fer en témoigne :
les dispositions, les mesures, les règles qui depuis l'origine ont le
mieux réussi et le plus duré sont précisément celles qui ont large-
ment subi l'épreuve de la libre discussion. Voyez le tracé général
de notre réseau, où les erreurs sont si rares et qui fait tant d'hon-
neur à nos ingénieurs : certes il a été débattu et discuté, peut-être
même discuté et débattu trop longuement; mais enfin il a été exé-
cuté, et on l'oppose aujourd'hui avec un juste orgueil à la fréquente
dispersion des chemins étrangers. De même pour la transaction con-
sacrée par la fameuse loi de 1842 entre l'état et l'industrie privée :
elle aussi, elle a été longuement, trop longuement débattue et dis-
cutée; mais enfin elle dure : tous les jours on l'invoque, et les der-
niers contrats ne font qu'élargir l'arène au-devant d'elle. Autant
faut-il en dire du système de l'exploitation. Que de discussions,
que de polémiques! Mais enfin le système qu'on peut presque qua-
lifier d'universel, puisqu'il prévaut sur l'immense majorité des che-
mins de fer dans les deux mondes, non-seulement aux Etats-Unis
et en Angleterre, où l'on n'en conçoit pas d'autre, mais même sur
le continent européen, où il n'a fait que gagner du terrain depuis
quinze ans, — le système de l'exploitation par les compagnies est
S(jrti triomphant de la controverse. L'expérience n'a fait que justi-
fier les vues de ceux qui soutenaient dès le début que l'exploitation
par l'industrie pourrait seule réunir, surtout dans un pays comme
la France, les garanties qu'on est en droit de réclamer sous le rap-
port de la responsabilité et 'du contrôle, de l'économie et du pro-
grès.
Le grand essor, l'essor si rapide que les chemins de fer ont pris
chez nous depuis douze ans, avait trouvé un utile point d'appui
dans les discussions du passé. Le mérite a consisté, et ce mérite
témoigne d'une initiative puissante, à distinguer les bons germes
qui se pressaient dans les investigations accomplies, à savoir tirer
parti de cette accumulation de matériaux. La prolongation démesu-
rée des anciens débats avait pu un moment inquiéter certains es-
prits, rendre moins claires les garanties dérivant de la discussion.
Tant qu'on restait dans le domaine des projets controversés à l'a-
vance, et sur lesquels il n'y avait plus rien à dire, l'illusion pouvait
se perpétuer. Dès qu'il a fallu au contraire mettre les pieds sur un
sol neuf, dès qu'il a fallu se livrer h cette extension qu'ambition-
nait notre temps et que le gouvernement était si jaloux de hâter,
on a pu s'apercevoir qu'au lieu d'une colonne lumineuse on n'obte-
nait plus guère des procédés nouveaux que des lueurs pâles et dé-
646 REVUE DES DEUX MONDES.
cevantes. Depuis 1857, l'expérience l'enseigne assez clairement :
laissée à elle-même , l'application a été des plus arbitraires et des
plus vacillantes. Quoiqu'on fait d'appréciations techniques les ga-
ranties inhérentes à l'ordre administratif soient demeurées entières
et incontestées, nous n'en avons pas moins été réduits à passer de
changemens en changemens et à voir du jour au lendemain vieillir
et disparaître des combinaisons hasardeuses. La preuve qu'au sein
des mouvemens si complexes de notre société et dans le conflit des
intérêts si nombreux et si divers qu'elle englobe, d'autres garanties
sont indispensables, cette preuve-là se trouve écrite à la suite de
tous ces contrats faits, défaits et refaits tour à tour.
Il n'est personne qui n'aspire à voir fermer le cycle de cette in-
stabilité. Or rien ici ne peut tenir lieu de l'éclat du grand jour, du
choc des opinions, de la libre recherche ouverte à tous les esprits.
Pour arriver au but, le programme est facile adresser. Une fois
qu'on aura reconnu qu'il existe des obstacles à la discussion dans
telle ou telle loi, dans tel ou tel sénatus-consulte , comme celui du
25 décembre 1852, il y a des voies constitutionnelles toutes tracées,
— c'est un avantage assez prôné de notre constitution, — pour en
opérer la réforme. On appliquerait ensuite aux enquêtes ce système
de complète publicité dont la lutte des deux compagnies méridio-
nales nous a offert un si salutaire exemple. Ce n'est pas tout : il est
nécessaire que la presse, qui nous semble s'abstenir beaucoup trop
dans les questions de ce genre, porte ses investigations sur les dé-
tails de ces grandes affaires où sont engagés tant d'intérêts. La pu-
blicité et le contrôle ne sont assurés qu'à ce prix. Il resterait enfin
à former le vœu que les projets de lois concernant les cliemins de
fer n'arrivassent plus à la discussion publique durant les derniers
jours d'une session législative, alors que les minutes sont comptées,
qu'on est obligé de mesurer le temps à chacun avec une parcimonie
sévère. Quand on est prêt à reconnaître la féconde impulsion don-
née à l'achèvement du réseau, il doit être permis d'appeler de ses
vœux ces garanties suprêmes qui peuvent seules procurer la stabi-
lité nécessaire à tous les intérêts, écarter les expédions aventureux
et faire disparaître une cause de troubles et de soubresauts pour
le crédit public. Ainsi les enseignemens comparatifs à tirer de la
guerre des réseaux et des conventions de 1863 conduisent infailli-
blement à constater un même besoin et à reconnaître l'unique
moyen de donner à l'esprit de progrès une base solide et un sti-
mulant efficace.
A. AUDIGAKNE.
LES LOIS
LES MŒURS ÉLECTORALES EN FRANCE
(( Nous assistons au retour de' beaucoup de choses qu'on croyait
impossibles. » Ces paroles, que l'empereur Napoléon III disait un
jour, sont bien justifiées par les dernières élections du corps légis-
latif. Depuis onze ans, la France avait une constitution dont elle pa-
raissait peu disposée à se servir : cette constitution laissait aux
électeurs le droit de choisir leurs députés; mais ils s'en étaient
désintéressés, et la législation électorale, telle qu'elle était appli-
quée, paraissait destinée à les entretenir dans cette indifférence.
De 1852 à 1863, les lois qui avaient discipliné le suffrage universel
n'ont point été changées, et les procédés employés pour diriger les
élections ont été en quelque sorte perfectionnés. Quoi qu'il en soit,
malgré ces obstacles soigneusement multipliés, en dépit de toutes
les mesures qui assuraient presque partout d'un côté la victoire, de
l'autre la défaite, la lutte, si peu égale qu'elle fût, n'a découragé
ni les candidats ni les électeurs, et, cjuel qu'en soit le résultat, elle
a tourné à l'avantage de ceux qui l'avaient entreprise. Elle a mon-
tré, il est vrai, un gouvernement armé de toutes pièces, triomphant
le plus souvent et sans trop de peine; mais elle a pour la premiè-re
fois appris que le succès pouvait lui être disputé. Les candidats du
gouvernement ont beau être pour la plupart les députés élus; est-
ce suffisant? Ainsi que le proclamait l'un de ceux qui se donnent
comme les interprètes de la politique officielle, la majorité dont le
pouvoir a besoin est (( une majorité sans fantaisie. » Pour obtenir une
telle majorité, il a fallu s'assurer des électeurs non moins dociles.
6/l8 REVUE DES DEUX MONDES.
et des électeurs comme des députés sans fantaisie finissent par n'a-
voir d'autre mérite que celui de la discipline, au lieu du mérite de
la volonté, dont un parti ne peut se passer. Au contraire, les candi-
dats de l'opposition n'ont été élus qu'en petit nombre. Q'importe
encore? Qu'ils aient réussi ou qu'ils aient échoué, ils ont groupé
autour d'eux un parti d'opposition qui, sans recevoir aucune con-
signe, s'est tracé sa voie et sa marche, étendant ses rangs sans
confusion ni désordre, décidé à ne courir aucune aventure et n'ou-
bliant pas que si la constitution ne doit pas être mise en question,
elle a néanmoins été déclarée perfectible. Les élections de 1863 sont
donc un appel à l'opinion publique; elles ont mis notre système
électoral à l'étude, et elles permettent de reconnaître l'usage qui en
a été fait.
I.
La constitution de 1852 a laissé au corps législatif la discussion
du budget et des lois proposées par le gouvernement. Le décret du
24 novembre 1860, élargissant les attributions des députés du pays,
leur a reconnu le droit de répondre, sous forme d'adresse, au dis-
cours de la couronne et de discuter cette réponse. Le sénatus-con-
sulte du 21 décembre 1861 leur a soumis le contrôle de toutes les
dépenses publiques. Toutefois, en déclarant que les ministres ne
sont pas responsables, qu'ils sont tenus à l'écart de toutes les dis-
cussions publiques, auxquelles le ministre d'état est aujourd'hui
seul associé, enfin qu'ils n'ont de compte à rendre qu'à l'empereur,
la constitution de 1852 a enlevé au corps législatif sa participation
à la direction du gouvernement : elle ne lui accorde que le droit
de faire connaître son avis sur la conduite des affaires intérieures
ou extérieures du pays, et elle ne lui permet pas de donner ou de
retirer sa confiance à ceux qui sont chargés par le souverain de
l'exercice du pouvoir. Dans ces conditions, le corps législatif n'a
été destiné jusqu'ici qu'à jouer un rôle modeste. Il est dit dans le
préambule de la constitution que le sénat comprendra les illustra-
tions, et le conseil d'état les capacités de l'empire. Le corps légis-
latif n'a pas besoin d'être recruté dans ces catégories d'élite; il est
laissé au choix des électeurs, et puisqu'il ne peut jamais faire la loi
au pouvoir, le pouvoir semble dès lors être moins intéressé dans
l'élection des députés du pays; il ne s'est réservé aucun droit légal
de la contrôler ni de la contrarier.
Les lois électorales ne portent à cette liberté du choix des députés
aucune atteinte directe. Elles ne reproduisent pas l'organisation du
suffrage universel tel que le premier empire l'a fait fonctionner, au
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES, 6A9
moyen de collèges électoraux dont les membres, nommés à vie par
le vote populaire, présentaient des candidats parmi lesquels le sé-
nat désignait les membres du corps législatif. Elles ne mettent pas
de cette sorte et sans aucun ménagement le suffrage universel en
tutelle. D'autre part, elles ont le mérite d'avoir permis aux électeurs
de se reconnaître en ne leur demandant qu'un choix, limité à un
seul député; elles n'ont pas renouvelé le système du scrutin de liste,
qui, en faisant élire tous les députés d'un département par les
mêmes électeurs, supprimait les rapports entre les électeurs et les
candidats, les rendait nécessairement étrangers les uns aux autres,
et faisait de l'élection une désignation de parti au lieu d'une ques-
tion de choix et de confiance. L'élection telle qu'elle résulte de la
loi électorale ne comporte plus l'intervention du sénat; elle n'appar-
tient qu'aux électeurs, et dans chaque circonscription les électeurs
n'ont plus qu'un seul député à élire. C'est par le suffrage universel
et isolément que les députés sont élus. En laissant de côté l'exa-
men des mérites de cette législation, qui demanderait une étude
approfondie, il ne faut pas s'exagérer les obstacles résultant du sys-
tème qui oblige les candidats à courir les hasards de l'indifférence
ou de la sympathie populaire. Les élections de 18/i8 et de 18û9,
malgré les écueils à travers lesquels il fallait naviguer, avaient
laissé l'accès ouvert à toutes les opinions : elles leur avaient per-
mis de se produire au grand jour et de recruter leurs partisans. A
coup sûr, pour réussir dans une telle épreuve ou même seulement
pour tenter le succès, il faut avoir acquis une renommée au moins
naissante, s'être signalé par des services déjà rendus à ses conci-
toyens, ou déployer pour se faire connaître une activité infatigable;
mais la vie publique n'est pas plus pour les individus que pour les
gouvernemens un lit de repos : les oisifs n'y sont pas à leur place.
Quelque peu eiigageant qu'ait été le champ de bataille des dernières
élections, ce n'est pas le grand nombre des électeurs qui a créé un
obstacle insurmontable à l'entente des citoyens ainsi qu'à la libre
concurrence des candidatures. L'obligation de se mettre en cam-
pagne pour aller chercher, fût-ce dans les plus lointains villages,
les électeurs inconnus avec lesquels on peut faire cause commune
est une tâche qui peut paraître à première vue rebutante et ingrate;
mais, quand on l'a courageusement remplie, il en ressort une sa-
tisfaction qu'il est permis d'avouer : c'est celle d'avoir propagé soi-
même ses opinions et de les avoir fait partager. Trouver, sans faire
appel à aucune passion, l'écho de sa pensée et de sa parole même
au milieu des ateliers et au fond des fermes des campagnes, quel-
que obscure que soit la destinée de ceux auxquels on s'adresse,
c'est là, au milieu de bien des épreuves de tout genre, la récom-
pense qu'il est doux pour un candidat de pouvoir recueillir : parti-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
ciper à l'appréciation de ses actes ou de ses promesses, avoir sur
lui un droit d'examen, de contrôle et de jugement, c'est là aussi la
jouissance réservée à tous les citoyens. Le suffrage universel tel qu'il
s'exerce en France, malgré ses imperfections, peut ainsi servir à
rapprocher toutes les conditions. S'il donne sans contre -poids le
plein pouvoir à la foule, au moins il ne met personne à l'écart, et
il intéresse chacun à se servir du concours de tous.
Les garanties nécessaires à l'exercice du droit des électeurs sont
soigneusement déterminées par la législation; elles donnent des
armes de défense à quiconque sait s'en servir, et elles doivent assu-
rer la sincérité ainsi que la liberté du vote. Il n'est pas inutile de
s'en rendre sommairement un compte exact. La formation des listes
électorales ne laisse accès à l'usage d'aucun pouvoir arbitraire :
elles comprennent dans chaque commune tout citoyen âgé de vingt
et un ans et jouissant de ses droits civils, qui a dans la commune
une résidence de six mois, et elles donnent dès lors à la France en-
viron 10 millions d'électeurs. Elles sont publiques et doivent être
communiquées à quiconque les réclame; elles sont révisées chaque
année du l*""" au 10 janvier, et comportent pendant dix jours toutes
les réclamations des intéressés, qui sont jugées en premier ressort
avant le 31 mars par une commission municipale, et en appel par le
juge de paix du canton, sans préjudice du pourvoi devant la cour de
cassation. Les électeurs sont répartis tous les cinq ans, par un dé-
cret impérial, en circonscriptions de 35,000 votans. Ils sont appelés
tous des six ans à élire un député, et doivent être convoqués vingt
jours au moins avant l'élection. Sauf la restriction résultant du sé-
natus-consulte qui a exigé le serment préalable des candidats, les
électeurs ont le droit le plus étendu pour les choisir; ils peuvent
les prendre indistinctement parmi les électeurs âgés de vingt-cinq
ans, sans qu'aucune condition, même celle de domicile, soit exigée.
La condition de nationalité vient même d'être rendue singulière-
ment accessible. Les causes qui suspendent l'exercice du droit d'é-
lire, c'est-à-dire l'état de détention, de contumace ou de séjour dans
une maison d'aliénés, l'exclusion qui ne permettait pas auparavant
d'être éligible à quiconque était pourvu d'un conseil judiciaire,
n'empêchent pas aujourd'hui d'être élu député au corps législatif.
Les fonctionnaires publics ne sont pas davantage rendus inéligibles;
toutefois, en cas d'élection, ils ne peuvent conserver leurs fonctions ;
le législateur semble avoir craint que leur indépendance ne fût sus-
pectée; mais il n'a pas étendu, au moins expressément, la même
défiance à ceux qui peuvent paraître le plus dépendans, aux per-
sonnes attachées au service du souverain. Quant aux fonctionnaires
qui, tels que les préfets, ne peuvent être élus, par crainte d'abus
de pouvoir, dans le ressort où ils exercent leur autorité, ils n'ont
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 651
qu'à y renoncer pour devenir éligibles six mois après leur démis-
sion : il n'y a ainsi qu'un obstacle temporaire qui les empêche de
représenter les populations qu'ils ont administrées, et l'empresse-
ment sans doute spontané des électeurs a quelquefois devancé ce
délai, au risque d'entraîner une chance de nullité pour l'élection.
A côté de cette latitude laissée aux candidatures, les droits des
candidats sont reconnus. Ils peuvent faire colporter librement leurs
bulletins de vote et les circulaires électorales qu'ils ont signées; ils
peuvent également se servir de l'affichage pour communiquer avec
leurs électeurs : les seules conditions auxquelles ils doivent satis-
faire sont celles d'un dépôt au parquet accompagné de leur signa-
ture sur les bulletins, circulaires et affiches déposés. 11 n'y a que la
durée de cette franchise qui soit restreinte : les candidats n'en ont
la jouissance que pendant les vingt jours qui précèdent l'élection.
Pendant l'élection, les droits des électeurs sont également pro-
tégés contre toute atteinte et toute surprise. Le scrutin est ouvert
pendant deux jours, de huit heures du matin à six heures du soir
le premier jour, de huit heures à quatre heures le second jour. Le
vote est secret; il donne ainsi aux votans la garantie qui, dans un
pays peu préparé et peu accoutumé à la liberté politique, est né-
cessaire à leur indépendance; il a lieu au moyen de bulletins ma-
nuscrits ou imprimés qui doivent être préparés en dehors de la salle
du vote et être déposés dans une boîte fermée à deux clés, sans qu'il
soit permis à personne d'en prendre connaissance. Les boîtes con-
tenant les bulletins sont scellées pendant la suspension du vote, du
premier au second jour du scrutin. Les opérations électorales, qui
peuvent être surveillées par les votans, sont confiées à un bureau
composé d'un président, qui est le maire de la commune ou son dé-
légué, de quatre assesseurs, qui sont les conseillers municipaux pris
dans l'ordre du tableau, ou bien les électeurs les plus jeunes ou les
plus âgés présens à l'ouverture de la séance, s^ns préjudice d'un se-
crétaire, choisi parmi les électeurs présens. Pour être élus députés,
les candidats doivent réunir la majoiité absolue des suffrages et un
nombre de voix égal au quart des électeurs inscrits; autrement il y a
lieu à un second tour de scrutin. Le résultat du vote est consigné
dans un procès-verbal sur lequel les électeurs ont le droit de faire
inscrire leurs réclamations. Les protestations faites par les électeurs
ou les candidats sont soumises à l'examen du corps législatif, qui
est le juge de la validité de l'élection. Les dispositions pénales com-
plètent la série de ces mesures protectrices. Les fraudes électorales
ainsi que les violences, menaces ou promesses destinées à détour-
ner les suffrages sont rigoureusement punies d'une amende qui s'é-
lève, suivant les cas, de 200 francs à 5,000 francs, et d'un empri-
sonnement qui varie d'un mois à cinq ans. La } eine qui atteint les
652 REVUE DES DEUX MONDES.
auteurs de promesses et de menaces faites aux électeurs est du
double, si le coupable est fonctionnaire public; malheureusement il
résulte sinon de la loi, au moins de la jurisprudence de la cour de
cassation, que les fonctionnaires publics, qui doivent être consi-
dérés comme agens de l'administration, ne peuvent être mis en
jugement pour crimes ou délits, même électoraux, qu'avec l'auto-
risation préalable du conseil d'état; c'est aussi une question de sa-
voir si les actions en dommages-intérêts peuvent être, à défaut
de poursuites, directement portées par les plaignans devant les tri-
bunaux civils. Toutefois l'autorisation du conseil d'état ne paraît
pas pouvoir être exigée lorsque les faits imputables aux fonction-
naires sont étrangers à leurs fonctions, et il est peut-être contestable
qu'elle s'étende aux maires, s'ils ont agi en qualité de présidens du
bureau électoral. Les électeurs sont ainsi armés du pouvoir néces-
saire pour faire respecter leur liberté, sauf en ce qui concerne le
droit de poursuivre directement les fonctionnaires administratifs, et
la loi donne satisfaction à toutes les exigences. Elle n'est ni obscure
ni insuffisante, et elle a un mérite dont les lois ne peuvent guère se
passer, le mérite d'être honnête.
La seule restriction importante à laquelle il y ait lieu de s'arrê-
ter est la nécessité du serment préalable imposé aux candidats par
le sénatus-consulte du 17 février 1858. L'écrit contenant le serment
d'obéissance à la constitution et de fidélité à l'empereur doit être
déposé huit jours au moins avant l'élection , et ce n'est qu'après
avoir satisfait à cette condition que les candidats peuvent user de
leur droit d'affichage et de distribution. S'ils ne l'ont pas remplie,
ils sont considérés comme mis hors la loi, et il ne peut être tenu
aucun compte des votes qui leur sont donnés. 11 en résulte qu'au-
cun candidat ne peut produire sa candidature au-delà des huit jours
qui précèdent l'élection, et que les électeurs ne sont plus libres de
porter leur choix sur un citoyen éligible qui , avant cette époque,
ne s'est pas présenté lui-même. Il est difficile de méconnaître qu'en
ne permettant pas aux candidats de déposer leur serment, fût-ce la
veille de l'élection, le législateur a pu dépasser le but qu'il se pro-
posait. Enfin il n'est pas interdit de faire remarquer que, le can-
didat, ne fût-il pas assermenté, pouvant être poursuivi pour toute
attaque aux institutions, il semblait peut-être superflu de l'assu-
jettir à un serment avant qu'aucun pouvoir public lui fût confié.
Ce serait une question aussi téméraire qu'oiseuse d'examiner quel
a été avant le régime actuel l'usage ou l'abus fait du serment; il
vaut mieux la mettre à l'écart, et en n'hésitant pas sur l'inter-
prétation que tout honnête homme doit y attacher, il importe de
constater quels sont au moins les avantages du serment des can-
didats. En ne permettant pas à des partis opposés aux institutions
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 653
de profiter de la souveraineté populaire pour reconnaître leurs
forces, il enlève à la lutte électorale toute apparence factieuse, et
il empêche de donner le change sur les sentimens et les opinions de
ceux qui s'y engagent. Quelles que soient les sympathies que l'on
conserve pour une de ces familles qui ont régné avec honneur et
honnêteté sur la France, quelle que soit l'inclination qu'on puisse
ressentir pour les institutions républicaines, du moment où l'on a
prêté le serment au gouvernement établi, on ne peut pas plus se
dire son ennemi que se laisser traiter comme tel. Le sénatus-con-
sulte de 1858 a demandé un gage : le gage une fois donné, le can-
didat doit donc y gagner plutôt qu'y perdre.
« Contemplez cet édifice, disait Bossuet avec la majesté habituelle
de son langage en expliquant les contradictions étranges de la na-
ture humaine, vous y verrez les marques d'une main divine; mais
l'inégalité de l'ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché
y a mêlé du sien. 0 Dieu, quel est ce mélange! J'ai peine à me re-
connaître... » Ce serait, il est vrai, faire un excès d'honneur à la
législation électorale de la France que de lui chercher une si haute
origine, et si elle paraît destinée à laisser parler la voix du peuple,
nous n'avons pas, quant à nous, l'humeur assez enjouée pour pro-
clamer la voix du peuple « la voix de Dieu; » mais quand on a une
fois reconnu quels peuvent être ses mérites, il est permis, sans pré-
tendre signaler le moins du monde son indignité, de l'examiner sous
une autre face. Après avoir reconnu et énuméré les garanties qui
appartiennent aux électeurs et aux candidats, on a sans doute le
droit de considérer quelles sont celles qui leur manquent, et qui
tiennent les autres comme en échec.
La nécessité de s'entendre paraît être pour les électeurs la pre-
mière condition à laquelle ils doivent tenir, et cependant elle leur
fait défaut. La circonscription électorale, que le gouvernement peut
tracer et remanier à son gré tous les cinq ans, les empêche de se
mettre et de rester en rapports; elle les laisse étrangers les uns aux
autres, et, loin de les rapprocher par des intérêts communs, sou-
vent même elle les divise par des intérêts opposés qui ne leur per-
mettent pas de se mettre d'accord sur le choix de celui qui doit les
représenter. Déjà en France l'arrondissement, dont la création ne
remonte pas à plus d'un demi-siècle, et qui n'a guère servi que
pendant trente ans au choix des députés, n'avait acclimaté que
difficilement les traditions politiques nécessaires à l'union des ci-
toyens. La France, découpée en départe'mens par l'assemblée con-
stituante de 1789 et privée de ses anciennes provinces, n'avait pas
eu l'avantage dont l'Angleterre a si bien tiré parti, et qui donne à
chaque collège électoral de la Grande-Bretagne un passé riche de
souvenirs aussi bien que fécond en espérances, propre à entretenir
65/i REVUE DES DEUX MONDES.
cet attachement aux devoirs publics qui est comme le legs d'une
génération à l'autre. Toutefois l'arrondissement avait commencé à
resserrer les liens entre les électeurs, et leur avait donné les habi-
tudes de se concerter pour la gestion journalière d'affaires com-
munes. La constitution de I8/18 avait, il est vrai, absorbé l'arrondis-
sement dans le département en faisant prévaloir le système d'élection
collective par scrutin de liste; mais elle avait donné à chaque dé-
partement, d'après sa population, un nombre de représentans qui
dépassait toujours celui des arrondissemens, et elle n'avait deshé-
rité aucun arrondissement de la liberté d'obtenir un député qui le
représentât. La constitution de 1852, en ne faisant nommer par les
électeurs de chaque circonscription qu'un seul député, conserve
comme base de l'élection le chiffre de la population; mais en limi-
tant le nombre des députés à 286, tandis que le nombre des arron-
dissemens est bien supérieur, elle a de nouveau remanié le corps
électoral. Elle a substitué dès lors des divisions de territoire tout ar-
tificielles et tout accidentelles aux divisions qui correspondaient aux
habitudes et aux relations ordinaires des électeurs, et, en permet-
tant de les changer tous les cinq ans , elle a en quelque sorte em-
pêché un corps électoral de se former. En laissant au gouverne-
ment, sans aucune réserve, le droit de refaire ainsi, avant chaque
période électorale, la carte politique du pays, la législation lui a
conféré un pouvoir discrétionnaire dont l'usage conduit presque
inévitablement à l'abus. En effet, elle l'intéresse tantôt à l'augmen-
tation, tantôt à la diminution du nombre des électeurs, suivant qu'il
lui est avantageux de faire élire dans un département un député de
plus ou un député de moins. Si le gouvernement a besoin d'établir
une circonscription nouvelle qui serve à démembrer les circonscrip-
tions anciennes, il lui suffit d'obtenir un plus grand nombre d'élec-
teurs en faisant inscrire d'office sur les listes les citoyens indifférens
ou négligens. S'il lui importe au contraire ailleurs de retrancher une
circonscription, il n'a qu'à suivre un autre procédé en attendant que
les électeurs non inscrits réclament eux-mêmes leur inscription (1).
Il en résulte qu'il faut prévoir à époques fixes un flux et un reflux
capricieux, tantôt amenant sur ses vagues propices un nouveau dé-
puté inattendu, tantôt remportant loin du bord un naufragé qui n'a
plus d'esquif pour naviguer.
D'ailleurs, si ces mesures servent à créer ou à supprimer d'une
façon aussi mobile des collèges électoraux, le gouvernement n'est
(1) Ainsi a-t-on vu le département de l'Eure, qui s'était, dans les cinq dernières
années, appauvri de G,000 habitans, s'enrichir d'un député en raison de l'augmentation
du nombre de ses électeurs, et le département de la Seine, dont la population s'était
accrue de 5'.)7,000 habitans, être déshérité d'un député, parce qu'il avait perdu 107,000
électeurs.
LES LOIS ET LES MŒURS ÉLECTORALES. 655
pas tenu d'y recourir pour découper le territoire électoral. 11 n'y a
pas besoin que le nombre des électeurs d'un département soit aug-
menté ou diminué pour que les circonscriptions soient exposées à
des changemens périodiques dont le pouvoir seul est juge. 11 peut
à son gré tantôt rapprocher les distances, tantôt consulter le goût
de la symétrie en tirant des lignes droites de démarcation qui pas-
sent par-dessus les vallées et les montagnes, tantôt chercher l'effet
d'un beau désordre en employant la ligne courbe, ou en dessi-
nant toutes les figures de la géométrie. Aussi ce sont quelquefois
comme des tours de force qui s'accomplissent. Des arrondissemens
sont pour ainsi dire écartelés, et leurs cantons, violemment dis-
joints les uns- des autres, sont répartis aux quatre coins entre des
arrondissemens voisins. Il y a plus : le travail de division s'opère
sur ce qui paraît être de sa nature indivisible; en effet, ce sont les
villes mêmes qui sont souvent réparties par quartiers entre les cir-
conscriptions rurales qui les entourent, de telle sorte que des villes
comme Lille, Nancy, Nîmes, Marseille, Toulouse, unies chacune
par la communauté d'intérêts de leurs habitans, au lieu de pouvoir
élire le même député, ont été réduites à n'être plus représentées
que par sections confondues dans une agglomération où elles sem-
blent disparaître. Il en résulte qu'elles perdent ainsi tout l'avantage
de leur population, et que par suite de cette dissémination de leurs
électeurs ce sont les habitans des campagnes qui, par leur nombre,
exercent une influence décisive sur l'élection des députés des villes.
Il est facile dès lors de se représenter combien, par suite de cette
géographie de circonstance, les derniers liens de tout faisceau po-
litique, si religieusement conservés en Angleterre, sont en France
soigneusement brisés et rompus. Quand dans l'appel des candidats
aux électeurs de 1863 on rencontre un souvenir du passé qui soit
invoqué, on croirait entendre l'écho d'une voix étrangère; aussi
est-ce un langage que nous sommes, hélas! déshabitués de tenir
et d'entendre que celui dont se servait, il y a quelques mois, un
candidat vaincu avec honneur dans la dernière lutte, M. Casimir
Perier. (( Le lieu d'où je m'adresse à vous, écrivait-il à ses conci-
toyens, me rappellerait mes obligations, si je pouvais les oublier,
car le nom seul de Vizille est pour moi une devise de famille que
je ne puis tiahir. Il me semble que je retrouve ici ces hommes
énergiques que réunissait la courageuse hospitalité de mon grand-
père. Dans les fermes, mais respectueuses représentations adres-
sées au roi Louis XVI en 1788 par les trois ordres du Dauphiné,
je trouve, avec un légitime orgueil qui doit nous être comnum, le
premier programme de libertés et de garanties qu'après soixante-
dix années nous serions maintenant heureux de posséder. 11 nous
appartient de conserver intactes nos glorieuses traditions et de nous
656 REVUE DES DEUX MONDES.
montrer dignes de nos pères. » De telles paroles semblent presque
appartenir à un autre temps que le nôtre, et l'on éprouve comme
une joie d'antiquaire à les recueillir. Elles produisent la surprise
qu'on ressent en trouvant un arbre resté debout au milieu d'une
forêt abattue.
Si le gouvernement dispose ainsi du terrain du champ de bataille,
il est également maître de défendre l'usage des armes à ceux qui y
combattent. La liberté de la presse et la liberté de réunion restent
soumises à sa volonté. La liberté de la presse n'a, on le sait, depuis
plus de dix ans, d'autre garantie que celle de la tolérance du pouvoir,
qui peut faire naître et mourir les journaux à sa volonté. Les con-
damnations des journalistes soit à l'amende, soit à la prison, ne peu-
vent, il est vrai, résulter que du jugement des tribunaux; mais les
condamnations contre les journaux sous forme d'avertissement ne
dépendent que d'une décision du ministre de l'intérieur, et les aver-
tissemens, dès qu'ils ont été renouvelés jusqu'à trois fois, ont pour
résultat, au gré du ministre, la suspension ou la suppression du
journal averti. Or les gouvernemens sont comme les individus, le
bruit les importune, le mouvement les inquiète, la censure leur est
amère; ce n'est donc pas d'eux que la liberté de la presse peut at-
tendre la protection dont elle a besoin, et il n'y a pas lieu de s'éton-
ner qu'ils la traitent avec rigueur dès qu'elle les gêne ou les contra-
rie. S'ils ont le droit de faire taire, ils sont peu tentés de laisser
parler. Aussi, lorsqu'on considère que, depuis l'appréciation des
événemens de l'histoire du premier empire jusqu'à l'examen des
qualités d'un certain engrais recommandé par l'administration, les
questions les plus discutables ont été mises hors de discussion, ne
doit-on pas reconnaître que les électeurs ne peuvent guère être éclai-
rés par les journaux sur le mérite de candidats dont le choix met di-
rectement en cause la politique du gouvernement? Dans un grand
nombre de départemens, il n'y a d'autre journal que celui de la pré-
fecture, et dans ceux qui sont plus favorisés il n'y a toujours qu'une
seule opinion que les journaux puissent servir impunément. Pendant
la période des élections plus qu'en tout autre temps, la circonspection
la plus craintive leur est commandée par l'expérience des mesures
auxquelles s'exposent les plus hardis ou même les plus timides, et
ils apprennent à leurs dépens qu'il n'y a pas pour eux, même dans
l'intérêt des électeurs, la moindre trêve de Dieu. Aussi ce ne sont
pas seulement des électeurs inconnus les uns des autres qui, au
moyen de la circonscription territoriale, sont donnés aux candi-
dats, mais encore, par suite du régime auquel la législation de la
presse est soumise, les candidats sont obligés de s'adresser à des
électeurs qui pour la plupart n'ont pu faire qu'incomplètement leur
éducation de citoyens.
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 057
La liberté des réunions électorales n'est guère traitée plus ûivo-
rableraent. Elle avait toujours été pleinement reconnue sous les gou-
vernemens précédens, et en permettant ainsi à toutes les opinions
de se manifester sans d'autres conditions que le respect des lois,
elle avait été destinée à compléter ce système de publicité qui peut
suppléer avec avantage au grand nombre des électeurs, sans que le
grand nombre des électeurs en tienne jamais lieu. Quand on a eu, ne
fût-ce qu'une fois, le spectacle des élections d'Angleterre se passant
sur la place publique avec l'active intervention de tous les citoyens
mêlés sans aucune violence à la discussion journalière des alfaires du
pays et mis en rapport avec les candidats pour recevoir leurs expli-
cations ou les leur faire donner, il est permis de se poser une question
peut-être indiscrète : on est conduit à s'^e demander si les citoyens
d'Angleterre qui n'ont pas le droit de suffrage électoral ne pren-
nent pas une part plus large à l'élection que les citoyens de France,
qui, en jouissant du droit de vote, sont réduits à ne pouvoir l'exer-
cer que silencieusement. Le gouvernement impérial parut lui-même
respecter les réunions électorales, ou au moins les oublier au milieu
du renouvellement de toutes les institutions qu'il était en train de
remplacer, et lorsque le nouveau pouvoir convoqua les électeurs
pour le choix de ses députés au corps législatif, il se contenta de
les dissuader d'en faire usage. « Elles auraient l'inconvénient, écri-
vait alors le ministre de l'intérieur dans sa circulaire aux préfets,
de créer des liens prématurés, des apparences de droits acquis qui
ne feraient que gêner les populations et leur ôter toute liberté. »
Cependant comme, malgré la haute autorité du conseiller, le conseil
pouvait n'être pas écouté, la loi ne resta pas longtemps muette, et
le décret du 25 mars 1852 soumit à la nécessité de l'autorisation
les réunions publiques, de quelque nature qu'elles fussent. Sans
doute les jurisconsultes peuvent délibérer pour prétendre que les
réunions électorales, n'ayant pas été spécialement désignées, con-
servent leurs anciennes franchises; mais le texte de la loi n'en est
pas plus rassurant, et l'expérience acquise de la jurisprudence des
tribunaux a donné jusqu'ici d'autres exemples que ceux d'une in-
terprétation de loi libéralement élargie.
Ainsi la législation électorale de la France donne indistinctement
le droit d'électeur à tous les citoyens, même à ceux qui ne savent
ni lire ni écrire : elle permet de confondre dans un même collège
électoral des populations souvent éloignées les unes des autres; mais
lorsque toutes les garanties devraient être multipliées pour éclairer
l'usage d'un droit que la plupart sont si peu préparés à exercer, elle
oppose aux communications entre les électeurs et les candidats des
obstacles qui les séparent. Voilà une foule éparse de 35,000 élec-
TOME XLVIII. 42
058 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs convoqués pour choisir un déjiuté qui sera chargé de prendre
part à lu direction des aflaires du pays. Toutes les formaUtés de la
procédure ont été sagement prévues et réglées. Est-ce assez? Non,
la cause vaut encore la peine d'être instruite; sans contredit, les
juges sont nombreux, mais qu'importe leur nombre? Si la presse est
obligée de se taire, les pièces manquent, et s'il n'y a pas un laisser-
passer pour les réunions, l'audition des parties fait défaut. Les élec-
tions pourraient ainsi finir par ressembler à un choix qui, fùt-il
raisonné, serait fait au milieu des ténèbres de la nuit. A coup sûr,
la nuit qui oblige les combattans à se séparer aurait l'avantage de
pacifier l'élection; mais quand il s'agit de se rencontrer sur le ter-
rain où la loi elle-même appelle les électeurs et les candidats, ne
serait-il pas permis de dire comme Ajax à la divinité qui, cachée
derrière un nuage, se dérobait à la lutte : Rends-nous le soleil et
allons combattre?
La lumière la plus éclatante est donc nécessaire pour percer des
ombres si épaisses, et pour dissiper cette obscurité il est fait usage
dans chaque circonscription électorale d'un système destiné à mettre
tous les électeurs d'accord, la recommandation publique des can-
didats par le gouvernement de l'empereur. Le suffrage universel a
besoin d'être dirigé, et c'est le gouvernement qui se charge de cette
direction. Tel est le ressort qui met en mouvement cette grande
machine et qui est muni de tous les rouages les mieux façonnés pour
en assurer le jeu. Les électeurs sont dispensés d'y mettre la main.
(( Le gouvernement, déclare l'un des préfets de l'empire dans un
discours heureusement recueilli, remplit pour ainsi dire l'office des
réunions préparatoires, imaginées par les électeurs sous le dernier
gouvernement pour suppléer à la direction qui leur manquait. Au-
jourd'hui nous autres administrateurs désintéressés dans la ques-
tion, et qui ne représentons en définitive que la collection de vos
intérêts, nous examinons, nous apprécions, nous jugeons les can-
didatures qui se produisent, et après un mûr examen, avec l'agré-
ment du gouvernement de l'empereur, nous vous présentons celle
qui nous paraît la meilleure, non pas comme le résultat de notre
volonté et encore moins d'un caprice, mais comme l'expression de
vos propres suffrages et la manifestation de vos sympathies. » Tout
commentaire nuirait à une telle harangue, et cette franche déclara-
tion donne en raccourci le tableau le plus fidèle des opérations élec-
torales, telles qu'elles se passent pour la plupart depuis onze ans.
Le premier résultat de cette désignation, c'est l'inégalité pour ne
pas dire l'illégalité de la lutte. Autrefois, sous la restauration et
sous le gouvernement de 1830, d'après la théorie développée par
un étrange interprète du droit constitutionnel, M. Proudhon, le
LES LOIS ET LES MOl^URS ELECTORALES. 659
pouvoir était exercé par un ministère responsable représentant la
majorité des députés et combattu par une minorité opposante; ce
ministère était donc chef d'un parti dont il avait la confiance et la
conduite. Le roi, déclaré inviolable, irresponsable, chargé de gou-
verner d'accord avec les grands pouvoirs publics institués par la
charte, était en dehors du débat. Le ministère pouvait en consé-
quence avoir ses candidats aussi bien que l'opposition avait les
siens; en les proposant, en les avouant, il ne faisait que compa-
raître lui-même devant les électeurs, il les prenait comme juges de
sa politique, prêt à garder le pouvoir, si l'avantage lui restait, et
obligé de le remettre à d'autres, si l'épreuve lui était défavorable.
Aujourd'hui le droit public est bien différent : l'empereur seul gou-
verne, les ministres n'ont d'autre caractère que celui de ses agens,
et quand ce sont les candidats du gouvernement que les ministres
recommandent aux électeurs, les candidats du gouvernement ne
sont-ils pas dans un tel système les candidats du souverain ?
Dès lors quel est le caractère d,e la lutte dans laquelle doit s'en-
gager tout candidat qui n'est pas désigné comme le candidat du
gouvernement? Il faut qu'il la soutienne non-seulement contre un
concurrent qui invoque l'appui du pouvoir, non-seulement contre
les représentans les plus élevés ou les plus subalternes du pouvoir;
il en est réduit en quelque sorte, comme malgré lui, à se mesurer
contre le chef du pouvoir lui-même. Peu importe le parti qu'il pren-
dra, il n'a que le choix des écueils : s'il désavoue toute hostilité
contre le souverain, il lui est signifié que le pays ne veut plus d'é-
quivoque et demande que tous les masques tombent, il est traité
d'hypocrite; s'il parait accepter la position d'adversaire qu'on veut
lui faire prendre, il est aussitôt accusé de se démasquer et de dé-
ployer le drapeau de la guerre civile , il est traité de factieux : heu-
reux si d'aventure il n'est pas menacé d'être poursuivi comme tel!
Sur ce terrain, la lutte n'est pas seulement inégale et périlleuse,
elle paraît même à peu près impossible à tenter. Du moment où
c'est le gouvernement qui est ouvertement le combattant, il a entre
les mains une arme merveilleuse qui garantit la victoire à tous les
candidats en faveur desquels il la fait servir : c'est l'arme de la
centralisation. En face du suffrage universel, dépourvu des moyens
les plus élémentaires d'éducation et privé en quelque sorte d'ap-
prentissage, la centralisation est l'instrument qui met presque tout
le pays dans la dépendance du gouvernement. De temps à autre,
on entend sans doute parler de décentralisation ; mais cette décen-
tralisation n'a été jusqu'ici destinée qu'à augmenter dans chaque
département le pouvoir des préfets auxquels les ministres remettent
une partie de leurs attributions : elle n'a ainsi servi qu'à rappro-
€her la centralisation de toutes les communes de l'empire en la
660 REVUE DES DEUX MONDES.
fixant sur place, comme pour rendre sa puissance plus irrésistible.
Dès que le ministre a transmis le nom du candidat du gouverne-
ment aux préfets, les préfets ont aussitôt sous leur main une armée
bien disciplinée qui s'ébranle, et qui, au premier signal, occupe
toutes les positions. Dans chaque arrondissement, le sous-préfet ré-
pète le commandement, et il y a dans chaque commune un maire
qui le reçoit pour le communiquer aussitôt à tous ses administrés.
Choisis par le souverain ou par les préfets, sans être comme autre-
fois désignés à leur choix par l'élection préalable de leurs conci-
toyens, les maires d'aujourd'hui, n'ayant aucun souci à prendre
pour faire partie du conseil élu de la commune, sont disposés pour
la plupart à ne plus se considérer que comme des fonctionnaires
obligés de rendre compte à leurs chefs de la conduite des popula-
tions qui leur sont confiées, h La commune m'appartient, disait der-
nièrement à un candidat l'un de ces magistrats; je dirige ses ac-
tions; un maire est fait pour que la commune ne voie que par ses
yeux. » Faut-il ajouter qu'un maire est aidé dans sa tâche par le
garde champêtre, d'autant plus redoutable aux babitans des cam-
pagnes qu'il peut leur dresser procès-verbal pour la moindre con-
travention au moindre règlement municipal? Or, comme les règle-
mens municipaux, n'étant d'habitude ni imprimés ni affichés, sont
à peu près inconnus de ceux qui sont tenus d'y obéir, il est facile de
mesurer quelle est la part d'autorité dont le garde champêtre peut
disposer.
A côté de ce corps régulier de fonctionnaires, flanqué, comme une
armée en marche, d'éclaireurs qui sont dans chaque canton les
commissaires de police, il faut tenir compte de toutes les troupes
auxiliaires qui sont convoquées, enrégimentées et rangées en ba-
taille. Au pi'emier appel adressé en faveur du candidat du gouver-
nement, quiconque remplit un service public, si élevées ou si hum-
bles que soient ses fonctions, si étrangères qu'elles doivent être par
leur nature aux partis politiques, a son poste assigné pour se mettre
en travers de toute autre candidature. Le passage de toutes les
routes est ainsi fermé. Malheur à qui ne se montrerait pas bien dis-
posé! Il serait considéré comme ayant passé à l'ennemi, et dans une
élection qui est restée célèbre il n'y a pas jusqu'au fossoyeur qui
n'ait failli être traité comme un déserteur pour s'être aventuré dans
les rangs opposés.
Indépendamment de ces recrues si nombreuses, la centralisation
met à la disposition du gouvernement des communes entières en
lui permettant de satisfaire leurs besoins à l'aide des ressources du
budget dont il peut faire usage. Dans d'autres pays, qui se sont
dispensés de multiplier les révolutions , cette répartition est laissée
à l'appréciation des assemblées locales; en France, où tous les essais
LES LOIS ET LES MCKURS ÉLECTORALES. 661
de gouvernement ont été épuisés, c'est le pouvoir qui a toujours
gardé le privilège de cette distribution. S'agit-il aujourd'hui non-
seulement de concessions de chemins de fer et de canaux, qui sont
les grands bienfaits enviés, mais de fonds de secours pour des tra-
vaux uniformément sollicités, la réparation des églises, la construc-
tion des mairies, l'établissement des maisons d'école; s'agit-il même
des allocations pour les chemins et tous les autres intérêts muni-
cipaux : c'est vers les ministres ou les préfets que doivent se tendre
les mains suppliantes. Plus les communes sont petites, plus elles
ont besoin de cette assistance qui les tire de la gène, et plus elles
prennent de précautions pour l'obtenir. Royer-Gollard avait donc
raison dans sa triste prévoyance quand il dénonçait fièrement notre
régime administratif comme faisant des peuples de nouveaux cour-
tisans qui s'exercent au métier de plaire... « Par quelles faveurs
s'imaginerait-on que le gouvernement pût séduire aujourd'hui ce
nombre prodigieux d'électeurs? » écrivait dans une de ses circu-
laires le ministre chargé, il y a onze ans, de donner les premières
instructions électorales aux préfets de l'empire. Si la question a
été posée pour qu'il y soit répondu, la réponse est facile à donner.
En effet, plus le nombie des électeurs est prodigieux, plus la cen-
tralisation peut faire de merveilles. Autrefois, sous le régime du
suffrage restreint, c'était avec des électeurs qu'il fallait compter;
aujourd'hui c'est avec des populations, et l'emploi des crédits du
budget permet de donner satisfaction aux communes beaucoup plus
aisément qu'aux individus. Sans contredit, il serait injuste de pré-
tendre que la participation de l'état ou des départemens à tous les
travaux et à toutes les améliorations qui intéressent le pays et les
communes n'est jamais subordonnée qu'à des considérations poli-
tiques, et ce serait faire injure au bon sens autant qu'à la vérité de
s'imaginer que c'est en vue d'un trafic de suffrages que l'argent
des contribuables se dépense. Il y a plus, il convient de reconnaître
que le gouvernement peut à bon droit invoquer comme l'un de
ses titres à la confiance des électeurs sa sollicitude pour la prospé-
rité matérielle de la France, qui, sous son impulsion, s'est rapi-
dement étendue dans toutes ses branches du centre aux extrémités
et des villes aux campagnes. Cependant, puisqu'il y a des tentations
auxquelles il est dangereux d'exposer la nature humaine, parce
qu'elles ne peuvent manquer de la faire succomber, il faut recon-
naître que le soin d'assurer le succès des candidats de son choix
met le gouvernement à une trop forte épreuve. Une fois qu'il en-
treprend de faire avec eux cause commune, il n'a qu'à laisser ou-
verte la source des dons de tout genre pour provoquer en leur fa-
veur un concours de zèle, de bon vouloir et de reconnaissance; il se
gardera donc bien de la fermer. Il lui importe même de faire pren-
662 REVUE DES DEUX MONDES,
dre le change sur ses intentions, et, à supposer qu'il veuille tenir
compte de toutes les demandes, il doit laisser entendre, en multi-
pliant à la veille de l'élection ses largesses et ses promesses, qu'il
faut savoir le jour du vote s'en rendre digne. C'est là le mot d'ordre
qui se répète de proche en proche et que les maires traduisent à
l'envi dans des proclamations qui, du nord au midi, de l'est à
l'ouest, reproduisent avec des variantes de phrases la même pen-
sée. Quelquefois même ce système est perfectionné, l'administration
est intéressée à s'effacer au profit de ses candidats, et quand ses
candidats savent se prêter à jouer leur rôle, elle se décharge volon-
tiers sur eux de la douce tâche de répandre dans leurs tournées
des bienfaits qui, sans leur rien coûter, sont destinés apparemment
à ne pas obliger des ingrats.
Tels sont les moyens à l'aide desquels les candidatures du gou-
vernement ont semblé devenir, pour la plupart, les candidatures
des gouvernés. Parées en même temps de la majesté d'une institu-
tion publique et de la popularité de la bienfaisance locale, considé-
rées à la fois comme inséparables du salut de l'état et du bien-être
des populations, ces candidatures ont occupé sans coup férir des
retranchemens qui devaient paraître inexpugnables. Aussi la vie
politique, tout à coup affaissée après les violentes secousses qu'elle
s'était données, a couru plus d'une fois le risque de s'éteindre. Elle
ne se signalait plus que par ses défaillances, et aux avant-dernières
élections, en 1857, le ministre de l'intérieur se croyait obligé de
rappeler aux électeurs leur devoir, en les excusant d'être disposés
à s'en dispenser, (c Pleins de confiance dans le souverain de leur
choix, écrivait M. Billault, ils seraient enclins à s'en rapporter à lui
et s'abstiendraient volontiers de prendre part au vote que leur de-
mande le jeu régulier de la constitution. » Les candidats eux-mêmes
n'avaient plus d'ardeur à la tâche. Assurés à l'avance d'obtenir les
suffrages qui étaient demandés en leur faveur, sans être même obli-
gés de se faire connaître, ils laissaient volontiers les fonctionnaires
s'occuper de leur élection, et plus d'un maire, en recevant les in-
structions pressantes de son préfet, était disposé à dire : C'est pour-
tant celui-ci qu'on devrait nommer député ! D'autre part, le dégoût
de la lutte avait atteint presque partout ceux qui se sentaient hu-
miliés de cette indifférence et de ce dédain, et ils se condamnaient
à garder le silence comme le repos. Les obstacles opposés à une
campagne électorale paraissaient aussi insurmontables et aussi re-
butans que ceux dont la Sibylle fait l'énumération à Énée en le dé-
tournant de son projet de descendre aux enfers : a Partout d'impé-
nétrables forêts et le rempart des eaux marécageuses du noir Cocyte.
Quelques-uns seulement, ajoutait-elle, protégés par la faveur de
Jupiter, ou bien élevés au-dessus des autres hommes par leurs émi-
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 663
iientes vertus, ont pu franchir ce passage; mais c'étaient des enfans
des dieux. »
Pauci quos aeqiuis amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad œtliera virtus,
Dis geniri, potuere. Tcnent média omnia sylva3,
Cocytusque sinu labeiis circumvenit atro.
Pour faire remonter le courant à une nation qui semblait presque
prendre goiit à le descendre, il fallait de vaillans efforts et une in-
domptable énergie. Dans la presse jusqu'alors silencieuse ou peu
écoutée, des écrivains jusqu'alors inconnus ou déjà éprouvés, pas-
sant, malgré le danger du naufrage, entre tous les écueils, repri-
rent faveur auprès du public, et quelques-uns eurent le don de le
captiver par l'emploi heureux de toutes les ressources de l'art de
bien dire. Dans le corps législatif, cinq députés opposans essayaient
leurs armes en face des puissans orateurs du gouvernement, qui
eux-mêmes donnaient un nouvel éclat à la lutte, et ils se multi-
l^liaient pour conjurer le mal de l'indifférence politique. A côté
d'eux, il y eut une minorité longtemps docile qui s'émancipa, et qui
dans plus d'une occasion importante donna le témoignage que le
dévouement n'exclut pas toujours la désapprobation. Une génération
nouvelle, indépendante sans être hostile, moins préoccupée de sa-
voir qui la gouvernera que de s'assurer comment elle sera gouver-
née, ne pouvant pas se résigner à l'inaction avant d'avoir agi, était
peu à peu impatiente d'entrer en scène. Des comités consultatifs,
formés en vue des élections, lui servaient de généreuse avant-garde.
Toutefois, pour se remettre en mouvement, l'opinion publique, cette
ancienne rebelle convertie à l'obéissance, avait en quelque sorte be-
soin d'entendre le commandement de marche, et c'est l'empereur
Napoléon III qui a paru le lui donner. Après avoir fait rentrer
dans son gouvernement les premiers germes de la discussion par-
lementaire qu'il avait jusqu'alors éliminée et les garanties de con-
trôle financier auparavant refusées, fatigué sans doute d'être plus
loué que conseillé, plus servi que soutenu, il n'a pas craint de dé-
clarer qu'il restait ])eaucoup à faire pour perfectionner les institu-
tions et accoutumer le pays k compter sur lui-même. Jouissant du
privilège de pouvoir tenir publiquement le langage dont il lui con-
vient de se servir sans avoir à en rendre compte à personne, il a
signalé du haut du trône les enseignemens que l'Angleterre donnait
à la France par le libre jeu de ses institutions, et il a laissé tomber
cette parole qui pouvait être recueillie comme un programme :
« travaillons de tous nos efforts à imiter de si profitables exem-
ples. » A côté de lui, un ministre de l'intérieur, rapportant de son
séjour au milieu du peuple anglais le goût de ces libertés que nous
GQh REVUE DES DEUX MONDES.
avions nous-mêmes possédées, avait déjà paru prendre les devans;
fier de pouvoir presque seul, dans cette foule mélangée des servi-
teurs du lendemain, se prévaloir de sa fidélité de la veille, il écri-
vait aux préfets de rechercher le concours de ces hommes honora-
bles et distingués des anciens gouvernemens qui se tenaient encore
à l'écart par un sentiment de dignité personnelle, et il recomman-
dait de faire appel à leurs lumières et à leur expérience, k Rappelez-
leur, ajoutait-il, que s'il est noble de conserver le culte des souve-
nirs, il est encore plus noble d'être utile au pays. »
Ces promesses et ces déclarations sont comme le lever de rideau
des élections de 1863 : elles semblaient annoncer à la France un
spectacle nouveau promis à sa curiosité et destiné à la justifier;
mais les gouvernemens, même ceux qui font profession de tourner
en mépris le régime des rhéteurs, sont toujours plus enclins aux
paroles qu'aux actes. Electeurs et candidats ont cru qu'ils étaient
invités ou au moins autorisés à s'entendre; ils se sont mépris. Le
gouvernement a préféré continuer à s'interposer entre eux, et il n'a
pas tenu à lui que les élections de 1863 ne ressemblassent à celles
de 1852 et de 1857. Prétendant les diriger et mécontent que sa
direction ne fût pas reçue partout avec obéissance, il les a considé-
rées comme une bataille à livrer, et il a pris le plus souvent toutes
les allures belliqueuses d'un commandant d'armée qui, ne se croyant
pas obligé de se tenir sur la défensive, porte l'offensive dans le camp
de l'ennemi.
Les élections de 1863 viennent d'être soumises à une grande en-
quête. La vérification des pouvoirs par le corps législatif, à peine
terminée, a clos la série des enseignemens de tout genre qui res-
sortent des protestations des candidats et des discussions si instruc-
tives, mais malheureusement si incomplètes, auxquelles elles ont
donné lieu, malgré le talent de leurs rares défenseurs. Les élections
de 1863 sont donc à peu près connues, mais il reste à les juger. Il
ne s'agit plus de les faire valider ou invalider, de les déclarer ré-
gulières ou irrégulières; il faut rechercher ce qu'elles nous appren-
nent. Le gouvernement s'est-il dessaisi de ses pouvoirs, et s'il les a
gardés, comment s'en est-il servi? Tel est le premier point auquel
il convient de s'arrêter. Quelle est l'application qui a été faite des
lois existantes? Telle est la seconde question qu'il importe d'é-
claircir.
IL
Les préparatifs des dernières élections ne permettent pas de
prendre le change sur l'importance que le gouvernement attache à
la conservation des pouvoirs dont il dispose. C'est par le remanie-
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 665
ment des circonscriptions que s'est ouverte la période électorale.
Cette opération n'a pas été restreinte aux circonscriptions dans les-
quelles l'accroissement ou la diminution du nombre des députés
rendait inévitable un nouveau partage de territoire. Elle a été éten-
due à quatorze départemens où, le nombre de députés étant resté
invariable, aucun changement n'était dès lors nécessaire. Cette rec-
tification se rattachait-elle à des préoccupations politiques? C'est ce
qui semblerait résulter des explications de l'un des ministres ora-
teurs. « Sur ces quatorze .départemens, déclarait-il, il est juste d'en
mettre en dehors trois au moins dans lesquels il est certain qu'il n'y
aura aucune lutte électorale. » A l'égard des autres, l'interprétation
contraire semblait donc permise, et les informations données n'ont
fait entrer en ligne de compte que les convenances locales; mais
comment ne pas redouter cette intervention des convenances locales
quand elle peut servir à favoriser des combinaisons qui ont un tout
autre intérêt qu'un intérêt géographique?
Le début de la période électorale a été marqué également par un
large usage du droit d'avertissement exercé à l'égard des journaux.
On multiplia les applications de ce droit avec une sévérité dont sept
avertissemens dans le courant d'un mois, accompagnés d'un arrêté
de suspension, donnent la pleine mesure. Toutefois, pendant les
vingt jours qui précédèrent les élections, le pouvoir se contenta le
plus souvent des avis communiqués, qui, contenus dans une cer-
taine limite, sont pour le gouvernement le droit de réponse. Il est
encore juste de reconnaître qu'à Lyon et à Bordeaux comme à Paris
des journalistes candidats purent, sans être inquiétés, fah'e servir
leurs journaux à la défense de leurs candidatures; mais quand la
modération dépend du bon vouloir des hommes, elle est bien va-
riable et bien précaire. On en a plus d'un exemple; nous n'en cite-
rons qu'un seul. Attaqué avec la dernière violence dans une feuille
administrative qui l'appelait un Autrichien et lui reprochait d'être
tout, excepté un loyal Français, un ancien député, M. Plichon, s'a-
dressant au seul journal indépendant qui pût donner asile à ses
réponses, ne pouvait l'obtenir; le journal avait été averti officielle-
ment par le commissaire de police que le numéro qui contiendrait
ces documens serait saisi.
C'est à ce même régime d'une tolérance le plus souvent refusée
qu'ont été mises les réunions électorales. Pour couper court à toute
illusion , le gouvernement crut devoir se servir du Moniteur pour
rappeler, même avant la convocation des électeurs, que la loi inter-
disait les associations de plus de vingt personnes qui se réuniraient
sans l'agrément de l'autorité publique. Quoique la légalité, jus-
qu'alors inattaquable, des comités fût aussitôt savamment défen-
66G REVUE DES DEUX MONDES.
due dans une consultation signée par les jurisconsultes les plus au-
torisés, il n'en fallut pas moins se tenir prudemment sur la réserve.
11 est vrai qu'en réduisant les comités à moins de vingt personnes,
il n'a pas été défendu de s'en servir; mais en dehors des grandes
villes les comités, ne pouvant se passer de correspondans et s' ex-
posant ainsi à devenir, par le nombre de leurs mem])res, des as-
sociations prohibées, il est facile de comprendre que le plus sou-
vent les électeurs ont été tentés d'appliquer la maxime : (( dans le
doute, abstiens-toi. » Les réunions ne pouvaient prétendre à être
traitées plus favorablement que les comités , et malgré les précau-
tions offertes par les candidats, dont quelques-uns s'engageaient
même à consulter les convenances des commissaires de police afin
d'obtenir leur présence, sauf de très rares exceptions, -dont certaines
villes comme Paris ont eu le privilège, elles furent rigoureusement
interdites. 11 n'y eut qu'en faveur de certains candidats qu'elles s'or-
ganisèrent quelquefois sous une forme particulièrement appropriée
à l'enthousiasme, la forme de banquets, sur lesquels il serait aisé,
si nous en avions le goût, d'emprunter aux protestations de quel-
ques candidats d'assez piquans détails.
Le gouvernement est aussi resté fidèle à ses habitudes en con-
tinuant de pratiquer le système des candidatures officielles. — On
nous demande, avait déclaré à la fin de la dernière session M. le pré-
sident du conseil d'état, si nous renonçons aux caiididatures offi-
cielles. Une fois pour toutes, je réponds : Non, nous n'y renoncerons
pas. — Le ministre de l'intérieur étendit en quelque sorte la portée
de cette déclaration en écrivant aux préfets, comme s'il s'agissait du
renouvellement d'un vote dynastique, que les élections étaient pour
la France une nouvelle occasion d'affirmer devant l'Europe les in-
stitutions qu'elle s'était données. Pour compléter cette révélation,
il leur recommandait de faire savoir aux électeurs, en désignant les
candidats qui leur seraient présentés, quels étaient les amis oli les
adversaires plus ou moins déguisés de l'empire. Donnant lui-môme
l'exemple, il descendit comme en champ clos pour prendre à partie
l'homme d'état appelé par l'empereur l'historien illustre et natio-
nal, qui avait consacré son éniinent talent k rendre immortel le
souvenir des grandeurs et des victoires de Napoléon, et qui, après
douze ans de retraite, se décidait par son serment à reconnaître le
second empire. La circulaire de M. de Persigny, adressée au préfet
de la Seine, fut un manifeste répandu dans tous les départemens et
qui donnait le ton de la politique agressive. Un tel signal était pour
les préfets un mot d'ordre qui les trouva presque tous disposés à
obéir. Il s'agissait d'abord de mettre debout tout le personnel des
fonctionnaires, et les instructions les plus énergiques leur furent
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 667
adressées, quel que fût leur emploi. Elles se multiplièrent, prenant
tour à tour les formes impératives de l'autorité la plus exigeante
OU celles d'une familiarité singulière.
Toutefois ce n'est pas la mise sur pied d'un personnel aussi nom-
breux et aussi actif employé au service des candidatures officielles
qui donne la mesure de l'intervention du gouvernement dans la
lutte électorale. En pleine paix, sans être menacé au dehors ni in-
quiété au dedans, fondé à croire et habitué à répéter qu'il jouit de
la pleine confiance du pays, il a tenu un langage qui ressemblait
parfois à un cri de guerre. L'emploi de la formule d'accusation :
(( voter pour le candidat opposé au candidat du gouvernement, c'est
voter contre l'empire et l'empereur, )> a fait le tour de la France
sous des formes tantôt adoucies, tantôt au contraire plus accen-
tuées. Dans la Haute-Saône, il s'agit de se débarrasser d'un dé-
puté associé à la proclamation de l'empire, dont l'élection était si-
gnalée par son préfet, il y a six ans, comme un nouveau gage de
fidélité des électeurs : sous quels traits le préfet de 1863, malheu-
reux du reste dans sa campagne, le dénonçait-il aux populations?
« Rappelez -vous que si Napoléon P"" prononçait, mais trop tard,
ces paroles : « les blancs sont toujours blancs, )) c'est que, sous
quelque déguisement qu'ils se cachent, les ennemis de l'empire sont
toujours reconnus.» Et, se préparant au rôle de sacrificateur, le
premier magistrat du département continuait ainsi sa harangue :
{( Vous jugerez si l'administration calomnie votre député lorsqu'elle
livre à votre justice ses actes et ses paroles. » Dans un autre dépar-
tement, celui d'Indre-et-Loire, il s'agit d'exclure également un an-
cien député, M. de Flavigny, trop fidèle, malgré son indépendance,
pour qu'on ose l'appeler un ennemi. Quelle métaphore prend-on
pour signifier aux électeurs son arrêt de proscription, affiché la veille
de l'élection et destiné à faire l'effet d'un coup de théâtre? « Élec-
teurs, on vous trompe. Des bruits mensongers, d'inqualifiables ma-
nœuvres se produisent pour soutenir un candidat qui a perdu la con-
fiance du gouvernement et du pays. » Quel est donc le crime dont
ces disgraciés se rendent coupables quelquefois à leur insu? Un
préfet s'explique sans vains détours. (( La première parole du can-
didat devait être celle-ci : je suis sans réserve dévoué à l'empire.
L'a-t-il dite? Peut-être la dira-t-il; mais il saura qu'elle est trop
tardive. » Ainsi le serment ne garantit pas contre de telles atta-
ques, et il laisse place à des soupçons outrageans de parjure aux-
quels M. de Montalembert opposait cette fière réponse : « Tonte ma
vie n'est qu'un long démenti infligé à cette calomnie. Je n'ai jamais
ébranlé aucun gouvernement, ni trempé dans aucune conspiration,
ni figuré dans aucune aventure, ni applaudi à aucune émeute, ni
tiré parti d'aucune révolution. » Mais si de temps à autre la leçon
6(58 REVUE DES DEUX MONDES.
méritée a été donnée,. la qualification de suspect ou d'ennemi, trop
communément passée dans le langage officiel, n'en a pas moins
tenu lieu de celle de candidat indépendant, qui a été interdite.
Les candidats ainsi mis au ban de l'empire n'ont pu trouver
grâce devant les maires, et ce sont ces paisibles fonctionnaires qui
ont été chargés ou se sont chargés eux-mêmes de porter les der-
niers coups. Leur participation à la lutte a donné au langage tenu
par les préfets l'interprétation la plus propre à émouvoir les pas-
sions populaires. Les maires peuvent, il est vrai, se croire indé-
pendans malgré la menace de suspension ou de révocation toujours
suspendue sur leur tête. « Non, a déclaré M. le président du conseil
d'état, les maires ne sont pas destitués quand ils votent selon leur
conscience contre un candidat du gouvernement; non, ils ne sont
pas destitués quand ils ne font pas voter pour le candidat du gou-
vernement. » Il y a sans doute certains exemples dont nous au-
rions mauvaise grâce à ne pas tenir compte, et qui justifient les
engagemens de M. Baroche; mais hélas! à côté des maires qui ont
exercé, fût-ce avec hardiesse, leurs droits de citoyens et qui ont été
conservés pour ne pas dire épargnés, quelle hécatombe de maires
immolés dans certains départemens sans que les ménagemens les
plus vulgaires aient été observés, à tel point que, dans la Lozère et
dans la Corrèze, ce sont des gendarmes qui, la nuit, sont allés no-
tifier ces mesures de rigueur aux victimes qu'elles atteignaient!
D'ailleurs, à supposer même que la crainte ne soit pas une ])onne
conseillère, en mettant à l'écart tout intérêt d'ambition personnelle,
comment, dans la plupart des départemens, les maires, habitués à
ne pas mesurer leur confiance aux préfets qui les ont nommés, peu-
vent-ils recevoir sans se troubler les communications multipliées
qui leur recommandent de se tenir sur leurs gardes et d'être en
éveil? Quand ce sont les premiers magistrats du département qui
leur dénoncent la coalition des partis hostiles prêts à tout tenter
contre la sécurité du pays, et qui leur représentent l'empire en
danger, ils se croiraient volontiers menacés de revoir le temps né-
faste de la terreur ou de l'invasion, et il ne faut pas dès lors s'é-
tonner de l'abus si fréquent de leurs proclamations, dont quelques-
unes, même les plus plaisantes, peuvent être de bonne foi (1).
Ce n'est pas tout. Il y a des changemens de mise en scène artis-
•
(1) L'intéressant ouvrage de M. Ferry, la Lutte électorale en 1863, donne à ce sujet
les plus curieux détails. Dans un village de l'Aude, au sommet de l'escalier qui conduit
à la salle du vote, le buste de l'empereur est mis en vue, entouré de l'écharpe du
maire, dans les plis de laquelle les bulletins du candidat du gouvernement sont en
dépôt: il y a une inscription en lettres majuscules au pied du buste; elle est ainsi
conçue : « venez me défendre à l'arme blanche, » et pour éviter un malentendu, l'in-
stituteur a ajouté plus bas : « c'est-à-dire avec des bulletins. »
LES LOIS ET LES MOEURS ELECTORALES. 669
tement ménagés. A côté des menaces, les promesses ont joué leur
rôle. La libéralité a souvent tenu la place de la rigueur. Il est vrai
qu'elle paraît être rigoureusement interdite et traitée avec défaveur
quand elle s'exerce aux frais du candidat. On a entendu, parmi les
commissaires du gouvernement, de sévères professeurs de morale
pour autrui qui ont poussé le zèle de l'austérité jusqu'à faire la le-
çon à un candidat (il est vrai que c'était un candidat de l'opposi-
tion) pour avoir distribué un jour quelques aumônes à des femmes
et à des enfans d'électeurs. En dehors de toute préoccupation po-
litique , le corps législatif a même poussé si loin ses scrupules de
délicatesse, qu'il a annulé une élection dans laquelle un candidat,
n'ayant en face de lui qu'un concurrent qui s'en était tenu à des
intentions de candidature, avait cru pouvoir dès lors se montrer gé-
néreux d'une façon désintéressée et faire un libre usage de sa grande
fortune. Toutefois, comme l'a relevé avec à-propos un député qui
depuis l'ouverture de la session a eu le mérite de ne pas quitter la
brèche, M. Glais-Bizoin, il y a eu une autre théorie développée dans
le corps législatif avec plus de succès, à savoir que le gouvernement
pendant la durée de la période électorale ne doit pas rester impassi-
ble devant les demandes pressantes des communes. C'est cette théo-
rie qui, passée en pratique, a donné aux préfets le privilège de dis-
tribuer l'argent des contribuables et a réduit les populations à pren-
dre le rôle de solliciteuses ou d'obligées. Les préfets sont disposés
assurément à ne faire de ce pouvoir que le meilleur usage, et il y en
a peu qui, en faisant la distribution même la plus large des secours
dont ils disposent, se compromettent jusqu'à dire aux électeurs que,
s'ils ne votent pas pour leur candidat, rien ne leur sera accordé, de
telle sorte que le département et ses habitans seraient délaissés et
abandonnés. Il y a des administrateurs qui ont déclaré que le gou-
vernement, tenu de rendre justice à tout le monde, ne devait ses
faveurs qu'à ses amis. Nous sommes, quanta nous, persuadé (et
c'est par l'expérience) qu'il ne tient pas cette conduite; mais il faut
bien que l'emploi des promesses et des libéralités de tout genre dis-
tribuées avec un heureux à-propos et parfois passant par les mains
du candidat du gouvernement exerce un prestige irrésistible sur les
populations pour que, dans certains départemens où l'élection pou-
vait paraître douteuse, il en ait été fait un si prodigieux usage.
C'est avec un singulier empressement que les maires ont révélé les
bienfaits ainsi obtenus, qui étaient même quelquefois annoncés au
moyen de dépêches télégraphiques. Les proclamations le plus sou-
vent naïves dans lesquelles ils les ont énumérés ou fait espérer, en
rappelant aux électeurs les devoirs de reconnaissance ou d'intérêt
qu'ils avaient à remplir, donnent un curieux témoignage de la lit-
térature municipale en France.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi éconduits et attaqués de toutes parts, engagés dans la lutte
à leurs risques et périls, isolés et placés en face d'une administra-
tion multiple qui est pour eux comme l'insaisissable géant à cent
bras de la fable , obligés à supporter toutes les dépenses et toutes
les fatigues épargnées à leurs heureux compétiteurs, les candidats
de l'opposition n'ont eu pour dernier asile que l'enceinte des lois qui
les protègent pendant vingt jours. Sur ce terrain réservé, les garan-
ties légales, telles que nous les avons soigneusement énumérées,
qui organisent avec une sage prévoyance la mise en pratique du
suffrage universel, sont restées trop souvent en souffrance. Les con-
signes données par le législateur lui-même n'ont pas été suivies. La
place de sûreté n'est pas restée intacte; des brèches y ont été ou-
•vertes, et elles n'ont pas toujours été refermées. Malgré quelques
tentatives méritoires, mais isolées, la vérification des pouvoirs, qui
devait faire reconnaître les dommages que la place avait reçus, la
laisse démantelée plutôt que réparée.
Avant le vote, il y a des épreuves préparatoires à franchir, et
il y a lieu de constater qu'en plus d'une circonstance le passage a
été intercepté ou singulièrement rétréci. 11 serait superflu de s'ar-
rêter aux obstacles pins d'une fois accompagnés de menaces, de
violences et même d'arrestations arbitraires, qui ont été opposés
au libre parcours des distributeurs de bulletins dont le bon vouloir
et le courage, si appréciables quand on les rencontre, ont été bien
des fois rudement éprouvés. Ces traitemens n'ont pas été épargnés
dans plus d'une circonstance à de paisibles électeurs. Les mêmes
aventures se renouvellent, sous des formes variées, à l'occasion
de l'affichage, avec le complément ordinaire des affiches déchirées
sans scrupule par les agens de l'autorité, et cette lacération n'ex-
pose ceux qui s'en rendent coupables à aucune autre pénalité que
celle d'un blâme, si même il est encouru. D'ailleurs l'affichage a
montré comment l'autorité judiciaire ou l'autorité administrative
prétend exercer son pouvoir. Les circulaires électorales, pour être
affichées et colportées, n'étaient jusqu'ici subordonnées qu'à un dé-
pôt préalable , accompagné de la signature du candidat ; elles sont
désormais soumises à une vérification et à un laisser-passer qui abou-
tiraient facilement à la censure. C'est ainsi que le droit de défense
publique a été refusé à l'un des candidats qui avait le plus grand in-
térêt à s'en servir. Accusé par un placard administratif d'imputations
mensongères et injurieuses qui étaient signalées comme déférées à
la justice, et n'ayant besoin que d'une explication publique à donner
pour faire tomber cette accusation si préjudiciable, M. Floquet n'a
pu se faire délivrer un certificat de dépôt qui lui permît d'afficher sa
réponse, sa justification n'ayant pas été assimilée à une circulaire
électorale. Les circulaires électorales elles-mêmes n'ont pas été
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 671
toujours laissées en jouissance de la pleine franchise qui leur est ga-
rantie. A Montpellier, le manifeste d'un candidat a été retenu au par-
quet et mis sous le coup de la saisie, parce qu'il renfermait la cita-
tion de diiïérens articles de la loi électorale, notamment de ceux
qui punissent les fonctionnaires d'une peine double, s'ils en violent
les dispositions tutélaires. Cette circulaire, qui paraissait sans doute
incommode, a été considérée comme une instruction électorale dé-
guisée sous les apparences d'une profession de foi, et soumise dès
lors à la condition rigoureuse des écrits qui ne peuvent circuler
qu'avec la permission privilégiée du préfet. Ailleurs l'autorité pré-
fectorale n'a tenu aucun compte des sauf-conduits donnés au can-
didat par l'autorité judiciaire, et dans Seine-et-Oise les affiches qui
faisaient connaître la recommandation d'une candidature par les
électeurs .de la circonscription, après avoir été munies d'un laisser-
passer par les procureurs impériaux, ont été enlevées par ordre ad-
ministratif. Une jurisprudence aussi peu rassurante, que le corps
législatif laisse prévaloir malgré les réclamations courageusement
opposées, donne la prise la plus inquiétante sur le droit de publi-
cation des candidats, qui peu à peu deviendra une faveur tantôt
étendue, tantôt resserrée. D'un côté, ce sera d'une arme à demi
brisée qu'il faudra peut-être se contenter, tandis que de l'autre
l'usage de tout un attirail de guerre pourra être autorisé.
Les opérations électorales, quoiqu'elles soient protégées par une
réglementation qui est destinée à fermer l'accès aux moindres irré-
gularités, ont été elles-mêmes le plus souvent atteintes par un flot
montant de libertés de tout genre qui ne sont jamais à leur place
quand c'est avec la loi qu'elles sont prises. Faites une ouverture
aux digues, et aussitôt, malgré tous vos efforts, la mer passe. Eh
bien! la digue a été ouverte, et c'est sur le décret réglementaire des
élections qu'une expérience qui nous paraît bien dangereuse a été
faite par le gouvernement lui -môme. Dans ce décret, qui, on l'a vu,
renferme les principales garanties des électeurs et des candidats, la
durée du vote est fixée et les heures en sont réglées. Assurément un
décret contraire pouvait changer ces dispositions , ainsi que toutes
les autres; mais tant qu'elles n'avaient pas été régulièrement mo-
difiées, elles avaient force de loi, et par voie de circulaires mi-
nistérielles elles ont été laissées à la discrétion des préfets, qui ont
reçu plein pouvoir de faire avancer dans les communes, à partir
de cinq heures du matin, l'heure de l'ouverture du scrutin : « in-
terprétation libérale qui défie toutes les mauvaises suppositions, a
dit M. le ministre d'état; elle a eu pour but de donner à tous les ci-
toyens une plus grande facilité d'exercer leurs droits. » — « Inter-
prétation arbitraire qui peut autoriser tous les soupçons, a repli-
672 REVUE DES DEUX MONDES.
que un spirituel orateur de l'opposition; elle a laissé les autorités
locales maîtresses d'annoncer cette anticipation du scrutin, ou bien
de se dispenser de la faire connnaître, et elle a souvent favorisé,
avant le rendez -vous donné aux électeurs, la formation des bu-
reaux , dont ils sont intéressés cà surveiller les premières opéra-
tions. » Quoi qu'il en soit, sans faire le procès aux intentions, et
même, si on peut le désirer, en leur rendant presque toujours jus-
tice, il y a lieu de mesurer tristement, non-seulement quelle pourra
être pour l'avenir, mais aussi quelle a été dans les dernières élec-
tions la portée de cette substitution des convenances aux ordon-
nances. Une fois l'exemple donné, comment ne serait-il pas suivi?
Et quand on sait que toutes les exigences des lois paraissent presque
toujours des gênes à ceux qui sont chargés de s'y soumettre, faut-il
s'étonner que dans un si grand nombre de communes les maires se
soient mis à l'aise avec les formalités dont ils se sont faits eux-
mêmes les juges? Du moment où il est reconnu qu'il y a des dis-
positions sur lesquelles il faut se montrer tolérant, y en a-t-il d'au-
tres sur lesquelles il faudrait se montrer rigoureux? Il est dès lors
facile de comprendre pourquoi, dans la langue parlementaire du
jour, toutes ces monotones redites des protestations ont reçu la qua-
lification de petits faits.
Maintenant que nous avons suivi étape par étape cette route es-
carpée et sans bords, côtoyé tant de précipices et mesuré tant
d'abîmes, voyageur aguerri plutôt qu'alarmé par les périls reconnus
du voyage, nous nous garderons bien de pousser un cri de découra-
gement. Nous savons ce qu'il en coûtera pour aplanir de tels obsta-
cles, qui peuvent rebuter les plus fiers courages; mais nous ne dés-
espérons pas du succès de l'entreprise. Il faut donc se mettre à
l'œuvre et ne pas s'en laisser détourner. Les électeurs et les candi-
dats sont exposés à bien des mécomptes, mais leurs espérances doi-
vent survivre à leurs épreuves. Franc jeu pour tous, fair play, cette
devise, qui est celle des élections d'Angleterre, ne peut guère, il est
vrai, être invoquée dans les nôtres; mais n'est-il pas permis de se
rappeler qu'il y a eu un temps où nous nous l'étions appropriée,
et faut-il se persuader qu'elle restera toujours une devise étrangère?
Nous ne nous dissimulons pas la diversité des institutions des deux
pays, et nous reconnaissons sans embarras quelles sont les difficultés
d'exécution qui résultent du suffrage universel, trop puissant pour
supporter aucun contre-poids : nous sommes disposé à tenir compte
des avantages que donne à l'Angleterre l'incomparable sécurité de
son gouvernement, qui, fort de sa durée, recueille ce qu'il a semé;
mais en dépit du contraste de nos élections avec celles du peuple
anglais, nous n'en pouvons pas moins invoquer les élections de
LES LOIS ET LES MOEURS ÉLECTORALES. 673
1863, malgré toutes leurs apparences contraires, comme le témoi-
gnage du besoin que la France éprouve de se retrouver elle-même
dans un parti libéral et dans un parti conservateur. 11 n'y a entre
eux aucune haine ni aucune animosité; en mesurant librement leurs
forces, ils peuvent rendre chacun service au pays, l'un en le fai-
sant marcher, l'autre en l'empêchant de marcher trop vite.
Le parti libéral donne-t-il prise contre lui aux soupçons et aux
inquiétudes du pouvoir? Le corps législatif vient d'entendre cette
déclaration sortir de la bouche d'un député opposant (1) : « Pas
plus que vous, messieurs, a-t-il dit, nous ne voulons de révolution,
nous ne venons pas porter atteinte à la loi constitutionnelle, nous
poser en minorité factieuse, mentir à notre serment et donner ainsi
l'exemple d'un parjure perpétuel. Le gouvernement n'a pas le droit
de nous prêter cette attitude, et rien ne l'autorise à nous l'attri-
buer. » Est-ce qu'un parti qui accueille en bienvenus tous ceux
qui entrent dans ses rangs, quelles que soient leurs opinions de la
veille, qui n'a ni conciliabules ni signes mystérieux de reconnais-
sance, et qui est trop fier pour recevoir un mot d'ordre de per-
sonne, peut s'entendre pour cacher son drapeau? Les élections ont
multiplié ses manifestes, quel est celui dans lequel il y ait un seul
cri de guerre, même étouffé, qui puisse être surpris? Son programme
est bien connu : ce n'est pas seulement un programme d'opposi-
tion, c'est aussi un programme de gouvernement.
Le parti conservateur aurait droit à faire entendre les mêmes
doléances que le parti libéral. 11 est vrai qu'il occupe au corps légis-
latif la plus grande partie des places, mais en est-il bien le maître ?
il serait permis d'en douter quand on lit la lettre écrite par un
préfet à l'un des députés les plus dévoués de la majorité à l'occa-
sion de la sympathie qu'il témoignait à la candidature de l'un de
ses anciens collègues, combattu dans la circonscription voisine (2).
Il est vrai qu'on se ravisa, et que la candidature officielle fut en-
suite conservée sans condition au député ainsi malmené; mais la
tradition de telles habitudes se conserve, elle se révèle même in-
volontairement, et c'est pour le parti conservateur que nous souf-
frions, quant à nous, en entendant cette étrange déclaration échappée
ces jours-ci à un commissaire du gouvernement. Il faisait connaître
les motifs de l'exclusion prononcée par un préfet contre un ancien
député disgracié, et il ajoutait : <( On pourrait répondre d'ailleurs
(1) M. Emile Ollivier.
(2) « M. le ministre de l'intérieur me charge de vous prévenir que, si vous voulez
conserver l'attitude que vous m'avez annoncée dans l'élection de Chinon, il considérera
votre conduite comme un acte d'hostilité, et qu'il proposera à l'empereur un autre
candidat à votre place. »
TOME XLVIII. 43
67/il REVUE DES DEUX MONDES.
que, dans les principes des goiivernemens même parlementaires,
les ministres ont toujours eu l'omnipotence complète de destituer
les fonctionnaires qui ne votaient pas avec eux. N'oubliez pas que
M. Pitt, pour formuler ce système dans la libre Angleterre, s'est
borné un jour à répondre à l'opinion qui lui reprochait ces desti-
tutions : (( J'ai destitué ce fonctionnaire, parce que sa figure me
déplaisait. » Il y eut des rires, et un interrupteur répliqua : a Mais
un député n'est pas un fonctionnaire. » Le parti conservateur se
sent-il à l'aise en entendant la manifestation, même aventurée, d'une
telle théorie, et faut-il dès lors s'étonner si, au lieu d'employer lui-
même les forces puissantes dont il dispose dans le pays, il laisse le
gouvernement seul en faire usage, au grand détriment de ces habi-
tudes d'indépendance et de libre discussion dont le parti conserva-
teur ne peut lui-même impunément se passer ?
Ainsi ni dans le parti libéral, ni dans le parti conservateur, quelles
que puissent être les dispositions de ceux qui se tiennent à l'écart du
serment, le gouvernement ne rencontre pas d'ennemis; mais, comme
s'il ne pouvait s'en passer, les dernières élections ont fait reconnaî-
tre que c'est à la fois dans le parti libéral et dans le parti conser-
vateur qu'il a été les chercher et les signaler. Est-ce donc que la
main de l'empereur serait paralysée, comme il était écrit maladroi-
tement dans une circulaire préfectorale, parce que, plus forte et
plus ouverte, elle laisserait les partis constitutionnels prendre leurs
libres allures dans les limites tracées par les lois, et qu'il ne leur
permettrait pas de franchir? C'est à cette condition que les gouver-
nemens, d'après une illustre parole, « peuvent être à la fois sou-
tenus et contenus, » au lieu de se soutenir et de se contenir eux-
mêmes, tâche qui est trop difficile et à laquelle ils ne peuvent suffire.
Le discours du trône faisait appel, il y a un mois, à un congrès de
souverains qui seraient chargés de délibérer sur les affaires de
l'Europe. Il y a un autre congrès qui peut être plus facilement ras-
semblé, pour délibérer sur les affaires intérieures du pays : c'est
le congrès des électeurs. Le parti libéral et le parti conservateur
sont aussi des puissances; le souverain peut à son gré les convoquer
et les inviter à prendre droit de séance. Il est sûr de pouvoir les
réunir, et ce n'est pas pour lui une ambition a dédaigner que celle
d'être leur arbitre.
Antonin Lefèvre-Pontalis.
L'EXPÉDITIOiN DU MEXIQUE
LA POLITIQUE FRANÇAISE
I. Le Mexique ancien et moderne, par M. Michel Chevalier. — II. La France et le Mexique.
par M. Adolphe de Belleyme. — III. La France, le Mexique et les Etats confédérés. —
IV. Documens et Correspondances, etc.
Il y a près de trois siècles et demi, le jour du vendredi saint de
1519, un homme, sublime aventurier, échappé en rebelle de l'île
Fernandina, aujourd'hui l'île de Cuba, mettait le pied sur une plage
d'un continent à peine entrevu jusque-là, vaguement découvert de-
puis quelques années. Il avait avec lui six cent cinquante soldats
ou marins, seize chevaux et dix canons. C'est avec cela que Fernand
Cortez , foulant un sol encore vierge des dominations du vieux
monde, concevait l'audacieux dessein de conquérir un empire in-
connu, vaste comme l'Europe, relativement populeux, mais peuplé
d'une race faible et mal armée pour la lutte. Sa première pensée
de conquérant, en touchant la côte, était de fonder une ville à la-
quelle il donnait un nom qui rappelait le jour de son débarquement
et qui résumait le double mobile de toutes les entreprises espa-
gnoles du temps, la foi religieuse et la fascination de la richesse : il
l'appelait la Ville riche de la Vraie-Croix (la Villa Rica de Vera-
Cruz). C'est la ville même où nous avons paru à deux reprises, en
1838 et à la fin de 1861 , une fois pour une exécution sommaire
suivie d'un traité qui est allé rejoindre bien d'autres traités inutiles,
la seconde fois pour nous élancer sur le chemin de Mexico , à la
676 REVUE DES DEUX MONDES.
poursuite de réparations toujours fuyantes et d'une monarchie qui
est encore un problème. C'était certes la plus prodigieuse témérité
pour ce conquérant, pour ce chef d'une poignée d'hommes débar-
qués de la veille, de se hasarder dans un pays dont il ignorait l'é-
tendue, la langue, les mœurs, les ressources, il avait tout à la fois à
contenir ses compagnons, dont quelques-uns commençaient à mur-
murer, et à faire face à l'inconnu. L'héroïque Espagnol n'hésitait
point cependant; il faisait mieux : pour qu'aucune possibilité de re-
traite ne vînt amollir les courages, il faisait brûler les vaisseaux qui
l'avaient porté, et, laissant une partie de ses hommes à la Vera-Gruz,
il se mettait en marche, allant devant lui, ignorant où le conduirait
sa fortune, sachant seulement qu'au loin, dans une ville renommée,
il y avait un empereur qui s'appelait Montézuma, et de qui rele-
vaient plus ou moins toutes les peuplades dispersées dans l'inter-
valle.
Tout était romanesque dans cette aventure, la nature de l'entre-
prise aussi bien que le caractère du héros et les moyens d'action.
Fernand Gortez avait pour interprète un religieux espagnol, pri-
sonnier depuis huit années des Indiens, Jeronimo de Aguilar, qu'il
venait de délivrer en passant dans le Yucatan, et une jeune Indienne
qu'un cacique de Tabasco lui avait donnée en présent, une fille
simple et passionnée qui s'attacha à lui de tout le dévouement clair-
voyant de l'amour et le sauva de plus d'un péril. L'Indienne, dona
Marina, comme elle s'est appelée, flairait les pièges et les duplicités
qui menaçaient son maître. Fernand Gortez s'arrêta d'abord à peu
de distance de la Vera-Gruz, à Gempoallan, au milieu d'une tribu
qui le reçut en ami, dont il se fit même un auxiliaire, et de là il
s'avança bientôt jusqu'à Tlascala. Cette fois il eut à combattre pour
se frayer un passage ; il rencontra une résistance opiniâtre de toute
une armée de plus de cinquante mille hommes, et tantôt combat-
tant, tantôt négociant, aussi heureux par les armes que par la di-
plomatie, laissant partout des alliés, douteux peut-être, mais effrayés
et subjugués, il marche encore. Il était parti vers le milieu d'août
de Gempoallan, le 8 novembre il était à Mexico, qui s'appelait alors
Tenochtitlan, et là, après avoir dompté les populations sur son pas-
sage, il réduisit l'empereur Montézuma lui-même à plier devant son
audace. Trois mois avaient suffi. Tout n'était point fini encore, il
est vrai. L'esprit de résistance se réveilla chez les Aztèques, et à
défaut de Montézuma, tué par les siens, un nouvel empereur, un
jeune héros, Guatimozin» s'arma pour l'indépendance nationale.
Les Espagnols eurent à subir d'eflroyables épreuves; ils furent obli-
gés un instant de se replier en désordre hors de Mexico, et il y eut
une nuit, qui a reçu dans l'histoire le nom funèbre de la nuit triste,
l'expédition du MEXIQUE. 677
la nochc tn'str, où ils touchèrent à la destruction. L'étoile du con-
quérant sembla pâlir devant celle du jeune Guatimozin; mais bien-
tôt, aidé des alliés qu'il s'était faits et surtout des secours qu'il re-
cevait des possessions espagnoles voisines, Fernand Cortez rentrait
en maître dans Mexico et y restait désormais. Des bandes se répan-
daient dans le pays, allant, d'un côté, jusqu'à la Californie, de
l'autre jusqu'à Guatemala. Les populations, Irappées d'un supersti-
tieux étonnement devant la chute de la capitale aztèque, accouraient
se soumettre, et en deux ans tout était accompli; la domination es-
pagnole était fondée dans cet empire, transformé par l'audacieux
génie d'un homme.
Ce n'est plus aujourd'hui le temps des aventures, ou du moins
les aventures se proportionnent naturellement à toutes les condi-
tions et au caractère d'un temps nouveau. Elles impliquent mille
questions délicates et complexes qui n'existaient pas lorsque ces
entreprises pouvaient être l'œuvre d'une énergique initiative indi-
viduelle, à une époque où la parole d'un pape partageait entre les
premiers conquérans d'immenses territoires, et où les relations d'é-
tats à états n'étaient point un système organisé d'antagonisme
s'étendant au monde entier. Des idées et des intérêts nouveaux se
sont formés; des races nouvelles, mêlées de sang indigène et de
sang européen, se sont élevées. A l'ancienne civilisation aztèque ont
succédé trois siècles de domination espagnole et un demi-siècle
d'anarchie dans une indépendance stérile. Tout a changé morale-
ment et politiquement dans le Nouveau-Monde comme en Europe.
M. Benito Juarez n'est ni un Montézuma ni un Guatimozin ; le ma-
réchal Forey n'est point un Fernand Cortez, pas plus que le général
Almonte, quoique de naissance indienne, n'est un chef tlascaltèque
allié avec nous, entrant avec nous à Mexico. Et cependant n'est-ce
pas comme une fatalité singulière qui, à travers les révolutions et
les transformations, et dans de bien autres conditions sans doute, a
ramené une armée européenne dans cette même voie que s'ouvrait,
il y a trois siècles, Fernand Cortez, marchant, lui aussi, le premier
entre tous, de Vera-Cruz sur Mexico?
Ces lieux, ces défilés, ces déserts, qui sont toujours des déserts,
plus encore peut-être qu'au moment de la découverte, sont ceux
que les premiers conquérans ont traversés; ces villes où nous cam-
pons, où nous passons, portent le même nom qu'elles reçurent des
Espagnols ou qu'elles portaient avant leur arrivée; ces Indiens que
nous rencontrons sont les descendans de ceux qui venaient au camp
des premiers envahisseurs, et leur condition morale et matérielle
n'a pas beaucoup changé. Notre armée retrouve donc partout les
traces de Fernand Cortez sur ce chemin de la Vera-Cruz à Mexico qu'il
678 REVUE DES DEUX MONDES.
franchissait en trois mois, et que nous avons mis un an et demi à
parcourir, ayant à compter avec des difficultés d'un autre genre et
toutes les considérations politiques d'un temps nouveau, portant
avec nous la responsabilité d'une entreprise poursuivie isolément
après avoir été commencée par l'action collective de trois puis-
sances de l'Europe. Yoilà déjà deux ans en effet, sans qu'on y songe
parfois, que nous sommes engagés dans cette affaire du Mexique,
où nous ont laissés un jour l'Angleterre et l'Espagne, qui n'est point
évidemment sans réagir sur l'ensemble de notre politique soit en
Europe, soit au-delà de l'Atlantique, et qui se prolonge avec une
énigmatique lenteur à travers l'imprévu, au milieu de méfiances
craintives de l'opinion et d'illusions dont l'écho retentit dans les po-
lémiques, dans les brochures, jusque dans les livres qui sont, comme
celui de M. Michel Chevalier, le code, le dernier mot de l'interven-
tion au Mexique. Je ne veux dire qu'une chose pour le moment,
c'est que les livres où dominent les illusions, la politique à la Fer-
nand Gortez, sont assurément les plus rares, et que la première
question qui s'offre à tous les esprits est de savoir comment on peut
sortir d'une entreprise qui a déjà dépassé toutes les prévisions, où
les embarras sont certains, où les avantages sont au moins lointains
et peut-être problématiques.
Un des caractères les plus frappans, en effet, de cette singulière
expédition qui touche aux intérêts mexicains comme aux intérêts
de la France et de l'Europe elle-même dans leurs rapports avec
tout le iNouveau-Monde, c'est cet imprévu et cette incertitude qui
éclatent à chaque pas, à mesure qu'on avance, et si on veut savoir
la raison la plus sérieuse de l'incontestable impopularité dont jouit
la guerre du Mexique, il faut avant tout la chercher dans ce fait,
que l'opinion n'a jamais pu saisir distinctement la nature, la portée
et les limites d'une entreprise qu'elle voyait se dérouler au loin dans
une certaine confusion de direction et d'incidens. Ce qui a manqué
à la guerre du Mexique, ce n'est assurément ni l'héroïsme dans le
combat quand il a fallu ramener en avant un drapeau peu accou-
tumé à reculer, ni la mâle vigueur de nos soldats au milieu des plus
cruelles épreuves de la maladie ou d'une inaction prolongée, ni
même, je le crois, la garantie d'intentions protectrices et désinté-
ressées de la part du gouvernement français ; ce qui lui a manqué
dès l'origine, c'est la précision et la netteté dans la pensée comme
dans l'action, et cette sorte d'obscurité, où toutes les complications
ont grandi, n'a cessé de peser sur elle. Qu'est-il arrivé? L'entreprise
commencée à trois, réglée par un traité du 31 octobre 1861 entre
la France, l'Angleterre et l'Espagne, a fini par l'intervention unique
et exclusive de la France. L'œuvre, conçue d'abord comme une puis-
l'expédition du MEXIQUE. 679
santé iléiiionstration morale d'une efiîcacité souveraine, est deve-
nue une guerre véritable; ce qui n'était considéré au premier jour
que comme une affaire de quelques mois dure déjà depuis deux
ans; ce qui de loin semblait facile s'est trouvé par le fait hérissé
de difficultés, et chaque jour est venu aggraver une situation qui
n'était simple qu'en apparence, en mettant à nu une réalité rebelle,
en rendant plus sensibles des conditions morales et matérielles où
le succès n'est en quelque sorte qu'une complication de plus sans
avoir rien de décisif. Le but le plus immédiat désigné à notre action
militaire a été atteint, il est vrai ; notre drapeau ne s'est arrêté que
juste le temps nécessaire pour reprendre plus sûrement son irré-
sistible élan. L'armée régulière mexicaine s'est évanouie devant la
vaillante bonne humeur de nos soldats et s'est trouvée un jour prise
tout entière dans Puebla, la nouvelle Saragosse, comme l'ont ap-
pelée ses défenseurs. Puebla une fois démantelée, la route a été
ouverte, et nous sommes à Mexico depuis six mois. Nous avons fait
ou laissé faire un gouvernement, presque un empereur ; mais est-ce
là un dénoûment, et quel sera ce dénoûment?
Qu'on se souvienne un instant des conditions premières dans les-
quelles s'engageait l'affaire du Mexique et des péripéties aussi con-
fuses qu'inattendues d'une intervention née du traité du 31 octobre
1861, qui liait la France, l'Angleterre et l'Espagne dans une action
commune. Au premier abord, c'était certes l'acte de défense et de
préservation le plus simple et le plus légitime. Il y avait pour les
trois puissances, un moment rapprochées, des griefs nombreux,
identiques, tristement monotones. Depuis vingt-cinq ans, le Mexi-
que dans ses guerres civiles accumule contre les Européens les
exactions, les spoliations, les brutalités sommaires, et ce n'est pas
seulement dans leurs intérêts que les étrangers ont eu à souffrir;
c'est dans leur vie même, comme dans la sécurité de leur commerce
et de leur industrie, qu'ils ont été souvent menacés. L'Espagne avait
dans les mains une série de conventions perpétuellement violées ou
méconnues; elle avait vu ses nationaux systématiquement massa-
crés, son ambassadeur brutalement expulsé. L'Angleterre avait vu
sa légation à Mexico assaillie, des dépôts d'argent anglais violés et
soustraits à main armée, sans compter la suspension permanente
des engagemens contractés avec elle. La France n'était pas mieux
traitée; ses agens consulaires, ses nationaux, n'étaient pas plus res-
pectés ; les conventions qui sauvegardaient ses intérêts vis-à-vis du
Mexique n'étaient pas plus fidèlement exécutées. Pour tous, il y
avait, si l'on peut parler ainsi, une liquidation nécessaire de griefs
où tous les gouvernemens, tous les partis au Mexique avaient leur
part de responsabilité.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à la situation telle qu'elle apparaissait au moment où,
après une nouvelle guerre civile, M. Juarez et son parti restaient
maîtres du Mexique, elle n'avait certainement rien de rassurant.
M. Juarez n'était pas responsable de tout sans nul doute : il rece-
vait, en montant au pouvoir, le lourd héritage d'une série de vio-
lences accomplies par d'autres, par les conservateurs comme par les
radicaux; mais en même temps à ces violences du passé, dont il
avait à répondre devant les victimes comme chef de cette triste ré-
publique, il ajoutait ses propres actes. D'autres avaient violé les
conventions avec les étrangers; lui, il les abrogeait ou les suspen-
dait complètement par un acte législatif de 1861. C'était lui qui
était directement responsable de l'expulsion de l'ambassadeur d'Es-
pagne, des attentats dirigés contre des agens consulaires français,
d'un vol d'argent commis publiquement au préjudice de l'Angle-
terre. 11 arrivait alors ce qui arrive toujours : c'est qu'en présence
des violences des radicaux on oubliait les excès des conservateurs,
par lesquels on n'avait pas été mieux traité, et c'était le ministre
anglais lui-même, sir Charles Wyke, qui écrivait le 27 août 1861 :
« L'unique chance d'un changement avantageux que je puisse en-
trevoir, je l'aperçois dans le parti conservateur, qui peut arriver au
pouvoir avant que tout soit perdu et sauver le pays de la ruine qui
le menace. Dès le moment où nous ferons connaître notre résolution
de ne pas permettre plus longtemps que les sujets anglais soient
volés et assassinés impunément, nous serons respectés. Tous les
Mexicains sensés approuveront une mesure dont ils reconnaissent
eux-mêmes la nécessité, afin de mettre un terme aux excès qui tous
les jours et à toutes les heures se commettent à l'abri d'un gouver-
nement aussi corrompu qu'impuissant à maintenir l'ordre et à faire
respecter ses propres lois. » Ainsi les excès de l'anarchie mexicaine
provoquaient la nécessité, l'énergie de la répression européenne, et
de l'impuissance de tous les gouvernemens à sauvegarder les inté-
rêts étrangers naissait cet autre désir de chercher dans l'établisse-
ment d'un régime plus régulier et plus stable au Mexique une ga-
rantie de sécurité dans les transactions. C'était, à vrai dire, toute la
pensée de l'alliance formée le 31 octobre 1861 entre la France, l'An-
gleterre et l'Espagne, alliance nécessaire, légitime dans son prin-
cipe, prévoyante pour les intérêts de l'Europe dans le Nouveau-
Monde, protectrice pour le Mexique lui-même.
Malheureusement, dans cette situation qui semble naturelle et
simple, une seule chose était claire, la multiplicité, la gravité
criante des griefs de l'Europe, et ici, dès les premiers jours, dans
l'interprétation même de ce droit d'intervention que les gouverne-
mens européens tirent de leurs griefs, dans l'action qui s'engage
l'expédition du MEXIQUE. 681
SOUS l'influence du traité du 31 octobre, commence cette succession
de malentendus et de confusions qui ont fait de la guerre du Mexi-
que une des énigmes les plus obscures et les plus embarrassantes
de la politique contemporaine. D'étranges et dangereuses illusions
se mêlaient évidemment à ce que j'appellerai la pensée motrice de
l'expédition. Tandis que la diplomatie restait ostensiblement sur son
terrain, n'admettant la légitimité de l'action coercitive que dans la
mesure des griefs européens, n'acceptant l'idée de la régénération
intérieure du Mexique que comme une éventualité qu'on pouvait
encourager, si elle se réalisait spontanément , mais dont on devait
décliner la responsabilité, l'imagination à son tour entrait en scène
et faisait son œuvre. La transformation de la république mexicaine
en monarchie était présentée comme le dernier mot de l'interven-
tion de l'Europe. Tout était merveilleusement disposé, et le choix
du prince appelé à monter sur ce trône nouveau était même fixé.
On ne doutait pas que le rêve d'un archiduc empereur du Mexique
ne devînt en quelques jours une réalité. Il semblait qu'il n'y eût
qu'à paraître devant la Vera-Cruz pour que la nation tout entière se
soulevât, secouant le joug de M. Juarez et venant demander un roi.
Cette prévision, cette confiance exprimée avec plus d'abandon dans
l'intimité, perçait jusque dans la réserve des instructions officielles
données par les gouvernemens à leurs plénipotentiaires. « Il pour-
rait arriver, disait le ministre des aflaires étrangères de France à
l'amiral Jurien de LaGravière, que la présence des forces alliées
sur le territoire du Mexique déterminât la partie saine de la popu-
lation, fatiguée d'anarchie, affamée d'ordre et de repos, à tenter un
effort pour constituer dans le pays un gouvernement présentant les
garanties de force et de stabilité qui ont manqué à tous ceux qui se
sont succédé depuis l'émancipation. Les puissances alliées ont un
intérêt commun et trop manifeste à voir le Mexique sortir de l'état
de dissolution sociale où il est plongé... Cet intérêt doit les engager
à ne pas décourager des tentatives de la nature de celle que je viens
de vous indiquer, et vous ne devriez pas leur refuser vos encoura-
gemens et votre appui moral... » Lord John Russell, en accentuant
plus nettement l'attitude de l'Angleterre, se faisait lui-même l'écho
de tous les bruits du moment, quand il écrivait encore le 17 janvier
1862 à sir Charles Wyke : « On dit que l'archiduc Maximilien sera
invité par un nombre considérable de Mexicains à monter sur le
trône du Mexique, et qne la nation applaudira à ce changement...
Si le peuple mexicain, par un mouvement spontané, place sur le
trône l'archiduc d'Autriche, il n'y a rien dans la convention qui s'y
oppose. D'un autre côté, nous ne devrions participer à aucune in-
tervention destinée à exercer une pression pour arriver à ce but :
682 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est aux Mexicains à consulter leurs propres intérêts. » L'Espagne,
plus récalcitrante, parce qu'elle aurait voulu la couronne pour un
de ses princes, et comptant sans le plénipotentiaire qu'elle envoyait,
ne voyait pas moins la monarchie au bout de l'expédition.
D'où venait cette idée? Elle n'était point nouvelle sans doute; elle
s'est produite plus d'une fois au Mexique comme l'expression de la
lassitude d'une anarchie prolongée. Elle pouvait naître au spectacle
de l'impuissance des partis, de la décomposition de cette malheu-
reuse république et aux récits des agens étrangers, qui laissaient
entrevoir quelquefois que c'était tout au plus l'affaire d'une pro-
menade d'un régiment de zouaves à Mexico. Au fond, elle était sur-
tout répandue et entretenue par quelques Mexicains bannis ou émi-
grés volontaires, qui voyaient dans l'intervention une occasion
unique de poursuivre à l'abri du drapeau européen un projet long-
temps médité, et qui flattaient habilement le gouvernement français
de la séduisante perspective d'un empire créé sous ses auspices au-
delà de l'Atlantique, de la régénération d'un peuple due à son ini-
tiative. Ces Mexicains, je le crois, voyaient dans cette combinaison
le salut de leur pays. Ce qu'ils ajoutaient, ce qu'ils laissaient espé-
rer et ce qui était dangereux, parce que c'était l'illusion se glissant
dans la politique, c'est que l'œuvre était facile, c'est que la simple
apparition des forces alliées au Mexique allait déterminer une insur-
rection soudaine et universelle des élémens conservateurs. On le
croyait si bien que lorsque l'un de ces Mexicains, le général Al-
monte, était expédié dans son pays au commencement de 1862,
c'était dans la pensée que tout était à demi accompli déjà. Et cepen-
dant, au moment même où l'on disait en France que nos soldats
étaient en marche sur Mexico, rien n'était fait; une partie des forces
alliées était beaucoup plus près de se replier vers la Vera-Gruz
pour se rembarquer que de se tourner vers Mexico , et le général
Almonte, arrivant dans cette confusion avec sa monarchie toute
faite, n'était qu'un embarras de plus.
La manière même dont l'expédition était combinée et exécutée à
l'origine ne portait pas moins la marque de l'incertitude des trois
politiques qui venaient de se lier par un traité. Il est malheureuse-
ment vrai qu'on partait comptant un peu sur la bonne fortune. On
allait chercher ensemble la réparation de griefs aussi nombreux
qu'éclatans, et on ne se mettait point d'accord sur la portée précise
des réclamations qu'on allait soutenir en commun. On allait deman-
der au Mexique de se régénérer sous la protection de l'Europe, de
se donner un gouvernement nouveau offrant des garanties d'avenir
pour lui-même, d'équité, de sécurité pour les étrangers, et on affec-
tait de s'interdire toute immixtion dans les affaires mexicaines. On
.l'expédition du MEXIQUE. 683
croyait au moins la guerre possible, puisqu'on envoyait des soldats,
puisqu'une marche dans l'intérieur était prévue, et on semblait ne
point se douter que dans un pays incorniu, presque désert, ces sol-
dats qu'on envoyait avaient besoin de moyens de transport, de vivres
assurés, d'objets de campement, d'un matériel de guerre. L'armée
espagnole elle-même, on le sait, quoique plus nombreuse et plus à
portée de ses ressources de La Havane, n'était nullement organisée
pour l'action. Un seul bataillon avait de quoi camper, et ni Espa-
gnols, ni Anglais, ni Français, n'avaient de quoi faire une étape. Je
ne parle plus de l'arrivée prématurée des Espagnols avant les autres
alliés et de cette façon décousue dont s'engageait l'expédition.
Qu'en pouvait-il résulter? C'est qu'une fois l'expédition partie,
les gouvernemens n'étaient plus maîtres de rien; on allait se trou-
ver à chaque pas en face de l'imprévu, de l'inconnu. De la con-
fiance exagérée qu'on avait eue dans une insurrection spontanée du
peuple mexicain pour la monarchie, tout au moins contre le gou-
vernement radical de M. Juarez, on retombait dans cette déception
qui attendait les agens européens à leur débarquement, et qui allait
devenir une source de dissentimens entre eux. A la Vera-Ci'uz, ils
demandaient où étaient les partisans, les amis de l'intervention, et
on leur répondait qu'ils étaient dans l'intérieur du pays. Une fois
dans l'intérieur, ils cherchaient encore ces conservateurs qui de-
vaient se lever à leur approche; on leur répondait qu'ils ne pou-
vaient se montrer, qu'ils étaient sous le coup de la terreur inspirée
par Juarez et les siens. — De l'absence de toute intelligence précise
entre les gouvernemens sur les objets principaux de l'intervention
naissaient les conflits d'interprétation entre ceux qui étaient envoyés
au Mexique. Les plénipotentiaires en venaient rapidement à ne plus
s'entendre sur rien, ni sur le but de l'expédition ni sur le sens du
traité du 31 octobre, pas même sur la manière de présenter leurs
réclamations. Ceux qui ne voulaient pas traiter avec M. Juarez
avaient raison, puisque ce pouvoir n'offrait point évidemment les
garanties d'avenir et de sécurité qu'on allait demander au Mexique;
ceux qui refusaient de voir dans l'intervention le renversement né-
cessaire et préalable de M. Juarez n'avaient point tort, puisqu'on
déclarait qu'on ne voulait point s'immiscer dans les affaires inté-
rieures du Mexique. Il en résultait qu'on traitait et qu'on ne traitait
pas, qu'on gagnait du temps, et que l'alliance se dissolvait lente-
ment avant de se rompre avec éclat à Orizaba, devant l'ennemi.
Chose plus grave , de l'insuffisance des moyens mis au service de
l'expédition naissait une nécessité d'inaction là où on avait prévu
presque un coup de main, et c'est ce qui expliquait cette conven-
tion de la Soledad, qui était, si l'on veut, un arrêt dans l'interven-
684 REVUE DES DEUX MONDES.
tion, un expédient, et qui n'était pas moins une fatalité de la situa-
tion. Du décousu des opérations premières, de l'arrivée prématurée
des Espagnols, naissait pour la France la nécessité d'augmenter son
contingent pour rétablir l'équilibre dans l'action. De l'ensemble de
toutes ces causes enfin naissait cette situation extrême, où une al-
liance qui n'avait rien fait encore volait en éclats dans une dernière
conférence des plénipotentiaires à Orizaba, où la convention provi-
soire de la Soledad disparaissait dans un désaveu de notre gouver-
nement, et où le général de Lorencez, envoyé pour succéder à l'a-
miral .lurien de La Gravière, restait seul, au nom de la France,
chargé de reprendre une expédition commencée à trois. Les Anglais
avaient toujours déclaré qu'ils ne s'avanceraient pas dans l'intérieur
au-delà des points où on était allé camper sans coup férir, par suite
de la convention de la Soledad. Les Espagnols étaient arrivés
bruyamment les premiers à la Vera-Cruz, et se rembarquaient main-
tenant assez piteusement, par un coup de tête du général Prim, que
le gouvernement de Madrid n'a jamais osé désavouer. La France
restait donc seule. Jusque-là c'était l'intervention européenne, et
elle ne s'était attestée que par l'impuissance dans la division des
conseils; c'était dès ce moment l'intervention française qui com-
mençait, avec les alliés de moins et le général Almonte de plus dans
notre camp. On était à la fin d'avril 186'2.
. Une dernière illusion restait, c'est que l'armée mexicaine, si elle
existait, s'évanouirait au premier choc, c'est qu'il n'y avait qu'à s'é-
lancer pour rencontrer enfin partout cette insurrection nationale si
souvent annoncée, pour marcher jusqu'à Mexico au milieu des ac-
clamations d'un peuple délivré, et c'était la mission que le général
de Lorencez avait désormais à remplir. Il pouvait du moins tenter
l'aventure qui de loin semblait si facile. La convention de la So-
ledad n'existait plus; le corps expéditionnaire français venait de
s'accroître, il était porté à six ou sept raille hommes. Trois mois
avaient été employés avec prévoyance par l'amiral Jurien de La
Gravière à préparer une marche en avant en rassemblant tout ce
qu'il avait pu trouver de moyens de transport. La marche commen-
çait en etfet aussitôt. Elle fut d'abord brillante. Nos soldats, rame-
nés un moment en arrière pour faire honneur aux engagemens de
la Soledad, reprenaient leur élan sur une provocation du général
mexicain Zaragoza, dépassaient Orizaba et abordaient avec une vail-
lante résolution les hauts défilés des Cumbrcs, qu'ils emportaient
comme en se jouant; tout cédait devant leur audace. Les détache-
mens mexicains qu'ils avaient devant eux se repliaient rapidement,
et le k mai on était devant la ville de Puebla, où s'était concen-
trée l'armée mexicaine, paraissant disposée à se défendre à l'abri
l'expédition du MEXIQUE. ()85
de fortifications dont on ne connaissait pas la puissance. Placée à
vingt-huit lieues de Mexico, servant en quelque sorte de tète aux
deux routes qui viennent de la Vera-Cruz, l'une par Jalapa, l'autre
par Orizaba, et qui se rejoignent en avant de la ville, Puebla a
été tour à tour prise et reprise par tous les partis. C'est probal)le~
ment la ville du monde qui a été le plus souvent assiégée : elle
en est, dit-on, au cent cinquantième siège. En se présentant devant
Puebla, le général de Lorencez était encore évidemment dans cette
illusion confiante dont je parlais : il pensait qu'il n'y avait qu'à
tenter quelque démonstration vigoureuse pour emporter cette pre-
mière citadelle de la défense mexicaine et pour provoquer un mou-
vement de la population tout entière.
Ici commençait le réveil. Le 5 mai au matin, des colonnes com-
posées de zouaves et de chasseurs étaient lancées à l'assaut des
hauteurs et du fort de Guadalupe, qui commandent la ville. Au lieu
d'avoir à enlever une position de peu d'importance, comme on l'a-
vait dit au général de Lorencez, nos soldats allaient se heurter
contre un couvent massif transformé en forteresse, défendu par une
garnison de deux mille hommes, protégé par une artillerie énergi-
quement servie, par tout un système de feux combinés. Quelques-
uns des plus intrépides assaillans arrivèrent, sous un feu terrible,
jusque dans les fossés du fort, se hissèrent jusque sur les murs, et
y périrent ; le reste échouait au pied de ce formidable rempart. Un
orage torrentiel, obscurcissant l'air, vint interrompre cette lutte,
qui était désormais sans issue, puisqu'on n'avait point une artillerie
suffisante pour attaquer le fort de Guadalupe, et que l'héroïsme lui-
même était impuissant contre cette masse hérissée de feux. Le gé-
néral de Lorencez venait de faire une expérience pénible pour son
âme militaire, pénible aussi pour ce drapeau qui allait chercher au
fond du Mexique une disgrâce inattendue. Il avait appris deux
choses : c'est que décidément il y avait une armée mexicaine, que
la guerre avait partout ses nécessités, et qu'on avait été trompé, que
cette insurrection nationale qu'on montrait sans cesse à l'horizon
n'était qu'un mirage. Il laissait déborder l'amertume de son cœur
de soldat lorsque, quelques jours plus tard, rentré à Orizaba, il di-
sait à sa petite armée : « Soldats, votre marche sur Mexico a été ar-
rêtée par des obstacles matériels auxquels vous deviez être loin de
vous attendre d'après les renseignemens qui vous avaient été don-
nés. On vous avait cent fois répété que la ville de Puebla vous ap-
pelait de tous ses vœux, et que la population se presserait sur vos
pas pour vous couvrir de fleurs. C'est avec la confiance inspirée par
ces assurances trompeuses que nous nous sommes présentés devant
Puebla. Cette ville était hérissée de barricades et dominée par une
686 REVUE DES DEUX MONDES.
forteresse où les moyens de défense avaient été accumulés. Notre
artillerie de campagne étant insuffisante pour faire brèche aux mu-
railles, un matériel de siège était devenu nécessaire. Nous n'avions
point ce matériel; mais, confians dans votre intrépidité, vous vous
êtes sans hésitation précipités sur des fortifications défendues par
de l'artillerie et par un triple étage de mousqueterie. Vous avez fait
ce que les soldats français seuls savent faire,... et l'ennemi a si
bien appris à vous connaître ce jour-là, que pendant votre retraite
de Puebla à Orizaba , quoique vous fussiez embarrassés par un
convoi de plus de deux cents voitures, il n'a pas osé vous attaquer,
ni même vous inquiéter. » C'est là, j'ose le dire, le résumé naïf,
empreint d'une virile tristesse, de cette partie de la campagne du
Mexique.
Au fond, cette attaque infructueuse du 5 mai, qui, en intéressant
l'honneur militaire de la France, allait donner à l'expédition du
Mexique un nouveau caractère, cette attaque infructueuse, dis-je,
était peut-être encore un bonheur : elle éclairait toute une situa-
tion. Que serait-il arrivé, si, trompée par un succès facile, attirée
dans l'intérieur, notre petite armée eût rencontré plus loin quelque
épreuve semblable à celle du 5 mai devant Puebla et s'était trouvée
ayant l'ennemi en face et ses communications avec la mer intercep-
tées par des tourbillons de guérillas? Six mille hommes de cette
trempe, vigoureusement commandés, se fraient sans doute toujours
un passage au Mexique. Ils auraient livré des combats heureux sans
cesse renouvelés, et ils pouvaient revenir à la fin harcelés, épuisés
et décimés sans que leur cœur eût jamais connu la faiblesse. En
rentrant à Orizaba par une inspiration de prudence qui devait lui
coûter après un revers , le général de Lorencez évitait de tout per-
dre; il restait dans une contrée salubre, il maintenait ses commu-
nications avec la Vera-Gruz, il gardait sa petite armée intacte en
attendant que la France vînt à son secours, et il parvenait même
dans sa retraite à rallier un des principaux chefs réactionnaires
mexicains errant dans le pays, le général Leonardo Marquez, qui
lui apportait le contingent délabré de ses bandes presque nues, sans
chaussures et sans équipement.
C'était là le côté le moins défavorable de l'échec du 5 mai, qui
trouvait ainsi en lui-même son correctif et sa compensation ; mais
en même temps ce revers inattendu avait plusieurs conséquences
également fâcheuses : il laissait pendant quatre ou cinq mois une
poignée d'hommes aux prises avec toutes les difficultés d'une vie
en pays ennemi, loin de tout secours ; il rendait plus sensible la
solidarité de l'intervention française et d'un parti dont nous por-
tions la fortune dans notre camp, qui était notre allié sans être
l'expédition du MEXIQUE. 687
absolument une force pour nous, qui nous créait au contraire plus
d'embarras qu'il ne nous oiTrait d'avantages et de moyens de suc-
cès; il grandissait enfin le pouvoir moral de M. Juarez et de son
gouvernement en leur donnant le prestige momentané d'une vic-
toire imprévue, en exaltant l'instinct de résistance et en refroidis-
sant ou en réduisant au silence ceux qui n'attendaient qu'un succès
de l'intervention française pour se tourner vers elle. On était alors à
la fin de mai, et il y avait au moins quatre ou cinq mois à passer au
Mexique dans ces conditions, qui pouvaient en certains momens
devenir difficiles, si ce n'est périlleuses.
Certes la difficulté n'était point précisément de se maintenir à
Orizaba à l'abri de toute insulte. Si la petite armée qui venait de
s'arrêter devant Puebla était insuffisante pour pousser sa marche
offensive jusqu'à Mexico, elle avait tout ce qu'il fallait de vigueur
et de résolution pour opposer a toute agression une fière défense.
Rien ne le prouvait mieux que ce qui arrivait peu après. Le général
Zaragoza, le vainqueur de Puebla, tout fier de son succès, ne son-
geait à rien moins qu'à cerner et à prendre le corps expéditionnaire
français; il eut même la fatuité singulière de sommer avant l'action
le général de Lorencez de se rendre. Ses dispositions n'étaient
point mal prises. Tandis qu'il devait attaquer Orizaba d'un côté le
1/i juin, le général Gonzalez Ortega devait s'emparer du Cerro del
Borrego, qui domine la ville et que les chefs de l'armée française
avaient négligé d'occuper. Dès la veille de l'attaque, le général Or-
tega était en effet maître des positions qui lui avaient été désignées.
Malheureusement pour lui, le déloger de là fut l'affaire d'une com-
pagnie française qui, sous la direction d'un intrépide officier, le ca-
pitaine Détrie , gravissait pendant la nuit cette montagne escar-
pée, trouvait l'armée mexicaine endormie, la dispersait, et restait à
son tour maîtresse de ces formidables hauteurs après un combat
acharné livré dans l'obscurité, au milieu des cris que poussait le
général Ortega pour rallier ses soldats. Zaragoza n'eut point envie
de pousser plus loin son siège d' Orizaba, et l'armée mexicaine dis-
parut, dégoûtée de toute tentative nouvelle.
Le danger le plus redoutable n'était donc point dans une at-
taque contre laquelle on était toujours en garde ; la difficulté la
plus sérieuse était de vivre matériellement. Lorsque le petit corps
expéditionnaire conduit par l'amiral Jurien de La Gravière arrivait
pour la première fois à Orizaba et à Tehuacan à la faveur de la
convention de la Soledad, on était en paix, on pouvait s'appro-
visionner dans le pays. Depuis que la guerre était ouverte, le
premier soin de l'armée mexicaine était de faire le vide autour
du camp français, de ne laisser rien arriver, de chasser même
68S REVUE DES DEUX MONDES.
les bestiaux à de grandes distances. Il fallait tout tirer de la Vera-
Cruz, et là était justement la difficulté. Ces trente-trois lieues qui
séparent Orizaba de la mer, on ne pouvait les parcourir qu'au
prix d'eiïorts immenses. Il fallait rassembler péniblement des
moyens de transport, faire escorter les convois, se battre sou-
vent contre les guérillas qui tentaient d'intercepter la marche , se
mesurer avec tous les obstacles naturels, aggravés par la saison des
pluies. De la Tejeria, près de la Vera-Gruz, à la Soledad, il n'y a
que six lieues; on mettait six jours à les parcourir, traînant les voi-
tures à travers les terrains marécageux. On ne pouvait avancer qu'à
l'aide du travail incessant des sapeurs du génie, et quelquefois on
marchait pendant dix-huit heures de suite sans pouvoir trouver un
emplacement sec où le soldat pût se reposer. Le résultat le plus
heureux était de faire arriver un convoi en un mois, et il y eut des
momens où les vivres étaient sur le point de manquer, où on était
réduit à diminuer les rations pour les hommes et pour les chevaux.
La population affamée commençait à émigrer. Ainsi vivre au jour
le jour, sans ravitaillemens assurés, ne maintenir qu'à grand'peine
les communications avec la Vera-Gruz par l'occupation forcée de
toute une ligne de postes, et en affaiblissant la défense d' Orizaba
par cette dissémination nécessaire de petites garnisons, attendre
dans une inaction ingrate et irritante, voilà donc à quoi se passaient
plus de quatre mois. La situation pouvait être plus violente et plus
périlleuse, elle ne pouvait être plus oppressive pour une poignée
d'hommes jetés à deux mille lieues de la France et réduits à tout
attendre d'eux-mêmes.
Et cependant, qu'on le remarque bien, il y avait parmi nous des
Mexicains; il y avait, disait-on, une masse de population sensée et
fatiguée d'anarchie qui nous attendait; il y avait dans notre camp
un chef suprême de la nation qui s'était institué lui-même à l'abri
de notre drapeau, un simulacre de gouvernement qui se remuait à
notre ombre, qui rendait des décrets, émettait du papier-monnaie,
se donnait le passe-temps de rédiger des dépêches ou de destituer
des généraux, et célébrait même avec la ponctualité sérieuse de la
routine les fêtes du calendrier mexicain. A quoi nous servait cette
alliance, rendue plus sensible par l'arrivée du général Almonte et
par ses prétentions de chef suprême? A rien; elle nous compromet-
tait, elle nous isolait, elle rétrécissait la politique de la France, elle
donnait à notre intervention la couleur d'une compétition de parti.
De cette présence du général Almonte , notre armée ne retirait pas
même le faible avantage de quelques facilités de plus, d'une intel-
ligence plus intime avec le pays. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est
la correspondance du général de Lorencez résumée dans un rapport
l'expédition du MEXIQUE. 689
officiel. Tous les cITorts pour se procurer des mulels de bât pour les
transports échouèrent contre les mauvaises dispositions des habi-
tans. Quand un de nos détachemens entrait à Gordova, la popula-
tion presque tout entière manifestait son hostilité en fuyant à notre
approche. Sur la ligne de nos communications, il n'y avait aucun
secours k attendre, et jusqu'aux portes de la Vera-Gruz, à la Tejeria,
nos postes étaient exposés à être assaillis par des bandes descendues
des hauteurs de Jalapa. La terre eliaude était infestée d'ennemis.
A Orizaba même, la malveillance se donnait carrière par toute
sorte de bruits inquiétans qui ne pouvaient ébranler l'armée , mais
qui la tenaient sans cesse en alerte. Le contingent mexicain aurait
pu du moins prêter quelque secours, et Marquez se remuait de son
mieux pour s'organiser, pour se donner une apparence d'armée.
Cependant c'était là encore une charge. Ce contingent mexicain, il
fallait l'équiper, le vêtir, l'armer, le nourrir, lui avancer même de
l'argent, et, cela fait, on ne pouvait en attendre qu'un médiocre ser-
vice. Un jour le général Marquez partait avec deux mille cavaliers
pour aller protéger un convoi : il n'attendit même pas à la Tejeria le
chargement des voitures ; il repartit aussitôt , laissant le convoi. Il
expliquait son retour précipité par le bruit d'une attaque qui me-
naçait Orizaba, et la vraie raison était qu'il n'aurait pu retenir ses
hommes un jour de plus dans une région où sévissait la lièvre jaune.
Peu après il se déclarait hors d'état d'escorter un autre convoi pré-
paré à la Vera-Gruz. Quant aux autres chefs de bandes réaction-
naires disséminées dans le reste du pays, ils tenaient la campagne
pour eux-mêmes, contre M. Juarez, bien plus qu'ils ne concouraient
à nos opérations. C'est à quoi nous servait jusque-là le général Al-
monte. Comme homme menacé de proscription et de mort en arri-
vant au Mexique, il devait trouver assurément la protection de notre
drapeau; comme chef de gouvernement, il n'était plus qu'un em-
barras dans la situation difficile où nous étions.
. La conséquence la plus grave peut-être de l'événement du 5 mai,
c'était l'avantage moral évident que cet échec donnait soudainement
à M. Juarez et à son gouvernement aux yeux du pays. Ils n'en va-
laient pas mieux à coup sur, mais ils avaient pour eux le prestige
d'une victoire remportée sur une intervention qu'ils représentaient
comme une invasion, et le parti dominant à Mexico se hâtait d'exa-
gérer, d'exploiter un succès de hasard. Le président lui-même se
rendait à Puebla pour distribuer des médailles aux héroïques défen-
seurs de la nouvelle Saragosse, et lorsque peu après, au mois de
septembre, le général Zaragoza mourait subitement, on transpor-
tait le vainqueur de Puebla à Mexico, on lui décernait les plus grands
honneurs; on avait même l'indignité de mettre à ses pieds un dra-
TOME XLVIU. 44
090 REVUE DES DEUX MONDES.
peau français : l'armée mexicaine avait vaincu les soldats de Solfe-
rino! Sans avoir la portée qu'on lui donnait, l'incident de Puebla
était évidemment une sérieuse complication morale qui avait pour
premier eiïet une certaine surexcitation d'orgueil national colorée
de toutes les hyperboles de l'imagination mexicaine. Jusque-là il
était bien clair que l'Indien rusé et opiniâtre qui était à la tête de
la république mexicaine, que M. Juarez avait tous les avantages sur
l'intervention. Il avait habilement démêlé dès l'origine les faiblesses
de l'alliance, et il avait aidé de son mieux aux dissentimens par
l'intermédiaire de son ministre des affaires étrangères, M. Manuel
Doblado, le principal auteur de la convention de la Soledad, le né-
gociateur retors envoyé au général Prim , le libéral préféré de sir
Charles Wyke. Par suite de l'échec de Puebla, M. Juarez devenait
le représentant populaire de l'indépendance menacée; il était la
personnification vivante de la résistance.
Cette indépendance mexicaine au reste, cette indépendance qui
n'était nullement menacée, M. Juarez et les siens la défendaient
d'une étrange façon, en multipliant les contributions de guerre, en
pressurant périodiquement les capitalistes à Mexico, en rendant des
décrets qui déclaraient toutes les propriétés particulières des Mexi-
cains propriétés nationales, en pesant sur la population tout entière
par des menaces de proscription et de mort, en redoublant, à l'égard
des étrangers, d'exactions, de spoliations et de violences. M. Juarez,
en participant à la plupart de ces violences, en éludait quelques-
unes, il faut lui rendre cette justice. Un jour, à Mexico, une tourbe
de bas peuple, assaillant en tumulte le palais du gouvernement,
demandait au président de désarmer les étrangers pour armer les
nationaux, d'expulser les Français, les amis des Français, les afran-
cesados, les ennemis ou les traîtres, et on ajoutait que si le gou-
vernement ne se hâtait pas de prendre ces mesures, le peuple lui-
même ferait justice.., M. Juarez éludait prudemment, apaisait ces
énergumènes, invoquait la nécessité d'une délibération plus mûre;
au fond, il refusait pour le moment de recourir à ces extrémités de
représailles. La politique de Mexico n'était pas moins, dans la plu-
part de ses actes, un système désordonné de violences et de per-
sécutions de toute sorte, et elle profitait surtout du temps qui lui
était laissé pour préparer une résistance vigoureuse, en multipliant
les difficultés autour de nous par des dévastations régulières qui
allaient jusqu'à couper les récoltes, de telle façon que dans cet in-
tervalle, dans cette trêve agitée de quelques mois, la défense s'or-
ganisait et s'accroissait dans la proportion même de l'attaque qu'il
était facile de prévoir après un premier échec de nos troupes devant
Puebla. Il y avait sans doute de la jactance dans toutes les déclama-
l'expédition du MEXIQUE. 691
tions des radicaux mexicains; il y avait aussi une passion assez sé-
rieuse exaltée par le souvenir du 5 mai, et qui se croyait assez forte
pour attendre l'orage.
C'est dans ces conditions qu'arrivait devant la Vera-Cruz, vers la
fin de septembre et au mois d'octobre, une armée nouvelle ayant à
sa tête le général Forey, envoyé par la France aussitôt que le mou-
vement de retraite de nos soldats et l'impossibilité d'aller plus loin
avaient été connus. Je ferai remarquer que c'était le troisième con-
tingent envoyé par la France, que cette expédition avait déjà dévoré
deux chefs, l'amiral Jurien de La Gravière, qui, après avoir dirigé
les premiers pas de l'intervention, après s'être vu désavoué pour
n'avoir pas fait ce qu'il ne pouvait pas faire, venait en ce moment
même reprendre avec autant d'abnégation que de dignité le simple
commandement de l'escadi-e dans le golfe du Mexique, et le général
de Lorencez, qui, après avoir voulu marcher et ne l'avoir pas pu,
venait de passer quatre mois au milieu des épreuves d'une pénible
immobilité. L'un et l'autre n'étaient coupables que de s'être trouvés
jetés dans des circonstances que la politique n'avait pas suffisam-
ment mesurées. Le troisième chef arrivait avec des forces qui de-
vaient être d'abord de vingt-quatre mille soldats et qui se sont éle-
vées bientôt jusqu'à trente-cinq mille hommes. La mission du général
Forey était tout à la fois politique et militaire; elle semblait avoir pour
objet de rectifier jusqu'à un certain point quelques-unes des erreurs
de direction d'une entreprise obscurcie de fatalités imprévues, de
nous dégager notamment de toute solidarité avec un parti, avec
cette ombre de gouvernement dont le général Almonte s'était fait
le chef, et que nous paraissions traîner dans notre matériel. Les
instructions données le 3 juillet au général Forey révélaient cette
pensée de relever le caractère de l'intervention et d'ouvrir aux Mexi-
cains une voie d'équité impartiale et protectrice, u Voici la ligne de
conduite que vous avez à suivre, disaient les instructions impériales :
1° faire à votre arrivée une proclamation dont les idées principales
vous seront indiquées ; 2° accueillir avec la plus grande bienveil-
lance tous les Mexicains qui s'offriront à vous; 3° n'épouser la que-
relle d'aucun parti, déclarer que tout est provisoire tant que la
nation mexicaine ne se sera pas prononcée; montrer une grande
déférence pour la religion, mais rassurer en même temps les dé-
tenteurs de biens nationaux... Le but à atteindre n'est pas d'im-
poser aux Mexicains une forme de gouvernement qui leur serait
antipathique, mais de les aider dans leurs efforts pour établir, se-
lon leur volonté, un gouvernement qui ait des chances de stabilité
et puisse assurer à la France le redressement des griefs dont elle a
à se plaindre. » C'est pour se conformer à ce programme que, dès
692 REVUE DES DEUX MONDES.
son arrivée, le général Forey faisait tout simplement disparaître le
gouvernement d'/Vlmonte et ne le reconnaissait plus, ajoutant dans
ses conversations que nul n'avait reçu le mandat de se constituer en
chef suprême de la nation, et que le camp français était ouvert à
tous les Mexicains, auxquels il donnait rendez-vous à Mexico pour
débattre les destinées du pays. La question politique se trouvait
ainsi écartée ou ajournée; il ne restait pour le moment que la ques-
tion militaire, et c'était bien assez.
Comme chef militaire, le général Forey ne pouvait avoir qu'un
but, aller planter à Mexico même le drapeau qu'une résistance im-
prévue avait fait reculer un instant; mais pour arriver à Mexico il
fallait d'abord s'emparer de Puebla, et avant même de se présenter
de nouveau devant Puebla il fallait se porter à Orizaba, s'organiser,
faire passer vingt-cinq mille hommes par des chemins que six mille
hommes avaient eu de la peine à parcourir, et qui étaient infestés
de partisans, soustraire les bataillons qui se succédaient à la Vera-
Cruz aux meurtrières influences de la fièvre jaune, qui décimait
l'escadre et sévissait sur tout ce littoral de la terre chaude. Les pre-
miers détachemens qui avaient précédé le général Forey avaient
été expédiés aussitôt sur Orizaba; ils atteignirent la Soledad, et là
ils trouvèrent le pont du Rio-Jemmapa brûlé par les guérilleros.
Sur une rive était une colonne venant de la Vera-Gruz; sur la rive
opposée était une autre colonne venant d' Orizaba pour chercher des
vivres. Il fallut trois jours pour rétablir les communications. Il ne
suffisait pas d'amener l'armée tout entière à Orizaba, il fallait faire
arriver tous les moyens de guerre, un matériel considérable, une
artillerie embarrassante; il fallait approvisionner le corps expédi-
tionnaire de munitions, de vivres, maintenir des communications
toujours attaquées, accumuler des moyens de transport sans les-
quels on ne pouvait rien. Dès son débarquement à la Vera-Gruz, le
général Forey était en quelque sorte saisi par cette question des
transports, la première de toutes pour une armée au Mexique, où la
condition est de pouvoir marcher. Un matériel de transport fut
acheté aux États-Unis et expédié. Une partie put arriver, l'autre
partie fut arrêtée par le gouvernement américain. Quand on avait
des voitures, c'étaient les attelages qui manquaient. La difficulté
était de trouver des mules dans le pays même au prix des plus
grands eff"orts. C'était là, en réalité, l'objet d'une première occupa-
tion du port de Tampico à cette époque, occupation qui aurait eu
bientôt de l'importance, si on avait pu la maintenir, pour surveiller
cette partie du Mexique jusqu'à la province de San-Luis de Potosi,
mais qui, dans la pensée du général Forey, n'était destinée qu'à
protéger un achat considérable de mules. Un officier mexicain, le
l'expédition du MEXIQUE. 693
général Lopez, s'était chargé de cette mission d'un achat de mules; il
ne songea qu'à ses propres affaires, et on quitta Tampico après avoir
perdu du temps et avoir compromis les habitans qui s'étaient ralliés
à nous. Un travail immense, insaisissable et ingrat était donc néces-
saire pour préparer cette marche en avant de toute une armée , et
si l'on songe aux lenteurs inévitables de ces opérations multiples,
on comprendra comment le général Forey, arrivé à la Vera-Gruz le
25 septembre, à Orizaba le 2li octobre, n'était prêt cependant à en-
trer en action que quatre mois plus tard, comment ce résultat, si
lent qu'il fût, eût été même impossible sans les prodigieux efforts
de la marine, toujours occupée à seconder les chefs de l'armée au
milieu des obscures épreuves de la fièvre jaune, qui s'était abattue
sur l'escadre et emportait les officiers, les aumôniers, les médecins
militaires, des équipages presque entiers.
Pendant ce temps, M. Juarez ne restait point certainement inactif.
Le gouvernement de Mexico, sentant le péril venir, se disposait à
une défense sérieuse, plus sérieuse peut-être qu'on ne le pensait.
Il avait organisé trois armées : l'une de réserve, commandée par
M. Manuel Doblado, qui, après avoir quitté le ministère des affaires
étrangères, était rentré dans son état de Guanajuato, dont il était
gouverneur; l'autre, l'armée du centre, placée sous les ordres de
M. Ignacio Comonfort, un rival de M. Juarez autrefois, un ancien
président, qui s'était rapproché du gouvernement, et recevait la
mission de couvrir Mexico en opérant sur la ligne de Puebla. Ces
deux armées ne constituaient pas une force bien redoutable. La troi-
sième, la plus nombreuse et la mieux façonnée à la guerre, était
celle que notre corps expéditionnaire avait devant lui, qui, depuis
la mort du général Zaragoza , avait pour chef le général Gonzalez
Ortega, et qui au moment voulu devait défendre Puebla. La ville
même de Puebla se trouvait dans un sérieux état de défense. On
avait mis le temps à profit depuis huit mois pour augmenter les for-
tifications, pour développer les travaux. Il y avait deux forts prin-
cipaux , ceux de Guadalupe et de Loreto, et sept forts secondaires.
Guadalupe était armé de plus de quarante canons, et cent pièces de
gros calibre étaient réparties entre les autres forts de façon à croi-
ser leurs feux. En outre des quartiers entiers, les maisons, les édi-
fices, avaient été barricadés avec un art singulier. Des approvision-
nemens immenses avaient été accumulés dans la ville , comme en
vue d'un long siège. Tous les couvens avaient été convertis en ma-
gasins et en arsenaux. Le général Ortega, qui devait défendre Pue-
bla, n'était point un soldat, quoiqu'il se fut fait une certaine ré-
putation, il y a quelques années, en battant le dernier président
conservateur du Mexique , Miramon. C'était, comme la plupart des
(îQll REVUE DES DEUX MONDES.
généraux de M. Juarez, un militaire improvisé dans la guerre civile;
mais il avait la bonne volonté de combattre , et il avait avec lui les
généraux Negrete, Mendoza, Ghilardi, Lamadrid, Paz, un officier du
génie, le colonel Golombrès, qui avait dirigé les travaux de défense
de Puebla. On était ainsi en présence, s'observant encore, lorsqu'à
la fin de février 1863 nos corps s'ébranlaient, les uns venant par la
route de Jalapa et de Perote, les autres partant directement d'Ori-
zaba, franchissant de nouveau les défilés des Cumbres, et tous se
réunissant sur le plateau pour marcher ensemble sur Puebla, où
Gonzalez Ortega venait de se réfugier. En ce moment extrême,
M. Juarez lui-même partait de Mexico pour passer une revue de
l'armée mexicaine, qui était de plus de vingt mille hommes. Tout
se préparait donc : de jour en jour on se rapprochait. Le 16 mars,
l'armée française tout entière, avec ses convois et son matériel, se
concentrait au village d'Amozoc, et le 18 chaque corps avait pris
son poste pour l'action. Le siège était commencé, un siège véritable,
régulier, se développant pas à pas à travers les dramatiques pèii-
péties de la guerre.
Je ne sais si quelque illusion obstinée avait pu survivre encore.
A la puissance des combinaisons défensives qui enlaçaient Puebla, à
la vigueur des premiers engagemens, on ne tardait pas du moins à
reconnaître que c'était là une opération des plus sérieuses, et du-
rant ce siège de deux mois entiers peut-être y eut-il des momens
d'anxiété, d'incertitude cruelle, où le général Forey était tout près
de croire que les moyens dont il disposait étaient encore insuffisans,
que la France avait à envoyer un nouveau contingent. Une inquié-
tude singulière régnait à la Vera-Cruz, où l'on ne savait rien, parce
que le général Forey, depuis qu'il était engagé, avait coupé toute
communication. Ce fut la source de tous ces bruits qui se répan-
daient un instant en Europe, représentant l'armée française comme
ayant échoué encore une fois et prête à lever le siège. Ce qui était
vrai, c'est qu'on ne marchait que pas à pas, rencontrant une résis-
tance opiniâtre, n'emportant chaque ouvrage qu'au prix des plus
énergiques efforts, échouant quelquefois. Chaque pâté de maisons
nécessitait un siège particulier, et on se voyait menacé d'avoir à
enlever ainsi la ville morceau par morceau. « Il faut voir soi-même,
écrivait le général Forey, les défenses incroyables accumulées par
l'ennemi dans les quadres pour s'en faire une idée et apprécier tout
ce qu'il faut que nos soldats déploient d'audace, d'énergie, de pa-
tience, pour s'emparer de ces forteresses, bien autrement difficiles à
enlever qu'un fort régulier. On ne peut comparer à rien de ce qu'on
voit en France la disposition de Puebla, disposition de toutes les
villes du Mexique, qui comptent presque autant d'églises que de
l'expédition du MEXIQUE. 695
maisons, et où toutes les maisons en terrasse se dominent les unes
les autres. Dans le quadre 29, il y avait une usine dans la cour de
laquelle les Mexicains avaient fait une espèce de redan dont les
deux faces s'appuyaient sur deux côtés de la cour à des maisons
crénelées. Ce redan était précédé d'un énorme fossé de Zi à 5 mètres
de largeur et autant de profondeur. Le parapet avait plus de h mè-
tres d'épaisseur, et le talus inférieur était formé d'énormes ma-
driers en bois de chêne. Derrière ce redan, toutes les constructions
étaient crénelées, et les issues préparées et couvertes de tambours.
D'un qnadrc à l'autre, la communication était établie par une gale-
rie souterraine. Nos soldats n'auraient jamais pu enlever cet ou-
vrage, si la brèche pratiquée dans le quadre, sur l'indication d'un
habitant, n'avait donné accès dans les écuries de l'usine, espèces
de caves voûtées parallèles à la face du redan, qui a pu être tourné
par ces écuries... »
Un jour, le 25 avril, on se disposait à attaquer un de ces quadres,
celui de l'église et du couvent de Santa-Inès. Malheureusement les
zouaves formant la tète de colonne, emportés par leur fougue et
bravant un feu meurtrier, se laissaient entraîner au-delà d'un ob-
stacle formidable sans regarder derrière eux; ils s'aperçurent trop
tard qu'ils n'étaient pas suivis, et là, ne pouvant ni avancer ni re-
culer, après avoir combattu jusqu'au bout comme des lions, selon
le mot du général Ortega lui-même, ils restèrent prisonniers, inti-
midant encore leurs adversaires de leur fière attitude. On avait
échoué, c'était à recommencer, et le temps s'écoulait. Les lenteurs
mêmes du siège étaient considérées comme un triomphe, et les coups
d'éclat de la résistance retentissaient à Mexico. Le 29 avril, sous le
coup même de l'affaire de Santa-Inès, M. Juarez, en ouvrant la ses-
sion du congrès, disait dans un discours enflammé : « Le monde
entier acclamera notre honneur, parce qu'en vérité ce n'est pas
un petit peuple celui qui, divisé et travaillé par de longues et dé-
sastreuses guerres civiles, trouve en lui-même assez de virilité
pour combattre dignement contre le monarque le plus puissant de
la terre... » Et le président du congrès répondait à son tour : « Non,
non, il n'est pas petit, il n'est pas misérable, il ne mérite pas la
servitude, le peuple qui, pliant sous le poids de calamités inouies,
montre tant d'énergie quand on le croyait déchu, multiplie sa
force jusqu'au prodige, et soutient sans secours étrangers toutes les
complications d'une situation si hautement compromise. » En défi-
nitive, la place se défendait vigoureusement, c'est là ce qu'il y avait
de clair; le reste était de l'exaltation de langage, et quant à la du-
rée de la résistance, la garnison elle-même était peut-être la pre-
mière à ne point se laisser aller aux illusions qu'on paraissait se
(>9(5 REVUE DES DEUX MONDES.
faire encore à Mexico. Tout consistait pour elle à savoir si elle pour-
rait être secourue, et si, par des sorties combinées avec des attaques
du dehors sur nos lignes , elle pourrait rompre le cercle de fer et
de feu qui de jour en jour étreignait de plus près la ville. C'était
Comonfort qui, manœuvrant entre Mexico et Puebla, était chargé
de tenter cette opération de secours dont l'éventualité n'avait point
échappé au coup d'œil des chefs de l'armée française, et lorsque le
13 mai Comonfort, vigoureusement attaqué sur les hauteurs de San-
Lorenzo parle général Bazaine, se voyait jeté en quelques heures
de combat dans une déroute complète où disparaissait presque en-
tièrement sa petite armée, il ne restait aucun espoir pour les défen-
seurs de Puebla.
La défaite de l'armée de secours, l'impossibilité désormais dé-
montrée de communiquer avec l'extérieur ou de se frayer un pas-
sage à travers nos lignes trop bien gardées, paralysaient subite-
ment la résistance, et dès le iU mai le géjiéral Ortega essayait de
négocier un armistice d'abord, une capitulation ensuite, pour tâ-
cher au moins de se retirer avec son armée. Le général Forey n'ac-
ceptait rien qu'une reddition sans conditions, menaçant la garnison
de la passer au fil de l'épée, si elle attendait l'assaut général, si elle
ne se constituait pas simplement prisonnière après être sortie avec
les honneurs de la guerre. De plus en plus cerné, Ortega crut avoir
assez fait. Il fit briser les armes, enclouer les canons, détruire les
drapeaux, et se mit à la discrétion du général Forey. Il restait entre
les mains de l'armée française 26 généraux, 225 officiers supérieurs,
800 officiers subalternes et à peu près 12,000 soldats prisonniers.
Le général Forey aurait pu peut-être avoir plus tôt raison de la ville
par des opérations autrement conduites, mais il ne serait pas arrivé
à prendre l'armée mexicaine. La garnison de Puebla, de son côté,
aurait pu sans doute se défendre encore, et l'énergie de la résis-
tance ne laissait pas entrevoir un dénoûment si prompt, si éclatant,
si complet; mais le feu du premier moment tombait de jour en jour.
La défaite de Comonfort avait provoqué une véritable panique.
L'abattement gagnait les malheureux Indiens transformés en armée
pour soutenir une cause qu'ils ne comprenaient guère. On risquait
de se trouver au premier moment sans combattans. Or, par la chute
de Puebla, c'était évidemment le boulevard de la défense mexicaine
qui tombait. C'est à Puebla que le gouvernement de M. Juarez avait
accumulé tous ses moyens de résistance, et c'est là qu'il mettait tout
son espoir. Les travaux de fortifications accomplis à la hâte et avec
plus de bruit que d'efficacité à Mexico n'étaient qu'un simulacre,
une sorte de représentation patriotique qu'on se donnait en forçant
tout le monde à y prendre part. C'étaient des espèces d'ateliers
l'expédition du MEXIQUE. 697
nationaux où l'on convoquait avec fracas toute la population pour
avoir le droit d'imposer des amendes à ceux qui refuseraient de
répondre à l'appel. La chute de Puebla laissait si bien le gouver-
nement désarmé, qu'à la première nouvelle de la reddition de la
ville assiégée, dès le 27 mai, M. Juarez rendait un décret trans-
portant à San -Luis de Potosi les pouvoirs de la fédération mexi-
caine. 11 partait lui-même assez tristement avec un petit corps de
troupes, les ministres, les membres du congrès, les principaux
fonctionnaires, tandis que d'un autre côté le général Forey rece-
vait le 2 juin à Puebla une députation composée des consuls des
États-Unis, de Prusse, d'Espagne, et envoyée par la municipalité
de Mexico pour remettre la ville entre les mains du chef de l'ar-
mée française, et hâter l'arrivée de nos soldats dans la capitale du
Mexique. La chute de Puebla avait eu lieu le JS mai; le 10 juin, le
général Forey, après s'être fait précéder par le général Bazaine,
faisait à son tour son entrée dans Mexico à la tête de l'armée, au
milieu des pompes, des tentures, des drapeaux, des inscriptions,
des acclamations, qui se renouvellent dans tous les pays, et parti-
culièrement au Mexique, devant tous les gouvernemens. La ques-
tion militaire avait fait un pas, elle l'avait fait rapidement, en
quelques jours, quoiqu'elle ne fût pas aussi décidément résolue
qu'elle le paraissait. La question politique, la question de la régé-
nération du Mexique, cet autre mot d'ordre de notre intervention,
se relevait tout entière.
Les événemens ont une logique naturelle et irrésistible. Depuis
un an et demi, on voyait la monarchie à travers l'expédition fran-
çaise; on ne l'imposait pas, on l'admettait comme une conséquence
possible et prévue, comme ujie éventualité qui était dans le vœu
intime d'une nation courbée pour le moment sous un joug révolu-
tionnaire et n'attendant que sa liberté pour se prononcer. Des Mexi-
cains concouraient à cette œuvre, dans laquelle ils voyaient la der-
nière ressource de leur pays. Un parti, vaincu il est vrai, silencieux,
mais puissant par la fortune, par les lumières, par l'influence so-
ciale , pouvait être considéré comme se ralliant secrètement à cette
pensée. Pour une population mobile et fatiguée de tout, c'était un
changement. Il était bien simple que dans le vide laissé par M. Jua-
rez, sous l'impulsion désormais plus libre des promoteurs de l'idée
monarchique, à l'abri d'un drapeau envoyé au-delà de l'Atlantique
pour être le témoin et au besoin le protecteur de la régénération
mexicaine, il était bien simple, dis-je, que dans ces conditions on
courut au dénoûment. C'est ce qui est arrivé en effet, et tout ce qui
s'est passé à Mexico depuis l'entrée de l'armée française, le 10 juin,
n'est en quelque sorte que la mise en scène de la monarchie.
098 REVUE DES DEUX MONDES.
Au premier instant du départ de M. Juarez, le pouvoir restait à
la municipalité, qui chargeait un ancien officier, le général Salas,
de maintenir l'ordre dans la ville. C'était uniquement un pouvoir
de transition remplissant une mission de sûreté publique. L'orga-
nisation commençait le jour oîi le général Forey créait par un décret
une junte composée de trente-cinq notables, désignés par le minis-
tre de France. Cette junte, à son tour, devait nommer un triumvi-
rat de citoyens mexicains pour exercer le pouvoir exécutif et con-
voquer une assemblée de nouveaux notables, au nombre de 215,
pour choisir la forme définitive du gouvernement du Mexique. Le
triumvirat fut composé du général Almonte, du général Salas et de
l'archevêque de Mexico, M^' Labastida, qui était absent, et qui fut
provisoirement remplacé par M^"^ Ormaechea. L'assemblée des nota-
bles, réunie le 7 juillet, n'hésitait pas longtemps : elle se pronon-
çait pour la forme monarchique, décidait que le souverain prendrait
le titre d'empereur, et proposait d'offrir la nouvelle couronne im-
périale à l'archiduc Maximilien d'Autriche. Des libéraux avaient été
désignés pour faire partie de l'assemblée des notables; quelques-
uns s'excusèrent, d'autres ne répondirent même pas. Ce qui est ar-
rivé depuis, on le sait. Une députation mexicaine a été envoyée en
Europe; elle s'est rendue au château de Miramar, près de Trieste,
pour offrir cette couronne un peu improvisée au prince autrichien,
et l'archiduc Maximilien, peut-être assez ému à mesure que le mo-
ment d'une résolution approchait, a répondu d'une façon sympa-
thique et évasive, en subordonnant tout au moins son acceptation à
des conditions d'assentiment populaire et de garanties européennes
qui résument en réalité toute la question mexicaine. Après avoir
paru décidé il y a quelque temps, peut-être en est-il venu à hé-
siter.
De son côté cependant, M. Juarez n'a point renoncé à la lutte.
Chassé de Mexico, il s'est réfugié à San-Luis de Potosi, où il s'est
établi avec son gouvernement, le congrès, les chefs de son armée,
et dès son arrivée à San-Luis, au moment même où notre armée
entrait à Mexico, le 10 juin, il traçait, dans une proclamation aux
Mexicains, le programme de la guerre qu'il était résolu à soutenir.
« Concentré sur un point, disait-il, l'ennemi sera faible sur les au-
tres; disséminé, il sera faible partout. Il se verra forcé de recon-
naître que la république n'est point renfermée dans les villes de
Mexico et de Saragosse (Puebla), que la vie, la conscience du droit
et de la force, l'amour de l'indépendance et de la démocratie, le
noble orgueil soulevé par l'envahisseur de notre sol, sont des senti-
mens communs à tout le peuple mexicain... » Ce n'est pas seule-
ment M. Juarez qui a parlé ainsi et qui a relevé le drapeau de la
l'expédition du MEXIQUE. 69i)
résistance depuis les événemens de Mexico. Un homme habile et
d'un libéralisme modéré, qui a paru quelquefois être un rival pour
M. Juarez, qu'on a cru récemment disposé à s'entendre avec l'in-
tervention, et qui nourrit peut-être la pensée secrète de se mettre
à la tête d'un parti national pour traiter avec nous, M. Manuel
Doblado, renfermé dans son état de Guanajuato, s'adressait, lui
aussi, aux populations sur lesquelles il règne. « Je fais un appel,
disait-il, à tous les habitans de l'état, conservateurs, modérés et
libéraux, pour qu'ils servent, chacun dans sa sphère, la cause de
l'indépendance. La question de parti n'existe plus. Désormais doi-
vent disparaître avec les haines politiques toutes les funestes dé-
nominations nées de la guerre civile. Dans la lutte sanglante où
nous sommes lancés, il n'y a plus que deux camps, Mexicains et
Français, traîtres, envahisseurs et envahis... Je n'ai point la jac-
tance de vous annoncer des triomphes et d'énumérer des forces
imaginaires. Notre faiblesse est un fait, et c'est ce fait même qui a
motivé l'invasion; mais notre devoir est de nous défendre... » En
réalité, quelques progrès qu'ait faits l'intervention dans ces der-
niers temps, on peut dire que la défense n'est point épuisée, de
telle sorte que le problème ne cesse de subsister dans ce qu'il a de
plus sérieux. Dans cette phase nouvelle, c'est encore la question
tout entière de l'intervention, de sa nature, de ses limites; elle se
relève avec cette complication de moins de l'honneur des armes à
venger, avec tout ce cortège de difficultés matérielles et morales
qui intéressent notre politique dans le Nouveau-Monde et en Eu-
rope.
Et d'abord c'est cette difficulté première de la pacification du
Mexique, d'un pays immense où chaque marche est comme une
conquête nouvelle. Sans doute l'intervention étend par degré son
influence. J^e vote monarchique de Mexico a retenti dans un certain
nombre de villes. Des populations entières semblent disposées à
se rallier à un drapeau de conciliation, et il est évident que l'ac-
tion de la France ne peut qu'être bienfaisante. Sans doute aussi
la résistance de M. Juarez et de son parti n'est point inépuisable :
elle existe cependant, elle s'étend à des provinces entières ; elle a
pour soldats tous ces partisans qui se répandent dans le pays, qui
le dévastent et le rançonnent le plus souvent sous prétexte de dé-
fendre son indépendance. On pourra avoir raison de ces bandes
toutes les fois qu'on les atteindra; mais c'est là justement la dan-
gereuse alternative qui se présente , de laisser le champ libre à la
multitude de guérillas, ou de disséminer, d'épuiser des forces frac-
tionnées à la poursuite d'un ennemi insaisissable, et il y a ici un
fait curieux à observer, qui se reproduit invariablement et à chaque
700 REVUE DES DEUX MONDES.
pas depuis le commencement de l'expédition du Mexique. Ce ne
sont ]1oint les partisans de l'intervention qui manquent dans la ré-
publique mexicaine, on peut le dire : seulement ils ont besoin d'être
protégés; ils se défient, ils redoutent les représailles. Là où nous
paraissons, ils se montrent, et encore ils craignent souvent d'être
abandonnés. Faudra-t-il dès lors s'engager dans une occupation
indéfinie de tous les points du Mexique? Le général Forey, aujour-
d'hui maréchal, écrivait, il n'y a pas bien longtemps, à des Mexi-
cains trop pressés de charger la France de leurs propres aiïaires,
que notre armée occupait soixante-cinq villes, bourgs ou villages
entre la Vera-Cruz et Mexico, et qu'elle étendait son action dans un
rayon de vingt-cinq lieues autoui" de la capitale mexicaine. Fau-
dra-t-il occuper toutes les villes, toutes les provinces pour les paci-
fier, pour faire reconnaître le gouvernement nouveau?
Ce qu'il y a de dangereux, c'est la difficulté extrême d'attein-
dre le gouvernement établi à San-Luis de Potosi dans ses moyens
d'action, dans ses ressources, et cette difficulté est d'autant plus
grande que les relations de M. Juarez sont à peu près libres par
la mer comme par la terre. On a essayé récemment de paralyser la
résistance intérieure par un blocus maritime plus étroit. Malheureu-
sement il suffit de jeter les yeux sur une carte du Mexique pour re-
connaître que ce blocus ne peut avoir qu'une efficacité restreinte et
problématique. D'abord il ne s'étend pas aux côtes de l'Océan-Pa-
cifique, qui restent pleinement ouvertes; il n'est établi que dans le
golfe du Mexique, et ici même il ne peut être qu'une attaque par-
tielle et à demi impuissante. Le blocus en effet laisse au commerce
un accès libre sur les points que nous occupons, et il se produit un
fait à peu près inévitable : les marchandises soumises, à leur arri-
vée, aux tarifs de la douane, sont encore exposées, pour s'écouler à
l'intérieur, à payer les droits établis par les autorités ou les chefs
de bande de M. Juarez. En outre il y a une ville, Matamoros, si-
tuée sur le Rio-Grande-del-Norte, à environ dix lieues de la mer,
et qui par sa position est devenue le centre d'un grand commerce
des états confédérés du sud. De ce mouvement commercial, M. Jua-
rez tire, dit-on, un revenu de plus de 30,000 francs par jour. Ma-
tamoros, par des considérations politiques, a dû être laissée en de-
hors du blocus, qui ne commence que dix lieues au-dessous. Ainsi,
autant qu'on en peut juger en observant les faits sans illusion, la
pacification matérielle du Mexique n'est point encore accomplie; elle
reste une des tâches sérieuses de l'intervention, si la France va jus-
qu'à subordonner entièrement le premier objet de son expédition,
le redressement de ses griefs, au rétablissement d'une paix inté-
rieure incontestée.
l'expédition du MEXIQUE. 701
Ce n'est là cependant que le côté matériel et jusqu'à un certain
point secondaire des alTairos du Mexique telles qu'elles apparaissent
aujourd'hui. Au fond, cette pacification tient évidemment à la solu-
tion d'un problème bien autrement grave, d'un ordre tout moral et
politique, celui de la régénération intérieure du Mexique, et c'est
ici surtout que s'élève cette grande et pressante question de savoir
jusqu'à quel point la France peut prêter son nom, sa protection,
ses garanties, dans quelle mesure elle peut concourir à la reconsti-
tution mexicaine, sans aller au-delà de tous les intérêts de sa poli-
tique. Malheureusement les Mexicains ont parfois des façons d'inter-
préter les événemens de leur histoire qui ne servent pas à éclaircir
les difficultés du moment ni à les résoudre, et qui doivent quel-
que peu étonner nos zouaves. Lorsque l'assemblée des notables de
Mexico se réunissait au mois de juillet 1863, la commission char-
gée de proposer le rétablissement de la monarchie trouvait le moyen
d'illustrer l'intervention de ce commentaire au moins bizarre : « En
fixant sa vue, disait-elle, sur la série d'admirables événemens dont
la réalisation a été nécessaire dans l'ancien et dans le Nouveau-
Monde pour que nous soyons réunis aujourd'hui sous la garantie
d'une nation puissante, afin de délibérer tranquillement sur la fu-
ture constitution d'un gouvernement qui assure notre félicité, l'ima-
gination est confondue, et elle cherche en vain dans les débiles res-
sources de la sagesse humaine la solution de ce problème que
contemplent les nations de la terre pleines d'étonnement... Un mo-
ment de réflexion suffît pour convaincre que le sort du Mexique
est intimement lié à la chute de Louis-Philippe, à l'établissement
de la république française de 18/18, au coup d'état de 1851, à la
création de l'empire français qui en fut la conséquence, à l'éléva-
tion au trône par le suffrage universel du grand Napoléon III, aux
glorieux triomphes de la France en Crimée, en Italie, à la paix ino-
pinée de Yillafranca, à la scission des États-Unis, qui se dévorent
sans pitié, enfin aux attentats de tout genre dont s'est rendue cou-
pable la féroce démagogie mexicaine en secouant le frein salutaire
de toute morale, et en foulant aux pieds les principes de ce droit
auquel rendent hommage toutes les sociétés civilisées. Pensez-y,
messieurs, ici il n'y a ni hyperbole ni paradoxe. Qu'un seul de ces
événemens ne se fût pas réalisé, ou qu'il ne se fût pas réalisé au
point précis du temps où chacun s'est placé dans l'histoire, qu'il
se fût vérifié avant ou après dans ses relations avec les autres, la
cause du Mexique était perdue sans remède, et elle était perdue
pour toujours. Ainsi Dieu pousse les rois et les peuples, etc. » Je
dis simplement d'abord que le bon sens souffre quelquefois de voir
ces philosophies portées au bout de l'épée de nos soldats, et l'his-
702 REVUE DES DEUX MONDES.
toire contemporaine tout entière transformée en un prologue de
l'expédilion du Mexique et de la monarchie d'un archiduc.
Allons au fond des choses. La monarchie, une monarchie intelli-
gente et libérale peut certes être un bienfait pour le Mexique, et
elle n'aurait point de peine en tous les cas à valoir mieux que tous
les gouvernemens qui se sont succédé depuis un demi-siècle. Le
prince que les notables de Mexico ont choisi, sans prêter peut-être
aux idéalisations poétiqaes dont il a été l'objet, est assurément fait
pour exercer utilement la souveraineté, et je dirai comme on disait
au commencement de l'intervention : Si les Mexicains se prononcent
spontanément pour la monarchie et pour l'archiduc Maximilien, rien
n'est mieux. Seulement il s'agit de savoir ce qu'est cette restaura-
tion monarchique, quelles difficultés elle rencontre, et dans quelle
proportion nous pouvons y engager notre politique et nos finances.
L'erreur est de croire que la paix du Mexique tient à un établis-
sement monarchique. Une forme plus stable de gouvernement peut
créer une condition meilleure sans doute, elle ne déracine pas le
mal qui est au plus profond de la situation du Mexique, et dans ce
mal même elle trouve son plus sérieux obstacle. Qu'on se repré-
sente en effet ce qu'est ce pays quatre ou cinq fois grand comme la
France et parsemé d'une population incohérente qui se compose de
cinq millions d'Indiens qu'aucune civilisation n'a éclairés encore, et
de deux millions d'Européens ou demi-Européens dont les mœurs
publiques ont subi l'atteinte corruptrice de toutes les révolutions.
Cette prépondérance de la population indienne sur l'élément cul-
tivé est peut-être le fait le plus caractéristique de la société mexi-
caine, et ce qu'il y a de plus curieux aujourd'hui, c'est que les
deux hommes le plus en vue, le général Almonte et M. Juarez, sont
de sang indien. Quant à la masse, elle est restée absolument in-
culte et sauvage. Dans certaines provinces, comme celles de Chi-
huahua et de Durango, les indigènes sont d'une barbarie féroce,
se jettent sur les fermes, menacent même parfois les villes. Le Yu-
catan est presque tout entier peuplé d'Indiens. La condition de cette
classe est une véritable servitude réglée encore par un régime spé-
cial. L'Indien appartient en somme au grand propriétaire, à Yha-
cendcro, sur la terre duquel il vit. Une fois devenu son débiteur,
et il l'est toujours, il ne peut plus le quitter. Le gouvernement lui-
même n'a jamais su le chidre exact de cette population. Il y a
au fond des forêts des villages qui n'ont jamais été visités, il en
est d'autres dont une partie des habitans se dérobe dans des re-
traites inaccessibles pour échapper à la capitation. Dans la ville
de Mexico, peuplée d'environ deux cent mille âmes, la population
européenne ne compte pas pour plus d'un vingtième; le reste se
l'expédition du MEXIQUE. 703
compose d'Indiens, de métis, de Icpcros ^ et pourrait devenir re-
doutable. Les insurrections d'Indiens sont très fréquentes, et elles
sont même un fait à peu près permanent. Il y a donc là un danger
toujours présent et ce qu'on pourrait appeler un problème social né
de cette prépondérance numérique d'une masse barbare qui, depuis
quelques années surtout, commence à s'agiter, à se jeter dans la vie
politique.
Autre question : il y a une armée au Mexique; il y en a même
deux le plus souvent, une au service de chaque parti. Et de quoi se
composent ces armées? De malheureux Indiens enrôlés par force,
^q.v\sl j)resse. Ceux qui échappent aux libéraux tombent dans les
mains des conservateurs. Au moment de son départ, M. Juarez ne
recrutait point autrement le petit corps qu'il conduisait avec lui à
San-Luis de Potosi. Les officiers seuls ont quelque instruction, et
savent ce que c'est que la vie militaire. L'armée mexicaine se par-
tage entre cette masse obéissante, pressurée, et ces officiers qui de-
puis cinquante ans jouent aux révolutions. La réforme de l'armée et
des mœurs militaires est certes une des premières nécessités pour
le Mexique. J'en dirai autant du clergé, qui, par ses mœurs aussi
bien que par son intelligence, est bien au-dessous de sa mission.
Le clergé au Mexique a des richesses immenses; il possède seul une
grande partie du territoire, et un des actes du gouvernement de
M. Juarez a été, on le sait, la prise de possession des biens de l'é-
glise au nom de la nation. Organisation religieuse, règlement des
rapports entre l'église et l'état et des questions de propriété ecclé-
siastique, épuration du corps sacerdotal , amélioration de l'état du
bas clergé, tout est à refondre. L'administration et la magistrature
sont devenues des foyers de vénalité et de corruption. Quant à l'état
matériel du pays, industrie, viabilité, tout est à faire, à commencer
par les finances, qui participent de l'anarchie universelle. Rien ne
peint mieux la situation financière habituelle du Mexique que ce
mot d'un ministre entrant au pouvoir il y a quelques années : u A ma
première entrée au ministère, j'ai trouvé ilx réaux dans les caisses;
la seconde fois, il y avait 700 piastres; je serais embarrassé de dire
ce qu'il y a aujourd'hui. » Le Mexique a des dettes de toutes les
origines et de toutes les dates : une dette intérieure qu'il n'a jamais
réglée, une dette étrangère qui a été l'objet d'une série de conven-
tions toujours violées. Il doit à l'Angleterre plus de 250 millions de
francs; il doit à l'Espagne, à la France, et le capital s'est incessam-
ment accru des intérêts qu'il n'a pas payés. Aujourd'hui encore cette
dette va se grossir de toutes les réclamations qui motivaient à l'ori-
gine l'intervention réglée par le traité du 31 octobre 1861, et de
l'indemnité particulière qui sera due à la France. Certes ce ne sont
70/l REVUE DES DEUX MONDES.
pas les ressources naturelles qui font défaut au Mexique; ce qui lui
manque, c'est un budget dont le déficit ne soit pas la plaie, un sys-
tème régulier de contributions, toute une organisation financière,
et par-dessus tout la fidélité à ses engagemens.
C'est donc dans ces conditions que naît la monarchie nouvelle au
Mexique. On ne peut se dissimuler qu'elle n'ait d'immenses diiïi-
cultés à surniouter, à commencer par celle de vivre. M. Michel Che-
valier, qui est le confiant historien des futures prospérités de cette
monarchie, lui trace un large et séduisant programme : création
d'une armée, réorganisation des finances, réforme du clergé et de
l'enseignement, explorations scientifiques , exploitation des mines,
chemius de fer, assainissement des villes. C'est bien là en eiïet le
programme, il se réalisera comme il pourra et quand il pourra. Seu-
lement voici la question : la France peut-elle se laisser entraîner
dans cette voie de compromettante solidarité par une occupation
indéfinie ? Peut-elle accepter cette responsabilité de faire vivre un
empire au-dehà de l'Atlantique, de défendre le Mexique contre sa
propre anarchie, de garantir ses emprunts? Si elle impose ses con-
seils, ce sera une domination abusive, une conquête; si elle prête
son secours à un parti, à une monarchie même, sans avoir un droit
de direction, elle risque d'aider sans le vouloir au triomphe d'idées
qui ne sont point les siennes, qui sont celles de la politique qu'elle
combat en Europe. Elle s'aventure dans l'inconnu.
La question est d'autant plus grave qu'elle ne se circonscrit pas
dans ses effets au Mexique, qu'elle est pleine d'obscures fatalités, et
que pour une création sans avenir, si elle ne naît pas spontanément
dé la conscience du peuple mexicain , si elle ne porte pas en elle-
même sa vitalité, la politique de la France traîne un véritable poids
dans le Nouveau-Monde comme en Europe. Elle se sent tour à tour
engagée ou retenue dans ses rapports avec les Etats-Unis et les
autres républiques américaines aussi bien que dans les afiaires de
l'Occident. L'expédition du Mexique a le malheur, en réalité, de nous
exposer aux méprises, aux défiances et aux conflits qui peuvent
naître à un jour donné d'une situation contrainte. Qu'arriverait-il,
si l'Union américaine se reconstituait, si cette masse d'aventuriers
que la guerre occupe aujourd'hui se rejetait sur le Mexique? Et d'un
autre côté , pour couvrir le Mexique , est-il de l'intérêt de la France
de prêter à la confédération du sud la force d'une reconnaissance
de gouvernement à gouvernement, de patronner en quelque sorte
un état fondé sur l'esclavage? Est-il même bien sûr que les con-
fédérés du sud reconnus, définitivement séparés de la fédération
du nord et pacifiés, fussent des voisins commodes pour la nouvelle
monarchie mexicaine? C'est là évidemment une source possible de
l'expédition du MEXIQUE. 705
complications où la politique française perd sa liberté et ne sait plus
ses traditions, ses mobiles naturels. Dans le reste de l'Amérique
espagnole même, l'expédition du Mexique, mal comprise, mal con-
nue, n'est point sans avoir eu déjà des conséquences pénibles pour
l'ensemble de nos relations, pour notre rôle dans cette partie du
Nouveau-Monde. Elle a provoqué tout au moins dans certains pays
américains une explosion de méfiances qui dégénère en hostilité
contre nos nationaux, et qui serait devenue un secours plus eiïectif
pour le gouvernement de M. Juarez, si la force de ces tristes états
égalait leur mauvais vouloir. L'hostilité des états hispano-américains
est puérile et injuste, je le veux, surtout si elle naît de la crainte
de voir l'intervention s'étendre graduellement dans l'Amérique du
Sud; mais si la France, par elle-même, n'a rien fait pour provoquer
ce soulèvement de méfiances, d'autres ont parlé, et c'est un des
conseillers les plus écoutés, je crois, de l'intervention, M. Hidalgo,
qui, dès l'origine, écrivait publiquement à l'un de ses amis d'Es-
pagne soutenant la candidature d'un prince espagnol : a Si les
alliés vont, comme je l'espère, jusqu'à la capitale, il est certain
que l'opinion se prononcera en faveur du système monarchique. Le
prompt établissement de la monarchie au Mexique entraînera indu-
bitablement des mouvemens analogues dans les autres républiques
hispano-américaines, et dans celles-ci on ne pourrait faire moins
que de tenir compte du mérite des piinces que vous me nommez... »
Nous voilà donc transfoi-més en promoteurs d'un mouvement qui
s'étendrait à l'Amérique tout entière! C'est ainsi que le commen-
taire obscurcit notre œuvre réelle en donnant à notre politique une
portée qui devient à notre insu une provocation à la méliance contre
nous, et qui dépasserait la limite de tous les intérêts de la France.
Quant à notre politique en Europe même, la France n'est point
absolument liée sans doute par notre présence au Mexique, par la
nécessité d'avoir au-delà de l'Atlantique une armée nombreuse, de
la transporter, de la ravitailler, de la soutenir par une escadre tou-
jours en mouvement. N'est-il point manifeste cependant que c'est
là un des élémens les plus graves des résolutions de la politique
française sur le continent? Dès l'origine, c'était là justement la
préoccupation des esprits qui voyaient avec crainte commencer une
entreprise dont on ne pouvait encore mesurer ni la portée ni le ca-
ractère, lorsqu'en Europe tout semblait se préparer pour une crise;
ce serait certes un étrange spectacle, et ce ne serait pas un avantage
pour notre ascendant, au moment où nous travaillons à la régéné-
ration du Mexique, de laisser périr un peuple qui est là plus près
de nous, qui lutte dans des convulsions héroïques, et dont la cause
est la nôtre, la cause de la civilisation tout entière. — Mais alors,
TOME XLVIII. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
dira-t-on, n'y a-t-il donc rien à faii'c? 11 y a surtout, ce semble,
à se préserver des illusions qui . ont fait de cette entreprise du
Mexique un enchaînement de surprises et de malentendus. La pre-
mière erreur a été, tout au commencement, de ne point préciser les
vraies conditions et le sens de l'action collective qui se nouait entre
les trois puissances, et c'est l'erreur de tous. Une seconde faute a
été, lorsqu'on s'est vu engagé, de n'avoir point des forces suffisantes
pour atteindre rapidement le but de l'intervention, et c'était la con-
séquence de ces assurances trompeuses qui provoquaient les justes
récriminations du général de Lorencez. Une dernière erreur serait
de se laisser entraîner au-delà de ce qu'on a fait en souscrivant à
toutes ces conditions de garanties, d'occupation indéfinie, en accep-
tant ce rôle de sentinelles autour d'un trône élevé sur notre pas-
sage. Notre armée a fait son œuvre comme elle fait toujours, avec
une intrépidité héroïque et pleine d'abnégation : c'est à la politique
de faire la sienne en se dégageant sans plus de retard et avec une
sage hardiesse des solidarités compromettantes qui pourraient de-
venir jDour elles la source de complications nouvelles, en précisant
nettement la Jimite de son action. Le meilleur parti aujourd'hui
est d'en finir en laissant enfin le Mexique libre de se réorganiser,
de se reconstituer dans des conditions de prospérité et d'indépen-
dance auxquelles nous aurons concouru, mais qui ne seraient qu'une
apparence trompeuse, un piège, si elles avaient besoin, pour se
maintenir, de la protection permanente d'un drapeau étranger, fût-
ce le drapeau désintéressé et glorieux de la France.
Charles de Mazade.
LE
THEATRE CONTEMPORAIN
Allons-nous sortir enfni de ce monotone et stérile statu quo qui
pèse depuis plus de six ans sur les destinées du théâtre contempo-
rain? Et le théâtre lui-même saura-t-il profiter de la situation nou-
velle qu'on lui prépare? Dans une récente et solennelle occasion, le
chef de l'état nous a donné la promesse que fart dramatique serait
bientôt débarrassé de ces entraves du privilège sous lesquelles il
languit depuis si longtemps. Nous saurons enfin si nos modernes
auteurs tenaient en réserve des trésors de génie, et si les plaintes
qu'ils faisaient entendre étaient fondées. La maxime antique qui
disait que l'homme privé de sa liberté n'est plus que la moitié de
lui-même est vraie pour tous les genres d'esclavage, et les écrivains
dramatiques ou autres soumis à un régime de privilège peuvent jus-
tement réclamer contre les sévérités de leurs contemporains le bé-
néfice de cette triste circonstance atténuante : la diminution d'eux-
mêmes sous la contrainte des entraves inséparables d'un tel régime.
Si donc on veut que ces plaintes n'aient plus aucune raison d'être,
et que nos auteurs n'aient plus le droit d'invoquer ces tristes cir-
constances atténuantes, il faut que la liberté qu'on nous promet soit
aussi large que possible, et que la même mesure qui atteindra le
privilège diminue les obstacles que la censure oppose à l'art dra-
matique.
Je ne sais si la réforme annoncée produira immédiatement tous
les bons résultats qu'on en espère; mais au point où en était venue
la situation de l'art dramatique, ce n'était plus que de la liberté
qu'on pouvait attendre du secours. Nous ne connaissons, pas l'ave-
nir, mais nous connaissons le présent; il est vraiment intolérable
et appelle un remède radical. Quels que soient ses résultats futurs,
708 REVUE DES DEUX MONDES.
la liberté a donc dans le présent cet immense avantage, qu'elle
seule peut faire cesser un état de choses qui ne peut pas durer plus
longtemps sans danger pour l'art dramatique, pour l'intelligence du
public et les intérêts des nouvelles générations. J'insisterai principa-
lement sur ce dernier point. Les jeunes écrivains se plaignent en
effet, et disent que jamais le théâtre n'a été moins hospitalier qu'au-
jourd'hui aux nouveau-venus, et qu'on joue avec eux ce jeu déloyal
que les Anglais appellent imfuir play. Il peut y avoir quelque exa-
gération dans leurs plaintes, mais nous ne saurions dire qu'elles
soient sans fondement. Que voyons-nous au théâtre depuis plusieurs
années? Partout des reprises, des féeries, des pièces à grand spec-
tacle ; on ne joue presque plus de pièces nouvelles; il semble qu'il
n'y ait plus de place pour elles. De temps k autre, un pauvre petit
acte parvient à se glisser timidement sur l'affiche, entre deux pièces
consacrées par un succès de plusieurs années; il apparaît sur la
scène deux ou trois fois et s'évanouit mystérieusement. La virginité
de l'inédit n'a plus, paraît-il, aucun attrait pour le public, La vogue
est aux pièces qui ont beaucoup fait parler d'elles et dont le nom est
connu depuis longtemps. Les directeurs de théâtre sont sans pitié
pour les gaucheries, les maladresses, les naïvetés des débutans. Ils
peuvent, il est vrai, dire pour leur défense que les essais qu'ils ont
tentés ne sont pas précisément encourageans, que pour un succès
obtenu par un jeune écrivain on compte dix échecs; mais les con-
ditions qu'on fait aux débutans sont vraiment par trop dures et par
trop déraisonnables. Dans l'état actuel du théâtre, un jeune auteur
dramatique, un débutant novice et inexpérimenté n'a plus le droit
d'être sifllé et de subir un échec. Un premier insuccès équivaut pour
lui à un arrêt de mort. C'est par grande et exceptionneile faveur
qu'on consent à le jouer; si donc, dès sa première campagne, il ne
répond pas à cette faveur par un triomphe, il perd ses meilleures
chances pour l'avenir : le souvenir de cette bataille perdue pèsera
sur sa réputation pendant des années et lui fermera l'accès de la
scène. Les directeurs de théâtre justifient cette exigence par d'ex-
cellentes raisons commerciales tout à fait irréfutables au point de
vue des affaires et de l'industrie dramatique, mais qui n'ont pas la
même valeur dans la question d'art et de littérature, u Les jeunes
auteurs dramatiques, peuvent-ils dire, subissent la même loi que
nous subissons : nous perdons plus qu'eux, à tout prendre, aux
échecs qui les atteignent. Un insuccès ne compromet que leur ré-
putation, capital vague, insaisissable, dont ils ne trouveraient l'es-
compte à aucune banque; mais il peut ruiner une entreprise dont
les bénéfices sont appréciables en beaux écus monnayés. Une pièce
tombe : qu'a perdu l'auteur, nous le demandons? Rien, ou tout au
plus de menus frais de copiste dont il sera quitte pour quelques de-
Lb; THÉÂTRE CONTE MPORAIA. 709
iiiers; mais nous, nous avons perdu des frais de mise en scène
ruineux, et nous avons fait perdre à nos comédiens un temps pré-
cieux que nous payons fort cher. Nous partageons avec les jeunes
auteurs les revers qui les frappent; eux partageront-ils avec nous
les conséquences de ces échecs répétés, et seront-ils solidaires de la
faillite qui est au bout de toute gestion dramatique capricieuse ou
imprudente? On nous parle toujours des intérêts de la littérature,
comme si le théâtre était encore au temps où l'on jouait des chefs-
d'œuvre entre quatre murs nus, avec un éclairage de cinq ou six
chandelles, devant un parterre debout et des spectateurs d'élite
assis sur des bancs de bois, et l'on ne s'aperçoit pas que, étant
données les conditions de la société moderne, un théâtre est néces-
sairement une entreprise hybride, à moitié littéraire, à moitié in-
dustrielle. Que l'on nous ramène donc à ce théâtre primitif, si l'on
veut que les reproches qu'on nous adresse aient quelque valeur. »
Voilà les raisons que donnent de leur conduite les directeurs de
théâtre. Elles sont excellentes, il en faut convenir; mais comme les
raisons que donnent leurs critiques ne sont pas moins bonnes, il
est clair que la liberté seule peut dénouer cette situation et termi-
ner cette querelle.
Pour nous, que les intérêts de la littérature doivent nécessaire-
ment toucher plus que tous les autres, il ressort du débat ainsi en-
gagé cette conclusion, c'est qu'il devient de plus en plus difficile à
un jeune auteur dramatique de faire au théâtre l'apprentissage de
son art. Conscrit novice, il faut que dès ses débuts il montre tout
l'aplomb et toute l'expérience pratique des plus vieux vétérans des
campagnes dramatiques; sinon, on le priera d'aller apprendre son
métier avant de se faire jouer. Cette exigence semble juste; au fond,
elle est parfaitement déraisonnable. L'apprentissage de tout art doit
se faire dans l'atelier même où s'exerce cet art; l'apprentissage de
l'auteur dramatique ne peut donc se faire qu'au théâtre. Jadis on
était plus indulgent, et partant plus équitable. Une ou même plu-
sieurs chutes ne compromettaient pas l'avenir dramatique d'un au-
teur; on lui donnait le temps de trouver sa voie, de se corriger de
ses erreurs, d'apercevoir ses maladresses. Le génie se trompe long-
temps avant de trouver sa vraie direction et fait payer d'avance aux
lecteurs et aux spectateurs ses chefs-d' œuvres futurs par des œu-
vres médiocres, gauches ou puériles; il faut que le public ait assez
de patience et de sagesse pour consentir à achefer ses plaisirs au
prix de quelque ennui. L'homme le plus sûr de son génie qui ait
jamais écrit pour le théâtre, c'est-à-dire Molière, a tâtonné plu-
sieurs années avant d'être en pleine possession de lui-même, et lors-
qu'il eut enfin trouvé sa vraie voie dans les Précieuses ridicules, il
lit encore un écart et commit cette maladresse qui a pour nom Dou
710 REVUE DES DEUX MONDES.
Garcic de Navarre. On a demandé de nos jours pour le peuple
le droit au travail; nous, nous demanderions volontiers pour les
jeunes auteurs dramatiques le droit à l'iihmcrès, et ce droit, ils ne
pourront l'obtenir que si la liberté parvient à diminuer les exigences
de luxe et les frais de mise en scène sous lesquels succombent au-
jourd'hui les entreprises dramatiques, et rend par conséquent moins
étroits qu'ils ne le sont les lieils qui enchaînent au théâtre l'art et
l'industrie.
Cela dit, entrons sans plus de préambule dans l'examen des pro-
ductions dramatiques récentes. Parmi ces œuvres, il en est quel-
ques-unes qui méritent une attention particulière. Quoique de mé-
rite très inégal, elles ont plusieurs traits communs et donnent par
des voies bien différentes la même leçon morale. Montjoye, les In-
différens, Jean Baudnj, sont des drames de la vie domestique pris
dans la réalité la plus contemporaine , et qui visent avant tout à la
vérité. Voyons donc quelles images ils nous présentent de nous-
mêmes, et quelles leçons nous pouvons tirer de leurs tableaux.
C'est de la plus remai'quable de ces pièces, le Montjoye de
M. Octave Feuillet, qu'il faut s'occuper d'abord. Nous félicitons
M. Feuillet des progrès qu'il parvient à accomplir sur lui-même et
en dépit de lui-même, du courage avec lequel il impose à son ta-
lent délicat la transformation la plus cruelle et la plus périlleuse.
L'aimable et poétique écrivain qui nous avait déjà prouvé dans Da-
lila qu'il savait au besoin dessiner des monstres vient, sans crier
gare, de commettre un des actes les plus audacieux dont l'histoire
de la littérature dramatique fasse mention. Il s'est imposé la tâche
d'intéresser et d'émouvoir en nous présentant un personnage qui
a pris à rebours la fameuse maxime de Térence, et qui, pendant
cinq longs actes très bien menés, nous dit avec le cynisme le plus
tranquille : « Je suis homme, et par conséquent rien de ce qui
est humain ne peut m'intéresser ou me toucher, » Le personnage
de Montjoye est, je crois, le plus effrayant qu'on ait encore osé
mettre au théâtre; au moins ma mémoire ne m'en rappelle aucun
qu'on puisse lui comparer. Certes les grands poètes dramatiques
ont eu bien des audaces; mais M. Octave Feuillet, sans beaucoup
y songer peut-être, a fait ce qu'aucun d'eux n'aurait osé faire. Mo-
lière et Shakspeare, comme on sait, n'avaient pas de mièvres ré-
pugnances à l'endroit des monstres et des caractères odieux ; Bon
Juan, Tartufe, Macbeth, Richard III sont là pour l'attester. Eh
bien! je doute que si quelque ingénieux ami leur eût présenté ce
personnage de Montjoye comme un sujet bon à exploiter pour la
scène, ils eussent consenti à l'accepter. Certainement leur premier
mouvement eût été de se récrier devant un tel caractère et de le
déclarer non -seulement inadmissible au théâtre, mais impossible
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 711
dans la vie réelle. « Comment voulez-vous, auraient-ils dit, que
nous puissions faire admettre au spectateur l'existence d'un pareil
personnage? Le plus mauvais père se récriera, le plus mauvais mari
frémira d'indignation, l'homme le plus pervers s'arrêtera rêveur et
stupéfait devant la conduite de Montjoye, et cherchera, sans par-
venir à les comprendre, les sentimens singuliers qui le font agir. Si
ce personnage n'était qu'un objet de scandale, passe, nous pour-
rions le présenter au public; mais il est encore, il est surtout et
avant tout une énigme. Vrai ou faux, il est certainement l'unique
de son espèce. On se demande en vain par quels liens cet homme
est rattaché au reste de l'humanité, quelle passion l'anime, quelle
pensée le guide; le silence seul vous répond. Le vide moral est aussi
complet que possible. Un tel personnage n'est pas dramatique, car
il est plutôt fait pour inspirer l'étonnement que l'horreur et la
pitié. » C'est cependant ce personnage que M. Feuillet vient de trans-
porter sur la scène avec une rare adresse, et, h l'aide de ce bon-
heur qui le suit dans toutes ses entreprises, il a fait accepter ce ca-
ractère inacceptable, il a fait comprendre cette énigme, il a réussi à
intéresser un public composé d'hommes à un homme qui n'a rien
d'humain.
Le coup d'audace que vient de tenter M. Feuillet, — sa pièce mé-
rite vraiment cette qualification, — est d'autant plus remarquable
que l'audace ne s'y fait sentir nulle part. L'auteur a fait preuve
en cela d'une habileté consommée. Il a étreint son monstre d'une
main ferme, froide et souple, d'une de ces mains qui dissimulent la
vigueur sous l'élégance. La force est partout cachée et ne se révèle
par aucune intempérante jactance, par aucune maladroite explo-
sion de violence. Une énergie tranquille, maîtresse d'elle-même,
presque voisine de la douceur, tant elle est discrète, règne d'un
bout à l'autre de cette pièce, et en fait le véritable intérêt pour les
amis du talent de M. Octave Feuillet. Nous avions depuis longtemps
constaté que le talent de M. Feuillet était aussi ferme qu'il est gra-
cieux, et que son élégance recouvrait une réelle solidité; mais notre
opinion, malgré l'exemple pourtant si frappant de Dalila , avait
rencontré de nombreux contradicteurs. Après Montjoye, comme
après Dalila et après Sibylle, nous affirmons qu'une virilité très
sérieuse est unie chez M. Feuillet à ses dons reconnus de grâce et
de finesse, et nous espérons que cette fois notre opinion trouvera
de plus rares contradicteurs.
Je tiens donc le succès de M. Feuillet pour mérité, et toutefois je
ne puis m' empêcher de poser un point d'interrogation avant de pré-
senter au lecteur le personnage qui donne son nom au drame. Une
seule chose m'étonne dans ce succès, et cette chose est le peu d'é-
tonnement que cause au public le personnage principal du drame.
712 REVUE DES DEUX MONDES.
Je n'ai pas vu qu'aucun spectateur soit revenu indigné ou troublé.
Les critiques l'ont discuté froidement et tranquillement comme le
type le plus naturel du monde, comme un personnage qui a sa place
dans notre existence sociale; aucun n'y a vu un être exceptionnel
et, pour trancher le mot, une bizarrerie morale. Les plus sévères
ont dit : « C'est un mauvais riche, » et s'en sont tenus là. En face
de cette tranquillité universelle, on ne peut se défendre de se po-
ser cette question naïve : Mais ce personnage existe donc , puis-
qu'il n'excite aucune surprise? et s'il existe, où en sommes-nous?
Connnent! voilà un personnage qui se vante de n'avoir rien d'hu-
main et qui le prouve, et personne n'a l'air de trouver cela ex-
traordinaire ! Les spectateurs ont donc rencontré bien souvent des
Montjoye? S'il en est ainsi, nous les plaignons de toute notre
âme, car ils ont dû faire de cruelles expériences. Le sentiment que
soulève généralement ce personnage est celui de la réprobation.
Eh bien! nous avouons franchement que nous aurions mieux aimé
un peu de surprise. Le succès de M. Feuillet n'y aurait rien perdu,
et nous nous sentiiions plus rassuré. Le drame de M. Feuillet se-
rait-il un signe du temps? marquerait -il une date? Nous hési-
tons à le croire, et cependant cette universelle tranquillité des spec-
tateurs ne semble-t-elle pas indiquer que l'auteur a frappé juste et
fort, quoiqu'il ait frappé avec modération et prudence? Sous ses airs
de réserve, cette pièce a une portée morale des plus sérieuses et
des plus propres à faire réfléchir.
Montjoye est un personnage vraiment étrange et qu'il est difficile
de faire comprendre au lecteur avec les seules ressources de l'ana-
lyse. Les philosophes du dernier siècle, qui s'amusaient à mettre
l'homme de la nature en opposition avec l'iiomme social, seraient
fort embarrassés pour savoir dans laquelle de ces catégories ils doi-
vent placer le héros du nouveau drame de M. Feuillet. Montjoye est
par excellence un type antisocial, car il vit absolument sans lois.
Me croyez pas cependant qu'il soit pour cela l'homme de la nature;
il n'a plus aucun des sentimens qu'elle met au cœur de l'homme,
et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'il semble ne les avoir ja-
mais eus. Non-seulement il s'est affranchi de toutes les lois mo-
rales, mais, ce qui est plus diflicile, il s'est débarrassé de toutes les
lois sociales. Dans une des conversations cyniques où il révèle son
caractère, il prend soin de nous expliquer qu'il ne s'est rattaché à
rien afin de pouvoir mieux tout dominer. Son début fut un coup de
maître. Tout jeune, il s'associa avec un de ses amis pour une entre-
prise commerciale à double face, à la fois trompeuse et solide, l'ex-
ploitation d'une fausse mine d'or qui contenait une vraie mine de cui-
vre. 11 fit manquer habilement l'affaire et en racheta sous main les
(iébris, après s'être retiré à temps de l'association. La mine d'or ruina
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 713
son associé, qui, ne pouvant survivre à son désastre, se fit sauter la
cervelle ; la mine de cuivre au contraire enrichit Montjoye et jeta
les fondemens de cette prospérité commerciale que nous voyons
arrivée à son point culminant au moment où s'ouvre le drame. Une
jeune fille l'aiaiait, et comme ses parens la lui refusaient, il l'en-
leva, mais il se garda bien de l'épouser. Depuis trente ans, elle vit
sous son toit, femme légitime aux yeux du monde, mais en réalité
simple concubine. Cet homme fort, comme il se qualifie lui-même,
qui veut que tous dépendent deJui pour ne dépendre de personne,
préfère une concubine à une épouse et des bâtards à des fils légi-
times. Il n'a pas donné d'état civil à ses deux enfans, qui, moins
malheureux que leur mère, ont grandi dans l'ignorance de la fausse
et périlleuse position à laquelle leur père les a condamnés par amour
de l'indépendance. Montjoye veut bien être bon père et même bon
mari, mais il veut que son aiïection soit un bienfait qu'il accorde vo-
lontairement et non une obligation qui lui soit imposée par une loi;
en conséquence il s'est réservé le droit de mettre sa femme et ses
enfans à la porte quand il lui plaira. Montjoye se montre quelque-
fois bienfaisant : il a recueilli un ancien camarade de jeunesse d'une
nature enthousiaste et généreuse, auquel rien n'a réussi dans la
vie, il a fait appeler auprès de lui un jeune avocat sans fortune, le
fils de cet ancien ami qu'il a traîtreusement ruiné; mais quand on
regarde au fond de ces bienfaits, on découvre toujours qu'ils dé-
coulent de mobiles fort différens de la générosité et de la bonté. Ce
camarade de collège, cet enthousiaste Saladin qu'il installe dans ses
terres, lui servira de répondant moral devant les populations dont
il veut briguer les suffrages; la présence de ce jeune George de
Sorel dans sa maison fera taire les bruits qui s'élèvent de temps à
autre sur sa participation criminelle à la raine de son ancien asso-
cié. Gomment trouvez-vous le monstre? n'est-il pas complet? Avec
tout cela, vous auriez tort de le croire méchant. S'il agit ainsi que
nous venons de le dire, ce n'est pas par scélératesse de nature, ni
même par mépris de fhumanité : ces sentimens atroces et violens
seraient encore trop puissans pour son âme froide et vide. Non,
Montjoye est tout simplement un homme parti de principes faux,
qu'il a suivis avec une imperturbable logique pendant trente ans,
et qu'il a du nécessairement tenir de plus en plus pour vrais à me-
sure qu'il vieillissait, puisque l'expérience ne les a jamais démentis
et qu'il est arrivé par eux à la prospérité et à la fortune.
Ges principes ont fait attendre pendant trente ans leurs consé-
quences, mais elles éclatent à la fin, et Montjoye paie en une heure
de temps le prix de toute une vie coupable. Tout croule à la fois
autour de lui, et pour que le châtiment soit plus complet et plus
saisissant, c'est lui-même qui renversera l'édifice de sa fortune par
714 REVUE DES DEUX MONDES.
trop de fidélité à ses détestables principes. Autour de lui, la révolte
éclate de toutes parts, et la saine nature humaine, longtemps humi-
liée, prend sa revanche sur sa morale perverse. George de Sorel al-
lait devenir son gendre; mais le vieux caissier de la maison, que la
contrainte d'un silence trop prolongé opprime connue un remords,
révèle au jeune homme toutes les circonstances de la ruine de son
père. Son dévoué Saladin, qui a travaillé de toute l'ardeur de son
âme à son élection, découvre qu'il a été la dupe d'une fausse géné-
rosité et lui jette ses bienfaits au visage. Sa femme, lasse d'une po-
sition fausse et humiliante qu'il vient encore d'aggraver en intro-
duisant cyniquement une maîtresse sous le toit conjugal, le somme
une dernière fois de la faire cesser. Sur son refus, elle prend le
parti de quitter la maison, et ses enfans, pressés de choisir entre un
père coupable et une mère malheureuse, suivent cette dernière dans
sa retraite. En un instant, Montjoye se trouve abandonné de tous;
mais tant de coups, dont un seul suffirait pour abattre un autre
homme, ne peuvent pas même ébranler son absurde énergie ; il se
redresse et trouve un mot qui fait frémir, et que personne n'a ja-
mais dit avant lui : « Allons, tout cela n'est rien, soyons homme! »
Ainsi ce qu'il appelle être homme, c'est être précisément tout le con-
traire d'un homme. Si un sonnet sans défauts vaut tout un poème,
ce mot, à lui seul, vaut tout un drame, car il résume admirable-
ment le caractère de Montjoye, et il termine de la manière la plus
heureuse le troisième acte, le plus émouvant et le plus dramatique
de tous.
Nous n'aurions que des éloges à donner à ce drame, si M. Feuillet,
cédant, dit-on, aux instances d'un comédien distingué, n'avait pas
compromis la portée morale de son œuvre par un dénoûraent senti-
mental qui nous paraît ici un contre-sens. La pièce devait se termi-
ner au quatrième acte, lorsque Montjoye, après avoir blessé en duel
George de Sorel, est obligé de fuir devant sa fille, afin de ne pas la
tuer par sa présence. Cela choque et fait mal vraiment de le voir
au dernier acte redevenu bon père, bon époux et ouvert à tous les
généreux sentimens. Montjoye ne doit pas pouvoir se convertir aux
bons sentimens de la nature humaine; pour l'honneur de la morale,
il doit rester ce qu'il est. Cependant, si ce dénoûment artificiel est
absolument nécessaire à la représentation, — ce que nous ne croyons
pas, — nous émettons le vœu que M. Feuillet le retranche dans la
pièce imprimée. Le drame finit si bien avec la fuite précipitée de
Montjoye devant la douleur de sa fille! Le bon sens, la morale et le
sentiment poétique sont d'accord pour demander que le spectateur
se retire sous l'impression du châtiment du personnage principal.
Si nous voulions faire usage maintenant du microscope critique,
nous aurions bien quelques petits reproches à faire à M. Feuillet.
LE THEATRE CONTEMPORAIN. 715
Ainsi les antres personnages de la pièce étoufTent pour ainsi dire à
l'ombre de Montjoye, qui absorbe à lui seul toute l'attention du
spectateur. Leurs caractères, très suffisamment indiqués, ne sont pas
cependant dessinés avec autant de netteté que le personnage prin-
cipal. Ils ont bien leur physionomie à eux, mais il faut y regarder à
deux fois avant de la découvrir. En général, il nous a semblé que
M. Feuillet, en écrivant son drame, avait trop songé qu'il écrivait
pour le théâtre. Il s'est dit très justement que le drame consistait
avant tout dans l'action; mais cette préoccupation légitime l'a peut-
être entraîné trop loin. Il s'est ainsi volontairement privé d'une
partie de ses ressources; il a contraint au silence toutes ces facultés
si subtiles, si éloquentes, si pénétrantes, que nous lui connaissons.
Pas une note de rêverie, de poésie et de caprice; le drame marche au
pas redoublé, brûlant avec une vigueur et une décision remarqua-
bles les diverses étapes de l'action sans se ralentir un instant et sans
prêter un regard aux fleurs qu'il était si facile de cueillir tout le long
de la route. Le style ordinairement imagé de M. Feuillet est de-
venu dans cette pièce d'une sobriété qui frise parfois la sécheresse,
et on compterait très aisément les métaphores dont elle est émail-
lée. Celui qui lirait ce nouveau drame sans être averti du nom de
l'auteur aurait certainement quelque difliculté à y reconnaître le
gracieux écrivain des Scènes et proverbes^ le poétique romancier de
la Petite comtesse et de Sibylle. Enfin nous ne pouvons nous em-
pêcher de croire que, si l'auteur eût écrit son drame sans une trop
grande préoccupation des exigences de la scène, il eût donné à cer-
taines situations tout le développement qu'elles comportaient. Nous
n'en indiquerons qu'une seule, la scène du second acte où Henriette,
la femme de Montjoye, au milieu du tumulte de la fête que donne
son mari pour préparer son élection, le presse de compléter cette
journée heureuse pour tous en lui donnant ce nom d'épouse qu'il lui
refuse et qu'elle a mérité pourtant par un si long martyre. C'est une
de ces situations pathétiques où vibrent les cordes les plus morales
du cœur humain, et que le talent de M. Feuillet affectionne parti-
culièrement. Eh bien! la scène est moins émouvante qu'on n'aurait
pu l'attendre. Certes les plaintes d'Henriette sont touchantes, mais
comme elles auraient été plus éloquentes, si M. Feuillet n'eût pas
imposé une contrainte à son talent, et s'il eût écrit libre de toute ob-
session. Dans cette scène cependant, Henriette devait épuiser toutes
les ressources des larmes et de la supplication, car c'est pour la
dernière fois qu'elle fait appel à la pitié et à la justice de son mari,
et lorsqu'elle reparaîtra devant lui, ce ne sera plus pour le supplier,
mais pour lui faire une sommation impérieuse et pressante. Telle
qu'elle est, cette scène ne laisse pas prévoir la prochaine résolution
d'Henriette; on se dit que c'est une scène comme il a dû y en avoir
716 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup dans le ménage Montjoye, et que ce ne sera pas la der-
nière. Or il fallait précisément qu'on sentît que c'était la dernière ;
mais la crainte du public impatient des longueurs assiégeait la pen-
sée de M. Feuillet. 11 a donc coupé court brusquement aux plaintes
d'Henriette et h, la philosophie cynique de Montjoye. Allongée de
trente lignes comme M. Feuillet sait les écrire, cette scène devenait
admirable.
Toutes ces critiques néanmoins disparaissent devant la vigueur
avec laquelle M. Feuillet a dessiné son personnage principal et de-
vant l'habileté avec laquelle il a su le présenter et le faire accepter
du public. C'était une tâche difficile, car, nous le répétons, ce ca-
ractère est sans précédens aucuns, et il est dans son immoralité
d'une telle anomalie, d'une telle excentricité monstrueuse, que si
l'on eût passé en revue les noms des auteurs capables de le mettre
en scène, celui de M. Octave Feuillet est le dernier auquel on ata-ait
songé. Cette entreprise semblait convenir surtout au talent de M. Du-
mas ou de M. Augier, et certes personne ne se serait étonné de les y
voir échouer, tant elle est ardue; c'est M. Feuillet qui s'y lance, et
pour comble de bonheur il y réussit. C'est donc un succès qui peut
compter double pour lui, et qui mérite un double applaudissement.
In medio stat virfus, disait le sage de l'antiquité. Cette maxime
n'est point, paraît-il, du goût de nos auteurs dramatiques et dans
le courant de notre époque. Les personnages qu'ils nous présentent
sont placés a une telle distance du milieu de la nature humaine,
qu'ils nous donnent une sensation étrange d'éloignement. Il semble
qu'il faudrait voyager un temps infmi pour les rejoindre. Certes
Jean Baudry, le héros du nouveau drame de M. Yacquerie, est bien
différent de Montjoye; ils ont cependant cette ressemblance com-
mune, c'est qu'ils sont placés aux extrémités de la nature humaine.
Seulement Montjoye, si odieux qu'il paraisse, est vrai, tandis que
Jean Baudry, malgré les vertus qu'on lui prête, est jjarfaitement
chimérique. Un jour, Jean Baudry surprend un gamin des rues qui
fouillait indiscrètement dans ses poches. Vous ne l'eussiez point ra-
massé; mais Jean Baudry le fit. Tout philanthrope a sa pensée, et
celle qui traversa en ce moment l'esprit du héros de M. Yacquerie
fut passablement étrange : il lui vint l'idée de se dévouer corps et
âme à cet enfant. Les plus subits miracles de la grâce ne sont pas
plus foudroyans que cet accès d'humanité. Acceptons toutefois ce
point de départ : Jean Baudry a fait une action généreuse à laquelle
il faut applaudir, car il n'y aura jamais trop de générosité en ce
monde. Olivier a grandi, et, grâce aux soins de son protecteur, il
est devenu un jeune médecin savant, et, comme d'habitude, plehi
d'avenir. Cependant l'éducation, en dépouillant l'enfant de son
écorce grossière , n'a pas été assez puissante pour transformer son
I.F. THEATRE CONTEMPORAIN.
cœur; sa nature sauvage et malfaisante se réveille pai' luoniens, et
donne k l'excellent Jean Baudry de fréquentes occasions de dépen-
ser un peu de cette faculté de dévouement dont il est trop plein.
Ces petits exercices répétés de sacrifice et de patience sont pour
le bonhomme ce que sont les saignées mensuelles pour les tem-
péramens apoplectiques. Olivier aime éperdument la fille d'un né-
gociant du Havre, dont il n'ose demander la main, et dont le père
est l'ami intime de Jean Baudry. Jusque-là il est dans son droit :
il aime, il est aimé, et s'il pouvait se contenir un peu plus, il n'y
aurait rien à reprendre dans sa conduite; mais une des particula-
rités les plus curieuses de ce drame, c'est que les personnages sem-
blent avoir une peine infinie à mettre leur conduite d'accord avec
le bon sens. A chaque instant, on a envie de leur dire : « Arrêtez-
vous! vous outre-passez votre droit, vous exagérez votre devoir. Des
conditions nouvelles vous créent de nouvelles o])ligations, et votre
conduite, légitime hier, ne l'est plus aujourd'hui. » Olivier, qui
tout cà l'heure n'était que turbulent, s'avise de devenir odieux. Pen-
dant qu'il se désespérait, la ruine a surpris le père de la jeune fille
qu'il aime. C'est Jean Baudry, l'universel bienfaiteur, qui répare
cette ruine, et, pour ne pas humilier son obligé, il lui demande la
main de sa fille. M"' Andrée, le seul personnage sensé de la pièce, le
seul dont la conduite soit d'accord avec les vrais principes moraux,
marche sans hésiter au-devant de son devoir et accepte la proposi-
tion de l'honnête Jean Baudry. Elle fait taire son cœur et se dé-
voue à l'homme qui a sauvé l'honneur de son père. Il semble qu'O-
livier n'aurait qu'à faire ce que fait M"'' Andrée, c'est-à-dire se taire
et se résigner: mais non : il s'emporte et se révolte sans songer un
seul instant que lui, qui hier avait tous les droits que donne la na-
ture, n'en a plus aucun du moment où M"'" Andrée lui a fait part de
sa décision nouvelle, des motifs de cette décision et du nom de celui
qu'elle épouse. Alors suit une série de scènes péniblement odieuses
entre Olivier et son protecteur, où les deux personnages engagent
une lutte de sentimens bizarres qui finit, comme toujours, par la
défaite de ce brave Jean Baudry. Ce martyr du dévouement uto-
])ique et du devoir chimérique renonce à la main de M"'' Andrée
et part avec Olivier en annonçant qu'il le ramènera. Voilà tout le
drame. Je me demande ce que M. A. Vacquerie a voulu prouver? S'il
a voulu proposer Jean Baudry à l'imitation des spectateurs, je crains
fort qu'il n'ait manqué son but : la gloire de son héros ne convertira
et ne tentera personne; mais si par hasard il a voulu démontrer
cette proposition de morale pessimiste à la Candide, que nous de-
vons toujours nous attendre à expier nos vertus, et que le bien que
nous faisons entraîne inévitablement son châtiment, il a réussi.
11 est très facile de reconnaître à quelle influence Jean Baudry
718 REVUE DES DEUX MONDES.
doit sa fièvre de dévouement. Il est évident qu'il a lu les Misérables
de M. Victor Hugo, et que le caractère de l'évêque Myriel lui a in-
spiré un enthousiasme aussi contagieux que celui que YAmadis in-
spira jadis à don Quichotte. Seulement, comme il arrive toujours,
l'imitateur a exagéré son modèle et l'a faussé en l'exagérant. On
comprend les mobiles qui font agir le saint évêque : c'est la foi, la
charité, le zèle chrétien ; mais on ne distingue pas aussi clairement
les mobiles qui poussent Jean Baudry au sacrifice et à l'immolation
de lui-même. M. Vacquerie croit-il par hasard que la nature humaine
réduite à ses seules ressources soit capable de tels prodiges de dé-
vouement? En vertu de quels principes, de quelle morale, de quelle
foi irrésistible et profonde le héros de M. Vacquerie fait-il aussi
bon marché de lui-même? Quel grand intérêt foblige? quelle haute
nécessité le conimande? De deux choses l'une : ou bien il se dévoue
par caprice, par fantaisie d'imagination, ou bien il se dévoue par
instinct machinal et instinctif, par passivité de nature. Ce sont là
deux tristes mobiles d'action, et, quel que s-oit celui qu'on choisisse
pour expliquer la conduite de Jean Baudry, il est peu fait pour re-
lever son caractère et le rendre intéressant. Ou Jean Baudry est un
excentrique, ou c'est tout simplement ce qu'on appelle dans le
monde une bonne pâte d'homme, destiné à jouer le rôle de dupe.
Quant à être un grand et noble caractère, comme a l'air de le croire
M. Vacquerie, jamais. Les hommes d'une noble nature ne font pas
aussi bon marché d'eux-mêmes, et savent mieux défendre leurs
droits. Cette espèce de vulgarisation du sacrifice que M. Vacquerie
nous présente dans la personne de Jean Baudry serait mortelle à la
morale, si par hasard elle était possible. Qu'est-ce, je le demande,
qu'une bonté qui n'est pas armée de fermeté et qui est à la merci
de tous les hasards de fégoïsme humain et de tous les caprices des
natures grosières ou cupides? Un homme d'un noble caractère au-
rait très bien pu, comme Jean Baudry, ramasser le jeune Olivier;
mais certainement, cela une fois fait, il l'aurait élevé de telle sorte
que sa dernière incartade n'eût jamais été possible. Ce Jean Baudry
si humain, si prompt au sacrifice, devrait mieux comprendre les
devoirs qu'il s'impose. Il est très évident qu'il a mal élevé Olivier,
car ce caractère ne peut se comprendre que par une mauvaise édu-
cation ou par une dépravation innée et indestructible. M. Vacquerie
aime mieux croire à la force du sang, à la fatalité des instincts ; il
semble admettre que la nature est incorrigible. Si M. Vacquerie
n'était qu'un romantique, cette opinion serait parfaitement d'accord
avec les principes de son école ; mais il est aussi un démocrate, et
alors comment concilie-t-il cette croyance à la force du sang avec
les principes de la démocratie? Pour moi, j'aime mieux croire à
une mauvaise éducation, et le ton des conversations de Jean Baudry
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 71-0
avec Olivier suffit pour justifier mon opinion. On ne parle pas un
langage plus l'aible, plus timide, plus mou, qui autorise davantage
l'indiscipline'^ la révolte et l'insolence. Un héros du stoïcisme, ce
Jean Baudry! Eh! non, mille fois non, ce n'est qu'une ganache qui
a bon cœur, ou plutôt c'est tout simplement ce personnage de con-
vention de la littérature du dernier siècle, l'homme bienveillant et
sensible rajeuni selon les formules d'une certaine école et accom-
modé au goût du jour.
Les Indijfcrens, de M. Adolphe Belot, l'un des auteurs du Tes-
tament de César Girodot, valent, à mon avis, beaucoup mieux qu'on
ne l'a dit. La pièce est longue, traînante, nonchalante et froide comme
les personnages mêmes dont elle porte le nom et qu'elle veut pein-
dre; mais elle ne manque ni d'esprit, ni de vérité, ni de finesse.
C'est encore une singulière maison que celle où M. Belot nous in-
troduit : il y règne une température glaciale que les feux de l'en-
thousiasme le plus brûlant ne parviendraient pas à dissiper. Dès
qu'on y entre, on commence à frissonner, au bout de quelques heures
on y gèle, et si on ne prend pas le parti de s'en aller, on court risque
de partager le sort des habitans de cette Sibérie de nouvelle espèce.
Tous les membres de cette famille vivent comme étrangers les uns
aux autres, indifférens à leurs actions réciproques; on dirait les hôtes
d'un hôtel garni parisien ou d'un hoarding hoiise anglais. Us se
rencontrent aux heures des repas, échangent quelques paroles in-
signifiantes et banales; puis, le repas fini, chacun va de son côté. Il
est convenu que les actions du mari ne regardent pas la femme,
que les actions du fils ne regardent pas le père. Indifférens les uns
aux autres, ces singuliers personnages le sont bien plus encore au
reste du monde ; ils ne se soucient de quoi que ce soit, et vivent
dans le néant moral le plus complet. Cela m'est bien égal, cette pa-
role qui revient sans cesse sur leurs lèvres et qui commence et finit
invariablement tous leurs discours, est la formule parfaite de leur
existence. Rien n'est contagieux comme l'indifférence, et rien ne
s'apprend plus vite, parce que rien ne lasse plus vite. Que faire en
face d'un indifférent quand on est condamné à vivre avec lui? Se
taire et l'imiter. On se fatigue de dépenser inutilement son enthou-
siasme, son intelligence, sa sensibilité. On renferme donc en soi
tous ces trésors qui n'ont pas leur emploi, et comme les journées
se passent sans qu'on ait l'occasion d'en faire usage, on les oublie,
et au bout de quelque temps on ne saurait dire s'ils ont existé.
C'est là l'histoire de la famille Simonet. Il a suffi d'un seul person-
nage, M. Simonet père, pour communiquer l'indifférence à toute sa
maison. Selon lui, pour vivre heureux, il ne faut rien prendre au
sérieux dans la vie, il faut traiter toutes choses comme de simples
blagues, selon le mot de son fils Aristide, qui a merveilleusement
720 RKVUE DES DEUX MONDES.
profité des leçons de ce sage père. Cette belle morale a porté ses
fruits, et il ne se passe guère de jour où M. Simonet ne s'applau-
disse de l'avoir fait adopter par tous ceux qui l'entousjent. Gomme
Montjoye, il attend pendant trente ans les conséquences de ses prin-
cipes; elles arrivent à la fin. Un jour vient où il a besoin des secours
et de l'affection de sa famille : il s'adresse à sa femme, et celle-ci
l'envoie promener; il se tourne vers ses enfans, et ceux-ci le regar-
dent avec étonnement sans le comprendre. Qu'est-ce qu'il leur de-
mande en effet? L'indifférence n'est-elle donc plus la première et la
plus utile des vertus? La donnée de cette comédie est des plus
vraies et des plus morales. M. Belot a très judicieusement posé le
doigt sur le vice véritable de notre société contemporaine, l'indiffé-
rence. Sa comédie est prise dans la réalité la plus exacte, mais elle
a le tort de n'être pas dramatique. Des indifférons ne prêtent pas
au drame, parce qu'ils ne se prêtent pas eux-mêmes à la lutte, à
l'action et à la passion. Tant qu'il ne s'agit que de poser et d'expli-
quer les caractères, la comédie marche à merveille; mais dès que
la catastrophe menace, elle s'arrête court. La nonchalance des per-
sonnages fait obstacle à l'action; c'est à peine s'ils ont la force de
se lever sous l'aiguillon qui les pique ; ils se réveillent en se frot-
tant les yeux et demandent ce qu'il y a. Leurs habitudes invétérées
d'indifférence leur font prendre trop froidement le coup qui les
frappe, les protègent trop contre la douleur et la passion. Contraire-
ment à la coutume des personnages de drame, qui ont un penchant
invincible à exagérer leurs sentimens, les personnages de cette co-
médie restent en-deçcà des sentimens qu'ils devraient éprouver;
quand ils sont émus, ils le sont moins que leur situation ne le com-
porte. La comédie de M. Belot a donc d'excellentes qualités; mais,
par la faute même du vice qu'elle veut peindre , elle a un peu le
défaut de la jument de Roland, elle ne marche pas.
Le théâtre contemporain appartient tout entier h, la prose; la co-
médie en vers semble en être bannie, et ceux-là mêmes qui naguère
se faisaient honneur de lui rester fidèles, comme M. Emile Augier,
l'ont abandonnée. Les poètes ne font plus h la scène que de rares
apparitions : ils sont la terreur des théâtres, et du plus loin qu'on
en voit venir un, on lui ferme la porte au nez, pour peu qu'on soit
averti à temps. Plus heureux que la plupart de ses frères en Apol-
lon, M. Edouard Pailleron est parvenu h se faire accepter dans ces
lieux inhospitaliers. 11 est vrai qu'il a pris le meilleur moyen pour
se faire accepter : pas de grandes machines présomptueuses, do
petites comédies en un acte ou deux, bien gentilles, bien accortes,
et très suffisamment éveillées, dont on peut écouter sans fatigue
pendant une heure l'aimable babil. M. Pailleron a de la facilité plu-
tôt que de la verve, et de l'esprit plutôt que du trait. Il coupe un
LE THEATRE CONTEMPORAIN. 721
dialogue en aussi menus morceaux qu'il le peut, et les tirades lui
sont à peu près inconnues; mais s'il n'y prend garde, cette précau-
tion, assez sage en apparence, lui jouera un mauvais tour, et pour
avoir voulu trop chercher la rapidité et fuir la monotonie, il écrira
des vaudevilles en vers au lieu d'écrire des comédies. Ce défaut est
déjà sensible dans sa nouvelle pièce, le Dernier quartier. C'est
encore d'une sorte d'indifférent qu'il s'agit ici. Quoiqu'elle soit
écrite en vers, cette petite comédie ne nous éloigne donc pas des
mœurs et des caractères que nous venons de passer en revue. Ray-
mond est un jeune mari qui a certainement été camarade d'ado-
lescence d'Aristide Simonet. Au bout de six mois de mariage, son
affection est à bout de force ; cependant il finit par reprendre cou-
rage et promet d'aimer sa femme autant qu'il pourra. Nous n'avons
pas à raconter les menus incidens qui l'amènent à cette louable ré-
solution; qu'il nous suffise de dire que la petite comédie dont il est
le héros marche sans embarras, d'une allure dégagée, et qu'elle
parle un langage facile et quelquefois heureux.
Ainsi partout, même dans la comédie en vers, le théâtre nous
ramène à la réalité contemporaine. Je ne vois guère qu'un seul re-
belle à cette domination acceptée de tous. Voici une fantaisie de
M. de Banville, Diane au hois^ où l'auteur s'est abandonné tout à
son aise à son amour pour les images et les métaphores. M. de Ban-
ville, qui a un goût très vif, on ne peut le contester, pour toutes les
jolies choses poétiques, a-t-il lu par hasard l'/lmm^rt du Tasse? Nous
croirions volontiers qu'il a pris la donnée première de sa comédie hé-
roïque (c'est le titre qu'il a donné à sa pièce) dans le prologue de la
pastorale italienne, où l'on voit l'Amour en habit de berger vivant
parmi les simples gens des campagnes, et venant annoncer qu'il se
dispose à châtier le cœur de la plus cruelle des nymphes qui suivent
le cortège de la chaste Diane. Nous nous bornons à indiquer cette res-
seml)lance, peut-être trompeuse. L'emprunt d'ailleurs, si emprunt
il y a, est de ceux qui sont parfaitement autorisés. Si je fais cette
observation, c'est que sa pièce, tout antique qu'elle s'intitule, sem-
ble s'être promenée dans beaucoup de lieux qui sont très modernes,
et qu'il n'y aurait par conséquent rien d'étonnant à ce qu'elle eût
fait une excursion dans la pastorale italienne. Le dilettantisme poé-
tique de M. de Banville est en effet très souple et très étendu, car
il va de Théocrite et de Virgile à Ronsard et à Shakspeare. Sa
pastorale de Diane au bois est sous ce rapport une œuvre de mar-
queterie poétique des plus curieuses. Ses dieux et ses nymphes tan-
tôt se contentent de traduire correctement et sobrement le langage
des bergers de Théocrite, tantôt s'abandonnent à la furie métapho-
rique comme les personnages de Shakspeare, tantôt parlent gra-
TOME XLVIII. 4C
722 REVUE DES DEUX MONDES.
vement et doctoralement le langage des poètes versés dans les mys-
tères de la théologie païenne. Même curieuse marqueterie dans les
caractères de ses personnages : ses dieux sont tantôt les dieux rus-
tiques et simples des bois et des clairières antiques, tantôt les dieux
de nos anciennes allégories dramatiques ou pittoresques, tantôt en-
fin les dieux métaphysiques de la critique moderne. M. de Banville
cherche à fuir la réalité contemporaine; mais cette réalité se venge
de lui, et il est à son insu beaucoup plus moderne qu'il ne le croit.
On distingue facilement dans cette fantaisie antique des traces d'in-
fluence qui datent de 1862 ou 1863. Je lui signale, entre autres
passages, une certaine conversation de Diane avec ses nymphes
touchant le caractère et les mœurs des habitans de l'Olympe. Le
souvenir à' Orphée aux Enfers a bien certainement passé par là.
Vous voyez qu'on n'échappe jamais à son temps, et qu'il vous rat-
trape au moment où on croit en être le plus loin. La pastorale de
M. de Banville est d'ailleurs écrite en vers amples, harmonieux, so-
nores, qui se lisent avec plaisir.
Voilà le bilan le plus récent de notre littérature dramatique : il
n'est ni plus ni moins remarquable que celui des années précé-
dentes; mais l'impression dernière qui nous reste de ces productions
n'est pas des plus gaies. Les trois pièces principales que nous avons
examinées, quoique bien différentes, se ressemblent en ce qu'elles
révèlent toutes trois un vide moral et une incertitude de principes
qui sont vraiment faits pour affliger. On dirait qu'il y a quelque
ressort brisé dans l'âme contemporaine, et que le cœur de la so-
ciété ne bat plus aussi fortement qu'autrefois. La tristesse et la las-
situde sont au fond de toutes ces productions dramatiques qui,
contrairement à l'antique adage, castigat ridendo mores, sem-
blent ne pouvoir nous instruire qu'en pleurant ou en bâillant. La
gaîté semble disparue du théâtre et des mœurs ; aucun de ces per-
sonnages n'a le plus petit mot pour rire et aucun ne prête à rire,
même parmi ceux qui ont la prétention d'appartenir à la comédie.
Les caractères sérieux donnent le frisson, les caractères frivoles in-
spirent la mélancolie. Nous semblons vraiment descendre depuis
plusieurs années les cercles d'une géhenne littéraire qui n'ont rien à
envier aux cercles de l'enfer de Dante. Nous avons traversé succes-
sivement les mares infectes, les bois des harpies, les cercles de feu;
nous voici arrivés maintenant dans les régions de glace, les der-
nières de toutes, celles au bout desquelles il n'y a plus rien. Puisse
au moins cette étape être la dernière pour nous comme elle fut la der-
nière pour le poète florentin! Puissions-nous, comme lui, au sortir
de la région où sont châtiés les cœurs de glace, nous retrouver en
face de la saine humanité, des cœurs vivans, du ciel et de la nature!
Emile Montégut.
UN TABLEAU
FRANÇOIS CLOUET
L'apparition d'une œuvre d'art, tout à la fois d'origine incertaine
et de mérite incontestable, œuvre de maître évidemment, mais sans
preuves ni tradition, restée comme enfouie pendant longues années
et sortant tout à coup du silence et de l'oubli, pour exercer et pour
mettre à l'épreuve la clairvoyance des connaisseurs, c'est là un
genre d'énigme et de plaisir qu'on peut de loin en loin se promettre
à Paris. Ne vous souvient-il pas d'un délicieux tableau qu'un An-
glais, M. Moris Moore, soumit ainsi, voilà quelques années, au con-
trôle du public parisien, tableau qu'il attribuait, non sans bonnes
raisons et malgré quelques taches qui permettaient le doute, au
pinceau de Raphaël lui-même ? Cet Apollon et Marsyas fit éclore
plus d'une controverse, et devint, ici même, l'objet d'une savante
et juste appréciation (1). Eh bien! tout récemment nous avons eu
même fortune, et nous avons passé quelques charmantes heures
devant une peinture non moins inattendue, non moins extraordi-
naire par ses beauiés mêlées aussi de quelque imperfection. A ne
considérer que la paternité présumée, cette œuvre-ci est moins am-
bitieuse, puisqu'il n'est pas question de revendiquer pour elle le
plus grand nom de l'art moderne, et qu'on en fait tout simplement
honneur à un maître français du xvi^ siècle; mais pour l'histoire de
(1) Voyez la Revue du 15 juillet 1858.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
l'art, surtout pour l'histoire de notre art national, la découverte, à
notre avis, est plus rare et plus précieuse encore.
Cette fois, c'est un Lithuanien qui est le possesseur du trésor.
M. de Lachnicki a formé dans sa terre de Lachnow, près de la ville
de Grodno, une galerie d'un grand prix, nous dit-on : c'est une des
richesses de ce petit musée que le tableau dont nous parlons. On
peut le voir maintenant à Paris. Il est moins portatif que Y Apollon
et Marsyas-y on ne le promène pas avec soi sous deux volets d'acajou
comme un nécessaire de voyage : c'est un panneau de grande dimen-
sion, près de deux mètres de longueur sur plus d'un mètre de haut.
Les personnages sont nombreux : on y compte huit femmes, la plu-
part encore jeunes, un enfant nouveau-né et deux jeunes garçons.
Les têtes, un peu plus fortes que demi-nature , sont étudiées avec
un soin extrême : elles ont le charme, l'importance et le caractère
de portraits.
Si nous consultons les costumes et les détails de toilette, surtout
certains bijoux et les chilTres dont ils sont parsemés, la scène doit
se passer en France, à la cour et sous le règne de Henri II. Quant
au sujet, c'est autre chose, il est beaucoup moins clair, et le mot de
l'énigme est encore à trouver. Vous croyez au premier aspect qu'il
s'agit d'une scène biblique, que cette grande dame couverte de bi-
joux, pompeusement assise sous ces ombrages, entourée de tant
d'honneurs, doit être pour le moins la fille de Pharaon, et que l'en-
fant qu'on lui présente est iMoïse tiré des eaux. Évidemment c'est
là le sujet apparent, le programme avoué; mais est-ce bien le sujet
véritable? La fiction n'est-elle pas transparente? Ne voit-on pas que,
sous le voile de l'antique légende, c'est une histoire contemporaine
que le peintre entend nous donner, et que la Seine ou la Loire
coule, au lieu du Nil, au fond de son tableau?
Et d'abord cette blonde figure vers qui rayonnent tous les re-
gards, cette soi-disant fille de Pharaon, ne nous est-elle pas con-
nue? Ne sont-ce pas des traits que le ciseau de Jean Goujon a im-
mortalisés? Cette expression tout à la fois altière et caressante, ce
front impérieux et ces grands yeux baissés, cette ligne du nez si
prolongée et pourtant si gracieuse, ce visage d'un ovale si parfait,
cette abondante chevelure si bien plantée et relevée si hardiment,
est-ce là une beauté banale, une de ces figures qu'invente en se
jouant l'imagination d'un peintre? n'est-ce pas au contraire un type
à part, tellement particulier qu'il doit se rapporter à une seule per-
sonne, et cette personne, sans conteste possible, n'est-elle pas Diane
de Poitiers? De tous les portraits authentiques de la duchesse de Va-
lentinois, nous ne craignons pas de le dire, celui-ci doit être le plus
vrai, le mieux compris, le plus étudié sur nature, et à défaut de
UN TABLEAU DE FRANÇOIS CLOUET. 725
cette ressemblance, qui frappera quiconque est initié le moins du
monde à l'iconographie de notre xvi'' siècle, il suffîrait, pour établir
l'identité de la personne, de l'étrange costume que le peintre lui a
donné. Ce costume est celui que nos premiers parens portaient au
paradis terrestre, le même dont est vêtue la Diane de Poitiers que
vous voyez au Louvre sculptée par Jean Goujon. Il est vrai qu'une
fourrure de martre doublée de velours bleu se trouve là fort à point
et laisse le buste seul entièrement à découvert; mais c'est déjà quel-
que chose de passablement rare qu'une femme ainsi déshabillée au
milieu d'autres femmes qui toutes ont des robes et mieux encore,
des fichus et des guimpes. A ce seul trait ne reconnaît-on pas la
sultane dans son harem? Personne autre à la cour, même en ce
temps de mœurs plus que faciles, n'eût osé se faire sculpter ou
peindre dans ce simple appareil : c'était un sans-façon dont la belle
duchesse se réservait le privilège. Aussi voyez comme elle en use
sans le moindre embarras! Vos regards ne la troublent point; elle
ne se croit pas seule, comme Susanne au bain ou Bethsabée à sa
toilette : c'est sciemment qu'elle étale toutes ses perfections; elle
se pose en déesse descendue de l'Olympe, et daignant donner aux
mortels le spectacle de sa beauté.
Ainsi pas le moindre doute sur le principal personnage : c'est
bien Diane de Poitiers; mais que fait-elle dans cette compagnie?
quelles sont ces femmes qui l'entourent? et surtout que veut dire
cet enfant? Ni la manière dont on le lui présente , ni celle dont elle
le reçoit ne s'expliquent, s'il s'agit de Moïse. Il y a d'un côté bien
trop de déférence et trop de majesté de l'autre. On dirait une cé-
rémonie bien plus qu'une œuvre de charité, et cet enfant doit être
un petit personnage plutôt qu'un pauvre abandonné. Ne serait-ce
pas un fils de France, le duc d'Alençon par exemple, le dernier né
de Henri II ? Nous hasardons cette conjecture tout en la trouvant plus
qu'étrange, puisqu'elle force à supposer que la maîtresse en titre se
serait fait notifier officiellement, pour ainsi dire, la naissance de
l'enfant royal. Mais pourquoi pas? Était-il un caprice qu'elle ne pût
satisfaire? Son pouvoir avait-il des bornes? Et à supposer que la
fantaisie l'ait prise de se faire rendre cet hommage, faudrait -il s'é-
tonner qu'elle eût chargé un peintre habile d'en perpétuer le sou-
venir ?
Ce qui nous suggère cette idée, c'est la présence au milieu de ces
femmes des deux jeunes garçons dont nous avons déjà paiié. Le
plus âgé paraît avoir dix ou douze ans, l'autre environ quatre ou
cinq. C'était à peu près l'âge du dauphin, depuis François II, et
de son jeune frère Charles [X, lorsque le duc d'Alençon vint au
monde. Le caractère des deux visages, l'aspect un peu maladif de
726 REVUE DES DEUX MONDES.
Taîné, et chez le plus jeune un certain air violent et tapageur, un
air de Néron enfant, permettent de supposer que ce sont bien ces
deux princes, et qu'ils sont là, eux aussi, pour faire acte d'obé-
dience.
On peut même aller encore plus loin et se demander si dans le
fond du tableau, à droite , cette femme debout, la seule qui n'ait
pas l'air de faire sa cour à la grande dame en manteau bleu, et qui,
par son expression pensive et presque distraite, reste comme étran-
gère aux hommages qui lui sont rendus, ne serait pas la reine, la
mère du nouveau-né, Catherine elle-même. Nous ne voulons rien
affirmer, parce que les portraits de la reine-mère, avant son veu-
vage, sont trop rares et d'une authenticité trop douteuse pour qu'on
puisse en tirer des termes de comparaison. Cette robe de couleur,
cette coiffure encore jeune, déroutent nos souvenirs; le costume est
d'ailleurs bien simple pour une reine, et comment retrouver sous
ces traits agréables, mais sans accent, sans énergie, la Catherine
que nous connaissons tous? Certains visages, il est vrai, se trans-
forment en vieillissant, et celui-ci, à le bien regarder, pourrait être
du nombre. On sent qu'un jour ou l'autre, par d'insensibles altéra-
tions, il se rapprochera du modèle auquel en ce moment il ressem-
ble si peu. Rien ne défend donc de croire, matériellement parlant,
que cette femme soit Catherine; mais Catherine en un tel lieu ! est-
ce possible? est-ce croyable? La légitime épouse venant faire chez
la concubine ses relevailles en quelque sorte et acceptant pour son
fds cet insolent patronage, c'est un degré de mortification qui pa-
raît trop invraisemblable. Et pourtant la vie entière de Catherine,
tant que vécut son époux, n'est-elle pas remplie d'avanies de ce
genre? Et ne savons-nous pas qu'elle les dévorait en silence, étouf-
fant sa colère sous un masque de résignation ?
Après tout, qu'on fasse bon marché de notre conjecture, nous ne
demandons pas mieux; qu'on en propose une meilleure, nous sommes
prêt à l'adopter. L'explication du sujet n'est ici qu'un point très se-
condaire. Cette exphcation, quelle qu'elle soit, n'infirmera jamais
ce fait incontestable que Diane de Poitiers est l'héroïne du tableau,
et que parmi ces femmes il en est deux qui portent des bracelets
où sont gravés des H et des doubles C adossés, chiffre officiel qui
équivaut à une date et ne laisse de choix qu'entre les douze années
du règne de Henri II. Ceci posé, deux questions seulement valent
qu'on s'en occupe; ces deux questions sont celles-ci : quelle est la
valeur de l'œuvre? quel peut en être l'auteur?
La première est bientôt résolue. Il suffit d'un regard pour recon-
naître la main d'un maître et d'un maître éminent. Touche fine et
serrée , modelé délicat , pinceau souple et précis , couleur harmo-
UN TABLEAU DE FRANÇOIS CLOUET. 727
iiieuse et savante, telles sont les qualités qui, dans cette pein-
ture, vous frappent dès l'abord. Si en quelques parties elle semble
inachevée et presque à l'état d'ébauche , dans tout le reste elle
touche à la perfection, et, pour tout dire, elle est de premier ordre.
Ce sont principalement les têtes où se révèle le grand talent du
peintre, ce qui permet de supposer que d'ordinaire et par prédi-
lection il était peintre de portraits. Ces têtes sont vivantes, étudiées
dans les plus fins détails, et néanmoins sans l'ombre de sécheresse.
Celle de Diane nous paraît un chef-d'œuvre. Rien de plus suave et
de plus transparent que cette blonde carnation, rien de plus gra-
cieux que ces cheveux, ces bijoux, ces élégantes nattes qu'une gaze
légère rattache en se jouant. L'arrangement de cette coiffure ne
saurait être plus exquis, et le rendu en est incomparable.
A la gauche de Diane, et presque sur le même plan, cette femme
qui se retourne et la regarde fait avec elle le plus parfait contraste.
Elle est chastement vêtue; sa mante verte lui vient presque au men-
ton; rien de voluptueux dans sa pose, point de paupières baissées, un
regard vif et limpide, des traits fins et intelligens, figure toute fran-
çaise dont on voudrait savoir le nom, et d'une expression pénétrante
qui se grave dans le souvenir. Un peu plus bas, cette personne déjà
plus mûre, qui présente l'enfant et fait un peu l'office de nourrice, a
moins de charme, moins de grâce, mais quelle physionomie! quel
type individuel ! et comme ces traits un peu bizarres et anguleux
sont franchement accusés et exprimés avec bonheur! Quant à l'autre
figure qui occupe le premier plan, à la droite de Diane, le dos tourné
au spectateur, elle, est d'un caractère tout à fait dilTérent et tran-
che sur tout l'entourage; elle vise à l'ampleur, au style, à l'effet:
beauté presque virile, un peu déclamatoire, dans le goût des écoles
d'Italie, le goût alors dominant. Viennent enfin à l'autre extrémité
du tableau, à la droite du spectateur, deux jeunes femmes plus
calmes, plus modestes, moins dramatiques, plus rêveuses, l'une
blonde, l'autre brune, et agréables à qui mieux mieux. Mais de
toutes ces figures, celle qui nous plaît et nous séduit le plus, celle
qui donne à la composition le cachet le plus original, c'est une
jeune fille de dix-huit ans à peine, debout, dominant tout le groupe
de ces femmes assises, et regardant ce qui se passe avec des yeux
pleins de malice et un mouvement de lèvres légèrement moqueur.
La souplesse, l'esprit, le charme de cette jeune fille, aucun mot
n'en peut donner idée. Si elle n'avait pas trois ou quatre ans de
trop, ce serait Marie Stuart en personne. Qui peut-elle être? Nous
l'ignorons; mais dans cette figure et même dans son costume il y
a des finesses de ton, des grâces de couleur qui font déjcà pressentir
les plus charmans caprices de nos maîtres du dernier siècle. Wat-
728 REVUE DES DEUX MONDES.
teau ne fera rien de plus hardi, de plus piquant, Greuze rien de
plus suave, et cependant cette peinture reste nette et solide, d'une
pâte aussi ferme, aussi dense que si elle sortait des mains d'un
Holbein ou d'un Léonard. N'oublions pas enfin, au milieu de ces
femmes, nos deux jeunes garçons, nos deux princes, l'aîné surtout,
si bien drapé dans son manteau de couleur fauve : costume et car-
nation, tout dans cette figure soutiendrait la comparaison avec les
portraits florentins les plus fins et les plus sévères que le xv* siècle
ait produits.
On le voit donc, l'œuvre est considérable : elle a des taches, des
lacunes, tout à l'heure nous les indiquerons; mais pour aborder la
question qui nous reste à résoudre, pour découvrir le nom du pein-
tre, ce sont les beautés surtout qu'il faut avoir devant les yeux.
Quel homme en France, vers le milieu du xvr siècle, était capable
de peindre un tel tableau avec ce soin, cette conscience, cette habi-
leté magistrale? Voilà ce qu'il s'agit de chercher.
Etait-ce un Italien? Nous mettons au défi tous les artistes d'outre-
monts, et la colonie de Fontainebleau tout entière, d'avoir en ce
temps-là rien produit de semblable. Aucun d'eux n'aurait pris la
peine de travailler ainsi. Ils faisaient fi de la touche serrée; en
Italie, c'était un art perdu. Ces imitations scrupuleuses d'objets ina-
nimés, ces fines ciselures, ces bijoux chatoyans, rendus avec plus
d'art et de patience qu'il n'en faut à l'orfèvre pour faire les bijoux
eux-mêmes, ces soins minutieux que Léonard et parfois Raphaël
daignaient encore s'imposer, ce n'était ni Primatice, ni ses subor-
donnés, ni aucun de ses compatriotes, sans distinction d'école, qui
s'y seraient assujettis. Ils auraient cru tomber dans les misères go-
thiques, déshonorer leur pinceau. Peu soucieux de la nature, cher-
chant l'effet, le style, le mouvement, la vie, la vie factice, jamais la
vie réelle, ils ne peignaient que de pratique. Ainsi, dans aucune
hypothèse, aucun moyen d'admettre que l'auteur du tableau fût un
Italien.
Etait-ce donc un Flamand, un Flamand italianisé, c'est-à-dire con-
servant ses aptitudes nationales, réglées, modifiées, adoucies par
un séjour en Italie, un Flamand comme Otto Venius par exemple?
Nous devons dire qu'au premier coup d'œil l'idée nous en était ve-
nue. L'intelfigent visage de la femme à la mantille verte, voisine
de Diane, nous avait, malgré nous, fait penser à Otto Venius, ou
plutôt au tableau de ce maître qui décore, dans l'église de Saint-
Bavon, à Gand, une des chapelles autour du chœur. Aux premiers
plans de cette toile, nous nous souvenions d'avoir vu cette même
figure, ou peu s'en faut, vêtue de vert pareillement; mais ce n'était
là qu'une coïncidence sans valeur, une illusion aussitôt dissipée par
UN TABLEAU DE FRAi\(^,OIS CLOUET. 729
l'examen, soit des autres figures, soit du tableau tout entier. D'abord
Otto Venius était à peine au monde que déjà Diane en était sortie,
l'une étant morte en 1566 et l'autre né seulement dix ans plus tôt.
On peut donc affirmer que le maître de Rubens n'a jamais ])ris la
moindre part à l'œuvre dont nous parlons ici. Et quant à trouver
en Flandre, vers le milieu du siècle, un précurseur d Otto Venius,
un peintre, tout ensemble archaïque et novateur, conservant, lui
aussi, quelques traditions de l'école des Van Eyck et les associant à
un certain rellet du xv^ siècle italien, c'est tout simplement chimé-
rique : ce Flamand-là n'existe pas.
Or, du moment qu'on ne peut découvrir, pas plus en Flandre
qu'en Italie, le phénix dont nous avons besoin, il faut qu'on nous
permette de le chercher en France. Nul autre pays d'Europe n'a
rien à prétendre ici. Les peintres allemands étaient alors chez nous
comme non avenus. Aucun d'eux n'avait mis le pied sur notre sol.
Holbein, allant en Angleterre, s'était acheminé par la route des
Pays-Bas. Et quant aux Hollandais, ce n'était ni le vieux Porbus,
qui jamais ne quitta ses polders^ ni Antonis de Moor (Antonio
Moro), déjà en Portugal, et bientôt à Madrid commensal de Phi-
lippe II, qui pouvait s'être mis, soità Ghambord, soit à Paris, aux or-
dres de notre duchesse. Il faut donc de toute nécessité que son choix
fût tombé sur un peintre français, le tableau nous le dit lui-même
encore plus haut que ces raisons négatives. A la façon gracieuse et
tempérée dont est composée cette scène, à l'expression finement
ironique, lucide et sans passions, de presque tous ces visages, ne
sent-on pas sous la palette un certain fonds d'esprit français? Ainsi
point de question, c'est à nous que le peintre appartient; mais où
le découvrir? Chercherons-nous de province en province, de maî-
trise en maîtrise? Ce pourrait être long. Plus d'un nom, en appa-
rence obscur, nous serait ainsi révélé, et pourrait avoir quelque
droit. Le talent et la renommée étaient en ce temps-là sur notre sol
plus également répartis qu'aujourd'hui. On dessinait, on sculptait,
on peignait avec esprit et conscience, au midi comme au nord et
dans les moindres villes. Toutefois les astres de province pâlissaient,
à vrai dire, devant ceux de la cour. C'est donc auprès du trône,
dans la domesticité royale, que nous avons la meilleure chance de
rencontrer notre inconnu. Ouvrons la liste officielle des peintres du
roi très chrétien, et afin d'abréger, car cette liste est longue, al-
lons droit à celui dont la suprématie est attestée moins encore par
son titre de premier peintre, de peintre en titre d'office, que par
l'admiration unanime de ses contemporains, par la prose et les
vers de tous les beaux esprits du temps, à commencer par Pion-
sard : nous parlons de François Glouet.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
On sait quelle lumière s'est laite récemment sur ce nom et sur
les artistes qui l'ont successivement porté. Un peintre de Bruxelles,
nommé Jeliannet Cloet, c'est-à-dire, en langage moderne, Jean
Clouet, fut la souche de cette dynastie de peintres, bientôt devenue
française, et qui pendant près d'un siècle a parmi nous régné,
comme celle des Vernet. Avant qu'on eût débrouillé cette histoire
et fait la part de chaque génération, grâce au dépouillement de nos
comptes royaux vaillamment entrepris par quelques érudits et avant
tous les autres par M. le comte de Laborde, ce n'était pas pour un
tableau un grand titre de gloire, ou du moins un honneur sans mé-
lange, que d'être attribué à Clouet. Ce qu'on appelait alors un
Clouet ou plutôt un Janet (surnom donné de son vivant à François
Clouet en souvenir du prénom de ses pères), c'était un portrait quel-
conque de petite dimension, d'un faire plus ou moins sec, plus ou
moins précieux, et passant pour représenter un personnage histo-
rique contemporain d'un de nos rois, depuis Louis XII jusques el
y compris Henri III. Comme on accumulait ainsi sous la même dé-
nomination beaucoup plus d' œuvres médiocres que d'estimables ou-
vrages, il s'ensuivait que le nom de Janet n'avait par lui-même
aucun lustré; c'était un mot sans valeur, s'appliquant à un être in-
connu, impossible, presque à un être de raison. Maintenant la cri-
tique a mis bon ordre à ce chaos : elle distingue entre les Janel,
d'abord par voie chronologique, n'attribuant à chacun que ce qu'il
a pu faire pendant sa propre vie, puis par comparaison, par ordre
de mérite, prenant pour type les œuvres les plus fines, les plus ir-
réprochables, et attribuant aux inconnus, aux copistes, aux imita-
teurs, sous le nom générique d'école des Clouet, celles qui s'en dis-
tinguent à des signes certains.
Or qu'est-il résulté de cette épuration? Nous ne parlons ici ni de
l'aïeul ni du père; ils avaient, au temps de Henri II, cessé de vivre
l'un et l'autre : nous ne nous occupons que de François, du petit-
fils, le plus célèbre des trois. Eh bien! sur quinze ou vingt portraits
que possède le Louvre, et que les inventaires et les anciens livrets
attribuaient à Clouet, il ne reste à porter, tout bien examiné, bien
comparé, au compte de François, comme évidemment authentiques,
que deux portraits seulement. Telle est du moins la sentence qu'en-
registrent les derniers livrets avec une franchise dont nous leur
savons gré. Serait-on sur le point de changer de méthode ? You-
drait-on revenir sur ces justes rigueurs et accepter comme au-
thentiques, peut-être à titre de coups d'essai et d' œuvres de jeu-
nesse, quelques-uns de ces portraits exclus? Nous le craignons, à
voir dans la salle nouvelle, ouverte depuis quelques jours, certaines
inscriptions rétablies en contradiction du livret. Ils nous sont en
UN TABLEAU DE FRANÇOIS CLOUET. 731
effet rendus ces monumens de notre ancienne école, restés cachés
depuis assez longtemps. On nous les rend, mais non pas, comme nous
l'espérions, dans un local approprié à leur modeste taille et combiné
pour les faire valoir. Ces malheureux petits portraits, ils sont ac-
crochés aux parois d'une gigantesque salle, sans protection, sans
abri, dans un espace qui les dévore, pêle-mêle avec les grands
tableaux superposés qui tapissent ces immenses murailles! Est-il
donc vrai que chez nous les chefs-d'œuvre de la peinture seront
éternellement sacrifiés à l'architecture d'apparat, cet art lourd et
stérile qui ne pense qu'à lui, sans que son égoïsme ajoute rien à sa
beauté. Le jour ne viendra-t-il jamais où les galeries de peinture
seront bâties pour les tableaux?
Mais revenons aux deux Clouet du Louvre, à ces deux témoins
authentiques qu'il nous tarde d'interroger. Eux seuls peuvent nous
dire si M. de Lachnicki a de justes raisons d'attribuer à Clouet son
tableau. Quels sont ces deux portraits? D'abord le Charles ÎX en
pied portant le n" 107 est placé maintenant dans la nouvelle salle
de l'école française, puis la femme de Charles IX, Elisabeth d'Au-
triche, portant le.n° 108, et exposée depuis longtemps dans un
angle du grand salon carré.
Le Charles IX, quoique peint à l'huile, est, à vrai dire, une mi-
niature, délicieux travail, admirable bijou, mais sans points de con-
tact et sans analogie possible avec une peinture de dimension beau-
coup plus grande. Heureusement l'autre portrait n'a pas la même
échelle. La jeune reine est représentée en buste seulement et dans
ces proportions de demi-nature qui correspondent justement à celles
de notre tableau. Dès lors la comparaison devient directe et facile,
d'autant plus qu'elle s'établit entre figures de femmes, ce qui pro-
met un résultat encore plus concluant. Or nous ne dirons pas qu'il y
ait identité dans le faire des deux œuvres; les contours du portrait
semblent au premier coup d'œil un peu plus arrêtés, le modelé
moins souple, presque plus archaïque, bien qu'en vertu des dates
présumées le portrait soit nécessairement postérieur au tableau d'en-
viron dix années ; mais Là se bornent les différences. Elles sont dues
en partie aux dissemblances des modèles, le portrait s'inspirant
d'une nature germanique, empesée, non sans un certain charme de
jeunesse, mais raide et sans abandon, tandis que le tableau nous
montre de jeunes femmes plus larg'^ment pourvues de grâce natu-
relle et de laisser-aller. Or, sans compter que jamais, entre œuvres
exécutées même à court intervalle par une même main, la simili-
tude absolue de la touche et du trait ne saurait exister, nous ferons
remarquer qu'ici sur tant de points cette ressemblance est complète,
qu'il faudrait un penchant bien décidé au scepticisme pour refuser
732 REVUE DES DEUX MONDES.
do reconnaître que l'auteur du portrait puisse être aussi le peintre
du tableau.
Peut-être la toilette, les galons, les bijoux et surtout les crevés
blancs du corsage sont-ils dans le portrait d'un relief et d'une
exactitude, d'une précision tellement accusés qu'ils dill'èrent un
peu des accessoires du même genre semés dans le tableau. A notre
avis, ceux du tableau sont plutôt supérieurs, d'un réalisme plus fin,
moins matériel, suffisamment fidèle aux traditions flamandes pri-
mitives, et légèrement tempéré par les influences italiennes. S'en-
suit-il qu'un même homme, dans deux ouvrages de dimension si
différente, n'ait pas pu modifier, surtout en si faible mesure, ses
procédés d'exécution? Voyez Holbein : est-il le même dans ses por-
traits et dans son chef-d'œuvre de Dresde, la grande Vierge an
donataire? Ses portraits, même de date postérieure à la Vierge, ne
sont- ils pas plus secs, plus minutieux, moins largement, moins
grassement traités? Rien d'étonnant qu'à son exemple Glouet, de-
vant un petit panneau à peine grand comme la main, se soit aban-
donné à ses goûts d'archaïsme, et que sur un champ plus vaste il ait
imprimé plus d'ampleur, plus de souplesse h son piceau. Ne semble-
t-il pas d'ailleurs qu'il veuille se donner le plaisir de singer, dans
un coin de son œuvre, les grands airs, les façons magistrales de ses
confrères de Fontainebleau? La femme vue de dos dont nous avons
parlé n'en est-elle pas la preuve? Regardez-la, voyez sa pose : c'est
un Primatice trait pour trait; approchez-vous, comptez les perles
qui ornent sa coiffure : c'est le travail d'un Van Eyck.
Mais Glouet, dira-t-on, a-t-il fait des tableaux et des tableaux de
cette dimension? Pour des tableaux, la preuve en est écrite dans
mainte page que nous pourrions citer. Il çn faisait rarement, il
est vrai, les portraits absorbant tout son temps; mais on sait qu'il
groupait des figures et faisait des compositions d'un caractère his-
torique. Seulement par malheur nous n'en possédons pas. Si ses
portraits, quoique en grand nombre, ont presque tous péri, on com-
prend à plus forte raison que ses tableaux aient disparu. Il en est ce-
pendant dont l'existence est constatée par un document authentique,
l'inventaire des tableaux du roi dressé en 1709 et 1710 par Bailly
et conservé aux archives du Louvre. Bailly signale plusieurs Glouet
représentant des sujets relatifs à l'histoire des Médicis, surtout à
celle de Catherine, et ce ne sont pas de petits tableaux; ils ont, se-
lon l'inventaire, jusqu'à sept et neuf pieds de longueur. Reste à sa-
voir si Bailly ne s'était pas trompé, si les tableaux étaient bien de
Glouet. Or en 1710 les moyens de contrôle n'étaient -ils pas assez
nombreux et les traditions assez fraîches, pour qu'il y ait lieu d'a-
outer foi à cette attribution? En tout cas, le document nous prouve
UN TABLEAU DE FRANÇOIS CLOUET. 733
que Clouet a toujours passé pour avoir fait non-seulement des ta-
bleaux, mais des tableaux qui, quant aux dimensions, ressemblaient
fort à celui-ci.
Une objection plus sérieuse va maintenant nous arrêter. Le carac-
tère distinctif de la peinture de maître dans ces nobles écoles dont
Clouet est un des héritiers, c'est l'extrême et constante égalité
d'exécution. Les deux Van Eyck, Ilemling, Holbein, et ce grand re-
jeton de la même famille, Léonard de Vinci, n'ont jamais négligé
un détail. Dans les parties de leurs tableaux les plus sombres, les
plus sacrifiées en apparence, vous découvrez la trace de leurs soins,
de leur sollicitude. Le pinceau s'y est promené avec la même pa-
tience que dans les parties éclairées. A plus forte raison s'attachent-
ils avec amour aux détails apparens, essentiels, tels que les mains
par exemple. Clouet, dans le petit portrait que nous examinons,
s'est bien gardé d'enfreindre cette loi de ses maîtres. Les mains de
la jeune reine, naïvement copiées et, par la faute du modèle, un peu
trop eiïilées peut-être, sont modelées en perfection; les ongles et
toutes les délicatesses de la carnation sont exprimés à ravir. Or
dans notre tableau il n'en est pas de même. La disparate est étrange
entre les têtes et les mains. Autant tous les traits du visage, les
cheveux, les coiffures, les bijoux sont admirablement rendus, au-
tant les mains sont imparfaites. Le dessin en est disgracieux, incor-
rect, et la peinture mollement empâtée; ce sont tout au plus des
ébauches. Nous pourrions signaler encore d'autres incorrections de
dessin , certains bras un peu trop raides , un peu trop anguleux :
maladresses plutôt naïves qu'ignorantes. Enfin à côté d'étoffes ex-
quises et de la plus parfaite vérité il en est qui sont plates et indi-
quées à peine. iN'oublions pas aussi l'enfant, le nouveau-né, ce petit
être qui joue ici un rôle principal, sur qui les regards se dirigent,
et que le peintre devrait avoir soigné; il n'est pas seulement d'une
rare laideur, défaut qui peut trahir un excès de fidélité : il est dis-
gracieux, incorrect, soit qu'une fente du panneau qui passe à tra-
vers son corps ait donné lieu à des restaurations, soit que le pin-
ceau du maître l'ait tout d'abord ainsi conçu.
Que conclure de ces imperfections? Que par une cause ou par
une autre, qui sait? par un orage de cour, par une maladie du
peintre, l'œuvre est restée inachevée. C'est la seule explication
plausible de ces défauts, de ces oublis. Toute hypothèse qui ten-
drait à les faire provenir soit d'incurie, de négligence volontaire,
soit de faiblesse et d'impuissance de talent, serait à notre avis ab-
solument inadmissible. Le talent peut avoir des aptitudes particu-
lières, des goûts, des préférences, exceller sur un point et sur d'au-
tres se contenter de moins, mais en restant toujours presque égal à
734 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même. Ici la chute est trop grande pour n'être pas accidentelle.
Le don d'imitation n'a pas de telles intermittences. Celui qui a peint
ces merveilleuses têtes pouvait tout aussi bien peindre des mains;
l'un n'est pas plus malaisé que l'autre. Voyez uîême, il est une
main, dans la partie gauche du tableau, qui déjà est comme à moitié
faite, et qui rappelle, à s'y méprendre, les petites mains d'Elisa-
beth d'Autriche; les doigts, les ongles, sont de même nature et
aussi délicats. Ce n'est donc pas de son plein gré, c'est faute de
temps à coup sûr, que le peintre a laissé subsister ces négligences
manifestes : lacunes regrettables, mais qui n'infirment pas, pour
nous du moins, les rares et nombreuses beautés qui brillent dans
cette œuvre. Sans ofienser Glouet, on peut donc persister à lui en
faire honneur. Sa gloire n'en peut que grandir. Et pourtant le ta-
bleau, il faut le reconnaître, perd quelque chose à ces lacunes,
sinon dans l'estime éclairée des véritables connaisseurs, du moins
dans le prix matériel qu'il est en droit d'atteindre. Les grosses
bourses de Paris et de Londres hésiteraient, nous le croyons, de-
vant ce mélange inquiétant de beautés et d'incorrections; mais
après tout est-ce aux particuliers qu'un tel morceau peut conve-
nir? Sa vraie place est dans un musée, et avant tout dans le musée
du Louvre. Tel qu'il est, nous pouvons répondre que s'il apparais-
sait demain dans notre salon carré, au milieu des plus nobles chefs-
d'œuvre d'Italie, d'Espagne et de Flandre, il soutiendrait digne-
ment l'honneur de notre drapeau.
Aussi, quoi qu'il arrive, laissât-on par malheur échapper l'occa-
sion, un fait est établi par preuve irréfragable : c'est que la France,
au xvi*' siècle, a produit non-seulement d'admirables portraits,
mais des tableaux, de vrais tableaux, dé la peinture de premier
ordre. Jusqu'à l'apparition de cette page inattendue, le doute était
permis; maintenant il est impossible. C'est un titre d'honneur re-
trouvé et comme une victoire nationale qu'il y a plaisir à célébrer.
L. VlTET.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre 1863.
11 y a un mois, à la veille de l'ouverture de la session, embrassant les
perspectives de la situation politique de la France au dedans et au dehors,
nous demandions dans quelle voie la France allait pousser son développe-
ment et sa marche progressive, si notre action allait se porter sur l'inté-
rieur ou sur l'extérieur, s'il était possible de remplir l'une de nos missions
en négligeant l'autre, s'il n'était pas préférable, s'il n'était pas nécessaire
de mener de front les deux tâches. La question a fait bien du chemin de-
puis un mois : les affaires extérieures et les affaires intérieures ont été,
dans ce court intervalle de temps, posées devant les intérêts et devant la
conscience publique avec un caractère saisissant de nouveauté, de solen-
nité et de gravité. Nous avons eu le mirage d'un congrès et la vérification
des pouvoirs de la nouvelle chambre, l'ostentation d'un nouveau système
de politique étrangère et l'épreuve d'un système de politique intérieure.
Il y a eu coïncidence éclatante entre le problème du dehors et le problème
du dedans. Il n'y a point là une rencontre de hasard : dans l'apparition des
questions de ces deux natures, la simultanéité est l'annonce d'une solida-
rité certaine. Au point où les choses en sont venues, il est impossible que
notre politique étrangère et notre politique intérieure ne soient pas liées
entre elles par une influence réciproque, que l'une puisse marcher sans
l'autre. Si l'on n'était pas effarouché par le pédantisme des vieux mots de
l'école, nous demanderions la permission de dire que nous touchons à. la
plus haute synthèse de la politique intérieure et extérieure de la France.
La brillante illusion du congrès a été de courte durée. On sait qu'elle ne
nous a pas captivés un seul instant, que, pour notre compte, nous avons
prédit sans hésitation ce qui est arrivé et ce qui devait infailliblement ar-
river. Nous n'avons pas même besoin de discuter aujourd'hui l'argumenta-
tion serrée par laquelle le cabinet de Saint-James a répondu d'emblée aux
ouvertures de l'empereur, car nous avions indiqué d'avance les objections
que rencontrerait chez les grandes puissances la proposition d'un congrès.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
Le texte des réponses de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie n'est point
encore connu. Il est une chose dont nous ne doutons pas, c'est qu'au point
de vue de la courtoisie, de l'étiquette, du cérémonial, ces réponses doivent
être plus finement et plus galamment tournées que les dépêches anglaises.
Dans l'art des saints, des complimens et des attitudes, la diplomatie conti-
nentale aura toujours l'avantage sur la gaucherie et la raideur britanni-
ques. Mais il est une autre chose qui ne nous paraît pas moins certaine,
c'est qu'après force exclamations admiratives, après une adhésion louan-
geuse à la grande et généreuse pensée de l'empereur, après des protesta-
tions pénétrées en l'honneur de la. paix et en faveur du désarmement gé-
néral, il doit y avoir dans toutes ces réponses quelque mais malencontreux
qui introduit une réserve sur la nécessité d'un programme préalable et
d'une définition quelconque de l'objet du congrès. A travers toutes les
grâces de son urbanité, la diplomatie continentale, enchaînée par mille
considérations de crainte et d'espérance, répugne au parler net, et dérobe
timidement ses réserves sous des flots de paroles mielleuses. La rudesse
anglaise a rendu service à la circonspection continentale. L'impassible
Johnny s'est chargé de développer et de motiver la réserve que les grandes
puissances du continent se sont prudemment contentées d'indiquer. Celles-
ci garderont toute la bonne grâce de l'accueil cordial, respectueux ou em-
pressé, qu'elles ont pu faire à l'invitation impériale, et, par le refus du ca-
binet anglais, elles auront le profit, à leur gré, d'être dispensées de passer
outre. 11 faut donc dire adieu au congrès; c'est fâcheux au point de vue
du spectacle, qui n'eût pas manqué d'être intéressant pour la curiosité
parisienne : sur les vingt souverains ou états étrangers auxquels des lettres
d'invitation ont été adressées, le Mémorial dlplomnlique nous annonçait
que neuf princes avaient promis formellement de se rendre à Paris en per-
sonne : le pape, la reine d'Espagne, le roi des Belges, le roi de Suède, le
roi de Portugal, le roi d'Italie, le roi de Danemark, le sultan et le roi des
Hellènes. C'était déjà imposant; cela promettait une splendide exhibition
de cortèges, d'uniformes, de décorations et de voitures de gala. L'absence
d'un vulgaire frac anglais fera-t-elle contremander ces magnificences? Le
souverain pontife et le commandeur des croyans retrouveront -ils jamais
une occasion aussi prestigieuse de faire le voyage de Paris?
Quant à nous, ce qui nous avait frappés, ce que nous avions surtout ad-
miré dans l'initiative prise récemment par l'empereur, c'était la sincérité
et le courage avec lesquels le chef de l'état avait dénoncé les périls de la
situation européenne. Une pareille franchise , une semblable résolution
sont rares chez les souverains; dans la circonstance présente, elles ne pou-
vaient aboutir à un vain bruit de paroles. Parler comme l'a fait l'empe-
reur, c'est déjà agir; le discours impérial, par la sombre lueur qu'il jetait
sur l'état de l'Europe, était un grand acte, et devait à nos yeux être le pré-
lude d'une série d'actes non moins importans. Nous ne savons si nous nous
sommes trompés; mais, habitués à prêter aux hommes politiques qui ont
REVUE. CHRONIQUE. 737
la puissance de l'empereur des plans suivis, des desseins qui s'enchaînent,
nous n'avons pas un seul jour considéré le congrès comme une combinai-
son sur l'efficacité de laquelle l'empereur pût réellement compter. Pour
tout esprit réfléchi et connaissant l'Europe, l'idée qu'un congrès pût être
réuni n'a jamais dû être que très problématique. Il y a en Europe les
grands et les petits. Certes l'adhésion empressée des petits n'était pas dou-
teuse : les petits savent que les décisions suprêmes ne dépendent point
d'eux, et que les résultats de leurs démarches demeurent soumis aux mou-
vemens des grands états; les petits donc devaient envoyer sans condition
leur adhésion au congrès, également sûrs de gagner par là un bon point
auprès de la France et de ne rien compromettre quant aux conséquences
finales de la combinaison projetée. Le seul concours qui importât était ce-
lui des grands. A cet égard, il n'était guère permis d'ignorer combien le
caratère tout éventuel d'un expédient de la nature des congrès répugne à
la constitution et au tempérament anglais. Comment se serait-on fait illusion
sur les dispositions naturelles des autres grands, l'Autriche, la Russie, la
Prusse? Pour ce qui les concernait, on devait mettre en doute la réunion
même du congrès; cette réunion ne pouvait en effet avoir lieu qu'à des
conditions préliminaires. Il fallait fixer d'avance un programme des ques-
tions à discuter; ces questions touchant la Russie à l'endroit de la Pologne,
l'Autriche à l'endroit de l'Italie, la Russie et l'Autriche n'auraient pu con-
sentir à les soumettre aune délibération générale que par un miracle d'ab-
négation que rien dans leur attitude et leur conduite n'autorisait à attendre
d'elles; encore eût-il fallu indiquer la forme qu'on entendait donner aux
délibérations, dire à qui on entendait accorder voix délibérative; puis il était
nécessaire d'annoncer quelle nature de sanction serait attribuée aux dé-
cisions du congrès. La majorité des voix ferait-elle loi? Il n'était pas pos-
sible d'y compter, à moins de croire que de grandes puissances militaires
fussent capables de souscrire des abdications anticipées. La sanction se-
rait-elle demandée à la force des armes? Mais on ne se lie pas plus par
des blancs seings à la guerre qu'à des renonciations pacifiques. Pouvait-
on aller au congrès sans avoir établi d'avance une sanction? Mais alors
c'était s'associer à une grande manifestation qui aurait tout agité, tout re-
mué, et qui n'aurait pas eu d'issue. C'était tenter avec apparat une démarche
frappée d'avance de stérilité; c'était se donner l'air d'entreprendre beau-
coup pour ne rien faire en réalité. Ces questions préliminaires devaient en
tout cas être discutées et résolues avant l'ouverture des délibérations pra-
tiques du congrès; elles auraient pu se traiter ou par voie de correspon-
dance diplomatique avant que les souverains et leurs ministres prissent le
chemin de Paris, ou par discussion verbale à Paris même, une fois les
princes et les diplomates arrivés. La nature de ces questions est telle que
dans les deux cas la conclusion eût été la même : l'impossibilité du con-
grès. En admettant que l'esprit btisinesslike du cabinet anglais n'eût point
TOME XLVIIl. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
terminé cette discussion en quinze jours et en deux dépêches, qu'elle eût
été abandonnée aux méticuleuses lenteurs de la diplomatie continentale,
elle eût traîné durant de longs mois pour finir par le même résultat. Que,
si l'on eût attendu d'être à Paris pour étudier ces questions, on eût perdu
plus de temps encore pour aboutir au même avortement; le fracas du dé-
placement de tant de souverains et de ministres n'eût servi qu'à rendre
l'échec de cette tentative impuissante plus sensible et plus grave encore.
En somme donc, le prompt refus de l'Angleterre ne fait que nous épargner
de longs et inutiles délais. Il nous empêche de nous amuser à de stériles
diversions épisodiques, il nous enlève à la distraction des solutions imagi-
naires, il nous replace sur-le-champ en face de ces difficultés formidables
que l'empereur signalait, il y a moins d'un mois, avec une si courageuse
fermeté.
N'allons pas perdre davantage notre temps à regretter la séduction du
congrès. Ce siècle est déjà vieux; il est pénétré de démocratie; il doit être
positif. La génération virile de la France actuelle peut renoncer sans dé-
plaisir à l'enfantillage du spectacle d'un parterre de rois. Si quelques-uns
ont été déçus dans leurs espérances, qu'ils reconnaissent du moins que les
déceptions qui se font le moins attendre sont les moins fâcheuses. M y a
au surplus tout un aspect de ce congrès projeté qui ne pouvait sourire
d'aucune façon à la France démocratique et libérale. La crise européenne
est toute dans l'antagonisme qui va s'irritant chaque jour entre les droits
nationaux et les droits dérivés de la tradition féodale, entre l'esprit de
'liberté et le principe autocratique. Or la composition du congrès projeté
était semblable à celle des congrès dont les peuples et la liberté ont eu si
souvent à se plaindre. Nous voyons bien que les princes qui s'appuient en-
core sur les ruines féodales, que les autocrates devaient y siéger; nous ne
voyons pas la place qu'y auraient occupée les représentans des peuples et
de la liberté. Il se peut que ce beau rêve d'une fédération européenne que
Henri IV avait conçu se réalise un jour; mais, pour que cette idée gran-
diose devienne en Europe la sauvegarde efficace du droit et de la paix, il
faut que toutes les nations qui forment la communauté européenne soient
maîtresses d'elles-mêmes et soient libres. Évoquons les desseins généreux,
aspirons à une ère de paix et de justice; mais soyons conséquens et prati-
ques. Henri IV lui-même ne se dissimulait point qu'il ne pourrait fonder sa
fédération que par la guerre, et c'était en efTet par une grande guerre qu'il
allait, au moment de sa mort, mettre la main à l'œuvre. Si l'on veut bien
s'élever à un point de vue philosophique , on reconnaîtra que ce n'est
point à des souverains qui oppriment des nations dominées par la con-
quête, que ce n'est point à des souverains qui disputent à leurs peuples
la liberté intérieure, qu'il appartient de former le congrès d'où sortira
l'organisation de l'Europe émancipée et rajeunie.
Le moyen pratique de conciliation universelle suggéré par l'empereur
s'évanouissant avec le congrès, il ne reste plus du programme impérial
REVUE. — CHRONIQUE. 739
que la description saisissante de l'état critique et précaire de l'Europe.
L'empereur n'ayant pas pu, suivant nous, avoir une confiance absolue dans
l'hypothèse du congrès, la politique de la France doit avoir, ce nous semble,
en réserve d'autres combinaisons et d'autres plans. C'est à imaginer ces
plans, à les pénétrer, à les discuter, que va s'appliquer la curiosité de la
France et de l'Europe.
La France a en ce moment le choix entre trois politiques : deux poli-
tiques d'action et une politique d'attente que nous allons essayer de définir.
La première politique d'action serait celle où la France voudrait, sans
mener de front toutes les questions à la fois, s'attacher à une question dé-
terminée et travailler à la résoudre victorieusement. La question de cette
nature qui se présente la première est celle qui nous a occupés toute cette
année, c'est la question polonaise. La politique impériale a manifesté dans
la question polonaise une décision à certains égards remarquable. Il res-
sort des documens officiels qui ont été publiés que cette politique serait
allée jusqu'à la guerre contre la Russie, si, dans une telle guerre, l'Angle-
terre et l'Autriche avaient voulu nous prêter leur concours. Si , à l'heure
qu'il est, nous ne sommes pas en guerre avec la Russie , personne ne le
contestera, la faute ou le mérite, comme on voudra, en est à la résistance
que l'Angleterre et l'Autriche ont opposée aux efforts que nous avons faits
pour les enchaîner à nous dans une action commune. Si l'on voulait en
France revendiquer, même par la force des armes, les droits de la Pologne,
nous ne croyons pas, et l'événement l'a prouvé, que l'on ait pris soit en-
vers l'Autriche, soit envers l'Angleterre, les meilleurs moyens. Tout en
pressant ces deux puissances d'agir avec nous, on a trop affecté de leur
répéter que nous n'attachions pas à la question polonaise plus d'intérêt
qu'elles-mêmes, et qu'en aucun cas nous n'assumerions plus de risques,
nous ne ferions plus de sacrifices qu'elles. Cette conduite nous a paru tou-
jours inconséquente : elle avait l'inconvénient de trop montrer que nous
voulions agir et en même temps de trop mettre en garde les cabinets an-
glais et autrichien contre les responsabilités qu'ils pouvaient encourir. Une
initiative plus hardie et plus séante à la force de la France eût été plus
efficace auprès de l'Angleterre et auprès de l'Autriche, et les eût inévita-
blement traînées après nous. C'est cette initiative qu'il faudrait prendre
aujourd'hui, si l'on voulait venir au secours de la Pologne. Il faudrait ap-
pliquer à la question polonaise cette force de combinaisons et cette dexté-
rité d'action qui ont caractérisé la politique des grands hommes d'état de
la France, de Richelieu, de Mazarin, du duc de Ghoiseul même par échap-
pées, et à certaines heures de Napoléon V. Le concours de l'Autriche étant
presque indispensable en une telle affaire, il faut traiter l'Autriche suivant
son tempérament, nécessairement passif, la pousser en la rassurant, se
compromettre avant de l'engager, l'entraîner à moitié contrainte et à moi-
tié persuadée, sans lui donner le temps d'hésiter. Après l'Autriche, une
fois l'action engagée, le tour de l'Angleterre doit naturellement venir. 11 est
740 REVUE DES DEUX MONDES.
impossible, dans une guerre contre la Russie, de ne pas menacer cette puis-
sance du côté de la Turquie et dans la Mer-Noire. En touchant à l'Orient,
on force l'Angleterre à prendre parti. Avec de la décision, de la netteté, de
l'activité, de la présence d'esprit, avec cette impulsion qu'une forte action
engagée imprime à tous les intérêts, avec cette habileté tour à tour éner-
gique et souple qui sait au moment opportun céder ou contraindre, qui ne
laisse jamais échapper les détails et domine toujours l'ensemble d'une si-
tuation, en utilisant les singulières ressources de secret et d'initiative que
la constitution actuelle de la France semble ménager au pouvoir pour lui
permettre de tirer profit d'occasions pareilles, on aurait pu et l'on pour-
rait encore aborder l'entreprise de Pologne avec les plus sérieuses chances
de succès et de gloire.
A côté de cette politique d'action, à la façon des maîtres, qui simplifie
les grandes affaires en les subordonnant à une unité supérieure, en les dé-
finissant et les isolant, il est une autre politique, agissante aussi, mais plus
générale, plus vague, plus confuse : nous voulons parler de la politique qui,
renonçant à s'attaquer à une question déterminée, serait disposée à traiter
toutes les questions qui peuvent éclater en Europe au point de vue d'un
système de principes, d'idées et d'intérêts, d'un système qui pour la France
ne saurait être que la propagande de la révolution, du libéralisme et du
droit des nationalités. La France, sans s'astreindre à une action militaire
déterminée, en se réservant de traduire ses idées par la guerre quand elle
le voudra, peut toujours devenir le foyer ardent et fécond de cette poli-
tique révolutionnaire, et agir fortement par là sur l'Europe continentale.
La France a une rare puissance d'excitation et d'entraînement vis-à-vis
des causes qui souffrent en Europe et qui réclament le redressement de
leurs griefs. Le propre de cette puissance, c'est que la France peut l'exer-
cer en dehors de ses gouvernemens et malgré eux , et qu'elle est capable,
quand on ne laisse point d'autre issue à son activité politique, d'en re-
tourner l'énergie contre ses gouvernemens eux-mêmes. Ce sont des si-
tuations pleines de hasards et de périls pour tout le monde que celles où
notre nation est obligée de recourir ainsi, sans direction déterminée, sui-
vant les caprices de l'imprévu, à l'action révolutionnaire. En de telles cir-
constances, est-il besoin de le dire? les préoccupations étrangères, bien
loin d'être pour la France une diversion, ne peuvent qu'attiser en elle le
feu des aspirations de la politique intérieure.
Il y aurait une troisième politique, une politique d'inaction et d'attente,
qui consisterait à dire : Puisque la France ne peut pas nouer au dehors des
alliances efficaces, puisque personne ne veut agir avec elle, puisque chacun
veut se résigner à laisser éclater les difficultés, au lieu de chercher à le&
prévenir, — eh bien! soit; la France fera comme tout le monde : elle restera
chez elle; elle laissera se dérouler partout autour d'elle, spectatrice mo-
rose, tous les maux qui résultent des mauvais gouvernemens; elle se re-
pliera sur elle-même, et ne sortira de son recueillement que lorsqu'elle y
REVUE. CHRONIQUE. 741
sera contrainte par une nécessité prochaine et impérieuse. — Cependant,
après la vigueur avec laquelle la gravité des questions européennes a été
dénoncée dans le discours impérial, il nous paraît bien peu probable que
cette politique d'abstention rechignée soit choisie par notre gouvernement.
D'ailleurs, si elle en était réduite à une telle politique, la France s'y ran-
gerait avec un sentiment de dépit. Or avec une France isolée et mécon-
tente il n'y a de sécurité pour personne en Europe; une France froissée
dans ses affaires étrangères cherche avec chagrin des compensations dans
sa vie publique intérieure. Cette troisième politique ne tarderait pas à se
confondre avec la seconde : elle ne serait que l'acceptation temporaire
d'une situation critique; bien loin d'en conjurer les embarras menaçans,
elle ne réussirait pas, grâce à la promptitude logique de l'esprit français,
à les dissimuler un seul jour.
Quoi qu'il en soit, et quelque parti que prenne la politique française,
l'effet d'étonnement produit par la surprise du congrès et par le refus im-
médiat et catégorique de l'Angleterre, la réunion de nos chambres, l'inci-
dent de la question dano-allemande , la saison enfin, tout se réunit pour
nous imposer un temps d'arrêt. Nous voudrions au moins que ce temps
d'arrêt ne fût pas compromis par des fautes nouvelles. Une de ces fautes
serait de répondre par de trop violentes manifestations de dépit au refus
de l'Angleterre. Nous passons, à l'égard de l'Angleterre, par des phases
de sentimens et de démarches en vérité trop contradictoires. Nous sommes
toujours à réclamer de l'Angleterre qu'elle veuille bien nous prêter son
concours, agir en commun avec nous, et quand elle ne cède pas à nos
pressantes instances, nous nous récrions contre ses mauvais procédés, et
nous accusons son égoïsme. Il serait plus juste et plus digne de s'efforcer
de mieux comprendre le caractère de l'Angleterre, de se rendre compte
des traditions et des nécessités de sa politique, de reconnaître les profondes
différences qui existent entre le peuple anglais et notre nation. Nous com-
mettons la plus grosse erreur du monde quand nous avons la prétention
d'engager les Anglais de compagnie avec nous dans les affaires du conti-
nent européen. Les affaires du continent sont bien loin d'offrir aux Anglais
l'intérêt qu'elles nous inspirent. Les Anglais n'ont point de frontières, ils
ne sont pas une race militaire et belliqueuse, ils ne sont point propagan-
distes. Rien n'est plus déraisonnable que de vouloir imposer à un peuple
les qualités et les défauts qu'il n'a pas, que sa nature et son histoire ne lui
permettent pas d'avoir. Quand on connaît le passé de ce peuple, on sait qu'il
y a toujours eu au moins une moitié de l'Angleterre politique qui a repro-
ché, comme un crime, aux ministres anglais, de l'avoir liée aux affaires
du continent. Quand on connaît l'Angleterre contemporaine, quand on s'est
mêlé quelquefois à la vie active de cette Cité de Londres qui exerce une si
grande influence sur la politique anglaise, on sait que ce qui se passe sur
notre terre ferme d'Europe touche presque toujours de moins près et
moins vivement les Anglais que les affaires d'Amérique , de l'Inde , de la
7/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
Chine ou de TAustralie. L'autre jour, à Rochdale, MM. Cobden et Bright
avaient réuni leurs amis. Un Français qui aurait été prévenu de ce meeting
aurait cru certainement que ces deux orateurs populaires, les hommes par
excellence des congrès de la paix, n'allaient entretenir leurs auditeurs
que de la grande idée du congrès impérial. C'est à peine si M. Cobden a
dit quelques mots, encore peu favorables, de cette ingénieuse combinaison
diplomatique. Dans des discours qui remplissent six colonnes du Times _,
M. Bright et M. Cobden n'ont parlé que des affaires des États-Unis et du
bombardement de Kagosima ! S'il y a eu récemment quelque différend entre
lord Russell et ses collègues, ce n'est point au sujet du congrès, c'est à
propos de la politique japonaise. Si la question de cabinet est posée dans la
prochaine session et si la chambre des communes écarte lord Palmerston
du pouvoir, soyez sûr que ce ne sera ni sur le prétexte de la Pologne, ni
sur le refus du congrès; ce sera sur la politique violente suivie envers le
Japon. Les Anglais sont ainsi faits, et ils ne s'en cachent point. Ils sont en
politique plus fanfarons de vices qu'hypocrites de vertus. Les connaissant
tels qu'ils sont, il est absurde de les vouloir pour compagnons de route
à tout bout de champ, de les importuner, comme on l'a fait depuis un an,
par des avances réitérées auxquelles il devait être dans leur humeur de ré-
pondre par des rebuffades. C'est déjà un grand point que, sur les questions
qui intéressent le libéralisme en Europe, ils soient obligés, par leurs insti-
tutions et leurs habitudes de franc-parler, de tenir un langage à peu près
semblable au nôtre. Faisons seuls ce que nous voulons et ce que nous sa-
vons faire mieux qu'eux ; quand cela nous conviendra, nous les ferons tou-
jours marcher avec nous, à la condition de les tenir par le fil d'un intérêt.
Ce serait une faute plus regrettable encore de pousser la pique jusqu'à
essayer de contrarier l'Angleterre sur des questions politiques où des inté-
rêts traditionnels et de formels engagemens ont d'avance tracé notre con-
duite. On a eu l'air, par des insinuations glissées dans la presse officieuse,
d'annoncer qu'on chercherait ainsi une revanche du refus de l'Angleterre
dans les incidens auxquels donne lieu la question dano-allemande. Vis-à-vis
de l'Angleterre, le jeu serait bien puéril; vis-à-vis du Danemark, il serait
bien injuste; vis-à-vis des intérêts du Nord et de ce groupe Scandinave qui
est l'allié séculaire de la France, il serait bien maladroit. Nous regrettons
profondément que l'Allemagne, s'emportant d'une passion nationale, veuille
profiter de la mort du roi Frédéric VII pour compliquer d'une question de
succession la difficulté déjà si embrouillée des duchés danois. L'intérêt qui
pousse l'Allemagne n'est que trop évident. Si la question de la succession
danoise n'avait pas été réglée par un traité, si les prétentions du duc d'Au-
gustenbourg sur les duchés de Slesvig et de Holstein étaient fondées, l'oc-
casion en effet serait magnifique pour détacher de la monarchie danoise les
deux duchés, et pour placer en des mains allemandes l'un et l'autre bord
de la rade de Kiel. On n'aurait plus même alors besoin de tenir éternelle-
ment suspendue sur le roi de Danemark la menace de l'exécution fédérale
REVUE. CHRONIQUE. 7^5
dans le Holsteiii; la grande aspiration germanique à la flotte nationale se-
rait enfin satisfaite. Mais la question de la succession a été réglée en 1852
par un traité signé des cinq grandes puissances, et auquel ont adhéré la
plupart des états allemands. Le duc d'Augustenbourg a renoncé, moyen-
nant une indemnité pécuniaire, à toutes ses prétentions sur les duchés.
L'ambition de l'Allemagne quant à la question de succession est donc abso-
lument injuste, et rencontre en face d'elle les engagemens solennels des
cinq grandes puissances. Le droit de l'Allemagne ne peut aller au-delà
de l'exécution fédérale dans le Holstein. Sous l'empin; d'un entraînement
universel, voudra-t-on aller plus loin? Ici il faut bien se rendre compte de
la nature de cet entraînement. La passion des duchés est en Allemagne
une sorte de crise où se mêlent à l'envi tous les élémens maladifs de la
confédération. Dans cette unanimité où se réunissent les partis les plus
contraires, les intérêts les plus divergens, les féodaux et les radicaux, les
gouvernemens secondaires et le Nalional Verein, il est impossible de ne
pas reconnaître l'effet du malaise dont l'Allemagne est travaillée. Dans
cette unanimité, il est impossible de ne pas voir un jeu de tous les inté-
rêts et de tous les partis hostiles, mettant à l'envi enchères et surenchères
sur une question apparente de patriotisme. C'est un mouvement malsain,,
symptôme d'une crise plus profonde, et c'est pour cela qu'il est redou-
table. Une transaction est-elle possible? L'Autriche et la Prusse lutteront-
elles franchement contre ce débordement, et sufïïront-elles à le contenir?
L'événement nous l'apprendra; mais il serait déplorable, sous le prétexte
des liens étroits qui unissent la famille royale de Danemark à la famille
royale d'Angleterre, et pour le motif que nous n'avons pu décider le cabi-
net anglais ni à faire la guerre à la Russie, ni à venir au congrès, que la
j^rance retir t au brave et honnête peuple danois la protection qu'elle lui
doit en vertu du traité qu'elle a signé. Il serait déplorable qu'une rancune
passagère nous fît perdre de vue la vieille fidélité des Danois et des Scan-
dinaves à l'alliance française. En dépit des journaux officieux, nous ne pou-
vons croire que la France cherche de pitoyables représailles dans le dé-
menti des traités auxquels elle s'est associée et de sa politique séculaire.
Pour résumer d'un mot la vérité de la situation extérieure, tout le monde
ne sent-il pas que de fortes alliances fondées sur une confiance réciproque
seraient bien préférables à l'ostentation d'un congrès, et assureraient à
l'autorité que nous voudrions exercer en Europe en faveur des droits et de
la liberté des peuples une force bien plus efficace? La seule utilité pratique
d'un congrès eût été d'aider à la formation d'alliances de cette nature;
mais il est évident que pour les former un congrès n'est pas nécessaire,
et que les relations ordinaires entre gouvernemens suffisent. Nous devons
rendre à l'empereur cette justice, qu'il y avait sans doute dans le projet du
congrès une autre pensée, la pensée élevée d'appeler l'intervention de l'o-
pinionj5ublique dans la délibération des affaires internationales. Si les sou-
verains étaient venus à Paris, s'ils avaient discuté ensemble les grandes-
744 REVUE DES DEUX MONDES.
questions générales, une atmosphère subtile et lumineuse, celle de l'élite
du monde européen mêlée au\ eflluves de l'esprit parisien, les eût entourés
et enveloppés; mais une réunion aussi exceptionnelle était-elle le seul ou
le meilleur moyen de faire participer à ces grands débats la puissance de
l'esprit public? La grande vie du régime représentatif loyiilement et libre-
ment pratiqué n'offre-t-elle pas au gouvernement d'un peuple des res-
sources plus abondantes et plus constantes pour associer l'esprit national
aux discussions des affaires étrangères, et pour asseoir ce qu'on pourrait
appeler le crédit moral et politique de ce peuple au sein de la communauté
européenne? Cette question mérite d'être sérieusement méditée; elle se
présente naturellement à l'esprit au moment où notre nouveau corps légis-
latif achève la vérification des pouvoirs.
Nous n'hésitons pas à le déclarer, la force morale de la France, la con-
fiance générale, la sécurité de tous auraient beaucoup gagné, si le régime
représentatif avait accompli en France depuis dix ans plus de progrès que
nous ne lui en avons vu faire. Soyons sérieux, ne cherchons pas à nous
flatter, et nous avouerons que la France n'a pas lieu d'être fière de ce grand
procès des élections qui se déroule devant elle depuis trois semaines, et
qu'elle ne peut guère en tirer vanité aux yeux du monde. Personne ne sor-
tira satisfait de cette épreuve. La France avait accepté le décret du '2/i no-
vembre avec d'heureuses espérances comme un retour progressif à la vérité
du régime représentatif. Les dernières élections étaient le premier appel
qui eût été adressé au pays sous l'empire de ce décret; elles devaient être
l'inauguration de l'ère nouvelle. Nous le demandons, qui n'eût été heureux
de voir cette phase attendue comme plus libérale s'ouvrir sous de généreux
auspices? N'y avait-il pas dans ces élections générales, à la condition qu'on
les laissât s'accomplir avec un véritable esprit de libéralisme, une occasioa.
de large conciliation? A marcher vers la liberté, supposé, comme on doit
le croire, que nous y marchions, n'eût-il pas été plus agréable à la con-
science publique, plus profitable à tout le monde, que la nouvelle période
où nous entrions fût ouverte sous une influence radieuse? Serons-nous dé-
mentis si nous disons que, grâce à la direction imprimée aux élections par
le dernier ministre de l'intérieur, notre début dans la voie nouvelle n'a
rien eu dont le gouvernement, s'il pèse ses véritables intérêts, ait à se féli-
citer?
Nous n'avons ni l'envie ni peut-être le droit d'entrer dans l'examen dé-
taillé de la vérification des pouvoirs: nous n'avons pas à refaire ici le pro-
cès des élections qui ont été validées et de celles qui ont été annulées.
Nous ne voulons nous permettre que quelques réflexions générales. Il faut
dire d'abord que, l'opposition n'ayant présenté des candidats que dans un
nombre restreint de collèges, le nombre des élections contestées qui ont
donné lieu à des protestations devait être relativement minime. On a pu
juger, par ce petit nombre d'exemples, du système général de l'adminis-
tration en matière d'élections. Le défaut capital de ce système, celui qui
REVUE. — CHRONIQUE. 745
à nos yeux est inconstitutionnel parce qu'il viole le principe de la division
des pouvoirs, ce sont les empiétemens du pouvoir exécutif sur le pouvoir
législatif à l'origine même de celui-ci. Ainsi, à la pratique, aux yeux de
tous, le choix même des candidats que l'administration patronne équivaut
à l'octroi de la députation. M. Isaac Pereire a pu dire de bonne foi, sans
cependant réussir à faire valider son élection dans la circonscription qu'il
avait préférée, dans les Pyrénées-Orientales, mais aussi sans s'attirer un
dé^nenti officiel, que l'administration lui avait offert cinq ou six autres col-
lèges. Comment le candidat du préfet ne se tiendrait-il pas pour élu d'a-
vance lorsque toutes les forces de l'administration sont mises au service
de sa candidature? Le premier effet de l'immixtion active, universelle et
persévérante des préfets, c'est de changer les conditions naturelles du
débat électoral : la lutte n'est plus entre deux candidats; le candidat ad-
ministratif s'effarant, elle est entre le préfet et le candidat de l'opposi-
tion. C'est le préfet ou le sous-préfet qui prend le candidat de l'opposition
corps à corps, qui répond aux professions de foi de celui-ci par des affi-
ches, qui entre en polémique réglée avec lui, qui le suit pas à pas dans ses
tournées, qui le fait observer, qui traverse toutes ses démarches, qui
emploie contre lui toute la vigilance et toute l'activité des agens de l'ad-
ministration. Cette lutte étrange engageant tant de subalternes naturelle-
ment ignorans et passionnés, les lois positives sont exposées de la part de
ces subalternes à de nombreuses et choquantes transgressions. La notion
de la loi tend à s'altérer dans l'ensemble de l'administration. En haut par
exemple, on prend envers la loi cette licence de s'affranchir de l'exécution
littérale de celles de ses dispositions que l'on qualifie de réglementaires;
ainsi, dans une multitude de sections, on avance l'heure de l'ouverture
des scrutins, quoique cette heure soit fixée par la loi, et qu'une antici-
pation arbitraire change toutes les conditions d'impartialité que la loi a
voulu établir pour la formation des bureaux. Plus bas, les subalternes,
agens municipaux, gardes champêtres, déchirent les affiches de l'opposi-
tion et répandent naïvement, comme dans l'élection de M. de Jaucourt, des
calomnies grossières contre le candidat que l'administration repousse. Un
procureur impérial se croit permis d'arrêter le cours de la justice et d'in-
terdire à un huissier la communication d'un acte extra-judiciaire. L'admi-
nistration assure son influence non-seulement par sa pression, mais par ses
faveurs, comme on l'a pu voir en Seine-et-Marne, dans l'Isère et ailleurs,
jusqu'à présent, si quelques détails du système sont désavoués dans leurs
excès, dans ses traits généraux il est hautement défendu par les commis-
saires du gouvernement. Parmi ceux-ci, il n'en est encore qu'un seul qui
ait révélé un remarquable talent de discussion : c'est M. Thuillier, et sa
plus grande habileté a été d'adresser à Topposition le plus inattendu et le
plus surprenant des reproches, celui d'avoir exercé de l'intimidation sur
les électeurs. Le fait général qui ressort de cette enquête, à laquelle le
pays prend un vif intérêt et dont il fera sûrement son profit, c'est Tinter-
7â6 REVUE DES DEUX MONDES.
vention abusive du pouvoir exécutif à l'origine du pouvoir législatif, inter-
vention qui compromet, qu'on y prenne garde, la force, la régularité, l'in-
fluence nécessaire de l'administration française. A-t-on réfléchi à ce qui
arriverait dans ce système, si des élections générales produisaient une ma-
jorité opposante? Ce jour-là, le pays ne se trouverait-il pas avoir voté contre
la majorité de ses préfets et de ses sous-préfets, et par le fait, quoique in-
directement, les fonctions de ces agens ne deviendraient-elles pas élec-
tives? L'opposition poursuit avec zèle et pied à pied cette lutte de la véri-
fication des pouvoirs; nous espérons qu'elle dégagera plus tard, au moment
de l'adresse, les leçons élevées qui ressortent de la dernière épreuve de
notre système électoral. Que ces enseignemens aient déjà porté des fruits,
on l'a pu voir et par le chiffre de la minorité qui a voté contre la valida-
tion de l'élection de M. de Jaucourt, et par l'initiative que viennent de
prendre deux des membres les plus distingués de la majorité, MM. Segris
et Larrabure. La dissidence d'hommes aussi éclairés, aussi modérés, aussi
dévoués, est un avertissement que le gouvernement ferait bien de prendre
•en sérieuse considération. e. forcade.
ESSAIS ET NOTICES.
L'ORESTIE D'ESCHYI^E.
C'est une idée qui ne serait certes venue à personne en France, il y a
une cinquantaine d'années, que de songer à traduire fidèlement Eschyle. 11
y a dans la composition de ces drames, si différens de nos tragédies dites
classiques, une si grandiose simplicité et une majesté si fière, la poésie
lyrique s'y emporte en de si rapides élans, et y plane à si grand vol au-
dessus de l'action, la diction du poète y forme un si riche tissu d'images
éclatantes et inattendues, qu'il y aurait eu là de quoi plonger dans le plus
profond désespoir Boileau lui-même ou le plus déterminé de ceux qui rom-
pirent avec lui des lances en l'honneur des anciens. Aussi voyez comment
Fontenelle, d'ordinaire si mesuré et si discret, juge en passant Eschyle!
« Les Grecs, dit- il dans ses Reinarques sur le théâtre grec, étaient des
rhéteurs. La description d'Hercule faisant bonne chère, dans Alceste, est
si burlesque, qu'on dirait d'un crocheteur qui est de confrérie. On ne sait
ce que c'est que le Promëlhée d'Eschyle. Eschyle est une manière de fou.»
Eschyle une manière de fou! Cn tel jugement, s'il est tombé sous les
yeux du traducteur de VOreslie, M. Mesnard, a dû le faire tressaillir d'indi-
gnation, lui qui, dans son enthousiasme pour son cher poète, va jusqu'à pré-
férer les CJioéphores à VÉleclre de Sophocle. Un pareil contraste nous fait
mesurer le chemin parcouru depuis Fontenelle. Le sens historique a de nos
jours atteint une vivacité et une finesse qu'il n'eut jamais auparavant. Notre
intelligence, tout entière appliquée à comprendre le passé, semble vouloir
s'élancer hors d'elle-même pour rendre l'âme à tout ce qui a vécu. La cri-
tique littéraire a su profiter de tout ce que nous ont révélé, sur les vrais
REVUE.
CIÏRONIOUE. "7/17
caractères du génie et de la vie des anciens, rétude des monumens figurés
et des inscriptions, la comparaison des langues et des littératures les plus
diverses, les voyages aux terres classiques. Replacés dans leur cadre, ratta-
chés au milieu où ils se sont développés, au sol généreux qui les a enfantés
et nourris de ses sucs puissans, les hommes extraordinaires qui faisaient à
nos pères l'effet de fantômes gigantesques flottant dans les nuages repren-
nent corps, et, si l'on peut ainsi parler, ils posent désormais ù, terre. Moins
éloignés du reste de l'humanité que ne se le figuraient autrefois leurs adora-
teurs un peu naïfs, ils nous intéressent davantage à mesure que nous com-
prenons mieux de quels germes ils sont nés et comment ils ont grandi, par
quelles racines profondes ils tiennent à tout ce qui les entourait, quelle in-
fluence enfin ils exercèrent sur leurs contemporains, et quelle action ils
eurent à leur tour sur leur pays et sur leur époque.
Dès que nous nous plaçons à ce point de vue, aussitôt apparaît la vanité
de toutes ces règles mesquines, de toutes ces étroites classifications, où la
sèche subtilité des commentateurs s'était avisée d'emprisonner l'ample et
souple génie de la Grèce. L'antiquité grecque a été la richesse, parce qu'elle
a été la liberté même. Chez elle, aucune imitation de littératures anté-
rieures ou de modèles réputés classiques ne gênait la marche de la pensée,
et ne dépouillait les sentimens naturels au cœur de l'homme de cette pre-
mière fleur de naïveté qu'il leur est devenu parmi nous si difficile de re-
trouver. En Grèce, par un rare bonheur, les poétiques n'ont pas précédé
la poésie; tous les genres y sont nés, sans réflexion ni théories, du mou-
vement spontané de l'imagination, sincèrement émue par le spectacle du
monde et les accidens de la vie.
C'est grâce à cette fortune que les Grecs, dans toutes les voies qu'il leur
a été donné d'ouvrir, ont laissé à l'entrée du chemin des chefs-d'œuvre qui
n'ont pas été et qui ne seront jamais sans doute surpassés. Prenons par
exemple le drame. On a eu, depuis le commencement de l'âge moderne, à
Paris ou à Londres, autant de génie qu'à Athènes : Corneille et Racine, tout
amour-propre national à part, sont de la famille des Eschyle, des Sophocle
et des Euripide, et quant à Shakspeare, je ne crois pas vraiment que jamais
homme au monde ait été doué d'aussi puissantes facultés ; on a pu dire,
sans exagération, qu'après Dieu c'est Shakspeare qui a le plus créé. Pour-
tant, pas plus dans nos tragédies françaises, qui se croient fidèles à la tra-
dition de l'antiquité, que dans ces tragédies anglaises dont la capricieuse
liberté effrayait le goût timide de nos pères, on ne retrouve cette juste
proportion, cette simplicité aisée et noble, cet heureux accord du réel et
de l'idéal, cette perfection soutenue en un mot, dont les tragiques grecs,
et entre eux tous Sophocle, nous offrent l'unique et inimitable modèle. Il
y a souvent dans notre théâtre disparate entre les sentimens exprimés par
les personnages et le nom qu'ils portent, l'époque où se passe l'action;
les habitudes courtisanesques du temps ont contribué à introduire sur la
scène une étiquette compassée et à donner au langage tragique une no-
blesse un peu gourmée qui refroidissent l'intérêt en éloignant les acteurs
de la vie commune et en les faisant mouvoir dans une sphère trop diffé-
rente de la nôtre. Quant à Shakspeare, il n'est pas besoin de rappeler qu'il
manque souvent de goût, qu'il pèche parfois par l'emphase et la recherche.
7hS * REVUE DES DEUX MONDES.
plus souvent par la trivialité. 11 n'est pas une de ses pièces, pas même celle
de toutes qui est le plus près d'être parfaite, Macbeth, où quelques traits
bizarres et quelques grossiers lazzis ne viennent par momens rompre le
charme et donner au spectateur ému un petit frisson d'impatience et de
colère.
M. Mesnard, dans l'intéressante introduction qu'il a mise en tête de son
Orestie, signale avec raison les points de ressemblance qui permettent de
rapprocher Eschyle de Shakspeare. 11 y a en effet entre les deux poètes je
ne sais quel air de parenté qui frappe tout d'abord. Chez l'un et chez
l'autre, c'est un génie puissant et varié qui, pour rendre les idées dont il
est possédé et pour ébranler plus profondément l'âme du spectateur, frappe
à toutes les portes de l'imagination; il prend successivemeut toutes les
formes, il emploie toutes les ressources des rhythmes les plus divers, il
passe de la conversation la plus familière aux accens les plus pathétiques
et au style le plus hardiment figuré, il se répand en un large flot d'images
qui réfléchit tous les objets voisins, et qui se teint, comme une mer pro-
fonde, de toutes les changeantes couleurs du ciel et de la terre; pour s'em-
parer plus sûrement de l'homme tout entier, il a recours à ces pompes du
spectacle qu'a trop dédaignées, dans son spiritualisme excessif, notre
théâtre du xvir siècle. Ni Shakspeare, ni Eschyle ne craignent de parler
aux yeux; tous les chemins sont bons qui mènent jusqu'à l'âme.
Par une curieuse coïncidence, il y a dans le théâtre de Shakspeare une
pièce qui par son sujet même, par la donnée sur laquelle repose le drame,
rappelle la trilogie qu'Eschyle a consacrée aux malheurs et aux crimes de
la famille des Atrides; or il suffit de relire Humlel après ÏOrestie pour sentir
que le poète grec et le poète anglais, tout en ayant vécu à tant de siècles
de distance, sous des soleils et dans des milieux si différens, sont au fond
de même sang et de même race, des génies frères. Sans doute le drame
moderne est bien moins simple; un bien plus grand nombre de person-
nages y prennent part à l'action; bien plus d'incidens, trop peut-être, en
compliquent la marche et y jettent des péripéties variées qui semblent par
momens la détourner de son terme fatal. Enfin le poète chrétien peint
certaines nuances de sentiment, certaines délicatesses de conscience dont
ridée ne pouvait venir à un ancien. Je suis bien moins frappé pourtant de
ces différences, toutes sensibles qu'elles soient, que des ressemblances;
il faut songer que Shakspeare n'a jamais rien connu d'Eschyle et du théâtre
antique, et que tout ce qu'il y a de rapports entre les deux chefs-d'œuvre
n'a pu naître que de la similitude originelle des deux génies. La couleur
générale du style, tout au moins dans la partie (Tllamlet qui est écrite en
vers, me paraît présenter une grande analogie avec la forme d'Eschyle.
N'est-il pas tel couplet de la pièce anglaise où il suffirait de changer quel-
ques mots qui trahissent leur époque pour que l'on s'imagine lire une
traduction ou une fidèle imitation d'Eschyle? Écoutez par exemple la prière
d'Hamlet à son père : « Anges et puissances miséricordieuses, défendez-
nous! — Que tu sois un esprit bienfaisant ou un démon de l'enfer, — que
tu apportes avec toi les brises du ciel ou le souffle desséchant de l'enfer,
— que tes intentions soient sinistres ou charitables, — tu viens sous une
forme qui provoque si fort les questions, — que je te parlerai. Je t'appelle-
REVUE. CHRONIQUE. • 7^9
rai Hamlet. — Roi, père, souverain du Danemai'k, oh! réponds-moi l — Ne
laisse point mon âme se briser dans l'ignorance; mais dis, — pourquoi tes
ossemens bénis, enclos dans le cercueil, — ont-ils rompu leurs liens? Pour-
quoi le sépulcre — où nous t'avions vu enseveli en paix — a-t-il ouvert ses
lourdes mâchoires de marbre — pour te rejeter sur la terre? Qu'est-ce que
cela peut signifier — que toi, cadavre inanimé, revêtant de nouveau l'acier
de ton armure, — tu reviennes errer à la douteuse clarté de la lune, — im-
primant à la nuit un cachet d'épouvante, et nous jetant, pauvres esprits
faibles dont se joue la nature, — dans des angoisses de terreur qui ébran-
lent tout notre être, — dans des pensées qui dépassent de bien loin la por-
tée de nos âmes? » N'y a-t-il pas dans ces expressions une étrangeté et une
grandeur qui pourraient paraître un peu outrées, reproche que l'on a sou-
vent aussi adressé à Eschyle, si l'épouvante qui s'est emparée de l'esprit
d'Hamlet, et qui a dû passer dans l'âme du spectateur, ne justifiait ce qu'il
y a là d'apparente exagération?
On trouverait même, si on y regardait de plus près, entre la forme d'Es-
chyle et celle de Shakspeare, des analogies de détail encore plus surpre-
nantes. Il y a dans Shakspeare plus d'un passage qui ferait crier à la rémi-
niscence et à l'imitation, si l'on ne savait que le poète anglais ignorait
peut-être du poète grec jusqu'au nom, et en tout cas n'a jamais lu une
ligne de ses œuvres. Tantôt c'est une simple figure que l'auteur moderne
semble avoir empruntée à son devancier et qu'il transporte exactement
dans sa langue; tantôt c'est quelque trait frappant, quelque noble et rare
image, qu'il développe comme lui et dans un sentiment pareil. Nous ne
donnerons ici qu'un exemple de ces singulières correspondances; on verra
ainsi tout ce que pourrait contenir de rapprochemens imprévus et piquans
une étude comparée du style de Shakspeare et de celui d'Eschyle.
Tout le monde connaît le célèbre passage de MacbeUi, quand la reine,
dans son sommeil que troublent les remords, se figure sentir sur ses mains
la trace indélébile du sang qu'elle a versé. « Quoi! toujours cette tache? —
Ne pourrai-je donc nettoyer ces mains? Toujours l'odeur du sang! Toute
petite qu'est cette main, tous les parfums de l'Arabie ne pourront la désin-
fecter! » Est-il rien qui soit plus voisin de ceci, comme pensée et comme
expression, que cette belle strophe des Choépliores , ainsi traduite par
M, Mesnard :
Le sang qui veut être vengé,
Le sang qu'a bu la terre nourricière
Ne s'écoulera pas, à tout jamais figé.
Ceux dont la main fut meurtrière
Du malheur qu'ils ont mérité
Ne verront pas finir l'implacable supplice.
Si tu brises la fleur de la virginité,
N'attends plus qu'elle refleurisse :
Ainsi de l'homicide; il ne peut s'eff"acer.
En vain, à torrens versant l'onde,
Sur sa tache on ferait passer
Le cours de tous les flots du monde.
11 n'est pas jusqu'à la mise en scène qui ne présente chez les deux poètes
750 REVUE DES DEUX MONDES.
cl(; singuliers rapports; tous deux d'ailleurs nous mettent sous les yeux des
spectacles qui auraient alai'mé la timidité et blessé la délicatesse de nos
critiques et de nos poètes du xvii" siècle. Eschyle, après nous avoir fait
entendre un personnage, le veilleur de nuit, dont la condition est aussi
humble que celle des fossoyeurs d'Hamlelj, étale à nos yeux les pompes
qui célèbrent la victoire de la Grèce et le retour d'Agamemnon, comme
Shakspeare nous fait assister aux fêtes royales où l'usurpateur se pare en
public de la couronne qu'il a volée et cherche à étouffer dans la joie
bruyante des tumultueux banquets de ces hommes du Nord, toujours
prompts à l'ivresse, le remords qui commence à s'éveiller dans son âme.
L'ombre irritée de Clytemnestre vient, dans les Euménides, réveiller les Fu-
ries qui ont laissé échapper leur proie; elle apparaît dans le temple de Del-
phes, comme, sur l'esplanade du château d'Elseneur, dans la nuit sombre
et au-dessus de la mer orageuse, le noble et triste fantôme dont le poignant
récit et les ordres sévères vont ébranler la raison et ensanglanter la main
d'Hamlet. Oreste et Hamlet, poursuivis par les démons des enfers et les
spectres échappés à la tombe, sentent l'un et l'autre leurs forces les trahir
et leur tète se troubler. Enfin les sorcières qui apparaissent à Macbeth sur
la lande déserte ne sont-elles pas aussi parentes des noires Euménides,et
dans le langage qu'elles tiennent à Macbeth, dans leurs incantations autour
de la magique chaudière, n'y a-t-il pas comme un écho du chant de colère
et de malédiction que les Euménides entonnent dans le temple de Pallas? Il
y a vraiment une affinité native entre ces deux puissans inventeurs, tou-
jours portés l'un et l'autre à beaucoup oser, à frapper de grands coups sur
l'imagination du spectateur, et à pousser jusqu'à ses dernières limites la
terreur tragique.
L'un de ces deux génies a-t-il été encore plus richement doué que l'autre
par la nature? Pour que l'on pût répondre à cette question, il faudrait que
Shakspeare et Eschyle eussent vécu dans le même temps et que leur génie
se fût développé dans des conditions à peu près identiques. Il convient
donc de renoncer ici à assigner des rangs, à donner des places ; mais cha-
cun, suivant la nature de son esprit et l'éducation qu'il aura reçue, se
sentira attiré de préférence vers l'un ou l'autre de ces princes de l'art.
Nourri du plus pur miel des lettres classiques, sachant du grec autant
qu'homme de France, et connaissant au contraire Shakspeare, si je ne me
trompe, surtout par les traductions, M. Mesnard est naturellement enclin
à préférer Eschyle, tout en rendant hommage à la puissance créatrice du
poète anglais. « Le génie de Shakspeare, dit-il, à ne regarder que les dons
naturels, est à la hauteur de celui d'Eschyle ; mais quelle différence de cul-
ture et de goût! « Quant à moi, je l'avouerai, Shakspeare a toujours été
de tous les poètes anciens et modernes celui qui m'a le plus profondément
touché et qui s'est le plus victorieusement emparé de mon imagination.
C'est d'abord que le monde immense et varié où nous fait vivre Shakspeare,
malgré tout ce qu'il y a déjà de différence entre les hommes du xvr et
ceux du XIX'' siècle, est encore bien plus voisin de nous à tous égards que
celui où nous transporte Eschyle. Anglais et Français de ce temps-ci, nous
ressemblons plus aux contemporains de Shakspeare qu'à ceux d'Eschyle;
nous avons avec ceux-là bien plus de points communs : leur Dieu est en-
REVUE. CHRONIQUE. 751
<;ore notre Dieu, et notre imagination n'a pas encore oublié les fantômes
qui hantaient la leur. Notre ordre social, en dépit de tant de révolutions
et de tous les progrès accomplis, tient par de trop profondes racines au
moyen âge et à la renaissance pour que nous ne retrouvions pas souvent
auprès de nous les situations où Shakspeare a placé ses personnages et
l'accent même des passions dont il a su les animer.
il est surtout un côté par lequel Shakspeare nous touche de plus près
qu'Eschyle et nous va plus directement au cœur: je veux parler de la place
qu'il accorde aux femmes dans son théâtre. Nul n'a jamais su mieux que
Shakspeare peindre ces âmes ardentes, où le sentiment domine en maître,
qui ne restent jamais dans le médiocre, mais que, suivant les circonstances,
un impétueux et irrésistible élan portera aux crimes les plus horribles ou
aux plus merveilleux dévouemens. Eschyle se vante, d'après Aristophane,
de n'avoir jamais montré aux Athéniens de Phèdre incestueuse ou de Sthé-
nobée adultère, et la situation des femmes dans la société athénienne du
V siècle avant notre ère était en effet tellement inférieure et subordon-
née qu'elles ne pouvaient guère se faire connaître que par leurs vices.
Tout entiers à l'orgueil de leur vertu civique et de lelir libre et virile ac-
tivité, ni le poète, ni ceux dont il recherchait les suffrages, ne songeaient
à regarder dans le cœur de la femme, et à voir tout ce qu'il y tient de vives
affections promptes à se tourner en haine, de passion délicate, intense et
variée, de puissance pour le bien ou pour le mal. Sur la scène athénienne,
c'étaient des hommes qui jouaient des rôles de femme, et cette substitution
se comprend, car, à vrai dire, ni chez Clytemnestre, ni chez Cassandre ou
Electre, il n'y a rien qui appartienne en propre à la femme : tous ces per-
sonnages du théâtre d'Eschyle n'ont pas de sexe. Ce n'est pas là un re-
proche que j'adresse au père de la tragédie, il ne pouvait point ne pas être
de son pays et de son siècle; mais on me permettra de dire qu'il y a dans
des rôles comme ceux de Portia, de Juliette, de Desdémone, de Cordélie,
d'Ophélie, tout un ordre de beautés, toute une source d'émotions et de
larmes qui fait défaut à Eschyle. A côté de ces douces et attendrissantes
figures qui aiment jusque dans la mort même ceux pour qui et par qui
elles souffrent, c'est une Gertrude égarée par un amour coupable et dé-
chirée par le remords, c'est une Gonerille, une lady Macbeth, jetées par
l'ambition hors des voies que la nature a tracées à leur sexe, et plus âpres
alors, plus impitoyablement cruelles que les époux dont elles poussent la
fortune. Il y a là une profondeur d'observation, une richesse de contrastes»
une connaissance du cœur de la femme, dont rien dans la tragédie antique,
si ce n'est quelques scènes d'Euripide, ne peut donner l'idée. Pour l'homme
moderne, qui doit à la femme ses plus chères joies et ses plus mortelles
douleurs, un théâtre d'où les femmes sont absentes ne sera jamais qu'un
théâtre incomplet.
C'était pourtant, lui aussi, un génie humain et tendre, sous son appa-
rente rudesse, que le grand Eschyle. Voyez par exemple la première scène
du Prométhée. Avec quel art, en face de l'inllexible fermeté de Prométhée
et de l'insolence brutale de la Puissance, il a placé Vulcain, qui trouve des
plaintes et des larmes sincères pour celui que le force à faire souffrir l'ir-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
résistible arrêt de Jupiter! Comme ces paroles de pitié touchent et rassé-
rènent notre âme, que pourraient déciiirer trop cruellement les douleurs
de Prométhée et froisser l'odieuse violence des ministres de Jupiter! De
même, dans un autre endroit de la pièce, après les gémissemens et les cris
de colère que pousse le Titan, le cœur est comme rafraîchi par ce bruit
d'ailes, par le vol de ces nymphes de la mer qui viennent se jouer autour
du rocher et caresser de leurs douces voix le triste captif. Vient ensuite le
vieil Océan, lui aussi, avec des paroles de consolation et de sympathie. Ces
amitiés fidèles, ces dévouemens que rien ne décourage, jettent de l'atten-
drissement dans ce sombre drame dont la donnée est si cruelle. Propiétliée
sans doute éprouve de bien dures souffrances; mais la dernière, la plus
poignante de toutes, lui est épargnée : le chagrin de se voir abandonné et
trahi par ceux à qui il a fait du bien et qu'il a aimés.
On le voit, pour les dons naturels, la richesse et la hauteur du génie,
Eschyle ne reconnaît point de supérieur, et ne peut avoir que des égaux;
mais ce qui fait que de tous les rois de la scène c'est lui que nous avons
le plus tardé à comprendre et à goûter, c'est qu'il est de tous le plus
éloigné de nous, de notre état social, de nos habitudes d'esprit et de cœur.
C'est pour cette raison que, malgré tous les progrès de la critique, il ne
me paraît pas probable qu'Eschyle prenne sur l'imagination du public let-
tré le même empire que Shakspeare, et qu'il devienne jamais populaire.
Pour arriver à ne point souffrir de le trouver si différent des modèles,
soit classiques, soit romantiques, auxquels nous sommes accoutumés, pour
le saisir tout entier dans le vif de son génie, pour en jouir sincèrement,
toute phrase et toute affectation mise à part, il faudra toujours quelque
érudition et un certain effort d'esprit. Comme d'ailleurs, parmi les gens
mêmes qui passent pour instruits, il n'y en a qu'un très petit nombre qui
soient en état de lire Eschyle dans le texte grec, c'est rendre service à sa
gloire que de mettre, au moyen de fidèles traductions, le grand poète athé-
nien à la portée du public français. M. Alexis Pierron, qui a tant fait pour
répandre le goût et l'intelligence de la littérature grecque parmi les maî-
tres et les élèves de nos lycées, et pour faciliter l'accès de la poésie
grecque aux amateurs qui ne sont pas des savans, a ouvert la voie; il nous
a donné, il y a déjà une douzaine d'années, une belle et vivante traduction
en prose du théâtre complet d'Eschyle, et il a initié ainsi aux beautés du
vieux maître bien des lecteurs qui ne connaissaient de lui que son nom et
les titres de ses tragédies. Venant après M. Pierron, M. Mesnard, encouragé
par le succès de son courageux devancier, ose encore plus : il a entrepris
' de traduire en vers VOreslie, ce vaste et harmonieux ensemble où se déploie
librement le grave et religieux génie d'Eschyle. Malgré toutes les difficultés
que présentait cette tâche, il a réussi assez brillamment pour que tous les
amis des lettres grecques attendent de lui qu'il poursuive l'œuvre commen-
cée, et qu'il nous donne tout entier, un jour ou l'autre, le poète qu'il en-
tend si bien et qu'il aime si tendrement. g. perrot.
V. DE Mars.
LE MARIAGE
DUC POMPÉE
PERSONNAGES.
Le duc Pompée-Henri de JOYEUSE, devenu comte HERMAN (42 ans).
Le comte de NOIRMONT (06 ans).
Le baron FiuTz de BLUMENTHAL, frère d'Isabelle (29 ans).
DUBOIS, valet du comte Hcrman (52 ans). ,
La comtesse Isabelle HERMAN (22 ans).
Emma de LANSFELD , cousine d'Isabelle et fiancée de Fritz (24 ans).
Mlle POMPÉA , cantatrice ( 26 ans).
La signora BARINI, ancien contralto (68 ans).
DOROTHÉE, lemme de chambre de la comtesse, femme de Dubois (27 ans).
LISETTE, fille du jardinier (17 ans).
(La scène se passe en 1850 au château de Maran, près de la forêt de Fontainebleau.^
I.
Un salon. A droite, la chambre du comte Herman ; à gauche, celle de la comtesse. Porte au fond ;
au milieu du salon, une table couverte de journaux et de revues; à gauche, sur le devant
de la sctne, une causeuse et un piano.
SCENE PREMIERE.
UUljvJlb, seul; il porto sous le bras un habit de chasse, et tient à la main un ceinturon,
un couteau de chasse et des éperons.
Quand un maître a des vices, il faut être fou pour souhaiter qu'il se cor-
rige. Mieux vaut le ménager afin qu'il fasse feu qui dure. Avec des passions
à satisfaire, des secrets à garder, des intrigues à conduire, il a toujours fa
main ouverte; de valet nous passons confident, nous avons droit de con.seil;
on supporte nos remontrances, nos fautes sont pardonnées d'avance, et,
sage par comparaison, nous goûtons le plaisir de valoir mieux que lui!...
TOMB XLVIII. — 15 DÉCEMBRE. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
Ouo le duc de Joyeuse, ou, comme on disait, le « duc Pompée, » se soit
expatrié après avoir dissipé sa fortune, qu'il ait consenti à prendre le nom
du comte Herman, qui le faisait son héritier, il n'y a rien là que de raison-
nable; mais que ce grand pécheur, le roi des libertins à la mode, l'amant de
la célèbre Pompéa, soit tombé honnêtement amoureux de M"" de Bliïmenthal
au point de l'épouser, et qu'à cette nouvelle je me sois pâmé d'aise, qu'en
pleurnichant je les aie suivis à l'autel, et que j'aie poussé la manie de
l'imitation jusqu'à devenir le mari de Dorothée, voilà qui n'est plus vrai-
semblable! Eh! pourtant cela est!,.. Triple sot! mon maître et la comtesse
s'adorent, tandis que moi, je n'ai jamais eu tant envie de courir que depuis
que je traîne le boulet. Pour comble, il me faut cacher mes escapades, car
monsieur est sévère comme un nouveau converti, (on sonne. Dubois, tout à ses ré-
flexions, n'entend pas.) Il me rcste uue dernière chance : la vertu était facile
là-bas, en Allemagne; à présent, nous sommes en France, aux environs de
Paris, et dans quelques jours nous habiterons un bel hôtel du faubourg
Saint-Honoré... Ah! monsieur le comte, je vous suis attaché (on sonne de
nouveau.); mais, ma foi, si le pied vous glisse, ce n'est pas moi...
SCÈNE II.
HERMAN, DUBOIS.
HERMAN, sortant de sa chambre en uniforme de chasse, moins Thabit.
Eh bien! es-tu sourd? Ne sais-tu pas que j'attends mon habit?
DUBOIS, donnant d'abord Vhabit.
Pardon, monsieur le comte, je pensais...
HERMAN.
Tu penses beaucoup depuis quelque temps. Sont-ce les fumées de la ca-
pitale qui te montent à la tête? Et mon ceinturon?
DUBOIS, il présente le ceinturon en se trompant de cùté.
Voici, monsieur le comte.
HERMAN.
Maladroit! Décidément la tête n'y est plus. Je me plaindrai à M'"'^ Dubois;
son amour absorbe toutes tes facultés.
DUBOIS.
Oh ! pour cela, monsieur le comte, voilà ce que j'oserai appeler une dé-
marche inutile; je pense à elle, c'est vrai, mais c'est pour maudire la pré-
somption que j'ai eue de vouloir singer mon maître en me mariant.
HERMAN.
Aurais-tu des doutes sur sa fidélité?
DUBOIS.
Hélas! non; c'est sa fidélité qui ne me laisse pas un instant de répit :
tout en faisant son service, Dorothée trouve moyen de ne pas me perdre
de vue; le sommeil, l'heure des repas, rien n'est sacré pour cette femme-
là! ne s'avise-t-elle pas maintenant d'être jalouse de Lisette, la fille du jar-
dinier!
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 755
HERMAN.
Ah! ah! cette petite toujours coquettement mise, avec des bas bien tirés?
DUBOIS.
Oui, monsieur, une enfant qui joue à la poupée. Ah! quel enfei" qu'une
femme jalouse !
HERMAN.
Parbleu! Dubois, il faut avouer que le mariage a opéré en toi une singu-
lière métamorphose! Garçon, tu tranchais du mentor; tu mettais souvent
mon indulgence à l'épreuve par tes grotesques remontrances, et mainte-
nant, époux de la chaste Dorothée, tu oses te plaindre ! Sais-tu que tu de-
viens immoral, dangereux?
DUDOIS.
Dame! aussi, monsieur, vous allez d'un extrême à l'autre. Autrefois vous
cassiez les vitres; depuis votre mariage, il faudrait être un saint pour vous
imiter. Moi, je reste dans un juste milieu.
HERMAN.
N'oubliez pas, monsieur du juste milieu, que je ne souffrirai chez moi ni
bruit ni scandale. (Dubois s'incUne et sort.)
SCÈNE m.
HERMAN, ISABELLE.
ISABELLE , en négliffû du matin, sortant de sa chambre.
Bonjour, mon ami. Y a-t-il longtemps que vous êtes seul?
HERMAN, l'eMibrassant sur le front.
Dubois me quitte à l'instant; mais vous, chère, avez-vous bien reposé cette
nuit? Notre enfant est-il blanc et rose, et dans ses bégaiemens annonce-t-il
toujours beaucoup d'esprit?
ISABELLE.
Vous riez! Mais je vous pardonne, car vous l'aimez déjà presque autant
que moi, tandis que d'autres hommes attendent souvent des années avant de
s'attacher à leurs en fans.
HERMAN.
Il est si rare qu'on échange deux cœurs en se mariant ! Dans les unions
de convenance, arrêtées entre parens ou arrangées par des notaires, le père
ne vient à aimer son enfant que peu à peu, par habitude et par amour de
la propriété: il n'apprécie d'abord en lui que l'héritier de son nom et de sa
fortune, le suwivant de son égoïsme et de sa vanité; mais quand, attirés
par une mutuelle sympathie, après des mois d'épreuve et de pénible at-
tente, deux êtres se sont livrés à jamais l'un à l'autre, l'enfant conçu d'un
tel amsur est chéri avant de naître. Oh! chère Isabelle, comment pour-
rais-je ne pas aimer notre George? C'est toi surtout que j'adore en lui,
ISABELLE.
Pourtant, cher Henri, je vous assure que c'est à vous qu'il ressemble.
HERMAN.
Pendant les premiers mois, le visage d'un enfant, avec ses traits indécis,
756 REVUE DES DEUX MONDES.
est pareil aux nuages où chacun voit à son gré la ressemblance qui lui est
chère.
ISABELLE.
La meilleure preuve que mon cœur ne me trompe pas, c'est qu'hier en-
core notre future belle-sœur, Emma, en était frappée comme moi. — Votre
fils, me disait-elle, a déjà le sourire caressant, le regard fascinateur de son
père. Oh ! ce sera un homme bien dangereux !
HERMAN, vivement.
A-t-elle dit cela?
ISABELLE.
Oui, qu'avez-vous à répondre?
HEBMAN.
Rien; mais si je prenais au sérieux vos folies à toutes deux, je ne tarde-
rais pas à devenir un fat insupportable.
ISABELLE.
Yous avez beau vous en défendre, avant de me rendre heureuse, vous
avez dû faire bien des victimes. A moi, qui n'ai pas un secret pour vous,
pourquoi ne vouloir jamais rien raconter de votre vie passée?
HERMAN.
Dans notre intérêt, je vous supplie de renoncer à une imprudente curio-
sité. A mon avis, celui-là est un sot qui, en admettant qu'il ait quelque
chose à raconter, fait à sa femme le récit de ses galanteries. A quoi bon
descendre à plaisir des hauteurs où vous a placé l'amour pur de la jeune
fille pour se révéler à elle le héros d'aventures vulgaires, ou le convales-
cent échappé de quelque grande passion, avec l'imagination éteinte et le
cœur plein de cendres? Orphelin dès ma naissance, pendant ma longue jeu-
nesse, j'ai cherché le plaisir, j'ai vécu de la vie des autres hommes; mais
c'est vous, vous seule, qui m'avez appris à aimer.
ISABELLE.
Pardon! ma foi en vous est entière, absolue. N'allez pas croire qu'il en-
trât dans mon désir ni jalousie, ni curiosité : nous nous sommes rencontrés
si tard dans la vie! J'aurais voulu vous aimer jusque dans votre passé... Ne
trouvez-vous pas, Henri, que, depuis quelque temps, Emma montre à Fritz
une froideur inaccoutumée? Je ne sais, mais je crains qu'une fois mariée
elle ne fasse pas le bonheur de mon frère.
HERMAX.
Quelle idée ! rien ne me paraît changé dans leurs rapports.
ISABELLE.
Oh! vous ne les observez pas d'aussi près que moi. Mon frère, malgré sa
jeunesse, est entiché de noblesse et de vieux préjugés ; en vivant avec vous,
j'ai compris ses défauts. Aussi je ne demande plus à Emma ces sentimens
enthousiastes qu'elle manifestait à l'époque de leurs fiançailles. Mon Dieu!
ce que je voudrais, c'est qu'elle fût tendre, affectueuse avec lui... seulement
comme elle l'est avec vous.
HERMAN, dérontennncé.
Je vous assure!... (se remettant.] QucUe comparaison pouvez-vous faire entre
l'amitié presque fraternelle qu'elle me porte et les brouilles des deux amou-
reux?
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 757
ISABELLE.
Je me. serais donc trompée?... Notre nouvel hôte, le comte de Noirmont,
mérite sans doute votre confiance? Seul, parmi vos amis, vous l'avez fait
venir à Dusseldorf pour être témoin de notre mariage; il est déjà pour moi
une ancienne connaissance; son âge devrait me rassurer, pourtant il m'in-
timide à un point que je ne saurais direl II a beaucoup d'esprit, n'est-ce
pas? Emma est bien heureuse! elle plaisante avec lui;... moi, je lui trouve
l'air si moqueur que j'ose à peine ouvrir la bouche en sa présence.
HERMAX.
Vous avez tort, car il prétend que vous êtes la première femme qui lui
ait fait comprendre le mariage. Noirmont est en effet le meilleur et le plus
ancien de mes amis. Appelé à vivre souvent en tiers avec nous , je veux
vous le montrer tel qu'il est : né avant 89, d'une ancienne maison, mais
abandonné à lui-même dès l'enfance, libre par conséquent de préjugés tra-
ditionnels, il a assisté avec indifférence, presque avec joie, à la chute de
la vieille société. Après avoir été l'un des beaux du directoire, il est en-
core un type d'élégance et de distinction; exclusif dans les relations du
monde, il ne fréquente guère cependant que les femmes de théâtre : aussi
dans les salons a-t-il une réputation de cynisme, et les vérités hardies qu'il
lance parfois dans la conversation sont traitées de paradoxes. Il a pour
habitude d'accabler les sots sous l'ironie de ses complimens et d'user d'une
sévère franchise envers ceux qu'il estime ou qu'il aime. C'est un homme
d'un tact sûr, d'une expérience consommée, et, quoi qu'on en dise, il m'a
prouvé qu'il était exceptionnellement capable de dévouement.
ISABELLE.
Je l'aimerai donc, Henri, puisqu'il vous aime.
SCÈNE IV.
Les Précédées, NOIRMONT, en costume de chasse.
NOIRMONT; il se dirige vers Isabelle et lui baise la main.
Madame! (Tendant la main à Ilerman. J Boiljour, Henri.
ISABELLE.
Rien n'a-t-il manqué à votre installation? Dites-le-moi, comte, sans in-
dulgence; je veux apprendre de vous à exercer l'hospitalité.
NOIRMONT.
Tout était parfait, madame, je vous jure, et je ne saurais me plaindre que
d'avoir trop dormi.
ISABELLE.
Il est vrai, en vous faisant coucher avant minuit, nous avons dérangé
toutes vos habitudes.
NOIRMONT.
C'est pour moi un plaisir de les rompre et aussi une utilité : le seul
moyen de lutter contre la vieillesse est de ne s'asservir à aucune habitude.
ISABELLE.
Comte, permettez-moi de vous adresser un reproche et une prière : vous
758 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avez été le témoin de notre union, Tami et presque le tuteur de mon
mari, vous gardez des formes trop cérémonieuses avec moi. Je vous en prie,
accordez-moi un peu de cette affection dont vous lui avez déjà donné tant
de preuves; appelez-moi Isabelle comme vous l'appelez Henri.
HERMAN.
Mon cher Noirmont, je me joins à elle; tu ne repousseras pas sa déclara-
tion d'amitié.
NOIRMONT , leur tendant la main à tous deux.
J'accepte de grand cœur, mes enfans! (Regardant nerman.) D'ailleurs la vertu
d'Isabelle peut tout bravei*, même ma familiarité.
SCÈNE Y.
Les PrÉCÉDENS, EMMA, en costume de chasse.
EMMA.
Bonjour, chère Isabelle. [EUes s'embrassent.)
ISABELLE.
Bonjour, chère sœur.
HERMAN , allant au-devant d'Emma, qui va à lui.
Déjà en uniforme, belle chasseresse? (n la prend par la taille et luj baise la main. )
EMMA.
Oui, je crois que nous aurons un temps magnifique, (a xoirmont, lui tendant
la main.) Salut à mou adoratcur ! (a isabeiie. ) Ne venez-vous pas avec nous?
ISABELLE.
Non. Vous savez, Emma, que je redoute la fatigue ; puis, il faut tout dire,
je ne saurais me résoudre à quitter mon fils pendant une journée.
HERMAN.
Chère Isabelle, votre santé,... notre enfant,... comment combattre de pa-
reilles raisons? Mais il faudrait que la chasse fût bien malheureuse pour
que nous ne fussions pas rentrés longtemps avant la nuit.
NOIRMONT, près de la table, où il a pris un journal.
Eh bien! mademoiselle, vous ne demandez pas des nouvelles de votre
fiancé, mon odieux rival! N'a-t-il pas déjà cherché à vous voir?
EMMA, avec indifférence.
Je ne sais, je crois l'avoir aperçu dans le parc, se dirigeant du côté de la
tour.
NOIRMONT.
A sa place, j'aurais épié le regard matinal de mon amie. Pour l'obtenir,
j'aurais lancé un bouquet dans sa fenêtre, j'aurais profité d'une porte en-
tr'ouverte pour plonger dans sa chambre un regard indiscret; mais ce sont
là façons d'aimer à la française! Un fiancé allemand accorde à la tourelle
toutes ses préférences, surtout un fils des croisés, un membre de la chambre
des seigneurs!
HERMAN.
Fritz n'a pas seul la passion du gothique : le marquis de Maran n'a con-
senti à nous louer sa terre, pendant son séjour en Italie, qu'à la condition
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 759
de laisser visiter par les voyageurs ce reste précieux du manoir hérédi-
taire.
NOIRMONT.
Quoi! Henri, toi aussi, tu es dupe d'un de ces exploitans de gothique mo-
derne, constructeurs de ruines, faussaires du passé? Cette tour exposée à
l'admiration des badauds voyageurs est l'œuvre d'un sieur Pierre Dufour,
marquis de la seconde restauration, acquéreur du domaine et du nom de
Maran, qui, afin de vieillir son blason, a élevé dans le parc ce simulacre de
donjon féodal. Le choix de l'emplacement, au sommet d'une verte colline
entourée de chênes séculaires, fait honneur à l'architecte; deux ou trois
armures véritables, beaucoup en carton-pierre, des devises empruntées au
mémorial héraldique, des panoplies, des hampes auxquelles pendent quel-
ques lambeaux d'étoffes usées, complètent l'illusion. C'est ainsi que, dans
un de nos cabarets en renom, le sommelier apporte avec respect , couché
en un panier, berceau de sa vieillesse, une bouteille poudreuse, couverte
de toiles d'araignée, et dont le bouchon épanoui étale une vénérable moi-
sissure. De naïfs étrangers la paient au poids de l'or; pourtant quelques
jours ont suffi à un industriel pour transformer le jeune vin en nectar cen-
tenaire.
SCÈNE VI.
Les PrÉCÉDENS, FRITZ, en costume de chasse.
FRITZ , échangeant une poignée de main avec tous les personnages.
Pardon, chère sœur, et vous, ma fiancée; en attendant l'heure de me pré-
senter devant vous, j'étais allé revoir la tour de Maran, et \h, au milieu de
ces souvenirs des croisades, en relisant les devises des anciens preux, je
m'étais oublié.
NOIRMONT.
L'excuse est excellente, jeune homme. Le lecteur de la Gazette de la
Croix, l'honneur de l'ordre équestre, en se retrouvant parmi ces loyaux
chevaliers, devait sentir son cœur battre à l'unisson.
ISABELLE.
Méfie-toi, frère, il y a plus d'ironie que de bienveillance dans les éloges
du comte de Noirmont.
HERMAN.
Ma foi '. mon pauvre Fritz, nous avons été tous deux dupes d'une adroite
supercherie : Noirmont vient de nous expliquer comme quoi le donjon féo-
dal est contemporain de la rentrée des Bourbons, une vieillerie improvisée
par la vanité d'un parvenu.
FRITZ, piqué.
Soit. J'aurai été dupe de la fraude d'un Français; mais il vaut mieux prê-
ter au ridicule par sa crédulité que d'affecter, comme certains nobles dé-
générés, de n'avoir ni foi ni principes.
NOIRMONT.
Ehl qui vous dit, baron, que l'on est sans foi parce qu'on n'a pas la
vôtre, sans principes parce qu'au lieu de rétrograder jusqu'à saint Louis
et Barberousse, on est de son siècle et l'on marche avec lui? C'est on vérité
760 REVUE DES DEUX MONDES,
une prétention divertissante de nos jeunes burgraves de posséder le mo-
nopole des sentimens honnêtes et des convictions sérieuses! Étaient-ils
convaincus, Biron, La Fayette, Castine, Condorcet, tous nobles dégénérés,
qui ont payé de la vie ou de la liberté leur foi révolutionnaire?
FRITZ.
Avant d'aller plus loin, comte, écoutez-moi. Que dans une lutte impie,
depuis un siècle, en Europe, la race vassale de la nôtre s'agite et tente de
secouer le joug, c'est à nous de la contenir ou de succomber les armes à
la main; mais de grâce n'exhumez pas les noms de ces déserteurs de leur
caste qui, par ambition, par vengeance, pour assouvir des passions plus
basses encore, se sont faits les chefs des peuples insurgés contre leurs sou-
verains légitimes, le droit divin et la foi de leurs pères.
NOIRMOXT.
Peste! noble baron! vous vous entendez déjà, autant qu'homme d'église,
à noircir des adversaires! Croyez pourtant qu'il a fallu une foi bien ferme à
ces déserteurs qui , dans la solitude de leur conscience , se sont voués à la
haine de ceux qu'ils abandonnaient, à la méfiance de ceux qu'ils voulaient
servir, sans autre espoir que la justice tardive de la postérité.
FRITZ.
Quoi que vous puissiez dire, je n'appellerai jamais la passion du mal une
foi politique. Je reste sans merci pour des incendiaires dévorés par les
torches qu'ils avaient allumées.
AOIRMONT.
Devant cette brûlante image, baron...
EMMA.
Mes deux adorateurs, vous n'êtes pas galans; vous combattez pour une
cause qui m'est étrangère, et, ce qui est plus grave, sans compter qu'Isa-
belle et moi, nous sommes les victimes ennuyées de vos discussions poli-
tiques. Comte de Noirmont, je vous prends le journal,... et je vais y cher-
cher un sujet vraiment digne de notre intérêt. Voici le feuilleton... Hum!
hum! (Lisant.) « Théàtre-Italieu. — Ouverture. — Don Juan. — Rentrée de
M"''Pompéa. — Le nouveau directeur, M. Campanone, a laissé maladroite-
ment Lablache partir pour l'Italie, et Tamberlick rejoindre M""= Viardot à
Saint-Pétersbourg. Malgré ces pertes cruelles, malgré la médiocrité du reste
de la troupe, la présence de notre diva Pompéa suffit à attirer la foule. » Je
m'arrête. Je gage qu'Herman ne nous a pas encore retenu une loge pour
cet hiver.
HERMAN.
Ainsi vous me croyez indififérent à vos plaisirs?
ISABELLE.
Oh ! ce serait affreux d'être privée des Italiens !
HERMAN.
Tranquillisez-vous toutes deux : Noirmont est toujours sûr de vous en
avoir une; il exerce sur le dk'ecteur une influence toute-puissante.
NOIRMONT.
J'écris ce matin à Campanone, et vous aurez mon avant-scène en atten-
dant sa réponse.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 761
EMMA.
A ce prix, je vous pardonne de nous avoir parlé politique. Je reprends.
(Lisant.) « Cette admirable cantatrice a fait mardi sa rentrée dans le rôle de
dona Anna de Don y^ta»; jamais ce rôle difficile n'a été chanté avec une
passion si déchirante. Dès la fin du premier acte, la célèbre artiste, rap-
pelée par un public enthousiaste, a failli succomber sous la pluie des bou-
quets et des couronnes. » (a Noirmont.) Vous la connaissez, comte, cette
Pompéa?
NOIRMONT.
Beaucoup, et depuis son enfance, ce qui fait qu'en dehors de son talent
j'ai pour elle une sincère affection.
ISABELLE, à Herman.
Vous la connaissez aussi, Henri?
HERMAX.
Sans doute... Je l'ai vue... quelquefois chez Noirmont, qu'elle appelait
son oncle.
ISABELLE.
Est-elle aussi belle qu'on le dit?
HERMAN.
C'est une figure italienne,... des traits réguliers, pâle, des yeux... ex-
pressifs... Sa voix est magnifique, sa méthode excellente.
ISABELLE.
Oh! si nous pouvions, Emma et moi, prendre de ses leçons!
FRITZ.
Vous êtes, ma sœur, en pouvoir de mari; cela regarde Herman. Quant à
moi, je ne souffrirai jamais que ma fiancée soit en contact avec une comé-
dienne.
NOIRMONT.
Diable, baron! savez-vous bien que, sur l'article des convenances, vous
en remontreriez à notre faubourg Saint-Germain! Dans ses salons les plus
exclusifs, on l'accueille, on l'admire, on s'empresse autour d'elle; mais ras-
surez-vous : Pompéa ne professe qu'au théâtre.
HERMAN.
Chère Emma, ne continuez-vous pas le feuilleton?
EMMA.
Je vous obéis. (Lisant.) « Pourquoi faut-il que le héros de la partition de
Mozart n'ait eu d'autre interprète que M. Baldini? Nous sommes trop jeune
pour avoir entendu Garcia dans son rôle favori ; mais il nous a été donné,
ainsi qu'à quelques élus, de voir, il y a deux ans, dans un château des en-
virons de Paris, ce rôle rempli par don Juan lui-même. Qu'est devenu don
Juan ? qui nous rendra le clac Pompée ? Au dernier acte , la terre s'est-elle
véritablement entr'ouverte pour l'engloutir dans les flammes éternelles?
Toujours est-il que ce beau réprouvé, le créateur, le maître de la Pompéa,
a disparu, sans qu'elle ni personne de ce monde qu'il charmait ait pu nous
en donner des nouvelles. » Qu'est-ce que ce duc Pompée, messieurs? L'a-
vez-vous connu? Était-il père, frère ou mari de la Pompéa? Avait-il en ef-
762 REVUE DES DEUX MONDES. .
fet la figure et la voix d'un don Juan? Comment se fait-il qu'il ait disparu?
Est-il mort?
NOIRMONT.
Permettez-moi, belle curieuse, de ne pas répondre à tant de questions à
la fois. A vrai dire, ce n'était pas par des liens de famille que le duc Pom-
pée tenait à celle à qui il avait permis, en débutant au théâtre, de s'étayer
de son nom. Il y a longtemps, voyageant en Italie, il la rencontra à Naples,
encore enfant; frappé du charme de sa voix, de sa beauté, de l'intelligence
précoce de sa physionomie, il proposa à ses parens de se charger de son
éducation. Le duc Pompée a tenu sa parole, et c'est à lui que nous devons
cette virtuose merveilleuse. Le duc Pompée était beau , mais d'une beauté
fatale à celles qui l'approchaient. Est-ce tout? Ah! j'oubliais ! Après avoir
dissipé sa fortune, on dit qu'il est allé mourir en Amérique.
EMMA.
Quel dommage ! J'aurais bien aimé à le connaître.
ISABELLE.
Je ne vous comprends pas, Emma; il me semble au contraire qu'un tel
homme m'aurait fait peur.
NOIRMONT , regardant Herman.
Oh! avec Henri, vous pouvez braver tous les Pompées de la terre, (on en-
tend la cloche du déjeuner.) Dp ynno.'^'
UN DOMESTIQUE.
Madame la comtesse est servie.
IL
■ uyii-..ui*,c -5; i iui Jw,Qi)-j>[n (t jjp ar;qq£ * ,0 ii foo)
Le théâtre Têî)résênte un parc. A gauche duspi^Ctateùr, tiné' Vèire' làtec des gïadîns cbuvéït^^dte
pots de fleurs, la serre avance jusque sur le devant de la scène et en occupe le tiers eu
largeur; la porte en est ouverte et laisse voir ce qui se passe à l'intérieur. Sur le devant,
attenant ù la serre, un banc. A droite, au fond et dans l'éloignenient, un massif d'arbres au
milieu duquel s'élève une tour gothique.
SCÈNE PREMIÈRE.
NOIRMONT, seul, en costume de chasse.
Au plus beau moment, quand l'animal sur ses fins commençait à faire
tête aux chiens, une pierre se loge dans le sabot de mon cheval, le blesse,
et je manque Yhallali; c'est un peu dur. Eh! pourtant j'aurais tort' de
compter sur les regrets de mes compagnons. Herman et Emma semblaient
tout consolés du départ d'une duègne à cheval... Entre une jeune coquette
et un ancien libertin, il y a une telle force d'attraction!... N'importe, j'ai
conclu aujourd'hui avec Isabelle un pacte d'amitié; je veillerai sur son
bonheur.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 763
SCÈNE II.
NOIRMONT, POMPÉA, La Signora BARINI.
BARINI, «ivec un accent italien des plus prononcés.
Eh! voilà ce diplomate dé Noirmont.
NOIRMONT, se retournant, étonné.
Pompéa! Barini! •
BARINI.
Eh, si! c'est nous!
POMPÉA.
Mon bel oncle, vous allez nous aider à trouver Pompée.
NOIRMONT.
Pompée? il n'est pas ici.
POMPÉA.
Quoi ! serait-il allé justement à Paris?
NOIRMONT.
Je ne sais... mais par quel hasard?...
POMPÉA.
Bel oncle, toute votre discrétion est maintenant inutile... Vous êtes plus
étonné que charmé de nous voir.
NOIRMONT.
Il est certain...
POMPÉA.
Par momens, je crois moi-même être dupe d'un songe; rien pourtant
n'est plus simple que ce qui m'arrive : ce matin, comme je déjeunais avec
M°"^ Barini, Lebel est venu chez moi pour changer les tentures de mon sa-
lon; il m'a appris qu'il meublait un hôtel au faubourg Saint-Honoré par
ordre de Pompée, qui habite en attendant le château de Maran.
BARINI.
Et nous sommes parties sans finir la chocolala.
POMPÉA.
Nous avons pris le chemin de fer jusqu'à Fontainebleau, et notre postillon
vient de nous descendre à la grille du château.
NOIRMONT.
Je vous répète qu'il n'y a plus de Pompée. J'ai dû, jusqu'au dernier mo-
ment, défendre un secret qui n'était pas le mien ; à présent que vous savez
une partie de la vérité , il est nécessaire que vous la connaissiez tout en-
tière.
BARINI.
Ma que peut-il lui être arrivé, à ce povre garçon?
NOIRMONT.
Il y a deux ans, un ancien ami de sa famille, le comte Herman, est mort
à Dusseldorf; lié depuis longtemps avec lui, je l'avais tenu au courant des
désordres de Pompée, de ses prodigalités, de sa ruine; il lui a laissé par
testament son immense fortune, à la condition de quitter Paris, de prendre
764 REVUE DES DEUX MONDES.
son nom, de ne correspondre qu'avec moi, et de rester en Allemagne au
moins un an.
VOMvf.K.
Quel bonheur! lui si généreux dans la prospérité! si fier dans la dé-
tresse! car à présent je puis vous le dire, peu de temps avant sa dispari-
tion, avertie par Dubois de sa ruine, je lui avais offert de partager une
fortune qui est la sienne, puisqu'elle est acquise tout entière par le talent
que je lui dois; mais il m'avait repoussée avec indignation. C'est la seule
fois peut-être qu'il se soit montré dur et hautain avec moi.
NOir.MONT.
Ce n'est pas tout : en Allemagne, le nouveau comte Herman s'est épris
de M"" de Blûnienthal , et l'a épousée.
POMPÉ A, émue.
Pompée marié!... Je n'aurais jamais cru...
KOIRMOM.
Marié, et chaque jour plus amoureux de sa femme : le mieux me semble
donc que vous renonciez à le voir.
j fWsd'jU'ù. no ...silo] bakini.
Noirmont a raison : ce soûls soure que ra te fera mal.
POMPÉA.
Mon Dieu! vous savez bien que je suis habituée à ses infidélités! Après
deux ans de séparation , je retrouve le seul homme que j'aie aimé ; je sais
qu'il est là, peut-être à deux pas de moi, et vous me proposez de partir
sans l'avoir vu, sans m'être assurée par moi-môme qu'il existe! Cela est
au-dessus de mes forces. Je ne demande que la faveur de lui parler un in-
stant ; pour l'obtenir, je m'adressera-is à sa femme elle-même.
IVOIRMONT, après un moment de réflexion, à Uii-nn>me. ;;i i'; )
Après tout, il vaut peut-être mieux... (iiaut.) Vous êtes bien décidée?
PO.MPÉA.
Oui, cent fois oui!
NOIRMONT.
Et vous me jurez jusqu'à votre départ une obéissance absolue?
POMPÉA.
Comptez sur ma parole. ■ '
NOIRMONT.
En ce cas, venez toutes les deux avec moi.
SCÈNE III.
DUBOIS, LISETTE.
DUBOIS, tenant un violon sous le bras.
"Viens, nous serons bien ici.
LISETTE.
Comment, monsieur Dubois, vous avez apporté un violon?
DUBOIS.
11 le faut bien pour te donner une leçon de datise.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 765
LISETTE.
Et VOUS en jouez?
DDBOIS.
Certainement, petite!... Le valet de chambre d'un grand seigneur, son
homme de confiance, doit être musicien, poète môme dans l'occasion.
LISETTE.
Qu'est-ce que c'est que ça, poète?
DUBOIS.
C'est celui qui fait les paroles de vos chansons.
LISETTE.
Nous allons commencer tout de suite, n'est-ce pas?
DUBOIS.
Sans doute, ma charmante Lisette... Mais comment comptes-tu payer
ton professeur?
LISETTE.
Dame! monsieur Dubois,... je suis une pauvre fille,... je n'ai rien à moi.
DUBOIS.
Tu te moques, Lisette : tu sais que tu es riche... en fraîcheur, en jeu-
nesse...
LISETTE.
Vous trouvez?
DUBOIS.
Sournoise! tes galans te le disent tous les jours... Je ne veux pas me
montrer exigeant : deux baisers, est-ce trop?
' LISETTE. "-»
Alors vous voulez que je vous paie en embrassades?
DUBOIS.
Certainement, (ll va a eue et rembrasse a plusieurs reprises.)
LISETTE , s'échappant.
Assez, monsieur Dubois! A présent vous me devez au moins six leçons.
DUBOIS.
Voyons, Lisette, je vais t'enseigner les figures de la contredanse.
LISETTE.
Oh! je les sais déjà!... J'ai de l'amour-propre, voyez-vous; les paysans,
ce n'est pas mon affaire : ce que je voudrais, c'est que vous m'apprissiez
de quoi faire enrager» les autres filles du village et pouvoir être invitée par
vos messieurs de Paris.
DUBOIS.
Tu veux parvenir. Je me charge de ton éducation, et pour commencer
je vais ajouter à tes heureuses dispositions les grâces de notre danse na-
tionale... Mais j'aperçois mon maître et sa belle-sœur: entrons dans la
serre pour les laisser passer.
LISETTE, entrant dans la serre.
Danse-t-il bien, M. le comte?
DUBOIS, entrant aTec Lisette.
Ah! Lisette, si tu l'avais vu autrefois, costumé &a prince indien, au bal de
76(5 REVUE DES DEUX MONDES.
rOpéra! Tout le monde faisait cercle autour de lui. Je sais ce que c'est que
la danse; eh bien! vrai, je n'étais pas digne de dénouer les cordons de ses
souliers.
SCÈNE IV.
Les PrÉCÉDENS, HERMAN, EMMA. Dubois et Lisette sont dans la serre, Herman
et Emma, en costume de chasse, arrivent par le fond et se donnent le bras.
HERMAN, se dirigeant vers le banc.
Ne voulez-vous pas vous asseoir un instant sur ce banc?... Vous êtes in-
fatigable; mais nous serons mieux pour causer : c'est si rare un tête-à-tête
avec vous!
DUBOIS, à Lisette, qui regarde en dehors.
Diable! nous sommes pris! (Il l'entraine dans l'intérieur de la serre.)
HERMAN , assis près d'Emma, après l'aToir un instant contemplée.
Comme ce costume vous sied! Quel délicieux désordre dans votre cheve-
lure! l'animation de la chasse a coloré vos joues de ces teintes rosées qui
entourent le soleil couchant; votre œil de velours a pris l'éclat du diamant.
EMMA.
Est-ce la chasse qui me rend belle ?
HERMAN.
J'ai tort d'attribuer tant de beauté à des causes matérielles ; le charme
qui éclaire votre visage est celui de la femme qui se sent aimée.
EMMA.
Parlez-vous sérieusement?
HERMAN.
Chère Emma, il est impossible que vous n'ayez pas deviné le tourment
que j'endure.
EMMA.
Si je vous croj'ais, quel malheur pour nous deux ! Être à la fois si près et
si loin! Qui sait si bientôt nous n'aurons pas à, regretter le temps présent?
HERMAN,
Que je hais celui qui vous épousera!
EMMA, fixant les yeux sur lui.
Vous aimez Isabelle.
HERMAN.
Quoi qu'il puisse m'en coûter, je ne mentirai pas. Oui, j'ai pour Isabelle
une tendresse infinie, je chéris en elle la femme et la mère; mais tous ces
sentimens n'ont pu empêcher une passion plus forte de naître dans mon
cœur. Cette passion me brûle, me domine, et si... (on entend dons la serre un
bniit de pots de fleurs qui tombent et se brisent et un grand éclat de rire de Lisette. On TOit Dubois
roulant à terre. Herman et Emma se lèvent précipitamment. )
EMMA.
Ciel! on nous écoutait! De quel côté fuir? (EUe s'enfuit effrayée par le fond.)
HERMAN.
Emma, rassurez-vous... Elle n'est plus là. (Transporté de colère.) Je voudrais
bien savoir quels sont les misérables!... (Regardant dans la serre, a aperçoit Dubois à
terre cotre plusieurs pots de fleurs.) DrÔlc! qUC fais-tU là?
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 767
SCÈNE V.
HERMAN, DUBOIS, LISETTE.
DUBOIS, se releyant tout piteux.
Monsieur le comte, c'est en montrant à danser à Lisette... Le pied m'a-
manqué...
LISETTE.
Nerécoutez pas, monsieur le comte : il, youiaitiii' embrasser... Dame! si
j'avais su, je ne l'aurais pas poussé si fort^gini gnoiea auoii -
HERMAN, à Dubois.
C'est ainsi, mons Dubois, que vous montrez à danser aux jeunes filles!
Vous donnez un bel exemple à mes gens! A votre âge! un homme marié!
e vous avais déjà prévenu ce matin ; je devrais vous chasser 1
LISETTE.
Ah! pardon, monsieur le comte!
HERMAN.
Soit! à cause de toi, Lisette, je lui fais grâce; mais à la première faute
je serai sans pitié, (a Dubois.) Sortez d'ici!
SCÈNE YI.
HERMAN, LISETTE.
LISETTE, feignant d'avoir peur.
Oh! monsieur le comte nous a fait une peur! Quand je l'ai vu en colère,
je me serais cachée dans un trou de souris.
HF.RMA1X.
' ' îdàis'cé'n'étfaii: pas contre toi, mon enfant.
LISETTE, s'approehant.
Il n'est pourtant pas fort, M. Dubois; eh bien! quand il me tourmentait,
avant que monsieur entrât, il m'a tout meurtri le cou et les épaules.
HERMAN, à part.
Elle est vraiment jolie! (itaut.) Voyons, Lisette. Oh! le butor!
'^^' LISETTE.
' Oh! monsieur le comte a une manière... Je ne sais plus...
HERMAN.
Chère enfant, tu aimes la danse, n'est-ce pas?
LISETTE.
Oh! oui!
HERMAN, lui donnant sa bourse.
Tiens, voici de quoi t'acheter des robes de bal , des bonnets de dentelle,
et tout ce qui s'ensuit.
';l LISETTE.
. Que je vais être belle ainsi! Oh! monsieur le comte, vous me permettrez
de me montrer à vous dès que je serai dans ma grande toilette?
768 REVUE DES DEUX MONDES.
HERMAN, après avoir examiné Lisette.
Très volontiers, mon enfant! Maintenant, écoute. Je ne veux rien devoir
à la reconnaissance; mais si, tout compte fait, je ne te déplais pas, laisse
un louis dans la bourse, et remets-la ce soir à Dubois, comme si tu l'avais
trouvée. (Riant.) Ce trait de probité te fera grand honneur, et cela signifiera
que tu m'attends à minuit, (ns sortent. Lisette s'éloIgne pensive en regardant la bourse.)
SCENE VII.
HERMAN.
Rendez-vous à Lisette!... Penh! une fantaisie sans lendemain, un éclair
de plaisir!... Mais Emma! Par quelle pente insensible suis-je descendu jus-
qu'à adresser une déclaration à celle qui doit épouser le frère de ma
femme? Pendant les deux ans de mon séjour en Allemagne, la pensée d'Isa-
belle m'avait seule absorbé ; mon imagination comme mon cœur ne voyaient
qu'elle. Je me croyais fort, je défiais mon passé. C'est à partir du jour où
Fritz nous a amené sa fiancée qu'entre l'amour et le désir la lutte a com-
mencé. Nos habitudes sociales sont vraiment singulières! Un homme était
la terreur des maris et des mères : il choisit une compagne, et aussitôt il
devient l'objet d'une confiance absolue. Il semble qu'il ait cessé d'être
homme en se mariant. On l'entoure de tentations, on exige qu'il aille au-
devant du danger. Sa femme est délicate, absorbée par les soins mater-
nels; mais l'amie de sa femme a besoin d'exercice : vite! une longue pro-
menade au bras du mari. Fritz est obligé de s'absenter : qu'importe? ne
suis-je pas là pour monter à cheval avec sa fiancée, la mettre en selle, la
soutenir si elle perd l'équilibre en franchissant un obstacle, et la recevoir
frémissante dans mes bras quand elle descend enivrée d'une course rapide ?
Que de fois déjà nos yeux avaient échangé l'aveu tout à l'heure échappé
de nos lèvres!... Ah! il s'est fait en moi deux hommes différens : l'un qui
n'adore qu'Isabelle, l'autre toujours esclave de l'occasion.
SCENE VIII.
HERMAN, NOIRMONT.
HERMAN.
Ah! vous voilà enfin, cher tuteur!
NOIRMONT.
Je te cherchais partout, car j'ai à te parler.
HERMAN.
Moi aussi. A-t-on jamais vu pareille malencontre? Emma lisant tout haut
ce maudit feuilleton en l'honneur de notre Pompéa!
NOIRMONT.
Franchement, tu ne peux espérer, quand tout Paris en parle, que, pour
te faire plaisir, les journaux se tairont.
LE MARIAGE DU DUC POMPÉE. 769
HERMAU.
Soit; mais, depuis deux ans que j'ai disparu, je pouvais croire le duc
Pompée hors de cause. , , .,;.i ,.,
m 18 smmOO ,3io,:u :" l NOIRMONT. ..'-r^Tiind flf p.nah 5Ïn,-,( .,
Tu es trop modeste; les hommes comme toi, qui ont rempli le monde de
leurs brillantes folies, ne sont oubliés que le jour où ils sont remplacés...
D'ailleurs le feuilleton était de Fernel.
HERMAN.
Savez-vous que j'ai tremblé un instant qu'il ne fît suivre mon prénom de
Pompée de mon nom de Joyeuse! Quel coup pour Isabelle! car vous avez
été témoin de l'effroi que lui inspire la réputation de Pompée. Et encore lo
portrait était-il d'un ami ! Tenez, je vous le dis sans exagération aucune, je
sens qu'à ce frêle amour ma vie est attachée... On se passe d'un bonheur
qu'on ignore; mais quand une fois on a goûté les joies de cet amour qui'
vit de confiance et d'estime autant que d'attrait et de volupté, y renoncer
est impossible.
NOIRMONT.
Eh! qui te parle d'y renoncer? Le sentiment que tu as inspiré à cette
nature timide et tendre est indestructible. Le jour où aura lieu la décou-
verte que tu redoutes, Isabelle trouvera dans son cœur des trésors d'indul-
gence pour le pécheur repentant. Prépare donc ton sang-froid, car mes
nouvelles n'auront pas pour effet de calmer tes appréhensions.
HERMA^.
Qu'est-ce?
NOIRMO^'T.
Pompéa est ici.
HERMAN.
Pompéa ici! dans ce château!
NOIRMONT.
Je viens de la quitter.
HERMAN.
Mais par quel accident? par quelle perfidie?... Oh! c'est un tour infâme!
NOIRMONT.
Ménage tes expressions; le perfide auteur de ce rapprochement, c'est toi.
HERMAN.
Moi!
NOIRMONT.
Eh! oui, toi! Quand on veut rester ignoré à Paris sous le nom d'Herman,
on ne choisit pas, pour meubler son hôtel, les anciens fournisseurs du duc
Pompée, Lebel surtout, le tapissier de Pompéa aussi bien que le tien. Elle
est accourue, et je me suis heureusement trouvé le premier sur son che-
min.
HERMAN.
Alors vous avez obtenu d'elle qu'elle s'éloignât?
NOIRMONT.
Tu en parles à ton aise! J'ai cru d'abord, en lui expliquant ta nouvelle
situation, qu'elle céderait à mes remontrances; mais, étant si près de toi,
rien n'a pu la résoudre à partir sans te voir.
TOME XLVIII. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
HEUMAN.
Que faire? Comment sortir d'un pareil embarras? Il fallait lui promettre
que j'irais, demain, la trouver à Paris.
NOIRMONT.
Insensé! c'était lui accorder plus qu'elle ne demandait; c'était tout perdre
en un instant. Voyant sa résistance, j'ai changé de dessein : moyennant un
secret absolu sur vos anciennes relations, je lui ai accordé de te voir, non
en cachette, mais en présence de ta femme et des tiens.
HERMAN.
Quelle imprudence! nous exposer ainsi au danger d'une reconnaissance
devant témoins!
NOIRMONT.
Entre plusieurs dangers, j'ai opté pour le moindre.
HERMAN.
Redouter à ce point l'influence d'une habitude rompue depuis deux ans!
NOIRMONT.
Mes craintes sont injustes? As-tu donc oublié avec combien de peine j'ai
réussi à te faire accepter le testament du comte Herman? Les conditions
en étaient parfaitement honorables ; cependant ton orgueil se révoltait. Tu
ne voulais pas, disais-tu, vendre ton nom et ta liberté.
HERMAN.
Quoi de plus naturel? Je trouvais dur de renoncer à l'entraînement
d'une vie de plaisirs, de quitter un monde dont j'étais le favori, de me con-
damner moi-même à l'exil.
NOIRMONT.
Tu ne me donnes là que des motifs secondaires de tes refus. La chaîne
la plus forte était ta liaison avec Pompéa. Entre vous, ce n'était pas l'a-
mour, et c'était cependant autre chose que la seule volupté. Tout déchus
que vous étiez, vous restiez encore fiers l'un de l'autre. Au plus fort de vos
désordres, elle te conservait un attachement d'esclave, et cette esclave
était une artiste de génie ! Aussi je te vois encore, pâle, les yeux en larmes,
me suppliant de t'accorder avec elle une dernière entrevue.
HERMAN.
Je ne le nie pas, mon cœur saignait quand je l'ai quittée. Pendant les
premiers temps de mon séjour à l'étranger, je tombai dans le décourage-
ment; mais j'ai tenu fidèlement ma promesse. A présent, je suis mari et
père; au lieu d'un an, j'ai vécu deux ans en Allemagne, et ce n'est que sur
les instances d'Isabelle et d'Emma, sur vos propres exhortations, que j'ai
consenti à revenir en France. ■■•'^•^^'
^ ■ ■ "■■'' '''^WoiRMONT.
Evidemment je ne pouvais pas te laisser mourir à Dusseldorf. A ta ren-
trée dans le monde, le comte Herman ne cachera à personne l'ancien duc
Pompée. N'attache donc aucune valeur à ce changement de nom : ce qu'il
te faut, c'est d'être réellement un homme nouveau, c'est de traverser sans
défaillance cette crise suprême. Courage! l'épreuve va commencer.
HERMAN.
Mais dans quelles conditions ! Avez-vous réfléchi à ce qui pourrait arriver
LE 3IARIAGE DU DrC POMPEE. 771
si, pendant la visite de Pompéa, Isabelle découvrait notre passé? Quelle ne
serait pas son indignation en voyant une ancienne maîtresse présentée par
vous, accueillie par moi, introduite dans sa maison! Ne devrait- elle pas
supposer que nous nous entendons pour la trahir?
NOIRMONT.
Sur ce point, nous sommes forts de notre conscience. D'ailleurs Pompéa
est incapable de manquer à sa promesse.
HE RM AN.
D'accord, mais il suffît qu'un malheur soit possible. Tandis qu'en me ren-
dant demain secrètement chez elle, après une explication tête à tête, nous
nous serions quittés comme deux bons amis.
NOIRMONT.
Tu le crois! Est-ce sérieusement que tu viendras me dire qu'une fois at-
tiré dans ce logement plein d'ardens souvenirs, seul avec cette enchante-
resse, dans l'abandon d'un premier tête-à-tête, mais fort de ton amour
pour Isabelle, tu serais sûr de rester dans les bornes d'une honnête amitié?
L'amour, c'est ta vertu; mais ta vertu est bien jeune encore pour marcher
toute seule! J'ai préféré qu'elle s'appuyât d'une main sur George, de l'autre
sur Isabelle. Obéissant à un premier mouvement, Pompéa est venue te
trouver au centre de tes affections. J'ai cru plus sage d'en profiter. Une
visite à la tour de Maran explique sa présence ; elle est d'ailleurs escortée
de la vieille Barini... Enfin la présentation à ta femme a eu lieu, et celle-ci,
passionnée pour la musique, lui a fait le plus charmant accueil. Au sur-
plus, elles arrivent; songe à te bien tenir.
sgÏne'ix.
Les Prégédens, ISABELLE, POMPÉA, La Signora BAr.INI.
HERMAN, courant vers Pompéa, qui s'est arrOtée, en proie à une vive émotion,
et lui prenant la main.
Je suis heureux de vous revoir, mademoiselle.
POMPÉA, avec effort.
Charmée,... en effet.
LARINI, avec impétuosité, prenant Ilerman dans ses bras.
Eh! caro Bricone! Zé croyais que me povérés yeux ne te (se reprenant) ne
vous verraient plous. (se tournant vers Isabelle.) Il faut m'oscouzer, madame la
countesse; ma, zé l'ai connou qu'il avait moins dé barbé que moi.
ISABELLE.
Vous le voyez, Henri, tout le monde vous aime. Qu'on est heureux de
vous avoir connu depuis votre enfance !
POMPÉA, se remettant peu à peu, à Noirmont.
Mon bel oncle, avez-vous expliqué au comte par quel hasard, étant venue
passer deux jours à Fontainebleau, et parcourant la forêt, notre postillon
nous a proposé de visiter la tour de Maran?
NOIRMONT.
Sans doute, et Herinan m'en a témoigné toute sa joie.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
ISABELLE, à Hcrman.
Mon ami, il faut que vous m'aidiez à retenir ces dames, au moins jusqu'à
demain.
HERMAN, gaiment,
Oli! je ne les laisse pas partir! (a Pompi'a. ) Mademoiselle... (a Barini. ) et
vous, ma vieille amie, puisque je vous retrouve après ma longue absence,
vous ne me ferez pas l'injure de nous quitter.
POMI'ÉA.
Je voudrais accepter; mais nous nous attendions si peu;... nous n'avons
rien emporté.
ISABELLE.
Oh! qu'à cela ne tienne, nous sommes en famille.
BARINI.
Eli! donc déjà que madame la countesse fa la favour d'insister, nous ac-
ceptons malgré la toilette négligée.
NOIRMONT, riant.
Comment donc! mon aimable contemporaine, avec des boucles d'oreilles
comme les vôtres on est toujours en grande tenue.
BARINI, à Isabelle.
Il mé taquiné parce que ce sont des boucles d'oreilles que zé né veux za-
mais m'en séparer... Eh! vous comprenez : lé plous grand souvenir dé moun
ezistence mousicale! A oune réprésentation dé VAlziraûe Zingarelli, à la
Scala, lé premier consoul assistait, et comme zé venais dé chanter mon
air : Nel silciizio, il a donné loui-mème lé signal des applaudissemens,
et lé soir il m'a fait remettre cette paire de brillans par soun boun ami
Douroc.
ISABELLE, à Barini.
Ah! vous chantez aussi, madame?
NOIRMONT.
La signera Barini était un magnifique contralto; elle ne chante plus, mais
elle donne encore d'excellens conseils dont Pompéa a souvent profité.
HERMAN.
Maintenant que votre séjour est chose convenue, rentrons au château,
car nous ne pouvons rester, même en petit comité, dans ces habits de
chasse.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 773
m.
Le théâtre représente une chambre à routher à angles coupés. Lit au fond; à l'angle gauche,
une cheminée ornée de candélabres avec bougies allumées, et d'une glace autour de laquelle
sont suspendus des médaillons et de petits tableaux de genre; à l'angle de droite, une porte;
au premier plan, du même coté, une autre porto. Les murs sont garnis gà et là de quelques
tableaux, de fusils, couteaux et ustensiles de chasse, de pistolets et de diverses armes
ancitnnes et modernes. A gauche, une causeuse; au milieu, un guéridon. Chaises, fauteuils,
un paravent.
SCÈNE PREiMIÈRE.
HERMAN, NOIRMONT, FRITZ.
(llerman est à droite, en robe de chambre, debout, appuyé à la cheminée, et fumant un cigare;
Fritz est à gauche, assis et fumant une pipe allemande; Noirmont est assis entre llerman
et Fritz. )
FRITZ.
Eh bien! Herman, je vous jure, je n'aurais pas cru que vou.s vous en
seriez si bien tiré, quand M"*' Pompéa a insisté pour que vous cliantiez ce
duo avec elle... Vous avez une assez jolie voix pour un amateur.
HETiMAN, riant.
Vous êtes trop bon, cher beau-frère!
- -'.t:\!/l ■;.; FRITZ. ,., rjru.o A f^iblisrro.ï. m
Non, en vérité!... Cette découverte a jeté ma sœur et Emma elle-mêrne
dans une surprjse qui allait jusqu'à l'admiration. (Riant.) En prenant le nom
d'Herinan, vous avez adopté nos mœurs germaniques, car ce n'est pas un
Français qui aurait tenu un talent caché pendant deux années.
NOIRMONT.
Ah! baron, vous êtes un terrible gallophobe! Cette fois c'est vous qui
commencez la guerre.
FRITZ, d'un ton prétentieux.
Je plaisante innocemment... Mais M"'= Pompéa, quelle femme prodigieuse!
Je ne sais ce qu'il faut admirer le plus, de sa beauté ou de sa voix.
NOIRMONT.
Vous voilà donc réconcilié avec la comédienne?
FRITZ.
J'avoue mes torts. D'ailleurs, quel rapport y a-t-il entre ces malheureuses
qui font le métier d'actrices et celle qui personnifie en elle le génie de la
musique? Quelle séduction! quelle noblesse dans ses manières! quel air de
reine! Elle me fait penser à la Marie Stuart de notre Schiller, et en même
temps elle a quelque chose de si pur, de si angélique, qu'elle me rappelle
la sainte Amélie de la légende, charmant les animaux des forêts.
HERMAN.
Peste! mon cher beau-frère! dans votre enthousiasme, en la canonisant,
vous nous faites jouer à tous trois le rôle de bêtes féroces!... Mais je vous
le pardonne, car personne n'a mieux que M"" Pompéa représenté la vertu,
et donné ici-bas un avant-goût des joies du paradis.
"7'^ REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE II.
Les Précédens, DUBOIS.
DDBOIS, entr'ouvrant la porte.
Monsieur le comte!
HERMAN.
Ah! c'est toi! Qu'y a-t-il?
DDBOIS, allnnt à Herman.
C'est votre bourse que vous aviez laissé tomber dans le parc.
HERMAN, prenant la bourse.
Tu l'as trouvée? . , ,
DUBOIS.
Non, monsieur le comte, c'est Lisette : elle m'a bien recommandé de
vous la remettre ce soir même.
HERMAN.
C'est une honnête fille... Tu la remercieras.
SCÈNE III.
Les Précédens, moins DUBOIS.
NOIRMONT, à Fritz.
Eh bien! baron, voilà une petite fille qui n'est pas mal, ma foi! Elle doit
aimer les chiffons comme on les aime à son âge! Elle trouve une bourse, et
elle n'a pas de cesse qu'elle ne l'ait fait parvenir à son légitime proprié-
taire. Je voudrais bien savoir ce qu'une Allemande aurait fait de mieux.
FRITZ.
Ma critique de vos idées et de vos habitudes ne s'étend pas aux femmes...
Si je ne me trompe, vous disiez ce matin que M"-^ Pompéa a été élevée en
France?
NOIRMONT.
Ah ! baron , vous y revenez ! Décidément vous êtes blessé au cœur.
FRITZ, rougissant.
Vous savez bien que je suis pour ainsi dire déjà marié... Je la crois très
bonne. Avez-vous remarqué avec quelle indulgence elle applaudissait lors-
qu'Isabelle a fait entendre sa voix? Par exemple, elle n'a rien dit après
qu'Emma a chanté.
NOIRMONT.
C'est aussi exiger de sa part trop d'abnégation de vouloir qu'elle com-
plimente votre fiancée.
FRITZ.
Je ne vous comprends pas.
HERMAN.
L'effet que vous avez produit sur la grande artiste n'était que trop vi-
sible, et Emma ne s'y est pas trompée : vous avez dû remarquer son dépit.
FRITZ.
Vous exagérez sans doute... Le fait est qu'à la fin de la soirée elle avait
l'air de m'éviter : les jeunes filles se piquent si facilement!
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 775
NOIRMONT.
Comment ! Ne vous êtes-vous pas aperçu qu'elle allait bouder avec Her-
man dans tous les coins du salon?
FRITZ.
Oh! je raccommoderai tout cela demain! (n se une.) Adieu, messieurs! Je
n'ai pas, comme vous, l'habitude de veiller. L'heure du couvre-feu est son-
née depuis longtemps, (a échange une poignée de main nvec Hernian et salue Noirmont.)
NOIRMONT. U se lève et s'incline.
Bonsoir, baron! (pendant que Fritz prend un bougeoir sur le guéridon et se dirige vers la
première porte de droite.) Malgré VOS priucipes, cc u'cst pas de votre fiancée que
vous rêverez cette nuit. (Fritz sort.)
SCENE IV.
HERMAN, NOIRMONT.
NOIRJIONT , continuant comme si Fritz était présent.
Salut! fils immaculé de l'ignorance et du passé! modèle de vanité pué-
rile et de candeur virginale! Amoureux stagiaire, dont les passions sans
courant étaient pures comme les eaux dormantes d'un lac! Un mot d'Her-
man à l'oreille de Pompéa et quelques regards capricieux de cette ado-
rable fille ont suffi pour le troubler! La comédienne n'existe plus, c'est une
reine ! une sainte! Encore un jour, et, si elle le veut, le fiancé faussera ses
sermens, se brouillera avec sa famille, afin de mettre aux pieds de la can-
tatrice sa fortune et son nom !
HERMAN.
Le petit beau-frère n'est pas fort, et Pompéa n'en ferait qu'une bouchée.
;.,. (Ils viennent sur le devant de la scène. ) MaiS VOUS deVeZ être COUteUt de llioi, Chcr
tuteur; ma tenue n'a pu éveiller aucun soupçon?
NOIRMONT, froidement.
Oui... Tu lui as donné un rendez-vous.
HERMAN.
Évidemment. Je ne pouvais pas, quand nous nous rencontrons après deux
"" ans de séparation, lui refuser un moment d'entretien.
«thqs iiï) iioii n'a ollù eaiqra;> noirmont. ■ o'îi^fiQ^iiî' J>
Soit! J'en étais sûr... Quand vient-elle?
HERMAN.
A minuit.
Je vais donc vous laisser.
Il n'est pas temps encore.
NOIRMONT.
HERMAN.
NOIRMONT.
Puisque tu me retiens, parlons à cœur ouvert : tu es fier de ta réserve
à l'égard de Pompéa? Mais crois-tu bonnement que j'aie été ta dupe? Me
prends-tu pour un fiancé allemand, ou coraptes-tu sur mon grand âge pour
n'avoir pas aperçu tes mauéges avec Emma ?
776 REVUE DES DEUX MONDES.
HERMArr.
Loin de penser que votre vue baisse, je crois, cher tuteur, qu'elle grossit
les objets... Vous êtes, d'honneur, un gardien plus jaloux de ma fidélité
qu'Isabelle elle-même.
NOIRMONT.
J'exagère, dis-tu? Mais cette intimité dangereuse avec une fille de vingt-
quatre ans, dont l'imagination s'exalte, et qui n'a pour bouclier que la cour
fastidieuse d'un fat qu'elle n'aime pas, est d'autant plus coupable qu'elle se
couvre du manteau de la fraternité.
HERMAN.
Quel grand crime après tout quand un peu d'amour se cacherait sous un
semblant d'amitié?
NOIRMONT.
Oui, c'est un crime à mes yeux que cette hypocrisie. Tes vices ont en-
core un reste de jeunesse; mais si tu veux juger combien il peut être
odieux de simuler les affections de famille, songe à ces libertins en-
durcis qui tournent au profit de passions attardées leurs cheveux blancs,
leurs rides et les injures de l'âge, paternes hypocrites, insinuans, affec-
tueux au toucher, embrasseurs sans conséquence, donnant à leurs yeux,
selon l'occasion, l'expression attendrie d'un bon parent ou le regard en-
flammé d'un satyre, épiant une surprise des sens , et cherchant la satisfac-
tion de leurs désirs honteux à l'aide d'une équivoque. Entre eux et toi, ce
n'est qu'une question de temps; c'est le vice qui a vieilli. t
HERMAN.
Quoi donc! c'est vous, l'homme aux mœurs faciles, le voluptueux, le
sceptique, vous, qui, sans rancune, cher tuteur, m'avez lancé, bien jeune,
à l'Opéra, vous, mon maître en bien des choses, mais non pas en vertu,
c'est vous qui, à propos d'un innocent caprice, enfourchez les grands mots,
et montrez à mes yeux ébahis l'effroyable peinture du vice devenu vieux!
NOIRMONT.
Il est vrai, je suis en guerre ouverte avec les salons ; je scandalise un
monde corrompu à qui je refuse la satisfaction des apparences. Avec moins
d'expérience et un sentiment plus haut du devoir, j'aurais peut-être tenté
de le réformer; mais, dans la pratique, j'ai reconnu que le mal est vivant,
que les abus sont des hommes, et se comptent par milliers. J'ai vu, dans
mon enfance, une génération convaincue s'avancer intrépidement au-de-
vant des obstacles, et je sais combien de sang et de larmes coûte chaque
progrès de l'humanité; j'ai vu, au lendemain de la terreur, les restes de
cette société égoïste et frivole se dédommager de quelques années d'absti-
nence en se jetant dans une licence sans limites : j'ai suivi le torrent, et,
sans égard aux formes nouvelles, je continue les mœurs de mes contempo-
rains. Mes défauts sont nombreux ; ma seule qualité, ma règle de conduite
est le respect de la sincérité. Si je provoque le scandale, je hais le men-
songe ; jamais, pour triompher d'une résistance, je n'ai eu recours à la co-
médie de l'amitié; jamais je n'ai prodigué les feintes promesses ni les faux
sermens d'une éternelle flamme; jamais je n'ai séduit, jamais je n'ai trompé :
aussi je me contente du parfum des fleurs déjà cueillies. Quant au reproche
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. ///
d'avoir guidé tes pas vers nos Madeleines encore non repenties, je vou-
drais bien savoir ce que Mentor ferait de nos jours d'un Télémaque de
vingt ans!... Toi, qui e>^ encore un trop jeune mari, oses-tu bien me blâmer
de ne t'avoir pas marié plus tôt?
HERMA\.
Vous valez mieux que moi, d'accord! mes reproches n'avaient pas le
sens commun; mais je m'irrite en vous voyant, parce que j'adore ma femme,
vouloir faire de moi un homme plus parfait que nature, incriminer mes
peccadilles, et prétendre m'interdire les moindres distractions.
NOIRMONT.
Ingrat! La nature a accumulé sur toi ses plus précieuses faveurs : l'in-
telligence, la beauté, la noblesse, la voix qui charme, et ce don de séduire
qui vaut à lui seul tous les autres; tu as abusé des voluptés, et quand, à
quarante ans, je t'ai forcé à rompre avec les plaisirs avant qu'ils ne te quit-
tent, à point nommé est éclose pour toi dans le cœur d'Isabelle cette fleur
qui s'épanouit à peine une fois en un siècle, l'amour, qui donne le bon-
heur, qui survit au mariage, à la vieillesse, peut-être à la mort. Ainsi, dans
ton existence privilégiée, le bonheur a succédé sans intervalle au plaisir;
quel insensé serais- tu donc si, pour Emma ou pour Pompéa, pour un ca-
price ou pour un souvenir, tu risquais un pareil amour !
HE RM AN.
Pardon, mon cher, mon véritable ami ; je sais que mon passé autorise
votre méfiance; mais pour conjurer le danger de ce premier tête-à-tête,
j'ai un moyen infaillible : le tableau de mon bonheur suffira... [ on entend frapper
à la deuxième porte. )
NOIUMONT.
A l'œuvre donc, et de la fermeté! (U sort par la porte du premier plan.)
SCÈNE Y.
HERMM, POMPÉA.
POMPEA; en entrant, elle se jette dans les bras d'IIerman.
Je te retrouve enfin, mon maître ! mon Pompée ! Depuis que je t'ai ren-
contré dans le parc, cette contrainte me pesait comme un manteau de
plomb! Dis, m'as-tu gardé une petite place dans ton cœur?
HERMAN.
Sans doute; tu n'es pas de celles qu'on oublie.
POMPÉA.
Je suis bien vieillie, n'est-ce pas?
HERMAN.
Enfant! tu es plus belle que jamais; mais, moi, j'ai quitté la jeunesse.
POMPÉA, gniment.
Vrai! tu n'as pas encore l'embonpoint des maris. ( Le prenant sons le bras.)
Pauvre cher! j'ai bien souffert, va, depuis ta rupture avec moi!... Oh! ton
élève n'a pas été lâche! Pour chasser ton souvenir, j'ai eu recours à toutes
778 REVUE DES DEUX MONDES.
les distractions, à toutes les ivresses; mais ton image me poursuivait par-
tout, dans le monde, sur la scène... Mon cœur est resté plein de toi.
HERMAN.
Pardonne-moi mes torts involontaires : la nécessité était là, impérieuse,
implacable... Noirmont a dû te dire...
POMPÉA.
Pendant deux ans, le cruel oncle a été impénétrable... Ce n'est que ce
matin qu'il m'a conté!... Mais j'écoutais si peu les raisons qu'il donnait pour
me décider à partir!... Un ancien ami de ta famille t'a fait son héritier, à
la condition d'abandonner ton beau nom de Joyeuse et de prendre le sien.
N'est-ce pas cela?
HERMAN.
Ah! mon Dieu, oui! C'est à n'y rien comprendre! Une immense fortune!
Encore aujourd'hui c'est un mystère que je ne m'explique pas. (u Ta décro-
cher un nu'JaiUon suspendu près de la glac» et le montre à Pomp6a. Plaisantant.) TiCUS, VOlci IC
portrait du barbare qui nous a séparés.
POMPÉA, après avoir examiné le portrait avec attention.
C'est là le comte Herman, l'homme au testament? Et tu n'as rien deviné?
HERMAN.
Que, veux-tu que je devine?
POMPÉA.
Tu n'as pas le plus léger soupçon? (Lui remettant d'une main le portrait, de Pautre
l'attirant devant la glace.) Jette uu coup d'œil sur Cette miniature, et regarde-toi
dans la glace.
HERMAN, après avoir regardé alternativement le portrait et son visage, avec étonnement
et émotion.
Ah!
POMPÉA, riant.
Au fait, je pardonne à présent au comte Herman d'avoir exigé que tu
prisses son nom.
HERMAN, sèchement.
Trêve aux plaisanteries!
POMPÉA.
J'ai tort... Mais toi, cruel, pourquoi ne m'avoir pas écrit une fois durant
ta longue absence ?
HERMAN.
Je m'y étais engagé par serment : c'était une condition du testateur.
POMPÉA.
Et sans doute ton mariage aussi?
HERMAN.
Non. A mon arrivée en Allemagne, j'étais triste, abattu ; un hasard de
voisinage m'a mis en rapport avec M""^ et M"" de Bliimenthal; peu à peu
j'ai senti que près de cette charmante personne je devenais meilleur; j'ai
apprécié ses excellentes qualités, je l'ai estimée, puis aimée d'un amour
inconnu, confiant, impérissable; je l'ai épousée, et depuis près d'un an
elle m'a donné un fils que j'adore autant que sa mère.
POMPÉA, irritée.
Ah! c'est sérieux?
LE MA.RIAGE DU DUC TOMPÉE. 779
HERMAN.
Très sérieux.
POMPÉA.
Voilà une idylle qui a le défaut d'arriver trop tard; hier je t'aurais cru,
mais il ne fallait pas me faire passer la soirée avec ta belle-sœur.
HERMAN.
Je ne te comprends pas.
POMPÉA.
Est-ce qu'on nous trompe, nous*autres? Tu es son amant. Du reste, je ne
t'en fais pas mon compliment : elle est sans grâce, affectée. A ta place, ses
œillades et ses roucoulemens m'ennuieraient.
HERMAN, avec une colère contenue.
Je te répète que tu la calomnies, et je te défends d'en parler davantage.
En vérité, ta haine contre les femmes du monde te rend folle!
POMPÉA.
Ah! voilà le grand mot! Les femmes du monde! Comment une artiste
ose-t-elle parler d'une femme du monde,... la juger,... dévoiler ses intri-
gues?... Ne semble-t-il pas que nous vivions séparées d'elles par une mu-
raille infranchissable?... Mais on ne t'a donc pas dit que, grâce à ton dé-
part, je suis devenue l'idole de la bonne compagnie, l'amie inséparable des
plus nobles demoiselles, dont je reçois les confidences? Eh! quelles confi-
dences! Veux-tu que je t'édifie sur la moralité de ces femmes que, dans
ton orgueil, tu crois une race à part de la nôtre? Aussi bien ma curiosité,
ma fierté sont satisfaites ; je suis lasse de leurs flatteries, dégoûtée de leurs
caresses; je suis restée bohème, et je les hais comme lorsqu'elles m'acca-
blaient de leurs dédains. ( EUe s'arrête et regarde un moment Herman.) Eh bien ! qu'aS-tU
à me regarder avec les yeux effarés de l'enchanteur de l'Ambigu devant le
monstre qu'il a créé?
HERMAN.
Tu me fais horreur, Pompéa.
POMPÉA.
C'est juste! L'horreur du vice pour servir de pendant au culte de la vertu!
Le beau rêve du serpent engourdi sous le ciel de la froide Allemagne et
qui se croit devenu berger! Causons de ta Baucis, honnête Philémon.
HERMAN, ayant peine à se contenir.
Finis, je t'en supplie!
POMPÉA.
Et pourquoi finirais-je? Je n'en dis pas de mal; elle a l'air d'une bonne
femme, elle ne voit rien, ne sait rien, n'entend rien : c'est le contraire du so-
litaire. Après ça, c'est maigre, c'est chétif ; elle ne te gênera pas longtemps.
HERMAN, hors de lui, la saisissant i)ar le bras, qu'il rejette violemment en arrière.
Misérable!... (Moment de silence.)
POMPÉA.
Tu l'aimes donc bien qu'en l'insultant j'aie pu t'amener à me frapper !
(Après une pause.) Tu l'aimcs d'uu amour inconnu, impérissable! Tu l'aimes d'un
premier amour! Elle est ta femme, la mère de ton fils! Et moi, moi, misérable,
moi, ta créature, ta chose, ton esclave dévouée jusqu'au crime ou jusqu'à
780 REVUE DES DEUX MONDES.
la vertu! Ah! bien misérable en effet, tu ne m'as jamais aimée! (EUe éeiat»
en snnglots et tombe épuisée, accablée sur la causeuse. )
HERMAN , se jetant h ses pieds.
Pardonne! oh! pardonne-moi, ma fille chérie, ma Pompéa! Cesse de
nous torturer ainsi tous les deux! (n lui pren.l une main dans les siennes.)
POMPÉA, s'apaisant peu à pou et relevant la tôle.
Et pourtant j'étais belle aussi, lorsque, pour la première fois, tu me per-
mis de me brûler à tes lèvres! Je ne partageais pas mon cœur entre une fa-
mille et toi; j'étais seule au monde, je ne connaissais que toi, je t'apparte-
nais tout entière.
HERMAN. n s'est relevé par degrés pendant que Pompéa parlait, et s'est assis à côté d'elle.
Tu sais bien que je t'ai toujours aimée, que je t'aime encore !
POMPÉA.
Je te dois tout, le bien comme le mal; pour être, j'ai attendu un signe
de ta volonté, et tu m'as faite semblable à toi. Ne te souvient-il pas de mes
supplications, de mes larmes, le soir où tu m'as arrachée tremblante de
notre nid pour me produire devant tes amis? As-tu oublié ma honte et ma
douleur premières à ces fatals soupers, où tu réunissais, au milieu des bac-
chantes, artistes, écrivains, compositeurs, poètes, où chacun excellait en
quelque chose, les uns types modernes de la beauté antique, les autres étin-
celant de saillies, servant aux convives leur esprit toujours présent, celui-ci
sa verve satirique, celui-là son intarissable gaîté de sublime bohème; satur-
nales du génie, vrai paradis du vice! Ainsi, dit le poète, au temps des cé-
sars, une jeune chrétienne était amenée dans le cirque; ses yeux, mouillés
de pleurs, levés vers le ciel, y cherchaient un appui, ses mains essayaient
de dérober ses charmes aux regards des spectateurs! Après l'affreuse at-
tente, au signal donné, les belluaires ouvraient l'entrée de l'arène aux bêtes
féroces; mais au lieu du tigre de l'Inde ou du lion de Numidie s'avançait
une joyeuse bacchanale : les trompettes d'airain résonnaient, les tambou-
rins battaient, les vierges folles couraient le thyrse à la main, et déjeunes
garçons portaient en chancelant des outres pleines de vin nouveau. Sur-
prise à cette vue, le passage subit des affres de la mort à l'excès de la vie
amollissait son cœur et brisait son courage; l'air était embrasé, des nuages
de pourpre passaient devant ses yeux ; on l'entourait, un prêtre de Bacchus
versait à flots le vin à ses lèvres entr'ouvertes; on entonnait le chœur des
corybantes, et, la prenant par la main, on l'entraînait dans la ronde en dé-
lire, jusqu'à ce qu'enfin, haletante, épuisée, elle tombait à son tour ivre de
volupté.
HERMAN.
Que tu es belle ainsi! ô ma belle jeunesse! (la prenant dans ses bras.) Oublions
le présent, accordons une nuit, une heure au souvenir.
POMPÉA, s'arracliant de ses bras.
Non, laisse-moi! laisse-moii Nous serions insensés; laisse! j'ai trop
souffert !
HERMAN.
Pompéa!
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 781
POMPÉA, se dirigeant vers la deuxième porte.
Non! tu n'es plus à moi. (EUe ouvre la porte.) Écoute mon adieu : ou toujours,
ou jamais! jamais au comte Herman, ou toujours à Pompée!
SCÈNE VI.
HERMAN, spui.
Elle m'a résisté!... c'est un bonheur sans doute; quelle faute elle m'a
épargnée! Comme Noirmont triompherait de ma lâcheté! J'avais bien com-
mencé : devant le sincère récit de mon unique amour, Pompéa se serait
résignée, si mon empressement auprès d'Emma, son imprudent abandon
dans cette fatale soirée n'avaient renversé tous mes plans! Emma! toujours
Emma! Pourvu qu'une lueur de la vérité- n'ait pas pénétré jusqu'à Tàme
d'Isabelle!... car je ne joue pas la comédie vis-à-vis de moi-même : j'adore
ma femme, mon enfant; pour eux, je supporterais la pauvreté, la misère;
je courrais avec joie au-devant de la mort. Comment se fait-il donc que
je succombe à toutes les tentations? Serait-ce le châtiment d'une vie de
débauche? ou la nature, plus puissante que les règles de conduite, les ser-
mons, la conscience même, se rit-elle de nos aspirations à la vertu? (u 6te
sa robe de chambre et commence à s'habiller. ) Après tOUt, Pompéa OSt UUe ancienne
maîtresse; un retour vers elle eût été sans conséquence... Mais Noirmont a
raison, tout le danger est du côté d'Emma. Quel progrès en une seule soi-
rée! L'effet de ma voix, la présence de Pompéa, une sorte de jalousie,
même à propos de ce Fritz dont elle fait si bon marché, l'avaient enfiévrée
au point que nos rôles semblaient intervertis : réserve, soin des apparences,
jusqu'aux craintes qui souvent tiennent lieu de vertu, elle avait tout oublié.
Une pareille liaison serait un crime; elle ruinerait le bonheur d'Isabelle. A
tout prix, je dois rompre! Oui, dès demain, je romprai avec elle. (Étant com-
plètement habillé, il se couvre d'un manteau et regarde à sa montre.) 11 CSt Dieil taru....
Bah ! allons trouver Lisette !
IV.
Le salon du premier acte.
SCÈNE PREMIÈRE.
HEPiMÂN, ISABELLE, POMPÉA. Isabelle et Pompéa sont assises prl-s de la table
du milieu ; Ilerman va et vient.
ISABELLE, h Ilermnn.
C'est aimable à vous, Henri, d'avoir préféré à leur bruyante cavalcade
notre paisible compagnie.
HERMAN.
Quoi de plus naturel?... D'ailleurs, entre Fritz et Noirmont, Emma n'a
rien à désirer.
ISABELLE, à Pompéa,
Vous devez être bien blasée, mademoiselle, sur les complimens; pourtant
78'2 REVUE DES DEUX MONDES.
je ne puis m'empêcher de vous redire les émotions délicieuses que me cause
votre voix.
POMI'ÉA.
Nous autres artistes, on prétend que nous ne sommes jamais rassasiées
d'éloges : en ce qui me regarde, ils n'ont de prix que suivant la personne
qui les donne; mais j'avoue, madame, que les vôtres me font plaisir.
ISABELLE.
Je voudrais être plus savante en musique afin que mon suffrage eût plus
d'autorité. Je ne juge que par impressions; seulement ces impressions sont
si vives, que souvent le plaisir me fait mal.
HERMAN, à Poinpéa.
Hier, après que vous avez eu chanté la romance du Saule, qu'elle voulait
vous faire recommencer, Isabelle était dans un état de surexcitation vrai-
ment déplorable. Aussi, je m'y suis opposé. Elle est si peu raisonnable! Ce
sont précisément ces morceaux d'une tristesse passionnée qu'elle préfère.
ISABELLE.
Que voulez-vous, mon ami? Je ne peux changer mon organisation! Mais
j'aurais à mon tour une grosse querelle à vous faire : n'est-ce pas, made-
moiselle, que c'est affreux, avec une voix comme la sienne, de m'avoir ca-
ché pendant deux ans qu'il chantait?
POMPÉA.
Le comte, en effet, a une voix comme nous n'en possédons pas au théâtre.
HERMAN, vivement.
Mademoiselle, veuillez, je vous prie, détromper ma femme sur mon pré-
tendu talent ; je ne sais pas une note de musique, et ce duo dans lequel
vous avez eu la bonté de me seriner ma partie était mon unique cheval de
bataille.
POMPÉA.
Il est vrai ; mais vous devriez avoir honte de votre paresse.
ISABELLE.
Je ne lui donnerai pas de répit qu'il ne m'ait promis de travailler : avec
sa facilité, je suis sûre qu'en deux ou trois mois il pourrait chanter tout
ce qu'il voudrait, surtout si vous l'encouragiez de vos conseils, (ici isabeiie
tend lu main à Pouapéa.)
HERMAN.
Encore VOS expériences?... Quel enfantillage!
ISABELLE.
N'importe ! si mademoiselle veut bien s'y prêter.
POMPÉA.
Tant que vous voudrez.
HERMAN.
Je n'aime pas, Isabelle, que vous vous abandonniez à ces idées d'influence
magnétique. Figurez-vous, mademoiselle, qu'elle croit, en mettant ses mains
en contact avec celle d'une autre personne, deviner si elle doit entrer en
intimité avec elle, et si elle pourra compter sur son amitié!
ISABELLE.
C'est une croyance de mon pays. Je n'ai ni votre clairvoyance naturelle.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 783
ni votre esprit d'observation; mon moyen, que vous traitez de puéril, est
une sorte d'intuition qui ne m'a jamais trompée.
IIERMAN.
Oui, excepté au sujet d'Emma, votre meilleure amie, pour laquelle vous
avouez que votre expérience magnétique concluait à l'antipathie.
ISABELLE.
Emma a été élevée avec moi ; elle est ma compagne, ma parente, mais je
n'ai pas choisi son amitié... D'ailleurs, un fait isolé ne prouve rien, (a Pom-
péa.) Vous consentez, chère demoiselle? Après vous avoir entendue, je suis
sûre d'avance que le résultat sera favorable, (pompéa lui donne sa main, qvi'eiie tient
étroitement serrée dans la sienne. Herinan les observe d'un œil inqniet. Au bout d'un moment, Isa-
belle, arec émotion :) C'cst singulier, je n'aurais jamais cru!... J'éprouve absolu-
ment les mêmes effets que lorsque Ilerman m'a tendu la main pour la pre-
mière fois, d'abord une sorte de répulsion à laquelle succède la plus vive
sympathie.
POMPÉA, rniue aussi.
Ayez confiance, la sympathie l'emportera... Voulez-vous me permettre,
madame, à mon tour, do vous demander une faveur?... Faites-moi voir
votre George.
ISABELLE, l'emmenant Ters la chambre dont elle ouvre la porte.
Très volontiers.
POMPÉA, h Ilerman, qui va pour entrer arec elle, riant.
Restez, nous ne voulons pas de vous.
SCENE II.
HERMAN, seul d'abord; un peu après LA BARINI.
HERMAN.
Ce que c'est qu'une mauvaise conscience! je ne peux me défendre d'une
sotte inquiétude à l'idée de Pompéa seule avec ma femme! Je devrais me
réjouir au contraire, car, elle aussi, elle commence à subir l'ascendant de
la douce vertu d'Isabelle.
BARINI, entrant.
Est-ce que ce dames sont sorties?
HERMAN.
Elles viennent de passer dans la chambre voisine pour admirer mon fils.
Ne les dérangez pas, elles sont en train de s'aimer. Leur union complétera
mon bonheur.
BARINI.
Mauvais souzet? C'est-à-dire que tu veux conserver ta nouvelle conquête
sans renoncer à l'ancienne; tou es countent qu'elles s'aiment pour mieux
t' adorer. Tou es oun accapareur! comme vous dites en français, oun cou-
moulard... Je mé sens à l'aise depouis que la countesse a été si bonne que
dé mé permettre dé té tutuoyer; auparavant, j'avais tellement peur dé mé
tromper, que je n'osais plous te parler.
784 REVUE DES DEUX MONDES.
HERMAN.
Cara Barini, vous pouvez donc reprendre avec moi vos anciennes habi-
tudes. Vous avez enfin terminé votre volumineuse correspondance?
BARINI.
Oh! elle n'est pas volouminouse; ma c'est que je n'écris pas vite.
HERMAN.
Vous deviez avoir pourtant beaucoup à répondre autrefois. Que de lettres
d'amour vous avez dû recevoir!
BARINI.
Ah! si. Et des vers! et des sonnets! de quoi remplir une bibliothèque!
Ma zé né les lisais pas, perqué quand j'étais joune, zé né comprenais pas
ceux qui perdaient leur temps à faire la cour sur le papier.
SCÈNE III.
Les Précédens, POMPÉA, ISABELLE.
POJIPÉA.
Ah! comte, que ce petit garçon est adorable!
ISABELLE.
Figurez-vous, Henri, que cette chère Pompéa a pris entre ses bras notre
George, qui lui souriait, l'a couvert de caresses, et que de grosses larmes
coulaient le long de ses joues. Quand j'ai vu cela, je n'ai pu résister au dé-
sir de l'embrasser.
HERMAN.
Et vous avez bien fait, chère Isabelle; ces amitiés nées d'un élan spon-
tané sont les meilleures.
BARINI, h IsabeUe.
Qu'en dites-vous, madame; si l'on nous faisait tm po dé mousique? Si lé
counte nous faisait entendre cette voix que nous en sommes privés dépouis
si longtemps.
HERMAN, faisant des signes d'intelligence à Barini.
Il n'y a qu'un inconvénient à cela : vous oubliez que je ne sais ni chan-
ter, ni déchiffrer, encore moins m'accompagner.
BARINI.
Ma tou té moques dé nous! toi , que savais tes notes avant dé savoir lire!
toi, lé roi des ténors!... Oh! tou as beau me faire des signaux, (a Pompéa.)
Dis donc, Pompéa... (sur un signe de Pompéa, elle comprend qu'elle a trop parlé.) AprèS
cela! à mon âge! Peut-être que tout cela se confond dans ma vieille tête.
HERMAN.
Vous êtes tellement dans l'erreur, qu'au lieu d'un ténor je n'ai à vous
offrir qu'un modeste baryton.
BARI>;î, à mi-voii, à elle-même.
Barytoun! barytoun! comme Garcia était barytoun.
ISABELLE, vivement.
Vous disiez quelque chose, madame.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 785
BARINI.
11 vaut mieux que zé né parle pas, perqué zé commence à radoter.
(Silence.)
POMPÉ A, voulant changer la conversation.
Les promeneurs ont vraiment un temps magnifique!
HERMAN.
Aussi vont-ils sans doute prolonger leur course.
ISABELLE, ù Barini.
Vous avez connu mon mari depuis son enfance?
BARINI.
Sans doute, madame la countesse, sans doute. Quand j'étais joune et
belle, et en répoutation , et que dés gens qui né mé salouent même plous à
l'heure qu'il est se traînaient à mes genoux, lé doue, son père mé faisait
la cour, ma oune cour! tout ce qu'il y a dé plous sérieux! Il avait perdou
la tête à ce point qu'il voulait m'épouser.
HERMAN.
Eh! qui vous dit, cara Barini, que ce fût une preuve de folie?
BARINI.
Tais-toi! Heureusement que j'ai eu de la raison pour doux! car, si j'avais
cédé, il né se serait pas marié avec ta mère, et toi, tou né serais pas né,
moun povre Pompée.
ISABELLE.
Pompée!... Henri, vous seriez ce duc Pompée?... Vous m'auriez trompée
à ce point!
HERMAN.
Pardonne-moi, chère Isabelle! Quand tu sauras...
ISABELLE, avec indignation.
Tout n'est-il pas assez clair?... N'avez-vous pas fait venir ici mademoi-
selle, à qui vous avez permis de débuter sous votre nom?
POMPÉ A.
Madame, je vous jure qu'hier encore Pompée ignorait...
ISABELLE.
Assez, mademoiselle! (a Herman, qui s'approche d'elle.) Asscz! laisscz-moi ! Lais-
sez-moi me retirer près de mon fils, près du seul être qui ne m'ait pas
trahie! Ne me suivez pas! Je vous défends de me suivre! (Eiie fait quelques pas
vers sa chambre, et tombe évanouie. )
HERMAN, s'élançant et la prenant entre ses bras.
Ah! misérable! elle se meurt peut-être, et je suis son meurtrier! (ii rem-
porte dans sa chambre. On entend un coup de sonnette , et Dorothée traverse le salon. )
SCÈNE IV.
POMPÉ A, La BARINI.
BARINI.
Mon Diou! quel affreux accident! Qui aurait pou s'imaginer que ce noum
TOME XLVni. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
dé Pompée!... Ma pour sour qu'elle va revenir à elle, et alors elle entendra
raison. Quand nous expliquerons que c'est ce diable dé Noirmont...
POMPÉA.
Il s'agit bien d'avoir raison ! Toutes les apparences sont contre nous. Dès
que nous serons rassurées sur sa sauté, nous n'aurons plus qu'à partir.
SCENE V.
Les Prégédens, HERMAN.
POMPÉA.
Eh bien ! comment va-t-elle I
HERMAN.
Toujours sans connaissance... Dorothée dit que c'est un évanouissement
semblable à celui qu'elle a eu à la mort de sa mère, et qui s'est tellement
prolongé qu'on craignait pour ses jours.
POMPÉA, à Herman.
Nous ne devons pas rester ici davantage; veuillez ordonner qu'on attelle.
(A Barini.) Vicus, ma Vieille amie, il faut nous préparer au départ.
BARINI, à Herman.
Povero! zé donnerais mes boucles d'oreilles per avoir été mouette tout
à l'heure... TOU mé pardonnes, n'est-ce pas? (Herman leur tend la main à toutes les
deux , puis elles sortent. J
SCÈNE VI.
HERMAN, DUBOIS.
HERMAN sonne, Dubois paraît.
Fais monter à l'instant un homme à cheval, qu'il aille chercher un mé-
decin.
DUBOIS.
Madame ne va donc pas mieux ?
HERMAN.
Non... Ah! tu diras en même temps qu'on prépare la voiture pour le dé-
part de M^'"= Pompéa.
DUBOIS.
Oui, monsieur le comte... Oh! ça, c'était bien utile, voyez-vous!
HERMAN.
Que veux-tu dire?
DUBOIS.
Oh! rien... Certainement monsieur le comte sait que je ne suis pas sé-
vère, surtout depuis que j'ai goûté du mariage.
HERMAN.
Eh bien?
DUBOIS.
Eh bien! faire venir M"'= Pompéa ici, sous le même toit que madame, là,
vrai, c'était fort!
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 787
HERMAN.
"Va-fen! (Dubois sort.) 11 n'y a pas jusqu'à ce drôle qui croie que j'ai voulu
établir ma maîtresse chez ma femme!
SCÈNE YII.
HERMAN, NOIRMONT.
HERMAN; allant au-devaut de Noirmont.
Ah! mon ami, je suis bien malheureux!
NOIRMONT, avec effusion, lui prenant la maiu.
Je sais tout : Pompéa, qui me guettait à sa fenêtre, est descendue au-
devant de moi, et m'a tout raconté.
HERMAN.
Et Emma? Et Fritz?
NOIRMONT.
Ils ne savent rien encore; ils s'habillent pour le dîner... Voyons, prends
courage! Tôt ou tard la découverte était inévitable, seulement la distrac-
tion de la Barini en a fait une catastrophe... Tu me jures que ta rupture
avec Pompéa est définitive, sans arrière-pensée?
HERMAN.
Je vous le jure.
NOIRMONT.
Eh bien! laisse-moi faire. Lorsqu'elle reprendra ses sens, permets-moi
de me présenter le premier devant elle... Aussi bien, avant ta justification,
ta vue ne pourrait que lui faire mal. Il y a une telle force dans l'accent de
la vérité sur une âme pure comme celle d'Isabelle que, malgré les appa-
rences, je réponds de la convaincre.
HERMAN.
Que lui direz-vous?
NOIRMONT.
Sois tranquille : je ne lui dirai pas toute la vérité.
HERMAN.
Je vous accompagne auprès d'elle, et je me retirerai dès qu'elle ouvrira
les yeux.
SCÈNE YIII.
Les Précédens, DUBOIS, Un Médecin.
DOBOIS.
Monsieur le comte, voici le médecin.
HERMAN, après avoir échangé un salut avec le médecin,
Monsieur, veuillez entrer avec moi. (iis entrent chez isabeiiej
SCÈNE IX.
Et la voiture?
NOIRMONT, DUBOIS.
NOIRMONT.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
DUBOIS.
Elle sera prête tout à l'heure, monsieur.
NOIRMONT.
C'est bien. Tu diras à ces dames de ne pas partir avant de m'a voir vu. (ii
entre chez Isabelle.)
SCÈNE X.
DUBOIS, LISETTE.
DUBOIS, seul.
C'est pour le coup que Dorothée va monter en chaire et tonner contre
les maris! (Il va poursonlr, entre Lisette.)
LISETTE. (Elle tient une lettre qu'elle cache derrière son dos.)
Ah! c'est vous, monsieur Dubois! vous êtes seul?
DUBOIS.
Oui, que me veux-tu?
LISETTE.
Mon bon monsieur Dubois, je suis bien contente de vous voir, allez!
DUBOIS.
Oui, quand tu as besoin de moi, je suis ton bon monsieur Dubois! dès
que tu as tiré de moi ce que tu désirais, adieu la reconnaissance.
LISETTE.
Oh! cette fois je ne serai pas ingrate.
SCÈNE XI.
Les PrÉCÉDENS, DOROTHÉE, sortant de la chambre d'Isabelle.
LISETTE.
Si VOUS aviez la bonté de vous charger d'une lettre...
DOROTHÉE, s'étant approchée de Lisette sans être vue et s'emparant de la lettre.
Ah! ah! je vous y prends enfin! un tête-à-tête! eh! Dieu merci, cette
fois la preuve est entre mes mains.
LISETTE, remise de sa surprise.
Voulez-vous bien me rendre ma lettre, madame?
DOROTHÉE, décachetant la lettre,
Voyez-vous l'effrontée! oser me demander de lui rendre sa correspon-
dance adultère avec ce fourbe!
LISETTE.
Il s'agit bien de votre mari! Quand je vous dis que cette lettre n'est pas
pour lui!
DOROTHÉE.
Et pour qui alors?
LISETTE.
Ça ne vous regarde pas!... Je suis bien libre d'écrire...
DOROTHÉE, lisant.
« Mon bien-aimé. » Est-ce assez clair? « Mon bien-aimé seigneur. » Mon-
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 789
sieur Dubois, un seigneur !... C'est par de pareilles flatteries que ces co-
quines enjôlent nos maris.
DUBOIS.
Mais vous voyez bien, Dorothée, que cette lettre n'est pas pour moi.
DOROTHÉE.
Taisez-vous! (Lisant.) «N'allez pas croire que je vous aie manqué de pa-
role; on m'a enfermée. »
LISETTE, furieuse, voulant lui arracher la lettre.
Rendez-moi ma lettre, ou sinon...
Ah! Lisette!
Je voudrais bien voir!.
Voyons, Dorothée!
DUBOIS, s'interposant.
DOROTHÉE.
DUBOIS.
SCÈNE XII,
Les Précédens, NOIRMONT.
NOIRMONT, sortant de la chambre d'Isabelle.
Que signifie un pareil bruit près de la chambre de la comtesse?... Com-
ment! madame Dubois, vous qui devriez donner l'exemple!...
DOROTHÉE.
Ah! monsieur, encore un affreux scandale!... J'allais commander l'or-
donnance chez le pharmacien, quand j'ai surpris cette impudente tête à
tête avec mon mari, et lui remettant la lettre que voici, où elle s'excuse de
lui avoir manqué de parole.
LISETTE.
Mais puisqu'elle n'est pas pour lui; c'était pour qu'il la remît...
NOIRMONT, à Dorothée.
Voyons la pièce de conviction.
DOROTHÉE, serrant la lettre dans sa poche.
Certainement, monsieur le comte, je ne voudrais pas vous désobéir; mais
à moins d'un ordre exprès de ma maîtresse je ne m'en dessaisirai pas.
(Elle sort.)
NOIRMONT, à Dubois.
Laissez-nous ! ( rubois sort. )
SCÈNE XIII.
NOIRMONT, LISETTE.
NOIRMONT.
Fillette, approche. (Lisette s'approche.) A qui écrivais-tu ce billet?
LISETTE.
Mais, monsieur, ce n'est pas à Dubois.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
NOIRMONT.
Mais à qui alors? (silence.) Ainsi tu refuses de répondre?... Comment t'ap-
pelles-tu?
LISETTE.
Je suis Lisette, la fille du jardinier,
NOIRMONT.
Ah! tu es Lisette! C'est toi qui faisais rendre hier soir au comte Herman
sa bourse qu'il avait perdue? (a part.) Et moi qui vantais son désintéresse-
ment! (A Lisette.) Tu as raison d'être discrète; mais sache dorénavant qu'il
est encore plus imprudent d'écrire que de parler... Ta justification auprès
de Dorothée coûterait bien cher à celui qui t'avait donné rendez-vous.
(Lisette sort. )
SCÈNE XIV.
NOIRMONT, seul.
Ah ! c'en est trop ! Tomber de la comtesse à Lisette ! Jouer le bonheur de
sa femme, le sien, contre une méprisable fantaisie! Voilà de quoi lasser la
plus indulgente amitié!... Que son infamie soit connue, qu'il reste écrasé
sous la honte de la découverte, certes je ne ferai rien pour l'empêcher...
Oui, mais sa perte entraîne fatalement celle d'Isabelle, et j'ai juré de la
sauver... Ah! si je pouvais, en la préservant, punir le coupable!
SCÈNE XV.
HERMAN, NOIRMONT.
HERMÂN , avec empressement, sortant de chez Isabelle.
Ah! mon ami, elle revient à elle! Le docteur en répond! Fritz et Emma
sont auprès de son lit... Quel cœur que ce Fritz!... Oh! je vous en prie, à
l'avenir ne vous moquez plus de lui ; il m'a promis de prendre ma défense.
NOIRMONT, haussant les épaules.
La belle affaire! Il te défend parce qu'il n'a rien compris... Et Emma?
HERMAN.
Emma se tait. Vous concevez d'ailleurs que je n'avais ni le temps, ni
l'envie de causer avec elle... Ils sont convenus de se retirer sur un signe de
vous... C'est à vous maintenant de faire le reste... Ma vie est entre vos
mains.
NOIRMONT.
Soit! j'y vais, (a lul-même en s'en allant, avec indignation.) TrOlîipeur invétéré qui
i>e trompe lui-même!... Ne dirait-on pas, à l'entendre, le modèle des maris?
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 791
V.
PREMIER TABLEAU. — Le thiAtre représente le salon.
SCÈNE PREMIÈRE.
EMMA, FRITZ.
EMMA.
Ainsi vous croyez à la vertu de M"'= Pompéa?
FRITZ.
Eh! quelle raison avez-vous de ne pas y croire?
EMMA.
Moi? aucune. La compensation aux souffrances de votre sœur sera du
moins le départ de ces chanteuses ancienne et nouvelle.
FRITZ.
Vous êtes bien rigoriste.
EMMA.
C'était votre opinion hier matin, je l'ai conservée. Au surplus, cher
fiancé, voilà plus d'un an que nous sommes promis l'un à l'autre; ne
trouvez-vous pas que c'est un peu long?
FRITZ.
Vous savez bien, chère Emma, qu'il y a quelques mois à peine nous
étions encore en deuil de ma mère; mais mes engagemens sont sacrés, et
je ne crois pas que personne soit en droit de me soupçonner de vouloir y
manquer.
EMMA.
Vous me comprenez mal, mon noble cousin : ce que je veux dire, c'est
que, depuis un an, nous avons épuisé ensemble l'idéal, la poésie de l'a-
mour; maintenant il ne reste plus que la partie prosaïque, bien peu digne
de nous... Que penseriez-vous si nous nous rendions l'un à l'autre une en-
tière liberté?
FRITZ, d'un air flattû et fâché.
En vérité, Emma, vous avez tort d'être jalouse.
EMMA.
Moi! Et de qui?
FRITZ.
Cela se voit de reste, de M"'= Pompéa.
EMMA, le regardant ironiquement.
Et de vous?
FRITZ.
Sans doute; hier soir ces messieurs l'avaient remarqué comme moi.
EMMA, riant.
Ah! c'est l'opinion d'Herman et du comte de Noirmont!
FRITZ.
Je n'avais pas besoin de leur avis; votre dépit était assez visible.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
EMMA.
Eh bien ! cousin, voulez-vous me faire grand plaisir? Épousez M"' Pom-
péa. A cette condition, je serai sa demoiselle de noces.
FRITZ.
Calmez-vous! Vous êtes une enfant, je m'engage à ne plus lui parler.
EMMA.
Mon Dieu! quand on veut être poli, qu'il est difficile de se faire com-
prendre! Vous ne voyez donc pas à quel point je suis lasse de cette chaîne
sans amour, et les bàillemens sans fin que me donne le simple prologue de
notre mariage?
FRITZ.
La colère vous égare, cousine.
EMMA.
En colère? moi! parce que je vous déclare, pendant qu'il en est temps
encore, que je ne vous aime pas, que je ne vous ai jamais aimé.
FRITZ.
C'est assez, je n'en veux pas entendre davantage.
EMMA.
Ainsi vous me rendez ma parole comme je vous rends la vôtre?
FRITZ.
Comme il vous plaira.
SCÈNE II.
EMMA, POMPÉ A.
EMMA, à elle-même.
Enfin! (Apercevant Pompéa, qui yient d'entrer.) Ail! eUCOre ici !
POMPÉA.
Ma présence vous étonne, mademoiselle?
EMMA.
Mais non; vous voulez assister au dénoûment du drame où vous jouez un
si beau rôle. C'est affaire de métier.
POMPÉA.
Dans ma carrière, mademoiselle, qui est, si je comprends bien, ce que
vous entendez par métier, votre langage et surtout le ton qui l'accom-
pagne conviennent à merveille aux scènes de rivalité.
EMMA.
Prenez garde! vous oubliez...
POMPÉA, interrompant Tivement.
Au contraire je me souviens, et si dès hier je trouvais votre conduite en
ma présence singulièrement imprudente, que dirai-je de votre attaque à
cette heure ! Comment avez-vous espéré me cacher le sentiment qui vous
agite, vos coquetteries incessantes à l'égard de Pompée, à moi, qui me re-
trouvais enfin près de celui qui fut mon maître, mon ami?...
EMMA, ironiquement.
Votre ami?
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 793
POMIMCA.
Mon amant.
EMMA.
Ainsi vous osez avouer, sous le toit d'Isabelle, que vous êtes la maîtresse
du comte Herman?
POMPÉA.
Ah ! Dieu m'est témoin qu'hier, en venant ici, je croyais le trouver libre
de tout lien.
EMMA, railleuse.
Et son mariage, sans doute, donne plus de piquant à vos prétentions?
POMPÉA.
Vous devez en juger ainsi, vous, mademoiselle, qui, fiancée au frère de
votre amie d'enfance, profitez de la sécurité absolue que vous inspirez pour
séduire Herman et trahir à la fois le frère et la sœur.
EMMA.
Tant d'effronterie!... d'aussi noires inventions!...
POMPÉA.
Vous m'avez provoquée; j'irai jusqu'au bout : je vous déclare que Pom-
pée n'a pas d'amour pour vous; voilà ce dont votre vertu se peut féliciter.
(MouTement de colère d'Emma.) '
SCÈNE III.
Les Précédens, DOROTHÉE.
DOROTHÉE, d'un ton .solennel à Pompéa.
Ma maîtresse, mademoiselle, me charge de vous amener devant elle.
POMPÉA, avec hauteur.
S'est-elle exprimée ainsi?
DOROTHÉE, avec embarras.
Je veux dire que madame vous demande... même que monsieur le comte
de Noirmont a ajouté que vous viendriez certainement.
POMPÉA, avec émotion.
Allons! (Elle entre avec Dorothée dans la chambre d'Isabelle.)
SCÈNE IV.
EMMA, seule.
Ah! il ne m'aime pas! L'insolente! Je veux me venger, l'écraser! Sa ja-
lousie lui a dévoilé mon secret. Allons ! il n'y a plus à hésiter; il faut qu'il
choisisse. ( EUe entre résolument chez Herman. ]
79i KEVUE DES DEUX MONDES.
DEUXIÈME TABLEAU. — La chambre à coucher du comte Herman.
SCENE PREMIERE.
HERMAN, EMMA.
HERMAN, assis dans un fauteuil, absorbé par ses réflexions; il se lèTe avec surprise
en apercevant Emma.
Yous ici, Emma? Quelle imprudence! Si quelqu'un vous voyait, vous seriez
perdue !
EMMA.
Qu'importe ? je suis libre.
HERMAN.
Libre?
EMMA.
Oui, je viens de rompre avec mon fiancé... Oh! je ne vous ferai pas vu-
loir la grandeur du sacrifice; mais, avec votre image dans le cœur, avoir à
subir chaque jour la cour assidue de Fritz, c'était plus que je n'en pouvais
supporter.
HERMAN.
Cette rupture est une folie ! Vous savez bien que , de mon côté , je suis
enchaîné pour la vie.
EMMA.
Isabelle est mon amie d'enfance, rien n'aurait pu me décider à mettre
mon bonheur au-dessus du sien : malgré vos déclarations d'une passion
plus ardente que j'avais fait naître, malgré mon propre cœur, j'étais ré-
solue à tout souffrir; mais à présent Isabelle sait que son mari n'est autre
que le duc Pompée, que la Pompéa est sa maîtresse, et qu'il a permis à
cette créature de venir le trouver jusque dans sa demeure entre sa femme
et son enfant. C'est une injure dont vous auriez tort d'espérer le pardon :
Isabelle vous aime, mais d'un amour légitime, consacré, renfermé dans les
bornes d'une étroite vertu.
HERMAN.
Quelle erreur est la vôtre ! Je ne suis pas l'amant de Pompéa, et je vous
jure qu'autant que vous j'ai été surpris de son arrivée au château : sur ce
point, Noirmont est en mesure de me justifier.
EMMA.
Libre à vous d'espérer le succès des fables d'un ami complaisant ! Quoi
qu'il dise ou qu'il fasse, pour Isabelle le voile des illusions est déchiré, sa
confiance est à jamais perdue. (Pause.) Eh! qu'importe après tout? Ce n'est
pas elle qui vous eût aimé marié à une autre, ce n'est pas elle qui, pour
partager votre passion, eût foulé aux pieds tous les devoirs que la société
et la religion nous imposent, qui eût étouffé jusqu'à la jalousie ! Eh bien !
moi, j'aime le duc Pompée malgré le scandale de son nom, malgré son cor-
tège de vices, malgré sa femme, malgré sa maîtresse, je l'aime! Et s'il ne
m'a pas abusée, si les paroles qu'il murmurait hier encore à mon oreille
ne sont pas vaines, je suis prête à partir avec lui. (siience.) Eh bien! ne m'en-
tendez-vous pas? Êtes-vous à ce point absorbé par la pensée d'Isabelle, ou
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 795
ne vous sentez-vous pas la force de renoncer à une Pompéa? (suence.) De la
part de celle qui offre de s'attacher à vous, non par les sermons fragiles ,
par les promesses si souvent violées de l'hymen, mais par la chaîne indis-
soluble du scandale et de la honte, est-ce trop que d'exiger une réponse ?
(Silence.) Parlez! mais parlez donc!
HERMAN.
Je suis coupable, bien coupable envers vous ! Je deviendrais criminel en
acceptant de vous perdre avec moi.
EMMA.
Ainsi ce regard qui me pénétrait sans cesse, ces mains qui cherchaient
les miennes, cette voix émue, ces protestations d'une passion qui l'empor-
tait sur la tendresse du mari et du père, tout cela n'était que jeu, men-
songe, duplicité!
HERMAN.
Vous êtes injuste : quand , la raison égarée par tant de beauté, je vous
prodiguais les marques de ma folle passion, hélas! j'étais aussi sincère que
coupable!... Si, comme vous le craignez, entre Isabelle et moi le mal est
sans remède, je ne serais qu'un méprisable égoïste en profitant d'un élan
irréfléchi, d'un moment d'exaltation romanesque suivi d'éternels regrets.
EMMA.
Certes la retraite est habile et la réponse pleine de convenance : une
femme romanesque serait bien difficile, si elle ne se contentait pas de vos
tardifs remords et de votre fausse abnégation ; mais me croyez-vous à ce
point aveuglée que je ne découvre pas enfin le bat de vos savantes pour-
suites? Ce que vous vouliez, c'était vous servir de moi pour rompre la mo-
notonie de votre intérieur... Me perdre avec impunité, oh! cela n'était
rien! cela dépassait à peine le cercle des distractions permises;... mais là
où le cœur vous manque pour une résolution irrévocable, à vos yeux le
crime commence.
HERMAN.
Vous avez raison, Emma; pour abandonner ma femme et mon enfant, le
cœur me manque; mais cette fois c'est le cœur qui me sauve.
SCÈNE II.
HERIMAN, NOIRMONT.
HERMAN ; voyant entrer Noirmont, il pousse Emma derrière le paravent.
Pour Dieu! que personne ne nous voie. (Aiiant à Noirmom.! Eh bien! com-
ment se trouve Isabelle?
NOIRMONT.
Bien; elle ne ressent plus qu'un peu de fatigue.
HERMAN.
Et VOS explications?
NOIRMONT.
Inutiles; j'ai échoué.
HERMAN.
Échoué! Ainsi plus d'espérance.
NOIRMONT.
Non.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
HEFxMAN.
Mais VOUS ne lui avez donc pas dit depuis combien de temps j'avais rompu
avec Pompéa, que nous avions cessé toute correspondance, que nous ne
savions même plus si nous existions l'un et l'autre, qu'après Isabelle c'est
vous qui m'avez décidé à revenir en France, et que c'est encore vous, vous
seul, à mon insu, qui avez eu l'idée de présenter Pompéa à ma femme?
NOIRMONT.
J'ai dit tout ce qu'il fallait dire, et pour mieux expliquer comment entre
Pompéa et toi il n'y avait plus qu'une sincère amitié, j'ai raconté ta jeu-
nesse, ta vie de dissipation et de désordre.
HERMAN.
A quoi bon? Cela n'était pas nécessaire.
NOIRMONT.
Je lui devais la vérité; mais ici la franchise était de l'habileté. As-tu donc
oublié, cervelle légère, que la plus honnête femme préférera toujours
l'homme qu'elle relève par son amour à celui qui n'a jamais failli? Isabelle
m'écoutait, indulgente, attentive, avide de pardonner, et l'adorable femme,
dans sa généreuse nature, avait fait venir sur l'heure Pompéa afin de lui de-
mander l'oubli de ses soupçons.
HERMAN.
Vous avez donc réussi?
NOIRMONT.
Eh! cent fois non! te dis-je. Alors est survenue la catastrophe qui a mis
à néant toutes nos espérances. Dorothée est entrée, furieuse, demandant
justice des trahisons de son libertin de mari, et tendant une lettre à sa
maîtresse. Dès les premiers mots, il devint évident que Dorothée, aveuglée
par sa jalouse rage, accusait à faux l'innocent Dubois; la lettre était pour
toi et signée de Lisette : elle s'accusait de n'avoir pu aller au rendez-vous
que tu lui avais donné; les termes étaient clairs, précis, et ne laissaient
pas matière à controverse... D'ailleurs, te l'avouerai-je ? cette découverte a
comblé la mesure, et l'indignation m'a coupé la parole.
HERMAN.
Quoi! Lisette!,., oh! l'enfer est déchaîné contre moi! Et ma pauvre Isa-
belle est retombée sans doute? Allez, ne me cachez rien.
NOIRMONT.
Non; son visage, ferme et dédaigneux, n'a laissé voir qu'un immense mé-
pris. Mon vieil ami, m'a-t-elle dit, on nous trompait tous les deux. Je veux
me séparer, et je compte sur vous pour m'aider à prendre les mesures né-
cessaires... J'ai accepté.
HERMAN, froidement.
C'est bien!... Et vous n'avez rien de plus à me dire?
NOIRMONT.
Rien. (U observe un instant Herraan et sort.)
SCÈNE III.
HERMAN, seul. (Quand Noirmont est sorti, il ferme derri^re lui la porte au verrou et
va regarder derrière le paravent. )
Partie!... Elle a tout entendu!... Qu'importe?... Au moment où je venais
LE MARIAGE DU DUC POMPÉE. 797
de rompre avec Emma, où, régénéré par l'amour, j'avais enfin triomphé
de mes indignes faiblesses, où je me sentais la résolution et la force de
consacrer ma vie à Isabelle, la plus légère de mes fautes anéantit toutes
mes espérances!... Oh! cela est injuste!... De quel bonheur suprême je suis
tombé, et sans pouvoir accuser personne, excepté moi!... Séparés à cause
d'une Lisette!... Une autre femme comprendrait;... mais elle, sa pureté la
rend inexorable... On peut fléchir la jalousie, mais le mépris!... Séparés!
un procès! 'des débats scandaleux!... Séparés! ne plus lui parler, ne plus
la revoir! L'apercevoir, de loin, au bras d'un autre! Éprouver à mon tour
tous les tourmens de la jalousie!... Ah! je le tuerai, cet autre!... Eh! de
quel droit?... Je pourrais fuir en Amérique... Non, je veux rester à Paris,
et là, avec mon immense fortune, braver l'opinion... Heu! recommencer
à mon âge la jeunesse du duc Pompée!... Que me font toutes les femmes?
Il n'y en a qu'une, une seule que j'aime... Et mon fils!... Ah! plutôt que
d'y renoncer, je courberai mon orgueil, je demanderai grâce, je supplierai.
Elle, qui m'estimait au-dessus de tous les hommes, elle me verra humilié,
déchu, n'osant l'approcher, fuyant son regard, réduit aux sanglots!... Quel
châtiment!...
SCÈNE IV.
HERMAN, DUBOIS.
DUBOIS entre tout effaré, les vètemens en désordre, par la porte dérobée.
Monsieur!...
HERMAN.
Qui t'a dit d'entrer ici?
Monsieur...
Que viens-tu faire?
DUBOIS.
HERMAN.
DUBOIS.
Je viens prier monsieur de me donner mon compte.
HERMAN.
Ah! tu me quittes?
DUBOIS.
Pour rester au service de monsieur, les grossièretés, les injures, j'aurais
tout bravé;... mais cette fois ce n'étaient plus des mots, c'étaient des coups
qui tombaient sur moi comme grêle. A peine m'étais-je emparé de la lettre
que Dorothée m'a sauté au visage.
HERMAN,
Quelle lettre?
DUBOIS.
Elle a serré ma cravate au point de m'étrangler, puis, ne se connaissant
plus, comme j'étais parvenu à m'échapper de ses mains, elle m'a jeté tous
les meubles à la tête.
HERMAN.
Me diras-tu de quelle lettre il s'agit?
DUBOIS.
Monsieur sait bien, là, dans le vestibule, ce grand buste de Socrate? Elle
me l'a lancé droit contre la muraille.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
HERMAN.
As-tu juré de me mettre en colère? De quelle lettre s'agit-il?
DUBOIS.
Eh! monsieur, de la lettre de Lisette, que votre ami, le comte de Noir-
mont, m'avait ordonné de reprendre à tout prix à Dorothée.
HERMAN.
Quel conte est-ce là? Dorothée n'est-elle pas allée avec la lettre fatale
dans la chambre de ma femme? Ne la lui a-t-elle pas donnée?
DUBOIS.
Eh! non, monsieur, c'est impossible, puisque la voici.
HERMAN, vivement.
La lettre! [ii s'en empare.) Ah! donne, mon pauvre Dubois! [Après avoir lu, ù lui-
mome.) La découvcrtc de cette dernière faute , l'impitoyable rigueur d'Isa-
belle, son mépris, tout cela n'était qu'un rêve terrible, un supplice infligé
par Noirmont. (on entend frapper à la porte.)
SCÈNE V.
Les Précédens, NOIRMONT.
NOIRMONT, du dehors.
Ouvre! ouvre donc!
HERMAN. (Il ouvre précipitamment, et ils se jettent dans les bras run de l'autre.)
Cher tuteur, quelle dure leçon !
NOIRMONT.
Avoue que tu l'avais bien méritée!...
SCÈNE VI.
Les Précédens, moins DUBOIS. ISABELLE, POMPÉA, La BARINI.
HERMAN. (Il court au-devant d'Isabelle pour lui baiser les mains; elle le relève, et ils
s'embrassent.)
Comment racheter ma faute? Comment expier le mal que je t'ai fait en
cherchant à te cacher mes égaremens passés?
ISABELLE.
Ne parlons plus de quelques momens de souffrance : tes deux noms,
Henri ou Pompée, me sont également chers.
HERMAN.
Mon Isabelle!
ISABELLE.
Mon ami, il faut me ménager : il est des femmes fortes, nées pour la
jalousie, la lutte, le combat, surveillant, disputant le cœur de leur mari
comme le paysan défend son coin de terre; il en est d'autres qui n'ont
reçu du ciel que la force d'aimer.
HERMAN.
Jamais à l'avenir plus de secret entre nous.
LE MARIAGE DU DUC POMPEE. 799
ISABELLE.
Tu le vois, notre chère Pompéa a rindulgence des âmes qui ont souffert;
sur ma demande, elle remet son départ à ce soir.
POMPÉA.
Chère comtesse, vous n'avez pas à vous excuser de soupçons que tout
justifiait.
ISABELLE.
Chère madame Barini, vos habitudes de franchise ont fait tomber le voile
sous lequel Henri voulait me dérober son passé; grâce à vous, je le connais
tout entier : rien ne gênera donc plus l'abandon de votre causerie.
BARINI.
Madame, déza que moun bavardage a bien tourné, zé raé sens soulazée
d'oun grand poids, perqué ce né serait pas trop d'oun doublé bâillon per
forcer la povera Barini à la dissimulation.
NOIRMONT.
Restez ce que vous êtes, mon excellente amie; assez de gens pratiquent
aujourd'hui l'art de feindre.
SCÈNE YII.
Les Précédens, EMMA, FRITZ.
FRITZ, avec une sorte de solennité.
Chère sœur, à la suite d'un entretien avec Emma, j'ai obtenu d'elle qu'elle
ne différât plus mon bonheur : elle me sacrifie son hiver à Paris, et consent
à ce que je la ramène près de sa mère ; là, notre mariage sera célébré sui-
vant nos bonnes coutumes germaniques.
ISABELLE.
Tu sais, Fritz, combien j'ai désiré cette union: je vous félicite tous deux;
mais qui vous force à nous quitter? Votre mariage ne peut-il avoir lieu
aussi bien à Paris, ou même à Maran?
FRITZ, avec emphase.
Emma a sur ce point des scrupules que je partage : il lui semble qu'en
France quelque chose manquerait à la sainteté de notre union. Cela peut
paraître un préjugé, mais à nos yeux il a la force d'un devoir.
ISABELLE, remarquant son habit de voyage.
Mais vous ne comptez pas partir aujourd'hui?
FRITZ.
L'opinion d'Emma...
ISABELLE.
La tienne, cher frère?
FRITZ. Emma le regarde comme pour lui dicter sa réponse. Avec embarras.
Entre celle qui va devenir ma femme et moi il n'y a plus qu'un même
sentiment, et nous croyons, puisqu'il faut nous quitter...
EMMA.
Oui, ma sœur, une séparation est devenue nécessaire, et pour éviter à
tous de pénibles déchiremens, il vaut mieux que notre départ ait lieu sur-
800 REVUE DES DEUX MONDES.
le-champ. Croyez que le soin de notre bonheur ne nous déciderait pas à
vous laisser dans Tisolement; mais vous êtes entourée d'affections nou-
velles : votre mari vous crée de précieuses relations, et cet hiver, à votre
entrée dans le monde parisien, vous y paraîtrez sous les auspices du res-
pectable comte de Noirmont, guidée par le duc Pompée, soutenue par
M"^ Pompéa, la perle des salons, et appuyée au besoin de M'"^ Barini, une
illustration du consulat et de l'empire. Au milieu de vos brillans succès,
vous oublierez bien vite deux parens perdus au fond de l'Allemagne, for-
mant un couple heureux dans son obscurité.
POMPÉA.
Vous vous trompez, mademoiselle, en ce qui me regarde; à la fin du
mois, je me rends à Saint-Pétersbourg, où je suis engagée pour trois ans;
à, comme à Paris, mon dévouement est acquis à la comtesse Herman; je
profiterai, en lui écrivant, de sa bienfaisante amitié, et j'espère apprendre
de loin à aimer cette vertu dont le contact journalier ne développe, chez
d'ingrates natures, qu'une envieuse antipathie.
NOIRMONT.
Les nouveaux amis que Pompée a donnés à sa femme sont loin d'être
parfaits, mais ils sont sincères. (Après de froids adieux, Emma et Fritz se retirent.)
SCÈNE VIII.
HERMAN, ISABELLE, NOIRMONT, POMPÉA, La BARINI, DUBOIS.
BARINI.
Ah! que zé souis bien aise que cette demoiselle est partie! Elle a la jel-
talure, qu'on se sent comme étouffé tant qu'elle est là.
ISABELLE.
Hélas ! vous le voyez , Henri , mes pressentimens sur Emma ne m'avaient
pas trompée.
HERMAN.
Chère Isabelle, oubliez celle qui , en si peu d'instans, a eu l'art de déter-
miner votre frère à vous quitter. Je veux à force de tendresse combler le
vide que son départ laisse dans votre cœur.
NOIRMONT, à Herman.
Quant à toi, séducteur fraîchement converti, si l'on portait à ta charge
tout le mal que tu as fait, tu devrais, comme dans nos bons mélodrames,
subir à la fin la peine de tes crimes; mais l'amour a si étroitement enlacé
le vice et la vertu, qu'il devient impossible de frapper le mari sans que la
femme ressente une cruelle blessure. Le dévot a son bon ange, le fataliste
son étoile, le philosophe écoute son génie familier; mais l'ange et le bon
génie demeurent invisibles, et l'étoile se perd dans l'infini. Homme trois
fois heureux! ton bon ange a pris une forme mortelle, Isabelle est encore
ton génie familier, et ton étoile est là, brillante, à tes côtés.
E. d'Alton-Shée.
LA
PEINTURE DES COUPOLES
LA NEF DE SAINT-ROCH.
Les vastes peintures que M. Roger vient de terminer dans l'église
de Saint-Roch, à Paris, ont, entre autres mérites, celui d'être bien
appropriées par le style au caractère général de l'édifice et, par
l'ordonnance même, aux conditions toutes spéciales de l'art de dé-
corer une coupole, art difficile pour lequel, le Corrége excepté, les
maîtres souverains ne nous ont pas légué d'enseignement, et dont,
à défaut de grands exemples, on ne peut rechercher les lois que
dans la théorie ou dans des œuvres relativement modernes. Pour
apprécier sous ce rapport la valeur du travail accompli par M. Ro-
ger, il convient donc de se rendre compte des conditions qui régis-
saient une pareille tâche et de jeter un coup d'œil sur les entreprises
analogues successivement tentées dans notre pays.
Une coupole, c'est-à-dire une voûte hémisphérique ou engendrée
soit par deux courbes se coupant au sommet, soit par une demi-
ellipse posé^ sur un plan circulaire ou polygonal, — une coupole
n'emprunte pas sa raison d'être d'une des nécessités de la con-
struction. Au lieu de correspondre directement, comme le comble
à pans droits ou comme le plafond, à des besoins de conservation à
l'extérieur et d'abri au dedans, elle exprime une intention de déco-
ration tout artificielle, une fantaisie de l'imagination inutile au point
de vue pratique, propre seulement à éveiller dans l'esprit du spec-
tateur des idées indéfinies de conquête sur l'espace et de mouve-
ment. Aussi l'architecture grecque, logique par excellence, n'a-t-elle
TOME XLVIII. 51
802 REVUE DES DEUX MOIVDES.
pas consacré par ses œavres ce mode de construction sans significa-
tion précise, cette sorte de fastueux caprice.
Bien qu'assez enclin, on le sait, à faire prévaloir l'élément gran-
diose en toute occasion et à tout prix, l'art romain lui-même s'est
préservé sur ce point de l'ostentation et de l'excès. Il lui est arrivé
parfois de couronner d'une coupole une rotonde comme le Panthéon
d'Agrippa, déduisant ainsi la forme de la toiture de la forme figurée
par les murs de l'édifice : il n'a pas commis cette faute, ou tout au
moins ce pléonasme architectural, dont devait s'accommoder l'art
moderne, d'élever un second monument sur le premier, et, celui-ci
une fois enraciné dans le sol, de le recommencer en l'air, pour
ainsi dire sur la croisée des lignes du comble.
Enfin, malgré les exemples donnés par les architectes byzantins
de Sainte-Sophie à Constantinople et de Saint- Vital à Ravenne, —
exemples renouvelés au ix" et au x"" siècle à Aix-la-Chapelle et à
Venise, — la coupole, pendant tout le moyen âge, demeure à peu
près hors d'emploi. On pourrait relever çà et là les témoignages de
quelques efforts pour continuer à cet égard la tradition byzantine;
mais en général l'architecture gothique cherche et trouve ses in-
spirations ailleurs. Les édifices qu'elle construit, au lieu d'être,
comme les monumens grecs, assis sur des horizontales, se dressent
en perpendiculaires, et ce mouvement d'ascension, si vivement ex-
primé par de minces colonnes jaillissant du sol jusqu'aux voûtes,
n'a rien de commun avec la souplesse un peu laborieuse, avec l'é-
lan, sans point de départ fixe et sans but, des lignes d'un dôme.
Pour remettre en honneur ou plutôt pour introduire les courbes
dans l'architecture comme élément de décoration principal, il faut
la science hardie de Brunelleschi au xv'' siècle et dans le siècle
suivant le génie de Michel -Ange. Le dôme de Sainte -Marie-des-
Fleurs à Florence et le dôme de Saint-Pierre à P»ome sont, à vrai
dire, les premiers termes de cette révolution ou de ce progrès. Ils
constituent deux types dont les formes, diversement imitées à par-
tir de la renaissance, se reproduiront à tout propos et deviendront,
particulièrement en France, l'ornement presque obligé des églises
et des palais. Depuis Philibert Delorme jusqu'à Lemercier, Levau
et Mansart, et depuis ceux-ci jusqu'à Soufflot, les architectes qui se
succèdent dans notre pays adoptent à cet égard et se transmettent
un programme dont l'exécution ne varie guère qu'en proportion
des talens personnels. Qu'il s'agisse de bâtir les Tuileries ou de
travailler à l'achèvement du Louvre, de donner des plans pour la
Sorbonne ou pour le château de Vaux, pour le Val-de-Grâce ou pour
l'église de Sainte-Geneviève, un dôme devra inévitablement s'élever
au centre de chaque édifice et annoncer au regard, non pas la des-
tination particulière de celui-ci, mais la volonté qu'on aura eue de
LA PEINTURE DES COUPOLES. 803
le faire somptueux avant tout, en se conformant, quant aux moyens,
à la règle commune.
îNous n'avons pas à examiner ici, au point de vue de l'architec-
ture, les mérites ou les défauts des nombreux spécimens en ce
genre que nous ont légués les trois derniers siècles. Le mode de
construction étant admis et la majesté qui peut en résulter pour
l'effet extérieur une fois constatée, reste à savoir quelles ressources
ces formes hémisphériques offrent au dedans à l'ornementation, de
quels procédés il conviendra de faire usage pour que la magnifi-
cence des détails n'appesantisse ni ne fausse le .caractère des lignes
générales; reste à savoir enfin comment l'œuvre du décorateur réus-
sira à compléter ici l'œuvre de l'architecte et dans quelle mesure il
sera permis à un art auxiliaire d'agir en vertu de ses inspirations
propres et de sa fantaisie.
Il semble que la surface intérieure d'un dôme soit un champ
naturellement promis au pinceau. Ces vastes murs, cintrés à l'imi-
tation de la voûte du ciel, appellent des teintes sereines qui en al-
légeront le poids et en peupleront harmonieusement l'étendue, bien
plutôt qu'elles n'autorisent l'emploi d'ornemens sculptés dont la
multiplicité même et le relief surchargeraient l'aspect de l'ensemble
et en diviseraient l'unité. Toutefois, entre ces deux partis à prendre,
on a le plus souvent opté pour le second. Des séries de comparti-
mens renouvelés de ceux qui dans le Panthéon, à Rome, rompent
continuellement la belle courbe du cintre, des caissons quadrangu-
laires dont les renfoncemens profonds ajoutent par le contraste à la
saillie, déjà inutile, des rosaces qu'ils encadrent, — voilà les orne-
mens traditionnels au moyen desquels on n'est guère arrivé qu'à
démentir l'idée qu'il s'agissait de faire prévaloir, et à convertir une
châsse aérienne, pour ainsi dire, en un épais couvercle emprison-
nant le regard qui s'y heurte, comme il arrête et refoule la pensée.
Le premier, parmi les artistes italiens, le Corrége entreprit, en pa-
reil cas, de les affranchir absolument l'une et l'autre. En décorant
de fresques la coupole de San -Giovanni à Parme, et un peu plus
tard celle de la cathédrale , son pinceau pratiquait à travers les
murs une immense ouverture sur le ciel et supprimait ainsi en ap-
parence le champ même où il s'exerçait. Plus audacieux encore que
Michel-Ange, qui, en peignant le plafond de la chapelle Sixtine, n'a-
vait figuré sur cette surface solide que des percemens symétri-
ques, encadrés dans des ornemens d'architecture simulés, le Cor-
rége ne craignait pas d'anéantir jusqu'à l'architecture réelle : il la
remplaçait par le vide et suspendait, au sein de cet espace sans li-
mites, des groupes aux lignes irrégulières, multipliées à l'infini et
s' enroulant les unes dans les autres, conformément aux lois les plus
difficiles de la perspective verticale.
80/t REVUE DES DEUX MONDES.
Certes la tentative était hardie, et le merveilleux talent avec le-
quel elle a été menée à fm la justifie suffisamment. Les deux cou-
poles de Parme sont au nombre des plus beaux ouvrages qu'ait pro-
duits le pinceau. N'est-il pas permis néanmoins, en ayant pour ces
grandes œuvres la profonde admiration qu'elles commandent, de
confesser qu'elles ne satisfont pas à toutes les conditions exigées
par le goût? Gustave Planche a dit à ce sujet avec sa franchise
accoutumée : « J'admire, comme tous les hommes de bonne foi,
l'abondance et la variété qui éclatent dans la coupole de la cathé-
drale, je reconnais avec tous les esprits éclairés qu'un génie de
premier ordre a pu seul enfanter une telle composition; mais... il y
a dans les raccourcis une ostentation qui frappe tous les yeux. » Et
il ajoute : « Le parti adopté par Antonio à l'égard de l'architecture, en
agrandissant le champ de la peinture, réduit l'architecture à néant.
Pour tous ceux qui ont pris la peine de méditer sur ce problème
délicat, il est aujourd'hui hors de doute qu'il vaut mieux, en pa-
reille occasion, respecter les divisions de l'architecture et ne pas
trouer la surface offerte au pinceau (1). » Ces derniers mots caracté-
risent bien la nature des innovations introduites par le Corrége dans
la peinture monumentale, et en signalent clairement les dangers.
Trouer, comme il l'a fait, dans toute leur étendue les voûtes qu'il
s'agissait seulement de revêtir de teintes lumineuses et de nous
montrer voisines du ciel, sans pour cela les isoler du monument
qu'elles couronnent; prétendre produire une illusion absolue, en
présentant au spectateur des figures strictement vues de bas en
haut, des raccourcis que ses yeux ignoraient, des formes ramassées
qui déconcertent sa mémoire, c'est en effet pécher contre le goût et
courir le risque d'aboutir à l'invraisemblable par la recherche ex-
cessive, par l'expression outrée du vrai. Que le Corrége ait pu com-
mettre impunément une pareille faute, ou plutôt qu'il l'ait rachetée
à force de verve et de fécondité dans l'invention, de certitude dans
la science, de puissance dans le coloris, — voilà ce que personne ne
songera sans doute à contester. Toujours est-il que ses deux chefs-
d'œuvre léguaient à l'avenir une tradition périlleuse, et que, sans
les rendre responsables de toutes les erreurs qui ont suivi, on y
trouvera la consécration d'un faux principe dont quelques succes-
seurs du maître devaient s'autoriser, comme d'une excuse, pour
leurs propres écarts.
Ainsi lorsqu'-au bout d'un demi-siècle Yasari et après lui Frédé-
ric Zuccaro couvraient de leurs peintures pédantesquement tumul-
tueuses les parois intérieures du dôme de la cathédrale à Florence,
(1) Voyez, dans la Bévue du 15 décembre 1854, Éludes sur VArt en Italie, — le
Corrége.
LA PEINTURE DES COUPOLES. 805
que faisaient-ils, sinon pratiquer à leur manière, sinon paraphraser
la doctrine professée par le Gorrége et enchérir sur ses exemples?
Les moyens d'expression et le talent avaient Lien dégénéré , il est
vrai. Dans les fresques de Parme, les audaces du style, la bizarrerie
même de certaines apparences procèdent d'une imagination aussi
sincère que puissante ; on y sent, bien que sous des formes parfois
tourmentées, des inspirations faciles, une abondance involontaire,
naturelle jusque dans l'exagération. Les fresques de la cathédrale
de Florence, au contraire, semblent le produit d'une extravagance
calculée, de je ne sais quels laborieux efforts pour simuler les em-
portemens de la pensée et de la main. Ce serait donc faire injure
aux nobles œuvres du Gorrége que de les confondre avec ces em-
phatiques travaux dont les contemporains d'ailleurs ne paraissent
pas avoir été les dupes plus que nous-mêmes, et qu'un poète de
l'époque, le fondateur de l'académie de la Grusca, proposait tout
uniment de recouvrir de badigeon (1); mais, sauf l'immense diffé-
rence entre les résultats, le principe qu'avait adopté le Gorrége est
aussi l'élément décoratif employé par Zuccaro comme par Vasari.
D'autres imitateurs survinrent qui achevèrent de populariser cette
méthode et de lui donner force de loi. La peinture des coupoles ne
fut dès lors en Italie que l'occasion de figurer le désordre, une sorte
de tempête de lignes et de tons. On ne représenta plus les anges et
les bienheureux que déformés à plaisir en vertu de la perspective
curieuse, se culbutant les uns les autres et tournoyant pêle-mêle
dans l'espace, comme ces damnés dont parle Dante que tourmente
« sans trêve l'ouragan infernal; » si bien que lorsque de nos jours
M. Benvenuti eut achevé les médiocres peintures qu'abrite le dôme
de San-Lorenzo à Florence, on dut, à défaut d'autres mérites, lui
savoir gré de sa réserve, et qu'il parut presque avoir fait acte de
réformateur parce qu'il s'était simplement abstenu de la turbulence
pittoresque et des violences accoutumées.
En France, l'influence du Gorrége et de ses imitateurs ne fut
pas d'abord aussi absolue, ni l'entraînement aussi général. Dès les
premières années du xyii*" siècle, il est vrai, Martin Fréminet avait
fait de son mieux pour convertir notre école au culte de la manière
italienne, pour lui inspirer le goût des raccourcis à outrance, des
lignes entortillées , de tous ces problèmes pittoresques dont les
voûtes de la chapelle de Fontainebleau exposent intrépidement les
formules plutôt qu'elles n'en déterminent la solution; mais auprès du
plus grand nombre Martin Fréminet avait heureusement perdu ses
peines, ou si, comme au temps du Primatice, on s'était un moment
(1) (1 Ne nous lassons pas de gémir, dit Grazzini dans un de ses petits poèmes sati-
riques, tant que le jour ne sera pas venu où le blanc aura fait justice de ces peintures
qui gâtent, aux yeux du peuple florentin, la coupole de Brunelleschi. »
806 REVUE DES DEUX MONDES.
laissé séduire par cet étalage du « grand style, » le bon sens natio-
nal et les doctrines maintenues par les jjoriraiiistcs n'avaient pas
tardé à avoir raison d'un engouement parfaitement contraire en
réalité aux instincts de ceux-là mêmes qui l'affichaient. Lorsqu'on
examine les œuvres qui résument le mieux les inclinations et les
habitudes de l'art français à cette époque, — depuis les portraits
peints anonymes jusqu'aux crayons de Dumonstier, jusqu'aux es-
tampes de Léonard Gaultier et de Thomas de Leu , — on comprend
quelle force de résistance secrète notre école était en mesure d'op-
poser aux envahissemens de l'art étranger. On voit du moins que,
lorsqu'il lui arrivait d'accepter les exemples d'autrui, elle se les
assimilait avec autant de prudence que de sagacité, et dans les cas
seulement où ces exemples pouvaient aider au développement de
ses propres aptitudes : témoin le profit qu'elle tire en ce sens des im-
portations de l'art des Pays-Bas, vers la fin du règne de Henri IV, et
l'habileté avec laquelle nos dessinateurs et nos graveurs en particu-
lier interprètent dans leurs ouvrages la méthode des Porbus et des
Wierix. Dira-t-on qu'il ne s'agit ici que de travaux et de maîtres se-
condaires, qu'à l'heure où ils s'inspiraient en aussi modeste lieu, les
artistes français ignoraient encore les grands modèles et les ensei-
gnemens souverains? Les choses ne changèrent pas pourtant, même
après la venue de Rubens à Paris, même après l'achèvement de la
Galerie de Médicis. On admira les éclatans tableaux du maître d'An-
vers sans songer le moins du monde à les contrefaire, sans être
ébranlé dans cette foi traditionnelle qui avait survécu au schisme
suscité par les disciples du Rosso et du Primatice, aussi bien qu'à
la prétendue réforme plus récemment tentée par Fréminet. On crut,
comme parle passé, au bon droit de la peinture nationale, à ses
ressources naturelles, à la légitimité de ses conditions; tout en s' in-
clinant devant les maîtres nés au-delà des Alpes ou sur les bords
de l'Escaut, on attendit avec confiance le jour prochain où notre
pays trouverait parmi ses enfans des rivaux à leur opposer, et dans
le grand Poussin un exemplaire achevé du génie même de l'art
français.
Cependant l'usage de confier les tâches les plus importantes à
des peintres étrangers était trop bien consacré en France depuis le
xvi^ siècle pour que les protecteurs officiels des beaux-arts osassent
encore s'afi"ranchir de la tradition. Aussi, lorsque la reine Marie de
Médicis eut bâti dans la rue de Vaugirard l'église qu'elle destinait
aux carmes déchaussés, s'adressa-t-elle, pour la décoration de ce
monument, à un artiste des Pays-Bas, comme elle l'avait fait déjà
pour la décoration de son propre palais. Bertholet Flemael, de
Liège, reçut la mission d'orner la coupole de la nouvelle église, et
d'initier ainsi les Parisiens à un genre de peinture que leurs re-
LA PEINTURE DES COUPOLES. 807
gards n'avaient jusqu'alors pas plus connu que les formes architec-
toniques de ces murs livrés au pinceau.
Il semble pourtant qu'en choisissant, non plus un génie intrai-
table, un chef d'école comme Rubens, au-dessus des concessions et
des sacrifices, mais un homme dont le talent avait fait ses preuves
de souplesse, la reine ait voulu concilier avec la coutume qui l'obli-
geait les justes exigences du goût public. La méthode mixte, éclec-
tique, dirait-on aujourd'hui, de Bertholet Flemael, cette manière où
se résumaient à la fois les enseignemens de Jordaens et les souve-
nirs des œuvres étudiées par le peintre en Italie, n'était pas de na-
ture à blesser ici aucune conviction, à démentir ouvertement aucune
habitude. Elle pouvait même se modifier à Paris comme elle s'était
appropriée déjà, sur les murs du palais ducal à Florence, aux cou-
tumes de l'art toscan, et emprunter d'un nouveau milieu des formes
d'expression nouvelles. C'est ce qui arriva en effet. Les peintures
de l'église des Carmes ont presque l'apparence d'une œuvre fran-
çaise. Un peu oubliées aujourd'hui, elles n'en demeurent pas moins
un spécimen très intéressant de la peinture monumentale avant la
seconde moitié du xv!!*" siècle. Dans la question qui nous occupe.
elles ont d'ailleurs une importance particulière, puisqu'elles offrent
chez nous le premier exemple de la décoration pittoresque d'une
coupole proprement dite.
La partie centrale de l'église que Bertholet avait été chargé de;
peindre imposait au pinceau deux tâches différentes, en raison de la
diversité des surfaces et des conditions mêmes de la construction.
Des murs en rotonde, percés vers le haut d'étroites fenêtres et s'é-
levant verticalement sur un entablement circulaire au-dessus du-
quel se dessinent quatre grands arcs et quatre pendentifs , puis au
sommet de cette rotonde , dont le diamètre est bien moindre que la
hauteur, une calotte portant sur ces murs, supportés eux-mêmes
par les pendentifs, — voilà le double champ qu'il s'agissait d'orner
en variant, conformément à l'architecture, l'ordonnance des com-
positions, mais en maintenant néanmoins entre celles-ci une cer-
taine connexité. Qu'on se figure un tube surmonté d'un couvercle
bombé, et l'on aura une idée assez exacte des proportions relatives
et des formes attribuées au clair-étage, — pour nous servir d'un
terme technique, — et à la coupole du monument. Or ce clair-étage,
destiné, comme le mot l'indique, à donner accès à la lumière, et par
conséquent troué çà et là, ne pouvait, sans une invraisemblance
manifeste, être revêtu de peintures simulant une scène en [)lein air.
Le moyen d'encadrer dans un ciel figuré des fenêtres au travers
desquelles on aperçoit le ciel véritable et de convertir ainsi en une
image du vide ce qui implique nécessairement l'idée d'un corps
solide et d'un support? Dans des cas analogues, quelques peintres
808 REVUE DES DEUX MONDES.
italiens, Romanelli entre autres, se sont laissé aller à commettre ce
contre-sens : Bertholet eut le bon esprit de s'en préserver en tour-
nant adroitement une difficulté qu'il ne se sentait pas assez fort pour
vaincre de haute lutte.
Le thème à développer était Elie enlevé au eiel sur un ehar de
feu. En pareil lieu et pour de pareils hôtes, rien de plus aisément
explicable que le choix de ce sujet. On sait que les carmes faisaient
remonter très haut leur généalogie, et que, sur la foi d'une tradition
vivement critiquée d'ailleurs par les bollandistes, ils considéraient
le prophète Elie comme le fondateur de leur ordre; mais aussi rien
de moins facile, quant à l'exécution, que de concilier avec les ca-
ractères surnaturels de la scène l'expression de réalité inhérente à
la conformation même des murailles. Bertholet divisa sa composi-
tion en deux parts. Sur la surface intérieure de la calotte, il repré-
senta le char du prophète emporté à travers l'espace et roulant sur
les nuées que des anges environnent. Dans la partie inférieure du
dôme, au-dessus de cet entablement circulaire dont nous avons
parlé, il groupa les disciples d'Élie, au milieu desquels Elisée élève
les bras pour recevoir le manteau détaché des épaules de son maî-
tre, manteau de couleur blanche, bien entendu, comme celui que
portent les carmes, et qui, se développant à cette place, exprimait
une allusion au fait présent aussi bien qu'un souvenir du fait bibli-
que. Ajoutons que, sous le rapport purement pittoresque, l'emploi
du moyen était bon. Sans cette draperie llottante qui relie les deux
compositions l'une à l'autre, l'espace compris entre la figure d'Eli-
sée et la base de la coupole, où apparaît Élie, serait nécessairement
resté un peu vide, bien que des pilastres et d'autres ornemens
peints d'architecture aient eu préalablement pour objet d'en garnir
la nudité. Enfin, malgré l'agitation des lignes qu'entraînait avec soi
la représentation de la scène générale ou plutôt de la double scène,
une certaine symétrie règne dans l'ordonnance, en installe et en
pondère les formes , comme elle établit entre les tons cet équilibre
qui est la condition indispensable de la peinture décorative.
Le groupe des anges et les nuages environnant le char d'Elie sont
disposés de telle sorte qu'ils paraissent graviter autour de ce point
central, et, sous quelque aspect qu'on les envisage, confirmer en le
répétant le mouvement orbiculaire des lignes de la coupole. La
même harmonie se retrouve, dans la décoration du clair-étage,
entre les combinaisons pittoresques et les données de l'architec-
ture. Ces convenances d'ailleurs étaient ici plus faciles à observer.
Une fois le parti pris de figurer avec le pinceau une rangée de ba-
lustres au-dessus de l'entablement réel et d'orner seulement de
pilastres peints ou de niches les murs s' élevant verticalement der-
rière ces balustres, l'unité du plan existait pour les personnages à
LA PELNTURE DES COUPOLES. 809
placer dans l'intervalle. Ceux-ci par conséquent, à moins de se
hisser les uns sur les autres ou d'enfoncer le mur, ne pouvaient ni
déranger le niveau résultant du fait même de leur réunion sur cette
sorte de terrasse, ni interrompre la circonférence du cercle que
dessinent les pierres du monument. Quant au coloris, les qualités
qui le distinguent procèdent, comme les élémens de l'ordoiniance,
de calculs ingénieux plutôt que d'un sentiment très hardi. Le fond
d'architecture blanchâtre sur lequel se détachent les figures des
disciples forme ui|p transition adroite entre les tons, naturellement
sohdes, de ce groupe et les teintes transparentes de l'atmosphère
qui enveloppe Élie et les anges. La figure d'Élie à son tour ou, pour
mieux dire, l'ensemble de la scène céleste que représente la coupole
contraste bien, par la limpidité de l'aspect, avec les caractères de
la scène retracée sur les murs inférieurs du dôme. Tout enfin, dans
ces peintures sagement composées, sagement faites, révèle un es-
prit et une main bien informés; tout émane d'une science sans arro-
gance, mais non pas sans certitude, et qui, sous les dehors de la
simplicité, de la bonhomie même, si l'on veut, a au fond sa valeur
propre et son genre d'autorité.
La bonhomie, la modération dans l'invention et dans la pratique,
ce n'est pas là sans doute ce qui recommande d'ordinaire le talent
de Pierre Mignard, et la Coupole du Val-de-Grâce en particulier
ne continue guère sous ce rapport la tradition que Bertholet Flemael
avait essayé de fonder. Si fastueuse pourtant que nous paraisse
cette immense machine, si recherché qu'en soit le style, elle ac-
quiert presque de la vraisemblance et de la mesure lorsqu'on la
compare. aux ouvrages italiens de même espèce appartenant au
XVII*' siècle. iNi le Joseppin, ni Lanfranc, ni les autres fabricans de
ces allégories banales qui marquent en Italie la dernière phase de
la décadence, n'auraient pris la peine que Mignard s'est donnée ici
de subordonner à un effet général, à une composition préconçue,
les formes et les intentions de détail. Leur pinceau leste et stérile-
ment fécond se serait promené d'un groupe à l'autre, d'une figure à
la figure voisine, tant qu'il y aurait eu quelque espace à couvrir,
sauf à laisser ensuite au spectateur le soin d'interpréter le tout à sa
guise et de démêler une signification d'ensemble dans ce pêle-mêle
d'épisodes pittoresques, de fragmens accolés au hasard.
L'œuvre de Mignard a du moins le mérite d'exprimer des inten-
tions réfléchies, des calculs en vue de fharmonie et de l'unité. Que
cette expresssion soit souvent emphatique ou embarrassée, que dans
cette multitude d'hôtes des cieux faisant accueil ou cortège à la
reine Anne d'Autriche, plus d'une figure apparaisse affublée d'une
majesté factice, sinon même d'un costume d'opéra, c'est ce qu'il
faut bien reconnaître; mais l'idée première de la composition ne
'810 REVUE DES DEUX MONDES.
perd pour cela ni sa justesse, ni sa grandeur; l'enchaînement des
groupes et l'importance relative qui leur est attribuée n'en attes-
tent pas moins chez le peintre une habileté considérable. Peut-être
oublie-t-on un peu trop de nos jours les qualités qui distinguent en
ce sens l'œuvre de Mignard, pour se souvenir surtout de ce qu'elle
a de laborieusement pompeux dans les formes ; peut-être aussi lui
faisons-nous, sans y songer, porter la peine des louanges excessives
dont on l'avait saluée à son apparition. Tout le monde connaît les
vers que Molière a consacrés cà la gloire du Val-dc-Grâce et les
hyperboles au moins imprudentes par lesquelles le poète, associant
le nom de son ami aux noms de Raphaël et de Michel-Ange, « ces
Mignards de leur âge, » transformait un travail au-dessus du mé-
diocre à coup sûr, mais certainement aussi au-dessous de l'excel-
lent, en
Fameuse merveille
Qui des bouts de la terre en ces superbes lieux
Attirera les pas des savans curieux.
Les gens que les peintures du Yal-de-Grâce attirent aujourd'hui
n'arrivent sans doute pas de si loin. Peu d'entre eux, en tout cas,
s'en retourneraient sans déconvenue, s'ils avaient pris un peu trop à
la lettre ce qu'a dit Mohère; ils pourraient même être d'autant plus sé-
vères pour Mignard qu'ils auraient eu d'abord plus de confiance dans
les paroles de son panégyriste. Telle était du moins l'opinion d'un
homme dont on ne contestera pas la haute compétence, opinion qu'il
traduisait en quelques lignes où il jugeait à la fois le travail de Mi-
gnard et le commentaire poétique que ce travail avait inspiré. (( Si
Molière, écrivait en 1 826 le peintre de Marcus Sextus et de Cly-
temncsire, Pierre Guérin, si Molière se fût contenté de présenter
eette production comme un bel ouvrage et de la louer comme tel,
tout le monde en tomberait d'accord; mais personne aujourd'hui ne
voudra la regarder comme une merveille, et je doute fort que, même
de son temps, en ayant sous les yeux les ouvrages de Poussin, de
Lesueur, de Lebrun, le public connaisseur approuvât sans restric-
tions des éloges auxquels l'amitié de notre illustre auteur ne sut
point mettre de bornes. » Et Guérin, revenant sur ces exagérations
du poète, ajoutait un peu plus loin : « La composition de Mignard
est grande et imposante; mais on peut y reprendre la faiblesse du
dessin, le défaut d'énergie dans les figures qui en demandent, et
souvent de la manière dans les formes, de l'affectation dans les
poses. Le style est plus répréhensible encore, et c'est la partie la
plus faible. Je dois dire cependant que ces critiques ne sont aussi
sévères qu'à raison de l'extension des éloges de Molière, qu'il faut
réduire à leur juste valeur. »
LA PEINTURE DES COUPOLES. 811
Guérin n'aurait-il pas pu dire aussi, sans excès de rigueur en-
vers Mignard, que le coloris n'est pas de nature à racheter ici les
faiblesses ouïes lourdeurs du style? Cet Olympe chrétien peuplé de
bienheureux, d'archanges et de séraphins, cette Gloire qui devait,
— le mot l'indique, — apparaître comme un foyer de lumière et de
tons radieux, n'offre qu'un assemblage de couleurs blanchâtres et
froides, dégradées, dans les figures aussi bien que dans les nuages,
depuis la teinte bise jusqu'au blanc laiteux. Le tout ne manque pas
d'une certaine harmonie, puisque, la gamme une fois donnée, ces
nuances se déduisent les unes des autres sans soubresaut ou se ma-
rient entre elles sans dissonance; mais cette harmonie mêm.e a quel-
que chose d'inerte : elle résulte d'une succession d'accords négatifs,
de formules monotones, et ce n'est pas à ces apparences plus ou
moins crayeuses, à cette terne atmosphère que le regard devra s'a-
dresser pour pressentir la lumière céleste et s'enivrer, comme dit
Dante, des « visions dorées » du paradis.
A n'envisager d'ailleurs dans les peintures du Val-de-Grâce que
le procédé matériel et les principes de la mise en scène, on conçoit
que la nouveauté du spectacle ait pu donner le change aux contem-
porains sur la valeur réelle et le caractère des inspirations. Les tra-
vaux de décoration monumentale avaient été jusqu'alors exécutés
en France au moyen de la peinture à la détrempe ou de la peinture
à l'huile, ou, si quelques-uns des artistes étrangers appelés par
François 1'='" s'étaient servis de la fresque proprement dite, aucun
d'eux n'avait fondé à cet égard une tradition durable, des ensei-
gnemens dont on songeât à profiter. Pendant le long séjour qu'il
avait fait en Italie, Mignard au contraii-e s'était laissé gagner à la
doctrine des frescanti, et, par une familiarité quotidienne avec les
grands modèles, il s'était initié assez sûrement aux secrets de la
pratique pour avoir bonne envie de les divulguer à son tour, a De-
venu tout romain, » comme dit Molière, il rapportait dans son pays
des ambitions généreuses, le goût des hautes entreprises, et proba-
blement aussi, quant aux moyens de les accomplir, un vif désir de
faire pièce à ses confrères, à Lebrun en particulier, avec qui il était
depuis longtemps en hostilité ouverte. Or Lebrun avait échoué dans
quelques essais de peinture à fresque, et il s'était empressé, en
homme habile, de renoncer sur ce point à des prétentions qui n'al-
laient pas à moins qu'à compromettre sa réputation et son crédit.
Aussi, sous prétexte de dédain pour un procédé suranné, avait-il
invariablement employé la peinture à l'huile dans l'exécution de ses
innombrables travaux à Paris et à Versailles. Quel triomphe pour
Slignard s'il réussissait, par ses propres exemples, à avoir raison
des préférences intéressées de son rival, à en dénoncer la vraie
cause, à restaurer la tradition des maîtres Là où Lebrun n'avait su
812 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'accommoder une méthode plus humble à ses convenances per-
sonnelles et aux secrètes incertitudes de son talent ! Choisir, pour
peindre la coupole du Val-de-Grâce, les procédés matériels qu'a-
vaient employés aux plus belles époques de l'art Raphayl, Michel-
Ange et tant d'autres, c'était déjcà promettre au public une œuvre
méritoire; c'était s'emparer d'avance de l'opinion, complètement
inexpérimentée en pareille matière, et lui interdire, au nom des
précédens historiques, le droit de hasarder quelque critique ou de
concevoir quelque scrupule. D'ailleurs, l'entreprise une fois ache-
vée, Mignard et ses amis n'étaient pas gens à s'immobiliser dans
l'attente du succès qui devait la récompenser. On parla tant et si
haut, les membres de l'académie de Saint-Luc, faisant cause com-
mune avec leur chef, c'est-à-dire avec le principal ennemi de l'aca-
démie royale de peinture, applaudirent si bruyamment à cette vic-
toire de la fresque sur ce que Molière appelle « la paresse de
l'huile » et sa « traitable méthode, » que l'on crut de la meilleure
foi du monde être entré en possession d'un irréprochable chef-
d'œuvre parce qu'un mode de peinture inusité avait été introduit
dans notre pays.
Les innovations, au surplus, ne se bornaient pas au fait même de
cette importation. Tout en renouvelant le procédé technique des
exemples de l'Italie, Mignard avait entendu les pratiquer aussi quant
à l'ordonnance générale et aux formes de sa composition. La cou-
pole du Val-de-Grâce en effet ne diffère pas seulement de la cou-
pole de l'église des Carmes par les dimensions immenses de la sur-
face qu'il s'agissait de couvrir et par la multitude des figures que le
pinceau avait à représenter; elle en est le démenti en ce sens qu'elle
se sépare ouvertement de l'architecture, et que le travail du peintre,
au lieu de suivre et de confirmer les lignes du monument , a pour
objet, au contraire, de les détruire, en y substituant d'un bout à
l'autre un simulacre d'ouverture sur le vide. Par là, comme par le
respect un peu exagéré de la perspective verticale dans le dessin
des figures, Mignard se rapprochait des doctrines qui prévalaient
au-delà des monts depuis la venue du Corrége. Il les continuait avec
une bien moindre autorité sans doute, avec une science beaucoup
plus suspecte que la science ou l'habileté du maître parmesan,
mais aussi, nous l'avons dit, sans cet étalage de facilité pédantes-
que qui avait fait de l'art italien au xv!!*" siècle l'expression de
l'esprit d'aventure, de la verve factice et du faux goût.
Les peintures du Val-de-Grâce eurent, entre autres résultats,
celui d'assurer à l'artiste qui les avait faites aussi bien qu'à la
méthode qu'il avait adoptée le monopole des succès à venir et
une influence immense. La' décoration des appartemens de l'hôtel
d'Hervart, celle de la Galerie principale au palais de Saint-Cloud,
LA PEIiNTURE DES COUPOLES. 813
les plafonds de la Petite Galerie de Versailles et- des salons qui en
dépendaient, d'autres travaux encore, exécutés par Mignard vers la
même époque, achevèrent de mettre en honneur une manière que
vingt imitateurs divers travaillaient aussi de leur mieux à propa-
ger. Lebrun étant mort par surcroît, et Mignard ayant été revêtu de
toutes les dignités, de toutes les charges qu'avait possédées son ri-
val, rien ne se fifplus dans le domaine de la peinture, et surtout de
la peinture monumentale, que le peintre du Yal-de-Grâce n'eût in-
spiré, approuvé tout au moins, et en quelque façon contre-signé.
L'habitude était si bien prise de subir sur ce point son empire, que
lorsqu'il fut question, en 1691, de faire décorer le dôme des Inva-
lides, Louvois s'empressa de soumettre le projet à Mignard, en lui
demandant de choisir l'artiste auquel il conviendrait de confier cet
important travail. Bien qu'il fut alors âgé de quatre-vingt-un ans,
Mignard n hésita point à se désigner lui-même. Aux premiers mots
de Louvois, il répondit par l'offre, acceptée sans objection, bien en-
tendu, de présenter très incessamment ses esquisses, et de se mettre
à l'œuvre sur place aussitôt qu'elles seraient agréées. Au bout de
deux mois en effet, l'ensemble de la composition était tracé sur le
papier, et l'on préparait déjà les échafaudages, lorsque la mort de
Louvois vint retarder le commencement de l'entreprise. D'antres
difTicultés se produisirent dont il fallut attendre longtemps la solu-
tion, si bien que, d'ajournement en ajournement, on laissa se passer
quatre années, au bout desquelles Mignard mourut à son tour, et
que quatre autres années durent s'écouler encore avant que le
peintre successeur de celui-ci pût s'installer sous le dôme de l'é-
glise des Invalides.
Charles de Lafosse, à qui revenait cette tâche, confiée primitive-
ment à Mignard, semblait mieux qu'aucun autre artiste de l'époque
en mesure de s'en acquitter à souhait. Ce n'était pas un maître sans
doute, bien que la mort de Mignard l'eût élevé hiérarchiquement
au premier raùg à l'académie et parmi les peintres de la cour; mais
Lafosse était un praticien remarquablement habile , accoutumé de
longue main aux grandes entreprises, et ayant, notamment dans
la peinture à fresque, fait ses preuves de brillant coloriste. V As-
somption qui orne encore le sommet de la coupole dans l'église de
ce nom, à Paris, suffirait pour assurer ses titres à cet égard. Elle
pourrait en outre fournir des enseignemens utiles à tels peintres
contemporains trop peu soucieux de l'harmonie, ou trop enclins à
la chercher dans l'eiïacement systématique, dans l'extrême fai-
blesse des tons. A plus forte raison la coupole de l'église des Inva-
lides serait-elle pour eux d'un bon exemple et d'un bon conseil.
Qu'on nous permette, à ce propos, d'abriter notre opinion derrière
celle d'un juge bien expert dans de pareilles questions, d'un véri-
81/l REVUE DES DEUX MONDES.
table maître en matière de coloris. Eugène Delacroix professait une
haute estime pour l'œuvre de Lafosse, et nous l'entendions un
jour déclarer que beaucoup de peintures bien autrement célèbres
n'avaient pas autant que celle-là la vertu d'exhorter, de secourir
son propre talent. A l'époque où il parlait ainsi, Delacroix travail-
lait à la décoration de la coupole qui s'élève au centre de la biblio-
thèque, dans le palais du Luxembourg. Si difierens que soient les
sujets traités par les deux artistes, peut-être ne serait-il pas ira-
possible de reconnaître dans l'œuvre du peintre moderne les traces
de cette influence qu'il s'honorait de subir. Toute proportion gar-
dée entre les ressources limitées de la fresque et l'étendue des
moyens dont la peinture à l'huile permet de disposer, peut-être
retrouverait-on un souvenir de la méthode pratiquée par Lafosse
dans le choix et l'enchaînement de certains tons, dans ce qu'on
pourrait appeler l'échelle harmonique des couleurs qu'a employées
Delacroix.
Quoi qu'il en soit de cette analogie, les peintures du dôme des
Invalides ont par elles-mêmes une importance dont il serait d'au-
tant plus injuste de faire bon marché qu'elles ne se recommandent
pas seulement par la franchise et par la souplesse du coloris. L'am-
pleur de l'ordonnance dans la scène qui orne le faîte de la cou-
pole et qui représente Saint Louis déposant sa couronne et son épée
entre les tnains de Jésus-Christ et de la sainte Vierge, — le goût
judicieux avec lequel les divisions de l'architecture sont respectées
dans la partie du dôme dont les ornemens correspondent aux arêtes
qui semblent, à l'extérieur, en agrafer la courbe au pied de la lan-
terne , — tout accuse chez le peintre une aptitude particulière à
concilier avec les franchises du pinceau les devoirs imposés par la
forme et les caractères du champ qui lui est dévolu. Tout exprime
la volonté de ne percer les voûtes qu'à des intervalles symétriques,
sur des points déterminés par l'ossature même de l'édifice, et sans
que celui-ci semble s'écrouler pour faire place à une image capri-
cieuse de ce qu'on suppose se passer au dehors : mérite rare, nous
l'avons vu, dans les œuvres de cette sorte, et que depuis le Gorrége
jusqu'à Mignard peu d'artistes avaient eu, ou que même ils avaient
cherché à avoir.
Les peintures du dôme des Invalides furent achevées en 1705,
sous les yeux du duc d'Orléans, qui, suivant le témoignage d'un
contemporain (1), ne dédaignait pas, vers la fin du travail, de « mon-
ter sur l'échafaud de cette coupole pour regarder peindre M. de La-
fosse et voir par lui-même la manufacture des couleurs à fresque. »
(1) Mémoires sur la vie et les ouvrages des membres de l'Acadéinie royale de Pein-
ture, tome II, p. i.
LA PEINTURE DES COUPOLES. 815
Il ne semble pas toutefois que le prince, dans les années qui sui-
virent, soit demeuré fort touché de ce souvenir, ou que, en fait de
peinture décorative, le régent de France ait eu à cœur de justifier
les inclinations du duc d'Orléans. Pendant la minorité de Louis XV,
on peignit, non plus à fresque, mais à l'huile, force chapelles, force
plafonds dans les églises et dans les palais : les tâches analogues à
celles qu'avaient accomplies Mignard et Lafosse n'en étaient pas
moins passées de mode. Le goût régnant dans la seconde moitié du
xviii'' siècle ne devait pas, on le sait de reste, encourager ceux
qu'auraient pu tenter par hasard les traditions de l'art « héroïque »
et les exemples du passé. Si l'on construisit encore des coupoles, ce
ne fut plus pour embellir la maison de Dieu, mais pour ajouter à
la magnificence d'un salon ou à l'élégance d'un boudoir; si le pin-
ceau fut employé à la décoration de ces voûtes profanes, il n'eut
plus, il ne pouvait plus avoir d'autre tâche que de les enjoliver à
l'imitation de Boucher et de ses pareils, d'y suspendre des guir-
landes d'amours, de fleurs ou des trophées de galans attributs. Quant
aux dômes des édifices publics que le xvii® siècle avait laissés nus à
l'intérieur, les murs en restèrent tels sans que personne songeât à
s'en étonner ou à s'en plaindre. A l'exception des peintures con-
fuses et théâtrales dont Pierre revêtit en 1762 la coupole de la cha-
pelle de la Vierge dans l'église de Saint-Roch à Paris, on ne trou-
verait guère à citer, parmi les monumens de l'art français sous les
règnes de Louis XV et de Louis XVI, un travail en ce genre de quel-
que importance, une œuvre ayant, à défaut d'autre mérite, celui de
compléter tant bien que mal l'architecture et de meul}ler ce qui ne
saurait après tout rester vide sans perdre la moitié de sa ^significa-
tion. On s'était peu à peu habitué à voir les coupoles dénuées de
leur complément pittoresque, comme nos yeux sont accoutumés en-
core à voir inhabitées des niches faites tout exprès pour loger des
statues. Aussi lorsqu'après un bien long intervalle Gros eut essayé
de renouer la tradition du xvii'' siècle, lorsqu'il eut découvert en
182/i la coupole qu'il venait de peindre dans le Panthéon redevenu
l'église de Sainte-Geneviève, bon nombre de spectateurs accueillirent
comme une innovation absolue ce qui n'était en réalité qu'un retour
à d'anciens usages. Il nous reste à examiner jusqu'à quel point la ré-
forme était heureuse dans les termes et quel surcroît d'honneur elle
pouvait ajouter au glorieux nom du peintre de Jaffa et à'Aboukir.
Bien que les peintures de la coupole de Sainte-Geneviève, ache-
vées sous la restauration, représentent une scène conforme aux
idées officielles et à la politique de l'époque, on sait que les pre-
miers linéamens en avaient été tracés sous l'empire, et que cette
composition primitive, dont Napoléon lui-même avait prescrit le
sujet, devait consacrer les origines des dynasties royales et impé-
810 REVUE DES DEUX MONDES.
riales Ê^y^arit successivement régné sur la France. Une lettre adres-
sée par Gros, en 1811, au comte de Montalivet, nous a conservé le
programme pittoresque qu'il s'agissait alors de remplir et le résumé
des conditions imposées à l'artiste. « Je m'engage, écrivait Gros,
envers son excellence le ministre de l'intérieur, à peindre la calotte
du dôme du Panthéon et à y représenter, dans la proportion de
figures de quatre mètres, une gloire d'anges emportant au ciel la
châsse de sainte Geneviève; au bas, Clovis et Clotilde, son épouse,
fondateurs de la première église; plus loin, Charlemagne, saint
Louis, et à la partie opposée sa majesté l'empereur et sa majesté
l'impératrice consacrant la nouvelle église au culte de la sainte. »
Ces derniers mots méritent d'être remarqués. Ils prouvent que,
dans la pensée de Napoléon, l'institution païenne d'un Panthéori*
avait fait son temps, et que le moment était proche où le templ-e
souillé d'abord par les reliques infâmes d'un Marat, ouvert ensuite
à plus d'un héros suspect, à plus d'une gloire contestable, n'abri-
terait plus que des autels chrétiens et ne conseillerait plus que la
prière.
Le temps manqua toutefois pour que les intentions de l'empereui:;
reçussent leur entier accomplissement. Il fit aussi défaut à l'artiste
pour l'achèvement de sa tâche. Ce grand travail, suspendu en
1814, repris et suspendu de nouveau en 1815 afin d'aviser, suivant
les ordres contraires des gouvernemens qui se succèdent, tantôt aux
moyens d'installer « à la quatrième place, après Clovis, Charle-
magne et saint Louis, sa majesté le roi Louis XVIII accompagné de
son auguste nièce la duchesse d'Angoulème et remettant le royaume
sous la protection de la sainte (1), » tantôt aux moyens de réinté-
grer la figure de « l'empereur Napoléon dans un des quatre groupes
qui accompagnent l'apothéose de sainte Geneviève (2), » — ce travail
tant de fois interrompu , modifié , transformé dans son principe
comme dans ses caractères extérieurs, ne put suivre régulièrement
son cours et acquérir une signification immuable que peu d'années
avant l'avènement de Charles X. Il fut terminé dans les premiers
mois du nouveau règne, et l'on vit alors, comme nous les voyons
encore aujourd'hui, Louis XVIII et la duchesse d'Angoulème en pos-
session de cette « quatrième place » si souvent disputée, la figui'ç'
du duc de Bordeaux substituée à celle du roi de Piome, ou plutôt le
cordon de l'ordre du Saint-Esprit sur la poitrine nue du petit
prince suffisant pour débaptiser celui-ci du nom que lui avait attri-
bué autrefois le grand cordon de la Légion d'honneur. Tout en se
résignant aux changemens et aux mutilations commandés par les
(1) Dépêche, en date du 10 avril 1814, du commissaire provisoire au département
de l'intérieur.
(2) Dépêche du ministre de l'intérieur, 31 mars 1815.
LA PEINTURE DES COUPOLES. 817
circonstances, tout en consentant même, — ce qui était pousser bien
loin la docilité, — à reléguer les emblèmes guerriers de la république
et de l'empire derrière les couronnes murales duTrocadéro, de Cadix
et de Madrid, Gros tint avec une obstination singulière à laisser sub-
sister la couleur verte du coussin sur lequel le royal enfant est posé.
(( C'est, disait-il à l'un de ses élèves, l'extrait d'an acte de naissance :
on a changé le nom, j'ai conservé la date. »
Hormis ce petit détail historique, rien d'ailleurs ou presque rien
ne survit dans l'œuvre définitive des intentions et de l'ordonnance
auxquelles Gros s'était arrêté dans l'esquisse tracée en 1811. Au
centre de la composition, ce n'est plus la châsse de sainte Geneviève
que le peintre nous montre, c'est la sainte elle-même, présidant,
pour ainsi dire, au lieu de l'assemblée des chefs de dynasties, la
réunion des personnages qui résument les principales époques et
les faits les plus importans de l'histoire religieuse dans notre pays,
Clovis, ayant revêtu la tunique blanche du baptême, étend la main
sur le livre des Évangiles, à côté de l'autel renversé des druides.
Charlemagne, qu'il était assez malaisé de convertir absolument en
héros pacifique, a gardé, il est vrai, cet entourage de Saxons cap-
tifs qui personnifiait dans l'ancien projet la toute-puissance guer-
rière du monarque; mais un ange parle au nom de celui-ci, et, pré-
sentant aux Saxons le symbole de la régénération chrétienne, il
leur commande de renoncer à leurs dieux pour adorer celui de leur
vainqueur. Saint Louis s'agenouille devant la couronne d'épines
qu'il a conquise sur les infidèles. Enfin Leuis XVIII invoque pour
la France l'intercession de sainte Geneviève auprès de Dieu , tandis
que la duchesse d'Angoulême lève des yeux baignés de larmes vers
une gloire où l'on entrevoit réunis Louis XVI, Marie-Antoinette,
Louis XVII et M'""^ Elisabeth.
Quels que soient les mérites des détails et les qualités partielles
de l'exécution, la coupole de Sainte -Geneviève a dans l'ensemble
un défaut capital : elle ne s'empare pas du regard par la netteté de
l'aspect, par la simplicité des lignes générales, par l'unité du co-
loris. Je sais quelles difficultés s'opposaient à l'issue tout à fait sa-
tisfaisante d'une pareille entreprise. Sans doute il eût été presque
déraisonnable de prétendre faire voir distinctement une peinture
placée à 70 mètres au-dessus du sol, et d'un autre côté, s'il faut,
pour en juger l' effet, monter jusqu'au point où il sera possible de
l'envisager face à face, à quoi bon avoir relégué aussi loin ce qui exi-
geait un examen à courte distance ? Mieux aurait valu de beaucoup
adopter l'avis de Gros lui-même, qui proposait, à un certain mo-
ment, de peindre isolément dans les angles de la coupole inférieure
les quatre groupes qu'il a dû réunir sur la calotte même du monu-
TOME XLVIII. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
ment, et de consacrer toute la surface de celle-ci à l'image unique
de sainte Geneviève apparaissant au milieu des nuages. Pourtant ,
la tâche une fois donnée dans les termes où elle a été accomplie, n'y
avait-il pas moyen de procéder plus résolument, de préciser davan-
tage les caractères tout exceptionnels de l'œuvre, d'en mieux dé-
terminer les rapports avec l'architecture ? Aperçue d'en bas , la
composition a quelque chose d'incertain et de vacillant, non-seule-
ment à cause des couches d'atmosphère interposées entre l'œil du
spectateur et la peinture, mais aussi par le trouble que jettent dans
la silhouette des groupes les lignes accidentelles et dans le coloris
la multiplicité des tons. Examinée à la hauteur du plan sur lequel
elle a été exécutée, cette décoration monumentale n'est plus qu'un
tableau gigantesque, au modelé un peu vide en raison de la dimeuT-
sion même des figures, aux couleurs délayées et presque aussi ar-
dentes que les couleurs d'un vitrail. Pour un point de vue comme
pour l'autre, Gros a fait trop ou trop peu. Malgré la somme de ta-
lent dépensée par l'illustre peintre dans cette besogne équivoque^
dans une entreprise qui d'ailleurs était en désaccord avec les in-
clinations naturelles de son génie, on peut dire que de toutes les
grandes coupoles peintes en France jusqu'au commencement du
xix^ siècle, la coupole de Sainte-Geneviève satisfait moins qu'aucune
autre aux conditions nécessaires de ce genre de travail.
Dans l'intervalle qui sépare l'époque où Gros eut terminé ses
peintures à Sainte-Geneviève de l'époque où M. Roger fut chargé
de décorer la coupole de la nef de Saint- Roch, plusieurs tâches
analogues avaient été exécutées à Paris. A l'exception toutefois de
la coupole peinte par Eugène Delacroix dans la bibliothèque du
Luxembourg, — œuvre considérable que nous mentionnions tout à
l'heure, mais sur l'examen de laquelle nous n'avons pas à insister
après l'étude qui en a été faite autrefois ici-même (1), — aucun
témoignage vraiment remarquable , aucun effort sérieux ne se pro-
duit durant ces trente-cinq années dans un ordre de travaux bien
propre pourtant à stimuler le zèle et à développer le talent. Le
mieux est donc de passer sous silence ces œuvres insignifiantes dont
la coupole peinte par M. Delorme, dans le chœur de Notre-Dame-
de-Lorette, résumerait, s'il fallait citer un exemple, les inspirations
négatives et les formes banales. D'ailleurs, par l'étendue des sur-
faces que le pinceau avait à couvrir, par l'importance de la donnée
aussi bien que par les difficultés de l'exécution, les peintures ré-
cemment achevées dans l'église de Saint-Roch méritent une atten-
tion particulière. N'eussent-elles d'autre titre à la curiosité ou à
(1) Voyez la Revue du l'"; juillet ,184G.
LA PEINTURE DES COUPOLES. 819
l'intérêt que la grandeur même de la tâche, elles appelleraient en-
core par là les regards de tous ceux que préoccupe l'honneur de
notre école en dehors des menues entreprises et des faciles succès.
L'ensemble du travail de M. Roger se compose de la coupole pro-
prement dite et des quatre pendentifs compris entre les arcs qui
s'ouvrent sur les bras de la croix, sur la nef et sur le chœur. A ne
considérer que la disposition architectonique et l'élévation médiocre
des piliers supportant la coupole, les conditions matérielles étaient
ici plus favorables qu'elles ne l'avaient été dans les cas précédens.
Point d'espace démesuré entre l'œil du spectateur et la peinture;
point d'exiguïté non plus dans les lignes environnantes, ni de ces
formes étranglées qui, dans l'église des Carmes par exemple, gênent
l'aspect général et font des murailles inférieures d'un dôme une
sorte de télescope dont la calotte est l'objectif. En revanche, si l'on
tient compte de l' entre-croisement de la lumière directe et des re-
flets, des jours en sens opposés que répandent sur la coupole de
Saint-Roch les fenêtres percées pour éclairer d'autres parties de
l'église; si, en se plaçant, soit dans la nef, soit dans l'un des bras
de la croix, on promène ses regards des murs blancs, qui s'élèvent
de tous côtés, aux verrières ou aux tableaux dont les couleurs scin-
tillent çà et là et compromettent d'autant l'unité de l'effet, — on
appréciera les obstacles que l'artiste avait à vaincre pour assurer à
son œuvre un relief suffisant sur le reste, sans l'isoler pourtant plus
que de raison de ces voisinages contraires et de ces différens mi-
lieux. Ajoutons que par la distribution même et l'éloignement des
fenêtres d'où le jour vient glisser aujourd'hui sur la coupole débar-
rassée de ses échafaudages, le travail a dû s'accomplir dans une
demi-obscurité ou tout au moins avec le secours d'une lueur fur-
tive, d'autant plus équivoque qu'elle arrivait de bas en haut, et que
par conséquent les couleurs étendues sur la palette ne recevaient
rien des rayons qui en éclairaient le dessous. Nous insistons sur ces
détails, non pour y trouver des excuses à des erreurs commises,
mais pour indiquer au contraire la justesse des calculs en vertu
desquels les erreurs ont été évitées. Sans doute, dans l'examen
d'une œuvre d'art, la valeur intrinsèque des résultats importe bien
autrement que le souvenir des peines que cette œuvre a pu coûter,
et là aussi la durée des efforts préalables, « le temps, si l'on veut,
ne fait rien à l'affaire. » A mérite égal du moins, deux tableaux exé-
cutés dans des conditions différentes autoriseront une inégale es-
time, et la préférence sera légitime pour celui qu'il aura fallu
peindre en dehors des facilités ordinaires et des ressources que pro-
cure l'atelier. •
Au surplus, toutes les difficultés ne venaient pas des incertitudes
820 REVUE DES DEUX MONDES.
auxquelles le pinceau se trouvait condamné, quant au coloris, par
rinsuffisance de la lumière. Le mouvement surbaissé des courbes de
la coupole et l'aplatissement qui en résulte pour la partie supérieure
de celle-ci prescrivaient dans l'expression de la forme, dans le des-
sin, des combinaisons non moins délicates. Il fallait , en traçant les
figures, avoir égard à la différence des plajis sur lesquels ces figures
se développeraient et opérer de telle sorte qu'une surface presque
verticale à la base, presque horizontale au sommet, ne faussât ni la
vraisemblance des attitudes, ni l'exactitude des proportions; il fal-
lait que tel personnage debout, dont les contours suivent la cour-
bure de la voûte, gardât cependant son aplomb, ou que tel autre,
se présentant en raccourci dans la composition, ne se modifiât pas
jusqu'à prendre un aspect tout contraire et à se déformer, à s'al-
longer en raison de la concavité ou de l'inclinaison du champ,. /
M. Roger a-t-il toujours réussi dans ses efforts pour maintenir cet
équilibre entre l'apparence et la réalité? S'est-il montré aussi ha-
bile à combiner des proportions et des formes de détail qu'à déter-
miner l'effet, l'harmonie de l'ensemble par l'association des cou-
leurs? Nous ne le pensons pas. La figure agenouillée de saint Roch,
entre autres, nous semble, dans le mouvement, dans la structure
même, manquer de précision et de fermeté. Peut-être la faute en
est-elle aux accidens de la perspective, mais le corps paraît trop
long pour la tête : il a quelque chose de fléchissant, d'insuffisam-
ment installé qui inquiète le regard , au lieu de le convaincre tout
d'abord. Ailleurs, dans plusieurs figures d'anges par exemple, les
parties nues, modelées avec quelque mollesse, trahissent, non pas
les négligences du pinceau , — il fait de son mieux partout et obéit
à une main invariablement zélée, — mais une certaine hésitation
secrète à interpréter même ce qui a été examiné de plus près et le
plus attentivement étudié. En général, on peut dire de l'œuvre de
M. Roger qu'elle a moins de valeur au point de vue de la forme
pure que sous le rapport de l'ordonnance et du coloris. Le dessin y
est le plus souvent correct, sans être pour cela très savant, de cette
science du moins supérieure à la connaissance de la syntaxe pitto-
resque. Il témoigne de recherches soigneuses, d'une louable appli-
cation à ne rien omettre comme à ne rien exagérer : il ne résulte pas
assez ouvertement d'une émotion personnelle en face de la nature,
d'une aptitude particulière à dominer le fait, à ne se fassimiler que
pour en dégager la signification distinctive ou imprévue. 11 reste en
un mot un peu dépourvu de ce que, dans la langue des arts, on
nomme u le caractère, » c'est-à-dire l'expression vivement accen-
tuée de la physionomie des choses et du sentiment éprouvé par l'ar-
tiste à propos de celles-ci.
"'LA '^PEINTURE DES COUPOLES. 821
Là es^, à notre avis, le côté faible des peintures de la cou'p'b'té de
Saint-Roclî. A d'autres égards, elles sont véritablement méritoires.
Elles attestent chez celui qui les a faites une intelligence exacte des
conditions décoratives de la tâche et des conditions morales inhé-
rentes au sujet; elles justifient aussi bien, par les idées qu'elles tra-
duisent, leur place dans une église, qu'elles s'approprient par le
style, aux formes de l'architecture et à l'âge du monument. Nulle
exagération archaïque toutefois, pas d'affectation ni de ruse pour
vieillir plus que de raison le travail, pour en dissimuler la vraie
date, et d'un autre côté, tout en se comportant en peintre du
xix^ siècle, M. Roger a su ne pas abuser de l'hospitalité offerte à
son talent. Loin de consentir à une usurpation du présent sur le
passé, il s'est appliqué à établir entre l'un et l'autre une réciprocité
d'influence. Moins libre ici de se donner carrière que lorsqu'il déco-
rait la chapelle des Fonts dans l'église de Notre-Dame-de-Lorette, il
n'a pas abdiqué toute indépendance pour cela, ni renoncé au droit
de parler la langue de son temps dans ce milieu consacré par les
souvenirs d'une autre époque.
Les scènes que représente la coupole de Saint- Roch sont au
nombre de quatre, comprises chacune entre des Termes et d'autres
ornemens d'architecture figurés qui, partant de l'entablement cir-
culaire placé au-dessus des arcs et des pendentifs, divisent l'en-
semble de la surface en portions égales et viennent se rattacher à
une vaste rosace qui s'épanouit au centre de la coupole. Ces divers
ornemens, habilement agencés par l'architecte actuel de l'église,
M. Baltard, ces entre-deux dorés et par conséquent nettement dé-
tachés des peintures qu'ils encadrent, donnent à l'aspect général
une apparence rationnelle, cette signification logique dont nous
avons plus haut constaté l'absence dans les travaux du même genre
exécutés autrefois en Italie ou à Paris. On n'a plus ici en face de
soi une iinage complètement isolée des lignes monumentales, une
Gloire, comme celle du Yal-de-Grâce, imposant à l'esprit et aux
yeux l'oubli de la réalité, et substituant à celle-ci une fiction, un
pur mensonge : on entrevoit bien le ciel encore, mais par échap-
pées, sans que ce simulacre des régions éthérées envahisse partout
l'architecture et en supprime la fonction. Les divisions qui parta-
gent la coupole en compartimens formant chacun un tout, une com-
position distincte, suffisent pour impliquer une idée de stabilité, en
même temps qu'elles avertissent le regard et le conduisent d'un
point à un autre, sans le laisser incertain et comme éperdu devant
l'étendue de l'ensemble ou la multiplicité des détails.
Séparés conformément aux lois de la symétrie et aux caractères
mêmes de la construction, ces quatre compartimens ne s'en relient
822 REVUE DES DEUX MONDES.
pas moins entre, eux par l'homogénéité des sujets. Le Triomphe âu\
Christ, c'est-cà-dire la traduction par le pinceau des paroles d'ïsaïe :
« Il sera législateur, sauveur, roi et juge, » tel est le thème qu'a
choisi M. Roger et qu'il a développé avec autant de clarté dans les
termes que de grave bonne foi dans les intentions. Le premier de
ces tableaux, celui qui fait face à la nef, réunit dans une association
mystique les figures du Christ, de l'église et de saint Roch; le se-
cond, consacré à l'image des miséricordes du Sauveur, personnifie
le mystère de la rédemption dans la figure de Jésus montrant ses
plaies, tandis que des anges portant des attributs symboliques pro-
mettent la vie et les récompenses éternelles à ceux qui auront cru
et aimé. Dans les troisième et quatrième tableaux enfin, le Boi, le
vainqueur de la mort, va s'asseoir à la droite du Père éternel, et le
Juge, entouré des ministres de sa clémence ou de sa colère, appelle
le monde au divin tribunal.
Pour compléter le sens des compositions qui ornent la coupole et
aussi afin d'en mieux déterminer l'effet pittoresque, quatre groupes
d'anges placés dans les pendentifs correspondent aux intentions que
chaque sujet résume, et donnent une base solide à ces images pres-
que immatérielles. Les fonds d'or sur lesquels se dessinent les
figures dont nous parlons, les tons vigoureux ou éclatans des dra-
peries qu'elles portent, et qui, alternant d'un pendentif à l'autre,
assurent d'autant l'équilibre du coloris, — cette zone de couleurs
concentriques pour ainsi dire et de représentations voisines de la
réalité ajoute par le contraste à la diffusion de la lumière et des
teintes, à la sérénité idéale des apparences dans la partie supérieure
du travail. Supprimez telle draperie verte ou bleue dont la nuance
un peu âpre, mais violente à dessein, étonne peut-être au premier
aspect, et le ciel qu'on aperçoit à quelques mètres plus haut perdra
certainement de sa limpidité; les figures auxquelles il sert de fond
prendront, pour la place qu'elles occupent, ou trop de saillie ou
trop d'intensité dans le ton. Grâce aux oppositions ou aux rapports
ménagés, tout se tient, toutes les parties se relient entre elles, et. si
quelques-unes peuvent être préférées à d'autres, si Ton éprouve
par exemple une juste prédilection pour la figure de femme per-
sonnifiant la religion, — figure excellente dont l'attitude, l'ajuste-;
ment et le coloris ne dépareraient pas le tableau d'un maître, —
ce n'est pas que les morceaux envii'onnans aient au fond un rôle
moins nécessaire, c'est seulement que le peintre en a volontairement
diminué l'importance pour mettre d'autant mieux en relief et en
vue les points principaux de sa composition.
Sans doute, en dehors de ces combinaisons légitimes, on pour-
rait noter dans les peintures de Saint-Roch des inégalités , des im-
LA PEINTURE DES COUPOLES. 823
perfections. Nous avons déjà signalé l'insuffisance du dessin dans la
figure du saint, patron de l'église. 11 serait permis encore de criti-
quer le geste trop humain, trop familier, avec lequel Dieu le père
accueille le Christ ressuscité, ou plutôt nous regrettons qu'en trai-
tant ce sujet M. Roger n'ait pas craint de faire intervenir Dieu en
personne, qu'il ait essayé de définir matériellement l'infini. C'était
renouveler bien imprudemment une entreprise dans laquelle Ra-
phaël et Michel-Ange eux-mêmes avaient échoué malgré leur mer-
veilleux génie; c'était tenter l'impossible et se condamner d'avance
à ne nous montrer qu'un vieillard majestueux, un patriarche, un
homme, là où il aurait fallu faire pressentir à notre imagination ce
que nous ne saurions ni concevoir, ni saisir avec le secours de nos
sens. A quoi bon insister et relever dans les détails des fautes qui,
à tout prendre, n'altèrent pas plus la signification morale de l'en-
semble qu'elles n'en compromettent la valeur au point de vue pit-
toresque? Par les formes qu'elle présente aux regards, par les sen-
timens ou les idées qu'elle éveille dans l'esprit, la coupole de
Saint-Roch commande mieux qu'une minutieuse analyse : en face
de cette œuvre avant tout bien pensée , le plus opportun comme le
plus juste sera de s'en tenir à l'examen général des mérites qui lui
appartiennent et des graves intentions qu'elle traduit.
Le nouveau travail de M. Roger est donc très honorable à la fois
pour l'artiste qui s'en est acquitté et pour notre école, un peu dés-
accoutumée aujourd'hui des grandes tâches, des entreprises de
longue haleine. N'exagérons rien toutefois. Peut-être ce qu'il con-
viendrait d'accuser en ceci plutôt que la disette des talens ou la ra-
reté des occasions, c'est notre propre indifférence. Quel que soit le
nombre des artistes éminens que nous avons perdus depuis le pein-
tre de Y Hémicycle de l'Ecole des Beaiix-Ai'ts jusqu'au peintre du
Plafond de la Galerie d'Apollon, quelques préférences que témoi-
gnent la plupart de ceux qui ont survécu pour la peinture de genre
ou pour la représentation des faits anecdotiques, des petites curio-
sités de l'histoire, plus d'un talent nous reste encore qui continue
dans une sphère moins humble les traditions de l'art français; plus
d'un effort sérieux se produit pour défendre, pour féconder, pour
renouveler au besoin le domaine de la peinture sacrée et celui de la
peinture décorative. Pour ne citer que ces exemples, les peintures
de MM. Flandrin et Périn dans les églises de Saint-Yincent-de-Paul,
de Saint-Germain-des-Prés et de Notre-Dame-de-Lorette , les deux
hémicycles que le pinceau de M. Lehmann a décorés dans la salle du
trône au palais du Luxembourg, les cartons de M. Chenavard, les
voussures et les plafonds peints par M. Gendron dans le vestibule
de la Cour des Comptes et au ministère d'état, — de telles œuvres
824 REVUE DES DEUX MONDES. " ~
prouvent assez que la source des hautes inspirations ne s'est pas
tarie , que la vie d'un art supérieur au métier ne s'est pas éteinte
dans notre école. Les applaudissemens de la foule ne récompensent
pas toujours, il est vrai, des travaux de cette sorte. Ceux qui les ont
accomplis doivent le plus souvent se contenter des suffrages de
quelques bons juges, de l'estime discrète des experts et des esprits
studieux, tandis que les faveurs et les bruyans éloges s'adressent en
général beaucoup plus bas et se détournent, en matière de peinture
comme ailleurs, des poèmes pour aller aux vaudevilles. Il y a là une
injustice sans doute, mais qu'y faire et qu'importe après tout? Bien
malavisé serait l'artiste qui consulterait de trop près ces signes du
temps, et qui sacrifierait à la recherche d'une popularité éphémère
la confiance dans l'avenir et dans les droits de son propre talent. Le
succès n'est pas tout en pareil cas , du moins le succès immédiat,
accaparé du jour au lendemain, et par cela même sujet à révision.
Les modes passent, les œuvres restent, et quand celles-ci portent,
comme les nouvelles peintures de Saint-Roch, l'empreinte d'une
habileté consciencieuse, d'une pensée étrangère aux petites préoc-
cupations de l'heure présente et aux petites ambitions de parti, le
moment vient tôt ou tard où la justice se fait pour elles, où elles
héritent en quelque sorte de l'attention qui s'était égarée sur des
objets plus futiles, plus séduisans en apparence et d'abord mieux
recommandés. Qui sait s'il n'en sera pas de la coupole peinte par
M. Roger comme de la coupole peinte autrefois par Bertholet Fle-
mael, et si, lorsqu'on aura oublié bon nombre de tableaux contem-
porains aussi complètement que nous avons oublié nous-mêmes
tant d'œuvres secondaires appartenant au xvii® siècle, quelqu'un ne
se rencontrera pas un jour pour penser et pour dire des peintures
de Saint-Roch ce que nous disions tout à l'heure des peintures de
l'église des Carmes et de l'estime qu'elles méritent? C'est, en atten-
dant, le devoir de la critique d'avertir sur ce point l'opinion et de
lui proposer au moins l'examen de ce qu'il serait juste dès à pré-
sent de regarder. Elle a ce devoir surtout, — et c'est le cas ici, —
lorsqu'il ne s'agit pas seulement d'une œuvre bonne en soi, mais
d'un genre de travail dont les caractères particuliers intéressent
l'histoire de notre art national, et qui, se rattachant au passé par
les comparaisons qu'il suscite, tend à remettre en mémoire les lois
de l'art lui-même, les modèles qu'il convient de suivre et les
exemples qu'il faut éviter.
Henri Delaborde.
-"-ritf.ir '.■')ï; ■ X'. M
FREDERIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI.
Ji4^
■ rn 11 >'^! prrnh' f
n'vi3M(_^.
UNE SOIRÉE A S CH ^ E T Z I N G E N.
I.
Quelques jours après la représentation du Freyschûtz (1), le che-
valier Sarti retourna à Scliwetzingen, attiré cette fois par les inquié-
tudes de son propre cœur autant que par les sollicitations toujours
pressantes de M'"^ de Narbal. La maison de la comtesse avait repris
mi aspect paisible. Le petit voyage qu'on venait de faire à Manheim
était un événement dont on ne cessait de s'entretenir. Les trois cou-
sines en avaient rapporté un sentiment plus vif de curiosité pour le
chevalier, dont la solitude relative où elles se trouvaient leur faisait
mieux apprécier le mérite. Dans la maison hospitalière de M'"* de
Narbal, entre le vieux maître de chapelle Rauch, le bon M. Thibaut
et le conseiller de Loewenfeld, sec, prétentieux et malveillant, le
chevalier, qui avait la tenue soignée d'un homme du monde, une
grande jeunesse d'esprit et de cœur, était tout naturellement l'objet
d'une prédilection facile à concevoir. Il n'avait pas à lutter contre
la présence de jeunes gens qui, avec plus d'éclat, auraient eu aussi
des prétentions plus légitimes à fixer l'attention des trois héritières.
(1) Voyez la Revue du 15 novembre et du l^"" décembre.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
Celles-ci étaient d'autant plus à l'aise vis-à-vis du chevalier, d'au-
tant plus gaies et plus franchement communicatives, que lui-même
parlait souvent de son goût pour l'indépendance et de la résolution
qu'il avait prise depuis longtemps de rester garçon, de n'avoir que
les muses pour compagnes de sa solitude.
— Y a-t-il de l'indiscrétion, chevalier, lui dit un jour M'"^ de
Narbal avec sa bonté malicieuse, à vous demander quel est ce beau
portrait de femme que nous avons vu au-dessous de votre petite bi-
iDliothèque? Quelle est donc la muse que représente cette tête blonde
ravissante, au regard noble et touchant? Est-ce la philosophie ou
bien la musique, et n'y a-t-il pas quelque rapport entre ce portrait
-et la jolie chanson de Paisiello :
Nel cor più non mi sento,
Brillar la gioventù?
Je serais bien étonnée si mes pressentimens m'induisaient en erreur.
— Décidément, comtesse, vous êtes persistante dans vos idées,
répondit le chevalier Sarti; après m'avoir fait l'honneur de visiter
mon pauvre ermitage, vous tenez à connaître celui qui l'habite.
— Mon Dieu ! chevalier, ma curiosité ne vous semble-t-elle pas
bien naturelle? ÎNous vous aimons tous ici, dit-elle en regardant
sa fille et ses nièces, qui étaient assises auprès d'elle dans le petit
salon d'été, et c'est plus qu'un plaisir, c'est un besoin du cœur de
savoir un peu comment nos amis sont entrés dans la vie, quelles
sont les joies et les peines qu'ils ont éprouvées avant que nous eus-
sions le bonheur de les rencontrer.
— Comtesse, répliqua le chevalier avec une émotion qu'il ne sut
pas dissimuler, je n'ai plus le droit ni la volonté de vous refuser.
Je puis vous dire cependant, comme Énée invité à raconter la
chute de Troie, que vous allez réveiller une immense douleur,
quoique mon obscure destinée n'ait qu'un seul trait commun avec
celle du héros de Virgile: c'est que j'ai beaucoup erré par le monde
et que je n'ai emporté des ruines de ma belle et malheureuse patrie
que de pieux et tristes souvenirs. Oui, comtesse, vos pressentimens
ne vous ont pas trompée. Il y a un lien entre la mélodie de Pai-
siello et le portrait de femme que vous avez vu chez moi, et ce lien,
c'est toute l'histoire de mon âme.
Amor ch' a nulle amato amar perdona,
Mi prese di costei placer si forte,
Clic come vedi ancor non m' abbaudona (1).
(1) « L'amour, qui ne pardonne jamais à l'amant d'aimer, m'a pris pour celle-ci
d'une si forte affection que, comme tu le vois, elle me possède encore. » — Dante, V En-
fer, chant V, ter:;iiia 34.
FRÉDîir.IOUE. 827
— Oh ! je m'en doutais, s'écria M""' de Narbal, et le vieux pro-
verbe a raison : il n'y a pas de fumée sans feu, ni d'homme supé-
rieur sans un peu d'amour dans le cœur. Parlez donc, chevalier,
vous ne sauriez trouver de meilleur moment pour raconter à vos
amis une existence qu'ils désirent tant connaître.
Par une belle journée d'été, le chevalier, se trouvant dans le petit
salon de M'"® de Narbal en présence de sa fille Fanny et de ses deux
nièces Aglaé et Frédérique, se mit à raconter sa jeunesse et les
principaux événemens contenus dans la première partie de cette
histoire. Il parla avec émotion de sa mère Catarina, de Giacomo le
prédicateur populaire, des jeux, des fêtes et de la poésie de son en-
fance, qui s'était écoulée dans le beau village de la Piosâ. Il peignit
avec de vives couleurs cette nuit splendide de Noël qui le conduisit
à la villa Gadolce, près du vieux sénateur et de sa noble fille Beata,
dont il fit un portrait admirable. Il pleurait, il tremblait et riait
comme un enfant en rappelant les scènes délicieuses de la villa Ga-
dolce, les saillies de l'abbé Zamaria, l'enjouement de Tognina, la
bonté, la grâce divine de Beata, et le sentiment discret, mais pro-
fond et inaltérable qu'il ressentit pour elle. — A qui le dire? à qui
pouvais-je confier l'amour insensé que j'osais concevoir pour la fille
d'un grand seigneur, pour ma noble protectrice? s'écria le chevalier
avec un accent de vérité qui fit tressaillir son auditoire, et il décrivit
les perplexités, les angoisses de son cœur, et cette scène où il ne
put contenir ses sanglots en écoutant le fameux Guadagni chanter
l'air d'Orphée :
Che far5 senza Euridice?
Dove andrô senza il mio bene?
Il parla ensuite longuement de Venise , de toutes les merveilles
que renfermait alors cette ville étonnante, qui lui apparut comme
un conte de fées réalisé dans l'histoire par un gouvernement de
poètes et d'hommes d'état. Glissant sur quelques erreurs de sa jeu-
nesse dans un lieu d'enchantemens et de voluptés faciles, le cheva-
lier s'arrêta avec complaisance sur la belle journée passée à Murano
avec Tognina et Beata, instans délicieux , heures de suprême béati-
tude qui devaient être le point culminant de toute sa vie. — Depuis
cette journée à jamais mémorable où mon cœur éprouva une de ces
joies fécondes qui valent des siècles d'existence, ajouta le cheva-
lier, visiblement accablé par la douleur, je tombai tout à coup du
haut du paradis où m'avait élevé l'amour de Beata. Gette créature
céleste mourut bientôt de chagrin de n'avoir pas osé avouer aux
hommes le sentiment que j'eus le bonheur de lui inspirer. La mort
de Beata précéda de quelques jours la chute de la gloi'ieuse Venise,
S'idl^y^ REVUE DES DEUX MONDES.
et tout fut dit pour moi. Telle est, comtesse, l'histoire d'une vie
bien simple consacrée au culte d'un souvenir adoré. Le portrait que
vous avez remarqué chez moi est celui de Beata,... le boii. génie,
l'ange de ma destinée!
— Ah ! chevalier, répondit M""^ de Narbal après un court silence,
vous m'avez rendue bien heureuse! Merci, lui dit-elle en lui ten-
dant la main avec une cordialité alFectueuse; puissiez-vous vous
plaire longtemps parmi nous ! ,,,^. ,,j ,,;^ ., n'..t.^<iin\
W'" Du Hautchet étant arrivée sur ces entrefaites,:., -in T'OUgfarT, m
rivez trop tard, ma voisine, lui dit la comtesse, et vous perde?., j^^
beaucoup. Le chevalier nous a conté un beau roman comme on n'en,,]
fait plus guère.
Le récit du chevalier fit une grande impression sur les trois cou-
sines. Frédérique surtout en fut émue jusqu'au fond de l'âme. Le
noble étranger lui apparut dès lors sous un aspect nouveau. La
fierté de son maintien, le silence qu'il se plaisait à garder, la ré-
serve parfois extrême de ses manières, tout maintenant s'expliquait
à son avantage et trouvait son excuse dans la grande infortune qui
avait frappé sa jeunesse. Le portrait de Beata, qui l'avait tant pré-
occupée , n'éveillait plus dans son esprit de pénibles soupçons.
L'image de cette femme qui avait exercé une influence si puissante
sur un homme supérieur lui inspirait au contraire une sorte d'ému-
lation généreuse. Loin que le chevalier lui parût ridicule ni même
étrange d'avoir conservé pieusement et si avant dans la vie le sou-
venir d'un premier amour, Frédérique ne l'en trouvait que plus in-
téressant. Une tendre pitié s'éleva dans son cœur pour le noble Vé-
nitien, un attrait indéfinissable s'attachait à la personne de cet
homme qui la fascinait et la charmait tout à la fois. Elle aurait voulu
pouvoir le consoler, le distraire au moins, fixer son attention sans
détruire pourtant cette auréole de tristesse qui l'enveloppait comme
d'un nuage d'or. Tous ces mouvemens instinctifs de Frédérique
étaient d'une parfaite innocence d'intention. Elle ignorait la cause
secrète du plaisir, du trouble délicieux qu'elle éprouvait auprès du
chevalier, elle s'abreuvait à cette source de vie nouvelle sans en con-
naître ni en redouter l'ivresse. La contenance de Frédérique devint
plus naturelle et plus aisée vis-à-vis du chevalier. Elle le recher-
chait plus volontiers sans craindre qu'on interprétât mal un désir
que sa tante et ses cousines partageaient. M'"^ de Narbal laissait à
sa fille et à ses nièces une liberté d'allure qui entrait dans ses vues
sur l'éducation des femmes du monde, et qui ne pouvait avoir aucun
inconvénient dans une grande maison bien ordonnée, où les choses
de l'esprit tenaient une si grande place. Aussi Frédérique fut-elle
plutôt encouragée que combattue dans les sentimens confus d'ad-
'^^"tRiDBFlrQUE'iaa aj/a.T . 829
miratiori et de tendre sollicitude qu'elle éprouvait pour le chevalier.
Avec un zèle tout aimable, elle s'eflbrça de partager ses goûts, de
lire, de comprendre les poètes qui avaient sa préférence, de s'élever
dans son estime et dans son affection. Elle voulut connaître Dante,
beaucoup trop difficile pour les faibles études qu'elle avait faites
dans la langue italienne, mais dont le chevalier lui expliqua les
plus beaux passages avec une émotion personnelle qui doublait la
puissance de la poésie sur le cœur de la jeune fille. L'épisode fa-
meux de Françoise de Riinini produisit surtout une grande impres-
sion sur Frédérique, dont l'imagination suivait le chevalier dans le
ténébreux séjour, comme Dante suit Virgile, il pocta sovrano. Les
poètes allemands, particulièrement Goethe, devinrent aussi le sujet
fréquent des entretiens du chevalier avec Frédérique, qui s'éprit
d'une vive admiration pour ce beau génie si profondément germa-
nique. Elle lut avec avidité ses licder, ses ballades, ses poèmes di-
vers d'une si rare perfection de forme, où Goethe a renfermé comme
dans un flacon de cristal l'essence de son âme, les rayons d'or de sa
fantaisie, les heures sacrées de sa belle et longue existence, dont
l'amour n'a cessé d'être l'objet. Ce thème, qui revenait souvent
dans la conversation du chevalier, comme le mot sacramentel de
sa propre destinée, était la base sur laquelle il avait édifié, ainsi
qu'on a pu le voir, toute une philosophie de l'art et de la vie. Aussi
la jeune fille l' écoutait -elle avec un charme qui croissait chaque
jour, et qu'elle n'avait jamais trouvé dans les leçons de ses maîtres.
Lorsque la comtesse voyait le chevalier s'entretenir avec Frédérique
soit dans le petit salon d'été, soit dans une allée du jardin : — Ah
çà, chevalier, n'abuse-t-on pas un peu de votre complaisance? di-
sait-elle parfois en embrassant sa nièce sur le front. Cette enfant
est bien heureuse de l'intérêt que lui témoigne un homme tel que
vous. 1 iJ'.p ucîdyjririj yij yioyinfi y;rjt)L> jui;jjj'
Devenue fort habile surlepianosans que «on exécution eût pour-
tant beaucoup d'éclat, Frédérique cherchait l'occasion de jouer de-
vant le chevalier les belles sonates de Beethoven, celles de Weber,
de Mozart et d'Haydn, dont il lui expliquait la différence de style,
laquelle tenait non -seulement à la différence du génie, mais aussi
à celle des temps où ces maîtres avaient vécu et s'étaient dévelop-
pés. En racontant leur histoire, qu'il avait toujours soin de rattacher
au milieu social où ils s'étaient produits, le chevalier ne manquait
pas d'insister sur les événemens qui, selon lui, avaient dû influer
sur la destinée de l'homme, le caractère du talent et la nature de
l'inspiration.
— La vie calme, l'âme pieuse et sereine d'Haydn, disait-il, se ré-
fléchissent dans son œuvre immense, d'une clarté si constante et
830 REVUE DES DEUX, MONDES.
d'une forme si parfaite. La tendresse , l'exquise sensibilité et la
douce mélancolie de Mozart se retrouvent dans ses moindres com-
positions, dans sa musique instrumentale, dans ses opéras aussi J3ien
que dans ce morceau incomparable et vraiment divin : Ave vcriim.
Le génie grandiose et pathétique de Beethoven, les douleurs et le
trouble de son âme éclatent dans ses symphonies, dans ses concer-
tos, dans ses admirables sonates pour piano, véritables poèmes qui
renferaient dans un cadre resserré de vastes horizons où se joue
une fantaisie puissante et toujours nouvelle. L'imagination , la
fougue, l'accent populaire et la tournure chevaleresque de l'esprit
cultivé de Weber n'apparaissent-ils pas dans sa musique de piano,
dans ses belles chansons patriotiques comme dans ses trois grands
chefs-d'œuvre, le FreyschiHZy Euryanthe et Oberon, développement
laborieux d'une seule et même idée : le pittoresque dans la passion,
le paysage dans le drame lyrique?
Ces causeries sans apprêt, où le chevalier épanchait sa verve
éloquente, ses observations fines et profondes sur l'art, qu'il envisa-
geait avec une largeur inconnue à ce pauvre M. Rauch , pour qui
la musique n'était qu'une savante combinaison de sons, émerveil-
laient Frédérique, qui n'avait jamais rien entendu de semblable.
Son amoLir-propre était singulièrement flatté cjue le chevalier la
jugeât digne de pareils entretiens, et son cœur éprouvait une vive
reconnaissance pour la peine qu'on se donnait d'éclairer son esprit
et d'élever son âme à ces hautes et nobles spéculations.
Cependant le goût, les conseils du chevalier et le désir de méri-
ter son approbation avaient excité Frédérique à connaître et à étu-
dier, plus qu'elle n'y était portée par son instinct rêveur et mé-
lancolique, les maîtres de l'école italienne. A l'aide de la riche
bibliothèque du docteur Thibaut, le chevalier put lui faire chanter
des cantates de Scarlatti et de Porpora, des duos de Durante, de
beaux airs de Léo. de Pergolèse, de Jomelli et surtout de Paisiello,
dont la musique suave et touchante convenait à sa voix modérée,
ainsi qu'à la nature des sentimens qu'elle aimait à exprimer. La ro-
mance de la Nina, un de ces chefs-d'œuvre d'inspiration qui sor-
tent directement de l'âme qui les a conçus, sans qu'oji puisse ni
les imiter ni les reproduire par les artifices de l'art, fut un des
morceaux que Frédérique s'appropria avec le plus de bonlieur.
Lorsque le chevalier interpréta devant elle pour la première fois cette
mélodie pleine de langueur et de charme : // tnio bcn quando verra
(quand mon bien -aimé viendra), qu'il avait entendu chanter dans
sa jeunesse par la célèbre Angelica Gostellini, qui traversait Venise,
Frédérique parut comme surprise de la sensation nouvelle qu'elle
éprouvait. Les yeux fixés sur le chevalier, elle écoutait avec une
FRÉDÉRIQUE. 831
sorte de ravissement la phrase admirable qui, par de simples in-
flexions mélodiques , exprime avec tant de vérité et de profondeur
l'espérance, les inquiétudes et le désespoir de l'amour.
— Voilà le triomphe de l'école italienne, s'écria le chevalier après
avoir chanté avec un art consommé la touchante inspiration de Pai-
siello. Nul peuple n'a égalé le peuple italien dans l'expression des
sentimens tendres, de la franche gaîté, des passions naïves et pro-
fondes par des moyens aussi simples et aussi primitifs que la voix
humaine. Paisiello n'était pas un compositeur très savant; mais c'é-
tait un poète et un poète de sentiment , et aucun musicien italien
n'a su rendre comme lui la douleur d'une âme qui ne vit que pour
aimer, et pour aimer un seul et unique objet.
Il y a dans cette romance (le chevalier prenait plaisir à ces ana-
lyses psychologiques qui lui permettaient de dire tant de choses
délicates bien vite comprises des personnes auxquelles il s'adres-
sait), il y a non-seulement l'expression absolue d'un sentiment uni-
versel et partout le même , mais le peintre y a mis certains accens
particuliers qui accusent la passion d'une femme et d'une Italienne.
Ce n'est point ainsi que s'exprimerait une Allemande, qui d'ordi-
naire concentre tout en elle-même , ni surtout une Française , pour
qui l'amour n'est jamais qu'un mélange de grâce, de vanité et de
coquetterie mondaine qui s'évapore au bout de quelques années et
va se perdre dans les soucis du mariage. Que de douleur dans ce
passage épisodique qui suspend la phrase principale, — Aimél
no, non vien (hélas! mon bien-aimé ne vient pas!), dont chaque
note semble contenir un sanglot qui va se répercuter dans le cœur
même de la victime! Quelle mélancolie profonde et d'autant plus
touchante qu'aucun idéal ne la traverse et ne l'illumine, et qu'elle
se complaît dans l'étroitesse de l'horizon moral qui limite ses espé-
rances! Et cette plainte inimitable, ce lamcnio d'une âme qui trouve
une sorte de volupté dans la monotonie de sa douleur, se termine
par un coup de foudre, par un cri suprême et désespéré : — O Dio!
non ce (mon Dieu! il ne reviendra plus)! — On ne saurait donner
plus d'intensité et de charme à l'expression d'un sentiment unique,
noble et touchant, mais purement humain, qui résume toute la des-
tinée d'une pauvre créature. François Schubert a égalé presque le
chef-d'œuvre de Paisiello dans l'admirable lied de Gretchen am
Racl. Obéissant aux tendances de l'école moderne et à l'instinct
germanique , le compositeur allemand a mis une partie de l'intérêt
dans l'accompagnement, dont l'harmonie très variée relève par de
nombreuses modulations la simplicité relative de la mélodie vocale,
tandis que le musicien italien , fidèle également au génie de son
pays, n'a eu besoin que de quelques accords élémentaires pour en-
832 REVUE DES DEUX MONDES.
cadrer un chant d'une beauté si parfaite et d'une expression si pé-
nétrante qu'il contient en lui-même les diverses nuances et les dé-
veloppemens dramaticfues de la passion qui lui a donné la vie. C'est
ainsi que l'art, imitant l'économie de la nature, parvient à varier
indéfiniment la manifestation des sentimens éternels du cœur hu-
main. :!:i.';i:
On conçoit que de pareils entretiens' avec une jeune fille bien
douée fussent de nature à compliquer les rapports du chevalier avec
Frédérique. Il avait beau élever le ton de son langage et s'abandonner
plus qu'il n'aurait dû aux tendances un peu métaphysiques de son
esprit, il touchait à des questions trop délicates pour que ces cau-
series aimables, qui revenaient presque chaque jour, ne finissent
pas par l'enivrer lui-même et par lui faire illusion sur le genre d'in-
térêt qu'il y prenait. Homme d'imagination et de sentiment, il ne se
défiait pas assez des dangers que pouvait courir sa raison en cette
délicieuse familiarité avec une femme rare, qui, au printemps de la
vie et le cœur plein de murmures et d'aspirations divines, l'écoutait
dans un recueillement respectueux. Frédérique parlait peu, mais
son regard fixe et doux et le sourire enchanteur qui parfois venait
effleurer ses lèvres voluptueuses disaient au chevalier qu'il était com-
pris, et le récompensaient de ses efforts; mais ce qui prouvait encore
mieux l'influence bienfaisante du chevalier sur Frédérique, c'était
la manière dont elle imitait jusqu'à ses moindres inflexions dans les
morceaux de chant qu'il lui faisait étudier. La romance de la ISina
fut pour Frédérique un vrai triomphe, lorsqu'elle la chanta pour
la première fois aux réunions qui avaient lieu tous les quinze jours
chez M'"* de Narbal. Tout le monde fut étonné des changemens qui
s'étaient opérés dans sa voix, dans son maintien, dans sa manière
de phraser et d'accentuer la parole, qui révélaient plus que des pro-
grès dans l'art de chanter. Accompagnée par le chevalier, qui était
plus ému encore que sa charmante élève, qu'il n'osait regarder en
face, Frédérique développa dans cet admirable morceau un senti-
ment si vif, une expression si juste et si touchante pour une jeune
fille de son âge, que M™^ de JNarbal ne put s'empêcher de s'écrier
en l'embrassant avec effusion : — Mais tu as donc dérobé le feu du
ciel, ma chère enfant?
— Non pas, répondit M. Thibaut, charmé aussi de ce qu'il venait
d'entendre, ce sont les accens et la méthode de M. le chevalier que
Frédérique a eu le bon esprit de s'approprier.
— C'est ce que je voulais dire, répliqua la comtesse en tendant
la main au chevalier.
Lorenzo était ravi des succès de Frédérique. Il se sentait revivre
auprès de cette enfant d'une grâce un peu mystérieuse qui l'écou-
FRÉQÉRIQ^UE. 833
tait avec une docilité attendrie, et dont la vive imagination s'épa-
nouissait si facilement au souffle de sa parole poétique. Créature aux
instincts mobiles et compliqués, mélange captivant de mélancolie et
de sérénité, d'intelligence et de sensibilité, d'abandon et de mé-
fiance, au sourire enchanteur, au regard doux et profond, Frédéri-
que avait dans la physionomie et dans tout son maintien quelque
chose de l'expression indéfinissable de la Joconde de Léonard de
Vinci, de cette Mona Lisa étrange qui a su dérober au plus grand
philosophe de la peinture le secret de son âme. Silencieuse et ré-
servée, la musique seule avait le pouvoir d'ébranler son être et
d'amener à la surface du cœur des accens qui la surprenaient elle-
même. Le chant surtout avait la propriété de vivifier, de transfor-
mer la nature un peu indolente de Frédérique, et sa voix sourde
qui s'éclaircissait et s'échaulïait lentement lui révélait un ordre de
sentimens qu'elle n'eût osé ni su exprimer autrement.
E dair inganno suo vitii riceve.
C'est ainsi que la langue de la fiction éveilla l'étincelle de la vie
morale dans ce jeune cœur plein de pressentimens.
Frédérique n'était plus la même vis-à-vis du chevalier; elle s'ef-
forçait de vaincre sa timidité et de lui exprimer par des attentions
délicates le plaisir qu'elle avait à se trouver auprès de lui. Dans la
journée, elle s'inquiétait de son absence, et lorsqu'il n'était pas des-
cendu au salon à l'heure habituelle, elle ne craignait pas de deman-
der si M. le chevalier était indisposé. Au retour des petits voyages
qu'il faisait à Manheim ou à Heidelberg, elle était toute joyeuse de
le revoir et l'accueillait avec un charmant abandon en lui disant
parfois sur un ton de bouderie gracieuse : Comme vous vous êtes
fait attendre, signor cavaUcrcl Était-il à se promener seul dans le
jardin, elle accourait auprès de lui un livre à la main, sous prétexte
de lui demander l'explication d'un passage difficile. C'est Frédé-
rique qui prenait soin de renouveler les fleurs qu'on mettait dans
la chambre de Lorenzo, et ces fleurs étaient généralement choisies
avec une intention symbolique qu'il ne comprenait pas toujours. Un
matin, en ouvrant au hasard le poème de Dante qu'il lisait fréquem-
ment, il en vit tomber une belle fleur qui avait été mise à la page
contenant ce vers de l'épisode de Francesca da Rimini :
Quel giorno più non vi leggiammo avante.
Frédérique cherchait souvent à amener la conversation sur Ve-
nise pour éveiller dans l'esprit du chevalier des souvenirs qu'elle
XOME XLvm. 53
83/l REVUE DES DEUX MONDES.
savait lui être chers et sur lesquels elle n'osait pas l'interroger di-
rectement. Dans un moment de naïf abandon, Frédérique, se trou-
vant seule au piano avec lui, détacha le petit bouquet qu'elle por-
tait au sein et l'offrit précipitamment au chevalier en lui disant avec
nn peu de confusion : — Tenez, c'est Beata qui vous l'offre par ma
main! Le chevalier, étonné, saisit entre ses deux mains la main
tremblante de Frédérique, la pressa avec effusion et se leva sans
proférer un mot, tant il était délicieusement ému.
Les heures et les jours s'écoulaient rapidement dans cette intimité
charmante. Les deux autres cousines, Fanny et Aglaé, avaient pres-
que cessé d'occuper Lorenzo, ou du moins elles n'osaient plus le
distraire que rarement de l'objet de sa prédilection, qu'on trouvait
assez naturelle. Tout le monde semblait comprendre et admettre,
sans arrière-pensée, que les rares dispositions de Frédérique pour
la musique et les diverses aptitudes de son jeune esprit méritaient
d'intéresser un homme comme le chevalier et de captiver son atten-
tion. D'ailleurs ces rapports de Sarti avec la plus jeune nièce de
M'"*" de Narbal s'étaient établis peu à peu et presque contre la vo-
lonté du noble Vénitien, qui n'y avait été amené que par les in-
stances affectueuses de la comtesse. Aussi avait-il fini par ne plus
trop s'inquiéter des dangers que pouvaient lui offrir des relations si
délicates avec une jeune fdle de dix-sept ans. Il cédait à un attrait
puissant; quelle noble joie n'éprouve-t-on pas en effet à faciliter
l'éclosion d'une âme d'élite qui tressaille et vous sourit en aperce-
vant la lumière! Le chevalier était auprès de Frédérique dans la
position difficile et singulière où Beata s'était trouvée vis-à-vis du
jeune Lorenzo alors qu'elle prit soin de son enfance. Un sentiment
énergique et tout-puissant se glissa furtivement dans son cœur et
surprit sa vigilance. Ce sentiment, quand il en fat pénétré, il ne
lui était permis ni de l'avouer à celle qui l'avait inspiré, ni de le
trahir aux yeux des indifférons; mais le chevalier n'en était encore
qu'aux préludes de cette passion renaissante, il n'en ressentait que
les délicieuses amorces et les divins enchantemens qui berçaient et
endormaient sa raison.
Chaque semaine, Lorenzo Sarti recevait plusieurs journaux de
musique, de politique et de littérature, qui le tenaient au courant
des événemens du jour. Une après-midi, ayant parcouru un recueil
qui se publiait à Darmstadt, il descendit précipitamment au salon,
où il trouva M'"" de Narbal et ses trois jeunes filles faisant de la
tapisserie. ' ■ ^•■■-'--- "'';'_■ ;'-'■• '■■■■-^ '■
— J'ai unè-iï'isté'riotivelîe à vous apprendre, Comtesse, dit-il gra-
vement.
— Ah! mon Dieu! quoi donc?
FRÉDÉIIIQUE. 835
— Weber vient de mourir h Londres, où il était allé faire repré-
senter OZ;rron, son dernier chef-d'œuvre.
— Quelle perte pour l'Allemagne! et pour vQi^s-n>èrae, çlie^^p,-
lier!... car vous l'avez connu. tî -i , , , r,..-,
— Oui, comtesse, pendant mon séjour à Dresde. Il dirigeait alors
la musique du roi de Saxe et conduisait l'orchestre du théâtre royal
avec un talent que peu de compositeurs possèdent à ce degré. C'é-
tait un homme d'un esprit cultivé, qui savait plus que la musique,
où il était pourtant un maître. Sa carrière ne fut pas facile, il eut
beaucoup à lutter, et ce n'est qu'à partir du Freysclmlz que son nom
devint populaire.
— De quoi est-il mort?
— D'une laryngite, je crois. Son corps amaigri, ses épaules voû-
tées, son cou long et mince qui portait avec fierté une tête remplie
d'intelligence, tout cela annonçait une nature délicate qui avait
beaucoup lutté avec la vie. Weber écrivait facilement sa langue ma-
ternelle, il parlait aussi l'italien et le français; en dernier lieu, il avait
appris suffisamment la langue anglaise pour s'y exprimer avec une
certaine aisance. Il fut l'ami du roi de Saxe Frédéric-Auguste. Il y
avait dans le caractère de Weber ce qu'on remarquait dans son esprit :
de l'élévation et beaucoup de simplicité, une grande fierté vis-à-vis
des grands et une bonhomie extrême avec les artistes et tous ceux
qui dépendaient de lui. Il était affectueux et paternel pour les jeunes
gens qui avaient besoin d'appui et de bons conseils. Accusé quel-
quefois d'injustice et de partialité par des hommes jaloux de sa re-
nommée, Weber ne se contentait pas de garder le silence sur ces
menées de la médiocrité; il répondait avec calme et se justifiait
dans une langue pleine de mesure et d'urbanité. Elève de Vogler,
il conserva pour son maître un pieux et tendre souvenir, et ne rom-
pit jamais avec aucun des condisciples qui avaient reçu comme lui
les leçons du savant abbé à Darmstadt et à Manheim; mais, com-
tesse, ajouta le chevalier en déployant le journal qu'il avait à la
main, voulez- vous que je vous lise quelques passages des lettres que
Weber a adressées à sa famille pendant son court séjour en Angle-
terre? L'âme du poète et du grand musicien s'y révèle dans toute
sa sincérité.
— Bien volontiers, chevalier, car je ne connais presque rien de la
vie de cet homme illustre qui nous a fait tant de bien.
— Weber, reprit Lorenzo, laisse sa famille presque sans fortune,
une femme et deux enfans qu'il aimait tendrement, et qui furent
l'objet constant de ses préoccupations, Yoici un passage d'une lettre
qu'il adressait à sa femme en traversant Paris : <( Quel beau spec-
tacle que le Grand-Opéra de Paris ! La grandeur de la salle , les
830 REVUE DES DEUX MONDES.
masses chorales et l'orchestre nombreux qui les accompagne, tout
cela forme un spectacle vraiment imposant. L'ouvrage [Olympie de
Spontini) a été rendu dans la perfection. L'orchestre surtout pos-
sède une vigueur d'exécution dont je n'avais pas d'idée. Le public
a beaucoup applaudi, et c'était justice. » Il ajoute : « Je n'essaierat-'"]
pas de te décrire la manière dont on m'a reçu dans ce pays-ci. Le '
papier rougirait, si je lui confiais les complimens qui m'ont été
adressés par les artistes les plus éminens. Ce sera bien heureux sr^--*
ma modestie résiste aux rudes épreuves qu'on lui a fait subir à' '^
Paris. » oon^fiV
L' aspect de l'Angleterre, la beauté de ses paysages et la grandeur; --^
de sa civilisation avaient produit une vive impression sur Weber. 11'-^"
se sentit d'abord h l'aise sur cette terre couverte de verdure, fécon-
dée par des lleuves dociles et par l'activité d'un peuple sérieux qui
tient de si près à la race germanique. Il s'est arrêté avec complai-
sance sur les moindres détails de la réception qu'il reçut à Londres,
et il a donné à sa femme une description minutieuse de l'emploi de
son temps. Cependant, au milieu de la joie naïve qu'il éprouvait
de voir son nom exciter de si vives acclamations, Weber laissait
échapper le regret d'avoir entrepris un si long voyage, et il jetait i
un regard plein de tristesse sur le coin de terre paisible où se trou- '^
vaient les objets de son affection. « Mon Dieu! s'écriait-il, quand je
songe combien de gens s'estimeraient heureux à ma place, je m'af-
flige doublement de rester insensible à tant de séductions. Que sont
devemis la joie et cet amour de l'existence que j'avais jadis? Tant
que ma santé sera chancelante , il n'y a pas de bonheur pour moi. »
Cette disposition à la tristesse, ce regret du pays natal et des joies
paisibles de la vie domestique se révèlent d'une manière plus éner-
gique dans le passage suivant : <( Il fait aujourd'hui un temps à se
couper la gorge. Il règne sur toute la ville de Londres un brouillard
jaunâtre si épais, que c'est à peine si l'on peut rester dans sa
chambre sans lumière. Le soleil privé de ses rayons vivifians res-
semble à un point rouge au milieu d'un nuage obscur. Non, je ne
voudrais pas vivre dans ce triste climat. Les arbres qui remplissent
les places publiques et les nombreux jardins de cette ville sont tous
d'un vert sombre qui attriste. Le désir que j'éprouve de revoir le
ciel bleu des environs de Dresde est impossible à exprimer. Pa-
tience, patience ! les jours s'écoulent l'un après l'autre, et deux mois
sont déjà écoulés. »
— Pauvre grand homme, s'écria M'"° de Narbal, comme il a souf-
fert!
— Écoutez, madame, les dernières paroles qu'il adressa à sa
femme avant de mourir.
FRÉDÉRIQUE. 1(1 3fU73rT 837)f'>
« On m'attend à Berlin, l'été prochain, pour y diriger la mise en
scène d'Obcron; mais, hélas ! je ne sais trop ce qui pourrait me dé-
cider à me rendre à cette invitation. Du repos, du repos, voilà dé-
sormais le bien où j'aspire. Je suis tellement fatigué de toutes les
préoccupations de la gloire, de tous les vains bruits qui excitent la
vanité, que je ne conçois pas de plus grand bonheur que de vivre
obcurément dans un coin comme un simple ouvrier. » La maladie
faisant des progrès, il cherchait à cacher à sa femme l'état presque
désespéré où il se voyait. « Chère Lina, lui écrivait-il, je dois,, ,.
m' excuser du silence que j'ai gardé avec toi depuis quelque temp%u;<|
Il m'est si difficile d'écrire ! Mes mains tremblent, et l'impatience
agite mon cœur. Tu ne recevras que peu de lettres de moi, et je te
prie de ne plus m'adresser les tiennes à Londres, mais à Francfort,
poste restante. Cette recommandation t'étonne, n'est-ce pas? Eh
bien, non, je n'irai pas à Paris. Que pourrai-je y faire? Je ne puis
ni marcher ni parler... Il vaut mieux prendre la route directe de la, .
maison par Calais, Bruxelles, Coblentz, et descendre le Rhin jusqu'à
Francfort. Quel délicieux voyage! Si Dieu le permet, j'espère te ser-
rer dans mes bras vers la fin de juin. Je vous embrasse tous du
plus profond de mon cœur, ô mes chers enfans! » Le 2 juin 1826,
trois jours avant d'expirer, la main défaillante de Weber traçait ces
dernières et touchantes paroles : « Que Dieu vous bénisse et vous
conserve tous en bonne santé ! que ne suis-je auprès de vous ! Je
t'embrasse mille fois, ô toi la mère chérie de mes enfans! Conserve-
moi ton amour, et pense souvent à ton pauvre Charles, qui t'aime
plus que tout au monde (1). »
Après avoir achevé sa lecture, le chevalier jeta un regard sur
celles qui l'écoutaient; M""' de Narbal et les trois jeunes filles avaient
suspendu, leiir travaiL, Erédp,nqii^,aYaitl,e^,y§iix pleins, de larmes.
II.
Le jardin princier de Schwetzingen, derrière lequel s'abritait la
belle habitation de M'"'' de Narbal, était souvent le rendez-vous de
la comtesse et de la société qui fréquentait sa maison. Ouvert toute
la journée aux visiteurs étrangers et aux habitans de la petite ville
dont il est le seul ornement, le jardin ne se fermait que très tard
dans la soirée, surtout pour M'"^ de Narbal, qui avait la liberté d'y
rester aussi longtemps qu'elle le trouvait agréable.
En entrant par la porte du château, dont le style n'a rien de re-
(1) Hinterlassene Schriften, écrits posthumes de Charles-Marie de Weber.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
marquable , on a en face de soi un spectacle ravissant, une allée ma-
gnifique qui reproduit le coup d'œil de la grande allée du tapis vert
du parc de Versailles, que l'artiste employé par l'électeur Charles-
Théodore, Pigage, a pris pour modèle. A droite du château se trouve
une grande galerie d'ordre toscan qui renferme l'orangerie et le
théâtre du prince, qui peut contenir six cents personnes; à gauche,
une galerie tout à fait semblable renferme la salle des jeux, celle
des festins et la chapelle. L'ensemble de cette construction forme un
demi-cercle d'un aspect riant qui rappelle les villas somptueuses
de l'Italie. En longeant la grande allée qui divise le jardin en deux
parties égales, on rencontre sur la gauche de nombreux et char-
mans réduits, des curiosités historiques dans le goût du xviii* siècle,
telles qu'un temple de Minerve, les ruines pittoresques d'un temple
de Mercure, un jardin de style oriental et la mosquée, construction
piquante, vrai caprice de prince, qui a été édifiée sur le plan de
l'une des plus belles mosquées de Constantinople. Entourée d'un
long portique, la mosquée s'élève entre deux minarets élégans qui
percent l'horizon de leurs flèches légères. C'est une coupole sur-
montée d'une boule d'où s'élance une colonnette d'or, et dont la
façade s'ouvre sur un étang qui en baigne les contours. L'intérieur
de la mosquée est d'une grande richesse d'ornementation. Pavée en
marbre, les murs sont couverts d'arabesques, d'inscriptions en let-
tres arabes qui reproduisent de pieuses sentences tirées du Coran.
Vue du côté de l'étang, sur lequel on voit errer mélancoliquement
des couples de cygnes, la mosquée, avec le portique qui l'entoure
et les deux minarets qui se dégagent du milieu d'une végétation
abondante, semble offrir aux regards comme la réalisation d'un
rêve, la perspective d'un coin de ce monde oriental chanté par
Goethe et ses disciples, et dont la beauté sereine communique à
l'âme une impression de quiétude inaltérable.
En appuyant sur la droite de la grande allée, au milieu de laquelle
on remarque un grand bassin de marbre d'où jaillissent incessam-
ment des gerbes d'eau écumante, on trouve également de déli-
cieuses retraites remplies de statues et de dieux mythologiques, des
kiosques mystérieux , des temples , des chalets , des vues pittores-
ques qui trompent l'imagination , les ruines d'un aqueduc romain,
un jardin botanique, une salle de bains, une immense volière rem-
plie d'oiseaux artificiels, dont le bec verse de l'eau dans un bassin
qui occupe le centre de cette ingénieuse imitation de la libre nature,
artistement exécutée dans le goût du xv!!!*" siècle. Parmi les cu-
riosités et les fantaisies coûteuses que renferme ce beau jardin, où
l'inspiration allemande a combiné les divers élémens qui compo-
saient l'idéal des classes supérieures, un mélange de ressouvenirs de
1/ja p.'ic
FREDERIQUE. 839
l'antiquité, d'imitation de l'art étranger et de sentimentalité bour-
geoise, il faut signaler le temple d'Apollon, placé sur un rocher de
quinze pieds de haut, soutenu par douze colonnes de style ionien,
où l'on voit le dieu du jour et de l'harmonie debout, tenant une lyre
dont il effleure les cordes de la main gauche, comme pour prou-
ver que rien n'est impossible à un dieu. Sur la pente du rocher où
Apollon module ses divins accords, deux naïades versent de leur
urne une eau limpide et abondante qui tombe de cascade en cas-
cade dans un large bassin autour duquel se mirent six sphinx en
marbre, qui représentent les six plus belles femmes de la cour de
Charles-Théodore. L'une de ces femmes est la belle Vénitienne qui
fut la grand'mère de M™'' de Narbal. Rien n'est plus frais, plus om-
breux et plus propre à éveiller dans l'âme une douce rêverie que ce
lieu charmant, où le chevalier allait souvent lire ses poètes favoris.
Mais la partie la plus intéressante de ce beau jardin de Schwetzin-
gen, qui renferme tant de merveilles, c'est le grand lac qui en oc-
cupe le fond, et que dérobent à la vue de magnifiques ombrages.
Préservé par ces masses d'arbres vigoureux contre la violence des
vents orageux et l'extrême chaleur, le lac est de toutes parts enve-
loppé par un taillis d'arbustes et de plantes rares qui parfument l'air
de leurs émanations. Des détours ingénieux, de petits chemins per-
dus dans la verdure , des bosquets garnis de bancs, asiles mysté-
rieux de quelque divinité propice aux doux épanchemens, des méan-
dres qui ouvrent à l'imagination des points de vue inattendus, tous
ces artifices d'un art délicat forment autour du lac un cadre ravis-
sant, un délicieux paysage où le promeneur peut errer librement et
se croire dans une complète solitude.
Culte pianure e delicati colli ,
Chiare acque, ombrose ripe e prati molli.
E U'a que ranii con sicuri voli,
Cantaudo se ne giauo i rossignuoli.
Le jardin et le château de Schwetzingen, dos à la munificence de
Charles-Théodore, et résidence favorite de l'électeur pendant l'été,
ont fait l'admiration de l'Allemagne dans les dernières années du
xviii" siècle. Des fêtes magnifiques y attiraient plusieurs fois dans
l'année une foule d'étrangers et de curieux. Le théâtre, composé
de deux rangs de loges, sans y comprendre celles du rez-de-chaus-
sée, pouvait admettre des chevaux sur la scène, et le fond s'ou-
vrait au besoin sur une vue du parc qui concourait à l'illusion dra-
matique. Les représentations du théâtre de Schwetzingen étaient
libéralement offertes par le prince -électeur à des invités de choix.
REVUE DES DEUX MONDES.
((En 1785, dit Iflland dans ses mémoires, plusieurs pièces furent
représentées sur le théâtre de la cour à Scbwetzingen. Le jardin
charmant, rempli d'une foule de curieux accourus de Manheim, de
Spire et d'Heidelberg, présentait un aspect enchanteur. Les per-
sonnes qui ne pouvaient trouver de place dans les auberges de
Schw^etzingen se promenaient dans les allées, portant avec elles
leur dîner, et des masses entières se groupaient dans les temples,
les bosquets, la mosquée et les berceaux du parc. Le soir, après Ja
représentation, la multitude, en sortant du théâtre, qui est dans
le jardin même, se répandait comme un lleuve débordé dans les
vastes parterres, et se perdait peu à peu dans les recoins les plus so-
litaires. Alors les lumières commençaient à briller çà et là à travers
les massifs de verdure. Les sociétés se cherchaient, s'appelaient ou
échangeaient des signaux. Bientôt la joie et le bruit augmentaient
de plus en plus. On entendait des verres qui s'entre-choquaient, les
chœurs et les chansons se succédaient pendant toute la nuit, tandis
que dans la petite ville de Scbwetzingen le bruit joyeux de la mu-
sique et des danses retentissait partout, et que les habitans et leurs
convives, assis en cercle devant leurs maisons, s'abandonnaient à
la plus folle gaîté. On s'en retournait à minuit à Manheim par une
route magnifique. Les carrosses se pressaient les uns contre les a,u-
tres et cherchaient à se dépasser. Les groupes qui étaient dans les
voitures de devant appelaient ceux qui restaient en arrière. Les pié-
tons abrégeaient la route en chantant, tandis que ceux qui étaient
à cheval en doublaient la longueur en allant et revenant sans cesge
sur leurs pas. C'était un bruit de propos aimables et d'éclats de
rire, et la nuit tout entière était comme une. longue jeté de l'.eg-
prit:')/^-^i9ri^ ^sî noqënfi-it oo/d ihè&ihisd(m n/p bùli/b kbhoPi
Par 'une chaude et Belle soirée du mois d'août, M™^ de INarbaî
invita la société qu'elle avait réunie chez elle à venir se promener
dans le'jarclin de Scbwetzingen. Elle avait eu à dîner plusieurs per-
sonnes étrangères qui lui avaient été présentées par le docteur Thi-
baut. M. de Loewenfeld y était avec son fils Wilhelm, jeune homme
de vingt-deux ans qui arrivait de l'université, et que la comtesse
recevait pour la première fois dans sa maison. M. Rauch et l'inévi-
table M'"" Du Hautchet étaient au nombre des convives. La nuit
n'était pas venue encore, et le soleil projetait sur la cime des grands
arbres de larges rayons d'or qui s'infiltraient à travers les massifs
de verdure et les éclairaient de ces teintes furtives et mélancoliques
qui attendrissent le cœur et disposent l'esprit au recueillement. La
compagnie se dirigea vers la droite de la grande allée pour visiter
le théâtre, qui est construit à l'extrémité de l'orangerie. La salle,
encore bien conservée, n'avait pas été ouverte, je crois, depuis les
' '■" - frédérique. 8âl
dernières années du xviii'' siècle. En I8/1O, une représentation ex-
traordinaire y fut donnée pour célébrer le mariage de je ne sais plus
quel prince de la maison de Bade. M'"*" de jNarbal était trop jeune
pour avoir pu assister aux belles représentations qui se donnaient
sur le théâtre de Schwetzingen pendant le règne de Charles-Théo-
dore. Parmi les amis et les convives de la comtesse, il n'y avait
guère que le conseiller de Loewenfeld et M. Rauch qui pouvaient
parler de ces temps bienheureux où la résidence de Schwetzingen
était le siège d'une cour brillante et le rendez-vous des plus grandes
illustrations de l'Allemagne. — La dernière l'ois que l'électeur Charles-
Théodore est venu visiter ce beau séjour qu'a créé sa munificence,
dit M. de Loewenfeld, c'est en 1790. La révolution française gron-
dait déjà sur la rive gauche du grand fleuve allemand, et menaçait
de bouleverser ce délicieux pays et ces principautés paisibles, qui
ne se doutaient pas de tous les malheurs dont elles seraient bientôt
accablées. J'ai vu ce prince généreux verser des larmes de regret
d'être obligé de quitter une résidence qui lui avait coûté des sommes
fabuleuses, et où il avait passé les plus beaux jours de sa vie; mais
la politique voulait qu'il retournât à Munich, dont le trône lui était
échu en 1779, et qu'il sacrifiât son ])onheur à la grandeur de sa
maison.
Lorsque la société qui accompagnait M'"^ de Narbal fut arrivée
sur la scène du théâtre, en montant un escalier étroit dont les mar-
ches vacillantes indiquaient les ravages du temps et l'abandon : —
Ah! s'écria M. Rauch en plongeant le regard dans l'ombre épaisse
qui remplissait la salle, quelles soirées brillantes se sont passées
ici! Ces loges maintenant désertes, je les ai vues garnies d'une
société d'élite qui applaudissait avec transport les chefs-d'œuvre
et les interprètes de l'art allemand. L'orchestre, dirigé par Holz-
bauer, était l'un des meilleurs de l'Europe, et des cantatrices
comme Dorothea Wendling, sa sœur Elisabeth, Francesca Danzi
et M'"^ Cramer auraient pu rivaliser avec les plus habiles virtuoses
de l'Italie.
— Parbleu! je le crois bien, répliqua M. Thibaut, elles avaient
appris à chanter des maîtres italiens qu'on a vus se presser à la
cour de Charles-Théodore jusque vers l'année 1760. N'oubliez pas
que l'opéra italien et la comédie française ont été joués sur la scène
de Manheim et de Schwetzingen bien avant qu'il ne fût question
d'un théâtre et d'un opéra allemands. Le fameux ténor Raafî, pour
qui Mozart a écrit le rôle d'idoménée, était un élève de l'école ita-
lienne, aussi bien que la Marra, la Mingotti, et de nos jours M"^ Son-
tag. Les essais de musique dramatique de Holzbauer, les petits opé-
ras de Hiller, de Dittersdorf, de Reichardt et de beaucoup d'autres
8/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
ne sont que des imitations plus ou moins heureuses de l'opéra buffa
italien et de l'opéra-comique français, qui lui-même est né du ma-
riage du vaudeville gaulois avec l'ariette de Vinci et de Pergolèse.
Keyser, Tillemann, Hasse, Ifendel, ont essayé aussi, au commence-
ment du xviii'^ siècle, de créer un théâtre lyrique en composant des
opéras dans la langue de Klopstock ; mais, quel que soit le mérite
respectif de ces musiciens si diversement célèbres , leur tentative
est restée sans résultat, et il n'existe pas d'opéra véritablement al-
lemand avant les deux chefs-d'œuvre de Mozart : l'Enlèvement nu
Sérail et la Flûte -enchantée... Je sais bien que M. le chevalier Sarti
ne partage pas mon avis, ajouta M. Thibaut en souriant ; mais tant
qu'il ne m'aura pas donné l'explication qu'il m'a promise sur l'ori-
gine du pittoresque et de la musique romantique, j'ose persister
dans mon erreur.
Le chevalier, qui était au fond du théâtre à causer avec les trois
cousines, n'entendit pas la malicieuse provocation du docteur Thi-
baut; mais M. Rauch, qui avaiî une antipathie déclarée pour tout ce
qui était ultramontain, qui ne pouvait se rendre à l'idée qu'on attri-
buât à l'Italie et à la France une si grande influence sur les arts et
le goût de son pays, répliqua avec aigreur : — J'espère, monsieur le
docteur, que vous ne prétendez pas soutenir que le grand Sébastien
Bach et Ilœndel sont aussi des disciples ou des imitateurs de l'école
italienne.
— Bach, non, répondit M. Thibaut d'un ton placide. Celui-là est
un génie tout allemand, dont les racines plongent dans la terre na-
tale comme un grand chêne séculaire; mais Hœndel doit beaucoup
aux conseils des Italiens, et ses premières œuvres, particulièrement
ses opéras, ont été écrits sous l'influence directe de l'école ita-
lienne, la seule qui existât alors en Europe. Hasse, Gluck, Graun,
Haydn et xMozart n'ont- ils pas reçu de la patrie de Scarlatti, de
Porpora, de Marcello, de Jomelli et de Piccini la lumière qui les
a guidés dans leur glorieuse carrière? Ne soyons pas ingrats, mon-
sieur Rauch, et qu'un faux patriotisme ne nous fasse pas mécon-
naître que l'Italie et la France ont été tour à tour les deux grandes
institutrices de l'Allemagne... Youlez-vous un exemple frappant de
cette double influence de l'Italie et de la France sur les arts, le goût
et la sociabilité de notre pays? ajouta M. Thibaut, qui voyait sur la
physionomie du vieux maître de chapelle l'expression du doute et
de l'étonnement. Regardez ce beau jardin de Schwetzingen , créé
au milieu du xv^ii'' siècle par un prince généreux, qui avait à cœur
la gloire de l'Allemagne, dont il s'efforça d'émanciper le génie :
c'est une imitation du parc de Versailles et de la magnificence de
Louis XIV réalisée à grands frais par des artistes italiens, tels que
FREDERIQUE. S/|3
l'architecte Raballiati, les sculpteurs Carabelli, Crepello, Vacca, etc.
Ces statues, ces monuraens reproduisent des chefs-d'œuvre de l'an-
tiquité et de la renaissance. Enfin Schwetzingen est la résidence
d'un petit souverain de l'/Vllemagne qui faisait jouer sur son théâtre
et devant sa cour la comédie française et l'opéra italien.
— Dieu merci ! nous n'en sommes plus Là, répondit M. de Loewen-
feld, impatienté d'entendre le docteur exposer si complaisamment
des vérités historiques qui blessaient son patriotisme ombrageux.
L'Allemagne possède aujourd'hui une littérature, un théâtre, des
arts et une musique nationale qui expriment les propriétés de son
génie profond, vaste et original. Rappelez-vous, monsieur le doc-
teur, que Schiller a fait représenter sur le théâtre de Manheim plu-
sieurs de ses chefs-d'œuvre par l'une des meilleures troupes de co-
médiens qui ait existé. Sous la direction du baron de Dalberg et de
l'acteur IlTland, le théâtre de Manheim a été pendant vingt ans le
premier de l'Allemagne. Lessing, Klopstock, Wieland et Mozart ont
été accueillis à la cour de Charles-Théodore avec une grande cour-
toisie. Plus de quinze cents personnes suivaient le prince dans cette
résidence et vivaient de ses libéralités. La ville n'était remplie que
de musiciens, de virtuoses et d'artistes de tout genre, car, indé-
pendamment de l'opéra qu'on représentait trois fois par semaine
dans cette jolie salle, l'électeur faisait faire de la musique tous les
jours dans ses appartemens. Pendant six mois de l'année, Schwet-
zingen était un paradis, un vrai jardin d'Armide, comme l'a dit
notre grand Klopstock. Eh bien ! tout cela a été emporté par l'inva-
sion des principes et des hordes révolutionnaires de la France, dont
M. le docteur ne craint pas de nous vanter la civilisation!
La vivacité de M. de Loewenfeld fit un peu sourire l'aimable
M. Thi])aut, qui, d'esprit modéré et de caractère débonnaire, était
loin de partager les idées exclusives d'un grand nombre de ses
compatriotes. Se tournant du côté de M""^ de Narbal, qui montrait
au chevalier Sarti la loge qu'occupait son grand-père, le ministre
de Charles-Théodore, avec la belle Vénitienne qu'il avait enlevée et
puis épousée contre la volonté de sa propre famille : — Comtesse ,
lui dit M. Thibaut avec un calme sourire, on médit de la révolution
française, qui avait du bon, puisque nous lui devons d'avoir vu s'é-
tablir dans ce pays mon ami de Narbal, un esprit si ferme et un
cœur si généreux! Il ne s'en plaignait pas trop, lui, de cette grande
révolution qui l'avait jeté hors de sa patrie et dépouillé de son pa-
trimoine, parce qu'il y reconnaissait la main de Dieu et une œuvre
de sa justice. Du reste, cette terrible révolution qu'on accuse de
tant de maux dont je la crois parfaitement innocente, n'a pas em-
pêché Goethe, Schiller, Beethoven, Weber, Cornélius, d'enfanter les
Sllll REVUE DES DEUX MONDES.
chefs-d'œuvre que nous admirons et d'enrichir l'Allemagne d'une
forme presque nouvelle de l'esprit humain.
— Vous pouvez ajouter, docteur, répondit le chevalier Sarti, que
c'est à la pression de la France , au despotisme impitoyable de
l'homme funeste qui la gouvernait alors, que l'Allemagne doit le
réveil de son génie et la création d'un art véritablement national.
Le Fmtst de Goethe et le Frcysrh/'ftz de Weber sont deux poèmes où
la pieuse légende et le sentiment profond de la vieille race germa-
nique parlent pour la première fois le langage de l'art et l'opposent
à la domination séculaire de la civilisation latine.
— Ah ! nous y voilà, s'écria M. Thibaut, le chevalier va nous ex-
pliquer enfin l'origine de ce pittoresque de la poésie romantique
que n'auraient pas connu Mozart ni aucun des grands musiciens qui
ont précédé Beethoven, Weber et les compositeurs modernes.
— Docteur, répliqua le chevalier, vous êtes mon esprit tentateur,
et TOUS cherchez k me perdre auprès de ces dames en soulevant des
>'*questions abstraites qui ne peuvent intéresser que des èrudits
' comme vous et M. le baron de Loewenfeld. Je ne tomberai pas au-
jourd'hui dans le piège que vous me tendez, ce serait gâter une
trop belle journée par des discussions oiseuses; mais si vous tenez
absolument à avoir mon sentiment sur dès choses que vous connais-
sez à fond, je vous dirai comment je comprends que les grands
musiciens allemands de notre époque, Weber surtout, Beethoven
et leurs imitatein-s se rattachent au mouvement insurrectionnel, —
Sturm- uncl Drangpci^îode, — opéré dans la littérature de votre
pays par Klopstock, Lessing, AVieland et Herder d'abord, continué
et agrandi par Goethe , Schiller, les Schlegel , Uhland et leurs dis-
ciples. C'est le réveil du génie national que se propose l'école dite
romantique, et le génie de la vieille Germanie se distingue de celui
de la race latine par la piété, la recherche de l'infini et l'intuition
de la nature. ' -^"^^'î'^-' ^^'>^^'^^\i\\> ;^^JJJ'^^- ^;^ -''^^ "
— Haydn et Mozart h'^étàîerit' donc 'pas' dès Allemands? répliqua
le docteur avec malice; l'auteur de la Création et des Saisons, celui
de Don Juan, de VAve vcrum et du Requiem msjiqyiQïii-W's, de
piété, d'infini et de pittoresque dans leurs œuvres immortelles?
— Ah! vous m'accablez, sapienîissimo doltore , dit le chevalier
en offrant le bras à M"^ de NarJ^al , vous me forcez à interrompre
un débat qui deviendrait fastidieux pour ceux qui nous écoutent;
mais je ne me tiens pas pour battu, et dans un autre moment je ne
désespère pas de vous prouver qu'Haydn, Mozart et tous les musi-
ciens allemands du xviii'^ siècle, excepté Sébastien Bach, sont plus
ou moins sous l'influence de l'école italienne, où domine la mu-
sique vocale, l'expression pure et finie des sentimens du cœur hu-
FRÉDÉRIQUE. S/jS
main, que le pittoresque comme je le comprends, l'infim de la
nature, la magnificence de ses phénopiène^ et de ses beautés mys-
térieuses se mêlant au drame de nos passions, n'ont été traduits
dans l'art musical que depuis Beethoven, Weber et les musiciens
modernes qui procèdent de ces deux beaux génies. tirnoil'l
— Chevalier, répondit M. Thibaut en secouant un peju 'Ija tête,
vous êtes poète, et vous parlez comme un amoureux. , \, ^ \
— C'est pour cela sans doute qu'il parle bien, répliqua M""' de
Narbal. , ,. ,,,
La boutade du docteur jeta le chevalier dans un trouble extrême
et le réduisit au silence. M. Thibaut était loin de se douter qu'il eût
frappé si juste!
En sortant du théâtre, la compagnie, après avoir un peu erré sous
les ombrages du parc, fut conduite par M. de Loewenfeld au temple
d'Apollon, qui n'en est pas très éloigné. Le soleil déclinait de plus
en plus; mais il faisait encore assez jour pour voir et pour admirer
ce réduit charmant, plein de fraîcheur et de piquans souvenirs. On
fit le tour du bassin de marbre où se trouvent les six sphinx qui, s'il
faut en croire la chronique galante, représentent les traits des six
plus belles femmes de la cour de Charles-Théodore. — Ce serait une
histoire bien curieuse que celle de ces six sphinx que nous voyons
ici se mirant dans l'eau de ce bassin où les a fixés la main d'un artiste
aussi habile que discret, dit M. de Loewenfeld. Ce n'est point une
pensée commune que celle qui a placé à l'entrée d'un temple con-
sacré au dieu de la poésie, de la musique et partant de l'harmonie, le
portrait de six femmes qui ont régné par la beauté et qui ont excité
dans la vie tant de passions orageuses.
— ^ Il y a donc quelque chose de vrai dans la légende qui circule
sur l'origine de ces sphinx? répondit M. Thibaut en montant len-
tement l'une des deux allées ombreuses qui conduisent sous la cou-
pole élégante où est la statue d'Apollon tenant une lyre à la main.
— Eh! oui, sans doute, répliqua M,, ^dç .Loewenfeld. Demandez
plutôt à M"^<= de Narbal. ; . ;^';
,j, • — Vous êtes une mauvaise langue, dit la comtesse, et bien in-
discret pour un conseiller d'état !
— Mais voilà qui devient intéressant, dit M. Thibaut, et jamais,
ma chère comtesse, vous ne m'avez parlé de cette belle histoire, que
J,e croyais être un conte bleu.
— Les femmes ne sont pas obligées de dire tout ce qu'elles sa-
vent, dit nonchalamment M""' de Narbal en arrivant la première sous
Ic^ coupole du petit temple.
,. De ce point élevé, le regard embrasse un tableau ravissant. D'un
côté, on aperçoit l'allée ombreuse et la chute d'eau qui se précipite
8/|6 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le bassin de marbre; de l'autre, on voit une prairie parsemée
de bouquets d'arbres et traversée par des ruisseaux qui en entre-
tiennent la fraîcheur. La compagnie s'assit en partie sur les sièges
qui entourent la statue d'Apollon, tandis que les trois cousines et
M'"'^ Du Hauchet s'étaient groupées sur les difïérens degrés du petit
escalier descendant à la balustrade qui entoure la prairie. La soi-
rée était délicieuse. Il se fit tout à coup un long silence, comme si
chacun eût voulu goûter pleinement le plaisir de contempler ce
beau site dans une heure charmante où les dernières clartés du
jour prêtaient à tous les objets des reflets divers et mystérieux. Ce-
pendant la vue de la statue d'Apollon tenant une lyre dont il pin-
çait les cordes de la main gauche amena bientôt une petite discus-
sion entre le docteur Thibaut et le baron de Loewenfeld sur la
nature de la poésie et de la musique chez les Grecs. Très érudits
tous les deux et fort épris d'admiration pour tous les monumens qui
représentent la civilisation des Hellènes, le docteur et le conseiller
intime étaient disposés à s'exagérer les connaissances de cette race
prédestinée qui a parlé la plus belle langue du monde. M. de Loe-
wenfeld surtout, qui était un linguiste fort distingué, familier avec
les poètes et les pliilosophes de la Grèce, qu'il pouvait consulter di-
rectement, n'admettait pas volontiers que la musique, surlaquelle
ii ne possédait que les notions superficielles d'un amateur, ne fût
pas, au temps de Platon et d'Aristote, de Phidias, de Praxitèle, un
art aussi complètement développé que la poésie, la sculpture, l'ar-
chitecture et les autres manifestations du sentiment du beau. A l'ap-
pui de son opinion , partagée par beaucoup de lettrés qui n'ont pas
fait de l'art musical une étude approfondie, M. de Loewenfeld citait
des passages de Platon, d'Aristote et de Plutarque, beaucoup de
vers des poètes les plus illustres de l'antiquité qui exaltent la puis-
sance de la musique sur le cœur humain, ce qu'ils n'auraient pu
faire, disait-il, si l'art d'Olympe et de Terpandre n'eût pas été à la
hauteur de la poésie sublime d'un Pindare.
Cette manière de voir, qui suppose l'existence d'un fait précisé-
ment en question, à savoir que la nature humaine se développe
harmonieusement, ne pouvait être partagée par M. Thibaut. — Pa-
lestrina, dit le savant docteur à M. de Loewenfeld, qui est mort en
159/i, c'est-à-dire soixante-treize ans après Raphaël, fut un homme
de génie qui, avec des moyens bien simples, sut créer des œuvres
impérissables; mais l'art musical était presque dans l'enfance, si on
le compare à ce qu'il est devenu depuis sous la main de Scarlatti,
de Marcello, de Bach, Gluck, Hœndel, Haydn et Mozart. Enveloppée
dans le grand mouvement de la renaissance, la musique était loin
d'avoir atteint, comme la peinture, la sculpture et tous les arts plas-
FRÉDÉRIQUE. SM
tiques, la maturité de ses forces et d'être à la hauteur des autres
manifestations de l'esprit humain. On ferait un mauvais raisonne-
ment si on supposait qu'à une époque aussi glorieuse que celle qui
a produit Raphaël, Michel- Ange, l'Arioste, le Tasse, Machiavel,
la musique ne pouvait pas être au-dessous de tant de merveilles.
J'en dirai autant du siècle de Louis XIV, où Lulli, qui fut aussi un
homme de génie, ne parlait qu'une langue très incomplète.
Le chevalier vint cette fois à l'appui du docteur Thibaut, et ne
put se défendre d'émettre à ce propos quelques vues sur les lois du
progrès dans l'art. — Lorsqu'il mérite ce nom, dit-il, l'art généra-
lise les procédés et absorbe dans une unité savante et nécessaire les
variétés d'accens et d'inflexions qui sont le propre des dialectes
primitifs auxquels je comparerais volontiers les différentes séries de
sons ou prétendues gammes des peuples de l'Orient.
— C'est une bien grande question que vous soulevez là, mon-
sieur le chevalier, dit le baron de Loewenfeld d'un ton doctoral.
— C'est possible, monsieur le baron, car il appartient à des igno-
rans comme moi d'être téméraires; mais n'avons-nous rien de mieux
à faire qu'à discourir là sur des sujets arides qui ne valent pas un
rayon de cette lune splendide qui s'élève à l'horizon? Je propose
une promenade vers le lac, qui doit être charmant à voir par une
si belle nuit.
— Vous êtes toujours habile à vous tirer d'embarras, dit M. Thi-
baut en donnant le signal du départ. Vous soulevez des idées cu-
rieuses, hardies, et puis vous échappez à la nécessité d'en tirer les
conséquences. Il faudra pourtant qu'un jour nous nous expliquions
à fond sur bien des choses.
— Vous êtes un contradicteur incommode et trop persistant, ré-
pondit le chevalier en descendant le petit escalier de marbre qui
conduit à la prairie; vous me traitez comme l'un de vos confrères de
l'université de Heidelberg. Je vous le répète, docteur, je ne suis en
toutes choses qu'un dilettante, un esprit libre de tout système, qui
s'amuse des phénomènes de l'art comme nous jouissons de la belle
nature que nous avons sous les yeux; mais si vous tenez à connaître
mes sentimens sur l'école musicale allemande qui a suivi la mort
de Mozart, et dont Weber a été au théâtre le premier représentant,
je ne demande pas mieux que de vous les exposer dans un moment
opportun. Ce me sera un plaisir de remuer des idées qui vont plus
loin que vous ne le pensez, docteur.
— Oh! je le crois volontiers, répliqua M. Thibaut en riant, puis-
que vous m'avez déjà dit que cela venait de l'Inde et de l'Himalaya.
Descendue vers la prairie et longeant la balustrade en fei- qui
l'entoure de toutes parts. M'"'' de iNarbal et sa suite se dirigèrent
8Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
vers le bois qui enveloppe le lac. Les trois cousines Fanny, Aglaé
et Frédérique, avec M'"*" Du Hautchet, précédaient à peu de distance
le reste de la compagnie, qui clieminait lentement, causant et riant
de choses diverses. Le chevalier était resté un peu en arrière et s'é-
tait écarté un instant pour monter sur une vieille ruine qu'on nomme
l'aqueduc romain, d'où l'on jouit d'une vue admirable. De ce point
élevé qui plane au-dessus du bois, le chevalier pouvait voir les eaux
tranquilles du lac refléter la blanche lumière de la lune qui s'épa-
nouissait au firmament escortée déjà par de nombreuses constel-
lations qui jaillissaient autour et loin d'elle dans l'immensité des
cieux. 11 se serait volontiers attardé dans cet endroit pittoresque,
s'il n'eût craint qu'on remarquât son absence, car c'était un goût du
chevalier de rechercher la solitude quand il y avait un peu trop de
monde chez M'"" de Narbal et d'aimer à se recueillir pendant que le
bruit et la gaité régnaient autour de lui. L'écho de la vie et de la
joie des autres augmentait la disposition naturelle du chevalier à la
rêverie, à la contemplation sereine. Ce soir-là, le chevalier avait un
motif de plus pour rechercher avec empressement quelques instans
de solitude : c'était le malaise que lui faisait éprouver la présence du
fils de M. de Loewenfeld. Sans se rendre bien compte du sentiment
de vague inquiétude qu'éveillait en lui ce jeune étudiant à la bar-
rette de velours, aux moustaches blondes, aux bottes molles armées
d'éperons d'or, le chevalier n'avait pu remarquer sans un doulou-
reux pressentiment que Wilhelm de Loewenfeld avait attiré l'at-
tention des trois cousines pendant toute la journée. Depuis que le
chevalier fréquentait la maison de M""^ de Narbal, c'était la pre-
mière fois qu'il y voyait pénétrer un jeune homme de vingt-deux
ans, à la tournure élégante. Wilhelm arrivait tout nouvellement de
l'université de Leipzig, où il avait fait, disait-on, de brillantes études.
Or le chevalier, qui avait déjà le cœur ému et bien préoccupé, se
faisait peu d'illusion sur le genre d'intérêt qu'il pouvait inspirer à
la jeune fille par qui il s'était laissé imjirudemment charmer. Ce
point noir dans l'horizon de sa vie paisible n'avait point échappé à
la sagacité du noble Vénitien. On est si facilement troublé quand on
aime.
Cependant il rejoignit bientôt la compagnie. En entrant dans le
bois par l'une des nombreuses allées qui conduisent au lac, le che-
valier rencontra les trois cousines qui se promenaient avec M'"^ Du
Hautchet. Il les suivit et prit part à la conversation insignifiante
qu'il trouva engagée. Bientôt, au tournant d'une de ces petites allées
qui se multiplient et s'entre-croisent dans ce taillis épais où le lac
s'enferme et se cache comme en une oasis au fond du désert, le che-
valier se trouva près de Frédérique, qui s'était dégagée du groupe
FRÉDÉRIQUE. Sh9
des jeunes filles. Elle tenait à la main un rameau de verdure qu'elle
venait de cueillir et qu'elle laissa tomber par mégarde. Le chevalier
s'empressa de le ramasser et le remit à Frédérique en lui rappelant
je ne sais plus quel vers d'un de ses poètes favoris sur la couleur
verte considérée comme symbole de l'espérance. Le petit retard oc-J''J
casionné par cet incident, qui n'avait point déplu à la jeune per^
sonne, les avait un peu éloignés de Fanny et d'Aglaé, qui suivaient
M'"*" Du Hautchet.
— Quelle soirée délicieuse! dit Frédérique, rompant un silence
qui commençait à l'embarrasser; en est-il de beaucoup plus belles
dans votre pays, monsieur le chevalier ?
— Non, certainement, mademoiselle, répondit Lorenzo. Quand la
nature sourit dans ce climat un peu sévère, elle y a un éclat et
un charme de nouveauté qu'elle ne possède pas dans les contrées ■'
plus constamment heureuses. '■ ■/'
— Cependant, reprit la jeune fille, qui s'enhardissait en causant'*'!,
ainsi à haute voix, vous le regrettez bien votre cher pays et vous jr'^' '
pensez toujours, n'est-ce pas, monsieur le chevalier? ''•'
— Oui, toujours, répondit-il avec une légère émotion, surtout '■
lorsque je suis auprès de vous. "''^
— Comment! répliqua Frédérique avec un étonnement enfantin'''
plein de grâce, comment, sans m'en douter, ai-je le don de vous' ''
rappeler de si charmans souvenirs?
— Hélas ! dit le chevalier.
Quand' io v' odo parlar si dolcemente
Trovo la bella donna alor présente
Le chiome d'oro ail' aura sparse....
Frédérique savait assez d'italien pour comprendre le sens de ces
vers de Pétrarque. Aussi garda-t-elle le silence pendant quelques
secondes, jouissant dans son cœur du rapprochement flatteur que
Lorenzo avait établi entre elle et le souvenir de Beata, dont elle
avait vu le portrait et connaissait l'histoire.
— Elle serait bien heureuse, la femme à qui Dieu réserverait une
destinée semblable à celle de la fille du sénateur Zeno,... répondit
Frédérique non sans un peu d'émotion.
— Charmante enfant! dit le chevalier en prenant la main de Fré-
dérique qu'il étreignit affectueusement; merci du mot généreux qui
vient de sortir de votre bouche, et dont je ne m'exagère pas la por- ^^
tée, je vous l'assure, car vous êtes digne de compatir au malheur eV'p
de comprendre tous les sentimens élevés. uijijiM <
— Grâce à vos bons soins, monsieur le chevalier, grâce à vos nré'-'^ '
TOME XLVIII.
850 REVUE DES DEUX MONDES.
cieux conseils et à tout ce que je vous entends dire chaque jour
d'excellent et de si nouveau pour moi. Je vous dois au moins autant
de reconnaissance que vous en avez conservé pour la mémoire de
Beata, qui vous a été si bonne.
— Chère et adorable enfant, que me dites- vous là? s'écria le
chevalier ému jusqu'aux larmes. Vous renouvelez en moi des sou-
venirs ineffables, vous me transportez dans le temps bien heureux
di dolci sospir. Ah ! je vous en conjure, lui dit-il avec plus de
calme, ne m'exposez plus à entendre de telles paroles.
— Mais pourquoi, monsieur le chevalier, voulez-vous me priver
du plaisir de vous exprimer mes sentimens de gratitude? lui ré-
pondit Frédérique avec cette malice innocente d'une femme qui
pressent une partie de la vérité qu'elle désire connaître.
— Mon Dieu, parce que je suis un vieil enfant, trop disposé à
me laisser suprendre par de folles illusions.
Marchant toujours à une certaine distance de Fanny, d'Aglaé et
de M""' Du Hautchel, qu'ils ne perdaient point de vue, Frédérique
et le chevalier gardèrent un instant le silence après l'espèce d'aveu
qu'ils s'étaient fait d'une manière fortuite, n'osant ni l'un ni l'autre
dissiper le doux embarras où ils se trouvaient. Le chevalier, qui
était certainement le plus gêné des deux, chercha à se donner une
meilleure contenance en appelant l'attention de la jeune fille sur un.
ordre d'idées qui était le sujet habituel de leurs entretiens. — Que
les poètes et les artistes en général sont heureux, dit-il, de pouvoir
fixer par la parole, par le pinceau, par des sons harmonieusement
combinés, des momens comme celui-ci! Goethe a bien raison de
dire que la poésie est la consécration des heures fortunées de la vie,
et aucun poète allemand n'a été plus fidèle à ce principe que l'au-
teur de Mignon. Vous souvenez-vous des jolis vers de l'un de ces
petits chefs-d'œuvre où Goethe nous a conservé un rayon de sa
fantaisie émue :
Wie ergôtzt es mich im Kulilen
Dieser schonen Sommer naclit!
0 ! wie still ist hier zu fiililen
Was die Seele glucklicli macht (1)!
On peut dire que l'œuvre entière de ce beau génie n'est que la
transfiguration des êtres et des lieux qu'il ^i aimés. Sa vie ressemble
à un poème dont l'amour est le principal sujet. Choisir les instans
propices, éterniser les souvenirs bénis, dégager l'idéal de la réalité
(l) « Que j'aime à goûter la fraîcheur de cette belle nuit d'été! qu'il est doux de
savourer ici, en silence, le sentiment qui nous rend si heureux! »
FRÉDÉRIQUE. 85î
qu'elle contient toujours, et par l'idéal faire pressentir l'infini et
l'éternel amour, voilà, selon mes faibles lumières, quelles sont la
mission et la puissance de l'art. Si Dieu m'avait donné plus qu'un
cœur aimant, s'il m'avait accordé le don suprême de savoir expri-
mer ce que je sens, je voudrais fixer l'heure où nous sommes et
rendre tout ce que me fait éprouver la vue de ce beau jardin.
— Est-il permis de vous demander, monsieur le chevalier, de
quelle nature sont les impressions que vous voudriez pouvoir ex-
primer?
— Elles sont tout à la fois tristes et délicieuses, puisqu'elles me
rappellent le jardin de Gadolce et les souvenirs qui s'y rattachent.
— S'il ne manque rien à la copie pour vous donner l'idée de l'o-
riginal, dit Frédérique, qui s'enhardissait, nous avons le droit d'être
fière, monsieur le chevalier!
— Non, charmante enfant, répondit le chevalier Sr.rti en portant
à ses lèvres la main de la jeune fille, non, il ne manque presque
rien au parc de Schwetzingen pour me rappeler des jours de bon-
heur à jamais évanouis. Vous surtout, Frédérique, vous seriez bien
dangereuse pour moi, si je ne me disais, avec le poète que je citais
tout à l'heure : « Tandis que le printemps s'apprête à vous cou-
ronner de ses fleurs, moi j'incline vers l'automne, qui m'attend avec
les regrets d'une existence manquée. »
— Une existence manquée! s'écria Frédérique avec un sentiment
de surprise bien sincère; ah! monsieur le chevalier, que vous êtes
injuste envers la destinée!
— Yous croyez?... dit-il en pressant de nouveau la main de Fré-
dérique.
— Oui, répondit-elle tout émue, mon cœur me dit cela.
— Votre cœur est plein d'illusions généreuses, répliqua le che-
valier sur un ton sérieux et en abandonnant la main de Frédérique;
mais il m'appartient d'être un peu plus raisonnable et de ne pas
confondre les velléités d'une imagination qui s'entr'ouvre à la lu-
mière avec un sentiment que vous ne pouvez pas éprouver, que je
ne dois pas vous inspirer.
— Qu'est-ce donc que j'éprouve? dit-elle d'une voix basse et mal
assurée, et pourquoi toutes ces impossibilités que je ne comprends
pas ?
— Chère Frédérique, répondit le chevalier avec tendresse, vous
êtes le printemps et je suis l'automne, vous êtes riche et je suis
pauvre, sans famille et sans patrie. Tout s'oppose à ce que je sois
autre chose pour vous qu'un ami heureux de vous aider à déployer
vos ailes et de vous suivre du regard dans le ciel bleu où vous allez
bientôt vous envoler. Laissez-moi vous aimer comme le reflet char-
852 REVUE DES DEUX MONDES.
mant d'un souvenir ineffaçable, permettez-moi de vous adorer si-
lencieusement connne une image de l'unique objet à qui j'ai dévoué
ma vie.
En prononçant ces paroles avec une profonde émotion , le cheva-
lier s'arrêta tout à coup; il prit entre ses deux mains la tête de
Frédérique, la pressa vivement contre son cœur et déposa un baiser
sur ses tresses blondes. La jeune fille en tressaillit jusqu'au fond
du cœur, et, dégageant ses bras de la douce étreinte du chevalier,
elle les croisa sur la poitrine de Lorenzo et se mit à pleurer.
Un éclat de rire parti d'une autre allée réveilla le chevalier comme
d'une extase qui avait surpris sa prudence. Regardant autour
de lui avec anxiété, il ne vit personne dans l'allée étroite où ils
se trouvaient : les cousines et W''" Du Hautchet avaient disparu.
L'on entendait de loin un murmure de voix confuses, parmi les-
quelles dominait celle du docteur Thibaut. Remis de l'émotion de
surprise qu'il avait éprouvée, le chevalier, sans proférer un mot, et
tenant Frédérique par la main, la conduisit dans l'un des nombreux
bosquets qui entourent le lac. Ils s'assirent tous deux sur un banc
de pierre qui était appuyé contre une statue en marbre représen-
tant Diane chasseresse. L'air était tiède; le lac resplendissant réflé-
chissait la lumière blanche de la lune, qui s'égayait au ciel comme
si cet astre mystérieux eût été animé d'un esprit de vie, et qu'il eût
conscience du rôle bienfaisant qu'il remplit dans la nature. Frédé-
rique était toujours silencieuse, ses deux mains dans celles du che-
valier, qui lui dit en s' inclinant vers elle : — Qu'avez-vous? Vous
ai-je blessée par quelque parole indiscrète, et dois-je me retirer?
— Oh ! non, répondit-elle avec un soupir. Ce qui me chagrine,
c'est que vous ne me croyez pas digne d'une affection sérieuse, et
que vous ne voyez en moi qu'une enfant sans conséquence qui ne
sait trop ce qu'elle dit.
— Je vous crois digne de tous les respects, répliqua le chevalier;
mais, ma chère Frédérique, je ne puis oublier que j'ai le double de
votre âge, et que je n'ai à vous offrir qu'un cœur flétri et une ima-
gination remplie de chimères. Je ne suis rien, je n'ai point de fa-
mille, et mon pays est sous l'oppression de l'étranger. Que dirait
votre tante la comtesse de Narbal, que diraient vos cousines, que
penserait le monde qui nous entoure, si on me voyait empressé au-
près de vous qui avez la jeunesse, la beauté, qui êtes couronnée des
plus riches dons de l'âme et de la fortune? On trouverait moyen de
m'avilir à vos yeux et de suspecter la sincérité des sentimens que
vous m'inspirez. On y verrait un calcul, une basse séduction dont
l'idée seule me fait horreur ! Adorable enfant, continua le chevalier
en inclinant la tête sur les mains de Frédérique qu'il mouilla de ses
FRÉBÉRIQUE. 853
larmes, permettez-moi de vous aimer comme ilconvient à un homme
d'honneur. Le ciel m'a été déjà bien propice en vous mettant sur
ma route. Je vous aime, je vous ashove comme un souvenir vivant
qui me rajeunit et me réconforte après tant d'années de malheur.
Laissez-moi cultiver votre belle intelligence et y verser quelques
rayons de l'idéal que je porte en moi et qui est ma seule fortune.
Vous voir, vous entendre, vous contempler dans la grâce que vous
répandez autour de vous,... c'est mon suprême bonheur. L'amour,
ma chère Frédérique, est une passion grande et généreuse qui se
suffit à elle-même, qui échauffe l'âme et dilate l'esprit le plus mé-
diocre. On ne vit qu'en aimant, et sans l'amour tout est ténèbres
dans la vie. Soyez ma lumière nouvelle, mon étoile du soir dont le
scintillement lointain réjouira mes yeux et mon cœur. Je vous sui-
vrai, je vous aimerai, je vous invoquerai comme une muse indul-
gente et bénigne qui veut bien avoir pitié d'un pauvre fou comme
moi.
En prononçant ces dernières paroles, le chevalier Sarti pleurait.
Profondément émue aussi, Frédérique se jeta précipitamment aux
pieds de Lorenzo en s' écriant : Oh! mon Dieu! je ne suis pas digne
du bonheur que vous m'accordez ce soir, et dont le souvenir res-
tera éternellement gravé dans mon cœur.
Après quelques minutes d'un éloquent silence, le chevalier releva
la jeune fille et lui dit avec plus de calme : Oui, gardons le souve-
nir de cette soirée où nos âmes se sont trahies et révélées l'une à
l'autre. Elle sera pour moi la date commémorative du plus beau
jour de ma vie.
— Est-ce de la journée de Mui'ano que vous voulez parler'/
— Oui, chère Frédérique, de la journée passée à l'île de Murano
avec Beata, dont vous me rappelez l'image et la clolce maesta! Mon
cœur me dit que la noble fille de Venise approuve l'affection tendre
et pure que vous m'inspirez, et que du haut du ciel elle sourit au
vœu secret que je forme de renouveler ma vie en vous aimant comme
une fleur dont il me sera permis au moins de respirer le parfum...
Qui sait, ma chère Frédérique, continua le chevalier en écartant du
front de la jeune personne quelques mèches de cheveux qui s'é-
taient dérangées, qui sait si Dieu, qui est la justice suprême unie à
la toute-puissance, n'a point transformé l'âme immortelle de Beata
en l'une de ces étoiles d'or qui ornent la voûte des cieux, et que
nous voyons briller au-dessus de nos tètes? Je me plais à ces ima-
ginations charmantes de la poésie primitive qui donnent une âme
à la nature, qui peuplent l'univers d'êtres chéris et nous protègent
de l'amour qu'ils ont eu pour nous dans la vie si courte de ce monde.
La science a prouvé de nos jours qu'il existe des étoiles errantes qui.
85A REVUE DES DEUX MONDES.
après des siècles d'absence, reviennent au même point de l'horizon.
Ne seraient-ce pas des âmes inquiètes, cherchant dans l'espace in-
fini l'objet d'un éternel amour? T.' amour qui n'a point d'âge, et qui
est toujours naissant, comme l'a dit un penseur chrétien, est la loi
suprême de la création. Il est partout, dans la science, dans l'art,
dans la nature, et le royaume de l'amour, c'est vraiment le royaume
de Dieu, où il nous élève de son souffle divin. « Trois voies diffé-
rentes nous conduisent au monde supérieur, a dit un ancien : la
?nusique, l'amour et la philosophie : la musique, qui a pour objet
l'harmonie; l'amour, qui recherche la beauté, et la philosophie, qui
j)0ursuit la vérité. » Aimons l'art, ma chère Frédérique, aimons les
belles choses qui épurent les sentimens; livrons-nous au culte des
grands maîtres, au culte de Beethoven, de Weber, et du plus divin
de tous, Mozart, le musicien de l'idéal et des cœurs délicats. Eni-
vrons-nous de ces saintes chimères qu'on nomme poésie, car nous
y trouverons l'essence de toute vérité durable, et comme un pres-
sentiment du bien suprême auquel nous aspirons. Ce sera mon ex-
cuse auprès de vous, mon titre à votre indulgence, à votre tendre
pitié.
En achevant ces mots, le chevalier se leva brusquement du banc
de pierre où Frédérique était restée assise. Après un instant d'hési-
tation et de recueillement, la jeune fille se leva aussi précipitam-
ment, et dit d'un ton ferme et résolu : Je jure devant Dieu, qui voit
mon cœur, que, quoi qu'il arrive, je resterai fidèle toute ma vie au
sentiment que vous m'avez inspiré ce soir.
— Mais où sont-ils donc? s'écria de sa grosse voix le docteur
Thibaut... Ah! les voilà! dit -il en apercevant le chevalier et Fré-
dérique, qui regardaient les ondulations du lac. On vous croyait
perdu dans la contemplation de la lune, mon cher chevalier.
— Et l'on ne se trompait guère, répondit le chevalier en rejoi-
gnant le "groupe des promeneurs.
P. SCUDO.
{La quatrième partie au prochain n°.)
LES
ANTILLES FRANÇAISES
EN 1863
SOUVENIRS ET TABLEAUX.
I.
LA VIE CRÉOLE. — LE TRAVAIL LIBRE ET L'ÉMIGRATIOX.
C'est un curieux et touchant spectacle que celui de la vie colo-
niale dans quelques-unes de ces possessions d'outre-mer conservées
en trop petit nombre à la France , et traitées par elle bien souvent
avec un injuste dédain. Il n'est pas nécessaire d'être un bien grand
économiste pour deviner que, sans exagérer l'importance des îles
sur lesquelles nous voudrions réunir ici quelques souvenirs, il faut
en tenir plus de compte assurément qu'on ne le fait aujourd'hui, ne
fût-ce qu'en raison de l'indestructible et profond attachement qui
les unit à la métropole. Comme l'enfant que la mère sent tressaillir
dans son sein, nos colonies des Antilles vivent de la vie de la mère-
patrie, elles en sont le fidèle reflet : nulle part nos succès ne sont
plus sincèrement acclamés, nos revers plus vivement sentis, et, loin
de s'affaiblir avec le temps, le souvenir d'une commune origine
semble y devenir d'année en année plus vivace. Ce n'est pas tout :
indépendamment de considérations patriotiques qui touchent peu
certains esprits, les Antilles françaises offrent un champ d'études
d'un intérêt tout spécial. Ce riche archipel, où flottent les pavillons
de toutes les nations maritimes d'Europe, offre aux divers systèmes
856 RilVUE DES DEUX MONDES.
de colonisation mis en œuvre de nos jours un théâtre sur lequel ils
sont à même de se produire dans les conditions les plus propres à
faciliter une comparaison équitable. A une époque où, grâce aux
progrès de la science économique, toutes les doctrines coloniales
sont en voie de métamorphose, cette comparaison ne saurait être
inopportune, et le résultat, on va le voir, n'a rien de décourageant
pour nous.
I.
Aller aux îles!... c'était jadis l'expression consacrée, et Dieu sait
le monde fantastique que nos candides aïeux se représentaient au
terme du voyage. Le paisible marchand du vieux Paris, qui du fond
de son arrière-boutique voyait les riches produits d'outre-mer cou-
vrir ses rayons enfumés, ne songeait pas sans une terreur peut-être
secrètement mêlée d'envie aux étranges récits qui circulaient sur
ces pays lointains : c'était le péril incessamment bravé, les mer-
veilles de climats inconnus, la fortune pour qui triomphait de ces
épreuves; c'était par-dessus tout la fastueuse existence au sein de
laquelle le planteur créole apparaissait comme le héros d'un conte
de fées. Alors le luxe des colonies était sans bornes; pour elles, la
métropole tissait ses étoffes les plus précieuses, ciselait ses bijoux
les plus exquis, et dans la petite ville de Saint-Pierre-Martinique,
surnommée le Paris des Antilles, l'opulence ne se mesurait qu'à la
prodigalité. Cette brillante auréole a singulièrement pâli. La vapeur
a si bien supprimé le prestige de l'éloigneraent, que cette terrible
traversée, dont un testament était la préface obligatoire, n'est plus
désormais qu'une promenade de douze jours en été, de quinze en
hiver. On ne va plus guère chercher fortune aux ileSy et quant à en-
vier le sort des colons, c'est ce dont assurément nul ne s'avise. Pau-
vres îles! elles ne sont pourtant aujourd'hui ni moins fécondes en
promesses d'avenir, ni moins richement parées de leur éternelle ver-
dure qu'aux plus beaux jours du siècle dernier. Elles sont encore
prêtes à faire, quand nous le voudrons bien, la fortune de qui atta-
chera son sort au leur; c'est nous qui avons changé, non pas elles,
et il y a plus que de l'injustice à les rendre responsables des mésa-
ventures économiques dont nous nous sommes volontairement faits
les victimes. Est-ce leur faute si, après les avoir enfermées deux siè-
cles dans les serres chaudes de la protection, nous les avons brus-
qu^^ment transportées au grand air, en nous bornant à leur donner
pour médecin soit une émigration coûteuse , soit un crédit foncier
un peu trop illusoire, soit toute autre mesure aussi incomplète? Puis,
lorsqu'à chaque nouveau topique les doléances recommençaient, on
en concluait qu'il est dans la nature créole de se plaindre, et l'on ne
LES ANTILLES FKAKC.ALSES. 857
s'en iiKjuiéLait pas autrement. Aux yeux de combien de personnes
d'ailleias ces deux îlots ne sont-ils qu'un insignifiant royaume de
Barataria, où l'on continue à fabriquer par babitude un sucre que la
métropole acliète presque par cbarité? Pour moi, après trois an-
nées de vie coloniale, je vois en eux deux départemens appelés à
compter parmi les plus ricbes territoires de France. Il ne s'agit pour
cela que de retrouver dans des conditions normales de liberté in-
dustrielle le développement qu'ils ont dû jadis aux factices avan-
tages d'un régime aboli.
Si blasé que soit le voyageur sur les magnificences de la nature
tropicale, il lui est difficile de ne pas être frappé de la grandeur du
spectacle qui s'offre à ses yeux en arrivant sur la rade de Saint-
Pierre-Martinique. Les terres de la baie de Naples n'ont pas de lignes
plus harmonieusement distribuées; les montagnes qui dominent Rio-
Janeiro ne sont ni étagées avec plus de hardiesse, ni diaprées d'une
plus luxuriante végétation. L'azur de la mer y a l'inaltérable et
calme transparence des grands fonds. La courbe du rivage s'inflé-
chit doucement entre la pointe du Carbet et celle du Prêcheur,
et derrière s'étend la ville, que signale au loin l'assemblage des
rouges toitures de ses maisons. Adossé sur la droite à la gigantesque
muraille de verdure que forme une ceinture non interrompue de
mornes taillés à pic, l'étroit faisceau des rues ainsi emprisonnées
suit d'abord le contour de la plage pour s'épanouir à l'extrême
gauche en escaladant les hauteurs dites du Vieux-Fort. Au-dessus
de ce premier plan s'ouvre la perspective' de vastes plantations sur
lesquelles la canne étend son manteau, dont le vert pâle et doux ne
ressemble à aucun autre. Plus haut encore, dominant l'immensité
de ce paysage, auquel l'horizon sans bornes de la mer peut seul ser-
vir de cadre, la Montagne-Pelée lève orgueilleusement vers le ciel
sa cime triangulaire couronnée de nuages. Il est peu d'aussi beaux
panoramas au monde, tant par l'aspect grandiose de cette nature
que par l'impression de richesse dont elle pénètre le spectateur.
A peine est-on à terre, à peine a-t-on mis le pied sur la place Ber-
tin, où vient aboutir tout le mouvement de l'île, qu'un changement
de décor imprévu rend le nouveau débarqué le jouet d'une singu-
lière hallucination. Tout le inonde connaît au Louvre la curieuse
collection des ports de France peinte, au milieu du siècle dernier,
par Joseph Vernet : il semble, à la vue de la place Bertin, que l'on
soit transporté dans un de ces ports, et que ce même tableau ait
déjà dû s'offrir à l'Européen abordant sur cette plage il y a cent
ans. Au lieu des vastes clippers de 2 et 3,000 tonneaux qui signa-
lent aujourd'hui les centres du commerce maritime, on voit alignés
à une portée de pistolet du rivage vingt-cinq ou trente navires aux
858 REVUE DES DEUX MONDES.
formes surannées, dont les plus grands n'atteignent pas 500 ton-
neaux. Pour eux, le temps n'a pas de valeur; ils attendront là un
mois, deux s'il le faut, une cargaison qui leur sera apportée bou-
caut par boucaut sur d'incommodes chalands k fonds plats. A terre,
nulle installation pour faciliter les chargemens et déchargemens;
point de quais, point de jetées qui en tiennent lieu. Le travail se
fait néanmoins au milieu du tumulte assourdissant dont les nègres
ont le secret, car ce sont eux qui frappent d'abord le regard du
voyageur, dont ils se disputent les bagages. (( Presque tous portent
sur le dos la marque des coups de fouet qu'ils ont reçus, disait un
écrivain du xvii^ siècle, le père Labat (1); cela excite la compassion
de ceux qui n'y sont pas accoutumés, mais on s'y fait bientôt. »
Sauf les coups de fouet disparus avec l'esclavage, la population
aux Antilles a dû peu changer de physionomie depuis de longues
années. On pourrait même, en généralisant cette observation, l'ap-
pliquer à bien des traits de la société créole, et peut-être arrive-
rait-on ainsi à s'expliquer comment une transformation aussi radi-
cale , aussi brusquement amenée que l'a été l'émancipation des
noirs, n'a été accompagnée que de perturbations relativement insi-
gnifiantes. C'est là à la vérité un point de vue contre lequel pro-
testent les créoles. On persiste, disent-ils, à nous juger en France
d'après les vieilles notions du code noir, on nous représente comme
systématiquement hostiles à l'état de choses inauguré en 1848, et
il n'est aucune des déclamations de l'abbé Raynal qui ne trouve
autant de crédit aujourd'hui qu'aux meilleurs jours de l'Histoire
j)hilosophique des deux Indes. Hélas! pourrait -on leur répondre,
c'est que, pour qu'il en fût autrement, pour qu'en quinze ans les
mœurs de votre société eussent été modifiées par les nouvelles
conditions qui lui ont été faites , il faudrait que sous les tropiques
notre nature fût douée d'une perfection toute spéciale, et que l'in-
épuisable fonds de vanité départi à la sottise humaine n'y existât
que pour mémoire. Quoi de plus commode que de régler ses clas-
sifications sur la couleur de la peau? Et, le principe de ces dis-
tinctions une fois admis, peut-on espérer que cette inégalité sociale
disparaîtra de si tôt devant l'égalité civile? Peut-être aujourd'hui
rencontrerait-on peu de créoles assez érudits pour rétablir à tous
(1) Le père Labat, dominicain, a publié une relation fort étendue de son séjour aux
Antilles, de 1693 à 1704. Il n'est guère connu en France que de quelques curieux; mais
dans nos îles, après cent cinquante ans, son nom est encore dans toutes les bouches,
même les plus illettrées. Pour les vieux colons , son livre est le code éternel de la
fabrication sucrière; d'autres y verront un véritable nobiliaire qui ferait du spirituel
voyageur une sorte de d'Hozier créole; pour le peuple enfin et surtout pour les nègres,
le révérend père est passé à l'état de légende. Ce qui est certain, c'est que l'ouvrage du
père Labat est encore le meilleur que nous possédions sur nos colonies des Antilles.
LES ANTILLES FRANÇAISES. 859
ses degrés l'ancienne hiérarchie du mélange des deux sangs (1);
mais, pour n'avoir que trois marches, l'échelle n'en subsiste pas
moins. Autant le mulâtre se croit supérieur au nègre, autant le
blanc méprisera les deux autres, et je ne crains pas d'affîrmer qu'il
en sera longtemps encore ainsi. « Je suis pour les blancs, disait Na-
poléon P'' à son conseil d'état, parce que je suis blanc. Je n'ai que
cette raison-là à donner, et c'est la bonne. » Je veux croire que les
colons qui se disent exempts du préjugé de la couleur apportent dans
leur erreur la meilleure foi du monde ; mais, si du témoignage des
hommes nous passons à celui des femmes, nous trouverons plus de
vérité, sinon plus de franchise. Pour les dames créoles, une négresse
semble à peine un être du même sexe, et la distance ne sera pas
moins observée par la fdle de couleur, bien que sous Ifi forme d'un
dédain moins suprême, d'une part, et d'une aversion plus crûment
exprimée de l'autre. Moi ralii femmes béké là (je hais ces femmes
blanches), diront sans ambages les belles mulâtresses. On a cepen-
dant parfois l'occasion de voir d'étranges fraternités servir de cor-
tège à ces antipathies.
Si les lignes de démarcation qui séparent ces trois classes ne
semblent de nature à admettre aucun tempérament, si les blancs
surtout sont retranchés derrière un infranchissable fossé, n'est-on
pas fondé à se demander quel changement l'émancipation a pu ap-
porter dans les mœurs créoles? Je parle à un point de vue purement
moral. Certes le nègre n'ignore pas ce qu'il a gagné, il sait que le
pilori ne l'attend plus, et que le fouet du commandeur est brisé;
mais quant à se considérer comme l'égal du blanc, c'est ce qui ja-
mais ne lui viendra en tête. Yeux béké qu'a brûlé nègre (le regard
du blanc brûle le nègre) : on l'entend encore aujourd'hui, ce pro-
verbe où l'on croit voir passer comme un reflet des farouches lueurs
de l'esclavage, et c'est de la bouche des noirs qu'il sortira le plus
innocemment du monde. On a beaucoup dit et répété que, pour le
nègre, liberté était synonyme de fainéantise. C'est là une de ces
banalités qui méritent à peine une réfutation. Le nègre obéit à la
loi générale, qui n'est certes pas d'aimer le travail pour lui-même,
mais bien de le subir comme une nécessité et de le limiter à la
(1) Cette classification était représentée, Lien qu'assez arbitrairement, de la manière
suivante :
Le blanc avait 128 parties de sang blanc et 0 de sang noir.
Le poban 120 — 8 —
Le quarteron 112 — 16 —
Le métis 9G — 32 —
Le mulâtre 64 — 64 —
Le câpre 32 — 96 —
Le griffe 10 — 112 —
Le nègre 0 — 128 —
860 REVUE DES DEUX MONDES.
satisfaction des besoins. Si les dépenses qui en résultent pour lui
sont à peu près réduites à leur plus simple expression, c'est qu'elles
sont restées ce qu'elles étaient jadis, alors que les maîtres étaient
loin d'avoir pour but de créer à leurs esclaves des besoins artifi-
ciels. Que l'on procède en sens inverse aujourd'hui, et l'on verra cha-
que jouissance ajoutée, chaque nouvelle condition de bien-être ma-
tériel se transformer en un certain nombre de journées de travail,
car le nègre sait très bien mettre sa paresse de côté lorsque sa
fantaisie est excitée, ou sa vanité mise en jeu. C'est ainsi qu'en 1848
aucun des nouveaux affranchis n'eut de repos qu'il ne se fût pro-
curé l'habit noir dans lequel il voyait le symbole de sa liberté. Il
existe à Saint-Pierre-Martinique un tailleur dont ce commerce fit la
fortune : pendant que le mari vantait au nègre émerveillé l'élégance
de sa toilette européenne, la femme lui glissait dans les poches, en
guise de cadeau, une paire de gants de coton blanc longs d'un pied,
et l'heureux acheteur ne manquait pas de recommander chaude-
ment le magasin à ses amis. Après la passion de l'habit noir est ve-
nue celle des souliers vernis, puis on a voulu que des bas sortissent
de ces souliers. Malheureusement ce surcroît de splendeur avait ses
inconvéniens. Mettre des souliers le dimanche, passe encore : six
jours restaient pour marcher nu-pieds; mais loger des bas dans ces
souliers, c'était greffer un supplice sur un autre. La difficulté fut
tranchée en ne conservant des bas que la partie visible, c'est-à-
dire les tiges, et le pied resta nu dans son enveloppe vernie.
Les nègres des campagnes ont, sur le coin de terre qu'ils culti-
vent ou sur les habitations des planteurs, une existence qui a été
souvent décrite. Les nègres de la ville vivent différemment; mais,
pour les bien connaître, c'est à domicile qu'il faut étudier cette sin-
gulière classe de citoyens, dans les quartiers qui sont devenus leurs
domahies, et les épreuves par lesquelles ils jugent à propos de faire
passer leurs propriétaires rempliraient tout un long chapitre. La
maison est d'abord louée en bloc par quelque vieille négresse, une
Marie-Rose ou une Cydalise quelconque, laquelle commence par dé-
couper chaque chambre selon sa grandeur en plus ou moins de
compartimens, deux, trois, quatre, plus même au besoin. Les cloi-
sons, élevées seulement à hauteur d'homme, seront formées de dé-
bris de caisses ou de toiles d'emballage. Gela fait, la maison est
promptement sous-louée. Le locataire qui emménage dans un com-
partiment y tend en un coin une ficelle à laquelle seront suspendus
les souliers vernis et le précieux habit noir, placés de la sorte hors
de portée des rats. Un cuir de bœuf servant de grabat complétera
le mobilier, s'il s'agit d'un célibataire; s'il s'agit d'un ménage, l'a-
meublement se compliquera d'une marmite en terre, d'une malle
en bois invariablement peinte de fleurs éclatantes sur un fond bleu,
LES ANTILLES FRANÇAISES. 861
et d'une demi-douzaine d'enfans qui barboteront dans le ruisseau ,
comme autant de petits canards. Lorsqu'une maison est envahie de
la sorte, les loyers font le plus souvent défaut; mais se débarrasser
de la tribu n'en est pas plus facile, car il serait fort inutile de se
mettre en frais de papier timbré. J'ai connu un propriétaire aflligé
d'une semblable prise de possession, qui, après avoir longtemps pa-
tienté, après avoir épuisé toutes les tentatives de concession ou d'ac-
commodement, voire les sommations légales, ne parvint à sortir
d'embarras que par le procédé suivant. Il réunit une escouade d'ou-
vriers munis d'échelles et d'outils, et vint à leur tête enlever les
portes et fenêtres de la maison; il en démolit les cloisons intérieures,
il fit même mine de s'attaquer à la toiture. Si le moyen était violent,
le succès fut complet, et l'ennemi se vit mis en pleine déroute. Ce fut
une véritable fuite d'Egypte, chacun se sauvait, emportant sous le
bras sa fortune et son mobilier; mais, ajoutait le narrateur, ce qui
me surprit le plus fut le nombre de mes locataires. Je croyais avoir
affaire à une vingtaine de récalcitrans; il en défda plus du triple.
L'état civil des nègres n'est pas la partie la moins curieuse de
leur histoire. L'esclavage ne comportait pas pour eux le luxe du
nom patronymique; cette lacune n'était comblée que pour l'affran-
chi, et à cet effet on procédait de temps à autre à des vérifications
de titres de liberté, comme dans la métropole aux vérifications de
titres de noblesse. La dernière qui fut faite à la Martinique remonte
à 1807; les archives en ont été conservées au greffe du tribunal de
Fort-de-France, et ce n'est pas sans étonnement que l'on y voit plu-
sieurs noms aujourd'hui considérés dans la colonie. Toutefois les
affranchissemens finirent par se multiplier tellement que l'on comp-
tait avant I8/18 plus de 30,000 libres de couleur dans l'île. Aussi
beaucoup d'entre eux n'avaient -ils pas de nom patronymique,
entre autres la classe nombreuse des libres dits de savane , c'est-à-
dire des affranchis pour lesquels avaient été négligées les formalités
officielles. Quant aux esclaves, force leur était de se contenter de
simples noms de baptême, pour lesquels on puisait volontiers dans
la mythologie. C'était l'époque des Flore et des Gupidon, des Jupi-
ter, des Télèphe et des Cybèle, et peut-être n'est-il pas inutile d'a-
jouter que ni Flore ni Cupidon ne songeaient à regretter le nom de
famille dont on les privait. Survint iShS, qui les dota de ce bien-
fait. Chacun put baptiser sa famdle présente ou à venir, et dans les
mairies furent ouverts des registres dits d'individuaUté, qui n'étaient
primitivement qu'une sorte de liste électorale sur laquelle les nou-
veaux affranchis furent autorisés à se qualifier d'un nom patrony-
mique. Le champ était vaste, mais le choix ne laissait pas que d'être
embarrassant, car les noms déjà existans dans l'île avaient été fort
sagement interdits, et l'imagination des nègres n'allait guère au-
862 REVUE DES DEUX MONDES.
delà. Aussi la plupart d'entre eux s'en remirent-ils au bon goût des
employés de la mairie. S'il arrivait que tel employé fût versé dans
l'histoire romaine, il faisait revivre sur son registre la race des
Brutus, des Titus, des Otlion, des Nuraa Pompilius. Parfois ses pré-
férences se traduisaient par un grand nom des temps modernes :
était-il gourmet, il créait un Vatel ; danseur, un Vestris. Montaigne,
Sully, Nelson et cent autres acquirent de la sorte une descendance
noire. Quelques noms surgissaient directement de la fantaisie de ces
parrains officiels; d'autres, Tinom par exemple, étaient pris dans le
patois créole et en rappelaient les étranges diminutifs (1). Certains
affranchis enfin se bornaient à conserver le nom de leurs mères, et
se baptisaient bravement Piosine ou Émilia. Quoi qu'il en soit, tous
ou presque tous jouissent d'un nom patronymique depuis 1848.
Malheureusement les facilités données par les registres d'individua-
lité n'ont pas été maintenues, et, malgré plusieurs réclamations,
les retardataires qui n'ont pas profité à temps de la mesure en
sont réduits à passer aujourd'hui par les formalités coûteuses et
compliquées de la loi métropolitaine : recours au garde des sceaux,
insertion aux journaux, etc. On comprend qu'ils s'en soient peu
souciés.
Ce progrès n'a pas été le seul en matière d'état civil. De l'aveu
général, les nègres de nos colonies se marient beaucoup plus au-
jourd'hui que jadis, et si l'on compare les moyennes décennales qui
ont précédé et suivi 18Zi8, on verra que le nom])re annuel des unions
régulières est monté à la Martinique de lui à 637, à la Guadeloupe
de 101 à 907. « Quarante mille mariages, vingt mille enfans légi-
times, trente mille enfans reconnus, voilà, nous dit M. Cochin (2),
le beau présent offert en moins de dix ans à la société coloniale
par l'émancipation! » Assurément on ne saurait mieux dire, et ce
sont là des tendances auxquelles tout le monde applaudira. Tou-
tefois il est juste d'ajouter qu'il reste encore terriblement de marge
à l'amélioration. Si l'on est sorti du régime universel de concu-
binage et de promiscuité qui souillait le passé, il n'en est pas moins
vrai que l'ensemble des naissances légitimes n'atteint pas dans nos
Antilles à la moitié du chiffre des naissances naturelles (3). Ainsi un
(1) En patois créole, tinom signifie petit homme.
(2) De l'Abolition de l'Esclavage, par M. Cocliin; Paris 1801.
(3) Pour la Martinique, cette proportion se présente à peu près dans les termes
suivans :
Naissances de couleur légitimes '23
Dito illégitimes 08
Naissances blanches légitimes 8
Dito illégitimes 1
Total 100
LES ANTILLES FRANÇAISES. 863
relevé très soigneusement fait sur les registres de la mairie de Fort-
de-France, du 2/i mai I8/18 au 31 décembre 1860, établit que, sur
5,2!0'2 naissances, 1,685 seulement sont légitimes, dont M8 pour la
classe blanche, tandis que sur les 3,517 naissances illégitimes,
3,/i33 appartiennent à la classe de couleur. Il ne faut pas oublier
que la ville de Fort-de-France, grâce à l'importance de l'élément
administratif, possède une proportion de blancs plus forte que tout
autre quartier de l'île. On voit que, si le nègre a réalisé quelques
progrès en fait de moralité conjugale, il lui en reste encore plus à
faire. Ne parvînt-on qu'à rectifier ses notions un peu embrouillées
sur le mariage, qu'il y aurait déjà un mieux notable. A quel curé de
nos Antilles n'est-il pas arrivé de voir un nègre lui rapporter sa
bague d'alliance en le priant naïvement de le démarier? Le pauvre
prêtre a beau se mettre en frais d'éloquence vis-à-vis de l'époux
mécontent; ce dernier ne s'en va pas moins persuadé que la mau-
vaise volonté seule a empêché le curé de reprendre son anneau.
Parfois même la chose va plus loin. Le maire d'une commune de la
Guadeloupe, ceint de l'écharpe tricolore, et dans toute la majesté
de sa gloire officielle, était occupé à faire des mariages. Un couple
noir se présente, la cérémonie commence, et le magistrat avait déjà
entamé la lecture édifiante du chapitre vi , titre v, du livre P"" sur
les droits et devoirs respectifs des époux, lorsqu'un souvenir le
frappe. Il s'interrompt et interpelle le futur conjoint : « Ne fai-je
pas marié il y a six mois? — Si, mouché. — Ta femme est morte?
— Non, mouché^ li à Marie- Galande. Fcmme-là jjas bon; moi
quitte li. Tedà ineilleure (celle-ci est meilleure), » ajoutait-il en dé-
signant avec satisfaction l'objet de ses nouvelles amours. Le maire
en fut quitte pour recommander à l'avenir plus de soin dans la pu-
blication des bans; mais il est douteux que le nègre ait vu dans son
refus de le marier autre chose qu'un acte d'hostilité personnelle.
Il est difficile de se montrer bien sévère pour une immoralité qui
a aussi peu conscience de ses torts, surtout si l'on se reporte aux
exemples que les blancs donnent aux nègres. La vie d'habitation
quasi féodale sous l'esclavage ne se prêtait que trop à tous les dés-
ordres de ce genre. Là où régnait souverainement la volonté d'un
seul, là où venait presque s'arrêter l'action même de la justice, il
était impossible que tout caprice du maître ne fût pas accueilli
comme une faveur, et c'est ce qui arrivait. L'habitant parlait de ses
bâtards (c'était le terme consacré) comme de la chose la plus na-
turelle du monde. Sa femme les acceptait sans récriminations, les
soignait même dans une certaine mesure, et n'oubliait jamais, quand
son mari mourait, de les habiller tous de deuil ainsi que leurs mères.
Parfois cette descendance interlope atteignait des proportions pa-
triarcales. J'ai connu un brave et digne habitant qui, parvenu à sa,
86/i REVUE DES DEUX MONDES.
soixante-onzième année, compLait autant de bcàtards que d'années.
— Mon père m'a souvent répété, disait-il pour excuse, que le meil-
leur moyen d'avoir de bons domestiques était de les faire soi-même.
— A Dieu ne plaise que l'on puisse nous soupçonner de représenter
de parti-pris la société créole sous un jour désavantageux! Elle est
ce que les circonstances l'ont faite. 11 lui eût été difficile de se trans-
former en quelques années, et l'on aurait tort d'ailleurs dé la juger
sur le trait isolé que nous venons de signaler.
C'est dans les campagnes, loin des villes, qu'il faut aller cher-
cher la vie coloniale, si l'on veut en saisir la physionomie vraiment
originale. Un monde à part s'y révèle dès les premiers pas. En
France, les nombreux villages qui servent de centres agricoles rap-
pellent à l'esprit et le temps de la féodalité et l'obligation de se
réunir en groupes pour se défendre pendant des siècles de barbarie.
Il en fut autrement dans nos îles. La crainte des luttes intérieures
ne tarda pas à disparaître avec les Caraïbes aborigènes, et, chaque
colon pouvant librement s'établir et s'organiser sur le terrain qui
lui était concédé, les rares villages qui se créèrent se virent en
quelque sorte annulés d'avance. Presque en même temps l'escla-
vage vint donner une forme définitive à cette existence à la fois
agricole et manufacturière. Bien que sur toute l'étendue de l'habi-
tation (c'est le nom que l'on donnait à ces domaines, dont le pos-
sesseur s'appelait habitant) l'autorité du maître fût plus absolue
que ne l'était au moyen âge celle du baron sur ses vassaux, ce
n'était pas la féodalité, si hiérarchique au sein de ses désordres,
mais plutôt une sorte d'autocratie patriarcale, dont nos sociétés eu-
ropéennes n'offraient aucun exemple, et qui, tantôt prônée avec
excès, tantôt calomniée outre mesure, ne manquait pourtant ni de
mérite propre ni d'une certaine grandeur. Un groupe de chaumières
ou de cases à nègres éparpillées pêle-mêle entre des touffes de ba-
naniers; sur un plateau voisin, la maison principale; plus bas, la
sucrerie et les ateliers qui en dépendent; tout autour, de vastes
champs d'un vert pâle dominés par de puissantes montagnes char-
gées de forêts, tel est le tableau matériel de cette existence, tel est
le coup d'œil général de la campagne de nos Antilles. Pénétrons
dans une de ces habitations où s'élabore la fortune coloniale. L'hos-
pitalité y est traditionnelle, et les révolutions ne changeront rien
sous ce rapport.
Pour l'Européen habitué à voir l'agriculture, sinon dédaignée,
du moins généralement abandonnée à des mains rustiques, ce sera
une première surprise que de rencontrer un propriétaire scrupu-
leusement civilisé et d'une distinction, d'une urbanité de manières
dont se préoccupent peu nos fermiers de la Beauce ou de la Brie.
C'est que l'habitant est tout à la fois agriculteur, industriel et ma-
LES ANTILLES FRANÇAISES. 865
nufacturier. Outre les qualités naturelles qui lui sont nécessaires
pour diriger un personnel nombreux, sa fabrication sucrière exige
un ensemble assez étendu de connaissances acquises, où souvent la
théorie vient se mêler à la pratique. On s'est longtemps représenté
en France le planteur de nos colonies comme un type de mollesse
et d'indolence, comme un maître égoïste s'enrichissant sans re-
mords du travail d' autrui. Que le despotisme autorisé par l'escla-
vage ait eu ses abus, c'est ce que nul ne niera, car l'omnipotence
est le pire écueil de notre nature. Il est probable pourtant que ces
abus ont été exagérés, et que l'on y a souvent pris l'exception pour
la règle ; l'intérêt bien entendu du maître en est la meilleure
preuve. Quant au reproche de mollesse et d'oisiveté, de tout temps
il a du être peu fondé, et sous ce rapport la vie de l'habitant devait
être au siècle dernier fort semblable à ce que nous la voyons de nos
jours. Se lever avec le soleil, le devancer même souvent, ne ren-
trer qu'après avoir fait le tour de la propriété pour suivre le dé-
veloppement de chaque plantation de cannes, passer de longues
heures à la sucrerie, au moulin ou devant les chaudières, surveil-
ler des travaux d'entretien, des réparations sans cesse renaissantes,
ne négliger en un mot aucun des cent détails d'une exploitation
toujours complexe alors même que l'échelle en est restreinte, tel
est le programme d'une journée qui n'est assurément pas celle
d'un oisif. Et cette surveillance incessante est de première nécessité,
on ne s'en aperçoit que trop en comparant l'habitation sur laquelle
plane l'oeil du maître avec celle où trônera négligemment un régis-
seur insouciant. En revanche, s'il est vrai de dire que rien n'at-
tache comme la terre, nulle part ce dicton n'est plus vrai que pour
ces habitations qui résument l'histoire d'une famille, les splendeurs
du passé, les affections du présent, les espérances de l'avenir. On
peut les quitter, on les quitte même trop souvent, mais il est rare
que l'on n'y revienne pas. On voit des créoles heureux de retrouver
la vie d'habitant après avoir dépensé dans les salons de Paris les
dix meilleures années de leur jeunesse. D'autres, avec une fortune
plus que suffisante, remettent d'année en année leur départ défi-
nitif pour la France, et finissent par ne plus partir du tout, ou à
peine ont-ils touché l'Europe qu'ils regrettent déjà la colonie. D'au-
tres enfin vont jusqu'à abandonner leurs intérêts dans la métropole
pour venir aux îles remettre en valeur quelque propriété patrimo-
niale. L'émancipation de 1848 fut pour toutes ces existences une
crise solennelle : à quel prix nos colonies en sortirent, on va le voir.
Leur avenir dépendra des leçons que leur aura données cette pé-
riode de transition.
TOME XLVIII. 55
SÔ6 REVUE DES DEUX MONDES.
IL
Lorsqu' après avoir suivi une des longues rues qui traversent
Fort-de-France dans sa grande dimension, le promeneur s'avance
de quelques pas jusqu'à la Pointe-Simon, il se trouve brusquement
transporté au centre d'un ravissant paysage tropical. A sa gauche
s'étend la rade des Flamands, unie, calme et transparente, bornée
au premier plan par les lignes sévères du fort Saint- Louis, et à
l'horizon par les campagnes des Trois-Ilets, qui ont vu naître une'
impératrice. A sa droite, entre deux rideaux de palmiers et de bam-
bous, coule tranquillement une étroite rivière bordée de jardins,
de verdure et de cases à nègres ; dans le fond du tableau se dresse
l'âpre et sombre barrière des mornes. C'est la rivière Madame, qui
vient là se jeter dans la baie entre deux bâtimens d'aspects fort dis-
semblables, dont l'un est une des plus belles usines à sucre de la'
colonie, tandis que le second, tristement enceint d'un mur, n'offre
d'autre caractère que celui d'une prison. C'en est une en effet, ou peu
s'en faut, et le maussade préau c[u' enclôt ce mur ne mériterait pas
d'attirer notre attention, s'il ne semblait investi du don magique en
vertu duquel le tapis des contes arabes transportait son possesseur
d'une extrémité du globe à l'autre. Aujourd'hui le visiteur pourra
s'y croire au sein d'une tribu africaine du fond du golfe de Guinée.
Autour des foyers en plein vent sont accroupis des nègres aux formes
massives, aux chevelures laineuses et crépues; les femmes ont à
peine de quoi voiler leur nudité, mais leurs bras et leur col sont
ornés de verroteries ; les enfans se roulent dans le sable à l'état de
nature. Vienne le soir, et l'incertaine lueur des foyers éclairera
des danses guidées par l'assourdissant et monotone tam-tam, des
danses dont on ne songe plus à rire quand on y voit pour l'exilé le
souvenir et comme le culte àe la patrie absente.
Revenez à quelque temps de là visiter cette cour; la peuplade
noire aura fait place à des centaines d'enfans de Gonfucius, àtix yeux
bridés et narquois, accompagnés de femmes aux pieds mutilés,
mais fières des grands peignes dorés et des longues épingles d'ar-
gent qui ornent les interminables tresses de leur chevelure. Le préau
cette fois est devenu un faubourg de Canton. Quelque autre jour,
le sifflet du machiniste vous transportera sur les bords du Gange.
Vous ne verrez autour de vous qu'Indiens, reconnaissables non
moins à l'éclat profond des yeux et aux reflets bronzés de la peau
qu'à la servilité caractéristique de l'attitude. Bien que ces malheu-
reux ne représentent de l'extrême Orient que le côté sordide et mi-
sérable, on n'en est pas moins étonné de la pureté des lignes qui se
LES ANTILLES FRANÇAISES. 867
révèlent sous ces formes chétives et grêles. A voir ces pauvres In-
diennes s'envelopper dans un pagne troué avec des plis dignes par-
fois de la draperie antique, on sent je ne sais quel instinct du beau
qui persiste sous ces haillons. Ce préau, où se succèdent des po-
pulations d'origines si diverses, sert en eflet de dépôt provisoire
aux convois d'émigrans à leur arrivée dans l'île, et ils y attendent
que la répartition des travailleurs soit terminée entre les habita-
tions de l'intérieur. La jolie rivière Madame sépare la prison de
l'usine, comme si l'on avait voulu réunir dans le même cadre les
splendeurs et les misères de la colonie, sa gloire industrielle à
côté de sa plaie ouvrière.
Que l'on ne s'exagère pas l'importance du mot qui vient de m'é-
chapper : il ne saurait y avoir de plaie ouvrière bien vive en un
pays où le paupérisme est inconnu, et où l'on pourrait même dire
que dans une certaine mesure les relations du capital et du travail
n'ont été compliquées que par l'absence de toute misère matérielle.
Aussi, en parlant de cette émigration dans laquelle nos colons se
sont peut-être un peu trop hâtés de voir leur salut, n'est-ce pas
tant le principe lui-même que nous discuterons que l'application
qui en a été faite. Livré à ses propres ressources, en ISliS, par une
émancipation que rien ne permettait de prévoir, le planteur dut
naturellement songer au remède dont l'emploi avait réussi aux co-
lonies anglaises de la Guyane et de la Trinité. Seulement il eut le
tort de voir une solution définitive dans une mesure dont le carac-
tère ne pouvait être qu'essentiellement transitoire. Pour lui, le
coulie remplaçait le nègre, tout était là, et l'émigration n'était que
la transformation la plus immédiate de l'ancien système; c'était,
s'il est permis de s'exprimer ainsi, la traite du xix^ siècle. On ou-
blia dès lors que le point capital était d'amener la population indi-
gène à reprendre la houe abandonnée en iS!i8, ou du moins on ne
vit plus là qu'une question secondaire ; on négligea de chercher la
voie du travail libre, et chacun se cramponna avec la convulsive
énergie du noyé au nouvel état de choses, qui n'était, à vrai dire,
qu'un retour peu déguisé vers le passé. On admettra difficilement
au premier abord qu'il puisse être avantageux au colon des Antilles
d'aller chercher à Poadichéry le simple manœuvre qui fouillera sa
terre, pour lui faire de nouveau franchir à ses frais, cinq ans après,
les quatre mille lieues qui le séparent de sa patrie. Il semble qu'é-
conomiquement une semblable mesure porte en elle - même sa
condamnation , sans nier aussi qu'elle ne puisse réussir dans des
circonstances très exceptionnelles; mais en principe chacun con-
viendra que le seul mode d'émigration ayant sa raison d'être est
celui qui consiste à rétablir l'équilibre des populations sans que le
868 REVUE DES DEUX MONDES.
contrat implique aucune idée de retour. Il est naturel qu'en ce cas
l'émigrant paie son voyage avec la seule chose qu'il possède, son
labeur. Si l'on déroge ainsi au principe du travail libre, au moins y
a-t-il en somme avantage définitif pour la communauté, et d'ail-
leurs, une fois cette dette acquittée, le nouveau venu rentre dans
la loi commune, tandis que sa position aujourd'hui diffère peu d'un
esclavage mitigé. Quel souci prendra-t-il d'une tâche dont la sté-
rilité lui est notoire, et d'autre part est-on fondé à espérer que le
maître aura k son égard même l'intérêt égoïste qu'il portait jadis
à l'esclave devenu sa propriété? Dans toute maladie, le planteur ne
verra qu'une perte pécuniaire, et si le traitement se prolonge, il en
viendra naturellement à envisager la mort comme une solution plus
désirable que l'entretien d'une santé ruinée (1). En un mot, je ne
crois pas que la question si débattue du travail sous les tropiques
soit résolue par l'émigration, telle qu'elle existe aujourd'hui. Sous
ces latitudes comme sous les nôtres, le travail libre, désormais seul
productif et viable, deviendra la loi générale dans un délai peut-
être plus rapproché qu'on ne se le figure, il faut l'espérer du moins;
mais ceux qui croient encore aux utopies de nos réformateurs et à
ce rêve caché sous le beau titre d'organisation du travail, ceux-là,
dis-je, n'ont pour s'édifier qu'à étudier, soit dans l'ordre écono-
mique, soit dans l'ordre moral, les résultats de l'informe essai d'or-
ganisation de travail émigrant tenté aux Antilles.
Les deux décrets autorisant l'émigration aux colonies et la ré-
gularisant datent des premiers mois de 1852. Ce ne fut qu'en 1853
cependant qu'ils reçurent un commencement d'application; encore
l'introduction fort insignifiante de cette année se réduisit -elle à
327 Indiens pour la Martinique et à 300 Madériens pour la Guade-
loupe. Le recrutement de ces derniers avait eu lieu à titre d'essai :
il n'eut pas de suite, bien que, sauf la trop courte durée d'un en-
gagement limité à trois ans, les conditions pécuniaires en fussent
(1) Une société nombreuse était réunie sur la terrasse d'une habitation, A quelques
pas gisait à terre un malheureux Indien dont la maigreur et l'exténuation dépassaient
toutes les bornes : ses pieds et ses mains étaient hideusement défigurés par des plaies;
à peine couvert de quelques haillons, il semblait insensible aux rayons d'un soleil
dévorant et ne se remuait que pour boire de temps à autre une gorgée d'eau dans une
calebasse placée à côté de lui. Depuis un an qu'il était dans l'île , il n'avait pas fourni
une journée de travail; aussi était-ce non-seulement en toute naïveté, mais avec l'ap-
probation de l'auditoire, que le maître souhaitait sa mort. Ce thème devint môme
l'occasion de quelques plaisanteries; puis, quand le pauvre diable se leva pour rega-
gner sa case en trébuchant sur ses pieds ulcérés , ce fut le signal d'un éclat de rire
général auquel (j'hésite à le dire) se mêlèrent jusqu'aux femmes. Par quelle aberration
du sens moral ces hommes, que je savais instruits et éclairés, faisaient-ils ainsi litière
du respect que l'on doit à la dignité humaine? Comment expliquer ce rire qui me ré-
voltait chez des femmes qu'ailleurs j'avais vues charitables et bonnes?
LES ANTILLES FRANÇAISES. 869
avantageuses; mais toutes les idées étaient alors tournées vers les
coulies de l'Inde, qui jusqu'en 1856 alimentèrent seuls l'émigra-
tion aux deux îles. Hommes, femmes et enfans, il en arriva pen-
dant ces trois ans 5,000, qui fui'ent répartis entre la Martinique et
la Guadeloupe. L'opinion devenait de plus en plus favorable à l'em-
ploi de ces travailleurs étrangers, auxquels, à partir de 1857, vin-
rent se joindre des noirs importés de la côte d'Afrique, si bien qu'au
1<"' janvier 1801 la Guadeloupe avait reçu l/i,3Zi7 émigrans, dont
6,363 Africains, et la Martinique l/i,/i96, dont 5,621 Africains. Men-
tionnons également pour mémoire une introduction de Chinois (Zi28
à la Guadeloupe, 979 à la Martinique), qui, sans être abandonnée
en principe, semble néanmoins trop onéreuse pour donner de long-
temps des résultats numériques comparables aux deux autres sources
d'immigration.
Voilà donc une première période de huit ans, suffisante à la ri-
gueur pour apprécier les mouvemens en divers sens de cette po-
pulation sur le nouveau théâtre de ses travaux. Or à la Martinique,
où cette statistique a été tenue avec plus de soin qu'à la Guade-
loupe , nous voyons que dans ce laps de temps le total des dé-
cédés a été de 2,883, dont 1,672 Indiens. Ce serait une perte de
18,3 pour 100, laquelle, en tenant compte de la durée de séjour
de chaque convoi, donnerait une moyenne de décès annuelle de
6,16 pour 100 pour l'ensemble des émigrans, de 10,5 pour 100 pour
les Africains, de 5,J pour 100 pour les Indiens, et de 5,8 pour
100 pour les Chinois. On peut prendre pour double terme de com-
paraison la même moyenne annuelle , qui est de 3 pour 100 pour
la population générale de l'île, et de 10 à 12 pour 100 pour les
troupes de la garnison . Il est impossible de ne pas être frappé
au premier abord de la grande différence qui ressort de ces chiffres
entre les deux principaux élémens de l'émigration. Malheureusement
les résultats observés à la Guadeloupe ne confirment que trop cet
excès de mortalité chez les Africains : en quatre ans et demi , il s'y
sont vus réduits de 6,363 à /i,6/i2, ce qui, toujours en tenant compte
des différences de séjour, donnerait un déchet annuel de 13,5
pour 100. Il est probable en somme que dans les deux colonies la
moyenne annuelle des décès africains est de 10 pour 100, c'est-à-
dire double de celle des décès indiens, et le fait est important à
noter. C'est avec intention que je n'ai pas parlé des naissances dans
ce mouvement de population à cause de la position anormale où se
trouvent les émigrans à cet égard et de la disproportion des sexes.
Toutefois peut-être n'est-il pas inutile de dire que cette source
d'accroissement a été, en moyenne annuelle, pour les Indiens de
1,1/i pour 100, et pour les Africains de 0,30 pour 100.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est plus difficile de déterminer rigoureusement les conditions
financières dans lesquelles fonctionne l'émigration. Non-seulement
en effet les convois d'émigrans sont soumis à des prix qui varient
avec les marchés des diverses compagnies adjudicataires de ces
transports, mais il est un autre élément essentiel de cette apprécia-
tion qu'il est impossible de déterminer d'avance : je veux parler de
la quantité de travail moyennement o])tenue. Sans suivre les fluc-
tuations des prix d'achat ou primes à payer aux compagnies, nous
dirons que dans ces dernières années un Indien coûtait environ
/jOO francs de première mise pour cinq ans, un Africain 500 francs
pour dix ans (1), un Chinois 650 francs pour cinq ans, et 800 francs
pour huit ans. La caisse coloniale se substituait à l'engagiste pour
la majeure partie de ce paiement, et elle se remboursait de ses
avances par annuités. La solde stipulée était pour un Indien et un
Africain de 12 francs par mois, pour un Chinois de 20 francs. Il ne
restait à l'habitant qu'à loger, à vêtir ses engagés , dépense relati-
vement insignifiante , et à les nourrir conformément à certains rè-
giemens. C'est ici qu'intervient dans l'évaluation du travail émi-
grant le nombre de journées fournies mensuellement, et rien n'est
plus variable que cet élément. Jamais d'abord il n'atteint le chiffre
de 26 fixé par les contrats d'engagement, il s'élève rarement au-
dessus de 20, et il descend fréquemment jusqu'à 10. D'après un re-
levé consciencieux de M. Monnerot, commissaire d'émigration à la
Martinique, on voit que sur 196,000 journées de travail pour les In-
diens, 17,000 pour les Africains et 10,000 pour les Chinois, la
moyenne mensuelle a été de 15,6 journées pour les premiers, de
lZi,l pour les seconds, et de ll,7i pour les troisièmes. Ce relevé,
établi d'après les comptes de douze habitations prises dans des con-
ditions différentes, permet de déterminer des prix de revient s' écar-
tant peu de la vérité pour les trois journées de travail. La plus chère
sera celle du Chinois à 3 fr. 19 c; puis viendront celle de l'Indien
à 2 fr. 14 c, et celle de l'Africain à 1 fr. 88 c.
Ces chiffres n'ont rien d'exorbitant. Aussi n'est-il point douteux
que, mieux comprise et mieux pratiquée, l'émigration ne soit pour
nos colonies le remède le plus efficace; nous ne blâmons dans l'ap-
plication qui en a été faite qu'une tendance rétrograde dont le rè-
gne sera probablement passager. A mesure que le courant s'établira
entre les Antilles et les divers foyers d'émigrans, on verra quelques
(1) Le prix réel de l'Africalu n'est que de 300 francs; mais le marché d'introduction
passé avec la maison Régis, de Marseille, accordait une prime supplémentaire de 200 fr.
en cas de rachat de captifs, et ce cas est naturellement d'une application constante sur
presque tous les points de la côte d'Afrique. Nous ne parlons d'ailleurs que du passé,
car l'émigration africaine aux Antilles est suspendue depuis le l'"" juillet 1862.
LES ANTILLES FRANÇAISES. 871
familles de ces derniers se fixer définitivement sur un sol qui leur
est en somme plus hospitalier que le leur. Peu à peu, ce noyau gros-
sissant* toute existence oisive au sein d'une population ainsi accrue
deviendra impossible, et le nègre se verra ainsi forcément, mais na-
turellement, ramené au travail. En d'autres termes, la véritable
plaie. des Antilles, tant françaises qu'étrangères, est le manque d'ha-
bitans, et cela est si vrai que la seule de ces îles où la liberté des
nègres n'ait changé ni la production sucrière, ni les conditions du
travail, a été la petite colonie anglaise de la Barbade, dont la popu-
lation a presque atteint une densité européenne (2A0 personnes par
kilomètre carré). Partout ailleurs les Anglais, qui nous avaient pré-
cédés dans la voie de l'émancipation, ont vu comme nous, et même
plus que nous, les noirs déserter les habitations pour vivre de va-
gabondage ; la Guyane et la Trinité se sont seules relevées parce
qu'elles sont entrées les premières dans la voie de l'émigration. Un
trait de mœurs curieux fut de voir l'opposition soulevée en Angle-
terre par cette mesure chez le puissant parti des abolitionistes. Son
principal argument était l'injustice et l'inhumanité qu'il y avait à
susciter une concurrence au travail nègre. En vain le parti adverse
cherchait-il à faire comprendre à ces négrophiles trop enthousiastes
qu'ils dépassaient le but, que le sort des noirs serait encore matériel-
lement préférable à celui de bien des ouvriers en Angleterre, que
l'intérêt des planteurs d'ailleurs méritait aussi d'entrer en ligne de
compte : les meetings ne s'en succédaient qu'avec plus d'acharne-
ment à Exeter-Hall, et l'on vit le parlement lui-même saisi par
M. Buxton, au nom des abolitionistes, d'une motion ne tendant à
rien moins qu'à suspendre toute introduction d'émigrans. Ce n'était
pas assez que le nègre fût libre dans la pleine acception du mot, on
voulait de plus qu'il fût libre de ne rien faire. Cette ridicule oppo-
sition ne s'est point manifestée chez nous, mais il s'en faut néan-
moins que le dernier mot soit dit sur une émigration où l'on s'est
borné à substituer purement et simplement le coulie à l'esclave.
Que dire de la position religieuse des émigrans de nos colonies?
Nous avons là des sectateurs de Confucius, des enfans de Bouddha, des
affiliés du vaudoux; nous avons aussi en Chine, dans l'Inde et en
Afrique, on le sait, des missionnaires parfois trop ardens à la con-
version des infidèles. Eh bien ! aux Antilles, non-seulement le clergé
ne cherche en aucune façon à catéchiser des prosélytes qui s'offrent
aussi naturellement à lui, mais il semble, qui plus est, éviter de
soulever cette question, et le silence est si complet à cet égard que
l'on est tout étonné de voir le contrat d'engagement des Indiens leur
accorder, à la fin de l'année, quatre jours de congé pour célébrer la
fête du Pongol. Pourquoi ce mépris inusité d'un levier dont la puis-
872 REV'UE DES OECX MONDES.
sance ne saurait être mise en doute? D'où vient cette attitude si pea
en harmonie avec les traditions de l'église en pareille matière? Je
l'ignore. Les Africains pourtant seraient, dans la formé sinof dans
le fond, une conquête aussi facile qu'au temps de l'esclavage, ne
fût-ce qu'en raison de la haute idée du rôle de chrétien que leur
donnent les nègres créoles par la méprisante appellation de sans
baptême. J'ai vu sur une habitation la femme du propriétaire, es-
sayant de fiiire revivre un antique usage colonial, réunir soir et ma-
tin ses émigrans pour une prière à laquelle venaient se joindre quel-
ques élémens d'instruction religieuse. Les progrès étaient lents, et
les plus savans au bout de trois mois n'avaient guère dépassé le si-
gne de la croix, si bien que la pauvre dame finit par appeler à son
aide le curé de la paroisse; ce dernier refusa net, quoiqu'il connût
mieux que personne l'empire sans bornes du prêtre sur le nègre
catholique (1). Peut-être les Indiens se laisseraient- ils convertir
moins aisément. Il est certain que, sur quelques habitations, il en
est qui conservent leurs rites, qui adoptent pour autel un arbre aux
branches duquel Seront suspendus en guise d'ex-voto des fleurs,
des chiffons, des fruits; dans les grandes circonstances, une victime
sera même immolée. Je me souviens d'un mariage célébré de la
sorte : les réjouissances furent complètes, la procession se fit en
grande pompe, on cassa force noix de cocos, et le mouton fut tué
avec toute la pompe désirable. La mariée était jolie; élégance de
formes, pureté d'attaches, grâce dans les lignes, tous les caractères
de beauté de sa race étaient réunis en elle. Elle n'en avait pas moins
cherché à les rehausser par un arsenal complet de colliers, de ver-
roteries, de bracelets et d'anneaux soudés et rivés à ses bras et à
ses jambes, ainsi que par de petites plaques métalliques que fixaient
sur le nez des boulons et des écrous lilliputiens. J'ajoute à regret
que la nouvelle épouse avait la corde au col, et qu'elle ne s'en
inquiétait guère. L'Indien qui remplissait les fonctions de prêtre en
tenait le bout à la main, et le remit solennellement au mari. La prise
de possession était consommée.
La diversité de tendances de nos deux colonies se manifeste par
la manière dont y sont appréciées les différentes classes d'émigrans.
A la Martinique, où les anciennes idées et les principes aristocra-
tiques cherchent constamment à reprendre le dessus, on préfère
l'émigration africaine comme offrant l'avantage de se mêler facile-
ment aux noirs indigènes, de ne jamais songer à un rapatriement
(1) A la confession qui précède les grandes fêtes, l'affluence est telle que le confes-
seur se voit obligé de renvoyer bon gré, mal gré, son pénitent absous au bout de cinq
minutes d'audience. A Fort-de-France, en 1860, on dut suspendre à trois heures du
matin, faute d'hosties, la communion qui se donne après la messe de minuit.
LES ANTILLES FRANÇAISES. 873
qui serait pour elle l'esclavage, et d'augmenter ainsi indéfiniment
la population du pays. A cela la Guadeloupe, cj^ui semble préférer
l'élément coulie, répond qu'il y a peut-être un danger à accroître
a'nsi indéfiniment le nombre des noirs là où la population blanche
est à peu près stationnaire depuis un siècle. Avec la fainéantise qui
caractérise le nègre abandonné à lui-même, on pourrait, dit-elle,
en introduire dans chacune de nos colonies vingt-cinq ou trente
mille qui y trouveraient une nourriture large et facile sans ajouter
un boucaut à la production sucrière. — A ce point de vue, la qua-
lité doit l'emporter sur la quantité, et le coulie, bien que physique-
ment inférieur au nègre, devrait lui être préféré, précisément parce
que de longues années s'écouleront avant que ces deux élémens ne
se mélangent. C'est la vieille maxime : dîvide ut imjjercs! Le plan-
teur de la Guadeloupe est d'ailleurs plus humain à l'égard de ses
travailleurs que ne l'est en général celui de la Martinique, et il est
incontestable qu'il a obtenu de l'émigration indienne des résultats
remarquables. On peut citer entre autres une importante habitation
de 150 coulies dans les environs de la Pointe-à-Pître , où le pro-
priétaire seul est blanc; régisseur, économes, commandeurs, tous
sont Indiens, et quand le maître s'absente, c'est entre leurs mains
qu'il laisse ses intérêts sans jamais avoir eu à s'en repentir. Bien que
de semblables faits parlent d'eux-mêmes, je ne crois pas qu'il y ait
lieu d'en conclure à une supériorité marquée d'une émigration sur
l'autre; chacune d'elles a certaines qualités qui lui sont propres, et
tous. Indiens, Africains et Chinois, tous doivent être également les
bienvenus dans nos îles, tous y peuvent trouver un bien-être rela-
tif qu'ils n'ont jamais connu chez eux. Aussi, dans l'intérêt des deux
parties, ne devons -nous rien négliger pour les y retenir, et c'est
ce qui rend particulièrement regrettable la suppression récente de
l'émigration africaine.
11 est assez curieux que l'émancipation ait amené le recrutement
des travailleurs dans nos colonies à redevenir à peu de chose près
ce qu'il était avant l'établissement définitif de l'esclavage. Qu'est-ce
en effet que l'émigrant, sinon une modification de ces engagés
blancs du xvii*" siècle, qui payaient leur passage au prix de trois
années de liberté, et dont les souffrances rappellent les plus affreux
épisodes de la traite? « Plus de trente qui étaient agonisans, dit le
père Dutertre (1) en racontant le débarquement d'un de ces convois
d'engagés à Saint-Christophe, furent laissés sur le bord de la mer,
n'ayant pas la force de se traîner dans quelque case, et, personne
(1) Le père Dutertre était, comme le père Labat, un des frères prêcheurs envoyés
aux colonies en qualité de missionnaires, et la relation de son voyage embrasse toute
l'histoire des premiers temps de nos Antilles jusqu'à la paix de Bréda, en 1007.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
ne s'étant mis en peine de les aller quérir le soir, ils fureiU mangés
par les crabes , qui étaient pour lors descendus des montagnes en
si prodigieuse quantité qu'il y en avait des monceaux aussi hauts
que des cases par-dessus ces pauvres misérables. Huit jours après,
il n'y eut personne qui ne fût saisi d'horreur en voyant leurs os sur
le sable tellement nets que les crabes n'y avaient pas laissé un seul
morceau de chair. » 11 est inutile de dire qu'en rapprochant le sort
de l'émigrant de celui de l'engagé, nous ne souhaitons point au
premier le retour de semblables misères. Toutefois, et au risque de
nous faire anathématiser par les philanthropes abolitionistes de la
métropole, il est un vœu que nous ne pouvons nous empêcher de
formuler comme résumant toutes les conclusions à tirer sur l'ave-
nir du travail colonial : c'est que la population noire de ces îles ap-
prenne à connaître la misère qu'entraîne ailleurs la fainéantise.
A Dieu ne plaise que nous appelions la plaie du paupérisme sur
aucun pays, si imperceptible qu'il soit sur la carte du monde! mais
on sera dans le vi'ai en disant que, l'esclavage mis hors de cause,
les Antilles ne pourront renaître à leiir ancienne prospérité avant le
jour où, même sous ce climat privilégié, la possibilité de la misère
rendra le travail obligatoire. Ajoutons, pour échapper à tout soup-
çon d'insensibilité, que, ce vœu fût-il jamais exaucé, les conditions
matérielles de l'existence n'en seront pas moins encore bien plus
douces pour le nègre créole que pour le travailleur européen.
Il n'est point douteux qu'avec le temps l'émigration n'amène le
résultat désiré, et il reste maintenant à montrer quelle transfor-
mation industrielle fera subir à nos colonies cette substitution d'un
travail véritablement libre à l'imparfaite ébauche d'organisation
tentée depuis quelques années; mais auparavant, puisque le mot
de misère a été prononcé, j'en veux citer le seul exemple réel que
j'aie rencontré aux Antilles. Il est à la fois caractéristique et tou-
chant. A l'écart du groupe des Saintes, situé au sud de la Gua-
deloupe, est un rocher sauvage de toutes parts ])attu par la lame
de l'Océan, sans que l'on y puisse prendre pied ailleurs que sur
quelques mètres de plage sablonneuse abrités derrière un récif.
On le nomme le Gros-llet. De date immémoriale et même, dit-on,
depuis les premières années de la découverte , il n'a été habité que
par deux familles normandes, les Foix et les Bride, dont les des-
cendans peu nombreux se sont de plus en plus attachés à ce coin
de terre isolé. Longtemps ils s'y maintinrent dans une aisance re-
lative : la pêche, le jardinage et quelques bestiaux suffisaient à
leurs besoins, et une petite culture de cotonniers était même pour
eux la source d'un léger revenu, lorsqu'un jour arriva où cette
modeste prospérité atteignit son terme. Peu à peu les morts sur-
LES ANTILLES FRANÇAISES. 875
passèrent les naissances, le nombre des ménages diminua, on vit
l'une après l'autre se fermer les cabanes abandonnées, et la misère
vint frapper à la porte de celles qui étaient encore occupées. Lors
de notre visite, la maladie venait d'enlever coup sur coup les trois
hommes les plus valides de la communauté. Nous fûmes reçus
par les femmes, qui se trouvaient seules au village avec les en-
fans. Rien ne semblait créole en elles : chez toutes, le type nor-
mand s'était conservé singulièrement pur, et non-seulement le type,
mais les formes du langage , les noms des enfans , tout en un mot.
Bien que notre curiosité parût les étonner, elles s'y prêtaient de
bonne grâce, et les aïeules, en remontarit au plus haut de leurs
souvenirs , revenaient complaisamment sur les beaux jours de leur
enfance, « alors, disaient -elles, que leurs parens avaient des es-
claves! » Hélas! cette splendeur avait fait place à une misère qui se
révélait trop visiblement dans les regards de convoitise jetés sur
quelques provisions, légumes secs, biscuit et viande salée, appor-
tées du bord à leur intention. Le monde extérieur existait d'ailleurs
si peu pour ces pauvres gens, qu'ils nous demandèrent dans quel
mois de l'année l'on se trouvait. Quant à quitter l'île, nul n'y son-
geait; ils en seront les derniers habitans, comme leurs pères en ont
été les premiers. Les enfans iront chercher fortune ailleurs.
in.
C'était une belle industrie que celle de la canne à sucre telle que
nos colonies l'ont pratiquée pendant plus de deux siècles. N'exigeant
aucun secours du dehors, se suffisant à elle-même en toutes cir-
constances, elle a enrichi assez de colons pour être regrettée, et il
y a plus que de l'injustice à transformer son oraison funèbre en acte
d'accusation, comme on l'entend souvent faire aujourd'hui que les
progrès de la science et de nouvelles conditions de travail sont à la
veille d'introduire dans ces îles une véritable révolution manufac-
turière. Nous ne décrirons pas cette industrie. Rappelons seulement
qu'elle se composait de deux parties distinctes, la culture de la
canne et la fabrication du sucre , que chaque propriétaire , chaque
habitant faisait face à cette double tâche, cultivant, récoltant et
fabriquant lui-même, et que l'on avait atteint ainsi à une perfection
relative , en général beaucoup trop dédaigneusement jugée en Eu-
rope (1). La récolte durait quatre mois environ; c'était ce que l'on
(1) Pendant la grande lutte de la canne et de la betterave, vers 1840 et dans les an-
nées suivantes, plusieurs chimistes distingues s'étant occupés en France du rendement
comparatif des deux végétaux, une polémique intéressante s'engagea à ce sujet entre
876 REVUE DES DEUX MONDES.
a\^Y^e\à\t\si roulai'so/i. Alors, dès l'aube, les ateliers de nègres enva-
liissaient les champs de cannes et abattaient à coups de coutelas les
épaisses touffes de roseaux, pendant que d'autres travailleurs en
formaient des faisceaux: qu'apportaient au moulin des rabrouets pe-
samment traînés par leur attelage de bœufs. Le moulin , domaine
des négresses chargées de l'alimenter, était comme le centre de ce
mouvement qui rappelait la gaîté et l'animation de nos vendanges,
et un feu roulant de plaisanteries s'y échangeait sans cesse entre les
allans et les venans. C'était de là que le jus extrait de la canne se
rendait, sous le nom de vcsou, dans la série des chaudières de cuite
et d'évaporation chauffées au moyen de la hagasse (cannes laminées
et desséchées), et le travail souvent se prolongeait bien avant dans
la nuit. Brûler bagasse, c'était le dernier mot de l'ambition créole,
c'était pour le colon l'inscription au livre d'or de l'aristocratie ter-
rienne. Ne parvînt-il, au moyen de deux méchans cylindres mus
par une mule, qu'à extraire une fraction de vesoii cuit à l'aventure
dans quelque chaudière de pacotille , n'eût-il produit à la fm de sa
roulaison que vingt ou trente boucauts d'un sucre équivoque, l'ha-
bitant n'en portait pas moins haut la tête : il avait brûlé bagasse!
Tel était le passé. Ce qui y frappe d'abord, c'est l'absence de
toute division du travail. Il semble voir nos fermiers joindre aux
soins de la récolte la surveillance du moulin qui transformera leurs
blés en farine, et j'emploie à dessein cette comparaison, parce
qu'elle va nous indiquer en deux mots le but vers lequel tendent
les usines centrales, qui sont pour nos colonies et le progrès le plu^
désirable et la grande préoccupation du moment. Séparer la cul-
ture de la fabrication afin de supprimer un outillage qui absorbe le
plus clair du revenu, remplacer dix sucreries, dont les dix moulins
insuffisans n'extraient pas en moyenne 50 pour 100 du jus de la
canne, par un établissement unique dont le matériel perfectionné
donnerait 75 pour 100 de jus, rendre ainsi à la culture les bras qui
lui manquent, tout le secret est là. La Guadeloupe entra la première
dans cette voie nouvelle, grâce à la nature particulière de son sol,
qui, dans toute la partie de l'île appelée Grande-Terre, se prêtait
exceptionnellement au transport des cannes. Dès 1853, quatre usines
centrales y fonctionnaient, Bellevue, Zevallos, Marly et la Grande-
Anse, et ne tardèrent pas à donner des dividendes faits pour con-
vertir les retardataires les plus incrédules. A Marly par exemple,
M. Péligot et M. Guignod, simple habitant de la Martinique, qui n'avait assurément
aucune prétention au titre de savant. L'avantage n'en resta pas moins à ce dernier. Je
rappelle le fait parce que si nos sucriers créoles n'ont pas besoin d'être réhabilités aux
yeux de qui les connaît, j'ai pu m'assurer par moi-môme qu'ils sont appréciés en France
fort au-dessous de leur valeur comme hommes de métier.
LES ANTILLES FRA^ÇAISES. 877
en 1858, le rapport des bénéfices au prix des cannes n'allait pas à
moins de 87 pour 100! Admettons, si l'on veut, une certaine exa-
gération dans ce chiffre, puisé pourtant à bonne source et sur les
lieux; on n'en sera pas moins étonné, si l'on songe qu'à La Havane,
où l'ensemble des capitaux employés à l'industrie sucrière est éva-
lué à près d'un milliard (1) , le produit annuel de cette industrie
ne dépasse guère 150 millions de francs. Ce n'est qu'un intérêt de
15 pour 100. Et n'oublions pas, en citant ces chiffres, que les
1,500 sucreries de Cuba donnent dix fois autant que les 500 sucre-
ries de la Martinique, que, grâce à l'or américain, les nouveaux
procédés de fabrication s'y sont tellement répandus que l'île reçoit
chaque année pour près de 3 millions de francs de machines des-
tinées à des usines dont le développement laisse bien loin en ar-
rière tout ce que nous rêvons pour nos Antilles. L'habitation Alava,
par exemple, à Gardenas, produit par an 20,000 cajas, ou caisses,
de 200 kilogrammes sur 200 hectares, cultivés par 600 esclaves.
L'habitation Flor-de-Cuba, avec 729 esclaves, récolte 18,000 cajas
sur 124 hectares seulement. On en pourrait nommer cent autres.
Cuba, en un mot, représente la dernière expression du travail ser-
vile, et l'on y trouve, en raison de la fécondité du sol et du voisi-
nage des États-Unis, une réunion d'élémens de succès que l'on
chercherait vainement ailleurs. On voit néanmoins que la moyenne
des gains n'y a rien de formidable; ce n'est pas cette concurrence
qui doit effrayer le travail libre.
La Martinique se laissa distancer dans cette course au progrès;
mais la cause n'en fut pas tant au manque d'initiative qu'à l'absence
de routes et aux difficultés dont la disposition montagneuse des
lieux entourait les charrois (2). Cependant l'usine de la Pointe-Si-
mon, qui s'éleva la première sur les bords de la magnifique rade de
Fort-de-France, fabriquait dès 1859 plus de 2,000 barriques de
sucre (de 500 kilogrammes) par an, et elle réussissait si bien au
gré de ses propriétaires que leur plus vif désir était de pouvoir fon-
der des établissemens analogues sur d'autres points de la colonie.
Il est à craindre malheureusement que de longues années ne se pas-
Ci) Terrains ( environ 1-4,000 hectares) :]00,000,000 francs.
90,000 nègres esclaves valides 337,000,000
30,000 nègres esclaves, vieillards et en fans 45,000,000
Constructions 150,000,000
Machines 75,000,000
Total 907,000,000 francs.
(2) On raconte qu'un amiral anglais, voulant donner au roi George II une idée de
la configuration de la Martinique, prit une feuille de papier qu'il chiffonna brusque-
ment, et la rejetant tout informe sur la table : « Sire , dit-il , voilà la Martinique ! »
878 REVUE DES DEUX MONDES.
sent encore avant que le progrès réalisé par les usines centrales
soit devenu la loi générale de nos Antilles. Le principal obstacle gît
dans la difficulté des transports et des communications à l'inté-
rieur; mais, à défaut de ces grands centres d'une production de 2 à
3,000 barriques, la séparation de la culture et de la fabrication sera
également réalisée dans les localités moins accessibles par la créa-
tion d'usines secondaires ne produisant pas au-delà d'un millier de
barriques. Ce serait le coup de grâce pour toutes ces petites habi-
tations de 100 barriques et au-dessous, baptisées sans façon par
nos colons du sobriquet de siicrottes; mais ce coup de grâce serait
en même temps leur salut et celui de tous les petits producteurs,
qui cherchent en vain aujourd'hui à faire face avec des capitaux in-
suffisans aux frais multipliés de leur double tâche. Sans entrer d'ail-
leurs dans le détail un peu aride des nouveaux procédés industriels
mis en œuvre par les usines centrales, nous nous bornerons à jeter
un rapide coup d'œil sur l'un des plus récens de ces splendides éta-
blissemens. L'histoire de cette usine résume en quelque sorte celle
de nos colonies dans le passé et dans l'avenir.
L'étendue de plaine la plus considérable que renferme la Marti-
nique fait partie de la commune du Lamentin. On y arrive en sui-
vant une petite rivière qui débouche dans le fond de la baie de Fort-
de- France après avoir serpenté quelque temps sous un dôme de
palétuviers; ce n'est qu'au sortir des terres d'alluvion conquises
sur la mer par l'entrelacement de leurs racines que se montrent le
bourg du Lamentin et les riches cultures qui l'entourent. J'y fis ma
première visite en 1859. 11 n'était bruit alors dans la colonie que
des projets gigantesques d'un nouvel arrivé d'Europe, dont l'inten-
tion hautement annoncée était non-seulement de remettre en va-
leur ce quartier formé d'anciennes propriétés de famille longtemps
abandonnées, mais aussi d'y créer de toutes pièces une usine cen-
trale modèle. Resté jeune en possession d'une fortune énorme.
M. de... n'avait pu résister au besoin d'activité qui formait le fond
de sa nature, et, quittant femme et enfans, il avait volontaire-
ment échangé son opulente existence parisienne pour la vie rude
et périlleuse du pionnier sous le ciel des tropiques. Les hommes et
les choses, le sol et le climat, l'inertie et la routine, il avait tout à
combattre : rien ne l'effraya, et, risquant tout à la fois sa santé et
sa fortune, il se mit résolument à la tête de ses travailleurs. Ce fut
au milieu d'eux que nous le rencontrâmes, et qu'il nous développa
les plans de tout genre qu'il avait conçus. « Ces arbres séculaires,
ensevelis sous des lianes dont l'inextricable végétation rappelait les
forêts vierges du Nouveau-Monde, devaient tomber sous la hache.
Ces savanes qui s'étendaient à perte de vue deviendraient avant
LES ANTILLES FRANÇAISES. 879
deux ans de fertiles terres à cannes. Là où tournait l'antique moulin
à eau s'élèverait une usine à vapeur produisant 2,500 barriques
de sucre par an. La puissance hydraulique ainsi économisée ali-
menterait un réservoir dont les eaux seraient utilisées pour l'arro-
sage au moyen d'un ensemble de tuyaux de conduite rayonnant
dans les champs environnans. Ces champs seraient recouverts d"un
réseau de chemins de fer, les uns fixes, les autres volans, destinés
à amener à l'usine les cannes récoltées avant trois ans sur les deux
tiers des 700 hectares qu'il avait réunis en un seul morceau. » J'a-
vais pour compagnon un créole de la vieille roche qui écoutait ces
enthousiastes projets d'avenir avec le sourire de la plus railleuse
incrédulité. Ce fut bien pis quand M. de... nous conduisit à une
poterie mécanique établie par lui sur les bords de la mer, quand il
nous parla d'une caféière future sur un autre point de la colonie, etc.
Telle était en effet à cette époque l'impression la plus généralement
répandue dans l'île sur l'entreprise de M. de...; mais l'or fait bien
des miracles, quand l'énergie, l'intelligence et l'activité en règlent
l'emploi. Les arrivées successives de convois d'émigrans permirent
de porter rapidement à 500 le nombre des travailleurs. Dès 1862,
les plantations avaient succédé aux défrichemens, les divers appa-
reils de l'usine étaient mis à terre et montés, et la campagne de
1863 se traduisit par une production de 2,500 barriques. Aujour-
d'hui la forêt vierge a disparu, les principales artères du réseau
ferré sont terminées, les embranchemens se construisent, et l'on
compte, à partir de 186/i, ne pas tomber au-dessous d'un chiffre
de 3,000 barriques. Ma première visite au Lamentin m'avait con-
duit chez un des voisins de campagne de M. de..., resté partisan
intraitable des anciennes méthodes coloniales et retirant d'ailleurs
de sa sucrerie un revenu très comfortable. Inutile de dire de quels
brocards variés il assaillait en 1859 les châteaux en Espagne que
l'on voulait faire sortir des boues du Lamentin; mais d'année en
année les plaisanteries se ralentirent, et aujourd'hui il s'est vu tout
naturellement amené à fermer sa sucrerie pour envoyer ses cannes
à l'usine comme on envoie le blé au moulin.
C'est là l'inévitable avenir qui attend les propriétaires de sucre-
ries situées dans le voisinage des usines. La spéculation que nous
venons de raconter ne s'est compliquée d'un aussi vaste ensemble
de cultures qu'en raison de la position de M. de..., propriétaire de
terrains considérables que lui seul pouvait remettre en valeur. En
d'autres termes, l'introduction des usines centrales dans nos îles à
sucre semble surtout un progrès, en ce qu'elle y entraînera forcé-
ment dans un temps donné l'avènement de la petite propriété. On
conçoit que la culture fut jadis impossible sur une échelle restreinte.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
alors qu'elle se doublait des lourdes dépenses de la fabrication, et
d'ailleurs c'eût été de toute façon une voie dangereuse au temps de
l'esclavage. Non-seulement il doit en être autrement désormais,
mais c'est dans la petite culture, si je ne me trompe, que gisent l'a-
venir et le salut de nos colonies. Elle seule, en inspirant aux nègres
le sentiment de la propriété, en leur créant de nouvelles notions de
bien-être, pourra les faire sortir de leur apathie et les ramener ré-
gulièrement au travail; elle seule pourra fixer dans la colonie, à
l'expiration de leur engagement, les émigrans que nous y avons
coûteusement introduits; elle seule mettra un terme à l'uniformité
de tâches mercenaires et improductives qui répugnent aux travail-
leurs; elle seule enfin pourra accroître la population agricole et par
suite la production sucrière de nos îles. Ce sont là, pour ces colonies,
des questions brûlantes, et on ne pourra guère les résoudre qu'en
triomphant du souverain mépris avec lequel l'habitant accueille les
vœux que l'on se hasarde à former pour l'établissement de la petite
culture. Il dépend du gouvernement métropolitain de combattre de
tels préjugés en faisant disparaître de notre législation coloniale
certaines mesures conservées par tradition, telles par exemple que
l'inégalité des droits de transmission, beaucoup trop favorables à la
grande propriété. Depuis plusieurs années, la Martinique donne une
récolte peu variable d'environ 70,000 barriques; la Guadeloupe os-
cille de même autour de 60,000 barriques. Pour atteindre le cniffre
de 100,000 barriques, tant rêvé par les deux îles et si souvent an-
noncé par elles, pour le dépasser même, que faudrait-il maintenant
que les usines existent? Dans chaque colonie, un accroissement
de culture répondant à une augmentation de 15,000 travailleurs.
Pour la grande propriété, c'est un problème que des millions
peuvent seuls résoudre; pour la petite, c'est le secret de quelques
années.
Ed. du Hailly.
LES
CHANTS POPULAÎRES
DE L'ANGLETERRE
L'Angleterre est, avec l'Allemagne, un des pays où les monii-
mens de la poésie populaire ont le plus occupé l'érudition et la cri-
tique. Cette poésie, qui se conserve surtout en Italie par la tradition
orale, a été l'objet en Angleterre de recherches et de travaux qui
nous ont valu depuis le commencement du siècle plus d'une impor-
tante publication. En interrogeant les nombreux recueils anglais,
en les rapprochant des documens déjà consultés sur la poésie po-
pulaire en Italie (1), nous aurons à signaler plus d'une différence
caractéristique. Un idiome plus âpre, une inspiration lyrique moins
spontanée, un sens musical moins ouvert, voilà ce qui frappe tout
d'abord chez les Anglais. On s'éloigne de la culture grecque et latine
pour se rapprocher de la rudesse germanique. Sous un ciel rigou-
reux, le caractère de l'homme s'endurcit, la religion même semble
s'assombrir. Et pourtant, si l'on interroge ces vives manifestations,
ces épanchemens intimes où se révèle la vie morale d'un peuple, on
tst forcé de reconnaître là des qualités supérieures, l'amour du
loyer pac exemple, qui, en s' élargissant, devient l'esprit natioitol
(1) Voyez l'étude sur les Chants populaires de l'Italie dans la Revue du 15 mars
1862. — Les sources d'information sur la poésie populaire des trois royaumes sont aussi
abondantes que variées. Citons seulement : Percy, Reliques of ancient poetry, XI" édi-
tion: — Wright, The Polilical songs of England from John to Edward H; du même,
Political songs and poems rclating to english history, from Edward III to Richard II,
— Chappel, Popular music of the olden t ime, ■ — Chavlea Dibdin, Original sea-songs; —
Aytoun, Ballads of Scotland; — Crofton Croker, Historical and popular songs of Ire-
land, etc.
TOME XLVIII. 50
882
REVUE DES DEUX MO^'DES.
sans s'élever toutefois jusqu'à la conception abstraite du bien de
l'humanité, un sentiment profond de la dignité individuelle, une
vigueur caractéristique marquant de son empreinte la rêverie même
et les fictions légendaires. Avec ces caractères généraux, la chan-
son se mêle à l'existence affairée et concentrée des peuples du Nord
comme à la vie facile et en plein air des populations du Midi. Seu-
lement ici c'est le chant de l'oiseau, là c'est le bourdonnement de
l'abeille. Au lieu de rayonner à ciel ouvert comme en Italie, l'in-
spiration poétique en Angleterre s'échauffe lentement au contact du
foyer domestique, ou, si elle s'aventure au dehors, elle demande
ses images favorites moins à la nature, telle que Dieu l'a faite, qu'à
la terre et à la matière transformées par le bras de l'homme :
l'hymne sévère du travail remplace les molles cantilènes du far
nienle.
D'ailleurs, en dépit du cant et du spleen, maladies comparative-
ment modernes, la chanson se souvient qu'elle est née aux jours de
\2L joyeuse Angleterre, et, tout en traversant la réforme et le puri-
tanisme, elle a conservé la trace des mœurs primitives, des vieilles
superstitions, des antiques croyances. Aussi de bonne heure nous
trouvons l'attention de ses savans et de ses poètes éveillée sur cette
source d'inspiration franchement populaire et nationale, qui a man-
qué, il faut le reconnaître, à notre poésie lyrique. « Ami, dit le duc
dans la Douzième Nuit, as-tu remarqué cette ancienne ballade
qu'on nous chanta hier soir? Ëcoute-la, Cesario; elle est antique et
simple. Les vieilles femmes la chantent en filant ou en tricotant au
soleil, et les jeunes filles en faisant aller la navette. Elle est naïve
et vraie, elle respire l'innocence de l'amour et la simplicité des pre-
miers âges. » Non-seulement les pièces de Shakspeare sont pleines de
vieux refrains anglais (1), d'allusions à ce genre de littérature, mais
encore quelques-unes, comme le Roi Lear, n'ont pas d'autre donnée
première. Dans sa Défense de la Poésie, sir Philip Sidney ne craint
pas de dire : « Il faut que j'avoue ma barbarie {my harharousness),
jamais je n'ai entendu la vieille ballade de Percy et Douglas {Chery-
Chaee) sans que mon cœur ne tressaillît comme au son de la trom-
pette, et pourtant elle était chantée par quelque mendiant aveiig"'^?
à la voix aussi rude que le style de sa chanson. » Le d^ôsique Ad-
dison, dans le Spectateur, osait comparer cette même ballade de
Chevy-Chace aux chefs-d'œuvre de l'antiquité, et le sensible Gold-
smith pleurait, comme Rousseau, au souvenir d'une romance naïve
(1) Il paraîtrait même qu'il a connu quelques-uns des nôtres, car, parmi les fragmens
de. la chanson d'Ophelia au quatrième acte d'Hamlet, il y a un passage qui paraît tra-
duit littéralement d'une vieille chanson française : Let in the maid. that out a maid, etc.
Vojez Douce, Illustrations of Shakspeare, 1807, in-8", t. II, p. 258.
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 883
[Johme Amslrouf/'s lamcnt) qu'il avait entendu chanter dans son
enfance.
Toutefois, à part ce qu'on pouvait appeler des prédilections toutes
personnelles, ces curiosités poétiques, que colligeaient des anti-
quaires et des curieux tels que Seldcn et Pepys, n'étaient pas en-
core entrées dans le domaine commun de la littérature, lorsque
l'évèque Percy publia en 17(35 (1) ses Reliques d'anciennes Poésies,
qui euient un grand nombre d'éditions, et furent suivies d'une foule
de publications du même genre. Tel fut le point de départ d'un
retour vers la poésie primitive et populaire, qui devait pendant un
siècle donner le ton aux œuvres d'imagination. Non-seulement des
poètes, Burns, James Hogg, Logan, Motherwell en Ecosse, Words-
worth, Soutliey, Campbell, Tennyson en Angleterre, empruntèrent
à cette source d'inspiration la forme, le thème principal de leurs
chants, mais Walter Scott préluda à ses romans par son Recueil des
Chants du Border, et il se rappelait avec délices l'arbre sous lequel,
jeune écolier, il avait passé de longues heures à savourer les Reli-
ques of ancient Poeiry, Percy et ses successeurs, pour faire goûter
leurs vieux textes originaux, s'étaient permis, à vrai dire, de les ar-
ranger un peu; mais ils avaient apporté dans ce travail délicat infi-
niment plus de discrétion que Macpherson, et plus de goût que Mon-
crif, Laborde, de La Place et autres, qui, ayant essayé chez nous
une exhumation du même genre, n'avaient réussi qu'à tomber dans
la fadeur et le pastiche. Aujourd'hui que le goût public est à la fois
plus hardi et mieux éclairé, on a mis en lumière de nouvelles pièces
et des textes plus fidèles; une société formée sous l'invocation du
nom de Percy s'est donné pour tâche spéciale de publier (d'après
les manuscrits originaux ou les imprimés devenus rares) tout ce qui
se rapporte à la littérature populaire, et notamment les chansons et
ballades où le génie de la vieille Angleterre s'est manifesté sous
ses formes les plus naïves. Un grand nombre de recueils du même
genre ont paru en Ecosse et en Irlande. Nous possédons ainsi tout
un ensemble de textes précieux qui sont restés pour la plupart en
dehors des recherches entreprises chez nous sur la littérature an-
gUise, et qui pourront jeter un jour nouveau sur plusieurs côtés
du caract^^re national, observé dans les chants historiques et poli-
tiques d'abord, puis dans les chansons populaires proprement dites,
enfin dans quelques inspirations locales venues de l'Ecosse et de
l'Irlande, et qui méritent qu'on s'en occupe à part.
(1) L'O.ssmn de Macplierson avait paru en 1760, et l'ouvTage de Herder, Stimmen der
Volker, fut publié eu 1778-1779,
884 REVUE DES DEUX MONDES.
J. — CHANSONS HISTORIQUES ET POLITIQUES.
Il y a dans la poésie populaire anglaise un élément tout local dont
il faut tenir compte, et qu'on ne retrouve pas chez les Italiens, soit
que leur génie essentiellement lyrique, élément qu'on ne retrouve
pas, répugne au genre narratif, soit que, longtemps déshérités de
ces conditions vitales pour un peuple, l'indépendance et l'unité, la
matière même ait manqué chez eux à la chanson historique et po-
litique. Les Anglais au contraire ont aimé de tout temps à faire
intervenir la raison d'état et les intérêts de la nation jusque dans
leurs passe-temps et leurs jeux d'esprit. Guillaume le Conquérant,
dit un chroniqueur, fit venir du royaume des Francs, outre Taille-
fer, (( qui moult bien cantoit, » des chanteurs et des jongleurs qu'il
paya pour chanter ses louanges sur les places publiques : premier
hommage rendu par le rusé Normand à l'importance politique de la
chanson. C'est en Angleterre qu'a été dit ce mot profond : <( Laissez-
moi faire les chansons d'un peuple, et je vous abandonne ses lois. »
Le premier monument connu de la chanson politique en Angle-
terre est une espèce de prose latine rimée du temps de la guerre
des barons au xiii" siècle, où l'on retrouve déjà, sous une forme
pédantesque et cléricale, les principaux argumens en faveur de la
Grande-Charte et les premiers linéamens en quelque sorte des trois
pouvoirs qui doivent concourir à former la constitution britan-
nique (1). C'est aussi en vers mi-partis de franco-normand et d'an-
glais que l'on chansonna la mauvaise foi d'Edouard II, qui était re-
venu sur sa confirmation de la Grande-Charte. « L'on peut faire et
défaire; ainsi en use-t-on trop souvent. Cela n'est ni bon ni loyal,
et par là l'Angleterre est ruinée. Notre prince, par le conseil de son
peuple, convoqua un grand parlement à Westminster après la foire.
Il nous fit une charte de cire, je l'entends et le crois bien ainsi : on
l'a tenue trop près du feu, et la voilà fondue. »
La plupart des chansons historiques composées en Angleterre au
xiv*^ siècle et au commencement du xv* rappellent, avec nos revers,
les succès des armes anglaises. Telle est celle sur la prise de Calais
en 13/i7. On y décrit l'arrivée des bourgeois qui viennent remettre
à Edouard les clés de la ville; mais d'Eustache de Saint-Pierre, de
(1) Cur conditionis
Pejoris efificitur princeps, si baronis,
Militis et liberi res ita tractantur?...
Quse pars {le parti des bnrons) palam protestatur
Quod honori regio nihil machinatur,
Vel quserit contrarium, imo reformare
Stiidet statum resiiim et magnilîcare.
LES CHANTS POPULAIRES DE L ANGLETERRE. 885
la reine Philippine et de la scène patliétique décrite par Froissart,
pas un mot. La victoire d'Azincourt (l/il5) fut célébrée dans plu-
sieurs hymnes ou chansons, dont l'une, recueillie par Percy, a pour
refrain :
Deo gratias,
Deo gratias, Anglia, redde pro victoriâ;
l'autre, donnée par M. Wright (1), offre cette particularité curieuse,
qu'elle a été conservée par un chroniqueur de la ville de Londres,
qui commence par enchâsser dans son récit les vers encore recon-
naissables de la chanson, puis enfin prend son parti de la donner
sous sa véritable forme.
Notre amour-propre national peut prendre sa re\anche dans une
autre pièce du même recueil, mr les Du'contcntcmms populaires à
V occasion des derniers désastres en France (2), qui fut chantée sans
doute peu de temps après la mort de Jeanne d'Arc. Son nom n'y est
pas prononcé, mais l'on y déplore soit la mort, soit la défaite de
la phipart des capitaines que la vaillante fdle avait combattus.
C'est en latin et le plus souvent par des clercs qu'étaient écrites
ces innombrables chansons satiriques contre les abus de l'église ro-
maine et les mœurs des moines qui, vers la même époque, prélu-
daient en Angleterre au grand schisme du xvi^ siècle. On y reconnaît
l'humeur facile des premiers réformateurs anglais, qui, comme Lu-
ther, ne haïssaient pas le vin et les refrains joyeux. Un recueil an-
glais (3) cite une vieille chanson de moine : Ave, color vi^ii clari,
qui, dit- il, a résonné jadis dans maint couvent aujourd'hui en
ruine, et Walter Mapes, l'auteur de chants satiriques contre Rome,
passe en même temps pour avoir composé les fameux couplets ba-
chiques : 3Iihi est propositum in tahernâ mori. Bientôt cependant la
querelle s'envenima; à cette première génération de réformateurs
accommodans il en succéda une autre sombre et fanatique. Dès le
xv^ siècle, toutes les passions qui animaient Wiclef contre le pape,
les sacremens, les biens ecclésiastiques, se firent jour dans les sa-
tires rimées et chantées de cette époque. Enfin la réforme, qui af-
fecta peu à peu chez nos voisins les sombres allures de Zwingle,
de Knox et de Calvin, ses principaux promoteurs, vint, en alté-
rant le caractère national, frapper la chanson dans ses formes les
plus gracieuses. Dans la vieille Angleterre {merry England), tout
était joyeux : les compagnons de Piobin Ilood et ceux des outlans
du border {mernj mcn), les bourgeoises des bonnes villes [mcrnj
(1) Political Poems and Songs, t. II, p. 123.
(2) Ibid., p. 221.
(3) Le Gentleman Magazine de février 1839, p. 77.
REVUE DES DEUX MONDES.
ivives of Wifidsor), les fêtes populaires et religieuses {riicrnj
Chrisimas), car la dévotion même était riante et de bonne hu-
meur. Voyez plutôt ces pèlerins de Cantorbéry, représentant toutes
les classes de la société, dont Chaucer fait défiler devant nous la
joyeuse procession, et qui tous, comme on l'a remarqué, sont cités
pour leur amour du chant, de la musique et de la danse. Une foule
de fêtes liées aux souvenirs des saints de l'église romaine, une in-
finité de passe-temps rustiques fut supprimée par la réforme, sur
laquelle le presbytérianisme et le puritanisme ne tardèrent pas à
renchérir encore. Tout ce qui ressemble à de la gaîté devint sus-
pect, et fut banni au moins du pays légal, refoulé dans le fond des
campagnes ou dans le secret du foyer domestique. La chanson, qui
se mêlait à toutes les joies, fut traitée en criminelle d'état. En 1533,
proclamation, renouvelée dix ans après, pour supprimer u les rimes,
chansons, ballades, et autres fantaisies. )> En 1550, acte de l'auto-
rité civile et ecclésiastique en Ecosse, qui interdit (( toutes rimes et
ballades quelconques se rapportant aux choses et aux personnes de
l'église catholique. » Il parut même alors un statut de police dont
l'existence est attestée par un historien sérieux, Malcolm Laing, le-
quel enjoignait aux filles et aux garçons de danser dos à dos, « car,
y était-il dit, le mélange de chaudes haleines sent fortement la for-
nication. » Pour remplacer les gais refrains d'autrefois, on composa
des <( chansons pieuses et spirituelles arrangées sur des rimes pro-
fanes, afin d'éviter le péché et le libertinage. » On cite de ces traves-
tissemens des exemples si singuliers que nous ne nous hasarderons
pas à les reproduire en français (1).
Vers la même époque, d'autres causes contribuaient à la déca-
dence de la chanson. L'imprimerie, qui fixait les vers et la musique
d'abord sur des rouleaux de parchemin, puis dans des recueils
nommés garlands, enlevait aux chanteurs une partie de leur pres-
tige et de leur popularité. Aussi voyons-nous l'antique ménestrel,
honoré jadis de la protection des princes et des rois, faire place au
vulgaire chanteur de ballades, assimilé par un statut d'Elisabeth
aux mendians, aux vagabonds et presque aux malfaiteurs. Toute-
tefois en Ecosse, en Irlande et même en Angleterre, il se perpétua
une race de bardes rustiques ou urbains, parmi lesquels on cite
Thomas Hogarth, oncle du célèbre peintre, dont le noni s'est con-
(1) John, kiss me by and by,
And make no more ado;
The lord thy God I am
That John does thee call.
John rcpresents man
By grâce celestial, etc.
[Songs of Scotîand, t. I", p. 92.)
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 887
serve dans les montagnes du Westmoreland, et Robert Anderson, de
Gaiiisle, qui ne mourut qu'en 1833. Pour en revenir au règne d'Eli-
sabeth, le titre seul des chansons de l'époque montre à quel point
elles manquaient de gaîté. Yoici une nouvelle et curieuse ballade
racontant brièvement la mort et exécution de quatorze méclums traî-
tres (Ballard, Babington, etc.) à Lincoln s Inn Field, prés Londres.
Le tout est enjolivé de grossières gravures sur bois représentant
quatorze têtes fraîchement coupées.
Tandis que les malheurs de Marie-Stuart inspiraient plus d'une
romance touchante, sa rivale Elisabeth ne dédaignait pas d'écrire,
sur les conspirations tentées en sa faveur, ces terribles strophes :
« Nous ne souffrirons pas que des séditieux importent ici de l'étranger
des levains de révolte. Notre royaume ne nourrit pas de sectes rebelles.
« Qu'elles aillent chercher fortune ailleurs, ou mon glaive, rouillé par le
repos, aiguisera son tranchant en abattant les têtes qui rêvent des révolu-
tions et s'ouvrent à des espérances coupables.
« Quant à l'âme de ces complots, quant à celle qui veut semer la discorde
là où une volonté plus puissante que la sienne a établi la paix, qu'elle
tremble! Elle en retirera un tout autre fruit que celui qu'elle se promet. »
Sous Jacques P"", on revint à des formes plus gaies pour ridicu-
liser les Écossais nécessiteux qui cherchaient fortune à la cour du
roi, leur compatriote. Tel est le sujet de la chanson Jockie is g-roivn
a gentleman (1).
« Jockie, mon ami, n'allez pas si vite; un mot, s'il vous plaît. Depuis
q«and êtes-vous devenu si brave et si gai, vous qui vous en alliez comme
un mendiant l'autre jour? Gentil Écossais, je le vois bien, l'Angleterre a
fait de vous un gentilhomme.
« Votre bonnet bleu, lorsque vous arrivâtes ici, vous préservait à grand'-
peine du vent et de la pluie. Aujourd'hui vous l'avez jeté Dieu sait où!
Vous avez le feutre sur l'oreille et la plume au vent. Gentil écossais, etc. »
La période de la grande guerre civile a produit un certain nombre
de chants empreints des passions de cette époque, où la violence
n'excluait pas le ridicule. Les républicains, il est vrai, ne chan-
taient guère, si ce n'est des psaumes. Aussi emprunta-t-on cette
forme pour parodier leur psalmodie nasillarde. Tel est le Psaume
de merci, a fait pour être chanté du nez, » dit l'instruction jointe à
la pièce. Le ton de nez fort dévot que Saint -Évremond prête au
père Canaye dans le dialogue avec le maréchal d'Hocquincourt n'est
peut-être qu'une réminiscence de cette plaisanterie anglaise.
La Marche de Marston-Moor respire ce fanatisme brutal qui unit
(1) Nous avons comparé le texte d'Evans, OUI Dallads, t. P"", p. 107, avec celui de
Piitson, ISorlhern Garlands, p. 15.
888 REVUE DES DEUX MONDES. ^
dans une haine commune contre Charles I" les presbytériens écos-
sais conduits par Leslie et les troupes parlementaires commandées
par Gromwell. La mélodie que Ritson nous a conservée est sauvage
comme les paroles et adaptée aux modulations bizarres de la cor-
nemuse.
« Marche! marche! de par le diable! En avant! Attention, enfans! chacun
à son rang! Carabiniers, sur le front, jusqu'au delà des horders! Là, soyez
fermes au poste et combattez en hommes de cœur pour la défense du véri-
table Évangile. Le parlement se réjouit en vous voyant venir. Allons pur-
ger l'église des reliques papistes et de toutes ces innovations maudites. Le
bon droit est pour nous, enfans de la vieille Ecosse.
« Jenny rapportera le capuchon, Jockie la chasuble, et nos joueurs de
cornemuse auront le coffre aux sifflets (1), toutes choses qui font chez eux
un prêtre. Allons, enfans, retroussez vos plaids et relevez vos bonnets. En
avant, en avant! «
Il y a cependant une chanson républicaine sur la hntaille de Na-
scby qu'on chercherait en vain dans les recueils du temps et dans
les Ballads of ihe Commomvealth , publiées par M. Wright, mais
qui vaut la peine d'être reproduite. L'auteur vient de décrire l'at-
taque du prince Rupert, qui a fait plier le centre de l'armée de
Gromwell :
« Mais écoutez, écoutez! Quel est ce piétinement de chevaux derrière
nous? Je reconnais cette bannière... Enfans, c'est lui! Loué soit Dieu! Le
brave Olivier est ici. Nous allons changer de manœuvre.
« Tous à la fois ))aissant leurs têtes, pointant leurs sabres en avant,
comme l'ouragan contre les arbres, comme un déluge dans les fossés, nos
cuirassiers s'élancent sur les rangs des maudits, et du choc ont dispersé
leurs forêts de piques.
« Vite, vite! les galans se sauvent pour cacher dans quelque coin leurs
têtes pusillanimes destinées à pourrir sur la porte de Temple-Bar. Et lai,...
il tourne bride et fuit. Honte à ces yeux cruels qui contemplaient la tor-
ture et qui craignent de regarder la guerre en face !
« Holà! camarades, balayez la plaine, et avant de dépouiller les morts,
assurez-vous de votre homme par un bon coup de pointe. Puis arrachez de
leurs manches et de leurs poches ces médaillons et ces pièces d'or, gages
d'impures amours ou dépouilles du pauvre.
« Insensés! l'or brillait sur vos pourpoints, vos cœurs étaient légers et
hardis, lorsque ce matin vous baisiez les blanches mains de vos maîtresses,
et demain le renard conduira hors de sa tanière ses fauves rejetons qui
viendront en hurlant s'abattre sur vos cadavres.
« Où sont ces langues qui naguère raillaient le ciel et l'enfer, ces doigts
qui se jouaient impatiens sur la garde de vos épées? Où sont vos habits
de satin parfumés, vos comédies et vos sonnets?
(1) Les orgues, allusion injurieuse à la liturgie cathoMque.
LES CllAlNTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 880
« Disparus, disparus à jamais, avec la mitre et la couronne, avec le Bé-
lial de la cour et le Mammon du pape. Il y a des lamentations dans les lialls
d'Oxford, il y a des gémissemens dans les stalles de Durham.
« Le jésuite se frappe la poitrine, Tévêque déchire sa chape, et l'hommi'
des sept collines tremble en sentant le tranchant de l'épée du peuple an-
glais. »
Cette ballade parut dans un Magazine vers 182ZI ; elle était attri-
buée à Obadiah Buid-yoïir-kings-in-chains-and-yoïir-noblcs-in-
links-of-iroii (qui enchaîne les rois et les nobles), sergent dans le
régiment d'ireton. Ce long sobriquet puritain cachait le nom du
jeune Macaulay qui préludait par la poésie à ses beaux travaux his-
toriques, et projetait une séiie de chansons des guerres civiles. Il
n'en a paru que ce curieux spécimen, et nous n'avons pu résister
à la tentation de faire connaître un morceau qui n'a été, que nous
sachions, ni traduit en français, ni même reproduit en Angleterre
dans les œuvres complètes de l'auteur.
Si les républicains ne courtisaient guère la muse de la chanson,
ou la traitaient rudement à leur manière, en revanche les cavaliers,
hommes de savoir et de mœurs élégantes, charmèrent par un grand
nombre de poésies gracieuses les ennuis de l'exil ou de la captivité.
On y retrouve bien ce courage insouciant et cette ironie de grand
seigneur qui caractérisèrent ce parti à diverses époques. Voici une
de ces chansons, conservée par David Loyd dans ses Mémoires
sur ceux qui ont souffert pour la cause de Charles /"'. Il l'attribue
à un personnage de haut rang prisonnier du parlement, sir Robert
l'Estrange suivant les uns, ou plutôt le colonel Lovelace d'après
l'opinion la plus accréditée.
« Ils appellent cela un cachot!... Pour moi, c'est un cabinet. Une bonne
conscience est mon bail, et l'innocence me tient lieu de liberté. Les ver-
rous, les barreaux, la solitude, tout cela fait un anachorète aussi bien qu'un
prisonnier...
« Ces menottes, je me figure que c'est un bracelet donné par ma maî-
tresse; si j'ai les fers aux pieds, c'est pour me les tenir chauds.
« On me tient renfermé, mais n'en fait-on pas autant de toutes les choses
précieuses? Le Grand- Mogol et le pape sont tenus à distance du vulgaire.
La réclusion est un des caractères .de la grandeur.
« Triste séjour après tout; mais quand mon prince est dans les larmes,
la joie serait une trahison. Si je manquais de patience, il est là pour m'en
donner des leçons.
« N'avez-vous jamais entendu le rossignol chanter dans une cage? Ses
accens mélodieux vous disent assez qu'il voit un arbre dans chaque bar-
reau, que la cage elle-même est pour lui un bosquet.
« Mon esprit est libre comme l'air qui m'entoure. La rébellion peut bien
enchaîner mon corps, mais il n'appartient qu'à mon roi de captiver mon
âme. M
890 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces strophes ingénieuses ne sont citées, on le comprendra, qu'à
titre de contraste et pour constater que les chansons républicaines,
dans leur brutalité même, avaient quelque chose de bien autrement
populaire et de plus foncièrement anglais. On reconnaît ici le gen-
tilhomme dont la jeunesse s'est passée sur le continent, qui a fré-
quenté les ruelles de Paris, peut-être l'hôtel de Rambouillet, et
qui, sur ses vieux jours, connaîtra Hamilton et Saint-Évremond.
L'influence française dominera dans l'époque qui va suivre, et vien-
dra tempérer la rudesse de la vieille chanson anglaise par une infu-
sion de raillerie élégante, d'insouciance épicurienne, de scepticisme
politique et religieux.
La restauration donna son nom à une chanson [a countrcy song,
întitled ihe restauration) qui nous montre l'allégresse de la pre-
mière heure et l'espèce de détente universelle qui suivit la chute
du parti des saints et la fin de la grande guerre civile. Il y eut alors
un déluge de loyal songs, loyal pocms (chansons et poèmes roya-
listes), rump songs (chansons du croupion, etc.); mais le désen-
chantement ne tarda pas à trouver aussi des organes. La Plainte du
Cavalier nous montre un vieux royaliste campagnard ne rapportant,
comme il le dit, de son voyage à la cour d'autre fruit que d'avoir
vu son roi. Toutes les figures y sont nouvelles pour lui. Pas une de
celles qu'il a connues jadis k York et à Marston-Moor! Il s'éloigne
en faisant cette réflexion , que les vieux services sont comme les
almanachs passés de date.
Quand les partis se furent bien chansonnés l'un l'autre, il se
trouva des gens qui chansonnèrent tous les partis. C'est à cette pé-
riode que se rapporte le Ministre de Bray^ personnification deve-
nue proverbiale en Angleterre de l'indiflerence et de la mobilité
politique. On assure qu'il y avait en effet un ministre de Bray, dans
le Berkshire, qui avait été papiste sous Henri VIII, protestant sous
Edouard VI, papiste de nouveau sous le règne de Marie, et encore
une fois protestant sous celui d'Elisabeth. Lorsqu'on lui reprochait
d'avoir changé si souvent de religion, il répondait tranquillement :
« Je n'ai du moins jamais varié dans mon principe, qui est de vivre
et de mourir ministre de Bray. »
« Dans les jours d'or du bon roi Charles, quand la loyauté n'avait aucun
danger, je fus un chaud partis^an de la haute église, et j'obtins ainsi un
bénéfice. Alors je ne manquais jamais d'enseigner à mon troupeau que les
rois sont les élus du Très-Haut. Maudits ceux qui osent résister à l'oint du
Seigneur! Et jusqu'à la mort voici mes principes à moi : quel que soit
celui qui règne, je veux toujours être le ministre de Bray.
« Quand le roi Jacques obtint la couronne et que le papisme devint à la
mode, je me moquai des lois pénales, et je me mis à lire la déclaration.
Alors je trouvai que l'église de Rome convenait parfaitement à. mon tempe-
LES CHAKTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 891
rament, et je serais devenu jésuite, n'eût été la révolution. Et jusqu'à la
mort, etc.
« Lorsque Guillaume, pour le bien du peuple opprimé, fut déclaré notre
roi, je dirigeai mes voiles vers ce nouveau vent, et je jurai obéissance. Je
mis les anciens principes de côté, et tins ma conscience à distance. L'obéis-
sance passive était une absurdité, et la non-résistance une plaisanterie. Et
jusqu'à la mort, etc.
« L'illustre maison de Hanovre et la succession protestante peuvent
compter sur moi,... tant qu'ils se maintiendront eux-mêmes, car, dans ma
foi et loyauté, onques ne chancellerai, et George sera mon roi légitime,
à moins que Dieu et les hommes n'en ordonnent autrement. Et jusqu'à la
mort, etc. »
Puisque nous touchons à l'époque de la révolution de 1688, nous
ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots d'une chanson
qui, au rapport d'un écrivain contemporain, ne fut pas sans influence
sur ce grand événement : c'est le Lilli-Burlcro, que d'ailleurs les
amis de Mon Onde Tobie ne nous pardonneraient pas de passer
sous silence. Elle fut faite en 1686, à l'occasion de la nomination
du général Talbot, furieux papiste, à la lieutenance d'Irlande, et
on l'attribue à lord Wharton, qu'il avait supplanté (1). Le refrain
était, à ce qu'il paraît, le cri des catholiques irlandais lors du mas-
sacre des protestans en IQlil. « Jamais, dit l'évêque Burnet, si pe-
tite chose n'eut un si grand résultat : cette folle ballade produisit
sur l'armée du roi une impression dont on ne saurait se faire une
idée quand on n'en a pas été témoin. Elle fut répétée d'abord par
toute l'armée, puis enfin par le peuple des villes et des campagnes,
et ne contribua pas peu à consommer la ruine de la dynastie des
Stuarts. » Nous en citerons quelques passages : c'est un Irlandais
qui parle :
« 0 frère Teague, on dit qu'il nous vient un nouveau lieutenant. Les An-
glais parlent bien haut de leurs droits; mais il va nous arriver une dispense
du pape, et nous pendrons la Magna Char ta. LUU-Burlero, Didlen-a-la.
« Qui le retient, ce cher Talbot? Par saint Patrice, c'est un vent protes-
tant! Mais le voici. Celui qui ne voudra pas aller à la messe sera pendu.
LUU-Burlero, etc.
« Une vieille prophétie trouvée dans un marais dit que l'Irlande sera
gouvernée par un âne et par un chien. Lilli-Durlero, etc.
« Aujourd'hui cette prophétie s'accomplit : Talbot est l'àue et Jacques
le chien. Lilli-Darlero, etc. »
Les tentatives jacobites de 1715 et de 17Zi5, que la politique a
peut-être le droit de juger sévèrement, ne pouvaient manquer de
sourire à l'imagination. La froide raison était pour la maison de
(1) On assure que Wharton se vantait, dans une phrase tout anglaise et intradui-
sible, d'avoir rhymed oui the king, rimé dehors le roi.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Hanovre, la poésie était du côté des Stuarts. En effet, comment ne
pas se passionner pour ce jeune rlwvdliev si beau, si brave, si ga-
lant, soit qu'il ouvrît le bal à Holy-Rood avec quelque loyale et
belle dame d'Kdimbourg, soit qu'il maniât à Gulloden la claymore
du liigldander? Le poète écossais James Hogg a recueilli et un peu
arrangé, sous le titre de Jacobite lîclirs, une partie des poèmes
composés en faveur de cette cause. Il en existe un bien plus grand
nombre. Nous citerons une chanson qui a joué un grand rôle dans
cette guerre romanesque. Alors elle électrisait tous les cœurs : plus
d'une jolie bouche la répéta dans l'ivresse des premiers succès; plus
d'une fois elle retentit sur le passage du prétendant, lorsqu'il par-
courait les rues d'Edimbourg, la cité loyale. Qui sait même à quoi
il tint qu'elle n'allât jusqu'à Londres accompagner le bruit de la
chute d'un trône? Et maintenant ce n'est plus qu'une curiosité
historique. Ces paroles, jadis révolutionnaires, sont devenues pro-
fondément inoffensives; ces accens, doux encore pour une oreille
musicale, ont perdu leur puissance sympathique. A peine un demi-
siècle s'était écoulé, et Charlie l's my darling se chantait à Londres
dans les concerts de la noblesse (1), devant les princes de cette
maison qu'il avait failli détrôner.
« Charles est mon bien-aimé, oui, mon bien-aimé Charles, le jeune che-
valier! C'était un lundi matin, au commencement de Tannée, que Charles
parut dans notre ville. Oh! Charles est mon bien-aimé, etc.
« Comme il s'avançait dans la grande rue, les cornemuses jouaient haut
et clair, et tout le ir^nde se pressait sur son passage.
« Bientôt les clans arrivèrent avec leur bonnets bleus et leurs claymores
brillantes. Ils venaient combattre pour les droits de l'Ecosse et pour le
jeune chevalier. Oh! Charles, etc.
« Ils abandonnaient leurs chères montagnes, leurs femmes et leurs en-
fans : tous tiraient l'épée pour le roi d'Ecosse et pour le jeune chevalier.
Oh! Charles, etc.
« Arrière, hommes des basses terres! A moi l'amour des jeunes filles!
Le montagnard est revenu vainqueur avec le jeune chevalier. Oh! Charles
est mon bien-aimé, etc. «
La poésie, qui avait relevé l'éclat du triomphe, resta longtemps
fjdèle à la défaite. Une foule de romances touchantes retracèrent
les malheurs des vaincus : telles sont Jemmy Dairson, les Lamenta-
tions de Sfrat/u/llan, les Adieux au Lochabcr, ballade mélancolique
que le docteur Cameron entonna en marchant au supplice, et qui
fit fondre en larmes tous les assistans. En vain la France s'efforçait
de rendre une patrie à ceux qui avaient fui les persécutions et l'é-
chafaud. Les pauvres réfugiés chantaient tristement :
(1) Song at the Concerts of the NobilUy, porte le titre de la chanson gravée, paroles
et musique.
LES CHANTS POPULAIRES DE l'aNGLETERRE. 893
« Le soleil se lève brillant en France, et il est beau encore à son cou-
cher; mais ce spectacle a perdu le charme qu'il avait jadis pour moi dans
mon pays natal. Ce n'est pas la pensée de ma propre ruine qui rend mes
yeux humides, mais ma chère Marie et les trois petites créatures que j'ai
laissées là-bas. Ah! c'est mon cœur tout entier que j'ai laissé derrière moi
dans mon pays ! »
Au contraire, du fond de l'Ecosse, ceux qu'avaient épargnés la
mort et l'exil s'élançaient par la pensée, au-delà de l'Océan, vers
Charles [overtlic ivater, io Charlie).
« Je le jure par ce qu'il y a de plus sacré, si j'avais mille vies, je les don-
nerais toutes pour Charles !
« J'avais autrefois des fils, il ne m'en reste pas un. Dieu sait avec quelle
peine je les avais élevés! Eh bien! je voudrais les voir encore naître, gran-
dir, et les perdre tous pour Charles. »
Quel dévouement que celui qui inspirait de tels accens, et quelle
amertume dans ces strophes aux renégats dont la fidélité de courte
haleine s'inclinait complaisamment devant les faits accomplis!
«Vous, jacobites de nom, prêtez l'oreille : je vais proclamer vos fautes
et flétrir vos doctrines. 11 faut que vous m'entendiez.
« Qui fait la bonne cause ou la mauvaise? Une épée courte ou longue, un
bras faible ou fort pour la manier.
«Que faut-il pour devenir le héros d'une lutte fameuse? Aiguiser le poi-
gnard des assassins, et dans une guerre impie traquer un parent comme
une bête fauve.
<( Laissez là de vains projets. Adorez le soleil levant et abandonnez à son
destin un homme fini (« maii undone). »
Hélas! ces derniers mots étaient l'arrêt de l'histoire, et, tandis
que ce Charles Stuart, objet de tant d'espérances, vieillissait obscur
et amoindri, la dynastie de Hanovre, poursuivant ses destinées,
finissait par rallier à sa cause les intérêts, les dévouemens, et jus-
qu'à la chanson elle-même. Il est en effet à peu près certain aujour-
d'hui que le God savc the kiiig^ auquel on a si souvent, sur la foi
de mémoires apocryphes, attribué une origine française, fut une
manifestation de la réaction hanovrienne contre l'insurrection jaco-
bite de 17Zi5. C'est alors qu'il parut pour la première fois dans le
Genllemans Magazine, et qu'il fut chanté sur les théâtres de Lon-
dres avec des accompagnemens composés par les docteurs Burney
et Cooke, qui, en attestant que le premier vers avait été primitive-
ment God savc great James, déclarèrent ne pas connaître l'auteur
de la mélodie. Voilà les faits, tout le reste est du domaine de l'ima-
gination.
Après l'insurrection jacobite , l'événement qui fit éclore le plus
REVUE DES DEUX MONDES.
de chansons en Angleterre est sans contredit l'invasion projetée
d'abord par le directoire, puis par Bonaparte; mais si une préven-
tion , naturelle du reste , ne nous abuse , elles brillent plus par le
nombre que par la qualité. Certes on ne peut douter qu'un sentiment
sincère et national ne les ait dictées. Ce ne fut pas le patriotisme,
mais l'inspiration qui manqua à l'appel. Dans ces corps de défen-
seurs improvisés qui se formèrent alors sur tous les points de la
Grande-Bretagne, et qui virent Burns et Walter Scott figurer parmi
les volontaires de Dumfries et les chevau-légers d'Edimbourg, on
put bien enrôler les poètes, mais non la poésie elle-même, du moins
la grande poésie qui survit à la circonstance, et qui en Allemagne,
lors de la croisade de 1813 contre les Français, avec des interprètes
tels que Koerner, Arndt, Uhland, produisit des chefs-d'œuvre
admirés de ceux-là mêmes qu'ils vouaient à la haine et cà la des-
truction.
On verra comment en Angleterre la chanson maritime devint plus
particulièrement l'organe de la défense nationale contre l'étranger.
En dehors de cette forme spéciale, nous serions vraiment embar-
rassé de citer des morceaux qui ne fussent pas blessans pour notre
goût plus encore que pour notre patriotisme. Le Chant des Volon-
taires de Dumfries, composé par Burns dans les circonstances que
nous avons rappelées, fait bien connaître l'état de l'esprit public
anglais à cette époque, partagé entre la sympathie que lui inspi-
raient les libertés proclamées par la révolution française et la crainte
de sa propagande à main armée; mais à côté de sentimens généreux
dignes de nos respects il y règne une affectation de vulgarité in-
digne d'un poète aussi éminent. N'y a-t-il pas également une fà-
.cheuse absence de délicatesse dans ce couplet d'une autre chanson
publiée en 1795, où l'on cherche, avec plus de méchanceté que de
noblesse, à tourner en dérision l'héroïque pauvreté de nos soldats?
« La vieille Angleterre n'aime pas les gasconnades, et les troupes que le
brave duc d'York commande n'auront pas un train à la Buckingham; mais,
riche de son commerce, elle peut du moins habiller ses défenseurs, et nos
soldats sont à même de payer leurs dettes aux vôtres en souliers : vous ne
pouvez pas nous en rendre autant. «
Il nous serait peu agréable de multiplier les citations de ce genre,
appels à des passions qui, nous l'espérons, ont fait leur temps, bien
qu'on s'efforce parfois de les ranimer. Nous aurions mieux aimé
pouvoir citer quelque témoignage poétique de la fraternité d'armes
qui a rapproché en Crimée et en Chine les soldats anglais et les
nôtres; mais, bien que dans les rues de Londres plusieurs chansons
populaires sur la bataille d'Inkermann, sur la prise de Sébasto-
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 895
pol, etc. (1), aient attiré nos regards par leurs enluminures criardes,
nous n'y avons rien trouvé à citer, soit qu'en effet elles n'aient pas
même les mérites du genre, soit peut-être qu'il leur manque ce
prestige de la distance, qui, pour la poésie comme pour la pein-
ture, est une condition indispensable à l'effet.
H. — CHANSONS POPULiinES, MARITIMES ET 1)0 M E STIQWES.
Les chants maritimes de l'Angleterre forment un groupe impor-
tant, dont la place est marquée entre les chansons historiques,
qu'une analogie de forme en rapproche souvent, et les chansons
populaires proprement dites. Ces chants de marins jouissent même
d'une faveur toute particulière dans le royaume-uni. En pourrait-il
être autrement? La vie du marin touche en Angleterre par raille
côtés à la vie commune. Pour qui Shakspeare a-t-il écrit? Pour un
parterre de matelots. Quels sont les noms que l'Anglais cite avec le
plus d'orgueil? Ceux de ses braves amiraux. On a remarqué que
Wellington n'avait jamais approché de la popularité de Nelson.
Ajoutons que Waterloo n'a pas inspiré un chant qui puisse soutenir
la comparaison avec la Bataille de la Baltique et le Ye, 7nari)iers of
England, de Campbell. L'habit rouge pâlit devant la jaquette bleue
dans l'estime des Anglais et dans les bonnes grâces des jolies filles
d'Albion. Ils aiment à se personnifier dans leurs marins, comme la
France dans ses soldats. Écoutez plutôt le Ride Brilannia, qui est
leur chanson patriotique, comme le God save est leur chanson loyale.
Le Bide Britaimia est un chant maritime bien plus que militaire.
«Lorsque l'Angleterre, à la voix du Tout-Puissant, surgit de l'azur des
mers, elle reçut en partage l'empire des flots, et les anges gardiens la sa-
luèrent de ce chant: Règne, Albion, règne sur l'Océan, car les Bretons
ne seront jamais esclaves !
« Les nations moins heureuses que toi doivent tour à tour tomber sous le
joug des tyî'ans; mais toi, tu fleuriras grande et libre, objet d'envie et de
crainte pour le reste de la terre. — Règne, Albion, etc.
« Tu te relèveras plus grande et plus majestueuse de toutes les attaques
de l'étranger. Ainsi la tempête qui déchire les nuages ne fait qu'afl'ermir
dans ses racines le chêne de tes forêts. Règne, Albion, etc.
« A toi la palme de l'agriculture et du commerce! à toi les faveurs des
muses, sœurs de la liberté, île chérie du ciel, couronnée de beautés sous
la garde du courage! Règne, Albion, etc. >>
M. J. 0. Halliwell, qui a publié pour la société Percy les An-
(l) L"ane de ces dernières commence par ces lignes rimées, qui peuvent donner une
idée du reste :
Oh ! listen, you sons of tlie nation, now a glorious achievement is donc,
The stronghold Sebastopol is taken, this victory the Allies hâve won.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
ciennes ballades navales de l'Angleterre, donne en tête de son re-
cueil celle qu'il regarde comme la première en date. Elle paraît
être du temps de Henri \I : c'est une peinture des tribulations ré-
servées aux pèlerins anglais qui se rendaient par mer à Saint-Jac-
ques de Gompostelle. C'est tout à fait le pendant, sauf le théâtre
qui est changé, de notre Grande chanson des pèlerins de Saint-Jac-
ques. Tous les ans, à cette époque, comme on le voit par une cor-
respondance du temps (1), il partait, des divers ports du sud de la
Grande-Bretagne, de nombreux navires, avec des cargaisons de pè-
lerins qui étaient transportés par entreprise et à forfait; c'était
quelque chose de semblable à nos trains de plaisir, ou plutôt à notre
œuvre desjjclerinages en Terre-Sainte, et ce sont les impressions de
voyage d'un de ces pieux convois qui ouvrent, d'une manière plus
édifiante qu'héroïque, la série des chansons maritimes de l'Angle-
terre. Il y a telle de ces chansons qui peut passer pour un abrégé
des fastes de la marine britannique {why l'm singing). Le narra-
teur commence à la fameuse Armada, et ne s'arrête qu'à la bataille
du IN il. Cette grande croisade catholique du xvi* siècle, où se trou-
vaient en jeu la foi religieuse et la prépondérance maritime de l'An-
gleterre et de l'Espagne, agit fortement de part et d'autre sur les
passions populaires. Tandis que les serwrilas de Séville et de Cor-
doue chantaient : h Mon frère Bartolo s'en va faire la guerre à la
reine Elisabeth; il me rapportera un petit luthérien la cordeau cou,
et une petite Anglaise qui sera ma femme de chambre, » le grand
mouvement de la défense nationale inspirait aux poètes d'Albion
ces strophes émues :
«Dieu! lève-toi et protége-nous contre des envahisseurs sans merci,
contre les entreprises des niéchans. Abats nos ennemis, engloutis leurs
puissans navires, brise leur force et leur courage. 0 Dieu! lève-toi, et
sauve-nous pour Famour de Jésus-Christ.
« En vain Parme et la cruelle Espagne s'avancent avec leurs légions
païennes. O Dieu! lève-toi et sois notre armure. Nous mourrons pour nos
foyers; nous ne changerons pas notre credo pour celui du pape, ni pour
ses livres, ni pour ses cloches. Dût Satan venir en personne, nous lui don-
nerons la -chasse et le refoulerons jusqu'au fond de l'enfer. »
Les exploits de sir Francis Drake, de Martin Frobisher, de tout
cet essaim d'héroïques aventuriers qui firent redouter le pavillon
anglais sur toutes les mers, forment le sujet d'une foule de chants
animés et pittoresques. Il y en a un sur la prise de Cadix en 1595
[an excellent song on the ivinning of Cades), qui respire toute l'i-
vresse de la victoire, et en même temps, il faut le dire, l'âpre ar-
deur du butin.
\) Elli?, Orig'nal Jctiers, 2'' série, t. î"''', p. 110.
LES CHANTS POPULAIRES DE L'ANGLETERRE. 897
« Entrant alors dans les maisons des plus riches habitans, nous fûmes
tout un jour à la recherche de leurs richesses et de leurs trésors. Dans
quelques endroits, nous trouvâmes le pâté au four, le rôt à la broche; mais
tous les hommes s'étaient enfuis.
« Nous visitâmes les boutiques qui regorgeaient de riches marchandises.
Damas, satins, velours magnifiques, voilà ce qui s'offrait à nous, et nous
mesurions le tout à la longueur de nos épées, etc. »
Ces idées de butin et de pillage reviennent souvent dans les chan-
sons anglaises, et en affaiblissent un peu l'effet; il semble que,
chez ces braves marins, le stimulant de la part de prise ait besoin
de s'ajouter à celui du patriotisme. « A vos rangs, camarades (lit-
on dans un couplet populaire) (1)! Nous pillerons, brûlerons et cou-
lerons bas. La France est à notre merci, car les Bretons ne reculent
jamais. Nous saccagerons tout ce qui nous tombera sous la main.
Moll, Kate et Nancy rouleront sur les louis d'or. » Il est vrai que
cela leur vaut les bonnes grâces des jeunes filles qui chantent de
leur côté : « Je ne veux pas d'autre époux qu'un marin; il rapporte
d'au-delà des mers des perles, des diamans, de la soie et du ve-
lours. Autrement nous autres, joyeuses fillettes, ne pourrions pas
nous faire si braves. Yoilà ce qui gagne notre cœiu'. Je ne veux pas
d'autre époux qu'un marin. »
Quelquefois on établit un contraste entre le sort des marins an-
glais et celui des nôtres, comme dans ce passage, où le poète po-
pulaire s'est plus inquiété de frapper fort que de frapper juste :
« Quelle heureuse vie mène le hardi matelot breton ! Il se régale
d'excellent punch et chante du matin au soir, sans craindre à bord
la présence d'un rude geôlier, tandis que les Français gémissent
sur leurs galères, condamnés à la rame et à la chaîne, et que leurs
officiers ne répondent aux plaintes de leurs victimes qu'eu redou-
blant leurs coups de fouet. »
Il existe sur le combat de la Ilogue une chanson contemporaine
commençant ainsi : « Le jeudi matin des ides de mai 1692, jour à
jamais fameux. » C'est peut-être la meilleure relation de cette ba-
taille mémorable. D'autres retracent les affiiires plus récentes de
XArclhuse contre la Belle-Poule, de la Ville de Paris, de VAva)il-
Garde, et le lecteur français aime à y rencontrer les noms de Tour-
ville, du comte de Grasse, de Brueys, cités honorablement, quoique
parfois un peu estropiés, à côté de ceux de Bodney, de Howe, de
Jervis, de Nelson. Toutes ces chansons, écrites en langage popu-
laire, mais pleines de moLivement et de détails précis, forment un
(1) Inspiré sans doute par quelque tentative de débarquement sur nos côtes, celle
de Saint-Cast en 1758 peut-être, où les assaillans rencontrèrent d'autres Bretons devant
lesquels il fallut bien reculer.
TOME XLvm. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
véritable cours d'histoire de la marine anglaise à l'usage des ma-
rins et du peuple.
Qui croii'ait que la France y retrouve aussi quelques pages igno-
rées de ses gloires navales? La Mort du cnpUnine Dcath nous ré-
vèle un exploit dont on chercherait vainement la trace dans nos
histoires maritimes. L'action se passe le 23 décembre 1757. Le na-
vire anglais le Terrible, 26 canons, armé en course et monté par
200 hommes d'élite, vient de faire une prise, lorsqu'il rencontre la
Vengeance, corsaire français; un combat furieux s'engage.
« De toutes parts, le feu, les explosions, les balles, brillent, résonnent,
frappent. Les haubans sont tout déchirés, les ponts regorgent de sang; des
monceaux de cadavres tombent dans la mer, A la fin, le fatal boulet dési-
gné par le destin pour la mort du brave frappe notre capitaine : il tombe,
son second le suit de près, puis chaque officier l'un après l'autre. Alors ce
n'est plus qu'un carnage affreux qui rougit au loin l'azur des flots. Telle
fut la fin du Terrible; seize survivans peuvent seuls en dire l'histoire fu-
neste. Les Français furent vainqueurs, mais à quel prix! Plus d'un brave de
leur bord suivit les nôtres au fond de l'Océan, et le bon vieux temps peut
dii'e : «Depuis la reine Elisabeth, je n'ai pas vu le pareil du capitaine
Death! »
Ainsi les Anglais ont conservé le nom et le souvenir de leur com-
patriote vaincu ; notre indifférence a laissé perdre ceux des Fran-
çais vainqueurs et du brave qui les commandait! On sait au reste
avec quel amour le marin anglais parle de son vaisseau, seul objet
inanimé qui, dans sa langue, ait un genre ou plutôt un sexe. Yoici
un des anciens de l'équipage qui va faire l'histoire du bâtiment.
« Enfans, voulez-vous savoir comment notre navire a gagné son nom? Je
vais vous le dire. Quand il fut lancé, la renommée le baptisa ainsi : V Albion^
l'orgueil de la mer! Il n'y a que des braves dans son équipage. Au milieu
des canons qui tonnent, c'est un lion dans les combats que V Albion, l'or-
gueil de la mer.
« Il fallait le voir s'élancer du chantier dans les flots, et embrasser la mer
en lui disant : Tu es à moi ! etc. »
Cette ivresse, cette fascination de la mer, respire à un haut degré
dans ces strophes, à peine traduisibles, de la chanson intitulée the
Sea.
« La mer, la vaste mer, bleue, fraîche, sans limites! Elle roule autour
des grands continens, tantôt s'élançant jusqu'au ciel, qu'elle semble bra-
ver, tantôt bercée comme un enfant dans son lit mobile Je suis sur la mer,
là où je voudrais toujours être, le bleu sur ma tête, le bleu au-dessous...
Jamais je n'ai touché la terre, la terre plate et maussade, que je n'aie senti
mon amour redoubler pour la mer profonde, et voulu retourner sur son
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 899
sein agité, comme un oiseau qui revole au nid de sa mère. Aussi fut-elle
une vraie mère pour moi. J'y suis né, j'y veux mourir! »
Il serait superflu de citer tous les passages des chansons anglaises
qui renferment des allusions à la vie et aux mœurs des marins. No-
tons seulement que des idées d'amour viennent s'y mêler pour en
tempérer la rudesse. Dans la romance intitulée Susanne aux yeux
noirs, le navire, cà l'ancre dans les dunes, va partir, lorsqu'une jeune
fille s'élance cà bord, demandant son cher William. Ce sont alors de
pénibles adieux, des protestations de tendresse.
« Chère Susanne, ne crois pas ce que disent les hommes de terre, que les
marins ont une maîtresse dans chaque port! Ou plutôt, oui, crois-en leurs
paroles, car tu m'es présente en tous lieux.
« Si nous touchons aux rivages de l'Inde, je verrai tes yeux dans les dia-
mans étincelans; les brises parfumées de l'Afrique me rappelleront ta
douce haleine, et l'ivoire la blancheur de ta peau. Ainsi chaque beauté qui
frappera mes regards réveillera en moi le souvenir d'un de tes charmes.
« Mais le contre-maître a donné le funeste signal : les voiles s'enflent au
vent; Susanne ne peut rester plus longtemps à bord. Ils s'embrassent, ils
soupirent. Le bateau qui l'entraîne semble regagner à regret le rivage.
« Adieu! adieu! » s'écrie-t-elle , et longtemps encore sa blanche main s'a-
gite dans les airs!,.. »
Voilà , dira-t-on , un marin bien galant et même un peu préten-
tieux. Il n'en est pas moins vrai que cette romance du poète John
Gay est devenue populaire à bord, et l'on ne manque pas de la
chanter sur les théâtres à l'époque de l'enrôlement des matelots.
Au quart de minuit, à l'approche d'une bataille, un marin soli-
taire se projftiène à pas comptés sur le pont.
« Si tu as laissé à terre quelque jolie fille, quelque maîtresse fidèle, qui
ait passé bien des nuits à écouter le vent, quand la bataille commencera,
ne pense qu'à bien servir ton canon, ou si quelque pensée d'amour tra-
verse ton esprit, que ce soit pour t'animer à bien faire en songeant qu'à
la nouvelle de la victoire elle s'écriera avec orgueil : « Mon brave Jack en
était!... »
Des poètes distingués, Sheridan, Gay, Glover, Cowper, Thomas
Campbell, Barry Cornwall, n'ont pas dédaigné de traiter ce genre
éminemment national; mais le chansonnier maritime anglais par
excellence est Charles Dibdin, né en 17Zi5, mort en 181 â, auteur
de plusieurs des morceaux que nous venons de citer. Bien qu'il
ne possède ni l'inspiration élevée du poète lyrique, ni les grâces
plus légères qui charment les salons , il conquit la poptdarité du
bord et du gaillard d'arrière par suite d'un concours de circon-
stances qui avaient fait de la marine, à l'époque où il parut, le
dernier rempart de l'indépendance anglaise. Cette popularité, il la
900 REVUE DES DEUX MONDES.
méritait aussi par une réunion de qualités qui lui ont permis de
dire avec un légitime orgueil : « Mes chansons ont été considérées
comme un objet d'intérêt national; elles ont été la consolation de
nos marins dans les longues traversées, dans les tempêtes, dans
les batailles; on les a invoquées dans les révoltes pour le rétablis-
sement de l'ordre et de la discipline. » Dibdin a réellement pratiqué
L/ philosophie nautique et la morale du petit huniei', titres qu'il a
donnés à deux de ses chansons.
La ballade touche de près aux poèmes narratifs tirés de la vie
maritime. C'est surtout en Angleterre que ce mot de ballade, appli-
qué chez nous d'abord à un air de danse , puis à une poésie non
chantée, servit à désigner la chanson épique et romanesque. Parmi
les plus anciennes, il en est qui se rattachent à la féerie du Nord,
que Trilby et Oberon nous ont rendue familière. Robin Goodfellow,
ce chef des lutins, dont Shakspeare décrit les malices sans mé-
chanceté en vers d'un charme incomparable, a inspiré plusieurs
chansons qui ont reçu la consécration populaire. D'autres, qui tou-
chent de plus près au monde réel, offrent, comme disent nos voi-
sins, de ces touches de nature égales aux plus belles conceptions de
l'art. Si nous voulions doimer une idée de ces naïfs récits, dont on
ne connaît ni la date, ni l'auteur, ni l'origine, mais qui s'imposent
aux simples comme aux lettrés avec une séduction irrésistible, parce
qu'ils réveillent des sentimens communs à l'humanité tout entière,
nous choisirions les En fans dans les bois, vieille ballade qu'admirait
Addison, et qui a fait couler bien des larmes dans les nurseries,
thème favori sur lequel on a composé en Angleterre des tableaux,
des gravures, des drames, des pantomimes, et, qui le croirait? jus-
qu'à des scènes équestres, comme on le voit dans un roman de Dic-
kens. En voici le sujet. Un gentilhomme du comté de Norfolk meurt
avec sa femme, laissant deux enfans en bas âge, à savoir un petit
garçon de trois ans, beau comme le jour, et Jane, jolie petite fille,
plus jeune que son frère. Son oncle, à qui il les confie, conçoit le
projet de se défaire d'eux pour avoir leur bien, et un an et un jour
se sont à peine écoulés qu'il charge un scélérat de les emmener dans
les bois et de les tuer; mais celui-ci n'en a pas le courage.
« Ils marchaient depuis bien longtemps, bien longtemps, et la nuit ve-
nait, et ils avaient faim. — Attendez-moi ici, leur dit-il, je vais vous aller
chercher du pain. — 11 partit du côté de la ville, mais ils ne le virent plus
jamais revenir.
« \'X ces deux jolis enfans s'en allaient errant çà et là, se tenant par la
main. D'abord ils s'amusèrent à cueillir des fleurs et des mûres sauvages,
et leurs petites lèvres de rose en étaient toutes noircies; mais, quand la
nuit devint tout à fait noire, ils s'assirent et se prirent à pleurer.
« Ainsi errèrent ces deux pauvres enfans égarés jusqu'à l'heure où la
LES CHANTS POPULAIRES DE L'ANGLETERRE. 901
mort vint finir leurs peines. Ils expirèrent dans les bras l'un de l'autre, ces
chers petits innocens, et leurs corps gracieux ne reposèrent pas dans un
tombeau ; seulement le rouge-gorge couvrit de feuilles leurs restes aban-
donnés au fond des bois. »
Les ballades sur Robin Hood, qui forment un véritable cycle po-
pulaire, nous reportent aux premiers temps de la domination nor-
mande, soit qu'avec l'historien de la conquête on considère ce hardi
aventurier comme le représentant de la nationalité saxonne, soit
qu'on voie simplement en lui un outlaw devenu braconnier par né-
cessité, et, ainsi que le dit naïvement je ne sais quel vieux chro-
niqueur, « un bon voleur qui faisait beaucoup de bien aux pauvres
gens. » Ces ballades ont été l'objet de publications spéciales en
Angleterre, et sans s'y arrêter il suffira de remarquer ici que cette
popularité du libre chasseur, du coureur de bois, n'avait pu naître
qu'à ime époque où les lois sur la chasse constituaient une des
formes les plus dures de la tyrannie étrangère, et où Vouthiiv, re-
foulé dans les forêts, était considéré comme un homme dépouillé
de son bien, qui le reprenait où et comme il le pouvait. Aussi l'in-
fraction à ces lois n'a pas cessé de passer en Angleterre pour un
péché des plus véniels. Shakspeare ne s'en faisait pas faute, si l'on
en croit les anecdotes recueillies sur sa jeunesse. Dans mainte bal-
lade, telle que Johimicde Breadlslee, les forestiers jouent le rôle de
traîtres, et les délinquans, comme dans les Trois archers, sont « de
joyeux compères, des amis de la venaison et de la liberté. » Dans le
comté de Nottingham, principal théâtre des exploits de Robin Hood,
on répète encore une chanson de braconnier, de poarher, attribuée
par la tradition à un gentilhomme du pays, adversaire déclaré des
lois sur la chasse. Ainsi le braconnage n'est pas seulement le fait
de jeunes étourdis ou de pauvres diables qui tuent du gibier pour
vivre; mais, ce qui est bien caractéristique assurément, on en a fait
une protestation et un acte d'opposition politique.
Du reste, les sporting songs en général forment une partie no-
table du répertoire lyrique de nos voisins. On ne s'étonnera pas
que Fielding, à qui l'on doit le type du squire Western, ait com-
posé des chansons de chasse. 11 y en a sur la pêche, sur le turf, sur
le jeu de cricket, et même sur le patinage. Parmi celles qui sont
consacrées aux fêtes rurales et domestiques, beaucoup, antérieures
au règne d'Elisabeth, ont péri, comme nous l'avons dit, à l'époque
de la réforme. Qui pourrait énumérer tous ces eshatlcmens du bon
vieux temps, ces naïves pratiques, ces cérémonies traditionnelles
que le chant accompagnait presque toujours, et dont la plupart ne
revivent plus que dans les ouvrages de Brand {Popular antiquiiics),
de Strutt [Sports and pastimcs of England), ou dans les tableaux
de Maclise et les aquarelles de Taylor? C'étaient les fêtes de mai.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Des couples joyeux défilaient sous un dais de feuillage et formaient
des rondes autour du chêne séculaire dont leurs refrains rappe-
laient le nom celtique {Dcrnj, Dcrry down). Puis venait la solen-
nité de Noël dans le vieux manoir féodal, où la tète de sanglier était
servie en grande pompe au milieu des chants sacramentels, des
grimaces du clonn et des acclamations de tous les convives. Rappe-
lons encore la Saint-Valentin avec ses déclarations poétiques et ses
correspondances amoureuses, la veille des Rois, où, comme dans
le Bessin normand, et presque dans les mêmes termes, les fermiers
des comtés de Devon et de Cornouaille allaient processionnellement,
des brandons à la main, conjurer les animaux nuisibles et appeler
sur leurs vergers la bénédiction du ciel par des incantations ri-
mées. Combien de délassemens utiles ou tout au moins de super-
stitions innocentes parmi toutes ces vieilles coutumes, que l'intolé-
rance calviniste et puritaine a bannies des villes et des campagnes
sous prétexte de papisme et de superstition! Cependant M. Dixon a
pu recueillir quelques-uns de ces poèmes et ballades, qui sont en-
core chantés en Angleterre par les paysans (1). Telles sont la Chan-
son du Mai, celle des Faneurs, de la Moisson [Ilarvest-homé), de
la Meule [Barlejj-moiv), accompagnées souvent de refrains intra-
duisibles et de particularités traditionnelles. Pour celle-ci par exem-
ple, on boit à la santé de la meule dans une mesure de liquide
dont la capacité augmente à chaque couplet; puis, quand arrive le
dernier, on recommence en sens inverse : on part de la coupe la
plus large et on finit par la plus petite. La fête de la moisson est
quelquefois accompagnée d'un chant dialogué entre le hushand-
rnan, propriétaire cultivateur, et le servingman, celui qui travaille
pour un autre; la morale est celle de la fable de La Fontaine, le
Chien et le Loup. Cet orgueil de yeoman et de freeholder, de cette
classe qui constitue la force vive de l'Angleterre, est bien rendu
dans la chanson du Yeêman de Suffolk.
« Voisins, puisque je suis requis de chanter, je vais vous dire la reine
des chansons, car elle est en Thonneur d'une race qui ne le cède à aucune
autre. Lorsque l'ordre commença sur la terre, chaque laboureur était roi ;
il honorait la meule et la charrue; sa ferme était sa cour, et tous se ser-
raient avec respect autour de son foyer protecteur : tel est le fermier de
Suffolk. »
Chaque province a ses types favoris dont les qualités ou les dé-
fauts forment le sujet de maint refrain populaire; tel est le marchand
de chevaux du Vorkshire, qui est proche parent de notre maqui-
gnon de Basse-Normandie. Parmi les défauts dont nous venons de
(1) Aticmit poems, ballads and songs of ihe Poasantry of England. London 1840,
in-S".
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 903
parler, l'ivrognerie tient une place notable, et l'on voit souvent,
placardées sur les murs des cabarets rustiques, de vieilles chansons
où des textes de la Bible sont invoqués dans le sens d'une propa-
gande tout opposée à celle des sociétés de tempérance. Une autre
chanson bien anglaise est le Smoking spiritualised, le Spiri/uah'sme
de la pipe, composée en 1707 par le révérend Ralph Erskine, et
qui se réimprime encore aujourd'hui :
« La fumée qui s'élève en l'air vous montre la vanité des choses mon-
daines que le moindre souffle fait évanouir. Faites cette réflexion et fumez
votre tabac.
« Lorsque l'intérieur de votre pipe se noircit, pensez à l'àme souillée par
le péché : alors le feu seul peut la purifier. Faites cette réflexion et fumez
votre tabac. »
Nous voilà bien loin de la jovialité gauloise, où le vice s'étale par-
fois avec une franchise qu'on pourrait trouver excessive. Cependant
le Vieux Wirhei et sa femme, chanson populaire du nord de l'An-
gleterre, rappelle ces bonnes histoires de maris trompés si com-
munes dans notre ancienne littérature, et nous ne serions pas étonné
que cette vieille plaisanterie eût pris naissance de ce côté-ci du dé-
troit :
« J'allai à l'écurie, et je vis un, deux, trois chevaux. J'appelai ma tendre
épouse et lui dis : — Que font là ces trois chevaux sans ma permission? —
Vieux fou, vieil aveugle, ne vois-tu pas que ce sont trois vaches que ma mère
m'a envoyées? — Oh! oh! voilà qui est fort : trois vaches avec des selles sur
le dos! On n'a jamais vu pareille chose. Le vieux Wichet est parti cuckold,
cuckold il est revenu.
« J'allai dans l'écurie et je vis suspendues une, deux, trois épées. J'ap-
pelai ma tendre épouse, etc.. — Ne vois-tu pas que ce sont trois broches
que ma mère m'a envoyées. — Oh! oh! voilà qui est fort : trois broches
avec des fourreaux! Le vieux Wichet, etc.»
Le pauvre homme en voit bien d'autres. Chaque partie de la mai-
son lui réserve une surprise toujours exprimée avec la même bon-
homie, toujours expliquée avec le même aplomb. Il arrive enfin
dans la chambre et voit un, deux, trois hommes dans le lit.
« Que font là ces trois hommes sans ma permission? — Vieux fou, vieil
aveugle, ne vois-tu pas que ce sont trois filles de basse-cour que ma mère
m'a envoyées? — Oh ! oh! voilà qui est fort : trois filles de basse-cour avee
barbe au menton! On n'a jamais vu pareille chose. Le vieux Wichet est
parti cuckold, cuckold il est revenu, y
La chanson va nous conduire à Londres avec ce brave fermier de
Norfolk dont l'odyssée, sous le règne de Jacques I", est le sujet
904 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une ballade populaire (1), ou avec l'Écossais Robin Conscience
qui, vers la fin du xvii'^ siècle, décrivait minutieusement ses im-
pressions dans la capitale (2). Écoutez les cris de la Cité : « Achetez
un balai {Buy a broom); cerises mûres {Cherry ripe)\ etc. Ce der-
nier air, chanté par M""" Vestris dans Paul Pry, jouissait à Londres,
il y aun certain nombre d'années, d'une immense popularité. C'est
le même qui est connu en France sous ce titre : Nos amours ont
duré toute une semaine. D'autres chansons nous initient aux mœurs
des boutiquiers et des marchands. C'est la veuve inconsolable d'un
riche marchand de la Cité qui, au bout de quelques mois, se remarie
avec le premier commis et <( fait réchauffer pour le festin des noces
les restes du repas des funérailles. » Après les Aventures de Nigcl,
rien ne fait mieux connaître la vie des apprentis de Londres que la
chanson de Sally in our alley. Les apprentis forment la transition
entre les petits métiers et ces corporations puissantes auxquelles
les princes tiennent à honneur d'appartenir, qui ont fourni des
lords-maires à la Cité, des présidens à la chambre des communes,
des ministres àlaGrande-Bretaorne. Qui ne connaît la lé^rende rimée
et chantée de Whittington et son cluit, variation tout anglaise de notre
Cluit boite, et ce refrain que les cloches de Londres lui jetaient,
alors que découragé il allait abandonner la partie :
Turn again, Whittington,
Thrice lord mayor of London.
C'est une de ces traditions profondément nationales qui entretien-
nent dans les classes inférieures l'esprit de suite et d'entreprise,
l'amour de l'indépendance conquise par le travail, nobles passions
auxquelles l'Angleterre doit sa gloire et sa prospérité.
La chanson de Whittington porte ce titre caractéristique : l'Avan-
cement de sir Richard Whittington. Une autre est intitulée : l'Hon-
neur d'un apprenti de Londres, ses belles actions en Turquie, et
comment il épousa la fdle du sultan. Citons encore celle où l'on
voit, au xV' siècle, un de ces marchands, comme notre Jean Ango,
prêter des millions au roi pour faire la guerre à la France, puis brûler
les billets dans une fête donnée au retour de l'expédition. Du reste
les hommes des métiers ne contribuaient pas seulement de leur
bourse, mais aussi de leurs personnes. Un des plus anciens de
ces songs oftrades rappelle, dans sa chronologie un peu confuse,
« comment les apprentis de Londres signalèrent leur bravoure au
(1) The Norfolk Farmer's Journetj ta London, dans les Roxburghe ballads, publices
par J. Payne Collier. London 1847, in-4".
('2) Songs of the London prenlices and trades, publiées par Charles Mackay pour la
Société Pcrey. Londres ISil, in-S", p. 69.
LES CHANTS POPULAIRES DE l'aNGLETERRE. 905
siège de Tours, en France, et tinrent d'une main ferme à Boulogne
l'étendard de Saint-George. Tournay et les villes de France que le
roi Henry sut noblement conquérir redisent encore leurs .prouesses. »
Certes voilà de quoi racheter des actes de turbulence comme ces
héros de la Cité s'en permettaient souvent, car il y avait le bon et
le mauvais apprenti, comme Hogarth nous l'a si bien montré, et, si
la muse populaire redisait les vertus du premier, elle était quel-
quefois forcée d'enregistrer les méfaits du second. Tel était ce
(îeorge Barnwell qui vola son maître et tua son oncle, et dont la
complainte fournit à Lillo le sujet d'un drame imité chez nous par
Saurin.
Mais tout cela est du passé. Les chemins de fer font disparaître,
avec la distance, les différences de mœurs entre les campagnes et
les villes. Dans les premières, les progrès même de l'agriculture,
auxquels il faut ajouter ceux des charges publiques, en demandant
au paysan une somme de travail plus considérable, ne laissent guère
de place aux danses ni aux chants joyeux du soir; quant aux ré-
créations du dimanche, la pruderie anglicane y a depuis lontemps
mis bon ordre. Dans les villes, le time is money règne encore plus
despotiquement, et la chanson, pour qui jadis la fuite du temps
n'était qu'un encouragement au plaisir, en est réduite à marquer le
retour du travail, comme le cadran d'une manufacture :
« Par ce verre qui circule gaîment, nous pouvons voir comment passent
les minutes. Ce tonneau vide nous dit que la nuit est avancée. Bientôt le
jour affairé va nous arracher à nos divertissemens. Enfans du souci, le jour
est fait pour vous. »
La chanson populaire suivra-t-elle la société moderne dans ses
transformations? Née du loisir et de l'insouciance, s'accommodera-
t-elle de notre vie anxieuse et incessamment préoccupée des inté-
rêts matériels? Le café-concert sera-t-il son dernier mot, ou plutôt
ne trouvera-t-elle pas des formes nouvelles pour répondre à de
nouveaux besoins? En chanson comme en politique, il y a la bonne
et la mauvaise popularité. Si l'on jugeait le goût littéraire et le sens
moral d'une nation par les refrains qui courent les rues à un mo-
ment donné, on s'exposerait à être sévère, disons mieux, injuste.
L'idéal trouvera sa voie, même à travers le réseau des railways et
la fumée des usines. En attendant, parlons toujours au peuple un
langage digne de lui, et, si nous voulons qu'il ait une poésie, sa-
chons la lui montrer quelquefois, non telle qu'elle est, mais telle
qu'elle devrait être.
Nous avons cherché par exemple si les mœurs électorales, déjà
anciennes en Angleterre, avaient donné lieu à quelque production
90G REVUE DES DEUX MONDES.
de ce genre qui fût digne d'être citée. La Clunuon du pauvre élec-
teur {thc poor voter s song), qui parut il y a environ vingt ans, dé-
diée à lord Russell, mériterait d'être populaire :
« Ils me savaient pauvre, et ils m'ont cru vil. Ils m'ont jugé d'après
leurs pareils, qui n'adorent que l'ignoble Mammon. Ainsi ils m'ont offert de
l'argent pour mon vote, enfans, pour mon vote! Honte à mes supérieurs
{mij béliers), qui veulent acheter ma conscience!
« Mon vote! mais il n'est pas à moi, pour que j'en dispose à ma fantaisie.
Je le dois à mon pays, et, tant que je pourrai, je le garderai pour le donner
au plus digne, comme doit faire un homme, enfans, un homme, entendez-
vous ?
« Si j'avalais l'hameçon qu'ont amorcé pour moi de vils corrupteurs,
comment oserais-je regarder mes fils en face? Comment leur montrerais-je
le droit chemin, alors que j'entendrais nuit et jour une voix qui me repro-
cherait mon crime? Entendez-vous, enfans? mon crime! » (Il y en anglais
mon péché, my siti.)
Les idées radicales et socialistes ne pouvaient manquer d'avoir
leurs interprètes dans un pays qui, dès le temps de Wat Tyler, avait
répété le hardi refrain : « Quand Adam bêchait et qu'Lve filaif, où
était alors le gentilhomme? » et la chanson populaire offrait un
moyen de propagande tout trouvé. Sans parler des Joli)/ Bcggars
de Burns et des Luddists de Byron, qui offrent un curieux sujet de
comparaison avec les Gueux et les Contrebandiers de Déranger, la
Chanson de r aiguille de Thomas Hood, le Convoi du pauvre de Th.
Noël, Gaffer Gray de Th. Holcroft, peignent sans doute d'une ma-
nière poignante les misères du peuple. Phœhé Morel la négresse
est une protestation contre l'esclavage, inspirée par l'Onele Tom
de M'"' Ceecher-Stowe. M. Gérard Massey, qui reconnaît pour ses
instructeurs politiques Thomas Paine, Volney et Louis Blanc, va un
peu plus loin : il est tel de ses refrains audacieux qui rappelle la
devise des ouvriers lyonnais : « Vivre en travaillant ou mourir en
combattant! » Mais parmi ces chansons un petit nombre seulement
a pénétré dans les districts industriels et dans les affiliations d'ou-
vriers. Les autres ont trouvé des lecteurs plus ou moins sympathi-
ques dans le royaume -uni; il leur a manqué la consécration de la
foule.
III. — CHAJÎSONS ÉCOSSAISES ET IRLANDAISES.
Le vieil amour des Celtes pour la mélodie et le chant semble
avoir donné à l'Ecosse et à l'Irlande ce qu'on a contesté plus ou
moins justement à l'Angleterre, une poésie lyrique et une musique
nationales. Le nord de la Grande-Bretagne fut toujours renommé
LES CHANTS POPULAIRES DE l'aNGLETERRE. 007
pour ses chansons, et Walter Scott remarque que la ballade a mieux
conservé sa popularité en Ecosse que de l'autre côté de la Tweed.
11 en voit la cause dans les mœurs d'une contrée sauvage et recu-
lée, qui ne pouvaient être les mêmes que celles des populations ré-
pandues sur un territoire plus riche et mieux cultivé. Quatre vo-
lumes, dit- on, composent la bibliothèque d'un liouilleur [rolUer]
écossais : la Confession de foi et la Bible pour les parens, la Vie
de Wallacc pour le fils, et un recueil de ballades pour la fille (I).
Tandis que ces recueils en Angleterre sont empruntés aux biblio-
thèques, aux cabinets des curieux et des érudits, en Ecosse ils sont
la plupart du temps tirés de sources orales, et, si nous pouvons
parler ainsi, imprimés sur le vif. Walter Scott, James Hogg le ber-
ger d'Ettrick, Jamieson, John Leyden, ont pu recueillir ainsi un
grand nombre de chants écossais de la bouche des paysans, des
colporteurs, des vieilles femmes, et surtout des joueurs de corne-
muse attachés de père en fils à d'anciennes familles ou à des villes :
tel était le vieux Robin Coastie, mort en 1820, piper de Jedburgh,
où ses ancêtres remplissaient cet oflice depuis trois siècles.
La musique écossaise a des modulations caractéristiques qui con-
sistent en de fréquens passages du majeur au mineur, en de brus-
ques intervalles de la tonique à la dominante, appropriés à la tabla-
ture de la cornemuse [hagpipe], qui n'a que neuf notes. Plusieurs
airs, malgré quelques chutes étranges pour nos oreilles, ont une
mélodie suave et mélancolique. Des écrivains italiens, Tassoni et
Gesualdo, ont fait honneur au roi Jacques 1" d'Ecosse de ce carac-
tère particulier de la musique écossaise. D'autres l'attribuent à la
vie solitaire que mènent les bergers par qui ou pour qui la plupart
de ces airs ont été composés. On en cite dont David Rizzio aurait
été l'auteur; il en est d'autres qui reproduisent, avec des paroles
plus ou moins profanes, d'anciens chants de l'église catholique, —
John, corne, kiss me now, — Aidd lang syne^ — Jolin Andersen
my Joe, — We're a noddin. Quoi qu'il en soit, rien n'est plus
agréable à entendre, même au point de vue purement musical, que
plusieurs de ces mélodies : Cluirlie is my darling, ihe Bbie Bells
of Srothind, Auld Robin Gray, enfin Robin Adtiir, que Boïeldieu
a intercalé dans le troisième acte de la Dame blanche. D'ailleurs il
suffit de rappeler, pour l'honneur de la musique écossaise, que
Haydn et Beethoven n'ont pas dédaigné de composer des accompa-
gnemens pour des collections d'airs écossais.
(1) Nous avons sous les yeux quelques-uns de ces recueils populaires : The budr/et of
Uirth, The friskey Songster, The tvinters evening Companion, publiés à Glasgow chez
Lumsden dans un format portatif, au prix de six pence, et accompagnés de gravures
grossièrement coloriées.
908 IIEVUE DES DELX MONDES.
Les chansons écossaises ont un goût de terroir bien prononcé,
comme les mélodies mêmes qui les accompagnent. Ce n'est pas
qu'on ne retrouve dans les plus anciennes quelques affinités avec
les chants Scandinaves, dans celles d'une date plus récente des
coïncidences avec de vieux refrains français (1), qui s'expliquent du
reste par les relations amicales sans cesse entretenues entre les
deux pays. Il faut néanmoins distinguer dans les chansons écossaises
deux sources d'inspiration et deux manières tout à fait différentes.
Dans les ballades, les mœurs primitives et sauvages ont laissé
leur empreinte. Ce qui domine, c'est la rêverie Scandinave, la ru-
desse germanique et quelquefois la richesse d'images des poésies
serbes et helléniques. A cette veine primitive se rapportent Ed-
ivard, Edward! que Herder a traduit en allemand, — la Cruelle
iMcrc, la Cruelle Sœur, ihe Water of Wearie Well, chants bizarres
et saisissans qu'il faut lire, non dans les versions affaiblies de Percy,
mais dans la forme naïve que la critique moderne a su restituer. Un
petit poème d'une étrange tristesse suffira pour donner une idée de
ces poésies originales reproduites par M. Dixon (2).
LES DEUX CORDEAUX.
« Comme je me promenais tout seul, j'entendis deux corbeaux se parler;
l'un dit à son camarade : « Où irons-nous dîner aujourd'hui? »
— « Derrière ce vieux mur en terre gît un chevalier nouvellement tué ,
et personne ne sait qu'il gît en ce lieu, excepté son épervier, son chien et
sa dame.
« Son chien est allé à la chasse, son épervier lie pour un autre maître
les oiseaux sauvages, sa dame a pris un autre serviteur; ainsi nous pour-
rons faire un bon repas.
« Toi, tu te percheras sur sa blanche poitrine, moi, je lui arracherai
avec mon bec ses beaux yeux bleus, et des boucles de ses cheveux blonds
nous boucherons les fentes de nos nids.
(f De ses amis plus d'un mène grand deuil, mais nul ne saura jamais où il
est tombé, et sur ses os dépouillés et blanchis le vent soufflera incessam-
ment. »
C'est à cette catégorie que se rattachent les Chants des border
écossais et anglais, recueillis par Walter Scott et par W. Frederick
Sheldon (3), car les limites des deux territoires se confondent, et,
(1) Entre autres la ronde Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés, —
le Conjurateur et le Loup, — la Chanson des nombi'es, etc. Voyez Chambers, Popidar
rhymes of Scotland, p. 170, l',i9, etc.
(2) Scottish traditiunal versions of ancient ballads. London 1845, in-8".
(3) Minstrelsy of the Scottish Border. — Minslrelsij of the English Border. London
1847, in-S".
LES CHANTS POPULAIRES DE l'aNGLETERRE. 909
comme les frccboolcrs d'autrefois, les chansonniers et les collec-
teurs ont souvent fourragé indirectement sur l'une et l'autre fron-
tière. On chasse sur les deux versans des Gheviots, et tous ces lieux
auxquels s'attache une notoriété romanesque et sanglante, Flodden,
Otterburn, Halidon-Hill, séparés ou non par la Tweed, sont compris
dans un rayon de quelques milles d'étendue. Nous n'insisterons
pas ici sur ces scènes de violences et quelquefois d'héroïsme sau-
vage que les romans de Scott nous ont rendues familières. Jolinic
Tel fer, les Adieux de lord Maxwell , les Plaintes de lady Anne
Bothœell, surtout Chevjj-Chace, cette véritable épopée du border
écossais dont la grandeur sauvage parlait si vivement à l'âme de sir
Philip Sidney, sont dans toutes les mémoires. Les chants du border
anglais sont moins connus. On y voit, à la bataille d'Otterburn, le
nom normand des Umfreville mêlé à celui des Douglas et des Percy.
The Laidley Wonn reproduit quelques traits de notre Mélusine, et
le Déerel de Bortlnviek est tout à fait le pendant de notre légende
normande de la Côte des deux Amans.
Les chansons d'amour forment dans la poésie écossaise un groupe
d'un tout autre caractère. On y remarque une inspiration générale-
ment douce mêlée à des sentimens de dévotion assez exaltés. Ainsi
une jeune fille paile de son amant avec une maussaderie toute pu-
ritaine. « 11 ne dit pas ses grâces à ses repas; jamais il ne prend
le Livre {the Beuk, c'est-à-dire la Bible); ses lèvres ne sont pas
des lèvres à psaumes. La bouche qui ne chante pas les louanges du
Seigneur n'est pas faite pour courtiser une jeune fdle. »
Les images de la vie champêtre et domestique marquent en quel-
que sorte d'une empreinte uniforme la plupart de ces composi-
tions. Ce sont de longues journées passées en compagnie de jolies
filles [bonny lasses) aux cheveux blonds sur les bords de l'Ayr ou
de la Clyde, ou sur des gerbes de foin nouvellement coupé et dont
la senteur pénétrante nous arrive avec le chant des oiseaux, les
sons de la cornemuse et le tintement lointain des cloches du vil-
lage. Pour se faire une idée de cette poésie, il faut lire Marie la
Montagnarde de Burns, les Collines de /' Yarrow, les Rives de l'Ayr,
car, ainsi que le remarque Washington Irvving, « beaucoup de ces
simples effusions de la muse pastorale écossaise sont liées aux sou-
venirs de localités chères au poète, de telle sorte qu'il n'y a pas une
montagne, une vallée, un ruisseau, un village dont le nom ne soit
associé à quelque air favori dont il devient comme la note fonda-
mentale en réveillant une foule d'associations délicieuses. »
Quelquefois cependant l'amant est séparé de sa maîtresse par des
distances considérables. 11 entreprend de longues excursions noc-
turnes pour la voir furtivement à la fenêtre de son eottage. Les ha-
1)10 REVUE DES DEUX MONDES.
sards de ces pérégrinations aventureuses à travers un pays ro-
mantique et accidenté , les joies et parfois les entraînemens du
rendez-vous, les attaques d'un père ou d'un rival jettent dans ces
petits drames du mouvement et de la variété. L'amour en cheveux
blancs est encore un thème favori de la chanson écossaise. Le Vieux
Bohin Grny a été popularisé en France par une imitation assez
faible de Florian. John Anderson, my Joe, de Burns, est un reflet
heureux de la fable grecque de Philémon et Baucis.
«John Anderson, mon vieux John, nous avons monté la colline ensemble,
et nous avons connu l'un avec l'autre plus d'un jour joyeux. Maintenant,
John, il faut redescendre; mais nous cheminerons la main dans la main,
et, arrivés au pied, nous y dormirons ensemble, John Anderson, mon vieux
John. «
Mais c'est dans la courte chanson de Smyth, intitulée le Père
mourant à sa fille, qu'il faut chercher le véritable spécimen de ce
que les Anglais appellent sangs of affections.
« Tu as marché à mes côtés dans la vie; tu as été l'ange de mon foyer.
Tu savais trouver pour mon fauteuil le coin le plus chaud, et tu faisais en-
tendre à mon oreille un peu dure ce que disait le visiteur, alors que je
voyais un sourire errer sur les lèvres des assistans. Quand ma mémoire se
fourvoyait, c'est encore toi qui venais à mon secours et qui interprétais ma
pensée. Tu as soutenu ma tête quand je me suis couché pour le dernier re-
pos; enfin à ce moment suprême tu es là pleurant à mon chevet. »
L'antiquaire Ritson se demande en quoi la chanson irlandaise se
distingue de l'anglaise, étant écrite dans la même langue par des
descendans de colons anglais. On sait en effet, et ce n'est pas un
des moindres griefs de l'Irlande, que le Saxon vainqueur lui im-
posa son langage, proscrivit les anciens bardes du pays, et ne crut
pas sa conquête achevée, si elle ne s'étendait à la chanson, a On
nous a forcés, dit avec amertume un écrivain irlandais, de chanter
nos griefs dans la langue de l'oppresseur! » Mais le poète populah'e
a trouvé le moyen de rester national en dépit de la forme étrangère
qu'on lui imposait : il a pensé en irlandais, et souvent même jeté
dans ses refrains, comme une protestation, quelques mots de cette
langue chère et proscrite. Ainsi ont procédé tous ces poètes vrai-
ment nationaux dont il ne faut pas confondre les productions avec
les contrefaçons pseudo-irlandaises à l'usage des théâtres de Lon-
dres, tous ces poètes irlandais de race, tels que Griffin, Banim, Cal-
lagan, Ferguson, Lever, Davis, Walsh, et surtout Mangan, qui s'est
borné le plus souvent à traduire les vieux caoines ou chants erses
conservés traditionnellement dans la mémoire de quelques vieilles
femmes et dans les provinces les plus reculées. C'est pour n'avoir
LES CHANTS POPULAIRES DE l'aNGLETERRE. 911
pas fait la part de cet élément celtique toujours persistant sous
l'idiome imposé par la conquête que Ritson ne trouvait pas de ré-
ponse satisfaisante à la question qu'il s'était posée. Il est certain
qu'il y a dans la chanson populaire irlandaise une certaine liumoiir,
un tour particulier d'expression que les Anglais rendent par le mot
quainlness, et qui ne se trouve pas ailleurs. A. quoi l'attribuer, si ce
n'est à ce fond celtique qui s'y fait jour cà travers la forme anglaise
dont on l'a recouvert? M. Groker, qui a recueilli les chants popu-
laires de l'Irlande', constate que le caractère national est éminem-
ment sympathique au genre de la chanson. « Heureux ou malheu-
reux, dit-il, triste ou gai, l'enfant d'Érin chante toujours, et dans
toutes les situations on pourrait dire de lui ce qu'un roi de Sardai-
gne disait des Français : Eh bien! comment va la petite chanson? »
Quoique malheureuse et déshéritée au profit de sœurs mieux traitées
par le sort, l'Irlande, cette Cendrillon des nations, comme l'appelle
un de ses écrivains, est restée fidèle à cette forme de littérature
poétique et musicale depuis le temps où, sous chaque toit, son
antique hospitalité tenait toujours deux harpes à la disposition du
voyageur.
Nous retrouvons les Stuarts et la France dans la plupart des chan-
sons historiques irlandaises. Au fond de cette double sympathie, la
haine contre l'Angleterre entrait sans doute pour beaucoup, et l'on
chante encore ce refrain en chœur dans le sud de l'Irlande : « Jetons
à la mer ces intrus Saxons! ils sont venus sans être invités; don-
nons-leur la bienvenue avec l'épée! »
Boy ne Water et la Mort de Srliombcrg sont citées comme les
meilleures chansons de la première guerre jacobite en Irlande. Nous
en parlons ici parce que les sentimens en sont tout irlandais et que
le drame historique auquel elles se rapportent eut son dénoûment
en Irlande. En voici une qu'on attribue au capitaine Ogilvie, l'un des
cent gentilshommes qui, à la suite de la défaite du roi Jacques, for-
mèrent en France la brigade irlandaise , et , après des prodiges de
valeur, périrent presque tous sur les bords du Rhin.
« Ce fut pour notre roi légitime que nous abandonnâmes les rives de
rÉcosse et que la terre irlandaise nous vit combattre.
« Maintenant nous avons fait tout ce que les hommes peuvent faire, et
nous l'avons fait en vain. Adieu mes amours et ma terre natale, car il faut
traverser l'Océan !
« Il se retourna au moment de quitter :e rivage de l'irlaude, et tira vi-
vement les rênes en s'écriant : Adieu ma chère, adieu pour toujours!
« Le soldat revient des guerres, la mer rend le matelot à ses foyers; mais
je me sépare de mes amours pour ne les revoir jamais.
«Quand le jour a disparu, quand la nuit est venue et que le sommeil
91*2 REVUE DES DEUX MONDES.
donne à tous le repos, je pense à celui qui est au loin, et je pleure tant que
la nuit est longue. «
Les tentatives jacobites du xviii^ siècle, dont nous avons suivi en
Angleterre les péripéties poétiques et l'issue fatale, eurent aussi
leur retentissement sur cette terre d'Érin, vouée, comme l'Ecosse,
aux nobles et stériles dévouemens. Les Irlandais accompagnèrent
de leurs vœux le prétendant, et une chanson allégorique composée
en sou honneur, l Oiseau noir royal, figure encore au noml)re des
refrains proscrits que le paysan aime à répéter. Les troubles de
1760 avaient leur source dans des conflits agraires, mais ils se
rattachaient à de certains mots d'ordre politiques. Ainsi les ivhite-
boys avaient coutume de marcher la nuit en chantant sur des airs
jacobites : (c Nous sommes les enfans sans peur qui allons de nuit
avec la cocarde blanche. » Un recueil anglais (1), qui donne de cu-
rieux détails sur ces manifestations demi -socialistes, demi -politi-
ques de l'Irlande, n'a pas de peine à démontrer qu'il y avait peu
de logique dans ces appels désespérés à des points d'appui si divers.
« On s'adressait aux Stuarts, dit la Revue de Westminster^ comme
à des amis de l'indépendance irlandaise; or aucune dynastie ne lui
fut plus hostile. On comptait sur les républicains français pour res-
taurer la vieille aristocratie irlandaise. Plus tard Napoléon était
invoqué comme le champion des libertés de l'Irlande, et notre gra-
cieuse reine est associée aux honneurs rendus à O'Connell. » Ajou-
tons qu'en 1798 les Irlandais se servaient d'un symbole monar-
chique pour désigner la France républicaine , et donnaient un
caractère religieux à une guerre où leurs alliés étaient des infi-
dèles. Ainsi l'on chantait : « Nous arborerons la harpe et la fleur de
lis, et nous réduirons en poussière nos tyrans hérétiques (2). » Du
reste, c'est une grande erreur, assure-t-on en Angleterre, de sup-
poser que les républicains français étaient populaires dans le sud
de l'Irlande. « Napoléon au contraire, dit l'auteur de l'article, avait
tontes les sympathies [iras an universal favourite). Encore aujour-
d'hui le paysan irlandais ne parle de lui qu'avec l'expression du re-
gret, et son exil à Sainte-Hélène fut déploré dans des centaines de
ballades dont la popularité n'est pas encore épuisée. Par une de ces
allégories qui leur sont familières, les poètes irlandais l'ont person-
nifié dans une chanson intitulée le Verdier {Green Linnet), qui fait
pendant au lioytrl blark bird. Quelque bizarre que puisse paraître
cette association du nom de .Napoléon à celui du prétendant, il est à
(1) Westminster Beview, vol. xxxiii. Illustrations of the Whiteboijism.
('2) T. Ci'ofton Croker, Popular songs illustrative of the French invasions of England.
London 1847, in-S".
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 913
peine moins étrange de trouver ses louanges accouplées à celles de
la reine Victoria dans une ballade, les Gais moissonneurs [the Jolly
shenrers), publiée en 18/i0, et si populaire, que l'éditeur nous as-
sura qu'il ne pouvait suffire à l'impression. Nous tenons d'ailleurs
de la plus sûre autorité, c'est-à-dire des marchands de chansons,
que même les vieilles ballades les plus en faveur ne se vendraient
pas, si l'on n'y cousait une stance en faveur de sa majesté. »
Nous avons laissé parler l'écrivain anglais parce que plus d'un
enseignement ressort de ses paroles. « Les inconséquences que
vous nous reprochez, pourrait dire l'Irlande, viennent de nos mal-
heurs, qui sont votre ouvrage. Enfans de l'imagination, nous nous
consolons par des chansons des maux que vous, peuple logique,
vous nous avez infligés... » Il y a du moins chez l'Irlandais deux
choses qui ne changent pas, qui le suivent partout dans sa fortune
errante, et auxquelles dans le malheur, dans l'exil, dans la persé-
cution , il demeure invinciblement attaché : c'est la foi religieuse et
l'amour du sol natal. Nous avons entendu l'Exilé d'É?'in, petit
poème national, chanté par une voix irlandaise. Cette ballade tou-
chante se termine ainsi :
« Mais oublions, pauvre exilé, ces douces images de la patrie absente. Je
vais mourir : ô mon pays, reçois mon dernier vœu. Terre de mes pères,
verte Érin, quand mon corps glacé reposera dans la tombe, quand mon
cœur aura cessé de battre, que tes prairies soient toujours verdoyantes,
que rOcéan n'ait pas d'île plus chérie que toi, et que tes bardes chantent à
jamais le refrain national : Erm Mavourneen, Erin go Bragh (1) ! »
Quand la chanteuse en vint à ce dernier couplet, ses yeux et sa
voix se remplirent de larmes ; sa main glissa le long des cordes de
sa harpe, et elle ne put achever la ballade qui lui rappelait trop
vivement le pays natal.
Les ouvriers irlandais, en si grand nombre à Londres, ont un
club où, pour six pence par tête, ils passent la soirée à boire et à
chanter. Leur chanson favorite est une espèce de complainte inti-
tulée l'Etranger irlandais :
« 0 Érin, triste Érin, avec quelle tristesse je récapitule les griefs de ton
île si maltraitée ! Je pleure le sort de tes enfans réduits à errer au loin sur
des rivages étrangers. Donnez-moi les moyens de traverser l'Océan, et
l'Amérique pourra m'oflfrir un abri contre la misère; mais, tandis que je
reste encore sur ses bords, je puis donner un regret aux joies que je ne
connaîtrai plus.
(' Adieu donc, Érin, et ceux que je laisse pleurant sur ce rivage désolé !
(1) '.( Irlande ma chérie, Irlande pour toujours. »
TOME xLViii. ri8
Qill REVUE DES DEUX MONDES.
Adieu à la tombe où repose mon père! adieu à tous les plaisirs! — J'avais
autrefois un foyer, j'erre maintenant en étranger sur le sol anglais. Oh !
donnez-moi une patrie, ou donnez-moi la tombe. — Oui, la liberté, c'est
tout ce que je demande! »
Les Plaintes de l'émigrant irlandais, la Mère de l'émigré, l'Emi-
granl irlandais en Amérique, tels sont les titres qui nous frappent
à chaque page dans un recueil de chansons irlandaises éminemment
populaire (1), et dont les termes mêmes rappellent la grande plaie
sociale de ce malheureux pays. Parmi ces chansons, Gille Ma-
chree (2) est une des plus connues. C'est un amant qui va chercher
au-delà des mers l'or à l'aide duquel il triomphe des résistances d'un
père avare ou prévoyant. Dans une autre, l'émigrant dit en parlant
de ces terres lointaines où la misère le pousse : « On assure que le
soleil y brille toujours, qu'il y a là du pain et du travail pour tous-,
mais ce pays, fût-il cent fois plus beau, ne me fera pas oublier la
pauvre et vieille Irlande. » Enfin un autre de ces exilés volontaires,
devenu par le travail heureux et libre au-delà de l'Océan, gémit en
mourant à l'idée de reposer si loin de sa patrie : « Oh ! si les âmes
peuvent quitter le lieu marqué pour leur dernier sommeil, je veux
te revoir, terre chérie par-dessus toutes les autres, je veux que mon
ombre plane légèrement sur tes vertes vallées, je veux vous visiter
encore, bois de Kylinoë, où, enfant, j'errai tant de fois. » Persécu-
tion, misère, exil, telles sont les notes douloureuses qui reviennent
sans cesse dans la chanson irlandaise, et dont la monotonie même
accuse l'état social dont elle est l'expression.
« C'est une plume et non une pierre que vous jetez au vent, quand
vous voulez savoir d'où il souffle. Ainsi la chanson, chose légère,
vous en dit souvent plus sur la direction de l'esprit public que de
lourds chroniqueurs ou de graves historiens. » Cette image ingé-
nieuse, que nous empruntons à un humoriste anglais, fait bien sen-
tir tout ce qu'une étude en apparence frivole peut apporter de lu-
mières utiles à l'histoire des peuples et des littératures. Appliquée à
l'Italie, puis à l'Angleterre, l'étude de la chanson nous a révélé chez
l'une et chez l'autre des particularités caractéristiques rendues plus
sensibles encore par le contraste. A la double influence de l'anti-
quité classique et du catholicisme, que nous présentait le premier
pays, s'est substituée, dans le second, celle des mœurs germaniques
et des croyances protestantes et puritaines. Nous y avons vu la
chanson, au lieu de s'épanouir en plein soleil, se cantonner auprès
du foyer, se dégager des brouillards d'un ciel sombre, se colorer du
(1) The ballad poetry of Ireland, by Ch. Gavan Duffy. Dublin 1845, in-18.
(2) En irlandais, « celle qui illumine mon cœur. »
LES CHANTS POPULAIRES DE l' ANGLETERRE. 915
milieu légendaire et fantastique qui l'entoure, ou bien, mêlée au
monde réel (car c'est une des singularités de la race anglo-saxonne
que d'allier le goût du surnaturel à un esprit très positif), refléter
l'existence laborieuse des campagnes, la vie active et aflairée des
villes. Nous y avons saisi encore d'autres différences : là où l'Italien
se contente d'un sentiment vague, d'un simple prétexte pour le
chant, l'Anglais veut se prendre à des sentimens précis comme les
affections domestiques, à des intérêts matériels, à des faits réels,
ou tout au moins à des récits même imaginaires. Voilà pourquoi
nous avons vu les chants historiques et les ballades tenir une grande
place dans la littérature dont nous avions à signaler les principales
manifestations. D'ailleurs, plus heureuse que l'Italie, l'Angleterre a
de bonne heure conquis sa nationalité ; elle a pu chanter les événe-
mens de son histoire, tandis que la péninsule fut longtemps réduite
à des aspirations vers l'indépendance et l'unité qui la fuyaient tou-
jours.
Le caractère national ne pouvait manquer de laisser aussi sa trace
dans les chants populaires : là une bonhomie qui va jusqu'au lais-
ser-aller et quelquefois jusqu'à l'oblitération du sens moral; ici le
sentiment de la dignité individuelle poussé jusqu'à la raideur et à
l'insociabilité. En passant du midi au nord, l'imagination devient
aisément de la fantaisie, la gaîté n'est plus que de V humour. Enfin
les différences provinciales, trop longtemps persistantes en Italie,
ne sont pour la Grande-Bretagne qu'une exception, surtout sensible
en Ecosse et en Irlande, pays de race distincte. Cependant l'his-
toire de la chanson populaire chez les deux peuples ne se borne
pas à confirmer certaines données générales; elle nous permet en-
core de saisir quelques particularités intimes, trop souvent omises
ou dédaignées. De même que nous avons pu signaler chez la muse
populaire italienne quelques accens mâles et patriotiques qu'on
n'attendait pas d'elle , des recherches analogues consacrées à la
chanson anglaise nous ont révélé, chez cette race anglo-saxonne si
dure, si impénétrable en apparence, une veine d'émotion contenue
et des élans sympathiques qui modifient, en les complétant, les idées
admises jusqu'à ce jour sur la littérature et le caractère des popu-
lations britanniques.
E.-J.-B. Rathery.
L'ÉCOLE DE ROME
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
S'il est une institution que l'Europe nous envie, parce qu'elle est
libérale, féconde, glorieuse, c'est l'Académie de France établie à
Rome dans le palais des Médicis. Les autres peuples se procurent
aussi bien que nous des canons rayés, des frégates cuirassées et des
constitutions; mais aucun pays n'a osé encore imiter la générosité
de la France, qui envoie chaque année à Rome l'élite de ses jeunes
artistes, leur offrant pour cinq ans l'indépendance, le commerce des
chefs-d'œuvre, le ciel inspirateur de l'Italie, le temps de se révéler
à eux-mêmes, l'émulation de la vie commune, des traditions forti-
fiées par deux cents ans de grandeur. Telle est cependant la légè-
reté de l'esprit français, tel est le besoin de niveler, qui est la ma-
ladie de notre siècle, telle est la joie de détruire toute supériorité,
même celle du talent, que des voix s'élèvent pour attaquer l'école
de Rome. Je comprends ses ennemis, qui veulent qu'on la sup-
prime; ils sont francs, ils avouent qu'elle est un obstacle aux folles
aventures, une digue contre l'anarchie dans les arts; ils sortent
peut-être de l'exposition des refusas. Je ne comprends pas ses faux
amis, qui demandent qu'on la réforme, qui avouent en gémissant
qu'elle s'affaiblit, qu'elle attend des remèdes, et qui proposent d'a-
baisser le recrutement, de diminuer le nombre des pensionnaires, de
les exempter d'une partie de leurs travaux, de réduire le temps de
leur séjour à Rome, de les disperser libres et sans direction dans
les diverses contrées du monde, afin qu'ils contemplent les danses
des aimées en Orient, les courses de taureaux en Andalousie et les
manœuvres de l'armée prussienne à Berlin. A ceux-là je crierai de
toutes mes forces : « Un peil d'audace, et frappez au cœur! Si l'école
l'école de ROME AU XIX® SIÈCLE. 917
de Rome doit succomber, qu'elle tombe d'un seul coup avec son
passé, ses institutions, sa couronne déjeunes talens, avec les re-
grets de toute la France; mais ne l'énervez pas sous prétexte de la
guérir, ne la corrompez pas pour qu'elle languisse sans honneur, ne
la forcez pas, par des douceurs empoisonnées, de mériter un jour
de périr ! »
Un décret du 15 novembre 1863 a pu laisser craindre qu'il ne
fût touché à l'école de Rome. L'Académie des Reaux-Arts, à la-
quelle la loi du 25 octobre 1795 et la loi complémentaire du à avril
1796 attribuent la tutelle morale de l'école de Rome, a présenté à
l'empereur des observations respectueuses, mais dictées par une
ferme conviction et par l'amour du bien public. Il est encore permis
d'espérer que l'application du décret sera différée ou adoucie pour
ce qui concerne les pensionnaires de la villa Médicis. Quant au rap-
port adressé par M. de Nieuwerkerke au maréchal Vaillant, je n'ai
rien à en dire. Condamner à la face de l'Europe notre école des
Reaux-Arts, qui sert de modèle aux écoles des autres pays, flétrir
l'École de Rome, d'où sont sortis depuis cinquante ans la plupart de
nos artistes éminens, accuser d'incapacité et d'injustice l'Académie
des Reaux-Arts, qui résume la doctrine de l'école française et con-
tient toutes ses gloires, c'est une triste tentative qui n'a plus besoin
d'être combattue (1). 11 suffît d'en appeler au bon sens de la France
et à son patriotisme. Le vain bruit qu'on a suscité dans quelques
journaux ne fait illusion à personne. L'opinion, d'abord étonnée, se
prononcera bientôt; je me trompe, elle s'est déjà prononcée. Que
ceux qui veulent achever de s'éclairer lisent l'adresse de félicita-
tions insérée au Moniteur du 29 novembre, et signée par cent neuf
personnes; qu'ils examinent, je les en adjure au nom de l'honneur
national, les signatures apposées au bas de cet acte, qu'ils pèsent la
valeur de chaque nom, qu'ils songent, d'un autre côté, que quatre
cent quatre-vingt-cinq élèves de l'École des Reaux-Arts ont remis
à l'empereur une pétition contraire, et ils seront aussitôt édifiés.
Puisqu'on nous force à nous compter dans une crise qui peut de-
venir si funeste à l'art français, je crois juste de présenter au pu-
blic un tableau de l'école de Rome depuis le commencement du
siècle. Je n'entreprends ni une histoire ni un panégyrique, mais un
simple travail de statistique. Des noms, des dates, des œuvres, met-
tront le lecteur en mesure de se souvenir et d'apprécier. On accuse
l'école de Rome devant le pays de ne justifier ni ses libéralités ni sa
confiance : j'apporte les pièces du procès. Que le pays juge!
(1) M. Ingres vient de publier, avec l'autorité de son grand nom, une réponse au.
rapport sur l'École impériale des Beaux-Arts.
918 REVUE DES DEUX MONDES ^
I.
11 est inutile de rappeler par qui l'école de Rome fut créée. Beau-
coup de gens seraient en peine de dire quel était le prédécesseur
de François I" ou le successeur d'Henri IV; mais personne n'ignore
et ne veut paraître ignorer que l'Académie de France à Rome a été
fondée par Louis XIV et par Colbert. C'est pour ce grand roi et son
ministre le titre d'immortalité le plus pur. Cette institution devint
aussitôt populaire, vraiment française, chère à notre orgueil, plus
chère encore à la patrie, qui l'adoptait pour jamais.
En eiïet, après cent vingt-huit ans de paix et d'éclat, l'Académie
de France à Rome, fdle des rois, ne fut pas seulement respectée par
la révolution, elle fut protégée avec une vigilance particulière. Le
25 novembre 1792, la convention, alarmée par l'hostilité de la po-
pulation romaine, plaçait l'école sous la direction immédiate de
l'agent français près le saint-siége. Peu de temps après, l'émeute
chassait les pensionnaires, obligés de se réfugier à Naples auprès
de M. de Mackau, et le secrétaire de l'ambassade, M. de Basseville,
mourait assassiné dans le Corso, parce qu'il avait dérobé ses com-
patriotes aux fureurs de la populace. L'Europe était en feu, Rome
fermée; la convention, pour assurer malgré tant de dangers la per-
pétuité de l'œuvre de Louis XIV, rendit un décret, le 1" juillet
1793, par lequel une pension de 2,ZiiOO francs était assurée pendant
cinq ans aux artistes qui remporteraient les grands prix.
A peine la tempête fut-elle apaisée, que le directoire ordonna à
son tour la réintégration de l'Académie de France à Rome (J). Ce
ne fut cependant qu'en 1801, sous le gouvernement du premier
consul, au moment où se signait le concordat, que put avoir lieu
la restauration de l'académie. Le nouveau directeur, Suvée, échan-
gea le palais de Nevers contre la villa Médicis, et ménagea ainsi
aux jeunes artistes la retraite la plus noble, la plus silencieuse, la
plus favorable à l'inspiration et au travail, au milieu d'une archi-
tecture grandiose, de fontaines jaillissantes, de bois que dominent
les pins de la villa Borghèse, au-dessus de la ville éternelle, qui
s'étend au pied du mont Pincio. Napoléon I" voulut même complé-
ter une institution dont il comprenait toute la beauté. Sous la
royauté, les grands prix de Rome se bornaient à trois : prix de
(1) L'article vu de la loi du 25 octobre 1795 est ainsi conçu : « Les artistes français
désignés à cet effet par l'Institut et nommés par le directoire exécutif seront envoyés
à Rome. Ils y résideront cinq ans dans le palais national, où ils seront nourris et logés
aux frais de la république. Comme par le passé, ils seront indemnisés de leurs frais
de voyage. »
l'école de ROME AU XIX*" SIÈCLE. 919
peinture, de sculpture et d'architecture. Napoléon fonda également,
en 1803, des concours pour les graveurs en taille-douce, les gra-
veurs en médailles et en pierres fines, les compositeurs de mu-
sique, et demanda "à l'Académie des Beaux-Arts d'en rédiger les
règlemens.
Ainsi l'an 1801 ouvre une ère nouvelle pour l'école de Rome.
Elle avait traversé les jours les plus difficiles de la révolution en se
fortifiant, en pénétrant plus intimement dans le cœur de la nation.
L'empire l'entoura d'honneurs, doubla ses ressources, étendit son
influence. Je prends donc les listes de l'école depuis 1801, et je
relève les noms de ceux qui ont su conquérir, à des degrés iné-
gaux, ou des succès solides, ou la faveur publique, ou la gloire.
Je commence par les peintres.
En 1801, le grand prix de peinture fut remporté par Jean-Domi-
nique-Auguste Ingres. N'était-ce pas quelque chose de providentiel
que de voir inaugurer l'Académie de France reconstituée par celui
qui devait être le ferme soutien de l'art, le représentant le plus con-
vaincu de la tradition et du spiritualisme, le chef de l'école fran-
çaise? Pendant le temps de son noviciat, M. Ingres envoya à Paris
une Odalisque, OEcUpe et le Sj)hinx, Jupiter et Thétis.
Le prix de 1803 fut donné à Blondel, talent plus propre à traiter
les allégories que les sujets modernes, qui devait peindre un jour la
salle de Henri II au Louvre, le plafond et les dessus de porte de la
salle du conseil d'état, quelques-unes des grisailles du palais de la
Bourse, et une grande partie de la galerie de Diane à Fontainebleau.
— En 1807, Heim arriva à son tour à Rome. Ses compositions, vi-
goureusement dessinées, pleines de couleur et de mouvement, lui
valurent des triomphes précoces qui furent rajeunis, après quarante
années, par un triomphe plus éclatant. Ses œuvres, qu'il avait laissé
oublier par excès de modestie, frappèrent tous les connaisseurs dès
qu'elles reparurent à l'exposition universelle de 1855, et un jury
de peintres envoyés des diverses contrées de l'Europe lui décerna
une des grandes médailles d'honneur. — Drolling (1810) ne se si-
gnala pas seulement par des œuvres distinguées, telles que son Jésus
parmi les docteurs par exemple , que promettait son envoi de Rome,
la Mort crAbel, tant vantée par Girodet; il fut un professeur estimé,
et plus d'un peintre, M. Baudry entre autres, s'honore d'avoir été
son élève. — Abel de Pujol (1811) est le peintre de la chapelle de
Saint- Roch à Saint -Sulpice, du Martyre de saint Etienne, des
grandes grisailles de la Bourse et surtout de ce plafond qui décorait
si dignement le célèbre escalier de Percier au Louvre, qui a dis-
paru avec l'escalier en 1856, et qu'Abel de Pujol a refait dans la
bibliothèque. — Puis se succédèrent Picot (prix de 1813), qui forma
920 REVUE DES DEUX MONDES.
dans son atelier de brillans disciples, et qui a peint l'hémicycle de
Wotre-Dame-de-Lorette, une salle de l'Hôtel-de-Ville, Fabside de
Saint-Yincent-de-Paul, par un glorieux partage avec M. Flandrin ;
"Vinchon (prix de 181/i), qui contribua à remettre en vigueur la pein-
ture à fresque par ses études et ses recherches, décora la chapelle
de Saint-Maurice à Saint-Sulpice, et l'emporta même sur Paul Dela-
roche dans le concours qui fut ouvert pour le tableau de Boissy
d'Anglas; Alaux (1815), le peintre de nos Étals-Cénéraiix à Ver-
sailles, du portrait de Rantzau, le restaurateur habile et dévoué qui
a rendu à l'art un service inestimable en sauvant de la ruine la
salle de Henri II à Fontainebleau; Léon Gogniet (1817), professeur
aimé de la jeunesse, réputé pour ses beaux portraits, l'auteur du
Départ des volontaires, de Bonapai^te en Egypte (plafond du Louvre),
du Tintoret peignant sa fûle morte, œuvre qui lui a conquis une si
grande popularité; Michallon (1817), dont les paysages ont eu de
l'éclat; Auguste Hesse (1818), qui a décoré la chapelle de la Vierge
à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, et peint à Notre-Dame-de-Lorette
Y Adoration des Mages; Court (1821), qui a représenté la Mort de
César et fait de grands portraits d'apparat; Larivière (182/i), qui
occupe une place importante au musée de Versailles ; Signol (1830),
qu'honorent ses belles peintures de Saint-Eustache, et dont la
Femme adultère a été répandue par d'innombrables gravures.
Je ne dois citer ici qu'un trait de chaque artiste, le trait par le-
quel il a frappé l'attention publique. Le danger des expositions est
d'assurer la vogue aux tableaux de chevalet et de faire oublier les
peintures plus graves et plus vastes qui ornent nos monumens; mais
l'histoire n'oubliera pas que la génération qui partit pour Rome de-
puis 1801 jusqu'en 1832 a contribué puissamment au progrès de
l'art, qu'elle s'est inspirée des beaux modèles de peinture décorative
que lui offrait l'Italie, qu'elle en a rapporté des aspirations élevées
et de fortes traditions, qu'elle a doté son pays d' œuvres durables
et de leçons fécondes, qu'elle a couvert de peintures nos palais, nos
musées, nos églises. C'est là qu'on doit chercher chaque maître et le
juger, de même que, pour retrouver l'ensemble de l'école bolonaise
et sentir son mérite, il faut parcourir les églises et les palais de
Bologn-e. Les peintres qui revenaient de Rome n'étaient pas seule-
ment capables de seconder les vues du gouvernement et d'embellir
nos villes; ils avaient le goût de l'enseignement, ils développaient
les principes de l'école de David en les ramenant de plus en plus
vers l'étude de la nature, ils formaient une nouvelle génération
d'artistes, ils exerçaient une influence heureuse sur leurs rivaux et
même sur leurs adversaires, qui, piqués d'émulation, se sont ap-
pliqués aussi à peindre nos édifices. Or la peinture décorative, si
l'école de ROME AU XIX'' SIÈCLE. 921
elle fait la grandeur des belles époques de l'art, est encore le salut
des époques de doute et de transition.
L'école de Ilome reçut en 1832 la récompense de tant d'efforts :
M. Flandrin remporta le grand prix, Flandrin, le disciple chéri de
M. Ingres, et qui avait reçu de lui la science du portrait, ce brevet
de peintre d'histoire; Flandrin, qui devait unir la pureté antique à
la simplicité chrétienne et tracer des pages immortelles sur les murs
de Saint -Yincent-de-Paul et de Saint-Germain-des-Prés.
Après Flandrin, des pertes cruelles ont frappé l'école et enlevé à
la fleur de l'âge quelques-uns des peintres sur lesquels se fondait
son espoir : Papety (prix de 1836), dont le Rêve de bonheur fut aï
vanté, et qui avait rapporté de si beaux dessins de Grèce, d'Orient
et surtout des couvens byzantins du mont Athos; Buttura (1837),
qui avait eu le temps de faire admirer son talent de paysagiste dans
ses vues du Forum, de Tivoli et son Saint Jérôme; Léon Benouville
(prix de 18/i5), qui avait représenté les Martyrs dans le cirque , et
dont le Saint François d'Assise n'aurait pas été désavoué par les
maîtres. Malgré ces vides, l'école cite avec orgueil des noms qui
sont répétés par toute la France : Pils (1838), qui a retracé nos vic-
toires de Crimée; Hébert (1839), le peintre de la Mal'aria, dont le
pinceau exprime une sympathique mélancolie; Cabanel (18/i5), que
la Mort de Moïse, la Glorification de saint Louis et ses peintures
décoratives ont fait entrer à l'Institut avant l'âge de quarante ans;
Baudry (1850), qui a peint la Fortune et le jeune Enfant , le Sup-
plice d'une Vestale, de beaux portraits, et qui possède le don de la
couleur dans la mesure des Vénitiens. Ensuite paraissent d'autres
talens qui ont mérité l'estime des connaisseurs et fixé aussi l'atten-
tion du public : Barrias (ISùâ), l'auteur des Exilés de Tibère; Le-
nepveu (18/i7), le peintre du Martyre de saint Saturnin, qui serait
déjà célèbre, s'il avait tracé sur les murs d'une église de Paris les
vigoureuses et nobles compositions qu'il a exécutées dans une cha-
pelle d'Angers; Boulanger (18/i9), habile à représenter tour à tour
les Grecs ou les Arabes, les intérieurs de Pompéi ou les scènes de
la Kabylie; de Gurzon (18â9), qui retrace avec tant de distinction et
de pureté les ruines de Paestum et d'Athènes ; Bouguereau (1850),
l'auteur de Sainte Cécile transportée dans les Catacombes. Je passe
sous silence des artistes plus jeunes qui, à peine revenus de Rome,
se préparent à entrer en lice à leur tour et rêvent la gloire.
Certes, lorsqu'en moins de cinquante années (de 1801 à 1850),
une institution produit vingt-six peintres qui marquent parmi leurs
contemporains, qui honorent l'école française par leurs œuvres, qui
s'illustrent par les aptitudes les plus diverses, lorsqu'elle compte
deux hommes comme M. Ingres et M. Flandrin, je dis qu'une telle
922 REVUE DES DEUX MONDES.
institution a bien mérité de son pays, qu'elle a droit à sa reconnais-
sance, qu'elle a surtout le droit de vivre intacte et respectée.
Que sera-ce si nous considérons les prix de gravure et de compo-
sition musicale créés par le premier consul? La gravure en taille-
douce, que l'état cesse peu à peu d'encourager et que le public dé-
laisse, séduit par la photographie, nous offre Richomme (prix de
1806), qui a attaché son nom au Triomphe de Galatée, à la Sainte
Fmnille de Raphaël; Forster (prix de 1814), qui a gravé les Trois
Grâces et la Vierge à la Légende, d'après Raphaël, la Vierge au
Bas-relief, d'après Léonard de Vinci, François F' et Charles-Quint,
d'après Gros; Martinet (1830), à qui nous devons la Vierge à r Oi-
seau, la Vierge au Palmier, le Sommeil de Jésus, d'après Raphaël ,
un beau portrait d'après Rembrandt et d'autres gravures d'après
des tableaux modernes; Salmon (183/i), qui n'a voulu reproduire
que des œuvres des vieux maîtres, Michel-Ange, Raphaël, Sébas-
tien del Piombo, André del Sarto. La gravure en médailles, dont
le prix, plus rare encore que celui de la gravure en taille-douce,
se décerne tous les quatre ans, doit à l'école de Rome des artistes qui
ont soutenu la numismatique française et rempli de leurs œuvres
commémoratives les collections et les musées : Gatteaux (prix de
1809), Oudiné (1831), Merley (18Zi3), qui, en revenant de Rome,
a remporté le premier prix des monnaies d'or de la nouvelle répu-
blique française : nos pièces de 20 francs ont répandu partout sa
charmante composition.
Quant à la musique, art si populaire, si privilégié, qui enchante
la foule çiussi bien que les délicats et reste dans toutes les mé-
moires, il suffira de prononcer des noms bien connus : Hérold (prix
de 1812), génie moissonné avant l'âge, qui ne se serait point arrêté
au Pré aux Clercs et à Zampa; Halévy (1819), dont la Juive fera
vivre le nom; Berlioz (1830), à qui personne ne refusera du moins
la science musicale et de nobles élans de symphoniste; Ambroise
Thomas (1832), qui a charmé le public avec le Caïd et le Songe
dune Nuit d'été; Gounod (1839), qui a composé Faust; Yictor Massé
(1844), l'auteur de Galatée. Je pourrais ajouter d'autres noms qui
veulent encore grandir, tant il est vrai que les belles nuits de Rome,
la majesté de la ville des césars, la mélancolique solitude de sa
campagne, l'éloquence des ruines antiques, les chœurs de la cha-
pelle Sixtine, l'harmonie de la langue italienne, ne sont point inu-
tiles aux musiciens : ce souffle divin qui court sur toute l'Italie fait
vibrer leur âme aussi bien que l'âme des autres artistes.
Si nous considérons à leur tour les sculpteurs , nous voyons que
l'école de Rome a formé la plupart des sculpteurs éminens du
xix*^ siècle : Cortot (1809), l'auteur de Pandore, du Soldat de
l'école de ROME AU XIX'^ SIÈCLE. 923
Marathon, de Louis XV enfant, du fronton de la Chambre des Dé-
putés, sculpteur consommé dans la théorie et la pratique de son art,
à qui la postérité rendra justice encore mieux que se'^> contempo-
rains; David d'Angers (1811), qu'il suffit de nommer, mais pour qui
le séjour de Rome fut particulièrement salutaire, car les inspirations
pures et élevées qu'il en avait rapportées le soutinrent longtemps
contre lui-même et contre les tendances qui le dominèrent à la fin
de sa vie; Pradier (1813), dont les statues ont charmé la France
entière, dont le chef-d'œuvre est peut-être son envoi de Rome, son.
Fils de Niobé, et qui, fatigué par des productions abondantes et
populaires, est allé deux fois se retremper à Rome (ranimé par le
contact du génie antique, il nous donnait, à son premier retour, la
Psyché, à son second retour la Phryné, toutes deux taillées dans
du marbre grec); Petitot (1814), l'auteur à' Ulysse, de figures déco-
ratives qui sont un type classique et achevé du genre, du Tombeau
du roi Louis à Saint-Leu; Ramey (1815), dans l'atelier duquel se
pressait la jeunesse pour entendre ses leçons aussi bien que celles
de son ami Dumont, Ramey, qui avait rapporté de Rome Thésée
terrassant le Mi no taure, et s'était ouvert aussitôt les portes de l'In-
stitut: Nanteuil (1817), qui, comme Pradier, avait exécuté à la villa
Médicis son chef-d'œuvre, Y Eurydice mourante, et qui a soutenu
sa réputation par sa Sainte Marguerite, ses frontons de Notre-
Dame-de-Lorette et de Saint-Vincent-de-Paul; Seurre aîné (1817),
à qui nous devons la Baigneuse, Sylvie pleurant la mort de son
cerf, et le Molière placé sur la fontaine de la rue de Richelieu; Le-
maire (1821), qui a sculpté le fronton de la Madeleine et élevé le
monument de Froissart à Valenciennes, sa ville natale; Dumont
(1823), dont on admirera toujours la charmante LeucotJtée et les
deux œuvres qu'il a placées sur des colonnes triomphales, le Génie
de la Liberté sur la colonne de la Bastille, la statue de Napoléon 1^
sur la colonne de la place Vendôme; Duret (1823), dont le Mercure
inventant la lyre et le Danseur napolitain sont présens à toutes les
mémoires, et que n'illustrent pas moins les Figures ailées du salon
des Sept-Gheminées à l'ancien Louvre et le fronton du nouveau;
Seurre jeune (182/i), qui a représenté Napoléon I"' dans le costume
chanté par Béranger, et dont la statue vient de passer de la colonne
de la grande armée sur le piédestal de Courbevoie; Jaley (1827),
talent varié , qui réalise tour à tour la grâce et le caractère , et qui
sculpte tantôt la Prière ou la Pudeur, tantôt le Mirabeau ou le
Louis XI de Versailles; Dan tan aîné (1828), dont le Baigneur jouant
avec un chien orne le musée du Luxembourg; Jouflfroy (1832), qui
préside aujourd'hui l'Académie des Beaux-Arts, et qu'ont rendu cé-
lèbre sa Jeune Fille confiant un secret à Vénus, sa belle étude de
924 REVUE DES DEUX MONDES.
Caïn et le fronton des Jeunes-Aveugles; Simart (1833), mort à
cinquante ans, sculpteur qui tendait vers l'art antique par des as-
pirations passionnées, et qui était appelé à exercer tant d'influence
par l'énergie de ses convictions et le respect qu'il inspirait : son
Oreste, les Victoires de la barrière du Trône, les bas-reliefs de
Dampierre et ceux du tombeau de l'empereur consacreront un ta-
lent qui grandissait toujours.
Nous comptons ensuite : Bonnassieux (prix de 183(5), que recom-
mandent V Amour se coupant les ailes, Jeanne Hacliette, et de beaux
bustes; Diéboldt (18/11), ravi par une mort prématurée, particuliè-
rement doué pour la sculpture monumentale, ainsi que l'atteste son
fronton du Louvre; Cavelier (prix de 18Zi2), dont la Pénélope en-
dormie a eu un succès immense; Lequesne (18/i/i), dont le FauJie
<3?rt/î5««/ est populaire; Guillaume (1845), talent élevé, réfléchi, com-
plété par la culture des lettres et la science des principes, qui s'est
manifesté si noblement par les Gracques, le Faucheur et les bas-re-
liefs du chœur de Sainte-Clotilde ; Perraud (18/i7), tempérament
généreux, sculpteur de premier ordre, dont l'avenir a été salué dans
la Revue (1), et qui exprime avec une puissance supérieure les sujets
les plus divers et les natures les plus opposées; Maillet (1847), dont
VAgrippine, pleine de sentiment, respire un caractère romain; Tho-
mas (1848), dont le Virgile a dépassé encore tout ce que promet-
tait le beau bas-relief du Soldat Spartiate rapporté à sa mère; Gu-
mery (1850), dont le Faune jouant avec un chevreau a fondé la
réputation; Carpeaux (1854), qui a débuté avec éclat par son groupe
d'Ugolin et son Jeune Pêcheur. Enfin pourquoi ne nommerais-je pas
de jeunes artistes qui nous envoient de Rome même, où ils sont en-
core pensionnaires, des œuvres aussitôt remarquées : Cugnot (1859),
son Corybante; Falguière (1859), son Jeune Grec vainqueur au
combat de coqs? N'est-ce point la preuve que la chaîne des bons
exemples n'est point interrompue et que le présent porte déjà ses
fruits?
Voilà trente noms, voilà des œuvres, belles ou sérieuses, ou cé-
lèbres, qui répondent assez aux calomnies dont l'école de Rome est
l'objet. Quoique la sculpture, art plus abstrait, plus idéal, ne sé-
duise point la foule aussi vivement que la peinture, on entend dire,
après chaque exposition, que les sculpteurs l'emportent sur les
peintres par l'importance de leurs productions, par l'élévation des
sujets, par la vigueur de l'exécution, par la science des formes.
Rien n'est plus vrai, et l'on peut ajouter que si l'école de peinture
se laissait entraîner trop loin par le goût public, de plus en plus
(1) Voyez la livraison du l^'' juin 1861.
l'école de ROME AU XIX^ SIECLE. 925
indifTérent devant la peinture d'histoire ou la peinture religieuse,
de plus en plus passionné pour les tableaux de genre, elle serait
redressée tôt ou tard par l'école de sculpture. Mais d'où la sculp-
ture tire-t-elle sa force et sa vitalité féconde, si ce n'est du séjour
de Rome, de la contemplation des marbres antiques, de l'étude in-
telligente de la renaissance, des travaux savamment gradués de la
villa Médicis? Qu'on dresse une liste des sculpteurs distingués qui
n'ont point été à Rome, et qu'on la rapproche de celle que je viens
de présenter; on trouvera des personnalités brillantes , mais non
un ensemble aussi imposant. Et je n'ai cité ni toutes les sculptures
monumentales, ni les innombrables bas-reliefs, ni les figures déco-
ratives, ni les statues de grands hommes que commandent à l'envi
toutes les villes de nos provinces, ni ces admirables copies en marbre
faites dans les musées de Rome et de Florence, qui ornent le palais
de l'École des Beaux-Arts et d'autres édifices! Je ne sais si je suis
aveuglé par l'amour-propre national, mais il me semble que jamais
la sculpture française n'a tenu un rang aussi élevé en Europe depuis
le siècle de Jean Goujon et le siècle de Puget : ce rang, c'est l'école
de Rome qui le lui a conquis.
Je ne puis me défendre d'un sentiment semblable lorsque je con-
sidère la série de nos architectes romains. A leur tète se place Huyot
(prix de 1807), qui a travaillé k l'achèvement de l'arc de triomphe
de l'Étoile, que Blouet devait couronner; Huyot, le plus grand, le
plus vénéré des professeurs, dont l'autorité égalait la science, le
maître dans la belle acception de ce mot. Sa restauration du tem-
ple de la Fortune à Préneste, son Plan de Rome, ses plans tant ad-
mirés, mais non exécutés, du Palais de Justice, les dessins magni-
fiques qu'il avait rapportés de l'Asie -Mineure et de tout le Levant
sont des titres de gloire. Garnaud (prix de 1817) s'est signalé à son
tour par l'énergie et la jeunesse inépuisables de son imagination.
Ses compositions colossales, où le centre de Paris était refait, les
Tuileries transformées, le Louvre terminé, ont frappé tous les ar-
tistes, tandis que sa suite de projets d'église, depuis la paroisse
rurale jusqu'à la métropole du monde catholique, ont intéressé tous
les architectes. Blouet (1821) appartient à cette école de dessina-
teurs et de théoriciens qui ont agi fortement sur l'esprit de la jeu-
nesse : professeur éminent, il a complété le grand traité de Ronde-
let, publié sur les prisons un ouvrage plein de documens nouveaux
d'une application pratique. Cependant son gage d'immortalité, c'est
Y Expédition scientifique de Morée, œuvre nationale qui a gravé le
nom de la France sur les plus belles ruines de la Grèce, et qui a
surpassé les publications du même genre entreprises par les archi-
tectes anglais. Lesueur (prix de 1819) est encore un archéologue
926 REVUE DES DEUX MONDES.
et un dessinateur, ainsi que le prouvent ses Vues des Monumcns an-
tiques de Rome, son Arcldtecture italienne, sa Chronologie des rois
d'Egypte, ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres. Il est surtout l'architecte de l'Hôtel-de-Ville, qu'il
a achevé, agrandi, doublé, œuvre importante à laquelle il s'était
préparé par une étude de plusieurs années, et où l'on ne saurait
trop louer l'habileté avec laquelle l'ancien monument a été encadré
dans un monument plus vaste. Gilbert (18"22) a construit l'hospice
des aliénés à Gharenton, grande et monumentale composition, d'un
bel aspect, où les ordonnances les plus rationnelles ont réuni les suf-
frages des esprits les plus opposés, et la prison de Mazas, dont on ad-
mire l'appropriation si intelligente à toutes les destinations d'un
semblable édifice. En 1823, le prix fut remporté par Duban, artiste
dans l'âme, doué d'un sentiment exquis, d'une élégance rare, éru-
dit, délicat, cherchant la perfection avec cet amour qui était le pri-
vilège des artistes de la renaissance et la rencontrant souvent. Sa
restauration du Louvre est un chef-d'œuvre. Dans son palais de
l'École des Beaux-Arts, élevé quelques années après son retour de
Rome, il égale la richesse, la variété, l'imprévu, l'ensemble des ef-
fets de l'architecture des beaux temps, et lorsqu'un rayon de soleil
éclaire ces portiques, ces cours, ces ruines qui servent de complé-
ment à la décoration, ces sculptures précieuses ajustées dans l'ar-
chitecture, on se croit transporté en Italie. Henri Labrouste (182/i)
est l'architecte de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et de la Biblio-
thèque impériale. Si à Sainte-Geneviève le goût et les ornemens sur-
prennent au premier aspect, une étude approfondie fait bientôt sentir
la distinction, la finesse, les qualités choisies de l'artiste et sa puis-
sante originalité. Sa restauration de la Bibliothèque impériale , hé-
rissée de difficultés, a enlevé tous les applaudissemens. Ce n'est
pas seulement une restauration méthodique et consciencieuse; l'in-
telligence de l'architecte développe en quelque sorte son sujet, et le
marque d'un cachet individuel : le pavillon d'angle de la rue de
Richelieu est pour les connaisseurs une des parties les plus inté-
ressantes et les plus complètes. Duc (1825) est l'architecte du Pa-
lais de Justice, où tout dénote la conscience, le goût du vrai, l'amour
de l'art; la colonne de Juillet, qui est une de ses œuvres, tout en
étant inspirée par les modèles antiques, a sa physionomie propre,
et ne ressemble pas aux colonnes romaines.
De 1826 à 1848, l'architecture n'est pas moins dignement repré-
sentée par les pensionnaires de Rome. Vaudoyer (1826) construit à
Marseille cette belle cathédrale qui dominera un jour les nouveaux
ports et sera un des édifices mémorables de notre siècle. Tout en
prenant à l'art roman ses traditions les plus nobles, sa fermeté tou-
l'école de ROME AU XIX '' SIÈCLE. 927
jours expliquée, ses principes de construction si logiques, M. Vau-
doyer trouve en même temps une grandeur et des effets qu'il ne
doit qu'à lui-même. Le Conservatoire des arts et métiers, qui lui a
été confié, est un mélange de restaurations habiles, intelligentes,
de reconstructions originales, où se combinent les souvenirs de la
Grèce et de la renaissance. Baltard (1833) est l'historien de la Villa
Médias, l'architecte-directeur de la ville de Paris, position élevée
dont il profite pour donner une impulsion féconde à tous les travaux
d'art, le constructeur des halles centrales, sur lesquelles il vient de
publier un savant ouvrage et où plus que personne il a appliqué
aux besoins de notre époque, d'une manière rationnelle et élégante,
la construction en fer. Est-il besoin de dire que Lefuel (prix de
1839) est l'architecte du Louvre? Que de difficultés présentait une
si grande entreprise! quelles limites étroites de temps! quelle ad-
ministration immense et multipliée, et surtout combien étaient fâ-
cheuses pour l'artiste les exigences sans cesse renouvelées d'un
programme qui lui était imposé et qui était mal défini! M. Lefuel a
surmonté ces obstacles, et terminé une œuvre qui a de la beauté,
de l'ampleur, des masses imposantes : on doit citer surtout comme
un chef-d'œuvre le vestibule qui conduit de la place du Palais-Royal
aux jardins du Carrousel. Ballu (1840) a achevé Sainte-Glotilde,
restauré la tour de Saint-Jacques et montré que de fortes études
classiques rendaient plus capable de créer et de construire dans
l'esprit du moyen âge que ceux même qui s'y enferment par des
études exclusives. Paccard (prix de 18H) est l'architecte de Fontai-
nebleau et a construit la chapelle des Bonaparte à Ajaccio : son ad-
mirable restauration du Parthénon d'Athènes suffit déjà pour lui
faire un nom. Tétaz (1843), qui a achevé la restauration du château
de Pau et construit les écuries impériales, Desbuissons (1844), qui
a bâti le Palais-des-Arts à Saint-Étienne, ont complété tous les deux
la noble entreprise de M. Paccard par leurs dessins restitués de
l'Erechthéion d'Athènes et des Propylées. Grâce à ces trois artistes,
l'Acropole d'Athènes est devenue une conquête de l'art français.
Normand (1846) a fait la maison romaine du prince Napoléon,
résumé des souvenirs antiques et de tout le charme de Pompéi, qui
dénote à chaque pas le mérite et les études consciencieuses de l'au-
teur. Garnier enfin (prix de 1848), l'auteur de la restauration du
temple d'Égine, le dernier par l'âge, mais non par le talent, atten-
dait avec impatience d'être employé en chef par l'état, attente à la-
quelle les architectes qui reviennent de Rome sont trop longtemps
condamnés, lorsque le concours ouvert pour la construction de
l'Opéra lui fournit l'occasion de se produire de la manière la plus
subite et la plus glorieuse. Cent soixante-treize architectes prirent
928 REVUE DES DEUX MONDES.
part à ce mémorable concours. Parmi ces cent soixante-treize ar-
chitectes figuraient neuf anciens pensionnaires de l'Académie de
Rome et quelques-uns des ennemis les plus célèbres ou les plus
acharnés de l'école. Rien de plus loyal, de plus libéral qu'une telle
lutte; elle excita l'attention et les applaudissemens de tout Paris,
elle servit d'exemple à beaucoup de villes de province qui vou-
laient faire élever des monumens; ses vicissitudes et ses résultats
méritent d'être rappelés. Le jury, composé exclusivement d'archi-
tectes, commença par choisir seize projets, les meilleurs, qui furent
réservés pour un dernier examen. Sur les seize projets réservés,
dont aucun n'était signé, on sut bientôt que huit avaient été conçus
par d'anciens pensionnaires. C'était là un insigne triomphe, puis-
que sur cent soixante -quatre artistes étrangers à l'école de Rome
huit seulement avaient obtenu un des seize premiers rangs , tandis
que, sur neuf concurrens sortis de la villa Médicis, tous, sauf un,
avaient mérité d'être choisis. On n'a point oublié que cinq prix ou
mentions avaient été proposés aux cinq projets qui seraient classés
les premiers. Les architectes de Rome obtinrent quatre de ces ré-
compenses, et lorsque les vainqueurs eurent été invités à une lutte
nouvelle, lorsque après deux mois de travail, de corrections, de
développemens, ils rapportèrent aux juges leurs cinq projets,
M. Garnier fut proclamé à V ummimilé le plus digne de construire
le futur Opéra : beau spectacle, plein de moralité, qui rappelait les
nobles débats de l'ancienne Grèce, et qui aurait dû réduire au
silence les détracteurs de l'école de Rome!
Enfin il importe de citer, parmi les titres qui recommandent les
architectes romains à l'estime de leurs contemporains, cette admi-
rable série de restaurations graphiques que le public peut consulter
aujourd'hui à la bibhothèque de l'École des Beaux-Arts. Tous les
monumens anciens de Rome, de l'Italie jusqu'à Pœstum, la plupart
des temples de la Sicile, de l'Attique et même du Péloponèse, ont
été mesurés, cotés, dessinés, restitués avec leur plan, leur coupe,
leur élévation, leurs détails, leurs sculptures, leur décoration peinte.
Cinquante volumes d'un format gigantesque contiennent ces magni-
fiques dessins, où les sa vans puisent la certitude et la lumière, où
les artistes cherchent des modèles incomparables et des inspira-
tions. Le jour où le gouvernement français voudra publier de tels
travaux avec les mémoires justificatifs qui les accompagnent, il
aura élevé un monument scientifique qui commandera l'admiration
de l'Europe entière.
l'école de ROME AU \l\^ SIÈCLE. 929
II.
De l'énumération qui précède ressort un chilTre éloquent qui ré-
pond mieux que tous les raisonnemens aux accusations dont l'école
de Rome est l'objet. Sur deux cent vingt lauréats qu'elle a reçus
pendant un demi-siècle, peintres, graveurs, musiciens, sculpteurs,
architectes, elle a produit près de coït artistes distingués : non-
seulement tous ont honoré l'école française et enrichi le pays de
leurs œuvres, mais beaucoup sont devenus populaires ou même
illustres. Pourquoi donc toucher à une institution dont la gloire
augmente avec la durée? pourquoi changer les lois qui la régissent
avec tant de suite? pourquoi détruire une harmonie d'études qui
a été si féconde? Comparons les règlemens que vous voulez abro-
ger et les réformes que vous proposez : il est facile, sans un trop
grand effort d'imagination, d'en prévoir les conséquences. D'abord
vous demandez qu'on ôte à l'Académie des Beaux- Arts la direction
et le jugement des concours. « Un jury de neuf membres sera tiré
au sort chaque année sur une liste de noms arrêtés par le minis-
tre. » Je laisse de côté les droits et les privilèges de l'Académie : elle
peut les sacrifier quand l'intérêt général le lui commande, comme
elle sait les défendre lorsqu'ils sont étroitement unis à nos tradi-
tions les plus chères et à l'avenir de l'art. De même j'admets que
les noms arrêtés par le ministre ou ses commissaires seront choi-
sis avec discernement, fût-ce parmi les feuilletonistes et les ama-
teurs; mais croyez -vous donc que ces noms auront pour la jeu-
nesse le même prestige que le nom seul de l'Institut, qu'ils étaient
accoutumés à voir présider à leurs luttes et à leurs triomphes? Dès
l'âge de quinze ans, ceux qui se vouaient à l'étude des arts suppor-
taient avec joie un long noviciat, un travail sans récompense, la
pauvreté souvent la plus cruelle, dans l'espoir d'entendre un jour
leur nom retentir sous la coupole du palais Mazarin, de recevoir des
mains des maîtres de l'art ce laurier qui leur donne l'Italie, la
liberté, l'avenir! Lorsque dans quelque salle écartée vous annonce-
rez le vote de neuf jurés que vous aurez tirés au sort, exactement
comme l'on tire ceux qui jugent les criminels dans nos cours d'as-
sises, pensez-vous faire battre les cœurs des artistes comme les fait
battre cet antique Institut, qui contient les plus beaux noms de la
France, qui s'appuie sur la confiance de la nation, et qui est pour
les lauréats l'image de la patrie qui couronne? Chimères, dites-
vous; mais c'est pour des chimères que s'enflamment les âmes gé-
néreuses et qu'elles volent au sacrifice. Le bâton de maréchal de
France n'est qu'une chimère pour cent mille soldats qui ne l'ob-
TOME XLVm. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
tiendiont jamais, et cependant cette chimère les conduit joyeux à la
mort. Le grand prix de Rome n'est qu'une chimère pour la plupart
de ceux qui le convoitent, et cependant cette chimère retient pen-
dant dix ans sur les bancs de l'école cinq cents artistes qui tra-
vaillent avec énergie, qui repoussent la tentation des gains faciles
et des succès éphémères, acquièrent jusqu'au dernier jour de leur
trentième année la science la plus solide, la pratique la plus con-
sommée de leur art, et, lorsque leur espoir est déçu, ils se trouvent
être de bons peintres, de bons sculpteurs, de bons architectes.
Faut-il donc ôter aux récompenses qui inspirent tant d'abnégation
leur vénérable auréole et leur grandeur? Les grands prix, qui s'ap-
pelaient les grands prix de l'Académie, ne seront plus que des prix
de l'Ecole des Beaux-Arts.
Le sort est aveugle dans ses choix, mais il a surtout ses caprices.
Je suppose, par exemple, que sur neuf noms d'architectes tirés de
l'urne cinq soient des noms d'architectes diocésains n'ayant d'yeux
que pour le moyen âge : il est évident qu'ils donneront le prix au
projet qui approchera le plus de l'art gothique. Je suppose que sur
neuf peintres cinq soient, par la volonté du hasard, des peintres
de genre, ils donneront le prix au tableau qui ressemblera le moins
à de la peinture d'histoire. Je suppose que, sur neuf sculpteurs, cinq
appartiennent à l'école réaliste : ils donneront le prix à la figure
qui rendra le plus énergiquement les accidens et les infirmités du
modèle. Où sera la règle? où sera la doctrine? où sera l'esprit de
suite, si nécessaire dans tout ce qui touche à la direction de la jeu-
nesse et à l'enseignement? Plus votre liste sera nombreuse, plus
elle offrira de prise aux jeux funestes du sort. Vous y joindrez des
amateurs, des gens du monde, pour tempérer les tendances exclu-
sives; mais ces amateurs appliqueront aux essais d'un talent qui
débute la même loupe qu'ils appliquent aux tableaux de Téniers ou
d'Hobbéma. Ils jugeront l'exécution et non celui qui exécute; ils
apprécieront les effets et ne remonteront point à la cause; ils ne
chercheront point dans l'œuvre présente les promesses d'avenir;
une idée heureuse, un tour de main habile, quelques touches bril-
lantes, les bizarreries même de certaines compositions, un détail
piquant, cet éclair sans lendemain qui échappe parfois à la médio-
crité dans sa première jeunesse, les séduiront, et ils ne remarque-
ront ni la pauvreté du fond, ni l'inexpérience, ni les études in-
complètes de celui qu'ils vont couronner. Ce sera le cas de répéter
que la stricte justice est la pire injustice, car ce que l'état demande
pour les pensionner à Rome, ce ne sont point des artistes habiles à
surprendre un succès, ce sont des hommes sérieux et des hommes
d'avenir.
l'école de ROME AU XIX* SIECLE. 931
L'Académie des Beaux -Arts au contraire représentait la doc-
trine, la tradition, et, se perpétuant par l'élection, elle offrait cette
règle toujours égale que les Romains appelaient îquilêy et qui est
en pareille matière supérieure à la justice. Ni l'habileté de main,
ni le trompe-l'œil, ni les témérités ne faisaient illusion à des pro-
fesseurs accoutumés à vivre avec la jeunesse qui se presse dans
leurs ateliers. Ils ne craignaient pas de se mettre au besoin en dés-
accord avec les impressions du public et même des critiques de pro-
fession, parce qu'ils recherchaient surtout dans les œuvres qui leur
étaient soumises les qualités élevées, la force acquise, le tempéra-
ment d'artiste, les garanties solides. Rien de plus libéral à la fois
et de plus vigilant que ces jugemens où le talent seul, le talent de
bon aloi perçait avant l'âge : Ingres obtenait le grand prix à vingt
ans; Pradier, Baudry à vingt et un ans; David (d'Angers), Dumont,
Hébert, Cabanel, Garnier à vingt-deux ans; Flandrin, Léon Cogniet,
Guillaume h. vingt-trois ans : les talens désordonnés au contraire,
qui avaient beaucoup à corriger ou beaucoup à apprendre, reve-
naient chaque année meilleurs devant des juges qu'ils savaient ne
pouvoir surprendre, et arrivaient au but plus lentement, mais par
des efforts salutaires qui les ont faits ce qu'ils sont. Je ne crois pas
qu'il y eût dans le monde de concours où l'émulation jouât un rôle
plus grand et produisît des résultats plus féconds : désormais il est
à craindre que ces concours ne ressemblent à une loterie.
En même temps que l'on découragera les jeunes gens, on appau-
vrira singulièrement le recrutement de l'école de Rome. Dans tous
les temps la limite d'âge a été fixée à trente ans, on l'abaissera à
vingt-cinq : « Raphaël et Michel-Ange, dit-on, avaient fait des chefs-
d'œuvre avant cet âge. » Mais depuis quand le génie, qui n'est
qu'une exception, qu'un phénomène répété deux ou trois fois par
siècle, sert-il de règle aux autres hommes? Est-ce pour former des
Raphaël et des Michel-Ange que vous fondez une institutio|i? N'est-ce
pas, au contraire, pour suppléer au génie par l'abondance des le-
çons, l'excitation des esprits, le secours de la tradition, le nombre
des maîtres, la variété des talens? Le génie naît complet comme
un rayon de lumière; le talent est fils du travail et de la patience. 11
se peut qu'on possède à vingt-cinq ans les procédés de la peinture
et qu'on ait analysé les ressources élémentaires de la palette; mais
le dessin, qui est l'âme de la peinture, le caractère idéal qu'on sait
imprimer à la nature, même en la copiant, le style, sans lequel on
ne crée rien de durable, on les possède rarement à vingt-cinq ans;
il faut plus de labeur et plus de maturité pour atteindre à cette
énergie d'expression, à ce sentiment de la grandeur qu'on emporte
en germe à Rome et qui s'y développe. La sculpture, qui est la science
932 REVUE DES DEUX MONDES.
des formes et de l'abstraction, demande plus de temps encore; il
faut lutter contre des difficultés manuelles, apprendre comment se
domptent les matières les plus rebelles. Rude, qui a fait le plus beau
bas-relief de notre siècle, Perraud, qui a exécuté la statue la plus
puissante, le Faune, n'ont eu le prix qu'à vingt-huit ans. Quant à
l'architecture, elle exige des connaissances si nombreuses, des études
si variées, une éducation si complète, qu'on peut affirmer qu'il n'y a
point d'architecte avant trente ans. N'est-il pas d'ailleurs désirable
qu'avant de s'adonner exclusivement à l'art, les élèves aient fini leur
éducation littéraire, qu'ils aient fait leurs classes quand leur famille
le leur permet et quand l'état leur en donne les moyens? La culture
de l'intelligence n'est-elle pas aujourd'hui la première loi de toutes
les professions? Soyez certains que vous verrez se produire deux ré-
sultats également funestes : l'abandon des études classiques par les
artistes, l'affaiblissement proportionnel de leurs études techniques.
Les cinq années que vous leur retranchez, c'était le temps le plus
précieux, le mieux employé de leur jeunesse, c'était le délai néces-
saire pour acquérir successivement les connaissances diverses que
leur impose notre civilisation. S'ils entraient plus tard dans la vie
active, ils y entraient armés de toutes pièces, éprouvés, sûrs de
vaincre.
Lorsqu'on a fait sur les registres de l'École des Beaux-Arts le re-
levé des élèves qui avaient dépassé leur vingt-cinquième année ou
qui allaient l'atteindre, on a été effrayé du nombre des exclus. Sur
cent vingt élèves de première classe, peintres et sculpteurs, près de
cent devaient renoncer à concourir en 1865 pour le grand prix de
Rome; sur soixante-sept élèves architectes de première classe, neuf
seulement pouvaient se présenter dans la lice en I86/1. L'admi-
nistration a reculé devant une rigueur rétroactive qui bannissait
l'élite de la jeunesse, et laissait tomber les prix de Rome dans des
mains qui n'étaient point prêtes pour les saisir. Une mesure d'hu-
^nanité proroge jusqu'en 1867 l'application du nouveau système.
Le mal, hélas! n'est que différé : on constatera en 1867 l'abaisse-
ment subit du niveau des concours.
Il est une autre considération, d'un ordre tout à fait général, à
laquelle il semble qu'on n'ait point égard. Les grands prix de Rome
ne sont pas le privilège de l'École des Beaux-Arts de Paris : ce sont
des prix nationaux, fondés par l'état, confiés à l'Institut, proposés
à la France entière. Tout Français a le droit de concourir, et la pro-
vince fournit à l'École de Rome un contingent qui égale celui de Pa-
ris, s'il ne le surpasse. Les conseils municipaux ou les conseils-géné-
raux s'imposent pour envoyer les élèves les plus distingués des écoles
départementales se fortifier dans les ateliers de Paris, se pénétrer des
l'école de ROME AU XIX^ SIÈCLE. 933
leçons des premiers maîtres, et se rendre capables de remporter le
prix de Rome. Ce prix exerce un prestige plus grand encore sur les
imaginations des habitans de la province. Les villes suivent avec
sollicitude leurs enfans, elles sont fières de leur offrir une pension
qui les exempte des soucis matériels et leur laisse la liberté du tra-
vail : s'ils rapportent la palme, c'est une fête pour tous leurs conci-
toyens , et on les accueille avec des honneurs et des manifestations
qui ne le cèdent qu'aux honneurs rendus par les cités grecques aux
athlètes vainqueurs; mais ces concurrens, que les départemens nous
envoient, ils n'arrivent plus jeunes à Paris : il leur a fallu échapper
à la conscription, suivre les écoles spéciales de chaque pays, en
sortir les premiers, se faire connaître, donner des gages de talent,
trouver des protecteurs. Ils ont déjà vingt-trois ans, vingt-quatre
ans, lorsqu'une pension leur est accordée, lorsque Paris leur est ou-
vert. Alors il est nécessaire de reprendre toutes les études, de tra-
verser toutes les épreuves préparatoires, d'écouter les maîtres émi-
nens que l'on n'avait pu trouver dans sa province. Plusieurs années
s'écoulent et les vingt-cinq ans sont dépassés avant qu'on soit prêt
à disputer la victoire. Désormais ces nobles efforts sont interdits aux
villes des départemens : qu'elles épargnent leurs pensions, qu'elles
gardent leur jeunesse, qu'elles cessent de mêler leur sève plus lente,
mais plus vigoureuse, à la sève hâtive de Paris! La limite d'âge est
un obstacle inexorable, et les prix de Rome deviendront par la force
des choses le partage non disputé d'une capitale qui tend à tout ab-
sorber.
J'ai laissé échapper le mot de conscription, mot terrible pour
ceux qui se vouent au culte de l'art et qui sont pauvres : c'est les
honorer que d'ajouter qu'ils le sont presque tous. Si le sort le veut,
il faut jeter les pinceaux, laisser le bloc de marbre inachevé, re-
noncer à la gloire rêvée et cà la Muse, qui versait déjà l'inspiration
dans le cœur de l'artiste; on part soldat. Un usage paternel, libéral,
juste, avait institué les seconds grands prix : tous ceux qui rempor-
taient les seconds prix de peinture, de sculpture, d'architecture, de
gravure, de musique, étaient exemptés de la conscription. L'In-
stitut pouvait ainsi soustraire à la loi les jeunes gens qui, sans mé-
riter encore d'être envoyés à Rome, donnaient cependant de belles
espérances et faisaient preuve de talent. Aujourd'hui les seconds
prix sont abolis, sans qu'il soit possible d'approuver le motif d'une
mesure aussi cruelle. M. de Nieuwerkerke prétend, dans son rap-
port, que le premier prix n'en aura que plus de valeur, étant unique;
mais le second prix ne servait qu'à exempter du service militaire
celui qui l'obtenait, et l'on se demande où est l'avantage d'une
suppression qui expose à être moissonnés par la guerre à vingt
^)3A REVUE DES DEUX MONDES.
ans les artistes qui pourraient remporter le grand prix à vingt-
cinq?
Cette faveur cependant avait été accordée à l'Institut par l'em-
pereur Napoléon l" à une époque où les hommes appelés sous les
drapeaux se dégageaient difficilement. Le 16 mars 1809, le secré-
taire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts, Lebreton, écrivait au
ministre de l'intérieur, Cretet, pour réclamer cette exemption. Dix
jours après, il lisait à l'Académie une réponse où le ministre l'in-
formait qu'il avait fait part, en l'appuyant, de sa réclamation au
ministre d'état (1), et le 13 mai 1809 celui-ci écrivait à son tour
au secrétaire de l'Académie que le bénéfice de l'exemption était as-
suré aux seconds prix comme aux premiers (2). Ainsi la faveur que
le premier empire avait accordée aux artistes en temps de guerre,
le second la leur retire en pleine paix !
Cette rigueur a d'autres conséquences dont il est aisé de se rendre
compte, car, dans les diverses fondations qui se rapportaient aux
prix de Rome, tout s'enchaînait avec une touchante prévoyance. Ce
n'était pas assez de sauver la vie des futurs lauréats, il fallait assu-
rer la sécurité de leur travail. Des legs et des donations constitués
par des particuliers venaient en aide aux jeunes gens pauvres, et
leur permettaient de se livrer tout entiers à leur art. Le 5 mars
1847, M. le baron de Trémont insérait cette clause dans son tes-
tament :
« 11 sera fondé deux prix d'encouragement de mille francs chacun, mis
à la disposition de l'Académie des Beaux- Arts de l'Institut, pour être dé-
cernés par elle à deux jeunes peintres ou statuaires et à un musicien,
pauvres et distingués dans leurs études... Je désire que les seconds prix
appellent principalement l'attention de l'Académie. »
Le 26 mai 1855, M"^ Esterre Leclère, voulant honorer la mé-
moire de M. Achille Leclère, son frère, architecte, membre de l'in-
(1) Voici la lettre du ministre de l'intérieur: «J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous
m'avez adressée le IG de ce mois relativement au sieur L..., qui réclame l'exemption
du service militaire, comme ayant obtenu un second grand prix. J'ai écrit dans le sens
de cette lettre à son excellence le ministre d'état, directeur-général de la conscription
militaire. Les détails dans lesquels je suis entré montreront que l'intention de sa ma-
jesté a été d'accorder la même faveur aux seconds grands prix qu'aux premiers. »
« Cretet. »
(2) « J'ai l'honneur de vous prévenir, monsieur et cher confrère, que, suivant les
explications qui m'ont été données par son excellence le ministre de l'intérieur au
sujet du degré de faveur que sa majesté veut bien accorder aux élèves couronnés
chaque année par l'Institut national, les jeunes gens qui ont remporté les premiers et
seconds prix de peinture, sculpture, etc., sont également fondés à prétendre à l'exemp-
iion du service militaire. <( Comte de Cessac. »
l'école de ROME AU XIX^ SIÈCLE. 93&
stitut, déclarait faire donation à l'Académie des Beaux- Arts de
mille francs de rente aux conditions suivantes :
« 1° La somme de mille francs devra être affectée exclusivement chaque
année à récompenser l'élève architecte qui aura obtenu dans les concours
annuels ouverts par l'Académie des Beaux-Arts le premier second grand
prix d'architecture;
« 2" Cette récompense recevra la dénomination de prix Achille Leclère,
et devra être décernée chaque année en même temps que le premier second
grand prix. »
Que deviennent ces généreuses fondations maintenant que le se-
cond prix est supprimé? L'Académie ne sera-t-elle pas forcée de
rendre aux héritiers un capital de 70,000 francs qui n'a plus de
destination? Tout est ôté à la fois à cette jeunesse si laborieuse et si
digne de sympathies, le temps de concourir, le droit de racheter à
la patrie sa dette de sang, les ressources mêmes qui étaient mises
si noblement à la disposition du talent précoce et pauvre. Certes on
a bien fait de nous avertir dans le rapport que les réformes qu'on
proposait étaient des réformes libérales. C'est sans doute le même
libéralisme qui fait abolir le prix de paysage historique, décerné
tous les quatre ans. Qu'iraient faire à Rome en effet nos paysagistes?
Ne seraient-ils pas tentés d'y suivre les traces de deux peintres qui
y ont vécu et dont il faut redouter l'exemple? Qui ne comprend que,
si le paysage grandiose et classique doit être proscrit quelque part,
c'est dans le pays qui a produit Nicolas Poussin et Claude Lorrain?
Voilà donc bien des causes d'appauvrissement pour les concours.
11 en est d'autres encore que l'expérience fera malheureusement
découvrir. Les prix de Rome n'en seront pas moins décernés; les
lauréats partiront plus jeunes, plus faibles, plus ignorans, mais
ils partiront. Travailleront- ils davantage à Rome? Apprendront-ils
seuls ce qu'ils n'ont pas eu le temps d'apprendre à Paris avec leurs
professeurs? Se formeront-ils par un séjour prolongé, par un sur-
croît d'études? Non pas, le libéralisme y a mis bon ordre. Leurs pré-
décesseurs restaient cinq ans à Rome, ils n'en resteront que deux;
leurs prédécesseurs étaient astreints par l'état à une série de tra-
vaux, gradués d'année en année, qu'ils envoyaient à Paris; eux.
après un ou deux envois lestement expédiés , seront quittes envers
l'état. Leurs prédécesseurs savaient que leurs œuvres seraient sou-
mises à l'Institut, qu'elles seraient l'objet d'un jugement lu en
séance publique, et la pensée de mériter les éloges des maîtres de
l'art, le désir de frapper leurs esprits par un chef-d'œuvre, l'espoir
de s'asseoir bientôt parmi eux, les enflammaient et les rendaient ca-
pables d'efforts surhumains. Les futurs pensionnaires n'auront point
93(5 REVUE ncs deux monoes.
ces soucis; ils n'auront plus rien de commun avec l'Académie. Leurs
envois une fois adressés au ministère des beaux-arts, ils attendront
le récépissé de quelque employé, et se disperseront comme il leur
plaira. Une pension plus forte, deux autres années leur seront ac-
cordées, et ils pourront, selon leur goût et leurs convenances, les
consacrer à des voyages instructifs. Lequel d'entre eux résistera à
une aussi douce tentation? Qui oserait exiger tant d'héroïsme de
jeunes gens de vingt ans? La Grèce, Gonstantinople , Jérusalem,
l'Espagne, l'Afrique, les appelleront : comment ne s'y précipite-
raient-ils pas avec enthousiasme? Mais que deviendra pendant ce
temps l'art de peindre? Est-ce dans une auberge qu'on trouve des
ateliers? Le sculpteur emportera-t-il avec lui les blocs de marbre
qu'il faut sculpter? Le graveur tirera-t-il tous les soirs de sa malle
la planche de cuivre qu'il doit tailler? Les plus sages se fixeront
dans une autre capitale. Avouez qu'il est beau de quitter Rome pour
aller vivre deux ans à Londres ou à Berlin ! Les plus légers cour-
ront le monde en noircissant quelques albums; ils reviendront plus
élégans, plus cultivés, pleins de souvenirs agréablement contés, ri-
ches de croquis spirituellement esquissés : ce seront des amateurs,
des dilettanti, ce ne seront plus des artistes. Ils savaiîjnt peu quand
ils ont quitté Paris, ils sauront encore moins quand ils y revien-
dront, car l'art est un tyran jaloux, et la pratique ne s'en acquiert
que par un labeur assidu. Demandez à tous nos maîtres comment
s'est passée leur jeunesse, de quelles luttes, de quels désespoirs
secrets leurs ateliers ont été le théâtre.
Pendant ce temps, la villa Médicis sera à peu près déserte. Au
lieu de vingt-cinq pensionnaires, neuf seulement l'habiteront, c'est-
à-dire deux peintres, deux sculpteurs, deux architectes, deux mu-
siciens et un graveur, les novices des deux premières années. Est-
ce là une représentation digne de la France, digne de l'influence
française? Que diront les Romains, qui sont accoutumés à regarder
l'Académie de France avec admiration? Que ne diront pas les ar-
tistes étrangers qui affluent dans la ville éternelle, et qui, dans les
expositions, triompheront sans peine, chose nouvelle pour eux, de
nos trop faibles lauréats? Et cette tradition que les anciens trans-
mettaient à leurs successeurs, ces règles non écrites dont ils perpé-
tuaient le souvenir, tout sera interrompu ! La moralité du travail
commun, la dignité, le désintéressement, cette noblesse de cœur
dont on se pénétrait à Rome par cinq ans de contemplation, de bons
exemples, de conseils respectés, de fraternité généreuse, et qu'on
rapportait à Paris pour le reste de sa vie, tout sera dissipé ! Ce fais-
ceau d'œuvres diverses que les pensionnaires envoyaient régulière-
ment à la fin de septembre, que l'on exposait au palais des Beaux-
l'école de ROME AU XIX^ SIÈCLE. 937
Arts, que le public venait voir avec tant d'empressement, et qui
semblait un tribut de talent et de reconnaissance payé à la patrie,
que deviendra-t-il ? Dans cinq ans, dès que les nouvelles mesures
auront produit tout leiu- effet, les envois seront si peu nombreux, si
chètifs, qu'on n'osera plus les exposer. Ah! j'avais raison de le dire
en commençant, mieux valait supprimer d'un seul coup l'école de
Rome.
Les questions qui touchent à l'enseignement, à la direction des
intelligences, à l'avenir de l'art ou des lettres, sont à la fois déli-
cates et redoutables : quand on altère l'ordre établi, on ne sait ja-
mais quel bien on obtiendra, on voit toujours quel mal on aura fait.
Il faut plusieurs générations et l'effort insensible du temps pour
fonder, améliorer, corriger ces grandes institutions qui honorent un
peuple; mais quand on y porte la hache, tout dépérit. Une expé-
rience récente a cependant appris au gouvernement le danger des
réformes radicales en matière d'enseignement. Il y a dix ans, on a
réformé l'École normale, les lycées, toute l'Université. Ce change-
ment ne s'est point fait sans précautions et n'a point été un coup de
surprise comme celui d'aujourd'hui, dont nous n'avons été avertis
que par le Moniteur. Le conseil impérial de l'instruction publique a
été consulté : de longues discussions ont eu lieu ; les inspecteurs-
généraux des sciences ont exposé leur système et l'ont fait triom-
pher sur le système des inspecteurs-généraux des lettres. La révo-
lution faite, qu'est-il arrivé? Après quelques années, l'affaiblissement
des études, l'entraînement irréfléchi des jeunes gens vers les spé-
cialités, la décadence de l'École normale, la langueur de l'Université
sont devenus si manifestes que le gouvernement en a été effrayé.
Aujourd'hui quelle est la première mission confiée au ministre de
l'instruction publique? C'est de tout rétablir dans l'ordre primitif,
l'enseignement, les concours, les programmes, et jusqu'aux noms
des chaires qu'on avait supprimées.
11 en sera de même dans les arts; on voudra, avant qu'il s'écoule
beaucoup de temps, refaire ce que l'on détruit aujourd'hui. Seule-
ment le mal sera plus grand encore que dans les lettres, car la
pensée pure est quelque chose de plus indépendant, de plus indi-
viduel que la pensée traduite par la matière, et si le style de l'écri-
vain est un don naturel, le style du peintre et du sculpteur est une
qualité acquise. L'enseignement, la tradition, l'esprit de suite, la
doctrine, sont donc encore plus nécessaires aux artistes, et, la chaîne
une fois rompue, il est bien difficile de la renouer.
M. Ingres, à la fin de sa réfutation du rapport déjà cité, écrivait,
à propos des changemens introduits à l'École des Beaux-Arts de
Paris, ces nobles et courageuses paroles : « En résumé, j'ai l'hon-
■938 REVUE DES DEUX MONDES.
Jieur de déclarer en mon âme et conscience que je blâme les chan-
gemens projetés, parce qu'ils détruisent la bonne organisation de
l'école, qu'ils portent atteinte à des droits acquis et respectables, à
un enseignement basé sur les grandes traditions classiques, pour ne
mettre à leur place qu'un enseignement de fantaisie et d'aventure,
des juges incompétens et une direction fausse dans les études. »
Et moi, je viens à mon tour déclarer, pour ce qui concerne l'école
de Rome, que les réformes annoncées amèneront infailliblement son
abaissement et sa ruine. C'est l'espoir de quelques esprits chagrins,
qui n'ont jamais caché ce vœu digne des barbares; mais ce serait
l'affliction de tous les honnêtes gens, qui considèrent l'Académie de
France à Rome comme une institution nationale, d'où sont sortis
nos plus beaux talens, et qui n'a survécu à toutes les révolutions
que pour mieux constater la vitalité du génie français. S'il nous
reste encore une gloire non contestée, c'est celle des arts : ne la
compromettons point follement en répudiant deux siècles d'un passé
fécond, en tranchant l'avenir dans sa fleur. Ce serait pour l'Europe
elle-même un sujet de stupeur. Que tous ceux qui aiment le beau,
leur pays, la jeunesse, s'unissent pour former ce concert de voix
convaincues qui s'appelle l'opinion publique, et qui, s'il ne persuade
pas toujours l'administration, la force du moins à réfléchir.
Beulé ,
Secrétaire perpétuel Je l'Académie des Beaux-Arts.
UNE
HISTOIRE FLORENTINE
DE GEORGE ELIOT
Romolu , by George Eliot; 3 vol. London, Smith, Elder and C», 1863.
Nous sommes à Florence, au printemps de l'année 1492, et, pour
mieux préciser, le 9 avril, c'est-à-dire le jour même où le magni-
fique Lorenzo de' Medici vient de rendre l'âme. Grande agitation par
la ville. Les uns déplorent la mort de l'illustre citoyen, les autres se
félicitent de voir avorter dans son germe la tyrannie future. Si nous
nous mêlions aux groupes rassemblés sur la Pinzza del Mcrcato
Verchio, parmi les marchands de macaroni et les contadme, qui sont
accourues plus nombreuses en ce temps de carême, favorable au
débit du lait et des œufs, nous entendrions discourir en sens divers
ces orateurs de carrefour, revenus d'instinct, dès la première aube de
liberté, aux habitudes républicaines. Chacun à sa manière interprète
les phénomènes étranges qui ont signalé la mort de Lorenzo. La
lanterne du Duomo. frappée du glaive de saint Michel, est tombée
à terre. Dans Santa-Maria-Novella, un taureau énorme a menacé
l'église de ses cornes enflammées; des lions de pierre, emblèmes
de la république, ont fait mine de vouloir s'entre- dévorer. Telles
sont les nouvelles dont se repaît en cette matinée l'inconstante cu-
riosité, le bavardage athénien des popolani de Florence.
Au milieu d'eux circule, quelque peu ébahi, un beau jeune homme
que l'aurore vient de trouver endormi sous le porche de la loggia
940 REVUE DES DEUX MONDES.
de' Cerchi, et dont le costume délabré, la contenance un peu gauche
contrastent d'une façon à la fois attachante et bizarre avec un lan-
gage choisi et une physionomie spirituelle. Ce personnage équivo-
que , qui paraît dépourvu de toutes ressources et au doigt duquel
brillait cependant tout à l'heure un anneau de prix, en est réduit à
mendier son premier repas; mais ce modeste déjeuner, composé
d'un bol de lait et d'un morceau de pain, il l'obtiendra sans peine
de la plus jolie fille du marché en échange de quelques fleurettes
et d'un ou deux baisers placés à propos. Vous voyez d'ici que nous
avons affaire à un diplomate en herbe, et vous vous en convaincrez
mieux encore en l'accompagnant chez le barbier Nello, dont la bou-
tique, hantée par les notabilités florentines, va fournir au nouveau-
venu le point de départ et les relations dont il a besoin. Nello lui-
même est un excellent type italien avec sa bonhomie bavarde, ses
prétentions naïves, son léger vernis d'érudition, ses instincts d'ar-
tiste, sa pénétration obligeante, sa curiosité banale, et, comme il
se fait volontiers à la fois l'initiateur et le protecteur de sa nouvelle
pratique, leur première conversation ne saurait manquer d'intérêt.
« ... Ce Lorenzo que nous pleurons était le Pérlclès de notre Athènes,...
si tant est que cette comparaison ne blesse pas l'oreille d'un Grec.
« — Et pourquoi donc? reprit en riant le nouveau-venu; je ne sais pas
si, même au temps de Périclès, Athènes aurait pu se vanter de posséder
un barbier aussi érudit que vous.
« — C'est bien cela, je ne me trompais pas, reprit Nello avec sa rapidité
habituelle; on n'a pas impunément rasé pendant bien des années le véné-
rable Démétrius Chalcondyle... Mais, permettez-moi de vous le dire, vous
m'étonnez singulièrement : vous parlez mieux l'italien que lui, bien que son
séjour en Italie remontât à plus de quarante ans.
« — Votre surprise diminuera, si je vous dis que je proviens d'une tige
grecque plantée dans le sol italien depuis plus longtemps que ces mûriers,
désormais acclimatés chez vous. Le lieu de ma naissance est Bari; mon
pè..., mon précepteur, veux-je dire, fut un Italien, et au fait le titre de
Grœculus m'appartient plutôt que celui de Grec. Toutefois plusieurs voyages
et un assez long séjour au pays des dieux et des héros m'ont rendu quel-
que chose de ma première origine; maintenant, s'il faut vous l'avouer, je
n'ai pu sauver du naufrage que je viens de subir, outre ces connaissances
acquises chez les Hellènes, qu'un petit nombre de pierres antiques dont je
suis porteur; mais, — la chute des tours n'étant pas favorable à l'oiseau qui
cherche à se préparer un nid, — la mort de votre Périclès me fait regretter
de n'être pas allé tout droit à Rome. C'est justement le patronage de Lo-
renzo que j'ambitionnais en venant ici, et Florence m'avait été signalée
comme la ville où le peu que je possède trouverait le meilleur débit.
« — Rien n'est changé à cela, je l'espère bien, répliqua le barbier. Lo-
renzo n'était chez nous ni le seul patron ni le seul bon juge des choses de
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. O/jl
science. N'avons-nous pas Bernardo Rucellai? N'avons-nous pas Alamanno
Rinuccini? N'en avons-nous pas vingt autres encore?... Et si vous avez be-
soin d'informations en pareille matière, c'est moi précisément, moi, Nello,
qui suis votre homme. Il me tarde d'être utile à un bel crudilo comme
vous... Tenez, votre barbe est tombée; regardez-vous dans ce miroir véni-
tien fait à Murano, — le véritable nosce le ipsum, comme je l'ai surnommé,
— auprès duquel la plus belle plaque d'acier ou d'argent n'offre que té-
nèbres.
« — Il me semble, dit le Grec, que votre rasoir a retranché quelque chose
de mon capital... Je veux dire par là qu'il m'ôte un ou deux ans d'âge né-
cessaires pour donner crédit à mon érudition... Mais la question est de
savoir maintenant si un étranger comme moi peut compter sur l'hospita-
lité de Florence.
« — Comme Grec, quoique seulement Grec d'Apulie, je n'oserais en vé-
rité vous la promettre... Il existe parmi nos savans des préjugés contre l'é-
rudition venue de la Grèce... Ce n'est qu'au prix de beaucoup de réserve
qu'un Grec bien avisé peut se faire des amis parmi nous...
« — Je goûte si bien vos sages avis, répliqua le Grec avec un radieux
sourire, que je vous saurai gré de m'en donner quelques-uns encore... A
quel patron ni'adresser?... Lorenzo n'aurait-il pas un fils héritier de ses
goûts ainsi que de ses richesses? Pourriez-vous m'indiquer ici tel autre
connaisseur opulent qui fasse collection de gemmes antiques?... Je possède
une belle Cléopâtre gravée sur sardoine, ainsi que deux ou trois intailles et
camées que leur beauté, leur rareté rendent dignes de figurer dans le ca-
binet d'un prince. Fort heureusement, avant de me mettre en route, j'a-
vais eu la précaution de les coudre dans la doublure de mon pourpoint...
Je voudrais encore, ajouta-t-il en replaçant à son doigt un anneau dont la
richesse contrastait avec l'état de ses vêtemens, je voudrais me procurer
une petite somme nécessaire à mes plus pressans besoins sur le dépôt de
ce gage, et vous pourrez sans doute me recommander à quelque honnête
trafiquant.
« — Voyons, voyons, dit Nello, qui arpentait à grands pas sa boutique...
Ce n'est guère le moment de s'adresser à Piero de' Medici : non qu'il n'ait
le goût de pareilles curiosités lorsque l'état de ses finances lui permet de
le satisfaire; mais pour le moment c'est une autre Cléopâtre qui absorbe
toutes ses pensées. N'importe, j'ai votre affaire : un homme riche, influent,
ayant le goût des belles-lettres sans être hérissé de pédanterie, Bartolom-
meo Scala, le secrétaire de la république,... un parvenu, fils de meunier,
que notre Poliziano crible à ce sujet d'épigramraes mordantes, et qui s'en
trouvera d'autant mieux disposé à favoriser les débuts d'un jeune savant
étranger...
« — Mais comment arriver jusqu'à ce grand homme? objecta le Grec
avec une certaine impatience.
« — J'allais y venir, répliqua Nello. La mort de Lorenzo tient en alerte,
pour le moment, tous nos personnages officiels, et il peut être difficile à
un étranger d'attirer leur attention; mais d'ici à des temps plus favorables
je vous mettrai facilement en rapport avec un homme qui, s'il le voulait,
9A2 REVUE DES DEUX MONDES.
obtiendrait pour vous, mieux que tout autre Florentin, l'accueil favorable
de Scala. Cet homme d'ailleurs mérite à lui seul votre attention, sans par-
ler des richesses d'art qu'il a recueillies, sans parler même de sa fille Ro-
mola, blanche et belle comme le lis de Florence avant que son humeur que-
relleuse eût fait passer au pourpre cette fleur symbolique.
« — Mais, si le père de la belle Romola forme lui-même des collections,
pourquoi n'achèterait-il pas mes pierres?
« — Pour deux excellentes raisons, répondit Nello secouant les épaules :
faute d'yeux pour les voir et d'argent pour les payer. Notre vieux Bardo
de' Bardi a perdu la vue à ce point de ne plus discerner autre chose, lors-
que sa fille s'approche de lui, qu'un vague reflet de l'éclat qu'elle jette au-
tour d'elle : probablement celui de sa chevelure d'or, qui, pour nous servir
des expressions de messer Luigi Pulci en parlant de sa Meridiana, raggia
corne Stella per sereno... Mais voici quelques-uns de mes cliens, et je ne
serais guère surpris que l'un d'eux vous aidât à tirer parti de votre an-
neau. »
Le premier des cliens ainsi annoncés se trouve être l'imprimeur
Domenico Cennini, fils de celui qui, au retour d'un voyage d'Alle-
magne, introduisit la typographie à Florence. Tito Melema (le jeune
Grec dont il a été question), présenté dans toutes les règles à ce
grave personnage, va rencontrer en lui, grâce à l'obligeant barbier,
un premier protecteur. Le second, bien autrement important, est
Bardo Bardi, le père de la belle Romola. Issu d'une race patricienne
que la fortune des guerres civiles a fait déchoir peu à peu, le des-
cendant des comtes de Vernio a cherché dans l'étude l'oubli des
désastres publics et privés qui l'ont réduit à ime condition voisine
de la misère; Manuello Grisolora, Filelfo, Argiropoulo, lui ont tour
à tour donné leurs leçons, et il est devenu sous leur direction un
scoliaste de premier ordre, profondément versé dans les littératures
latine et grecque. Malheureusement, au milieu des manuscrits qu'il
transcrivait, des curiosités archéologiques dont il s'était fait un
musée, les yeux du vieillard se sont usés peu à peu. La disparition
d'un fds ingrat qu'a séduit l'attrait mystérieux de la vie monacale
l'a privé de l'auxiliaire précieux sur lequel il avait cru pouvoir
compter. Romola lui reste seule, blonde et pâle Antigène de cet in-
nocent OEdipe. Il ne voit plus que par ses yeux les trésors d'anti-
quités accumulés autour de lui; les poètes, les philosophes dont il
a fait ses idoles, ne lui parlent plus que par la voix de cette jeune
fille : aussi l'a-t-il condamnée à ne vivre comme lui que de soli-
tude et d'érudition. Cette destinée austère a fait de Romola une
femme à part et développé en elle jusqu'à l'héroïsme le culte des
sentimens les plus nobles. Son dévouement filial se fortifie de la
vénération que lui inspire son père , impassible victime des coups
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. O/jS
du sort. Malgré tout, elle n'est pas devenue absolument étrangère
aux instincts de son sexe, et lorsque Tito Melema vient éclairer de
sa beauté juvénile, de son radieux sourire, le sombre intérieur où
elle se consume lentement, elle ne peut s'empêcher d'être éblouie
et troublée par cette apparition imprévue. Mieux encore que sa
fille, Bardo Bardi s'éprend du jeune étranger, dont l'érudition pré-
coce, fortifiée par de fréquens voyages sur la terre classique , lui
promet un collaborateur d'élite. Dès leur première entrevue, il lui
semble retrouver le fds dont le départ avait été naguère un des
plus rudes chagrins de sa vie, et en apprenant que le père adoptif
du jeune Grec, — un savant napolitain dont ce dernier ne parle
qu'avec une extrême réserve, — a tout récemment péri dans un
naufrage, il se sent pris à son tour d'une compassion toute pater-
nelle pour un malheur si semblable à celui qui l'a frappé. »Tito met
à profit avec une habileté merveilleuse les circonstances qui lui don-
nent prise sur ces deux cœurs généreux, et tandis qu'il charme le
père par ses descriptions des ruines d'Athènes, quelques regards
empreints d'une respectueuse admiration appellent sur le front de
Romola les premières rougeurs de l'amour naissant. Tito Melema ne
peut douter désormais qu'il n'ait deux zélés avocats auprès de Bar-
tolommeo Scala, le secrétaire de la république de Florence, et c'est
là un grand pas en avant sur la route de la fortune. Fions-nous à
l'habile aventurier pour y marcher de pied ferme et laisser de côté
toute pierre d'achoppement.
Tel est le début, telle est l'exposition, si l'on veut, du nouveau
roman de George Eliot, l'auteur d'Adam Bcde. Rompant tout à coup
avec les précédens de sa renommée encore récente, la femme dis-
tinguée qui s'abrite sous ce pseudonyme a voulu changer la date et
le décor d'un de ces drames humains où elle aime à déployer ses
puissantes facultés d'analyse, et fénergie, l'intensité, dirions-nous
volontiers, de ses recherches en tout genre. Des lectures considé-
rables, une étude approfondie de Florence telle qu'on la connaît
et telle qu'elle a dû être à la fin du xV siècle, — alors que Machia-
vel était jeune, alors que Savonarole allait prendre possession d'un
pouvoir passager et d'un renom éternel, — voilà ce qu'atteste d'une
façon irréfragable le livre qui nous occupe. Les moindres détails y
sont d'une précision historique et locale qui étonne parfois l'esprit
et parfois aussi le fatigue. Chaque personnage épisodique, amené
de parti-pris, représente une des tendances de l'époque, une des
mille facettes de la vie florentine : Bardo Bardi, le travail littéraire
de la renaissance; Bartolommeo Scala, l'homme politique du temps
avec ses ménagemens habiles et sa science de la vie; Piero di Co-
simo (l'élève de Gosimo Rosselli), l'artiste indépendant, insouciant
944 REVUE DES DEUX MONDES.
au milieu de la mêlée des partis; jNello le barbier, l'étourderie et le
bavardage populaires , et cet amour de la nouveauté , ce culte du
rien, de la rumeur vague, du bruit qui court, si bien caractérisés par
le mot de riraUtta (bourdonnement et vol de cigale). Vous avez en
sous-ordre l'esprit de trafic personnifié dans le colporteur Bratti Fer-
ravecchi, et, comme représentant de ces fameux ciompi que le
u beuglement de la vache (l) » trouvait toujours prêts à la révolte,
le romancier nous offre Oddo le teinturier et l'armurier Niccolô Ca-
parra. Dans une région supérieure, le prieur des dominicains de
Saint-Marc, Girolamo Savonarola, symbolise l'esprit de réforme clé-
ricale et d'affranchissement politique. Romola, c'est l'intégrité, la
droiture inflexible, la loyauté sans tache de la femme vouée au de-
voir, et dans Tito Melema, sous des dehors séduisans, se trahissent
l'ingratitude égoïste, la faiblesse sensuelle, l'ambition sans scru-
pules, l'intrigue sans pudeur, la diplomatie dupe d'elle-même.
Ces sortes de personnifications offrent, il faut bien le dire, un in-
convénient grave. En ôtant au récit quelque peu de sa vraisemblance,
elles en diminuent le prestige. Chacune d'elles, ayant ainsi son man-
dat spécial, et parlant, agissant en vertu d'une idée préconçue, perd
son caractère humain pour revêtir celui d'un rouage mécanique, d'un
fantoccino docile; elle se manifeste au moment voulu, traduit avec
une certaine affectation l'idée que l'auteur en la créant se proposait
de mettre en relief, et se perd dans la foule aussitôt après, sans lais-
ser la moindre illusion sur sa non-réalité, le moindre doute sur son
origine et sa mission, toutes deux purement artificielles. Nous n'ose-
rions dire que George Eliot a toujours évité ces inconvéniens; nous
n'oserions affirmer qu'il n'a pas exagéré çà et là le caractère histo-
rique et didactique de son œuvre. Son récit est de temps en temps"
obstrué soit de longs dialogues spécialement destinés à développer
ses vues sur telle question d'art, de politique ou de religion, soit
d'épisodes étrangers à son sujet, et qu'il y rattache de force par des
combinaisons bien moins naturelles, bien moins ingénieuses que
celles dont Walter Scott savait user en pareil cas pour cimenter
l'union difficile du faux et du vrai, de la fiction et de l'histoire. Soit
dit sans l'offenser, ce n'est pas dans la combinaison des faits qu'il
excelle. Son domaine est ailleurs; il est plus haut selon nous, dans
ces régions sereines d'où le philosophe jette un regard pénétrant sur
les mobiles secrets des infirmités inavouées , sur les merveilleuses
inconséquences de notre ondoyante nature. Le plus novice de nos
auteurs dramatiques distribuerait plus adroitement son scénario ,
(1) La vacca muglia, disaient les artisans de Florence quand sonnait la grande cloche
dans la tour du Palais-Vieux.
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 9^5
ménagerait mieux chaque péripétie, emploierait de moins naïfs
subterfuges pour tenir la curiosité en éveil; mais le plus habile ne
saurait nous faire assister avec autant d'intérêt au développement
hostile de ces deux natures profondément antipathiques, celle de
Tito et celle de Romola. Pour les esprits sérieux, c'est là tout le
livre. Le reste n'est que broderies savamment et trop minutieuse-
ment travaillées, hors-d'œuvre d'une recherche excessive, super-
fluités laborieuses qu'on peut admirer à froid en les détachant du
sujet principal, mais qiu très certainement auront dû nuire au suc-
cès d'un ouvrage d'ailleurs si bien conçu, si soigneusement et si
passionnément exécuté.
Tito Melema, que nous avons laissé aux heureux débuts de sa
carrière nouvelle, trouve bientôt à disposer avantageusement de ces
pierres précieuses qui constituent les seules épaves de son nau-
frage. Ici commence pour le jeune Grec le conflit de ses intérêts et
de sa conscience. En face de l'or qui vient de lui être compté, assis
immobile, les pouces dans sa ceinture, il évoque l'image d'un mal-
heureux qu'il sait captif aux mains des Turcs, ramant probable-
ment à bord des galères ottomanes, et qui, l'adoptant jadis, devenu
son protecteur, son précepteur, son père, doit naturellement comp-
ter sur une reconnaissance sans bornes. Cet homme a le droit de se
dire que si Tito Melema, plus heureux que lui, n'est pas tombé aux
mains des forbans, s'il a pu arriver en terre chrétienne avec les ri-
chesses cachées dont il était porteur, il doit infailliblement, et avant
toutes choses, s'occuper de délivrer l'homme à qui ces richesses
appartiennent. Toutefois, pour se soustraire aux charmes réunis de
la molle existence que la faveur des grands commence à lui faire et
de l'amour que Romola lui témoigne, il faudrait plus d'abnégation,
de dévouement et de courage que n'en possède ce favori de la for-
tune. Dans l'espèce de compte en partie double qu'il ouvre aux bien-
faits dupasse, aux menaces de l'avenir, celles-ci l'emportent, et
de beaucoup. Ne risque-t-il pas en effet, courant au secours de son
père adoptif, de tomber comme lui dans les mains des infidèles, ou
au moins d'être dépouillé sur la route et de se retrouver aux prises
avec cette affreuse misère dont il a déjà expérimenté l'amertume?
Et puis est-il bien certain que Baldassare Galvo soit encore vi-
vant? N'est -il pas probable au contraire que les blessures qu'il a
reçues, aggravées par les rigueurs de la captivité, l'ont déjà mis au
tombeau?... En échange de quelques jours disputés à l'agonie par
un vieillard morose, faudrait -il exposer une jeunesse pleine de
sève, un avenir chargé de promesses? — Ainsi raisonne Tito, chas-
sant obstinément les souvenirs et les remords importuns. Ce pre-
mier pas l'engage définitivement dans les voies de la dissimulation
TOME XLVIII. 00
946 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la fraude. Il est condamné désormais à nourrir en lui un se-
cret mortel, germe désastreusement fécond et graduellement cor-
rupteur, d'où sortira dans les ténèbres de cette nature close toute
une moisson de fautes, de velléités criminelles, de trahisons enfin,
qui le pousseront malgré lui vers l'abîme. Nous n'avons pas affaire,
il faut le remarquer, — et c'est par là que cette création se recom-
mande, — à une âme instinctivement perverse. Tito ne veut de
mal à qui que ce soit , bien au contraire : le spectacle de la souf-
france chez autrui l'affecte péniblement et trouble chez lui la quié-
tude voluptueuse, l'équilibre indolent qui sont nécessaires à son
bonheur. Il est indulgent aux autres comme il est indulgent à lui-
même. Dans une certaine limite , — assez étroite il est vrai , — le
sacrifice ne lui est pas impossible. Il laissera tomber aisément une
pièce d'or, en détournant les yeux, dans la main de quelque spectre
affamé. Il portera une courtoisie bienveillante dans ses relations
avec ses égaux. Dépourvu de toute morgue, s'il vient à rencontrer
de nouveau cette gentille contadine qui lui témoigna jadis, sur la
place du Marché, une admiration si naïve , un si affectueux aban-
don, et qui lui donna de si bonne grâce un premier déjeuner à Flo-
rence, il se familiarisera volontiers avec elle, acceptera comme un
hommage flatteur l'inconsciente adoration de cette beauté rustique,
et, sans se croire infidèle à Romola, laissera se former entre Tessa
et lui, au gré des circonstances favorables, un lien de plus en plus
étroit, de plus en plus difficile à rompre. Ce n'est en somme qu'un
insouciant épicurien, rapportant tout à lui et toujours prêt à céder
aux entraînemens de l'heure présente. Quand il chante, en s'accom-
pagnant sur un luth, le brindisi composé par Laurent de Médicis :
Quant' è bella giovinezza
Che li fugge tuttavia!...
il traduit assez fidèlement la règle de sa morale pratique et les con-
seils les mieux écoutés parmi ceux que sa conscience lui donne de
temps à autre. Malheureusement cette légèreté coupable le mènera
plus loin qu'il ne pense, et par cela seul qu'il prétend se dérober à
tout sacrifice, à tout devoir rigoureux, à toute pénible entrave, il se
verra bientôt, sans aucune préméditation criminelle, acculé à une
de ces situations d'où l'on ne sort guère que par an crime.
Sur sa route semée de fleurs, Némésis projette d'abord une ombre
vengeresse. Au moment où, certain de plaire à Romola, Tito, déjà
professeur en titre, se voit sur le point d'obtenir la main de la jeune
patricienne, au moment où, dupe d'une plaisanterie de carnaval,
Tessa, qui se croit mariée au jeune Grec, s'abandonne naïvement à
la passion qu'il lui inspire, un jeune dominicain de Saint-Marc,
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 9^7
abordant notre aventurier au milieu d'une fête publique, lui remet
un message de Baldassare Calvo. Ce malheureux l'a tracé d'une
main fiirtive, et, par l'entremise charitable d'un pèlerin, l'a fait re-
mettre au missionnaire dans la vague espérance que ce cri de res-
cousse arrivera ainsi jusqu'aux oreilles de son fils adoptif. C'est de
Gorinthe que le billet est daté; il annonce le départ pour Antioche
<le l'infortuné vieillard réduit en esclavage. Tito désormais n'a plus
à lutter contre un simple remords, une voix intérieure à laquelle on
peut toujours imposer silence. Dès qu'il n'est plus le possesseur
unique de son terrible secret, un seul mot peut ternir sa renommée
naissante et, le signalant au mépris public, le faire tomber de cette
chaire qu'il doit à de puissantes protections. Le danger s'aggrave
pour lui d'une circonstance particulière. Fra Luca, le moine mes-
sager, n'est autre que Bernardino Bardo, le frère de Romola, que
l'irrésistible attrait de la vie religieuse dérobait naguère au foyer
paternel. Toutefois le moment n'est pas encore venu où les faveurs
du destin manqueront au jeune professeur. Fra Luca va mourir à
Fiesole dans un des couvens de son ordre, et Romola, bien qu'elle
assiste à son agonie, reste étrangère au secret que les lèvres du
mori])ond semblent toujours prêtes à laisser échapper. Un seul mot
suffirait pour l'éclairer sur l'indignité de l'homme à qui elle va se
donner tout entière; mais ce mot n'est pas prononcé. Tito demeure
couronné aux yeux de Romola de sa chimérique auréole,... leur
mariage s'accomplit.
C'est seulement dix-huit mois plus tard que le drame provisoire-
ment suspendu se renoue et se complique. Charles YIII de France et
son armée, appelés par Ludovico Sforza, invoqués par Savonarole,
sont aux portes de Florence. Mille fermens de méfiance et d'inquié-
tude agitent la puissante cité, qui voit d'un œil jaloux les soldats
étrangers, les bandes suisses et françaises, pénétrer dans ses murs
sous prétexte d'alliance et menacer de conquête le peuple dont ils
viennent protéger la liberté. A la vue de trois prisonniers qu'une
escouade de hallebardiers français conduit, la corde au cou, par les
rues et dont les clameurs sollicitent la commisération publique, une
sorte d'émotion populaire se manifeste. Deux de ces malheureux
sont jeunes et robustes; le troisième au contraire est un vieillard
dont les traits émaciés, la chevelure en désordre, le regard en-
flammé, la fîère attitude commandent l'attention et les sympathies
de la foule. Les clameurs , les imprécations commencent à se faire
entendre. Le tumulte, le désordre ci'oissent de minute en minute,
et grâce à l'étourderie audacieuse d'un de ces enfans du peuple
pour lesquels toute insurrection est un jour de fête, le plus âgé des
trois prisonniers voit tomber en un instant les liens qui le garrot-
9Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
talent. Il prend aussitôt la fuite, et, favorisé par la populace qui
s'interpose entre lui et ses gardiens, court chercher asile dans l'en-
ceinte privilégiée du Duomo. Sur les degrés de cette antique cathé-
drale, au milieu d'un groupe de signori qui faisaient les honneurs
de la ville à des officiers de Charles YIII, Tito Meleina pérorait avec
sa faconde accoutumée, plus gracieux et plus courtois que jamais.
Une main convulsive se cramponne tout à coup à son manteau,
celle du fugitif qui vient de trébucher, dans sa course effrénée, sur
une des marches du temple qui doit le dérober aux poursuites. Tito
se retourne par un mouvement soudain, et se trouve face à face
avec Baldassare Galvo, son père adoptif.
« Les deux hommes se regardèrent l'un l'autre dans un silence de mort :
Baldassare avec une expression farouche et une étreinte toujours plus forte
de ses mains fatiguées et souillées sur ce bras protégé par un épais ve-
lours; Tito, fasciné par la terreur, avec des joues et des lèvres d'où le sang
s'était tout à coup retiré. Ceci ne dura pas une minute, mais le temps leur
sembla long à tous deux.
«Le premier bruit que perçut Tito fut le rire saccadé de Piero di Cosimo,
qui, placé à côté de lui, était seul à même d'étudier son visage. — Ah! di-
sait le peintre, je saurai désormais ce que c'est qu'une apparition.
« — Sans doute quelque prisonnier échappé, ajouta Lorenzo Tornabuoni...
Qui peut-il être, je me le demande?
« — Bien certainement, répondit Tito, c'est un homme qui n'a plus sa
raison.
« A peine aurait -il pu se rendre compte de ces paroles que ses lèvres
venaient de prononcer. Il y a des momens où nos passions, décidant et
parlant à notre place , nous réduisent au rôle d'assistans décontenancés.
L'inspiration fatale dont elles sont pour ainsi dire imbues équivaut, en un
instant, à des années de préméditation criminelle.
c(Les deux hommes ne s'étaient pas quittés du regard, et Tito, dès qu'il eut
parlé, put croire que quelque poison magique avait jailli des yeux de Bal-
dassare. Ce poison, il le sentait déjà courir dans ses veines; mais le moment
d'après son bras était libre, et Baldassare avait disparu dans les profondeurs
de l'église... »
L'arrivée de Baldassare à Florence place Tito entre deux alterna-
tives inexorables : ou bien un franc retour sur ses fautes passées, un
rej^à'èntir sincère, un aveu qui pourrait l'innocenter encore tant aux
yeux de son père adoptif qu'à ceux de Romola elle-même, ou bien
une persistance froide et cruelle dans le parti qu'il a pris de mé-
connaître le protecteur de sa jeunesse et d'infirmer toutes ses reven-
dications en le faisant passer pour un insensé. Ce dernier parti peut
avoir ses inconvéniens; il a certainement ses périls, qui préoccupent
sérieusement le jeune Grec; c'est pourtant celui auquel il s'arrête.
La lutte sacrilège qu'il engage ainsi ne l'inquiète que par les ré-
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 9/l0
sultats qu'elle peut avoir, et fort de son opulence, de son ci'édit, de
ses mensonges séduisans, de son habileté consommée, il ne doute
pas d'en sortir victorieux. Seulement, et vu l'humeur vindicative de
son antagoniste, il croit devoir se munir d'une cotte à mailles d'acier
qu'il portera désormais sous son Incco de soie noire. Baldassare, de
son côté, n'hésite pas sur l'emploi de la première aumône tombée
en ses mains; — avant d'acheter du pain , il a fait emplette d'un
poignard.
Le duel de ces deux hommes ne constitue pas, à beaucoup près,
la partie la plus intéressante du drame, dont il est cependant le prin-
cipal nœud. Ceci tient peut-être à l'invraisemblance indispensable
de certaines combinaisons sans lesquelles il prendrait fin dès la pre-
mière semaine. Si Tito Melema, fidèle en cela aux traditions du
pays qu'il habite et du temps où il vit, pouvait se résoudre à se
débarrasser par un meurtre de l'homme dont le retour inattendu
ne lui laisse plus aucun repos, les assassins à gages ne lui man-
queraient pas. Si de son côté Baldassare Calvo, placé dans les
conditions ordinaires, se décidait à élever la voix, à dénoncer l'in-
gratitude insigne, la fraude monstrueuse dont il est victime, ou
bien encore s'il voulait se faire justice par lui-même et, après avoir
porté la sentence mortelle, l'exécuter immédiatement de sa main, le
dénoûment arriverait à grands pas. Il a donc fallu l'ajourner en
supposant au jeune professeur des scrupules qui se comprennent
sans doute, mais ne laissent pas de paraître improbables dans la si-
tuation à lui faite, tandis que d'autre part on attribuait à son anta-
goniste un besoin de vengeance tellement raffiné que la mort de
Tito sans tortures préalables lui serait une satisfaction insuffisante.
On suppose en outre que toute l'énergie de ses facultés se concentre
sur cette pensée de châtiment; à cela près, Baldassare n'est plus
qu'une ruine intellectuelle et morale. Les durs traitemens qu'il a
subis, les angoisses de la captivité ont détruit en partie sa raison,
affaibli sa mémoire, et ne lui laissent plus en fait de volonté que
quelques éréthismes furieux suivis de longues défaillances. Toutes
ces anomalies, purement arbitraires, font de son désir de vengeance
une sorte de maladie capricieuse plutôt qu'une passion définie.
George Eliot, on s'en aperçoit de reste, ne partage pas la sympathie
de Samuel Johnson pour quiconque « sait bien haïr. » Sa philoso-
phie épurée, inclinant à l'indulgence et au pardon, n'admet qu'à
titre d'infirmités, d'altérations morbides, ces ressentimens implaca-
bles qui, se repaissant de leur propre amertume, sont à la fois en
dehors de la loi naturelle et de la loi chrétienne. Le romancier
semble ignorer que, pour le philosophe indépendant de cette der-
nière, la vindicte humaine est parfois une des formes de la justice
950 REVUE DES DEUX MONDES.
providentielle ou divine. Si George Eliot l'envisageait ainsi, Baldas-
sare Calvo, cette création de son esprit, pourrait revêtir une sorte
de grandeur qui lui manque absolument, et faute de laquelle on ne
voit plus personnifiées en lui que l'impuissance d'une rancune sé-
nile, la laideur sans compensation d'une âpre soif de vengeance, mal
servie par un esprit troublé, par des organes à moitié détruits. En
face d'un pareil adversaire, Tito Melema, qui après avoir vainement
essayé de le fléchir se voit réduit par son aveugle obstination à une
défensive désespérée, Tito Melema devient à peu près excusable
sans être pour cela beaucoup plus intéressant.
Répétons-le donc, le mérite du livre dont nous nous occupons
n'est pas dans la combinaison d'une lutte sans merci entre Bal-
dassare et Tito; les esprits d'un certain ordre lui préféreront, et de
beaucoup, l'analyse subtile et bien étudiée de cet autre antagonisme
qui peu à peu s'établit entre Romola et son mari. Nous n'affirme-
rions pas très certainement que les idées, le langage même des deux
époux portent le cachet du pays et du temps où George Eliot sup-
pose qu'ils ont vécu. Romola ressemble plutôt à une lady de nos
jours qu'à une zcntildonnn du temps de Boccace. Les procédés de
Tito sont à peu près ceux d'un gentleman à qui sa femme reproche-
rait, sans qu'il pût s'en justifier, certaines indélicatesses non qua-
lifiées par le code. N'importe, le désenchantement, la désillusion de
la première et chez le second le développement graduel de cette
hostilité latente que tout homme voué au mensonge doit ressentir
pour qui le démasque, ces traits de nature qui appartiennent à tous
les temps et à tous les pays sont rendus avec un incontestable ta-
lent. Quelques extraits du chapitre intitulé une RêciHalion devien-
nent ici nécessaires pour justifier à la fois nos critiques et nos
éloges.
Le vieux Bardo Bardi est mort peu de mois après le mariage de
sa fille, lui léguant sa précieuse collection de manuscrits et d'anti-
ques grevée d'une dette qu'il a contractée envers Bernardo del Nero,
son ami et le parrain de sa fille. Le vœu suprême du mourant,
connu de Tito comme de Romola, est que cette collection reste ac-
quise à la république de Florence, et continue à porter le nom de
celui qui l'a formée, le tout, bien entendu, moyennant l'extinction
préalable de l'emprunt dont elle est le gage. Le passage du roi de
France et des envoyés du duc de Milan vient malheureusement four-
nir à Tito Melema l'occasion de vendre avantageusement le trésor
de curiosités réuni par son beau-père, et cela dans un moment où
la crainte que Baldassare lui inspire l'a presque déterminé à quitter
Florence. Il y a dans une telle coïncidence de quoi vaincre tous ses
scrupules, et la vente a été consentie par lui à l'insu de Romola. Le
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 951
moment vient de lui tout dire, et ce n'est pas sans un embarras se-
cret que l'habile diplomate aborde ce sujet délicat, en laissant en-
trevoir à sa femme qu'il compte l'emmener en pays étranger. Les
troubles de la république, les sombres perspectives de l'avenir, la
nécessité de chercher ailleurs l'oubli des tristesses passées, tels sont
les motifs qu'il fait valoir d'une voix insinuante, mêlant à ses doux
propos les plus affectueuses caresses.
« Il s'était penché vers elle, il avait baisé son front, et une fois encore
lissé de la main sa chevelure aux reflets d'or. Elle ne sentit même pas le
contact de ses lèvres, troublée qu'elle était par l'idée de la distance qui
séparait leurs âmes. — Tito, lui dit-elle, ce n'est pas mon agrément que
je consulte quand je me refuse à quitter Florence. Si je tiens à y rester,
c'est... pour veiller à l'accomplissement des volontés de mon père. Le grand
âge de mon parrain ne nous permet pas de lui laisser ce soin.
« — Si je veux vous éloigner d'ici, ma Romola, c'est précisément à cause
de ces superstitions qui pèsent, comme des nuages malsains, sur votre in-
telligence obscurcie. Je dois prendre soin de vous en dépit de vous-même :
je dois vous enlever à ces rêves impraticables et substituer ma manière de
voir à la vôtre, quand ces chers yeux dont le regard est si doux vous trom-
pent et vous égarent...
« Romola demeurait immobile et muette. Ne pouvant méconnaître la ten-
dance générale dé cet entretien, elle pressentait une proposition qui, rom-
pant de manière ou d'autre, leurs liens avec Florence , les dégagerait de
leur mission sacrée, et, sur cette question où le devoir filial était engagé,
la jeune femme n'entendait soumettre à personne les inspirations de sa
conscience, bien décidée à résister, si pénible que cela pût être pour elle.
Tito, se trompant à ce silence, qui semblait démentir une partie de ses
craintes, dominé d'ailleurs par les calculs étroits où se prennent comme
au piège les esprits simplement subtils et dépourvus de toute passion,
crut avoir trouvé d'irrésistibles argumens. Sa conduite n'avait rien qui lui
parût odieux, et son imagination ne suffisait pas pour lui faire exactement
deviner sous quel jour cette conduite apparaîtrait à Romola. Il continua
donc sur le ton des plus douces remontrances : — Votre raison si saine a
déjà dû vous faire comprendre ce qu'avait de chimérique l'idée d'Isoler à
jamais une collection de livres et d'antiquités, d'y attacher à jamais le nom
du fondateur. Cette idée ne répond à aucune notion d'utilité ou de bien-
faisance; un pareil plan doit être déjoué par mille hasards... Voyez ce que
sont devenues les collections des Médicis!... Je vais plus loin, je trouve à
blâmer dans ces arrangemens mesquins qui attribuent à une seule ville,
cette ville fût-elle Florence, des richesses qui se multiplient en quelque
sorte par les migrations et la dispersion... Je comprends votre respect
pour la volonté de ceux qui ne sont plus; mais si la sagesse n'assignait
des bornes à cet ordre de sentimens, la vie entière s'absorberait dans un
culte futile... A votre père, tant qu'il a vécu, vous avez consacré votre
existence... Que vous imposeriez-vous de plus?
« — L'exécution du mandat qu'il nous a confié, dit Romola d'une voix
952 REVUE DES DEUX MONDES.
basse, mais distincte... Si différentes que soient nos pensées sur d'autres
sujets, celui-ci, je l'espère, nous trouvera d'accord.
« — Bien évidemment, s'il s'agissait de quelque chose où le bonheur de
votre père fût intéressé; mais il n'en est pas question maintenant. Si nous
avions foi au purgatoire, je ferais dire des messes avec autant de zèle que
vous, et si je supposais qu'en modifiant légèrement l'objet auquel votre père
avait destiné sa bibliothèque je dois lui causer une peine quelconque, vous
me verriez de moitié dans tous vos scrupules; mais la moindre philosophie
nous apprend à secouer ces jougs chimériques que bien des mortels se
passent au cou et dont le poids imaginaire les rend misérables... Vous avez
trop d'intelligence, ma Romola, pour ne pas distinguer le bien solide et réel
de ces pures fantaisies écloses dans le cerveau...
« Romola était encore trop complètement sous le coup de cette révéla-
tion qui lui faisait envisager Tito sous un nouvel aspect, pour que sa ré-
sistance prît un caractère déterminé. Tandis que le parlage abondant, l'ar-
gumentation diserte de ce maître-orateur frappaient ses oreilles, un mépris
croissant se développait en elle, et la torture qu'elle en éprouvait ne lui
faisait que mieux apprécier la tendresse jadis si complète et si confiante,
maintenant si froissée, si mêlée de désespoir, qu'elle lui avait vouée en l'é-
pousant. Elle démêlait le néant de ce langage habile, de cette fausse am-
pleur de sentimens qui fermaient à jamais le cœur de cet homme aux
émotions simples et naturelles. Les paroles qu'elle prononça furent celles
d'une personne qui se croit obligée à dissimuler ce qu'elle éprouve. Elle
s'était bornée à retirer son bras, appuyé sur les genoux de son mari, et les
mains croisées devant elle, froide, inerte, elle demeurait assise.
« — Vous parlez, Tito, d'un bien réel et palpable... Qu'ai-je à faire, moi, de
vos argumens? continua-t-elle après un moment de silence. Je ne songe
qu'à mon père, aux regrets qu'il m'a laissés, aux droits qu'il avait sur
nous... A tout autre égard, Tito, vous me trouverez docile... Mais en ce qui
est devoir je ne céderai pas...
« Sa voix, d'abord tremblante, s'était graduellement raffermie. Elle se
rendait ce témoignage de n'avoir ainsi parlé que sous le coup d'une néces-
sité urgente, de n'avoir rien dit que ce qu'il fallait dire. Elle croyait, la
pauvre femme, n'avoir rien de plus rude à subir, en fait d'épreuves, que
cette lutte contre les insinuations de Tito, devenu pour ainsi dire l'organe
des instincts inférieurs, des moins nobles pensées qu'il lui fût possible de
retrouver en elle. Quant à lui, certain désormais de ne rien obtenir d'elle
par les voies de la persuasion, il lui était démontré qu'il devait adopter
une autre marche en lui prouvant l'inutilité d'une résistance tardive. Par
là du moins, il mettrait un terme au débat engagé; puis il n'anticipait que
de quelques heures sur une découverte qu'elle ferait nécessairement dès
le lendemain matin. Ce dernier calcul le forçait à être courageux; d'ailleurs,
l'ayant trouvée jusqu'alors plus docile qu'il n'avait osé s'y attendre, il espé-
rait, enhardi par là, qu'elle se résignerait en fin de compte à ce qu'elle
devrait regarder comme ayant été décidé par lui.
« — Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, ma Romola, lui dit-il
avec beaucoup de calme. Votre aveugle obstination va me mettre dans la
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 953
nécessité de vous contrarier; mais comme j'avais prévu en partie votre
résistance à ce qui doit être, et ma résolution délinitive-devant se prendre
sans retard, j'ai tourné l'obstacle en arrêtant seul ce qui se ferait. Même
vis-à-vis d'une femme comme vous c'est là quelquefois le devoir d'un chef
de famille... J'ai disposé, soit des livres, soit des antiquités, aussi avanta-
geusement que possible. La bibliothèque a été achetée pour le duc de Mi-
lan; les marbres, les bronzes et le reste vont être transportés en France...
« — Vous les avez veridus? demanda- t-elle, s'abandonnant pour la pre-
mière fois à l'élan d'une colère méprisante.
« — Oui, répondit Tito légèrement ému.
« — Vous êtes un homme sans foi, dit-elle en le toisant des pieds à la
tête et avec une certaine âpreté d'intonation.
« Pendant un moment, elle n'ajouta rien , et il restait immobile sur son
siège, comprenant bien que toute l'adresse du monde ne pouvait lui servir
dans une circonstance pareille. Tout à coup elle se détourna, et d'une voix
où perçait son agitation: — Il y a sans doute moyen d'empêcher ceci... Je
vais trouver mon parrain...
« A l'instant même, Tito fut debout, courut à la porte, la ferma et retira
la clé. 11 était temps après tout que sa prédominance virile, jusqu'alors ca-
chée, s'afflrmàt hautement. Chez lui du reste aucune colère. Seulement
cette crise lui était tout à fait désagréable, et il sentait que, la scène une
fois terminée, il aimerait à vivre pour quelque temps un peu à l'écart de
cette femme irritée. Encore fallait-il qu'auparavant il eût paralysé son
action.
« — Tâchez de vous calmer, lui dit-il, s'accoudant le plus naturellement
du monde au piédestal d'un buste qui représentait je ne sais quel vieux
Romain à figure austère. Ce n'est pas qu'au fond il se trouvât très à l'aise :
son cœur palpitait quelque peu, atteint par un frisson purement moral
contre lequel aucune cotte de mailles n'aurait pu le protéger. Il avait mis
sous clé la colère et le mépris de sa femme, mais il lui avait aussi fallu
s'enfermer avec eux, et si cette espèce de conflit n'avait pas précipité les
pulsations de son sang, ses joues olivâtres du moins venaient de prendre
une teinte plus pâle.
« Romola s'était arrêtée et le regarda de nouveau lorsqu'il mit la clé dans
la scarsella pendue à sa ceinture. Les yeux de la jeune femme lançaient
des éclairs; tout son corps vibrait, et une force impétueuse semblait l'em-
porter comme en dépit d'elle-même à une action subite. Le désappointe-
ment écrasant qui la dominait quelques minutes plus tôt avait fait placo à
une indignation véhémente.
« — Tâchez du moins de comprendre la situation, dit Tito, et ne vous
aventurez pas à des démarches qui, parfaitement inutiles d'ailleurs, pour-
raient avoir de fâcheux résultats. Messer Bernardo ne peut rien changer à
ce que j'ai fait... Veuillez vous rasseoir... Tout à fait maîtresse de vous-
même, vous n'appelleriez pas un tiers dans ce débat, qui doit rester entre
nous.
« Tito savait bien, en parlant ainsi, qu'il touchait à une fibre sensible.
Romola cependant ne reprit pas son siège.
954 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Pourquoi ce qui est fait ne pourrait-il se défaire? reprit-elle après
un silence.
« — Simplement parce que la vente est conclue, et que Taccord est con-
staté par écrit; les acheteurs ont quitté Florence, et j'ai en main les billets
qui garantissent le paiement du prix.
« — Si mon père avait soupçonné votre loyauté, dit Romola, dont le pre-
mier besoin semblait être d'épancher son amer dédain, il aurait mis ses
collections bien en sûreté hors de vos atteintes; mais la mort Ta surpris
trop tôt, et une fois sûr que son oreille était sourde, sa main glacée, vous
l'avez volé!...
« Elle s'arrêta un instant, et reprit ensuite plus emportée que jamais :
— « Auriez -vous par hasard commis quelque autre vol, et cette fois
au préjudice d'un vivant?... Est-ce pour cela que vous portez une ar-
mure?...
« Romola s'était sentie poussée à prononcer ces paroles comme un homme
le serait à cingler du fouet un visage hostile. Tout d'abord Tito se sentit en
proie aux angoisses d'une horrible épouvante : ce déshonneur public, dont
il s'était fait un fantôme redoutable, lui apparut pire encore qu'il ne l'avait
jamais imaginé; mais la réaction se fit bientôt. Tout ce qu'il y avait en lui
de répulsion et de résistance commençait à se dresser contre une femme
dont la voix semblait lui prédire un châtiment prochain. Ce n'était pas
elle, à tout le moins, que son esprit alerte et prompt se trouverait hors
d'état de dominer.
« — Il n'est point nécessaire, reprit-il avec une froideur marquée, de
répondre à des paroles qui n'ont ni sens ni raison. Vous êtes en ce moment
égarée par un sentiment filial que vous portez au-delà des limites ordi-
naires. Toute personne raisonnable, envisageant les choses à leur véritable
point de vue, comprendra que j'ai pris le parti le plus sage. Dégagé de
l'influence que vous avez pu exercer sur lui, messer Bernardo lui-même,
j'en suis convaincu, serait de cette opinion.
« — Non certes, dit Romola, car il s'attend à voir exactement rempli le
vœu de mon père... Hier encore il me le disait, et il ne me refusera point
son appui... Quels sont ces hommes à qui vous avez vendu ce qui ne vous
appartenait pas?
— Je n'ai aucune raison pour vous le cacher, bien que cela importe assez
peu. Le comte de San-Severino et le sénéchal de Beaucaire sont déjà partis
pour aller rejoindre à Sienne le roi de France.
« — On peut les rejoindre, on peut leur demander de rompre ce mar-
ché, dit Romola, chez qui l'inquiétude commençait à remplacer la colère.
« — Non, cela ne se peut, répliqua Tito avec une froide décision.
« — Pourquoi ?
« — Parce que je ne veux pas que le marché soit rompu.
« — Mais si vous n'y perdiez rien?... Nous pourrions nous arranger pour
que le prix du marché restât le même.
« Aucunes paroles n'auraient pu mettre au jour d'une manière plus nette
le sentiment qui désormais la séparait de Tito; mais celles-ci furent pro-
noncées avec moins d'amertume que d'anxiété suppliante, et il se sentit
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 955
plus fort dès qu'il s'aperçut que la première impulsion de son courroux
s'était affaiblie.
« — Non, ma Romola. Veuillez comprendre tout ce que ces idées ont
d'impraticable... Vous n'iriez pas de sang-froid demander à votre parrain
d'ajouter encore trois mille florins aux avances qu'il a déjà faites sur la bi-
bliothèque. Votre orgueil, votre délicatesse, vous feraient, je pense, recu-
ler devant une pareille démarche... En supposant même que ce projet fût
moins insensé, mon vouloir ne serait pas que messer Bernardo fît les
avances dont vous parlez. Je vous prie en outre de réfléchir aux résultats
d'une conduite qui vous mettrait en opposition directe avec moi, et pla-
cerait votre mari sous le fâcheux et trompeur reflet de vos déplorables
soupçons, dénués de tout fondement. Que gagneriez-vous à me noircir
dans l'esprit de messer Bernardo? Les faits accomplis sont irrévocables,
la collection est vendue, et vous êtes ma femme.
« Chaque mot avait ici sa portée, calculée avec une habileté profonde,
car le sentiment du danger avait mis en éveil toutes les facultés de cet es-
prit subtil. Il comptait sur l'intelligence de Romola pour saisir à première
vue la signification péremptoire de ce discours, auquel il n'ajouta rien, se
bornant à ne pas la quitter du regard.
« Quand Romola reprit la parole, sa voix était égale, assurée; il n'y per-
çait plus aucune émotion. — J'ai une requête à vous adresser, dit-elle.
« — Demandez, Romola, tout ce qui pourra s'accomplir sans préjudice
pour vous ou pour moi.
« — Vous voudrez bien alors me remettre la portion du prix qui revient
à mon parrain et me charger du remboursement qui lui est dû.
« — Je souhaiterais d'abord avoir de vous quelques assurances au sujet
de l'attitude que vous comptez garder envers moi.
« — Vous croyez donc aux assurances qu'on peut vous donner? dit-elle
avec un léger retour d'amertume.
« — De votre part, j'y compte parfaitement.
« — Eh bien donc! je ne vous nuirai jamais en quoi que ce soit. Je ne
révélerai aucun secret, je ne dirai rien qui puisse vous chagriner... J'es-
time, comme vous, qu'il y a là un passé irrévocable.
« — En ce cas, je ferai dès demain matin ce que vous désirez.
« — Dès ce soir, si cela se peut, reprit Romola, pour que nous n'ayons
plus à revenir sur tout ceci.
« — Rien de plus aisé, dit-il, se dirigeant vers la lampe, tandis qu'elle
persistait à demeurer assise, détournant de lui ses regards distraits. Il re-
vint presque aussitôt et se pencha vers elle pour lui glisser un papier dans
la main.
« — Vous savez sans doute, ma Romola, lui dit-il, que vous aurez en
échange de ceci quelque chose à réclamer?
« Maintenant qu'il se sentait moins menacé, l'incident venait de perdre à
ses yeux presque toute son importance, et il revenait volontiers aux habi-
tudes conciliatrices de sa souple nature.
« — Ah! oui! je comprends, dit-elle en prenant le papier sans lever les
yeux sur Tito.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Et quand vous aurez pris le temps de réfléchir, ma Romola, je suis
sûr que vous m'accorderez mon pardon... — De ses lèvres en même temps
il effleurait les joues de la jeune femme, sans qu'elle parût y prendre garde
le moins du monde. Elle comprit qu'il ouvrait la porte et s'en allait. La
tête penchée, elle écouta : le bruit du grand portail, successivement ou-
vert et refermé, parvint jusqu'à elle. Aussitôt, comme rendue à la liberté
de ses mouvemens, elle s'élança de son siège, et, allant s'agenouiller devant
le fauteuil sur lequel se trouvait appuyé le portrait de son père, elle donna
cours à ses larmes... «
Éloigné désormais du foyer domestique, où l'attendent incessam-
ment les reproches muets, l'implacable dédain du noble cœur qu'il
a déçu, Tito plus que jamais se sent attiré vers Tessa, dont l'atta-
chement aveugle, la docilité sans bornes, la confiance absolue le
réconcilient avec lui-même, et auprès de laquelle il n'éprouve ni
le sentiment d'infériorité, ni le malaise de conscience par lesquels
est miné peu à peu son attachement à Romola. Plus que jamais
aussi la vie politique l'attire , et il y porte les mêmes instincts
d'égoïsme auxquels nous l'avons vu obéir dans un autre ordre de
relations. Il aime, tribun des rues, à se sentir bercé par les applau-
dissemens d'une foule enthousiaste et crédule; mais il n'aime pas
moins ces banquets de l'aristocratie auxquels l'admettent volon-
tiers les Rucellai, les Tornabuoni, les Pucci, les Ridolfi, partisans
secrets des Médicis exilés. De là une conduite ambiguë, des rela-
tions équivoques et la tentation perpétuelle de chercher son succès
sur deux routes à la fois. Ingrat envers le peuple, qu'il s'amuse à
duper par des harangues de carrefour, ingrat envers Savonarole,
dont la généreuse intervention a retenu Romola près de son indigne
époux, il finit par tourner contre la république florentine l'influence
même qu'il tient d'elle et l'autorité des fonctions publiques qu'elle
lui a confiées. Aux yeux de ce politique pratique, de cet homme
d'état positif, la double réforme de fra Girolamo dans l'ordre civil
et dans l'ordre religieux est d'avance frappée de mort. Il ne peut
lui entrer dans la tête ni que le clergé italien se purifie, ni que le
peuple florentin, depuis si longtemps assoupli à la tyrannie, sup-
porte des institutions franchement démocratiques. Cette opinion,
d'accord avec la réalité des faits et que justifie pour lui l'expérience
de chaque jour, lui sert de fil conducteur dans le dédale où il s'en-
gage. Encore n'avance-t-il qu'avec des précautions infinies, se mé-
nageant toute sorte d'issues et de faux-fuyans, prenant autant de
garanties, donnant aussi peu de gages que possible, et s'arran géant
de manière à se trouver en mesure vis-à-vis du vainqueur futur,
quel qu'il puisse être.
Romola au contraire, mûrie et comme épurée par les douleurs de
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 957
sa vie domestique, entre résolument dans la carrière du sacrifice
et des œuvres saintes. Les conseils de Savonarole, l'autorité de cette
voix qui remuait les masses populaires l'ont ramenée, nous venons
de le dire, auprès de Tito Melema. Un reste d'amour survit en elle
à l'estime perdue, à la confiance trompée. Sa sollicitude, mêlée de
quelque tendresse, plane comme un ange protecteur sur cette vie
obscure et coupable dont elle voudrait sonder les ténèbres et pu-
rifier les tendances. Elle en pénètre quelquefois les secrets et dé-
joue avec fermeté les trahisons savamment organisées par son mari.
Il arrive même un jour où, surprenant une trame des médicccns
contre le prieur de Saint-Marc, devenu peu à peu l'arbitre des des-
tinées de Florence, elle veut tout dévoiler, tout sacrifier au salut
du grand homme, son guide spirituel, en qui elle croit reconnaître
le véritable successeur des apôtres et le fondateur d'un nouveau
régime républicain conforme aux préceptes austères du christia-
nisme et aux notions philosophiques puisées par Romola dans le
commerce de l'antiquité; mais ce jour-là Tito l'arrête court par
une manœuvre habile, en lui montrant parmi les hommes qu'elle
va perdre les principaux membres du patriciat, auquel son origine
la rattache, et jusqu'à ce vieillard dont les soins allectueux lui ont
donné un second père. Bernardo del Nero, devenu gonfalonier de
Florence, est plus ou moins compromis dans le parti des Médicis,
et pour imposer silence à sa filleule il suffît qu'elle puisse le croire
en danger. Tito, désormais protégé par les scrupules de conscience
qu'il a éveillés si à propos, se replonge de plus belle dans cette
complication d'artifices et d'intrigues où se délecte son esprit subtil,
et qui offre à son ambition développée par le succès les perspectives
les plus attrayantes.
Pendant qu'il s'abandonne aux vertiges de l'espérance, à la fièvre
des complots, Baldassare Calvo ne le perd pas de vue. Il a surpris
le secret de ce prétendu messer Naldo à qui Tessa se croit mariée.
En échange des soins que Romola lui prodigue, quand elle le trouve
atteint de la peste dans un des hôpitaux où la charité la conduit
chaque jour, il lui livre ce secret, et pour la mieux convaincre,
pour lever tous les doutes qu'elle conserve encore, il a promis de
la mener chez sa rivale, lorsque tout à coup il disparaît sans qu'on
puisse savoir ce qu'il est devenu. C'est le hasard, le hasard seul,
qui complète les révélations de Baldassare et met en face l'une de
l'autre les deux femmes trompées par l'astucieux Tito. A la vue des
beaux enfans de Tessa, et lorsqu'elle a reçu les confidences naïves
de la pauvre contadine encore abusée, Romola ne se sent pas le
courage de la détromper. L'humiliation qu'elle éprouve n'est mêlée
d'aucun ressentiment, et son altière équité ne saurait s'abaisser à
958 REVUE DES DEUX MONDES.
des vengeances que la jalousie ne légitimerait plus. D'autres soins
d'ailleurs, beaucoup plus essentiels, préoccupent cette âme sublime.
Un complot en faveur des Médicis vient d'être dénoncé à la signoria.
Les cinq principaux meneurs sont jetés dans les fers, et parmi eux
l'ancien gonfalonier Bernardo del Nero; l'artisan de leur perte est
un de leurs complices, et ce complice n'est autre que Tito Melema,
maître expert en ces volte-faces perfides. Romola l'ignore, mais sa
pénétration et la connaissance qu'elle a maintenant du caractère de
son mari le désignent à ses soupçons; elle n'en déploie que plus
d'ardeur à solliciter l'intervention de Savonarole en faveur des mal-
heureux que menace le ressentiiij^ent populaire. Cette entrevue de
Romola et de Savonarole est une des plus belles scènes du roman.
On y voit aux prises la généreuse pitié d'une femme revendiquant
les droits sacrés de la justice, de la clémence, avec l'inflexibilité
monacale d'un homme fanatisé par ses propres conceptions, et qui
compte pour peu de chose l'existence de quelques ennemis politi-
ques sourds à sa parole, qu'il croit inspirée, adversaires irrécon-
ciliables de ses desseins, dont la grandeur l' éblouit et le fascine.
Les refus impitoyables qu'il oppose aux supplications de Romola le
font descendre du piédestal où elle l'avait placé dans son cœur; ils
lui montrent l'homme sous le demi-dieu presque infaillible, et lui
ôtent la dernière illusion qui la rattachât à la vie. Après avoir assisté
avec désespoir au supplice des cinq conspirateurs, elle se sent in-
vinciblement repoussée loin du traître qu'elle soupçonne de les
avoir livrés au bourreau, loin de l'ingrate cité qui les a laissés pé-
rir. Elle quitte de nouveau Florence , et, sans pouvoir positivement
se résoudre au suicide, elle affronte une mort presque certaine en
se livrant seule, sur une misérable barque de pêcheur, aux flots in-
constans de la Méditerranée.
Tandis que Tito et Savonarole cherchent en vain les traces de la
fugitive , le drame politique à Florence se précipite vers son dénoû-
ment. A peine suspendues un moment par l'exécution de l'ancien
gonfalonier et de ses amis, les trames médicéennes ont recommencé
plus actives que jamais. L'autorité purement morale de Savonarole
est minée de toutes parts. Le grand réformateur tombe dans un
piège qu'il s'est tendu à lui-même en invoquant pour preuve de sa
mission le pouvoir surhumain dont il se disait, dont il se croyait
peut-être investi. Il s'est donné comme prophète et comme thau-
maturge; la crédulité populaire, incessamment surexcitée par ses
ennemis, le somme de prédire l'avenir et de faire des miracles (1).
(1) Sur ce point délicat de savoir si le prieur de Saint-Marc croyait ou non à ses
dons surnaturels, on pourra consulter avec fruit, dans la Bévue du 15 mai 18G3, l'étude
intitulée : Un Réformateur italien au temps de la renaissance.
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 959
La situation se complique d'une rivalité de couvens. Les frati mi-
nori de Santa-Groce défient le dominicain excommunié d'établir sa
doctrine, de manifester ses droits cà la protection céleste au moyen
d'une épreuve décisive empruntée à la jurisprudence des temps
barbares, et cette épreuve, ils offrent eux-mêmes de s'y soumettre.
Cet absurde défi, accepté forcément par Savonarole, devient l'oc-
casion d'une scène misérable racontée par tous les chroniqueurs,
et d'après eux avec une fidélité scrupuleuse, par l'auteur de Ro-
mola. Dans ce roman, Tito Melema, devenu à force de manœuvres
le secrétaire du conseil des dix , est le principal instigateur de la
combinaison machiavélique qui met le frate, dépouillé désormais
de son ascendant sur la multitude, à la merci d'un gouvernement
hostile et jaloux. Dès le lendemain de la fatale épreuve, les arra-
bîati de Florence, — ceux qu'exaspérait le joug austère de l'au-
torité monacale, — suscitent une émeute populaire principalement
dirigée contre les piagnoni ou sectateurs de Savonarole. Ces dés-
ordres ont été concertés avec Dolfo Spini, que les arrahiati recon-
naissent pour chef, par Tito Melema, toujours acharné à la perte du
réformateur; mais le Grec a omis, dans ses calculs profonds, de faire
entrer en ligne de compte la haine que lui porte un sycophante en
sous-ordre, un espion de bas étage, dont il a plusieurs fois et
presque sans le savoir contrarié l'ignoble ambition. Au moment où
Florence est livrée à l'émeute, alors que le pillage, l'incendie, l'as-
sassinat ont pleine carrière, quelques perfides révélations glissées
par ser Geccone à l'oreille de Dolfo Spini décident du sort de Tito.
Le Catilina florentin, se croyant joué par le secrétaire des dix,
prononce contre lui un arrêt de mort que deux de ses sicaires,
deux campagnacci, sont chargés d'exécuter. Deux bandes de pil-
lards, organisées, commandées par ces hommes, se dirigent dès la
pointe du jour vers une maison de la via dei Bardi sous prétexte
de pillage, mais en réalité pour surprendre au saut du lit et tuer
sans rémission le propriétaire de cette maison. Tito cependant
n'est pas homme à s'endormir au sein des périls. Le souvenir du
mal qu'il a fait, des fraudes auxquelles il doit sa prospérité, ne lui
permet pas de se croire à l'abri dans une ville où tant de passions
déchaînées ont leur libre cours. Tout est donc préparé pour sa
fuite. Un fidèle serviteur a pris les devans avec Tessa et les enfans
de Tessa : ils l'attendent dans le Borgho, les mules chargées, le con-
voi prêt à se mettre en route; mais entre eux et lui coule l'Arno,
qu'il faut traverser ou sur le Ponte-Vecchio ou sur le pont Ruba-
conte, qu'il va trouver fermés l'un et l'autre par les sanglans émis-
saires de Dolfo Spini. Traqué, entouré, pressé de toutes parts, le
malheureux s'engage malgré lui, au milieu des cris de mort et des
armes levées sur sa tête, dans l'étroit défilé du Ponte-Yecchio. Bien-
960 REVUE DES DEUX MONDES.
tôt une seule alternative lui est laissée, ou d'être mis en laml)eaux,
écrasé, foulé aux pieds par cette canaille altérée de sang, ou de
risquer sa dernière chance de salut en se précipitant encore sain et
sauf dans la rivière qui coule au-dessous de lui. Encore faut-il, pour
cela, se dégager des mains vigoureuses qui déjà le tiennent; mais sa
présence d'esprit ne l'a pas abandonné. En jetant à quelques pas
de lui sa ceinture et son escarcelle chargées d'or et de diamans, il
écarte un instant les plus acharnés, et cet instant lui suffit pour
réaliser son audacieuse tentative. Une fois déjà, lors de son nau-
frage, il a dû la vie à son talent de nageur. iNe peut-il espérer au-
jourd'hui pareille fortune? Il a pour lui le courant, et s'il dépasse
le Ponte-alla-Carrara , s'il peut aborder sur les quais de quelque
lointain faubourg, il n'aura certainement rien à craindre. La popu-
lace féroce qui voulait tout à l'heure le jeter à l'eau ne doit pas
douter qu'il n'ait trouvé la mort dans le fleuve. Calcul bien fait, lo-
gique puissante, raisonnemens irréprochables, mais qui vont être
cruellement démentis! Tito a laissé derrière lui le pont de la Tri-
nità : il pourrait à la rigueur prendre terre sans courir de bien
grands dangers; mais, sous le coup de ses terreurs récentes, il croit
devoir persister encore, et ne s'arrête qu'au moment où les forces
vont lui manquer. Tout au plus a-t-il conscience de lui-même lors-
qu'un dernier effort le jette presque sans connaissance sur une berge
déserte, à quelques pas d'un vieux mendiant habitué à venir cha-
que jour, sur les bords de l'Arno, guetter les épaves de la cité
voisine.
Cet homme, qui depuis quelques instans contemple d'un œil
sombre les efforts du nageur éperdu, — cet homme à qui un ca-
price de la Providence envoie ainsi une vengeance poursuivie en
vain depuis des années, — cet homme est Baldassare Calvo. Le vieil-
lard n'a pas d'armes, et ses bras sont débiles; un enfant se rirait
de l'effort avec lequel il se traîne vers sa proie et vient s'abattre,
hideux cauchemar, sur la poitrine haletante du jeune homme aban-
donné à sa merci :
« ... Mort! — Était-il mort? Les paupières à demi fermées ne bougeaient
plus; mais non, cela ne pouvait être, car il fallait que justice se fît. Quel-
quefois on semble mort, et la vie revient. Baldassare en ce moment ne se
sentait plus paralysé par sa faiblesse, et calculait exactement ce qu'il lui
était possible d'accomplir. Coulant ses doigts épais dans l'encolure de la
tunique, il les tenait prêts, un genou en terre à côté du corps, et scrutant
le visage d'un regard assidu. Il se sentait au cœur une féroce espérance,
mêlée de je ne sais quel tremblement craintif; mais la cruauté seule ani-
mait son regard: tout ce qui restait en lui de vie latente et comme brûlant
sous la cendre semblait, réveillé soudain, jeter des flammes.
«Pourtant les paupières étaient encore immobiles, barrières fermées,
LE R()MA-\ ANGLAIS CÔMEMl'OKAliV. 951
portes closes à la vengeance. Se pouvait- il bien qiril fût mort?... Nul
moyen de compter ces minutes qui passaient si lentes, chacune d'elles étei-
gnant l'ardeur des premières espérances. A la fin, un imperceptible tres-
saillement, une sorte de vibration lumineuse annonça que ces yeux fer-
més allaient s'ouvrir; — ils s'ouvrirent en effet et se dilatèrent presque
aussitôt...
« — A la bonne heure!... Tu me vois... Tu me reconnais!...
« Tito effectivement l'avait reconnu, mais sans pouvoir se rendre compte
si c'était la vie ou la mort qui le faisait ainsi comparaître devant son père
outragé. Ce pouvait être la mort, — la mort pouvait être le froid glacial
qu'il éprouvait, l'angoisse qui lui serrait le cœur devant cette apparition
hideuse de son passé, penchée à jamais sur lui.
« La seule crainte de Baldassare maintenant, c'était de voir lui échap-
per cette proie jeune et robuste ; il resserra autour du cou la pression de
ses doigts noueux, et avec toute la force que la vieillesse laissait à ses
membres épuisés, il appuya son genou sur la poitrine pantelante... La mort
maintenant pouvait venir.
« Sans se fier à l'immobilité de ces paupières qui venaient de se refer-
mer, sans croire à ce trépas apparent, le meurtrier attendait, toujours
agenouillé, que la justice envoyât quelques témoins, et alors lui, Baldas-
sare, se proclamerait hautement le bourreau de ce traître envers qui jadis
il avait rempli tous les devoirs d'un père. Peut-être à la fin le croirait-on,
et il accepterait volontiers la rétribution de son crime, pourvu que la mort
vînt l'atteindre à cet endroit même, cramponné au cou de l'infâme et le
poursuivant jusqu'en enfer de son étreinte vengeresse.
« Quand les forces lui manquèrent, quand il sentit qu'il ne pouvait plus
rester à genoux, il s'assit sur le cadavre, les doigts toujours crispés au-
tour du col de la tunique. Le grand jour était venu, mais pas un témoin ne-
se présenta. Aucun regard n'alla chercher au loin ce groupe immobile, en-
foui dans les hautes herbes qui croissent au bord du fleuve. Florence avait
ce jour-là de bien autres affaires et mettait en scène un drame bien autre-
ment palpitant. Peu après que la mort eut couché l'un à côté de l'autre les
deux cadavres gisant sur les rives de l'Arno, Savonarole, soumis à la tor-
ture, poussait ce cri d'agonie qu'on fit semblant de prendre pour un aveu
de ses crimes... »
Nous avons vu Romola fléchir un instant sous le fardeau d'une
existence désenchantée; mais les flots auxquels elle a confié le soin
de mettre un terme à ses soufl'rances la portent doucement, grâce à
l'impulsion d'une brise favorable, vers un pauvre village de la côte
méditerranéenne, où quelques juifs portugais, fuyant les rigueurs
de l'inquisition, sont venus peu de jours auparavant mourir de la
peste. Le fléau qu'ils ont importé sévit dans toute la vallée adjacente;
la plupart des chaumières sont abandonnées; la peur domine les
âmes et paralyse toute inspiration charitable; de ces malheureux
qui languissent et se meurent isolément, pas un ne songe à porter
TOME XLVIII. 01
962 REVUE DES DEUX MONDES.
secours au voisin. Le pievano (1) lui-même, oublieux de tous ses
devoirs, n'apporte plus au chevet des mourans les bénédictions de
l'église, et ne vient que çà et là, furtivement, constater la misérable
condition du troupeau commis à sa garde. L'apparition de Romola
sur cette plage désolée, cette barque mystérieuse d'où on la voit
descendre seule, l'auréole lumineuse que lui font ses cheveux d'or
la transforment aisément en une sorte de madone, et lai donnent
aussitôt sur les superstitieux habitans de la vallée une autorité dont
elle use uniquement pour leur salut. Elle trouve dans cette mission
de charité que la Providence lui assigne le baume puissant dont ses
blessures avaient besoin. Elle ne se console pas, elle oublie, et dans
cet oubli bienfaisant retrempe ses forces épuisées. Le courage qu'elle
prêche aux autres lui revient; la sérénité qu'elle fait renaître au-
tour d'elle lui est rendue par surcroît. Un grand apaisement s'est
fait dans son âme quand elle retourne à Florence, quelques mois
plus tard, comblée de bénédictions et vénérée à l'égal des saintes
légendaires par tous ces malheureux qui l'ont vue déployer un dé-
vouement surhumain.
Une fois informée de ce qui s'est passé en son absence, Romola
s'empresse de restituer à l'état la plus grande partie des richesses
suspectes que Tito a laissées derrière lui. De cette renonciation
scrupuleuse, elle n'excepte qu'une somme équivalente au prix des
collections paternelles vendues à son détriment et malgré sa vo-
lonté. Cette somme, elle la destine en secret aux enfans de Tessa
^t à Tessa elle-même, dont elle se constitue la protectrice en lui
laissant provisoirement ignorer les motifs secrets de l'intérêt qu'elle
lui témoigne. Tout en réglant ainsi sa vie, tout en se ménageant les
devoirs et les joies d'une maternité factice, la jeune ^euve suit d'un
œil ému les sanglantes péripéties du procès de Savonarole. Elle
n'est point de ces piagnoni timides que le réformateur a déçus en
se laissant arracher par la torture quelques rétractations involon-
taires; elle ne croit pas aux procès-verbaux falsifiés qui changeaient
les termes et aggravaient la portée de ces humilians démentis. Sans
connaître à fond les détails honteux du marché politique débattu
entre la sig)ioria de Florence, le pape et le duc de Milan, elle de-
vine que fra Girolamo se débat en ce moment sous l'effort coalisé
des ambitions mauvaises qu'il a voulu réfréner, des vices auxquels
il a déclaré la guerre, de la tyrannie étrangère à laquelle il faisait
obstacle, et d'un clergé corrompu qu'il prétendait ramener à ses
vertus primitives. Au fond, pur de tout crime qualifiable et de toute
hérésie dogmatique, le prieur de Saint-Marc n'avait à expier sur le
(1) Le curé de paroisse-
LE R03IAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 963
bûcher que son attitude ferme et hautaine en face de l'excommuni-
cation, et son refus formel d'allégeance à la papauté. Obéir aux dé-
crets d'Alexandre VI, c'était, disait-il, « obéir au diable, » et il ne
visait à rien moins qu'à obtenir des puissances européennes la réu-
nion d'un concile général appelé à déposer l'indigne pontife. L'ana-^
lyse des mobiles qui le poussaient, des sentimens qui tour à tour
l'animèrent, de cette inspiration flottante où la sincérité de l'extase
et les entraînemens calculés de la politique se touchent de si près
que parfois ils se confondent, devait tenter l'auteur d'Adain Bcde,
et lui a en effet inspiré quelques pages remarquables. George Eliot
nous montre l'âme de son héroïne partagée entre le désir, le besoin
de croire encore à Savonarole et les suggestions de ce discerne-
ment terrestre « qui juge les choses en faisant une part très modeste
aux ressources, à la capacité de l'humaine nature. » Ni dans l'un ni
dans l'autre de ces deux ordres d'idées Romola ne trouve une satis-
faction complète. Ses propres souvenirs , ses propres observations,
datant de l'époque où elle était disciple fidèle, lui disent que la tor-
ture seule n'explique pas complètement les rétractations de son an-
cien maître; mais sa conscience lui dit aussi que la vie de cet homme
n'a manqué ni de pureté ni de grandeur. Elle n'a pas oublié d'ail-
leurs cette sécheresse désolante, cet appauvrissement moral qui ont
coïncidé chez elle avec la diminution de la confiance qu'elle lui ac-
cordait, et il lui est impossible d'admettre que ce scepticisme éner-
vant, qui paralysait son âme et la rendait infertile, fût basé sur une
solide et saine appréciation de la vérité. Elle se refuse à ne voir que
des mensonges dans les paroles inspirées qui naguère lui rendaient
une vie nouvelle, et'un faux prophète dans cet homme en qui sem-
blaient incarnées les plus nobles et les plus salutaires tendances de
notre infirme nature.
« En relisant les confessions imprimées par ordre de la signoria, elle y
trouvait à chaque instant la trace d'altérations évidentes, de surcharges et
d'interpolations maladroites. Elles avaient cette emphase, cette redondance
d'accusations contre soi-même que les plus vils hypocrites se permettent
seuls vis-à-vis de leurs semblables. Toutefois, par cela même que ces
phrases étaient en opposition flagrante , non-seulement avec le caractère
de Savonarole, mais encore avec le ton général de ses aveux, on en était
d'autant mieux amené à penser que le texte dans son ensemble reprodui-
sait exactement les paroles tombées des lèvres de l'accusé. Sauf ce qui re-
gardait les prétendues prophéties, on y trouvait à peine un mot qui portât
dommage à son honneur. Il expliquait, sans varier jamais dans ses défini-
tions, les plans qu'il avait formés pour Florence, pour l'église et pour le
monde entier. Quant aux moyens employés, ils étaient irréprochables, sauf
le privilège indûment revendiqué de cette inspiration spéciale qui, une
fois admise, lui donnait l'empire des âmes. Bref, — et même en laissant
subsister les additions qu'une main malveillante y avait glissée? après coup.
9G4 REVUE DES DEUX MONDES.
— ces aveux nMinpliquaient chez fra Girolamo qu'une certaine passion pour
la gloire et le désir d'y atteindre par les moyens les plus nobles, c'est-à-
dire en perfectionnant les notions morales de l'humanité, en faisant passer
dans la pratique de chaque jour ce qui reste trop souvent à l'état de
dogme abstrait et de vaines paroles. »
Ceci est du reste l'interprétation presque littérale d'un passage
des confessions de Savonarole textuellement cité dans le livre de
Geoi'ge Eliot. « Tout ce que j'ai fait, disait-il, m'a été dicté par le
désir d'être à jamais fameux dans le temps présent et les siècles à
venir, afin de m'assurer la confiance des Florentins, et pour que
rien ne se fît dans leur ville sans avoir été sanctionné par moi. Une
fois ma position établie à Florence, j'avais en vue d'accomplir de
grandes choses soit en Italie, soit au dehors, par le moyen de ces
personnages éminens dont j'étais devenu l'ami, et que je consultais
en toute matière importante, comme par exemple sur la réunion du
concile universel. » Selon que mes premiers efforts eussent réussi,
j'aurais donné carrière à mes projets ultérieurs. Je me proposais
surtout, après la formation du concile, de pousser les princes de la
chrétienté, plus particulièrement ceux des pays en dehors de l'Ita-
lie, à marcher contre les infidèles. Je ne me préoccupais pas beau-
coup de devenir cardinal ou pape, car, ayant une fois mené à terme
la grande entreprise par moi conçue, je me trouvais, pape ou non
pape, le premier personnage du monde chrétien par l'autorité que
j'eusse acquise et le respect dont on m'eût entouré. Choisi comme
successeur des apôtres, je n'aurais pas refusé cet office; mais être à
la tête d'une pareille œuvre me paraissait plus important que d'être
pape, attendu qu'un homme vicieux peut porter la tiare, tandis
qu'une entreprise comme la mienne exige chez celui qui la mène
des vertus de premier ordre. » Médité, commenté comme il doit
l'être, ce fragment explique Savonarole tout entier. C'est en quelque
sorte le testament de sa conscience dicté à des bourreaux stupides,
qui transcrivirent sans y rien comprendre l'éloquente protestation
de leur victime.
Ambitieux, Savonarole l'était; mais il avait le droit de l'être, car
ce droit est celui de tout homme qui veut le triomphe du bien , la
destruction de l'iniquité. Trompeur, il le fut aussi dans une certaine
mesure, et pour déterminer cette mesure il faudrait savoir ce que
personne ne saura jamais, c'est-à-dire la situation mentale qui lui
était faite par ses études théologiques, ses veilles d'ascète, et ses
contemplations exaltées. George Eliot a voulu s'expliquer à elle-
même et faire comprendre à ses lecteurs la torture morale infligée
par surcroît à Savonarole et qui, malgré les révoltes légitimes de
sa fierté, l'avait en fin de compte ral)aissé à ses propres yeux :
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 965
« Laissé seul dans sa prison, muni de plumes et d'encre, libre d'employer
comme il le voudrait ce malheureux bras droit que la torture avait dislo-
qué, Savonarole écrivit en effet; mais ce ne fut ni pour affirmer son inno-
cence, ni pour protester contre les traitemens qu'il avait subis. Ce qu'il
écrivit alors n'est qu'un long entretien avec cette pure Essence divine où
il voulait pour ainsi dire s'absorber, ce sont les épanchemens de l'humilia-
tion volontaire, les ardentes aspirations de l'âme qui cherche à se renou-
veler. Le temps n'est plus où il s'affirmait avec véhémence. Nous ne re-
trouvons pas le plus faible écho de cette voix qui disait : Mon œuvre est
bonne, et ceux qui la combattent sont les fils de l'enfer. Au lieu du triom-
phe, c'est la tristesse qui parle, et voici ce qu'elle dit : Dieu t'a placé au
milieu du peuple comme un de ses élus. A ce titre, tu enseignais les autres,
et tu n'as pas su t'enseigner toi-même. Tu as guéri les autres, et ta propre
infirmité s'est trouvée sans remède. Ton cœur s'était enorgueilli devant la
beauté de tes propres actes, et c'est par là que ta sagesse a péri, c'est par
là que tu es devenu ce que tu resteras toujours, la proie du néant... Vienne
à luire un rayon d'espérance, il n'entrevoit pas les victoires promises à sa
grande œuvre, et n'accepte pour gage de la tendresse, de la miséricorde
dont il est l'objet, que l'esprit de pénitence et de soumission développé en
lui par les rigueurs de 'sa destinée. Si la étais oublié du ciel, se dit-il, le
don du repentir ne le serait pas ainsi prodigué... Aucun témoignage va-
lable n'établit que Savonarole, — ni pendant son séjour dans les cachots,
ni même à l'instant de la crise suprême, — se soit cru ou se soit pro-
clamé martyr. L'idée de mourir pour la cause qu'il voulait faire triompher
était mêlée pendant la lutte à ses rêves d'avenir. Maintenant, à la place de
l'une et l'autre chimère, une résignation qu'il ne décorait d'aucun nom glo-
rieux dominait toutes ses pensées. Il n'en a que plus de droits à être appelé
martyr par toutes les générations d'hommes qui sont venues ou viendront
après lui. En effet, s'il fut en butte aux attaques des puissans de la terre,
sa grandeur l'avait fait leur ennemi, non ses fautes. On ne le punit pas
d'avoir cherché à décevoir ses concitoyens, mais d'avoir cherché à les re-
lever de la corruption , et ce fut en expiation de ce noble effort que lui
fut imposée une double agonie : la première, la moins douloureuse, cellp
des injures publiques, des tourmens corporels, des angoisses du trépas; la
seconde et la plus terrible, cette déchéance qui le précipita brusquement
du sein de ses visions splendides au fond des ténèbres épaisses où il disait
simplement : Je ne compte plus pour rien ici-bas; V obscurité m'enveloppe
de toutes parts, et pourtant la lumière que j'ai entrevue était bien la vraie
lumière. »
^C L'épilogue du roman nous transporte à l'année 1509, onze ans
après le supplice de Savonarole. Le réformateur florentin n'est pas
encore réhabilité; mais l'opprobre et la haine publique, s'écartant
peu à peu de sa mémoire, planent sur la tête de ses persécuteurs.
Romola, dont les regards l'ont suivi jusque sur le bûcher, lui voue,
comme tant d'autres /^aV/^/jo???', un culte fidèle. Sur un autel revêtu
de draperies blanches, décoré de cierges et de bouquets, elle con-
966 REVUE DES DEUX MONDES.
serve au fond de son logis l'image en pied de l'illustre fraie. C'est
au seuil de cette espèce de chapelle que, dans le cours d'une leçon
donnée au jeune Lillo, le fds aîné de ïessa, elle est amenée à lui
parler tour à tour, voulant l'éclairer sur ses chances d'avenir, de
deux destinées bien différentes : celle du savant Bardo, mort obscur
et pauvre; celle de Savonarole, expiant sa grandeur par un igno-
minieux trépas. Inquiète pour cet eni'ant dont elle cultive l'intel-
ligence et à qui elle voudrait rendre familières les plus hautes
visées, les plus nobles aspirations de l'âme, elle l'entretient à mots
couverts et en ces termes d'un troisième personnage dont il ne saura
jamais le nom ;
« Il est un homme, Lillo, près duquel j'ai vécu de manière à le bien con-
naître : séduisant par son esprit, par sa beauté, par ses dehors flatteurs et
ses manières courtoises, il captait à peu près tous les suffrages. Je crois
bien qu'à l'époque où je le vis pour la première fois, aucune pensée basse
ou cruelle n'avait flétri la jeunesse de son cœur; mais pour avoi r tenté de
se dérober à tout ce que la vie a de pénible, pour n'avoir voulu sauvegar-
der ici-bas que les intérêts de son égoïsme, il fut amené finalement à com-
mettre quelques-unes de ces actions qui condamnent un homme à l'infamie.
Il désavoua son père et l'abandonna au sort le plus misérable; il trompa
tous ceux qui s'étaient fiés à lui, et cela pour vivre en paix, pour devenir
riche et prospère... Le malheur n'en est pas moins venu le frapper, et
quand les coups du malheur tombent sur un homme ainsi avili à ses pro-
pres yeux, il n'est pas de baume pour les blessures qu'ils y laissent... »
Romola s'interrompit de nouveau. Sa voix était éraue, et Lillo écoutait ces
graves paroles avec un étonnement mêlé de quelque terreur... — Une autre
fois, mon Lillo! reprit-elle,... je te dirai le reste une autre fois... »
Ainsi s'achève ce récit, empreint jusqu'au bout d'une sorte de
piétisme philosophique enté sur un fonds de religiosité protestante :
œuvre de forte volonté, d'obstination studieuse, dont l'analyse
mieux que la discussion pouvait faire ressortir les beautés et les
défauts. On se prend à regretter, après l'avoir ainsi étudiée, que
George Eliot n'ait pas mieux apprécié, n'ait peut-être même pas
connu cet autre peintre des mœurs italiennes du moyen âge qui se
cachait sous le pseudonyme de Frédéric Stendhal. Elle aurait appris
de lui à condenser son action, à ne pas l'encombrer de détails oiseux
et de personnages insignifians; il l'aurait sans doute dégoûtée des
dialogues indéfiniment prolongés où l'érudition de l'auteur se donne
carrière aux dépens de la vraisemblance outragée, de l'intérêt sus-
pendu; il lui eût surtout appris à exprimer nettement, à mettre
en relief les dons particuliers du génie italien, ce mélange de vues
sérieuses et de caprices puérils, de passion et de timidité, de can-
deur et de ruse, qu'il avait décomposé mieux que personne, non
LE ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN. 967
pas seulement en simple observateur, en naturaliste curieux, mais à
travers le prisme coloré des passions, et avec le flair subtil qu'elles
donnent. Ses vigoureuses esquisses, — l'Abbesse de Castro^ Vitloria
Accoramboni y lu Duchesse de Palliano, les Cenci , — valent, pour
l'intelligence de la société italienne au xv!** siècle, bien des tableaux
patiemment et compendieusement élaborés, parmi lesquels nous
sommes obligé de comprendre le dernier roman de l'auteur à' Adam
Bede.
Un parallèle entre Stendhal et George Eliot semble devoir donner à
celle-ci une supériorité manifeste, si on les apprécie uniquement
comme moralistes. Encore faudrait-il y regarder de près, distinguer
soigneusement les desseins délibérés et les résultats obtenus. Henri
Beyle, dans son parti pris de pessimisme sceptique, ne visa jamais,
que nous sachions, à jouer ici-bas un autre rôle que celui d'un di-
lettante passionné, doublé d'un pénétrant diplomate à qui personne
n'en fait accroire. La peinture, la musique, l'amour furent ses dieux,
€t il avait de plus pour les scélérats vraiment habiles, comme pour
les passions à outrance, une sorte de vénération... relative. Malgré
tout, ses écrits ont souvent une âpreté salutaire : ils ne prêchent,
nous en conviendrons, ni la résignation ni le sacrifice, et le mouton
n'y apprendra jamais à se laisser manger par le loup pour faire
honte à la cruauté de ce sanguinaire animal; ils respirent en revan-
che le mépris de toute lâcheté, de toute faiblesse, la haine bien ac-
cusée des faquins de tout ordre. — Avec George Eliot au contraire,
on n'entend que pieux conseils et sages exhortations; mais la cha-
rité de l'écrivain, parfois un peu trop compréhensive , son désir de
garder une impartialité absolue , de tout expliquer dans le sens le
plus conciliant et le plus favorable, semblent fréquemment troubler
sa vue, et obscurcissent, dénaturent même les notions, d'ailleurs si
saines, qu'on pourrait dégager de son œuvre. Les mâles tendances
de son esprit sont balancées, atténuées par mille préoccupations
enfantines, et la « moelle des lions, » qu'elle s'est évidemment assi-
milée, se transforme en petit-lait sans qu'on s'explique très bien un
pareil phénomène. En somme, pour bien des tempéramens, spécia-
lement pour les plus robustes, la verdeur presque cynique de Sten-
dhal doit avoir une meilleure influence que le platonisme évangé-
lique, la philanthropie pondérée, l'équité attendrie de George Eliot.
L'un nous retrempe, l'autre souvent nous énerve, et celui des deux
qui s'occupe le moins de nous mener au bien est peut-être encore
celui qui nous arme le mieux contre le mal.
E.-D. FORGUES.
L'AGITATION ALLEMANDE
LE DANEMARK
Une des causes qui rendent fort confuses à nos yeux certaines
querelles presque permanentes au-delà du Rhin, c'est assurément
que les institutions, les idées et les mœurs avec lesquelles nous
avons rompu à la fin du siècle dernier subsistent par lambeaux épars
chez les peuples de race allemande, et peuvent s'y rencontrer, soit
en luttes, soit en alliances contre nature, avec des aspirations tout
autres, par exemple avec un sentiment exagéré de la démocratie et
du principe tout moderne de la nationalité. Les restes d'un âge que
l'on qualifie assez justement en l'appelant encore féodal vont sans
doute, chez nos voisins, se dissolvant sans cesse; ils n'en conservent
pas moins assez de vie pour empêcher de nouvelles et fermes assises
et pour entretenir une incertitude qui se traduit à certains momens
par des crises très redoutables. En étayant ces restes vermoulus et
en leur construisant des cadres commodes, les traités de 1815 ont
préservé l'Allemagne d'une dissolution subite et complète, mais ils
ont en même temps préparé de graves difficultés à ceux des souve-
rains limitrophes de l'Allemagne qu'ils y ont incorporés en partie.
A dater du jour où ces souverains ont voulu faire un pas en avant,
adopter par exemple les idées et les formes constitutionnelles, ils
se sont sentis retenus par mille relations féodales issues de leurs
provinces allemandes, et se sont vus menacés même quelquefois par
l'opposition de ces deux forces contraires. Cette agitation, de carac-
tère essentiellement germanique, est précisément le fait qui domine
l'histoire des rapports du Danemark avec l'Allemagne, surtout depuis
1848, c'est-à-dire pendant le règne qui vient de finir. Le difficile
problème de constituer la monarchie danoise dans son intégrité en
y faisant pénétrer les principes de la liberté moderne était échu à
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 960
Frédéric VII, et le roi Christian IX, son successeur, se voit menacé,
au nom d'une prétendue légitimité, d'une guerre de succession.
Frédéric YII emporte les regrets sincères de son peuple, et il n'y
a pas lieu de s'en étonner. Son règne de quinze années datera dans
l'histoire du développement politique et social en Danemark. Il faut
se rappeler qu'un mois avant la révolution de lévrier I8/48 il pro-
mettait une constitution à ses sujets, et que bientôt après, par l'exé-
cution loyale de cette promesse, il y avait en Europe une nation de
plus parmi celles que l'exercice bien réglé de la liberté politique a
délivrées à jamais de l'absolutisme et placées à la tête des sociétés
modernes. La constitution du 5 juin lSh9, publiée au milieu même
de la guerre que rA.llemagne avait suscitée au Danemark à propos
des duchés, se montra libérale jusqu'à donner, ou peu s'en faut, le
suffrage universel, et, loin d'enfanter une démocratie désordonnée,
elle devint, grâce à l'esprit pratique dont les Danois firent preuve,
la garantie de leur nouvelle prospérité. Jamais on ne vit une natio-
nalité jeune et vive rejeter avec plus d'entrain les liens qui l'embar-
rassaient. L'essor fut manifeste dans la guerre des duchés et sur
vingt champs de bataille; les hostilités une fois terminées, il se
poursuivit par un remarquable développement des ressources inté-
rieures. On avait eu jadis des rois demi -allemands dont les sym-
pathies équivoques continuaient et augmentaient la confusion d'é-
lémens disparates; Frédéric VII au contraire, tout en donnant au
Danemark des institutions libres, suscita un développement tout
national. Les haines qui séparaient jadis les deux monarchies Scan-
dinaves furent oubliées, et Frédéric VII, api'ès s'être déjà rapproché
du roi de Suède Oscar, devint l'ami de Charles XV. Il fallait les voir,
aux camps annuels de Scanie, le roi de Suède à la tête d'un régi-
ment danois, le roi de Danemark à la tête d'un régiment suédois,
commander alternativement les grandes manœuvres. D'ordinaire le
roi Charles XV venait rendre à Frédéric VII sa visite soit au magni-
fique château de Frédéricsborg, détruit par un incendie, il y a quel-
ques années, au grand chagrin des Danois et de leur souverain, soit
au château de Christiansborg, dans Copenhague, où se produisaient
alors des démonstrations du plus pur scandinavisme, harangues,
chœurs d'étudians, trophées aux couleurs des trois peuples, prome-
nades aux flambeaux, bûchers de torches réunies en faisceaux et
lentement consumées aux derniers accens des chants patriotiques.
Également épris du glorieux passé des peuples du Nord (on a de
Frédéric VII de curieux écrits archéologiques et de Charles XV des
Légendes et poèmes Scandinaves) (1), les deux rois se montraient
(I) M. de Lagrôze en a récemment publié une traduction (1 volume in-18, chez
Dentu). On sait que le frère du roi de Suède , le prince Oscar, est aussi un poète dis-
tingué.
970 REVUE DES DEUX MONDES.
étroitement unis dans ces fêtes nationales, dont les perspectives flot-
tantes et lointaines contrastaient avec les prochains embarras de la
politique. Les peuples voyaient, non sans raison, dans ce progrès des
relations personnelles entre leurs souverains, une promesse d'utile
union entre les difTérens membres de la nationalité Scandinave.
Pendant la guerre des duchés, en 1850, un corps d'auxiliaires sué-
dois était venu dans l'île de Fionie, sans toutefois sortir d'un simple
rôle d'observation; la Suède en pareilles circonstances ferait plus
aujourd'hui, témoin le traité négocié entre les deux gouvernemens
en présence de la menace récente d'une exécution fédérale, et dont
l'agitation allemande ne peut que hâter les effets. Ce qu'on appelle
le scandinavisme a produit ce résultat important, que Frédéric Yll
avait contribué de tous ses efforts à préparer.
En étudiant de près le règne et la vie du roi que le Danemark
vient de perdre, on le verrait encourager l'essor de la nationalité
danoise même par quelques-uns de ses goûts et de ses penchans
personnels. Sa simplicité de mœurs plaisait et semblait contraster
avec les habitudes germaniques, cà tel point que nous avons entendu
attribuer son second divorce avec une princesse de Mecklembourg
à son invincible antipathie pour la raideur des petites cours alle-
mandes. Son goût prononcé pour les études archéologiques parais-
sait inspiré par le même vif sentiment de la nationalité. Après les
heures données aux affaires, il n'avait pas de plus chères occupa-
tions que de présider la célèbre société des antiquaires du Nord, ou
bien il dirigeait quelque fouille de sépulture antique, rédigeait un
mémoire, déchiffrait une inscription, et ne se retirait jamais plus
satisfait que lorsque des études ou des explications nouvelles avaient
démontré une fois de plus la profonde différence qui sépare la race
purement germanique des nations Scandinaves.
Comme roi de Danemark, Frédéric Vil était aussi souverain d'un
duché danois, le Slesvig, et de deux duchés allemands, le Holstein
et le Lauenbourg, et c'était pour ces deux dernières provinces que
les traités de 1815 l'avaient fait entrer dans la confédération germa-
nique. La population des duchés, laissée à ses propres inspirations,
eût probablement accueilli volontiers la constitution libérale de 18Zi9;
mais le gouvernement danois rencontrait là des intérêts féodaux et
allemands, des privilèges de grands propriétaires fort ombrageux de
leur nature. D'autre part, les grandes puissances ayant reconnu le
principe de l'intégrité de la monarchie danoise, c'était dès lors un
droit évident et même un impérieux devoir de tenter l'œuvre diffi-
cile d'une constitution commune reliant ensemble toutes les parties,
en laissant à chacune d'elles une autonomie incontestée. Il fallait
seulement sauvegarder avec soin l'existence séparée du Slesvig,
duché essentiellement danois, et le protéger contre l'influence des
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 071
duchés allemands, qui pouvaient l'attirer vers eux. Le problème,
assez ardu déjà par lui-même , se compliquait encore de la mau-
vaise volonté de l'Allemagne envers le Danemark. Les grands pro-
priétaires féodaux des duchés ne soufTraicnt point sans un mécon-
tentement visible le voisinage immédiat d'un petit royaume régi
par une constitution aussi libérale que celle de,18i9. L'Allemagne,
surtout la Prusse, jalouse de posséder quelque jour une marine,
voyait et voit encore avec ressentiment le meilleur port des côtes
méridionales de la Baltique, la rade de Kiel, appartenir au roi de
Danemark, duc de Slesvig et de Holstein. C'est un fort dangereux
voisinage enfm que celui d'un grand pays qui se sent mal à l'aise,
qui voudrait changer sa situation intérieure, et qui ne sait où se
prendre. Or tel était à coup sûr jusque dans ces derniers temps le
cas de l'Allemagne. Humiliée de n'avoir point de marine, il lui faut
le démembrement de la monarchie danoise. Ayant soif d'unité, elle
se réjouit de se sentir unie dans un commun sentiment d'hostilité
contre un peuple de race diiTérente qui se trouve attaché à ses fron-
tières. (( La Prusse a une mission sainte qu'elle doit remplir au nom
de l'Allemagne, s'écriait ces jours derniers un pamphlétaire de Ber-
lin. Elle a déjà chassé de nos côtes le Suédois et le Polonais; il lui
reste à expulser le Danois, qui envahit par la conquête le territoire
allemand! » L'Allemagne n'a plus ni souci ni souvenir de Venise et
de Posen quand elle songe à ce petit peuple danois qui fait tache sur
le domaine prétendu de la grande race germanique; c'est une ter-
rible chose que ce principe des nationalités , qui se laisse plier à
tant d'utiles convenances (1) !
En présence de tant de difficultés, il n'y a pas lieu de s'étonner
sans doute si l'œuvre tentée par Frédéric YII n'a pas réussi. La
constitution commune promulguée le 2 octobre 1855 dut être abo-
lie pour le Holstein et le Lauenbourg sur la demande de la diète
germanique (6 novembre J858). Elle subsista seulement pour le
Danemark propre et le duché de Slesvig, et les derniers actes de
Frédéric YII, confirmés par le roi Christian IX dès le lendemain de
son avènement, ont eu pour piincipal but de resserrer cette union
politique. A tant de graves épisodes qui ont marqué le règne de
Frédéric YII, la constitution libérale du 5 juin 18/i9, la guerre contre
l'Allemagne à propos des duchés de 18/i8 à 1850, les efforts inuti-
lement tentés pour une constitution commune de toute la monarchie
danoise, il faut ajouter l'affaire de la succession. Frédéric YII ne
prévoyait pas sans doute tout le bruit qui devait s'élever aussitôt
après sa mort sur ce point, qu'il croyait avoir bien et dûment fixé.
Deux pensées le préoccupaient à ses derniers instans : la première
(1) Voyez, sur les limites qu'il convient d'assigner à cette vague doctrine, un livre
fermement écrit : Du Principe des Nationalités, par M. Louis Joly; Didier, 1803.
07*2 REVUE DES DEUX MONDES.
était celle d'un congrès, parce qu'cà défaut d'une médiation com-
mune des grandes puissances un congrès paraît le seul moyen dé-
sormais de terminer pacifiquement la querelle soulevée à propos de
la constitution de la monarchie danoise ; sa seconde pensée était
l'armement du Danevirke, cette fortification naturelle qui s'élève au
nord de l'Eyder pour protéger le Slesvig contre les Allemands. Il y
faisait dans ces derniers temps de fréquentes visites en vue de l'exé-
cution fédérale qui devait s'accomplir en Holstein, bien qu'il ne la
considérât point comme un sujet de guerre absolument inévitable.
Il ne se doutait pas que la question de succession allait rendre aus-
sitôt après lui le péril beaucoup plus imminent.
L'avènement de Christian IX, succédant le 16 novembre 1863
au dernier membre de la descendance mâle d'Oldenbourg, a été
pour une partie de l'Allemagne, à la grande surprise du reste de
l'Europe, l'occasion d'une effervescence mêlée de bruits de guerre
pareils à ceux qui avaient retenti sur les bords de l'Elbe en 1848.
A lire les protestations des petits états allemands, les motions pré-
cipitées de la Saxe, les interpellations soulevées dans les cham-
bres de Berlin et de Vienne, les pamphlets du National Verein^ les
adresses de certaines réunions populaires, les propositions envoyées
à la diète de Francfort, et par-dessus tout la protestation d'un pré-
tendant qui porte un nom bien connu, M. le duc d'Augustenbourg,
on s'est demandé avec surprise si en vérité la question des duchés
dano-allemands allait mettre le feu à l'Europe. Qu'il y ait eu au
premier moment toutes les apparences d'un danger réel, qui sub-
siste en partie, il serait inutile de se le dissimuler. La passion de
l'Allemagne, après s'être élevée tout d'abord à une sorte de pa-
roxysme, reste surexcitée au dernier point. Pour elle, les souve-
nirs de 18Zi8, c'est-à-dire d'une double défaite, ou peu s'en faut,
par les armes et la diplomatie, sont vivans encore ; son malaise in-
térieur, cause permanente d'inquiétude pour ceux de ses voisins
qui sont faibles, n'a pas cessé; on peut dire qu'il s'est augmenté
au contraire, et il est telle grande puissance allemande qui peut
bien avoir accueilli avec joie l'espérance de détourner au dehors
soit l'agitation permanente de ses états, soit l'ardeur démocratique
et unitaire qui tourmente toute la confédération. Si un entraînement
immodéré avait fait passer dans les premiers jours la frontière des
possessions danoises à un corps de troupes germaniques ou à de
simples corps francs, comme ceux qui faisaient mine de se former à
Hambourg et que la police de cette ville a eu la sagesse d'arrêter,
la résistance de l'autre côté de l'Elbe se produisait immédiatement,
et une guerre devenait inévitable.
Le danger subsiste, car il ne s'agit plus d'une simple exécution
fédérale dans les mêmes conditions que du vivant de Frédéric YII.
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 973
L'exécution pouvait alors ne pas être considérée comme un cas de
guerre tant que, se bornant au Holstein, elle respectait la frontière
méridionale du Slesvig, c'est-à-dire l'Eyder. Aujourd'hui il s'agirait,
suivant les prétentions nationales en Allemagne, de reprendre au
nom de la confédération ces duchés de Lauenbourg, de Holstein
et même de Slesvig, dont le roi Christian IX réclamerait illégale-
ment, dit-on, la souveraineté. Le parti national germanique n'en-
tend reconnaître le successeur de Frédéric VII que comme roi du
Danemark proprement dit, c'est-à-dire du Jutland et des îles, tan-
dis que M. le duc d'Augustenbourg serait proclamé l'héritier direct
et légal des duchés , qui se réuniraient pour former un état indé-
pendant : on aurait de la sorte donné enfin un corps à ce rêve , à
cette ombre fantastique d'un duché de Slesvig-Holstein que la fa-
mille d'Augustenbourg travaille depuis si longtemps à transformer
en une réalité effective.
Le danger est d'autant plus grave que, des conventions interna-
tionales ayant prévu la situation actuelle et garanti à l'avance au
nouveau roi la succession pleine et entière de Frédéric VII, la ques-
tion sortirait désormais du cercle étroit des questions purement alle-
mandes pour devenir une affaire européenne au premier chef. Une
fois commencée, la guerre ne manquerait pas de s'étendre : on pou-
vait affirmer hier encore que la Suède interviendrait inévitablement
comme auxiliaire du Danemark dès qu'un soldat allemand passerait
l'Eyder, et rien n'autorise à croire que la politique du cabinet de
Stockholm soit changée à l'égard du roi Christian IX. Tout au con-
traire la récente proposition adressée par le gouvernement suédois
aux grandes puissances relativement aux conventions internationales
destinées à prévenir la confusion actuelle, la demande d'un crédit
extraordinaire adressée par ce même gouvernement à la diète, qui
l'a voté avec ardeur et confiance, permettent de penser que le ca-
binet de Stockholm peut bien diriger en ce moment vers la frontière
de l'Elbe la même attention inquiète qu'il portait naguère sur celle
de l'Eyder; le danger, en s' accroissant pour le Danemark, menace
d'autant plus aujourd'hui une nationalité dont le royaume suédo-
norvégien est après tout le représentant principal. D'autre part, les
intérêts de la Russie, — ce que paraissent oublier les Allemands, —
sont directement engagés dans la querelle de succession qu'on a eu
l'imprudence ou l'audace de soulever; la Russie serait donc obligée
d'intervenir, ne fût-ce que pour sauvegarder ses dioits. Qu'on mette
en ligne sur cet échiquier les mesures belliqueuses que la Prusse, par
toute sorte de motifs, ne manquerait pas de favoriser contre le Da-
nemark, les sympathies incontestables de la Suède et de la Finlande
pour les Polonais, les facilités offertes à ceux-ci par une diversion
que la multiplicité de ses élémens rendrait puissante, et l'on recon-
97!l REVUE DES DEUX MONDES.
liai Ira lous les symptômes d'une de ces efTervescciices malsaines pro-
duites, non point par le seul essor d'un sentiment national pur et
avouable, mais par plusieurs causes morbides, dontchacune a apporté
son élément de désordre. Une telle effervescence peut effacer mo-
mentanément chez un peuple le souvenir des traités conclus en son
propre nom; mais dans le cas présent surtout un tel oubli serait
impardonnable de la part des souverains de l'Allemagne. De ce que
les traités de 1815 sont en partie déchirés, il ne faut pas con-
clure à la nullité d'un traité de 1852; ce serait aller trop vite en
affaires. Pour M. le duc d'Augustenbourg, ses théories et ses dé-
monstrations, qui n'auraient dû jamais revivre et auxquelles l'agi-
tation de l'Allemagne a seule donné le droit d'être comptées pour
quelque chose, ont de quoi causer un grand étonnement. La facilité
même d'une réfutation complète à leur opposer permettait de pen-
ser que le danger du premier moment, s'il n'amenait pas de vio-
lence irréparable, trouverait son contre-poids, d'abord dans la con-
duite réfléchie des cours allemandes, ensuite dans l'intervention
diplomatique des puissances occidentales, intéressées à ce qu'on ne
violât pas des stipulations dont elles avaient été cosignataires, et se
présentant d'ailleurs comme amies des deux parties. Or voici ce que
la réflexion a conseillé aux deux grandes cours allemandes : pen-
dant que les petits souverains de la confédération reconnaissaient
M. le duc d'Augustenbourg comme héritier légitime des duchés et
que la diète de Francfort suspendait la voix du Holstein , elles ont
déclaré qu'elles se reconnaissaient obligées par le traité de Londres
du 8 mai" 185*2, à la condition toutefois que le gouvernement du
Danemark eût rempli certaines promesses par lui consenties dans
les négociations avec l'Allemagne. En réalité, par cette déclaration
les cabinets de Vienne et de Berlin ont mêlé deux questions qui
n'ont aucune relation entre elles, la question tout européenne de
la succession dans la monarchie danoise , et la question tout alle-
mande de la constitution et du gouvernement de ces duchés dans
l'intérieur de la même monarchie.
Dès le commencement de son règne, Frédéric VII, n'ayant pas
d'enfans après trois mariages, et prévoyant l'extinction prochaine
de la descendance mâle d'Oldenbourg, avait résolu de régler, d'ac-
cord avec les grandes puissances européennes, la question de suc-
cession, afin de prévenir les prétentions, incertaines ou fondées,
que plusieurs maisons princières pourraient élever sur certaines
parties de la monarchie. Il suffit, pour savoir avec quelle équité et
quelle sollicitude cet arrangement a été conclu , de considérer la
longue série des actes officiels qui l'ont eu pour objet. La princesse
Louise, épouse du prince Christian de Glûcksbourg, aujourd'hui
Christian IX, réunissant le plus de droits héréditaires, grâce aux
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 975
renonciations obtenues de divers membres de sa famille, reporta
elle-même ces droits sur la tête de son mari. Parmi ces renoncia-
tions, destinées à faciliter un accord définitif, la plus remarquable
était celle de l'empereur de Russie , chef de la brandie aînée de
Holstein-Gottorp, et qui, en cette qualité, pouvait faire valoir des
droits précisément sur cette partie du Holstein où est située l'im-
portante rade de Kiel. Par le protocole de Varsovie (24 mai-5 juin
1851), l'empereur reconnut que, dans le double intérêt de la paix
du Nord et de l'intégrité de la monarchie danoise, la combinaison
proposée était devenue nécessaire. Voulant y contribuer pour sa
part, il renonçait à ses droits éventuels en faveur du prince Chris-
tian et de sa descendance mâle.
C'étaient là les mesures préliminaires après lesquelles la cour de
Copenhague, en expliquant dans une note détaillée les intentions et
le but final de la négociation, demanda aux grandes puissances de
munir leurs représentans à Londres des pleins pouvoirs nécessaires
pour donner au principe de l'intégrité de la monarchie danoise le
caractère d'une transaction européenne. Huit mois après, le 8 mai
1852, les plénipotentiaires de l'empereur d'Autriche, du prince-
président de la république française, de la reine d'Angleterre, du
roi de Prusse, de l'empereur de Russie, du roi de Suède et de
Norvège, signèrent le traité de Londres et s'engagèrent d'un com-
mun accord , « au nom de la très sainte et indivisible Trinité , » à
reconnaître, dans le cas prévu, au prince Christian de Glûcksbourg
et aux descendans mâles issus en ligne directe de son mariage avec
la princesse Louise, le droit de succéder à la totalité des états ac-
tuellement réunis sous le sceptre du roi de Danemark. L'article 2
reconnaissait comme « permanent » le principe de l'intégrité. L'ar-
ticle 3 réservait « les droits et les obligations réciproques du roi
de Danemark et de la confédération germanique concernant les
duchés de Holstein et de Lauenbourg, droits et obligations établis
par l'acte fédéral de 1815 et par le droit fédéral existant, » et qui
ne subiraient aucune altération. Par le quatrième article, les par-
ties contractantes se réservaient de porter le présent traité à la con-
naissance des autres puissances en les invitant à y accéder, et de
fait le traité de Londres fut ensuite reconnu par les cours de Ha-
novre, de Saxe, de Wurtemberg, de Hesse-Électorale, d'Oldenbourg,
de Hollande, de Belgique, d'Espagne, de Portugal, de Grèce, enfin
par les gouvernemens italiens. L'invitation d'y accéder fut adressée
inutilement aux cours de Bavière, de Bade, de Hesse-Darmstadt,de
Mecklenibourg et de S:ixe-Weimar, qui seules répondirent par un
refus. Conformément aux stipulations contenues dans le traité, et
pour achever le nouvel arrangement, une loi nouvelle de succession
transférant au prince Christian de Glûcksbourg la succession éven-
976 REVUE DES DEUX MONDES.
tuelle dans toute l'étendue de la monarcliie, et modifiant par suite
l'ordre de succession, fut présentée aux chambres danoises, adoptée
après discussion, et signée le 31 juillet 1853.
Ainsi, dans la prévision d'une incertitude fort périlleuse au mo-
ment de l'ouverture de la succession en présence de plusieurs
droits, les uns incontestables, les autres douteux, les grandes puis-
sances, de concert avec la cour de Danemark, ont délibéré; les re-
nonciations nécessaires ont été amiablement obtenues et légalement
constatées ; on a réuni sur la tête d'un même prince tous les droits,
de quelque part qu'ils vinssent. France, Angleterre, Prusse, Autri-
che, Russie, Suède et Norvège, ont signé le traité de Londres; puis
toutes les autres puissances, excepté seulement cinq cours alle-
mandes de second ou de troisième ordre, y ont accédé, et de la
sorte une transaction vraiment européenne, obligeant chacun des
signataires, a été donnée pour base respectable et solide au prin-
cipe de l'intégrité d'une antique monarchie. C'est pourtant cette
ferme assise que l'Allemagne a paru compter absolument pour rien.
Le traité de Londres du 8 mai 1852, que les grandes puissances al-
lemandes ont signé, n'existe plus pour la confédération germanique
à partir du jour où se produit la situation qu'il a été destiné à ré-
gler!
A vrai dire, cette levée de boucliers n'est pas chose faite à l'im-
proviste. On y a préludé pendant ces dix dernières années par quel-
ques sourdes et timides mesures où se traduisait un dépit impuis-
sant. On peut remarquer par exemple que l'acte international du
8 mai 1852 a été presque toujours désigné, dans les écrits et dans
le langage des Allemands, par le nom de protocole et non pas de
traité de Londres. C'est une confusion grave. Il y a eu avant le traité
trois protocoles signés à Londres en juillet et août 1850, et aux-
quels la cour de Prusse n'a pas pris part; mais ce ne sont que des
actes préparatoires sans une véritable importance : en refusant à la
convention du 8 mai le titre qui lui appartient, et que lui ont donné
les grandes puissances, on a voulu apparemment, par un artifice
puéril, en affaiblir le caractère moral. Autre détail : le traité de Lon-
dres n'est pas imprimé dans le célèbre recueil de Martens; or le
volume qui devrait contenir cette pièce assez importante a été pu-
blié par les soins de M. Samwer, conseiller privé de Saxe-Cobourg-
Gotha et aujourd'hid sans doute premier ministre du prétendant.
— On a hasardé aussi pendant ces dernières années ce bizarre rai-
sonnement, que le traité de Londres avait perdu toute vigueur par
suite de la guerre survenue entre la Russie et les puissances occi-
dentales, comme si cette guerre avait pu délier chacune des trois
cours cosignataires des obligations contractées en commun à l'égard
d'un tiers. Du reste ce raisonnement insoutenable n'a pas reparu, et
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 977
ceux des peuples ou des gouvernemens allemands qui prétendent
annuler absolument le traité se bornent à alléguer deux motifs de
nullité.
Le premier, c'est que, la diète fédérale n'ayant pas autorisé spé-
cialement les puissances allemandes signataires, la confédération
ne saurait se croire obligée. La réfutation devient ici presque inu-
tile. Le traité porte la signature des cours d'Autriche et de Prusse,
et a reçu ensuite les adhésions individuelles de la plupart des au-
tres cours allemandes. Faudra-t-il démontrer que la Prusse et l'Au-
triche ne peuvent pas en même temps respecter le traité en leur
qualité de puissances européennes et le déchirer comme membres
de la confédération? Quelle excuse trouvera-t-on d'ailleurs pour les
cours allemandes qui ne comptent pas autrement que comme mem-
bres de la confédération? Et pourquoi la diète de Francfort n'a-
t-elle pas protesté une seule fois pendant onze années?
Le second motif de nullité qu'on allègue contre le traité de Lon-
dres est que cet acte et la loi de succession, revêtus de l'approba-
tion de la diète qui siège à Copenhague, n'ont pas été soumis aux
deux assemblées d'états qui siègent dans chacun des duchés de
Slesvig et de Holstein. — Il est vrai que la loi de succession, rédi-
gée sur les bases fixées par le traité de Londres, a été simplement
publiée par décret dans les duchés; mais c'est qu'en effet la loi du
15 mai 183â, instituant ces assemblées d'états, ne leur a conféré
aucun droit à une telle présentation, tandis que le parlement de
Copenhague tenait de la constitution de 1849 des prérogatives tout
autres. Les états des duchés n'auraient rien pu d'ailleurs contre
le droit du prince Christian, que les renonciations obtenues avaient
évidemment placé hors de pair. N'est-ce pas enfin la volonté de
l'Europe qui a élevé au-dessus des convenances ou des vœux d'une
partie des duchés cet intérêt suprême, le maintien de l'intégrité de
la monarclîie, « lié aux intérêts généraux de l'équilibre européen,
dit le traité, et d'une haute importance pour la conservation de la
paix? » On a dit encore que le traité de Londres, quel qu'il soit,
n'est pas un acte de garantie. Cela est certain. Ni la France, ni
l'Angleterre, ni aucune des puissances signataires n'est rigoureu-
sement obligée à défendre par les armes l'intégrité de la monarchie
démoise ou la succession du prince Christian, attaquée même par la
force ouverte, et fut-ce par un des cosignataires. Il n'en est pas
moins vrai que chaque puissance, en apposant sa signature ou en
donnant son adhésion, a assumé l'obligation morale de respecter îa
convention solennelle par elle souscrite en présence de l'Europe.
Les Allemands ajoutent que le traité de Londres était essentielle-
ment conditionnel et subordonné à l'accomplissement de certaines
TOME XLVIII. G2
978 REVUE DES DEUX MONDES.
obligations du gouvernement danois , telles que les fameux enga-
gemens de 1851-52, parmi lesquels figure surtout la promesse de
ne pas incorporer le Slesvig; l'article 3 du traité de Londres con-
tient, dit-on, une réserve expresse cà ce sujet. — En parlant ainsi,
on exagère d'une singulière façon la portée de cet article. 11 ne fait
que réserver la position des duchés de Holstein et de Lauenbourg
comme parties de la confédération germanique, c'est-à-dire que
les puissances n'ont entendu régler que la question de succession,
d'accord avec le souverain légitime de la monarchie danoise et sur
son invitation directe; elles n'ont pas voulu intervenir dans la ques-
tion de constitution intérieure. Suivant l'exemple qu'elles ont donné
en 1852, on doit se garder, aujourd'hui encore, d'apporter gratui-
tement en un tel sujet un élément de confusion. Si le gouverne-
ment danois est convaincu d'avoir violé les droits constitutionnels
des duchés de Holstein et de Lauenbourg comme parties de la
confédération germanique, la diète de Francfort a l'arme que le
pacte fédéral de 1815 (auquel se réfère expressément l'article 3 du
traité) met entre ses mains, celle d'une exécution fédérale; mais
pour la question de succession c'est chose jugée, et c'est à l'Europe
qu'on doit s'en prendre. Il est évident que l'Europe n'a pas signé
un traité comme celui du 8 mai 1852 en le soumettant à une clause
laissée à la seule appréciation de l'Allemagne, juge et partie. Il est
clair que la France, l'Angleterre, la Russie, la Suède et la Norvège
n'avaient et n'ont encore rien à démêler avec les conventions parti-
culières entre le Danemark et l'Allemagne. L'article 3 d'ailleurs ne
parle en aucune façon du duché de Slesvig, terre absolument da-
noise, dans les affaires de laquelle, soit pour la constitution, soit
pour la succession, l'Allemagne n'a rien à voir.
Quant au prince que certaines cours allemandes veulent recon-
naître comme souverain légitime des duchés, nous avons dit que
la réapparition de son drapeau et de ses prétentions avait de quoi
étonner. La ligne collatérale et apanagée des ducs d'Augustenbourg
est en possession, toutes les fois qu'un danger menace le Danemark
du côté de l'Allemagne, de produire devant l'Europe un prétendant
anti-danois, s'appuyant sur des prétentions féodales dix fois abolies
et sur une charte de IZiGO dix fois annulée. C'est ainsi que l'agita-
teur de 18/i8, père du prétendant actuel, s'est rendu célèbre par la
révolte qu'il a préparée si longtemps, de concert avec son frère, le
prince de Noer, à qui le roi Christian YIII abusé avait confié la lieu-
tenance-générale des duchés. Il est curieux de rappeler quels sont
les droits qu'on exhibe aujourd'hui et de quelles hypothèques ils
sont grevés. Dès le commencement du xvin'' siècle, les ducs d'Au-
gustenbourg avaient déjà renoncé à tout droit de succession dans
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 979
le duché de Slesvig. Ils avaient aliéné peu de temps après (1758), en
échange d'une bonne somme d'argent, leurs principautés hérédi-
taires entre les mains des rois de Danemark, et, n'observant même
plus les obligations féodales, ils avaient vécu pendant plusieurs gé-
nérations en riches propriétaires oublieux de toutes prétentions.
Cependant vers la fin du xviii'' siècle, le grand -pèi-e du prétendant
actuel ayant épousé une sœur du roi Frédéric VI, cette alliance, qui
les rapprochait du trône, excita leur ambition; ils portèrent tout
d'abord leurs vues sur la couronne danoise pom' les abaisser en-
suite à la simple domination d'un état imaginaire de Slesvig- Hol-
stein. Le duc Christian d'Augustenbourg, après avoir contribué pour
sa bonne part à la guerre entre le Danemark et les duchés de 18/s8
à 1850, fut exilé lors du rétablissement de la paix et de la signature
du traité de Londres. Son frère et lui furent dépouillés des ordres et
dignités qu'ils avaient obtenus. Toutefois, à cause de leur parenté
avec la famille royale, leurs propriétés ne furent pas confisquées;
celles du duc furent, il est vrai, retenues par le gouvernement da-
nois, mais en échange, cette fois encore, d'une somme très con-
sidérable, qui constituait une avantageuse compensation. Le duc
Christian souscrivit alors, sous la date du 30 décembre 1852, un
acte de renonciation qu'il est très intéressant de rappeler dans les
circonstances présentes. Le texte même de cet acte respire un par-
fum de féodalité mourante qu'il n'est pas inutile de faire revivre
comme une preuve nouvelle de cette vérité, qu'il y a au fond des
tristes débats de l'Allemagne contemporaine une cause efficace de
trouble et de malaise qui n'est autre que la transition inévitable de
l'ancien état féodal, çà et là subsistant, aux formes et à l'esprit de
la civilisation moderne :
« Nous cédons et transmettons à sa majesté le roi de Danemark et à ses
héritiers, pour nous, nos héritiers et nos descendans, tous les droits qui
nous reviennent sur les terres et propriétés ducales des Augustenbourg,
avec leurs dépendances, avec tous les châteaux, palais et édifices qui se
trouvent sur ces terres, avec tout ce qui, sur ces terres, tient au sol, aux
murs, à fer et à clou, notamment aussi avec le total de l'inventaire du
bétail et matériel de labour et d'exploitation, ainsi qu'avec toutes les im-
munités et privilèges concernant ces terres ou les gens qui en font partie,
que ces droits et privilèges soient fondés sur des contrats ou sur la tra-
dition. »
Le duc d'Augustenbourg s'engageait ensuite, lui et sa famille, à
établir désormais son séjour en dehors de la monarchie danoise. 11
faisait vœu et promettait, sur sa parole et siir son honneur de duc,
pour lui et sa famille, de ne rien entreprendre qui pût troubler ou
mettre en péril la tranquillité daos les éiats du roi, et aussi de ne
980 " REVUE DES DEUX MONDES.
s'opposer en aucune façon aux mesures prises ou à prendre relative-
ment à l'ordre de succession pour tous les pays actuellement réunis
sous le sceptre royal. L'article 5 stipulait que le roi Frédéric VII
ferait remettre au duc, comme indemnité, « un million cinq cent
mille doubles rixdalos, » un premier paiement devant avoir lieu à la
Saint-Nicolas 1852, un second à la Saint-Jean, etc. Rien n'y man-
que, et le contrat est en bonne forme. De plus le roi de Danemark
se chargeait des dettes contractées par les ancêtres du duc d'Au-
gustenbourg ou par lui-même. Toutes ces sommes consenties et
payées, quelques années s'écoulent, et le même dac qui naguère a
signé cette renonciation et donné quittance transmet à son fils le
duc Frédéric d'Augustenbourg, le lendemain de la mort du roi dont
il a obtenu son pardon et un tel contrat, les mômes prétentions
qu'il a si bien vendues. C'est le cas de dire avec la comédie : Hé !
rendez donc l'argent (1) !
Voilà pourtant avec quels faux titres le nouveau prétendant s'offre
à l'Europe, en demandant qu'on démembre pour lui une monarchie
souveraine et qu'on foule ^ux pieds un traité solennel. Ces titres,
fussent-ils plus sérieux, ne sont-ils pas primés encore par beaucoup
d'autres? Annulez le traité de Londres : qu'importe? Ce traité n'a
été que la constatation et la reconnaissance par l'Europe des con-
ventions très régulières qui avaient été faites auparavant. Comment
M. le duc d'Augustenbourg et les petites cours allemandes, ses
fidèles alliées, oublieat-ils qu'alors môme se présenteraient de nou-
veau, avant les prétentions qu'on veut faire valoir, les incontesta-
bles ch'oits de la princesse Louise et ensuite ceux de l'empereur de
Russie ?
En résumé, et quelques raisonnemens qu'on puisse opposer aux
prétentions anti-danoises, où en sont aujourd'hui les perspectives
de guerre, et à quelle distance est-on d'une telle extrémité? Il est
certain que le Danemark, et nous pouvons ajouter l'Europe, a tout à
craindre de la passion qui possède en ce moment l'Allemagne. Tout
un parti nombreux et d'une excessive ardeur répand des proclama-
tions, ouvre des bureaux d'enrôlemens volontaires , organise des
souscriptions, et demande à grands cris l'occupation immédiate des
duchés par une force allemande quelconque. Ce parti a failli l'em-
porter dans la diète de Francfort, et la mesure qu'il a fait adopter
aurait coupé court à tout espoir de conciliation ; mais il se compose
(1) D'après ce qui a transpiré on Allemagne des négociations récentes entre les
cours de Berlin et de Vienne, on serait tombé d'accord sur la convenance qu'il y aurait
à ce que le prétendant restituât les 3 millions de thalers au prix desquels son père a
vendu les droits des Augustenbourg. Cela est fort bien ; mais le Danemark a le droit
sans doute de refuser le remboursement.
l'aGTTALION allemande contre le DANEMARK. 981
des démocrates allemands avec le National Vcrein à leur tête, et
de tels chefs, très habiles agitateurs, il est vrai, ne régnent cepen-
dant pas encoi'e en maîtres sur toute l'Allemagne. Leurs agens s'en-
tendent à merveille à faire signer des adresses et à répandre des
pamphlets; pourtant, dans les duchés, ils n'ont réussi ni à soulever
le Lausnbourg, qui reste entièrement fidèle au nouveau roi (Chris-
tian IX, ni à disposer en leur faveur une partie même du Slesvig :
dans le Holstein seulement, ils ont recueilli un certain nom])re d'ad-
hésions en faveur du duc Frédéric d'A.ugustenbourg, En Allemagne,
il est curieux de voir les combats qu'ils ont à livrer contre les dis-
positions des classes moyennes, dès qu'il s'agit de passer à l'action,
et contre celles des grandes cours, mises en défiance contre toute
téméiité. Leur mécontentement est extrême par exemple contre la
bourgeoisie de la ville libre de Hambourg, où le directeur de la po-
lice a recommandé la réserve aux journaux et interdit les mee-
tings et les levées de corps francs. Les violentes harangues et les
placards injurieux n'ont pas manqué contre ces magistrats d'une
ville allemande qui osaient douter du droit national contre le Da-
nemark, contre ces banquiers où les souscriptions populaires trou-
vaient fort mauvais accueil, contre ces riches négocians enfin aux-
quels (( le soufîle empesté du dieu Mamraon a fait perdre le sens, »
et qui, par un mauvais calcul, « paieront plus cher leur perfidie
envers la patrie allemande qu'ils n'eussent payé une juste rupture
avec un ennemi sans pudeur. » Quant aux cours d'Allemagne, les
plus petites sont, il est vrai, tout à la dévotion du National Vej^ein-,
elles lui ont servi de berceau et lui préparent des asiles. Parmi celles
de second ordre, on conçoit aisément que la Bavière, encore sous le
coup de la révolution de Grèce, et non signataire du traité de Lon-
dres, ait une conduite fort nettement décidée, et, pour ce qui touche
la Saxe, il y a peut-être lieu d'y redouter l'activité de M. de Beust :
on entend dire volontiers à Dresde que ce premier ministre « a la tête
trop grosse pour un royaume de cette étendue; » mais les grandes
cours, quel que soit leur besoin de popularité au milieu de leurs
embarras intérieurs, ne sont pas sans réfléchir sur la responsabilité
qui résulterait pour elles d'une action politique, et elles ont assez
de force pour ne pas se livrer d'elles-mêmes à un entraînement ex-
térieur et dangereux. La Prusse et l'Autriche ont ainsi fait contre-
poids, dans les dernières résolutions de la diète de Francfort; à la
minorité qui voulait une occupation immédiate des duchés; à la ma-
jorité très faible, il est vrai, de 8 voix contre 7, elles ont fait déci-
der l'exécution pure et simple en réservant la question de la succes-
sion. Toutefois la situation de MM. de Bismark et de Rechberg n'en
est pas devenue plus facile en présence des chambres de Berlin et
982 REVUE DES DEUX MONDES.
de "Vienne. On reproche ici à M. cle Rechberg de s'être associé au
ministère prussien, et l'on se montre assez peu ardent d'ailleurs
pour une agitation qui profiterait surtout au parti national et démo-
cratique, c'est-à-dire à l'Allemagne du nord. La situation de M. de
Bismark paraît plus difficile encore. Faut-il croire qu'à la cour de
Berlin une influence suprême ait voulu à tout prix soutenir le pré-
tendant à la suite d'une quasi-promesse de vassalité, et que le pre-
mier ministre, avant de pouvoir reconnaître nettement, de concert
avec la cour de Vienne, les obligations du traité de Londres, ait
presque dû ofi'rir sa démission, pendant que la chambre des dépu-
tés luttait auprès du roi en faveur du duc d'Augustenbourg? Ce qui
est sûr, c'est que, par certains côtés du moins, comme diversion au
débat parlementaire, comme solution de la question militaire de-
puis si longtemps pendante, la question des duchés, renaissant avec
une telle ardeur, a dû plaire à cette cour, et c'est précisément sur
cette pente funeste que nous craignons de voir les complications
actuelles se précipiter vers la guerre.
Le Danemark de son côté vient de faire une concession nouvelle
en abolissant, il y a quelques jours, les ordonnances du 30 mars
concernant l'administration intérieure du Holstein. Par cette me-
sure, il a enlevé tout prétexte à l'exécution allemande, puisqu'il a
fait table rase. Une récente proclamation de Christian IX annonce
de nouvelles libertés aux Holsteinois. Si la population pouvait pren-
dre le dessus et se débarrasser des influences seigneuriales qui la
dominent , tout serait bien vite concilié entre un gouvernement qui
offre autant de libertés qu'on en peut vouloir et des peuples qui,
livrés à eux-mêmes, n'auraient aucune raison pour refuser de telles
offres. Demandera-t-on encore au Danemark d'abolir la constitu-
tion du 18 novembre dernier, destinée à régler les affaires com-
munes entre le Danemark propre et le duché de Slesvig? En vérité
nous ne savons si la nation danoise y consentira jamais, quand
même son gouvernement serait de cet avis. Aujourd'hui l'union est
complète entre le Danemark et son nouveau roi; Christian IX, en
acceptant la constitution du 18 novembre dès les premiers jours de
son avènement, a mérité les applaudissemens et la confiance de son
peuple ; mais le souvenir de cet acte récent et solennel exige aussi
que la nouvelle charte ne soit pas mise en question. Si le Danemark
croit devoir faire encore cette concession , nous craindrons pour lui
une série désormais illimitée de mécomptes, comme nous craignions
hier une attaque violente et imméritée : nous voulons espérer que
l'abolition des ordonnances du 30 mars suffira pour faire retarder
l'exécution fédérale et ajourner la lutte.
Une fois encore l'Europe se tourne vers les grandes puissances
l'agitation allemande contre le DANEMARK. 983
pour invoquer leur autorité médiatrice. Les envoyés extraordinaires
chargés de complimenter le nouveau roi à l'occasion de son avè-
nement vont se trouver réunis à Copenhague. Leurs instructions
leur permettront-elles d'intervenir avec fruit? On paraît croire en
Allemagne qu'ils multiplieront les conseils de prudence, mais sans
que leurs gouvernemens, fort peu décidés à une action commune,
veuillent reconnaître encore la question comme européenne. Il fau-
dra cependant un jour ou l'autre consentir à voir dans le germe le
fruit à venir. Le rétablissement de la paix entre le Danemark et l'Al-
lemagne, l'arrangement simultané des deux questions soulevées au-
jourd'hui ne seront possibles qu'à une seule condition : c'est que
l'Allemagne renonce à se mêler des affaires du Slesvig, et n'est-ce
pas là une affaire absolument européenne ? Le débat se réduit, à vrai
dire, bien que l'Allemagne ne veuille pas l'avouer, à ce seul point.
11 ne s'agit pas de M. le duc d'Augustenbourg, à qui peu de gens
en réalité s'intéressent; il s'agit du Slesvig, que l'Allemagne veut
toujours attirer à elle , et que le Danemark ne peut laisser écarter
de lui sans signer sa propre déchéance. Or sait-on bien que le seul
document sur lequel on s'appuie est en dernière analyse la charte
du 6 mars IZiôO, qui affirme l'inséparable union du Slesvig avec le
Holstein? N'est-elle donc pas enfin déchirée, cette capitulation du
xv" siècle, par les actes solennels de 1720, par les renonciations
diverses de tant de prétendans, et n'est-il pas ridicule que, si près
de nous, des discussions de droit purement féodal, de droit du
XV* siècle, cent fois mises à néant, mais renaissant encore et se mê-
lant d'une façon bizarre aux passions démocratiques de notre temps,
viennent en plein xix"" siècle menacer sérieusement notre sécurité?
A. Geffrot.
l DE LA
14 décembre 1SG3.
Le parallélisme des phases de la politique intérieure et de la politique
extérieure se poursuit avec une remarquable exactitude. D'une part, la vé-
rilication des pouvoirs est achevée, et le nouveau corps législatif est con-
stitué; de l'autre, toutes les réponses des souverains à l'invitation impériale
ont été publiées par le Moniteur^ et il est aujourd'hui manifeste que la réu-
nion d'un congrès n'aurait pu produire d'entente générale, qu'elle n'eût
point pacifié l'Europe, enfin qu'elle n'aura pas lieu. Voilà deux épisodes
commencés en même temps, qui ont été clos simultanément et qui nous
ont conduits au même entr'acte. Avant d'entrer en conjectures touchant
les travaux ultérieurs de notre diplomatie et de notre assemblée représen-
tative, occupons-nous de l'intermède qui va remplir cet entr'acte.
Cet intermède est financier. D'ordinaire le quart d'heure de Rabelais ar-
rive à la fin d'une campagne; il se présente cette fois-ci au début de la sai-
son politique. La conclusion du rapport de M. le ministre des finances,
c'est un emprunt de 300 millions. Quand un gouvernement a résolu un em-
prunt et s'est décidé à l'annoncer, l'intérêt public exige qu'il l'accomplisse
le plus tôt possible. La perspective d'un emprunt exerce sur le crédit public
une influence qui afiecte l'ensemble des intérêts financiers et tient en suspens
un grand nombre d'affaires. Il faut abréger le plus qu'on le peut cet inter-
valle d'iacertitude qui sépare le moment ou un projet d'emprunt est an-
noncé du moment où il doit être réalisé. Nous supposons qu'en présen-
tant au corps législatif le projet du nouvel emprunt de 300 millions, le
gouvernement réclamera l'urgence pour cette proposition, et que le corps
législatif ne fera point difficulté d'accorder à la discussion et au vote de
l'emprunt la priorité sur la discussion et le vote de l'adresse. Tout porte
donc à croire que la première discussion du corps législatif aura l'emprunt
pour objet, et qu'à cette occasion la question financière tout entière se po-
sera devant la chambre et devant le pays.
REVUE. — CHRONIQUE. 985
Quelle est la situation financière révélée par le rapport de M. Fould?
Quel degré d'efficacité a eu le nouveau système inauguré il y a deux an
par ce ministre? Quelles sont les causes de cet indomptable accroissemeni
des découverts qui rend aujourd'hui, en temps de paix, un emprunt de
300 millions indispensable? Quelles sont les causes accidentelles et quelle
est la cause générale de ce phénomène ? Voilà les grandes questions qui
devront être agitées par le corps législatif. La petite question sera d'ar-
rêter le mode d'exécution de l'opération financière. Jetons d'avance un
coup d'œil rapide sur les divers élémens de cette situation.
Personne n'a méconnu le double caractère du rapport de M. Fould sur
notre situation de trésorerie. Ce rapport est franc et triste. Il est franc,
car il permet aux personnes les moins clairvoyantes dans les matières
financières de se rendre compte de l'état vrai des choses; il est triste parce
qu'en effet cet état de choses n'est pas de nature à satisfaire un ministre
intelligent qui doit avoir le point d'honneur de la prospérité des finances
françaises. M, Fould est réduit à nous apprendre que les découverts ont at-
teint de nouveau, à peu de chose près, le chiffre auquel il les avait trouvés
à sa rentrée au ministère; ils représentent une somme de 972 millions, bien
voisine de ce déficit d'un milliard qui effraya tant les imaginations il y a
deux ans. Cette révélation prend une signification plus fâcheuse quand on
la rapproche d'autres explications fournies par le rapport. Ainsi un projet
de loi portant allocation de crédits supplémentaires s'élevant ens(Mnble à
93 millions vient d'être présenté au corps législatif. Ces 93 millions de
dépenses supplémentaires se décomposent ainsi : 63 millions pour la ma-
rine et pour la guerre représentant les dépenses extraordinaires occasion-
nées en 1863 par la guerre du Mexique, et 30 millions demandés par le mi-
nistère des finances, destinés en grande partie à pourvoir à l'insuffisance
du crédit ouvert pour primes à la sortie des sucres. Ce crédit supplémen-
taire réclamé par le ministère des finances donne lieu à une observation
bien naturelle. En réalité, les primes payées à la sortie des sucres ne sont
que la restitution des droits payés par les sucres à l'entrée. Le produit des
droits payés par les sucres importés figure intégralement dans les res-
sources ordinaires ; une stricte régularité exigerait que les primes à l'ex-
portation fussent complètement défrayées par les ressources ordinaires,
puisque ces primes ne sont qu'une restitution partielle des droits perçus;
il devrait y avoir dans un budget bien équilibré une latitude suffisante pour
qu'on pût faire face avec les revenus ordinaires à cette restitution d'une
partie des droits perçus. Il n'est point conforme à la nature des choses , il
est regrettable que l'on soit réduit à s'ouvrir un crédit supplémentaire
pour faire une dépense qui n'est autre chose que le remboursement d'une
recette ordinaire dont on a perçu la totalité.
Nous ne relevons ce détail que pour montrer à quel degré de tension
notre gestion financière a porté l'emploi et l'affectation des ressources.
986 REVUE DES DEUX MONDES.
Voici un autre exemple : M. Fould est parvenu à réduire à 63 millions la
charge des dépenses extraordinaires et le découvert pour 1863 provenant de
ce crédit extraordinaire de 93 millions qu'il demande. Il obtient ce résultat
en faisant usage d'une ressource de 50 millions qui avaient eu antérieure-
ment une destination différente. Une partie de ces 50 millions, 17, est re-
présentée par des obligations provenant des remboursemens de subventions
effectués par les compagnies de chemins de fer en vertu de leurs dernières
conventions avec l'état; l'autre partie est représentée par l,/i30,000 francs
de rentes, et ces rentes, qui étaient destinées au paiement de subventions
aux compagnies, redeviendront disponibles par suite des conventions dont
nous venons de parler, lesquelles ont substitué la subvention en annuités
à la subvention en capital. Certes, avec des finances très aisées, il eût été
plus convenable de conserver le mode de subvention prévu d'abord et de
payer la part de l'état dans les fructueuses dépenses de la construction des
chemins de fer avec les ressources du budget extraordinaire; avec des
finances moins aisées, l'état eût pu faire un emprunt pour les travaux pu-
blics, la destination d'un tel emprunt en étant la justification légitime,
puisque, s'il devait laisser des charges à l'avenir, il apporterait aussi à l'ave-
nir le bienfait d'une dépense reproductive qui doit influer sur l'accroisse-
ment progressif de la richesse générale du revenu public. Au lieu de procéder
ainsi, pour tirer parti de toutes les ressources actuelles et de peur de trop
grossir l'emprunt rendu nécessaire par les découverts du trésor, qui ont une
origine et des causes toutes politiques, on a préféré convertir les Zi75 mil-
lions de subventions dus aux compagnies de chemins de fer en annuités de
21 millions que l'état devra servir pendant quatre-vingt-douze ans. L'ex-
pédient n'est qu'un emprunt déguisé et un emprunt sous une forme oné-
reuse. Les compagnies qui ont besoin immédiatement et prochainement du
capital des sommes qui leur sont dues par l'état engageront, sous la forme
de titres négociables et réalisables, les quatre-vingt-douze annuités que
l'état sera tenu de leur servir. Tous les bons esprits avaient été frappés de
l'absurdité de l'expédient des obligations trentenaires, et l'on irait tomber
fatalement dans le système des obligations nonagénaires! En signalant ces
tendances, nous ne voulons critiquer personne, nous montrons seulement
le produit vraiment nécessiteux d'un état de choses particulier; nous cher-
chons surtout à bien faire comprendre à nos lecteurs que le ministre des
finances a tiré un tel parti des ressources existantes qu'on ne saurait l'ac-
cuser d'avoir grossi le chiffre du découvert actuel en le portant à 972 mil-
lions.
L'on a donc toute raison de croire à la réalité de cet énorme décou-
vert; l'on doit savoir gré à M. Fould de la sincérité avec laquelle il nous
en apprend l'existence et de la loyauté avec laquelle il nous fait savoir que
c'est encore par une tension extrême de toutes les ressources qu'on a
réussi à l'empêcher de s'élever plus haut. L?. franchise de M. Fould a d'au-
REVUE. — CHRONIQUE. 987
tant plus de mérite qu'il était l'homme de France à qui l'aveu d'une telle,
situation devait être le plus pénible. « Quant à moi, sire, dit-il, j'avais eu
l'espoir de ne pas rouvrir le grand-livre. » Personne en effet ne contestera
la vigueur et l'habileté des efforts que M. Fould a faits pour éviter cette
nécessité. Grâce à l'expédient, aussi heureux que hardi, de la conversion
facultative, grâce à d'adroites négociations, M. Fould avait pu apporter une
atténuation de 200 millions au découvert de 1861. Sans les dépenses cau-
sées par les expéditions du Mexique et de la Cochinchine, dépenses qui
montent à 270 millions, le découvert ne dépasserait pas aujourd'hui
700 millions, et nous n'aurions pas à opter, avec des budgets qui dépassent
2 milliards , entre les inconvéniens d'une dette flottante démesurée et la
triste nécessité d'un emprunt en pleine paix. Est-ce à dire que le système
que M. Fould était venu inaugurer n'a eu aucune efficacité? Nous ne le
pensons pas. L'avantage de ce système nous a toujours paru devoir con-
sister dans une manifestation plus exacte et plus saisissante de la situation
financière. La méthode de comptabilité de M. Fould devait, à nos yeux,
mettre plus directement et plus facilement les contrôleurs naturels de la
gestion financière en présence des influences dirigeantes et des effets de
cette gestion. Le contrôle serait triple dans le système parlementaire : il y
aurait un cabinet solidaire et responsable, il y aurait les chambres, il y
aurait le pays. Sous le régime actuel, il peut toujours y avoir deux con-
trôles, celui du corps législatif et celui du pays. La méthode introduite
par M. Fould ne pouvait fournir au contrôle financier que des lumières,
elle ne pouvait communiquer à ceux qui sont appelés à l'exercer l'appli-
cation et l'énergie qui leur sont nécessaires. On montre au corps législatif
et au pays les choses telles qu'elles sont; c'est maintenant au corps légis-
latif et au pays de marquer l'approbation ou l'improbation, de donner des
conseils ou d'exiger des réformes. Ce qui est clair aujourd'hui , c'est que,
malgré l'habileté spéciale que tout le monde accorde à M. Fould, malgré
les efforts qu'il a faits , malgré les espérances qu'il avait conçues et que
le public avait volontiers partagées, malgré l'ampleur énorme de nos
budgets, malgré le succès de brillantes combinaisons, malgré l'emploi de
toutes les ressources disponibles, la dépense n'a pu se contenir dans les
larges limites du revenu; l'accroissement du découvert n'a pu être arrêté,
un emprunt de 300 millions est devenu nécessaire.
Il est impossible que le corps législatif ne se préoccupe point gravement,
dans la discussion de l'emprunt, des causes qui ont amené cette situation^
Ces causes sont de deux sortes : les unes accidentelles, les autres générales.
Les causes accidentelles sont indiquées dans le rapport même de M. Fould.
L'expédition du Mexique nous coûte à l'heure qu'il est 210 millions, l'ex-
pédition de Cochinchine 60. Si nos finances n'avaient point eu à faire face
à ces coûteuses diversions, nos découverts seraient descendus à 700 mil-
lions, et il ne serait pas question d'emprunt. Il faudra donc, dans la discus-
988 RliVUE DES DEUX JMONDES.
sion de Temprunt, prendre corps à corps cette ruineuse chimère des entre-
prises iointuines, ce cauchemar universel de l'expédition du Mexique. Il est
bien remai-quabJe que, de quelque côté que l'on envisage l'expédition du
Mexique, on ne trouve que des raisons de la déplorer. Au point de vue des
principes de la révolution française, on ne peut que regretter cet effort
tenté à l'aventure pour changer par la force de nos armes le gouverne-
ment d'un peuple. Quand on examine la conduite militaire de l'expédition,
on remarque d'étranges erreurs dans les prévisions, des lacunes funestes
dans les préparatifs. Quand on songe aux résultats politiques de l'entreprise,
on est effrayé des difficultés qu'elle peut, dans un avenir peu éloigné, nous
susciter avec les États-Unis. Quand on évoque la candidat.ure de l'archiduc
Maximilien, on souffre à l'idée que des soldats français ont pu donner leur
sang ou trouver dans les hôpitaux une mort misérable pour dresser à un
prince étranger, qui ne se décide même pas à courir les chances péril-
leuses de son ambition hésitante, le plus baroque et le plus fragile des
trônes. C'est maintenant par le côté financier que l'affaire mexicaine se
présente à nous. Une dépense accomplie de 210 millions, un emprunt de
300 millions à contracter, voilà la note à payer qu'elle nous apporte. La
fatalité de cette affaire mexicaine, c'est qu'on ne lui voit point d'issue;
l'impossibilité d'en pressentir la conclusion fait aussi la gravité de la ques-
tion mexicaine au point de vue financier. Outre les dépenses déjà faites, on
se trouve en présence de dépenses à faire auxquelles aucun terme ne peut
être raisonnablement assigné. L'illusion d'un remboursement prochain ou
même d'une compensation possible des frais de la guerre par le Mexique
doit être virilement écartée par la chambre et reléguée dans la région des_
éventualités les moins probables, La chambre se trouvera donc en pré-
sence non-seulement des frais que l'expédition du Mexique a coûtés, mais
de ceux qu'elle coûtera encore. Cette entreprise a exercé sur nos finances
la pression la plus fâcheuse; l'intérêt de nos finances donne le droit et im-
pose le devoir à la chambre d'en exiger la prompte conclusion.
Il y a dans l'origine et le développement de cette affaire la coïncidence
la plus malencontreuse avec les idées de réforme financière que M. Fould
avLJt apportées au pouvoir. Qu'on se rappelle le point de départ. On était
à la fin de 1861. La Revue des Deux Mondes avait reçu de M. de Persigny un
avertissement pour avoir signalé les fâcheuses tendances de notre situation
financière: mais un mois après paraissait dans le Moniteur le fameux rap-
port de M. Fould, qui justifiait toutes nos appréciations. L'empereur, avec
un empressement qui l'honorait, se ralliait aux idées du nouveau ministre,
se dépouillait d'une grande prérogative, renonçait à l'ouverture des crédits
supplémentaires par décrets. Une nouvelle phase politique s'ouvrait dont
le mot d'ordre était pour tous : économie dans les dépenses, réduction des
découverts, contrôle vigilant de la chambre. Les rentiers français scellèrent
le contrat en faisant aux promesses de cette nouvelle ère un sacrifice qui
REVUE. — CHRONIQUE. 089
demeurera fameux dans les fastes du patriotisme financier, le sacrifice de
la soulte; mais en même temps une mauvaise fée, sous la forme tantôt d'un
général espagnol que les eaux de Vichy rendent trop rêveur, tantôt d'une
coterie séduisante et remuante d'émigrés mexicains, tantôt d'infortunés
postulans d'indemnités, nous faisait prendre, en une heure crépusculaire,
avec les moins sûrs des alliés, le chemin de la Vera-Cruz. Dès lors com
raença cette série de mésaventures dont la moins grosse n'est pas la per-
turbation jetée dans notre réforme financière, une dépense déjà faite de
2L0 raillions et un emprunt nécessaire de 300. Le projet d'adresse lu pa"
M. Troplong montre qu'au sénat comme partout on voudrait qu'il fût mis
un terme à cet incident; ce projet reproduit l'excuse que l'on donne de-
puis deux ans à cette dispendieuse entreprise : cette excuse est l'imprévu.
L'imprévu a bon dos; mais l'imprévu est un participe passif irresponsable
devant lequel il y a toujours un participe actif responsable. L'imprévu
suppose et accuse l'imprévoyance de ceux qui étaient tenus de prévoir.
Dans un devis financier, la part faite à l'imprévu ne doit compter que pour
une bagatelle. En face d'un imprévu qui se chiffre à la fin par 210 millions,
ce n'est plus d'imprévu qu'on peut parler, c'est aux imprévoyans qu'il faut
s'en prendre.
On passe ainsi de l'examen des causes particulières qui rendent néces-
saire un emprunt de 300 millions à la considération des causes générales
qui peuvent détouriier de la bonne voie nct'e administration financière.
Ces causes, que nous avons plusieurs fois indiquées, sont aujourd'hui mises
à nu par les faits mêmes. îl ne doit pas y avoir d'imprévus colossaux dans
les finances. Pour qu'il en soit ainsi, ce n'est pas une théorie abstraite, ce
sont les conditions pratiques des gouvernemens modernes qui demandent
que l'axe de la politique d'un état repose sur ses finances, et que, les
finances étant contrôlées , l'administration financière soit responsable de-
vant l'assemblée représentative investie du contrôle. En dehors des cas ex-
traordinaires, toutes les branches du gouvernement doivent être subordon-
nées aux prévisions et aux ressources de l'administration financière. Les
finances ne sont pas, comme les autres ministères, des branches du gou-
vernement; elles sont le tronc duquel les autres branches doivent recevoir'
la sève. La politique étrangère, la guerre, la marine, les travaux publics
devraient être obligés, avant de rien entreprendre, de demander aux
finances jusqu'où ils peuvent s'engager. Les conditions naturelles du gou-
vernement représentatif veulent que la plus haute responsabilité et par
conséquent la plus haute autorité gouvernementales soient rattachées au
moins par un lien général à la direction des finances publiques. La grande
cause de nos méprises financières vient de ce que les choses ne se passent
point encore ainsi en France. Les finances, au lieu d'être le tronc commun,
sont traitées simplement comme une des branches du gouvernement. Le
ministre des finances chez nous n'est pas le lien de la solidarité et de la
990 REVUE DES DEUX MONDES.
responsabilité d'un cabinet; il n'est qu'une sorte d'intendant-général et de
caissier central. 11 n'est donc pas l'imprévoyant par excellence à qui une
chambre chargée du contrôle peut s'en prendre en cas de trop forts mé-
comptes. Qu'on en soit convaincu , tant que cette lacune subsistera dans
notre économie gouvernementale, nous verrons s'y prolonger aussi la cause
la plus générale d'une gestion financière privée d'aplomb dans ses mouve-
mens et de certitude dans ses résultats.
Ces intéressantes questions ne manqueront point de saisir puissamment
l'attention de la chambre dans le débat de l'emprunt. Les questions finan-
cières sont celles d'où dépendent essentiellement l'honneur, le crédit,
l'influence des assemblées représentatives. C'est de ces questions qu'est
né, on peut le dire, le régime représentatif dans l'Europe moderne. Elles
ne seront pas inutiles aux progrès que le régime représentatif a encore à
faire parmi nous. Et ici, qu'on ne se méprenne point sur notre pensée, nous
n'entendons pas réserver à l'opposition seule l'honneur de défendre les
vrais principes financiers; nous serions fâchés que la majorité lui laissât
ce rôle exclusif. Les finances sont un intérêt public si élevé, si vital, que,
lorsqu'elles doivent être l'objet d'une discussion anxieuse et profonde, tout
intérêt de parti s'efface à nos yeux, et doit se fondre dans le commun de-
voir du patriotisme. Dirons-nous toute notre pensée? Désireux avant tout
de voir réussir dans le gouvernement de la France les bonnes maximes et
les bonnes pratiques financières, nous aimerions mieux que la défense de
ces maximes et de ces pratiques fût prise en ce moment par des députés
de la majorité, et fût présentée au pouvoir par des voix qui en aucun cas
ne sauraient lui être suspectes ; nous ne voudrions pas que la cause des
bonnes finances pût être affaiblie aux yeux du pouvoir en passant par des
organes où il est enclin à voir des adversaires systématiques. La majorité
compte des membres qui sans contredit ne sont point inférieurs à cette
tâche. Dans l'ancien corps législatif, nous avons vu des hommes tels que
M. Devinck et M. Gouin ne pas craindre, en se plaçant au point de vue des
vrais intérêts du gouvernement, de dénoncer les périls et de critiquer les
tendances de la gestion financière. Ces honorables exemples ne seront
point perdus pour la nouvelle majorité, dont plusieurs orateurs, MM. Se-
gris, Larrabure, d'Havrincourt, ont déjà fait leurs preuves d'intelligence et
d'indépendance. Quel plus puissant stimulant pourraient-ils avoir qu'une
situation qui proclame si haut l'échec des espérances généreuses conçues
il y a deux ans? Quelle excitation plus patriotique que le désir d'assurer à
la France toute sa liberté et toute sa puissance financière? Sans doute, et
c'est un malheur, le public, trop peu familier avec le langage des chif-
fres, ignore jusqu'à quel point l'intérêt de notre sécuiité et de notre gran-
deur est uni à l'état et à la conduite de nos finances; mais cette ignorance
n'est point une excuse à l'usage des représentans du pays. Tout homme
politique sait que les finances peuvent avoir l'influence la plus bienfai-
REVUE. — CHRONIQUE. 991
santé sur la prospérité du pays et sur sa gloire. Des finances bien or-
données sont un exemple de haute moralité et de sage conduite pour-
la nation entière : elles élèvent le crédit public , et par là donnent une
impulsion vivifiante à l'ensemble des affaires particulières; elles procurent
à la politique nationale des ressources toujours égales à celles que récla-
ment l'accomplissement de ses devoirs et la générosité de ses desseins,
et par là elles assurent le plus solide fondement de sa puissance et de sa
gloire; elles sont enfin à la fois la plus forte garantie de la conservation et
le plus sain stimulant du progrès régulier. Quant à nous, nous sommes op-
timistes lorsque nous pensons aux ressources financières de la France,
à tout ce que ces ressources sagement économisées sont capables de pro-
duire; mais, nous l'avouons, à la fierté que nous donne la juste apprécia-
tion de la richesse française se mêle une humiliation intempestive et dou-
loureuse, quand nous voyons notre gestion financière contrainte par des
entreprises imprévoyantes et mal calculées de s'exposer à des embarras
compromettans. Ce sentiment pénible est celui qu'éprouvent tous ceux qui
portent en eux la connaissance et le patriotique orgueil de nos finances,
La part ainsi faite aux considérations qui sortent de la situation qu'on
nous révèle , il reste une nécessité, celle de l'emprunt que présente le mi-
nistre des finances, et une question subsidiaire, la forme sous laquelle cet
emprunt devra être émis. Quant à la nécessité de l'emprunt, elle est incon-
testable: nous l'avions démontrée il y a un mois et demi, et cela par des
argumens que nous avons été heureux de rencontrer dans le rapport de
M. Fould. Un découvert de 972 millions ne pouvait être supporté que par
une dette flottante énorme dans laquelle les bons du trésor figuraient pour
300 millions. Quand l'état se fait dans une telle proportion des ressources
momentanées au moyen de bons du trésor, il entre sur le marché des ca-
pitaux en concurrence avec les affaires de l'industrie et du commerce. Les
conditions de cette concurrence sont particulièrement désavantageuses pour
les affaires; la catégorie du capital que l'état vient absorber par ses bons
du trésor est celle des fonds de roulement, qui sont le ressort le plus actif
de la production industrielle et des échanges commerciaux. Le devoir évi-
dent de l'état est de persister le moins longtemps possible dans cette con-
currence fâcheuse et de s'adresser par un emprunt en rentes à la classe des
capitaux destinés à l'immobilisation et aux placemens fixes. Telle est l'ex-
plication et la justification de l'emprunt actuel. Sous quelle forme cet em-
prunt sera-t-il émis? Cette question d'exécution est à nos yeux d'une im-
portance très secondaire. Suivant nous, la forme d'émission la meilleure est
en tout pays celle qui est le mieux entrée dans les habitudes du public. En
France, à des conditions, il est vrai, onéreuses pour l'état, mais avec une
grande faveur publique, on fait depuis dix ans les emprunts par voie de
souscription nationale. Renoncera-t-on à ce système? Dans la recherche
d'un autre mode d'émission, on semble dirigé par la pensée de découvrir le
992 REVUE DES DEUX MONDES.
moyen le plus sûr d'arriver au prompt classement des nouvelles rentes. Ce
sont là des finesses do métier qui ne peuvent guère influer sur le résultat
réel de l'emprunt. Ce que l'on appelle le classement d'un emprunt, c'est-à-
dire le travail transitoire par lequel les inscriptions arrivent aux mains de
C3UX qui en seront les détenteurs définitifs et permanens, est soumis à des
conditions de temps, lesquelles dépendent elles-mêmes du rapport de l'offre
et de la demande, de la proportion qui existe entre la somme des rentes of-
fertes par le gouvernement et les ressources actuelles des capitalistes dis-
posés à immobiliser leurs fonds en effets publics. Aucun mode d'émission
n'est capable de modifier les termes de ce rapport. De quelque façon qu'on
s'y prenne, on mettra sur le marché des rentes nouvelles, toujours pour la
même somme de 300 millions en capital. Quel que soit le procédé d'émission
que l'on adopte, adjudication, souscription nationale ou option offerte aux
anciens porteurs de rentes, on n'augmentera ni ne diminuera les ressources
des capitalistes qui sont prêts à acquérir des rentes nouvelles. Dans tous
les cas, une portion de l'emprunt se classera également vite, et une autre
portion demeurera pendant un même espace de temps à la charge de la
spéculation; dans tous les cas aussi, après comme avant l'emprunt, le cour.s
des fonds publics restera soumis à l'influence des mêmes circonstances
financières et politiques.
Plus que jamais aujourd'hui les marcIiés financiers et le cours des fondb
publics sont placés sous la dépendance de la situation poliiique. La situa-
tion politique actuelle de l'Europe n'est malheureusement pas susceptible
d'être démêlée et régularisée par une inspiration soudaine promptement
exécutée. Elle représente au fond un état chronique maladif sur lequel les
plus petits incidens menacent à chaque instant de tourner à la crise aiguë.
Il faut renoncer à la panacée idéale que l'on espérait obtenir de cette con-
sultation des augustes malades de l'Europe qu'on appelait le congrès. La
conclusion des grandes puissances, dans leur réponse à l'invitation impé-
riale, est identique à celle de la première dépêche de lord Rassell. On ap-
plaudit à la généreuse pensée du congrès, mais l'on demande d'abord des
explications sur les points qui seront soumis à ses délibérations. En ce qui
touche les formes diplomatiques, que peut faire le gouvernement français
devant de telles réponses? Nous ne serions pas surpris que notre gouver-
nement se rendît à ces demandes d'explications préliminaires qui lui sont
présentées. Cette condescendance à l'humeur temporisatrice des puissances
continentales aboutira évidemment, après nous ne savons combien de se-
maines, à la réponse déclinatoire que lord Russell n'a mis que quinze jours
à expédier. Quoi qu'il en soit, il restera toujours de cette bruyante expé-
rience le jugement franc et hardi porté par l'empereur sur la situation pré-
caire de l'Europe. Il y a des timorés que cette forte déclaratioa. avait effa-
rouchés. Pourquoi, suivant eux, déclarer à l'Europe qu'elle est en danger?
L'annonce d'un mal éventuel partant de si haut crée un mal immédiat.
REVUE. — CHRONIQUE. 90,'^
Quand, dans le Barbier de Sévillc, on dit à Basile qu'il est malade, la peur
rend crédule cet honnête personnage, et aussitôt le drôle blêmissant se
met à grelotter la fièvre. Nos peureux doivent être plus rassurés aujour-
d'hui. Les souverains européens résistent mieux que Basile. Ils ne consen-
tent point à se trouver aussi malades qu'on l'avait proclamé. Autriche,
Prusse, confédération germanique ne veulent même pas croire que les
traités de 1815 soient défunts. Il y a le ridicule du malade chimérique joué
par la comédie; la politique contemporaine nous en fournit le pendant :
c'est le ridicule de la santé imaginaire. Il n'est pas jusqu'au gouvernement
russe, tout taché du sang polonais, flétri par ses barbares persécutions
contre des femmes, qui ne se croie si bien en état de grâce qu'il se met à
entonner un cantique humanitaire en l'honneur de la paix et du progrès.
Puisqu'on ne peut saisir en bloc le mal européen, il faut bien se résigner
à le suivre par le détail. La crise du jour est la question dano-allemande.
Bien des gens, même parmi les plus frottés de politique, s'associeraient vo-
lontiers au franc aveu qui vient d'échapper à M. Layard à propos de cette
question. M. Layard est sous-secrétaire d'état au foreign-office. Les contro-
verses les plus ardues de la casuistique diplomatique devraient, par grâce
d'état, être intelligibles et claires pour lui. Avec un sans- façon tout bri-
tapnique et qui scandalisera les diplomates allemands, M. Layard a confessé
à ses électeurs de Southwark qu'il n'est pas sûr de bien comprendre la
question de Slesvig-Holstein. Espérons qu'un différend dont le sens est im-
pénétrable à l'intelligence occidentale, devant lequel Français et Anglais
donnent leur langue aux chiens, ne mettra pas le feu à l'Europe. La justice,
appuyée par les traités, noas avait toujours paru à ce propos consister en
ceci : l'Allemagne n'avait pas tort de réclamer pour l'autonomie du Holstein
et du Lauenbourg, qui font partie de la confédération germanique; mais
le Danemark avait raison de comprendre dans la constitution de la monar-
chie le Slesvig, qui en fait depuis plus de quatre siècles partie intégrante,
et que des hasards de succession auraient pu seuls en détacher. Or ces
hasards de succession ont été prévenus par le traité de 1852, auquel les
deux grandes puissances allemandes ont adhéré. Aujourd'hui , sans aller
aussi loin que leurs confédérés , la Prusse et l'Autriche semblent vouloir
subordonner les droits d'hérédité que le roi de Danemark tient des traités
à l'abrogation des dispositions de la constitution danoise qui concernent
le Slesvig. Cette politique est étrange de la part de deux puissances essen-
tiellement légitimistes, qui par conséquent donnent au droit héréditaire
une valeur inconditionnelle et absolue, et le considèrent comme le point
cardinal de la légalité politique. Est-il au pouvoir du Danemark d'apaiser
par quelques concessions de forme l'irritation de l'Allemagne? Si des con-
cessions sont possibles, il serait à souhaiter qu'elles fussent accordées avant
l'exécution fédérale, dont la date imminente a été dénoncée par la diète au
gouvernement danois.
TOME XLVIU. 63
Ç)9h REVUE DES DEUX MONDES.
Une partie de l'Europe qui n'en est est encore qu'aux maux de l'enfance,
c'est l'Italie. Le parlement italien, réuni récemment, vient de traiter avec
le développement et l'éclat qu'elles méritent deux questions importantes :
une question d'ordre intérieur relative à l'état de la Sicile et la question
financière. Le gouvernement du roi d'Italie a pour tâche de réparer dans
les provinces méridionales, notamment en Sicile, les maux que le despo-
tisme y a créés et entretenus trop longtemps. Une triste illusion des con-
servateurs obtus, des codini de tous les pays, est de croire que le despo-
tisme puisse être pour les peuples une école d'ordre et de discipline. Il
arrive presque toujours au contraire que la concentration de pouvoir que
le despotisme place dans la volonté arbitraire d'un seul n'est qu'un masque
qui recouvre au fond la désorganisation intime du gouvernement et une
anarchie qui du pouvoir descend silencieusement jusqu'aux masses. Toute
l'histoire nous apprend que les peuples les plus difficiles à gouverner sont
ceux qui sortent des étreintes corruptrices de l'autocratie, et que c'est
précisément la sinistre éducation du despotisme qui les fait ingouverna-
bles. C'est la première difficulté des institutions libérales d'avoir à liquider
ce pénible héritage. Parce qu'elles démasquent le mal, il est des esprits faux
qui lui en imputent la cause; parce qu'elles le combattent au grand jour
de la publicité, les mêmes esprits faux sont toujours prêts à les accuser de
rigueur et à leur reprocher de démentir leurs principes. Le gouvernement
libéral italien passe aujourd'hui par cette pénible épreuve, et en affronte
les difficultés avec un louable courage. Tous les libéraux d'Europe doivent
l'accompagner de leurs applaudissemens dans cette rude campagne. C'est
un devoir pour eux de soutenir de leur approbation publique des hommes
tels que M. Peruzzi et M. Minghetti, qui viennent d'exposer avecjermeté
devant le parlement italien la politique d'ordre et de liberté que le minis-
tère actuel pratique avec succès, et il faut aussi féliciter le parlement
Italien de la sanction éclatante qu'il a donnée à cette politique, La question
financière est également l'une des grandes difficultés et l'un des intérêts
vitaux de la nouvelle Italie. Tant que les questions de Venise et de Rome
demeureront indécises, il est impossible à l'Italie d'une part de donner à
ses ressources tout le développement qu'elles comportent, et de l'autre de
réduire ses dépenses militaires au pied de paix. Dans cette situation incer-
taine, le trésor italien ne perçoit pas du revenu tous les produits qu'il en
devrait retirer, et il est obligé de porter ses dépenses à un chiffre plus
haut que celui de ses ressources régulières. Cet état précaire, tant qu'il
durera, ne sera pas seulement pour l'Europe un danger politique, il sera
aussi une cause d'embarras économique. M. Minghetti a le mérite de faire
face à ces difficultés financières avec une grande largeur de vues, et il ne
les combat point sans succès. Il est en mesure de pourvoir au service finan-
cier de 186Z( avec les 200 millions qui restent à émettre sur le grand em-
prunt de 700 millions voté cette année, et il espère pourvoir aux besoins
REVUE. CHRONIQUE. 995
extraordinaires de 1865 avec le produit des aliénations du domaine na-
tional.
La guerre civile américaine est, elle aussi , depuis son origine, une cause
de trouble économique pour l'Europe. Directement, par la suppression de
l'exportation du coton, elle fut d'abord, l'année dernière, la cause d'un chô-
mage cruel pour une classe nombreuse et intéressante de travailleurs en
France et en Angleterre. Indirectement elle est la cause d'une perturba-
tion étrange et très embarrassante dans notre circulation monétaire et
dans le mouvement des réserves métalliques des banques. Les manufactu-
riers privés de coton américain sont allés demander la matière première à
rinde et à l'Egypte; ils ont adapté leur outillage aux qualités de coton
fournies par l'Orient. La spéculation et la production se sont portées sur
le coton avec une énergie extraordinaire. Or les cotons américains se
payaient avec des produits manufacturés d'Europe, et la balance commer-
ciale gardait son équilibre; les cotons de l'Orient ne se paient qu'avec des
métaux précieux, que le commerce puise dans l'encaisse des banques. Chose
curieuse, l'or de la Californie et de l'Australie semble destiné pour quelque
temps à ne sortir péniblement de ses gangues de quartz que pour aller s'en-
fouir dans les mines artificielles créées par la passion thésaurisatrice de
l'Orient. De là un trouble dans le mouvement monétaire de l'Angleterre et
de la France dont il n'est pas encore permis d'entrevoir le terme. C'est une
raison de plus ajoutée à toutes les raisons d'humanité et de politique pour
souhaiter la fin de la guerre américaine par la victoire de l'Union sur les
états rebelles. La malheureuse insurrection des esclavagistes a contre elle,
on le voit mieux de jour en jour, non-seulement tous les principes, mais
tous les intérêts de la civilisation moderne. La prépondérance matérielle
des états au travail libre sur les états esclavagistes se manifeste lente-
ment et sûrement dans les derniers faits de guerre; mais si l'on eût mieux
démêlé à l'origine, en Angleterre et surtout en France, l'issue nécessaire,
l'insurrection ne se fût point bercée d'illusions, et la lutte à l'heure qu'il
est serait peut-être terminée.
Nous n'achèverons point ces lignes sans payer un tribut de regrets à un
vétéran de nos anciennes assemblées, M. Vavin, qui vient de mourir.
M. Vavin appartenait à une école de libéraux que la France s'honorera un
jour d'avoir produite, école également recomniandable par la constance et
la modération de ses opinions généreuses, et dont le représentant éloquent
et vénéré est M. Odilon Barrot, qui prononçait l'autre jour des paroles
émues sur la tombe de son ancien ami. On n'oubliera point la grande mis-
sion de la liquidation de l'ancienne liste civile dont M. Vavin fut chargé
après 18/i8. Cette difficile et lente opération mit en relief, dans une har-
monie parfaite, les aptitudes pratiques de M. Vavin, la droiture de ses
principes et l'intégrité de son caractère. Il était de ceux, et il l'a prouvé
par ses actes et par ses paroles, qui pensent que les droits de la propriété
99(5 REVUE DES DEUX M()^DES.
ne sont jamais plus sacrés et no doivent jamais être plus respectés et plus
protégés que dans une crise révolutionnaire, lorsqu'ils sont représentés
par des vaincus et des exilés. On n'oubliera pas non plus que M. Vavin était
resté fidèle à ce sentiment français qui, dépassant les limites du territoire,
ouvre sa sympathie aux patriotes et aux libéraux étrangers qui souiTrent
pour des causes nationales et pour la liberté. M. Vavin était pré^^ident du
comité polonais, et dans un âge avancé il portait à la Pologne le même in-
térêt ardent qu'il avait ressenti pour elle dans sa jeunesse. L'école libérale
de la restauration et de 1830 sera honorée de l'avenir quand, en témoignage
de sa valeur, elle lui présentera de telles carrières, modestes, laborieuses,
élevées et fortifiées par l'inaltérable unité des convictions, e. foucade.
ESSAIS ET NOTICES.
I. Si les Traitéa de 1S15 ont cessé d'exister? — Actes du futur Congrès, par P.-J. Proudhon,
1 vol. in-18. — n. Des Conditions d'une paix durable en Pologne, par l'auteur de ta Pologne
et la cause de l'ordre, 1 vol. in-8».
Il y a un mot qui est sorti de toute une situation, qui voyage depuis
quelque temps dans la politique européenne et qui revient sans cesse au
bout de toutes les discussions, de toutes les complications, di toutes les
combinaisons : c'est que le monde est troublé, profondément troublé, que
notre continent en est arrivé à ce point de malaise et de violente pertur-
bation intérieure où tout peut dégénérer en conflit, et que le moment e.st
venu pour les chefs des nations de rechercher dans le trouble universel
les conditions et' une paix durable. Une paix sûre, fondée sur un équilibre
moins inique et moins précaire, sur une coordination plus ju-^te de toutes
les situations et de tous les droits, c'est là le rnat d'ordre de toutes les po-
litiques, de toutes les entreprises, et à chaque événement nouveau qui naît
de la dissolution des vieilles combinaisons, qui apparaît à son tour comme
un signe de plus des progrès du mal dans l'organisme européen, ce mot
d'ordre retentit comme un avertissement du péril qui se rapproche. Qu'al-
lions-nous faire il y a quatre ans en Italie? Nous allions mettre fin à un an-
tagonisme séculaire devenu plus dangereux depuis 1815, et chercher une
paix durable par une satisfaction d'indépendance donnée à un peuple tou-
jours agité. Qu'allions-nous faire, il y a huit mois, dans cette intervention
diplomatique qui a si mal fini, qui a eu de si tristes effets pour la Pologne,
qu'elle a laissée jusqu'ici sans défense en face de la répression la plus san-
glante, et pour l'Europe elle-même, dont la parole reste engagée? Nous
allions avec la pensée avouée de guérir une grande et douloureuse plaie, de
rétablir l'ordre par la justice, de réclamer en un mot les conditions d'une
paix durable. Que voulons-nous faire en proposant un congrès? Nous vou-
REVUE. — CHRONIQUE. 097
Ions encore chercher cette paix durable qui fuit toujours, nous voulons la
chercher en réglant le présent et en assurant l'avenir, en fondant un ordro
nouveau sur les ruines d'un passé qui s'écroule, en demandant dos sacri-
fices à. ceux qui en ont à faire, en réconciliant enfin, s'il se peut, les droits
anciens et les aspirations légitimes des peuples.
Ja ne sais si jamais il y a eu un temps où plus de paroles de paix soient
sorties d'une réalité plus troubléa, plus contradictoire et-plus discordante.
Et ce n'est pas seulement dans les faits, dans les situations respectives, que
l'incohérence s'est progressivenr.nit glissée sous l'empire d'un régime pu-
blic qui en est venu aujourd'hui à n'être plus ni vivant ni mort. Le désor-
dre est au moins autant dans les idées, dans la conception morale de l'or-
dre européen. On ne s'entend, à vrai dire, ni sur la nature du mal, que tout
le monde constate en l'attribuant à des causes différentes, ni sur le prin-
cipe du droit, auquel chacun en appelle, ni sur les conditions d'un arran-
gement nouveau que chacun veut conforme à ses intérêts et à ses ambi-
tions; on s'entend bien moins encore, je suppose, au sujet des sacrifices à
faire sur l'autel menacé de la paix universelle, de telle façon que cinquante
ans après les traités de Vienne on se trouve dans une de ces situations ex-
traordinaires où il n'y a plus aucun accord entre le droit régulier et les
faits, où, en proclamant la nécessité d'une réorganisation pacificatrice, on
est à chaque instant près de glisser dans des conllits inévitables. — Ce
n'est rien, vous dira M. P.-J. Proudhon, qui n'avait point encore parlé
dans ce débat ou qui s'était recueilli après avoir foudroyé l'an passé la ré-
volution italienne, ce n'est rien autre chose qu'un malentendu propagé par
un inepte libéralisme. L'erreur, la cause de ce malaise que vous croyez
apercevoir, consiste dans cette fausse et inintelligente croyance que les
traités de 1815 ont cessé d'exister, qu'ils étaient un mal dans leur prin-
cipe. Qui donc a osé dire que l'œuvre du congrès de Vienne n'existe plus
parce qu'elle a été lacérée en maint endroit, méconnue, foulée aux pieds?
A ce prix, les lois civiles, les lois pénales n'existeraient plus, puisque cha-
que jour elles sont violées par les voleurs et les assassins. Plus que jamais
au contraire les traités de 1815 sont en pleine vigueur et sont indestructi-
bles. Les dérogations qu'ils ont subies en apparence dans leur partie exé-
cutoire en sont la confirmation la plus éclatante. Et non -seulement ils
existent, ils sont de plus la grande ère moderne, Vère des principes, la
date de la régénération des peuples. De quoi vous plaignez-vous? Vous me
parlerez de l'Italie, qui a souffert de ces traités, de la Pologne, qui est la
cause immédiate de tout ce bruit actuel, à qui on n'a pas môme laissé les
quelques garanties que le congrès de Vienne lui avait accordées. L'Italie,
je l'ai pulvérisée il y a un an, elle n'existe plus. Quant à la Pologne, je viens
de passer deux ans à étudier son histoire, et voici mon opinion : c'est une
insupportable race nobiliaire et catholique, à qui l'Europe ne doit rien.
N'est-il pas scandaleux qu'elle nous trouble toujours du spectacle de ses
998 REVUE DES DEUX MONDES.
prétendues infortunes? Décidément c'est le tsar qui est le juste et le libé-
ral, ce sont les Polonais qui abusent des avantages qu'on leur laisse, et les
empereurs de Russie n'ont eu qu'un tort, c'est de n'avoir pas exterminé
toute cette race dès 1772. Avis au tsar actuel. On m'appellera russophile,
je m'y attends; peu m'importe. Heureusement il se sera trouvé en France
un homme, un seul homme pour dire la vérité, pour ramener la démocratie
dans le droit chemin en lui donnant Mouravief comme un allié, les traités de
1815 comme un idéal, pour raffermir la paix publique artificiellement ébran-
lée par les déclamations d'une presse pervertie de démocratisme césariea
ou de sympathie pour un peuple qui a l'étrange prétention de se défendre,
de raviver son droit dans le sang.
Ainsi parle ou à peu près aujourd'hui M. Proudhon , tout orgueilleux
d'avoir trouvé un terrain où il est bien sûr d'être seul, tout fier de prome-
ner son aigre dialectique sur les plaies saignantes d'une nation et de dé-
router l'opinion par l'imprévu de ses sophismes. — Non, vous dira à son
tour un autre publiciste qui parle plus sérieusement, qui parle en Euro-
péen et en Polonais, qui sonde avec une ingénieuse et ferme pénétration
ce problème des conditions crâne paix durablej après avoir montré déjà
tout ce qu'il y a de vérité dans ce mot, que la cause de la Pologne est la
cause de l'ordre dans l'Occident ; non, vous dira-t-il, après tant d'événe-
mens, après l'irrésistible explosion de l'insurrection polonaise, après la
triste fin de l'intervention européenne, la situation qui apparaît n'est plus
de celles qu'on abandonne à elles-mêmes, ou qui se guérissent par de vains
palliatifs. A défaut du droit qu'ils laissaient dans l'oubli, les traités de 1815
créaient du moins pour la Pologne une sorte de légalité à demi protectrice;
ils pouvaient être une trêve, s'ils eussent été respectés; chaque jour au con-
traire a été marqué par une violation nouvelle, par un abus de la force, et
maintenant, après une longue, une douloureuse expérience, ni la Pologne
ne peut laisser enfermer son droit dans des traités cent fois violés contre
elle, ni la paix de l'Europe ne peut trouver son abri sous des garanties dont
l'impuissance s'atteste sous toutes les formes. Il ne s'agit plus d'interpréter
encore, de faire vivre des traités cruellement inefficaces, de régulariser des
situations diplomatiques mal définies. Ce qui apparaît sur la Vistule, sur le
Bug, sur la Dwina, c'est l'antagonisme profond de deux esprits, de deux
mondes, de deux sociétés; c'est l'incompatibilité radicale absolue entre la
Pologne armée par le désespoir et la politique de la Russie, cette politique
de débordement et d'envahissement que Pierre le Grand a créée, et qui n'a
subi un temps d'arrêt sous Alexandre I" que pour reprendre son cours plus
énergiquement avec l'empereur Nicolas, que la guerre de Crimée faisait
encore reculer un instant, et dont l'insurrection polonaise vient de déter-
miner une nouvelle et redoutable explosion. Il ne faut pas s'y tromper au-
jourd'hui : il s'agit de l'extermination de la Pologne ou de sa reconstitution
en société indépendante. Si la Pologne seule avait à souffrir de l'extermi-
REVUE. — CHRONIQUE. 999
nation, elle pourrait exciter des sympathies sans espérer un secours; mais
dans ce duel inégal et sanglant c'est l'intérêt de l'Europe qui se rencontre
face à face avec un ennemi plus redoutable que tous ceux qu'il a rencon-
trés, c'est la liberté de tous qui est en péril, c'est la paix du monde qui a
son nœud à Varsovie et à Wilna. Point de sécurité pour l'Occident, à coup
sûr, si la Russie reste définitivement victorieuse sur la ruine de tous les
droits et de toutes les garanties! Point de paix durable, si on la cherche
dans des transactions équivoques dont les traités de 1815 ont dit le dernier
mot, et qui ont conduit l'Europe au bord de l'abîme! — Je laisse à juger où
est la vérité, la justice, la raison prévoyante, entre les tranchantes, les
cruelles fantaisies de M. Proudhon et ces vigoureuses déductions d'un es-
prit méditatif et pénétrant, entre ces deux ordres d'idées que je ne rap-
proche que parce que le hasard les réunit en présence d'une situation où
s'agite la destinée même du monde contemporain allant aujourd'hui à la
dérive.
Certes les traités de 1815 ont eu à passer par d'étranges épreuves depuis
qu'ils existent; ils ont eu des mésaventures où chacun a sa part, les gou-
vernemens aussi bien que les peuples; ils ont eu notamment, on n'en peut
douter, une mauvaise journée le 5 novembre, lorsque l'empereur laissait
tomber sur eux ces paroles qui ressemblaient à une oraison funèbre ou à
une épitaphe, et dont la foudroyante vérité était attestée par le nom , par
la présence même de celui qui les prononçait. L'histoire contemporaine ne
s'est faite en quelque sorte et ne se fait que par la démolition progressive
de l'œuvre de 1815, atteinte de toutes parts dans son esprit comme dans
ses dispositions. Il ne manquait plus aux traités de Vienne, pour dernière
aventure et pour suprême condamnation, que de trouver le dangereux ap-
pui, l'enthousiasme meurtrier de M. Proudhon. Après cela, ils sont bien
évidemment finis, ils ne se relèveront pas de ce coup d'une apologie peut-
être plus étrange qu'absolument imprévue. M. Proudhon aime en effet à
être seul, — seul au milieu de son parti, au milieu de tous les partis. Que
dis-je? Seul il forme son parti, seul il constitue une opinion, et dès que
tout le monde en venait à être visiblement dénué d'enthousiasme pour les
traités de 1815, dès que tous les esprits tourmentés de malaise semblaient
aspirer à un ordre nouveau ouvrant une issue aux droits des peuples, il
était facile de prévoir que M. Proudhon, expert aux miracles de dialec-
tique, toujours prompt à se jeter sur les thèses compromises, entrepren-
drait de défendre ce qu'on ne défend guère plus, et voudrait surpren-
dre tout le monde en flagrant délit d'inconséquence et d'erreur. — Ah!
vous tous, esprits vulgaires, peu ouverts à la logique nouvelle, retarda-
taires de la démocratie et du libéralisme, agitateurs de vieilles idées et de
vieux drapeaux , vous croyez que les traités de Vienne sont menacés dans
leur existence, parce qu'ils ont été cent fois violés! Vous vous figurez
peut-être que l'ordre fondé en 1815 n'a point été tout ce qu'il y a de
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
mieux pour la liberté des peuples, que tout le mouvement moderne a eu
besoin, pour se produire, de briser ce moule étroit! Vous imaginez enfin
que cet attentat systématique dirigé aujourd'hui contre la vie d'un peuple
est une preuve nouvelle de l'insuffisance ou de l'iniquité des vieilles com-
binaisons, que le spectacle de la Pologne dévastée et ensanglantée est une
humiliation pour le droit, pour l'humanité, pour la civilisation!... Vous
croyez tout cela! — Eh bien! M. Proudhon n'a besoin que de cent pages
et de sa plume accoutumée aux prodiges pour vous prouver que c'est tout
le contraire qui est la vérité.
11 est vrai que M. Proudhon avait déjà commencé sa démonstration en pre-
nant l'Italie à partie, et il la continue aujourd'hui aussi victorieusement au
sujet de la malheureuse Pologne. Il l'étend même et lui donne toute la valeur
d'une théorie générale. Il va vous prouver que des traités existent d'autant
mieux qu'ils sont plus souvent et plus gravement violés, que les révisions
dont ils sont l'objet en sont la triomphante consécration, que l'esprit des
combinaisons de 1815 est l'esprit môme de la démocratie, et que le spectacle
offert en ce moment par la Pologne, livrée aux barbaries russes, est plein
de consolations et d'espérances pour l'humanité. Comment prouve-t-il tout
cela? Ah! je n'en sais rien, mais il le prouve, ou il croit le prouver, et il
se repose dans la satisfaction de son œuvre, content d'avoir sauvé la démo-
cratie du déshonneur des aspirations vers un droit nouveau et des sympa-
thies pour le malheur. M. Proudhon, dis-je, aime à être seul; il ne l'est
pas autant qu'il le croit : il se rencontre dans ses interprétations avec tout
ce qu'il y a d'absolutistes dans le monde, et il les dépasse quelquefois.
Quand M. Proudhon cherche dans les violations partielles des traités inter-
nationaux une preuve de leur existence et une confirmation de leur auto-
rité, par analogie avec les lois civiles et criminelles, qui n'existent pas
moins, quoiqu'elles soient chaque jour enfreintes, il tremble ne point se dou-
ter que le code pénal a une sanction, qu'il y a des tribunaux pour juger,
des agens publics pour exécuter les arrêts, et que faute de cette sanction,
de ces tribunaux, de ces exécutions d'arrêts, le monde s'en irait à grands
pas vers l'état sauvage. Quand il fait des combinaisons de 1815 la source du
mouvement de progrès et de liberté qui a signalé notre temps, il ne paraît
pas soupçonner que ce mouvement s'est produit en contradiction et en
quelque sorte par effraction de ces combinaisons graduellement vaincues.
Enfin, quelque superbe que soit le sophisme, il y a una limite où il devrait
toujours s'arrêter. Quand un peuple entier est en armes, défendant son
foyer, sa liberté, sa religion; quand ce peuple se débat dans les angoisses
du patriotisme, déporté, dépouillé ou mis à mort, et qu'on a soi-même le
malheur de rester froid devant ce spectacle fait pour relever les âmes en
les attristant, il faudrait au moins se taire et ne point ajouter l'outrage
lointain aux coups implacables des persécuteurs. Ce n'est pas pour les vic-
times que je parle, c'est pour ceux à qui il serait si facile de ne point heur-
REVUE. — CHRONIQUE. 1001
ter un sentiment universel. Savez-vous, au surplus, quelle est la conclusion
de M. Proudhon et quel programme il assigne au congrès, à ce congrès qui
est encore et plus que jamais un mythe? Mon Dieu! cela est bien simple :
il s'agit de réviser les traités et d'en renouveler par une rédaction plus ex-
presse les dispositions fondamentales; il s'agit de « notifier à l'empereur
de Russie que le congrès se tient pour satisfait de ses explications, qu'il
n'attend que de sa prudence la pacification de ce pays, qu'il ne doute pas
que la Pologne, éclairée enfin sur les causes de ses infortunes et n'atten-
dant plus; rien des sympathies de l'Europe, ne s'apaise d'elle-même, mais
que le congrès, et avec lui toute la démocratie de l'Occident, seraient heu-
reux d'apprendre que l'empereur, mettant le comble à ses bienfaits, a donné
des terres aux paysans de Pologne comme à ceux de Russie, réduit les do-
maines seigneuriaux à un maximum de dix hectares et doté la Pologne et
la Russie, désormais confondues, d'une constitution représentative basée sur
le suffrage universel. » Voilà le programme! Moyennant cela, on n'a qu'à
désarmer partout, et l'Europe est plongée dans les délices d'une paix du-
rable. Le sophisme est pourtant quelquefois risible, sans compter le reste,
dans sa suffisance.
Les complications actuelles du monde sont trop sérieuses, les événemens
de 1815 et les combinaisons qui en ont été la suite ont joué et jouent en-
core un trop grand rôle dans le mouvement des affaires contemporaines, la
lutte sans merci qui se poursuit au nord de l'Europe, et qui n'est que l'ex-
pression suprême d'une situation poussée à bout, a un caractère à la fois
trop gravement politique et trop émouvant pour que tous ces problèmes
qui agitent la conscience des peuples aillent s'obscurcir dans les intempé-
rances d'une imagination dévoyée; ils se dégagent dans leur vérité, dans
leur simplicité redoutable aux yeux de tous ceux qui pensent , qui réflé-
chissent et qui cherchent d'un cœur sincère, d'un esprit animé de bonne
volonté, le sens des choses de notre temps. Je ne sais si cette crise qui
presse et étreint la vie européenne a été étudiée nulle part avec plus de
: i'melé et plus de fécondité ingénieuse d'aperçus que dans ces pages ano-
..oasacrées,, elles aussi,^à l'analyse de toute une situation et à la re-
-, des coadUioiis d'une paix durable, à l'examen rigoureux et péné-
trant des traités de 1815 et à une dissection éloquente des élémens plus
:■ '-oérd ;x, souvent inaperçus, qui s'agitent sous le voile des politiques offi-
/i \i ■;. i/auteur avait déjà montré dans une première étude, je le disais,
r identité qui existe entre la, cause polonaise et la cause de l'ordre, de la
paix, des iurérècs conservateurs eu Europe, de la yx*aie liberté, qui est
aiLssi l'urd'j dans notre temps; il, avait montré que cette insurrection du
droit,, cette manifestation spontanée et héroïque d'une nationalité, d'une
société se disputant à la destruction n'avait rien de commun avec les doc-
trines purement révolutionnaires , que le grand révolutionnaire c'était
le gouverneiîient russe, et en vérité c'est M. Proudhon qui par son aver-
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
sion pour la Pologne, par ses préférences instinctives pour la Russie, se
charge de mettre en relief ce qu'il y avait de juste et de lumineux dans
cette thèse d'un patriotisme intelligent. L'auteur va plus loin aujourd'hui,
il élargit le terrain et il étudie cette question qu'un Russe appelait la ques-
tion fatale ou la question suprême au point de vue du droit, do la légalité
diplomatique, des tendances respectives des politiques, des nécessités de
la civilisation occidentale, des rapports de la Russie avec la Pologne et
avec l'Europe. Ce qui en résulte, c'est un enchaînement aussi nouveau que
saisissant de démonstrations marchant au but avec une logique serrée qui
s'éclaire à chaque pas de l'étude de tous les phénomènes moraux et poli-
tiques. Que la Pologne reste le point central de cette œuvre de sincérité et
de talent qui embrasse en réalité l'état de l'Europe tout entière , c'est d'a-
bord par une raison touchante et simple, parce que l'auteur est Polonais,
et que l'esprit chez lui est le complice du patriotisme; mais c'est aussi
parce qu'au fond, pour tous ceux qui veulent bien y songer, le nœud de
cette situation alarmante qui se déroule, de tous ces problèmes qui se dé-
battent, est en Pologne, et il n'est point ailleurs. Cette paix durable à la-
quelle on aspire, elle n'est possible en effet pour l'Europe que par une paix
également durable en Pologne, et cette paix assurée en Pologne, elle ne
peut être obtenue que par une solution décisive recherchée en dehors des
vaines et impuissantes transactions.
Une chose apparaît à travers tout dans cette crise d'un continent et d'une
civilisation qui vient se concentrer et se résumer dans la tragédie d'une
nation en détresse : c'est que pour le peuple polonais il n'y a plus désor-
mais qu'une alternative, triompher ou périr, vivre ou être exterminé par
le fer et le feu, par la déportation et la spoliation. Seulement ici, à cette
extrémité, s'élève l'intérêt de l'Europe, qui, après avoir été laissée» sans
garantie par les traités de 1815, se trouverait tout à coup en face d'un bien
autre péril par l'extermination d'une société qui porte en elle l'esprit oc-
cidental. Ceux qui mettent au-dessus de tout la séduisante perspective de
voir les domaines seigneuriaux réduits à un maximum de 10 hectares et la
Russie donner aux paysans polonais des terres qu'ils ont déjà reçues des
propriétaires eux-mêmes, ceux-là peuvent ne pas s'émouvoir et saluer en
Mouravief un vaillant démocrate; ils auront l'estime de M. Proudhon. Ceux
qui tiennent encore à l'honneur et à la sécurité de la civilisation occiden-
tale voient grandir ce point noir et sentent bien que là est en effet la pos-
sibilité d'une crise suprême d'autant plus redou?table qu'elle est l'inconnu.
Je ne parle plus des traités de 1815, cette barrière désormais renversée,
cette œuvre merveilleuse selon M. Proudhon , et que l'auteur des Condi-
lions d'une paix durable en Pologne analyse avec une sagacité qui réussit
à les éclairer d'un nouveau jour, à en faire saisir l'essence et les combinai-
sons fuyantes. Sans nul doute, ces traités, mieux respectés, pouvaient en-
core maintenir une ombre de paix : ils n'impliquaient point assurément
REVUE. — CHRONIQUE. 1003
dans tous les cas l'extermination de la nationalité polonaise; ils reconnais-
saient au contraire cette nationalité, ils Fentouraient de garanties par-
tielles, et c'est même la seule dont ils aient parlé en l'appelant par son
nom. Ils pouvaient protéger un développement régulier dont l'avenir eût
dit le dernier mot. Ce qu'ils auraient pu faire encore, je n'en sais rien ,
et ce n'est plus que d'un médiocre intérêt. Ce qui est certain, c'est qu'ils
ont disparu dans le tumulte des événemens, dans des violations succes-
sives qui , au dire de M. Proudhon, les recommandaient à la considération
du monde, et la Russie en est venue à ce point de prétendre même sous-
traire à la juridiction de l'Europe les provinces auxquelles elle s'était enga-
gée à donner « une représentation et des institutions nationales. » Par une
gradation ingénieuse, les provinces de Litjiuanie et de Ruthénie ont com-
mencé par être, dans le langage officiel russe, « les provinces incorporées à
l'empire,» elles sont devenues bientôt « les provinces reconquises, » et
elles ont fini par être simplement « les provinces occidentales de l'em-
pire. » Voilà ce que sont devenus les traités stipulant des institutions « des-
tinées à conserver la nationalité polonaise. » L'œuvre de Vienne pût-elle
d'ailleurs être rétablie, à quoi servirait-elle? On verrait alors recommen-
cer infailliblement cette série de froissemens et de conflits où la force reste
toujours victorieuse; ce ne serait point certes une paix durable, ce serait à
peine une paix précaire. La lutte renaîtrait comme elle est née, terrible et
implacable.
C'est qu'en effet ce n'est plus une question d'interprétation des traités.
La lutte inévitable, toujours renaissante, tient à des causes bien autrement
profondes, et c'est ici que ces pages sur les Condiiions d'une paix durable
prennent surtout un singulier caractère de nouveauté en dépeignant cette
incompatibilité absolue qui ne fait que s'aggraver entre la société polo-
naise et la Russie, l'impossibilité de trouver la paix dans les transactions,
justement parce que, si la Pologne est toujours conduite à revendiquer
sa liberté , son droit national et social , c'est d'un autre côté une fatalité
pour la Russie de chercher à briser cet obstacle. Ce n'est point une fata-
lité de croissance légitime, c'est une fatalité d'ambition et de tradition.
A vrai dire, la sphère d'action légitime de la Russie proprement dite ne va
pas au-delà du Dnieper; c'est là sa frontière naturelle comme nation. Le
jour où elle a franchi cette limite, elle a été contrainte à procéder par les
assimilations violentes, à exterminer, à maintenir sa domination par la
force, et elle a été réduite à marcher toujours en avant pour sa défense.
La politique d'envahissement est née avec Pierre le Grand, et cette poli-
tique a eu pour la Russie elle-même deux résultats également désastreux :
d'abord l'etfacement de l'intérêt national russe , la création abstraite de
l'état, de l'autocratie comme moyen de gouvernement intérieur, et la con-
quête au dehors.
C'est ce système qui, à travers des alternatives de réaction, n'a cessé de
lOOA REVUE DES DEUX MONDES.
se développer et de grandir sans essayer même de se déguiser. Un instant,
sous l'empereur Alexandre 1", une autre politique sembla prévaloir : c'é-
tait une réaction contre l'esprit de conquête brutale. Alexandre l" ne mé-
connaissait pas alors le caractère national des provinces polonaises échues
à son empire par suite de ces partages qu'il jugeait sévèrement; il songeait
même, on s'en souvient, ne fût-ce que par fantaisie, à reconstituer la na-
tionalité polonaise, et par une coïncidence naturelle, en même temps qu'il
désarmait en quelque sorte l'ambition extérieure, il se proposait d'intro-
duire des réformes libérales en Russie. Bientôt cependant la pensée de
Pierre I" renaissait sous un autre règne, et l'empereur Nicolas alla plus
loin : il fit de cette politique une affaire de sentiment national, d'ambition
nationale; il réussit à intéresser son peuple à cette idée de domination.
Une fois encore la guerre de Crimée vint faire reculer la politique d'enva-
hissement et contraindre la Faissie à se replier en elle-même, à se recueil-
lir, à se replacer en face de sa propre situation intérieure. La pensée de
violence et d'usurpation s'est réveillée en présence de l'insurrection polo-
naise, et alors ce qu'on avait vu sous l'empereur Nicolas a été dépassé.
Aussi tous les hommo"? qui avaient servi aveuglément le dernier tsar, et qui
avaient semblé un moment s'effacer sous le nouveau règne, ont-ils reparu
sur la scène, de telle sorte que dans cette voie la Uussie ne s'arrête par ac-
cident que pour aller bientôt plus loin. Après l'avoir subie, elle en vient à
se faire gloire de cette fatalité qui l'oblige à ne point respecter d'abord les
garanties qu'elle a reconnues, pour finir par avouer tout haut la pensée
d'une conquête radicale et absolue par l'extermination et la spoliation. Et
quand la Russie resterait souveraine maîtresse sur la Vistule jusqu'à la
frontière de la Galicie, quand elle aurait réussi à tarir la dernière goutte
du sang polonais, quand elle serait parvenue à tout supprimer en Pologne,
langue, institutions, religion, mœurs domestiques, propriétaires, indépen-
dance du foyer, le souvenir et l'espérance; quand tout cela serait arrivé,
l'Europe croirait-elle alors son repos bien assuré? Elle n'aurait point dans
tous les cas conquis cette paix durable à laquelle elle aspire. 11 y a des es-
prits qui redoutent pour la liberté intérieure cette perspective d'une entre-
prise tendant cà la libération d'un peuple. Ce qui est bien plus à redouter
au contraire, c'est l'abandon d'une nation attachée aux principes modernes,
au mouvement occidental, par tout le sang qu'elle verse, par ses traditions;
c'est le sacrifice du droit, de l'humanité, de la civilisation, devant l'inquié-
tante puissance qui travaille à se former sur des ruines; c'est enfin la suite
des combinaisons qui peuvent naître de cette situation nouvelle. Lorsqu'on
a vu, il n'y a pas bien longtemps encore, en présence de la réunion des
souverains allemands à Francfort, ces essais de rapprochement entre la
France, la Russie et la Prusse, pense-t-on que ce fut un bien heureux pré-
sage pour la liberté intérieure des peuples? Et si ces essais se renouve-
laient, si on voulait tenter la France, qui ne se laisserait pas tenter sans
REVUE. CHRONIQUE. 1005
nul doute, pense-t-on que ce fût dans une pensée bien favorable au déve-
loppement libéral du continent?
Ainsi apparaît ce redoutable problème qui tient l'Europe en suspens, et
dont l'auteur des Condilions d'une paix durable en Pologne rassemble d'une
main habile les élémens multiples. Ce qui sortira dans un temps prochain
de cette situation qui se complique et se développe pas à pas, nul ne sau-
rait le dire. Ce qui est certain, c'est qu'on est en face d'une crise devant
laquelle on ne reculerait qu'en abdiquant, qui est un peu partout sans
doute, mais qui est principalement à Varsovie, à Wilna, parce que là le sang
coule, là sévit la plus affreuse lutte engagés contre un peuple. Si l'Europe
ne voyait pas un intérêt sérieux, décisif pour elle en Pologne, il est certain
que son intervention a été démesurée, inconséquente et périlleuse. Si cet
intérêt existe, comme on n'en peut douter, s'il est éclatant comme le jour,
la question est la même aujourd'hui qu'hier, aggravée seulement des vio-
lences et des attentats érigés en système, et que le congrès se réunisse ou
qu'il s'évanouisse comme une ombre, c'est là, sur ces sanglans champ de
bataille de Pologne, qu'est la solution; c'est là qu'est le secret de cette paix
durable à laquelle on n'arrivera que lorsque la force aura consenti à recon-
naître la justice pour règle, quand le droit aura retrouvé sa puissance,
quand la liberté et l'indépendance auront repris leur place dans la vie des
peuples. CIÎ. DE MAZADE.
Lti saison des théâtres lyriques, qui s'avance, n'a rien encore produit de
saillant. C'est le vieux répertoire qui règne à l'Opéra, à l'Opéra-Comique,
au Théâtre-Lyrique, et surtout au Théâtre-Italien, qui a bien de la peine à
ressaisir la vogue qu'il a eue sous la restauration et le gouvernement de
juillet. Excepté le grand chanteur Fraschini, dont nous avons déjà parlé,
le reste du personnel réuni par la nouvelle administration n'est pas tout ce
qu'on peut désirer. Cependant nous avons eu à ce théâtre, si nécessaire à
la conservation du bel art de chanter, de très belles représentations. On a
repris tour à tour Rirjolello, la TravkUa, la Lucia, Liicrezia Borgia, la
Norma, il Barhlere di Sirnglia, il Trovalore, et tout récemment la Cene-
rentola. M. Fraschini a été admirable dans tous les rôles qu'il a abordés.
11 s'est élevé très haut, surtout dans la scène finale de la Lucia de Doni-
zetti, où ses sanglots ont ému toute la salle, qui était remplie d'un public
émerveillé. Dans il Trocalore, il est parfois sublime. Il chante purement
et avec une douce émotion la romance du troubadour, — Deserio sulla
lerra. — Sa voix pure domine sans effort dans le trio vigoureux qui vient
après; il a de beaux niomens dans le duo avec la zingam, et il est touchant
dans la scène si pathétique du Miserere. Jamais M. Fraschini ne crie; dans
les élans les plus énergiques, il reste chanteur, et jamais le son ne perd
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
son caractère mélodique. Bon style, belle voix, comédien suffisant, at-
tentif et modeste dans sa contenance, M. Fraschini est presque parfait
dans le rang moyen où il faut le placer. Rubini était un oiseau merveil-
leux qui n'avait qu'à ouvrir la bouche pour enchanter le monde , tandis
que M. Fraschini est un chanteur exquis, un artiste intelligent, qui repré-
sente bien la grande et belle école de son pays. M. Fraschini vaut à lui seul
les cent mille francs dont on a privé le Théâtre-Italien. M'"« de Lagrange, qui
va bientôt retourner à Madrid, où s'est formée sa réputation, a supporté
depuis le commencement de la saison un répertoire assez lourd : elle a
chanté tour à tour dans la Traviala, dans R'ujolello, dans la Liicia, dans la
Lucrezia Boryia. Dans tous ces ouvrages, elle a fait preuve d'une grande
énergie et d'un véritable talent de comédienne. Possédant une voix vigou-
reuse, qui n'est plus jeune, et une vocalisation brillante, dont elle abuse,
M'"' de Lagrange a eu de beaux élans dans la scène finale de la Lucrezia
Dorgia, dans plusieurs morceaux de Rigoletto et dans la scène touchante du
quatrième acte du Trovalore. Si cette noble artiste ne gâtait pas souvent les
qualités réelles qu'elle possède par des traits nombreux de mauvais goût,
son succès à Paris aurait été moins contesté. Une femme qui porte un nom
illustre dans les arts, M""^ Méric-Lablache, a débuté pour la première fois
à Paris dans le rôle de la bohémienne du Trovatore. D'une physionomie
piquante, possédant une voix assez forte de mezzo-soprano. M""' Méric-La-
blache est surtout une comédienne intelligente qui a su donner à ce per-
sonnage profond d'Azucena une physionomie nouvelle et originale. Aussi
aTt-elle été accueillie par le public avec une faveur marquée. Si M'"'= lléric-
Lablache parvient à se corriger de quelques petits défauts de prononciation,
et surtout si elle s'applique à mieux articuler les mots italiens, on peut lui
prédire une brillante carrière dans le genre de rôles auxquels elle semble
destinée. Un nouveau baryton, M. Giraldoni, qui a chanté en Italie pendant
plusieurs années, et qui est aussi bon Français que M""' de Lagrange, a débuté
tout récemment dans il Trovatore par le rôle du comte de Luna. M. Giral-
doni possède une assez bonne voix, dont il se sert avec une certaine expé-
rience; il est bien en scène, et tout annonce qu'il sera un artiste de talent,
fort utile à la troupe de virtuoses que possède cette année le Théâtre-Ita-
lien. Nous finirons en annonçant l'arrivée de M"'" Borghi -Mamo, que le
public de Paris connaît de reste, et qui a fait son apparition dans il Bar-
hlere et dans la Cenerenlola. p. scudc.
V. DE MAhS.
TABLE DES MATIÈRES
QUARANTE-nmTIÈME YOLïïME
SECONDE PÉRIODE. — XXXIIP A:NNÉE.
NOVEMBRE — DÉCEMBRE 1863
Livraison dn i" Novembre.
Mux\iCH, l'Art par i,a Critique, par M. Charles de rxÉMUSAT, de l'Académie
Française , 5 ,
La Tradition constitutionnelle dans la révolution française de 1789 a 18G3
ET LES RÉFORMES POLITIQUES, par M. L. DE CARNE, de l'Académie Française. 37
Le Second Brutus d'après les Lettres de Cicéron, par M. Gaston BOISSIER. 62
L'Économie rurale de la Néerlande, scènes et souvenirs d'un voyage agricole.
— II. — La Zélande, la vallée du Rhin et la Groningue, par M. Emile
de LAVELEYE. 99
L'Abbé Daniel, études de la vie de Campagne, par M. André THEURIET 129
Essais de Morale et de Littérature. — II. — La Philosophie du Williehn
Meister de Goethe , par M. Emile MONTÉGUT 178
Les Afghans chez eux, Souvenirs d'une mission politique anglaise, par M. E.-D.
FORGUES 204
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique et littéraire 237
Revue BÏusicale. — Le Théâtre italien , par M. P. SCUDO 247
Essais et Notices. — Publications nouvelles 249
Livraison du 15 Novembre.
Le Peintre Apelle et la Peinture grecque au temps d'Alexandre, par
M. BEULÉ, de l'Académie des Beaux-Arts 257
La Navigation aérienne. — Les Aérostats et les Aéronefs, par M. H. BLERZY. 279
Le Duc de Broglie, sa Vie politique et ses Écrits, par M. Léonce de LA-
VERGNE, de l'Institut , 307
1008 TABLE DES MATIERES.
A PROPOS DES CuARMETTES, EXCURSION, pai" M. George SAND , 341
Frédérique, suite du Chevalier Sarti. — I. — Madame de Narrai., par M. P.
SCUDO 300
L'Angleterre et la Vie anglaise. — XXII. — Paysages et MœuRS de la Cor-
NouAiLLE , par M. Alphonse ESQUIROS 399
La Science idéale et la Science positive, par M. Mvrcellin BERTHELOT 4i2
Le Littoral de la France. — III. — Les Plages et le Bassin d'Arcachon,
par M. ELISÉE RECLUS 400
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 49 2
Revue Musicale. — Les Troyens , de M. Berlioz 503
Essais et Notices. — Publications nouvelles 506
Livraison du 1" Décembre.
L'Anneau d'Amasis, par M. E.-D. FORGUES M3
Le Matérialisme contemporain. — Une Théorie anglaise sur les Causes finales,
par M. Paul JANET 556
Frédérique, suite dv' Chevalier Sarti. — II. — Une Représentation du Frey-
schiJlz, par M. P. SCUDO 587
La Guerre des Restaux et le RiioiME des Chemins de Fer en 1803, par M. A.
AUD1GANNE 620
Les Lois et les Moeurs Électorales en France, par M. Antomn LEFÈVRE-
PONTALIS 647
L'Expédition du Mexique et la Politique française, par M. Charles de MA-
ZADE 675
Le Théâtre contemporain. — Montjoye , de M. Octave Feuillet, etc., par
M. Emile MONTiiGUT. , 707
Beaux-Arts. — Un Tableau de François Clouet, par 3L L. VÎTET, de l'Aca-
démie Franç.iise 723
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 735
Essais et Notices. — Publications nouvelles , 740
Livraison du 15 Béccmlire.
Le Mariage du Duc POMPÉE, par M. E. D'ALTON-SHÉE 733
La Peinture des Coupoles. — La Nef de Sunt-Rocii, pi; .
BORDE.... Ml
Frédérique, suite du Chevalier Sarti. — 111. — ' ■ '
par M. P. SGUDO 1^23
Les Antilles françaises, souvenirs et tableux. — T
Travail libre et l'Émigration, par M. Ed. DU HA ■ n.%"i
Les Chants populaires de l'Angleterre, par M. E.-J.-B. ilAïrihiVï. . . . i.^1
L'Ecole de Rome au dix-nluvième siècle, par IL EErLTi , ilo" l'A ; uô'
Beaux-Arts '-o
Le PiOMAN anglais contemporain. — Une HisTOii., h.j.t .,.■,, ,
George Eliot, par M. E.-D. FORGUES
L'Agitation allemande contre le Dan.-.jiark, par M. A. GEFFRO i' ' •> ;
Chronique de la Quinz.\ine. — Histoire politique et littéraire DSi
Essais et Notices. — La Paix durable et les Publications politiques , par
M. Ch. de MAZADE , S9G
Paris. — Imprimerie de J. CLAYB, 7 rite '
^^^ V
^^m
4^
:-^.^.
\
^
" ^i
'--Ki^
X
'K\
-^
f
f^
r'